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Mémoires et documents de la Société d’histoire de la Suisse romande

Edition numérique

Frédéric TROYON

Habitations lacustres des temps anciens et modernes:

Appendice

Dans MDR, 1860, tome XVII, pp. 425-489

© 2022 Société d’histoire de la Suisse romande

 

/425/

APPENDICE.

 


 

Depuis que les pages précédentes ont été écrites, M. le Dr Keller a fait paraître un troisième rapport 1 , riche en notices d’explorateurs divers, dont il ne sera pas sans intérêt de reproduire les principaux renseignements. Des découvertes nouvelles, provoquées en Italie par M. le professeur Desor, confirment les prévisions des archéologues suisses sur l’extension que les constructions lacustres ont dû avoir dans l’antiquité. Les fouilles se poursuivent avec succès, et plusieurs savants prêtent leur concours pour la détermination des débris nombreux et variés accumulés dans les lacs et les tourbières: M. le professeur Heer, pour la botanique 2 , M. le Dr Rütimeyer, pour la zoologie 3 , et M. le professeur de Fellenberg, pour l’analyse chimique des métaux 4 . /426/

J’extrairai d’abord du travail de M. le Dr Keller les données qui peuvent servir à compléter celles que renferme déjà cet ouvrage.

 

GRAND-DUCHÉ DE BADE.

Lac de Constance.

M. Löhle a découvert, dans le lac de Constance, un nouvel emplacement très considérable, situé dans une anse, entre les stations de Makelfingen et d’Allensbach; mais les fouilles les plus heureuses sont celles qu’il poursuit à Wangen, où il continue à trouver un grand nombre d’objets pareils, pour la plupart, à ceux qui ont été décrits.

Les débris tombés à l’eau ne sont pas répartis de la même manière sur tout l’espace occupé par les pilotis. Sur tel point, la recherche la plus active est infructueuse; sur tel autre, on découvre plus particulièrement certains objets. Le lin, par exemple, n’occupe qu’un petit nombre de places, de 4 à 6 verges carrées, où on le trouve avec ses tiges, sans être travaillé; parfois il est réuni en bouquets soigneusement arrangés, tout auprès ce sont des provisions de lin filé, ou bien il est artistement entrelacé avec des bandes d’écorce de saule. Ces points paraissent avoir été les atteliers de la bourgade. Il en est d’autres où sont réunis les ouvrages en paille. Les dépôts les plus nombreux sont ceux de fruits secs et de blé carbonisé. M. Löhle a découvert environ cent mesures d’orge et de froment, soit en grains, soit en épis bien conservés. Le froment ordinaire et celui de printemps étaient tous les deux connus. /427/

Une découverte inattendue est celle du pain, conservé par la carbonisation. Il a la forme de galettes rondes, épaisses d’un pouce à 15 lignes; un morceau donne un diamètre de 4 à 5 pouces. Le levain paraît n’avoir pas été connu; la pâte, au lieu de farine, se faisait avec du blé plus ou moins broyé, en sorte qu’on retrouve dans ces pains des grains d’orge ou de froment mélangés au son. Il paraît que la cuisson s’opérait en plaçant la pâte sur une pierre chaude qu’on recouvrait de cendres ardentes d’après l’usage mentionné par ces mots: « Alors Edda tira de la cendre un pain lourd, visqueux et rempli de son. »

M. Löhle a remarqué des pilotis déviés de leur position verticale ou repliés à peu près comme une S sous le poids des habitations. Sur ces points, d’autres pilotis plus forts ont évidemment servi à consolider l’esplanade. Entre les bois employés, il est à remarquer que les poiriers et les pommiers n’ont pas été utilisés comme pilotis, ainsi qu’on l’avait cru d’abord, mais plutôt comme billots sur lesquels on travaillait. Leurs dimensions sont d’environ 1 12 pied de diamètre sur 2 à 3 pieds de longueur.

Malgré le nombre considérable des instruments en pierre, on ne retrouve pas les emmanchures en bois de cerf. Le manche de la hache était en bois, le plus souvent de noisetier. La pierre se fixait avec des ligatures à une branche bifurquée ou coudée naturellement. La longueur du bois variait de manière à pouvoir être manié à une ou à deux mains. /428/

 

SUISSE.

Lac de Pfeffikon,

dans le canton de Zurich.

L’emplacement de Himmerich, situé sur le bord du vaste marais tourbeux qui s’étend au sud du lac de Pfeffikon, mesure une étendue d’environ 40 000 pieds carrés; il se trouvait, avant la formation de la tourbe, à 2500 pieds plus en avant dans le lac que la station de Robenhausen. Cet emplacement, imprégné d’eau, est difficile à explorer. M. Messikommer s’est cependant assuré qu’il existe dans la profondeur, sous une couche tourbeuse déjà formée lors de la fondation de cet établissement, des pierres, des ossements et des fragements de poterie. A la suite de l’accroissement de la tourbe, qui contient des pieux de 3 à 6 pieds de longueur, on accumula, sur ce point, du limon et du gravier qui formèrent une espèce d’île, de manière à placer les demeures sur terre ferme. On découvre sur cette couche et dans son épaisseur des haches de pierre, des pointes de flèche en cristal de roche et en silex du Jura, des meules, des pierres à aiguiser et de la poterie.

Un îlot naturel, d’une surface de 20 000 pieds carrés, à l’occident de Robenhausen, entre ce point et l’ancienne rive, est connu sous le nom de Riedbühl. Malgré les exploitations de sable qui ont changé l’aspect de ce terrain, on y trouve assez d’objets d’industrie pour s’assurer qu’il a été occupé par les Lacustres. /429/

Non loin d’Irgenhausen, un autre îlot couvert de bois et entouré de tourbe, conserve des fragments de poterie et des flèches en silex.

M. Messikommer continue à découvrir sur l’emplacement de Robenhausen un grand nombre d’objets, tous antérieurs à l’âge du bronze, bien que des instruments de cette période se rencontrent à peu de distance de là, dans la tourbe ou dans la terre 1 . Il a recueilli des pains ou galettes semblables à celles de Wangen, du froment, de l’orge et une abondance de fruits secs et de graines dont il a eu l’obligeance de me remettre toute une collection.

Le lin est filé ou tressé en nattes. De nombreux lambeaux d’une étoffe primitive sont formés de cordons disposés en lignes droites et parallèles, comme la chaîne sur le métier du tisserand, et reliés par d’autres cordons entrelacés aux précédents dans le genre de la trame, mais avec cette différence que les fils qui en font l’office sont distants les uns des autres de 5 à 6 lignes au lieu de se toucher. D’autres cordons, soigneusement tordus, ont été noués de manière à reproduire les mailles en losange du filet. Des pailles et des bandes d’écorce entrelacées ressemblent quelque peu à nos nattes tressées en spirale. Des tissus de Wangen, pareils aux précédents, ont pour chaîne des mèches de lin au lieu de cordons. D’autres espèces d’étoffe, si l’on peut leur donner ce nom, sont formées de mèches repliées, semblables à de petits écheveaux disposés par rangées parallèles qui se /430/ superposent comme les écailles du poisson. Ces mèches, recouvertes en outre de bandelettes d’écorce, sont reliées par des cordons et de fines bandes dont l’entrelacement dessine des lignes transversales distantes de 8 lignes les unes des autres.

A propos des restes de bison trouvés à Robenbausen, M. le Dr Keller suppose avec justesse qu’on a dû prendre ces animaux dans des fosses comme le faisaient les anciens Germains, d’après la rapport de César. (VI, 28.) — Le même auteur raconte (V, 12) qu’il n’était pas permis, chez les Bretons, de manger le lièvre, et c’est sans doute pour cette raison que les os de ce quadrupède ne se retrouvent pas sur les emplacements lacustres.

 

Tourbière de Wauwyl,

dans le canton de Lucerne.

Il ne reste de l’ancien lac de Wauwyl qu’une petite nappe d’eau entourée de grands marécages, dans lesquels l’exploitation de la tourbe a amené la découverte de quatre groupes d’habitations qui s’élevaient près de la rive occidentale du lac; un cinquième groupe, situé au sud-est, permet de supposer que bien d’autres parties de ce bassin étaient occupées. M. le colonel Suter, de Zofingue, ayant publié, dans le troisième rapport de M. le Dr Keller, le résultat des fouilles qu’il a dirigées sur ces divers points, il importe de compléter ce qui a été dit plus haut de cette importante découverte.

L’esplanade n’a pas été continue sur toute l’étendue de la bourgade. Celle-ci se composait de quartiers rectangulaires ou de groupes divers séparés par des pièces d’eau, plus ou moins étroites, sur lesquelles étaient sans doute jetés des /431/ ponts qui permettaient de communiquer d’une partie à l’autre de la cité, sans employer toujours les canots avec lesquels on pouvait cependant naviguer entre les groupes d’habitations. Bien que ces constructions paraissent présenter quelques variétés entre elles, elles se distinguent dans leur ensemble de la plupart de celles dont on retrouve les restes dans les autres lacs de la Suisse. Ces esplanades n’étaient pas supportées par des pilotis répandus sur toute la surface qu’elles occupaient. Les pieux, essentiellement plantés sur le pourtour des plate-formes rectangulaires, forment des rangées larges de 4 à 5 pieds, qui se prolongent quelque peu sur les angles, où elles se coupent à angle droit. L’épaisseur des pilotis, enfoncés assez profondément dans le sol, varie de 3 à 4 12 pouces. M. Suter en a fait arracher deux, qui mesuraient chacun 4 pieds de longueur dans la tourbe; l’un descendait à 10 12 pieds et l’autre à 4 12 seulement dans l’ancien fond du lac.

La disposition des pilotis n’est pas le seul trait distinctif des constructions de Wauwyl. Les esplanades conservées par la tourbe présentent une curieuse accumulation de pièces de bois, de branchages et d’argile. Dans le but de faciliter les observations, M. le colonel Suter a étudié avec soin l’un de ces planchers sur une étendue d’une toise carrée. L’espace fouillé contenait cinq couches de troncs de chêne, d’aulne et de sapin. Tous ces troncs étaient placés horizontalement, et l’on s’est assuré qu’on n’a employé que des bois ronds d’un diamètre de 3 à 5 pouces, sur lesquels on ne remarque, ainsi que sur les pilotis, ni entailles, ni mortaises, ni trous, ni chevilles, ni aucune trace de ligatures. Les interstices étaient soigneusement garnis avec de l’argile qu’on trouve aussi mélangée à des branchages tassés entre /432/ chacun de ces planchers, dont l’épaisseur totale est de 3 pieds. Les pièces de bois du plancher inférieur reposent sur le sol, soit sur le blanc fond de l’ancien lac; malgré leur décomposition, qui est beaucoup plus grande que dans la partie supérieure, on voit qu’un certain nombre étaient couchées parallèlement à l’un des bords du carré fouillé, tandis que les autres tracent des lignes obliques plus ou moins régulières. L’obliquité des pièces de bois de la deuxième couche, à partir de la profondeur, est en sens inverse de celles du premier lit. Le même croisement se remarque dans la troisième couche. Dans les deux lits supérieurs, les bois parallèles à l’un des côtés du carré sont superposés à angle droit, mais leur direction varie souvent sur le même niveau. Quelques pieux verticaux, groupés irrégulièrement, traversent çà et là les rangées horizontales, au-dessus desquelles ils font saillie d’un pied et plus, comme s’ils avaient été les montants des cabanes. Leur partie supérieure porte les traces du feu, et, lors même qu’ils pénètrent dans l’épaisseur de l’esplanade, on croit qu’ils n’ont jamais servi à la supporter. Jusqu’à présent, on n’a retrouvé aucune solive reposant sur des pilotis, mais les extrémités des pièces de bois qui paraissent avoir été les encadrements du plancher sont parfois prises entre deux pieux qui les maintenaient en place.

M. Suter pose, sans la résoudre, la question de savoir si ces planchers étaient des espèces de radeaux cloisonnés, subissant l’action de hausse et de baisse des eaux, ou s’ils reposaient primitivement sur le blanc fond, de manière à être parfaitement immobiles. Sans entrer dans toutes les considérations avancées dans un sens ou dans l’autre, il paraît que les eaux ont dû avoir une profondeur de 4 à 5 pieds sur les points occupés par ces constructions. L’épaisseur des cinq /433/ planchers superposés, qui est de 3 pieds, aurait été insuffisante pour mettre la surface de l’esplanade à sec; mais il se peut que les lits de branchages pris entre les pièces de bois aient perdu de leur volume. En admettant cette dernière hypothèse, les planchers auraient dû être construits à la même époque, et, dans ce cas, l’état de conservation des diverses couches ne serait-il pas à peu près le même, tandis que c’est le plancher le plus profond qui est le plus décomposé? De nouvelles observations permettront sans doute d’arriver à un résultat plus concluant.

On n’a trouvé nulle part, sur ces esplanades, les débris d’argile cuite par l’incendie qui garnissaient les interstices des parois formées de branches entrelacées. M. Suter suppose que les cabanes étaient construites avec des pièces de bois superposées et que leur forme était par conséquent carrée.

Les objets perdus ou jetés à l’eau n’étaient pas dispersés sous les esplanades comme c’est ordinairement le cas ailleurs 1 . Ils sont accumulés sur le pourtour des planchers, et reposent, de même que ceux-ci, sur le blanc fond du lac, d’où il résulte que l’envahissement de la tourbe qui a recouvert ces restes de l’industrie antique, est postérieur à ces constructions.

Le métal n’a pas été découvert à Wauwyl. Les haches sont en pierre, quelques-unes ont des bois de cerf pour emmanchure. Les pierres à aiguiser, les lamelles et les têtes de flèche en silex sont mélangées, comme ailleurs, a des débris de poterie, à des poinçons, à des ciseaux et à des espèces de harpons en os. Un couteau et une grande tasse ou écuelle sont en bois d’if. Outre les grains de collier en bois de cerf, /434/ on en a découvert un en verre, dont la présence au milieu des débris précédents a lieu de surprendre.

Les ossements déterminés par M. le Dr Rütimeyer indiquent les espèces suivantes: le brochet, la grenouille, l’autour, le canard sauvage, l’écureuil, le castor, le blaireau, le chien, le renard, le loup, la martre, la fouine, l’hermine, le putois, le chat sauvage, le sanglier, le cochon, le cheval, le chevreuil, le cerf, l’élan, la chèvre, la brebis, le bœuf et le bison.

 

Lac de Sempach.

Il a déjà été fait mention des pilotis et des objets en bronze découverts à Sempach et à Eich. Sur un nouvel emplacement, en face de Nottwyl, on voit, à une profondeur de 15 pieds, une double enceinte de pieux. D’autres se trouvent aussi à l’embouchure d’un ruisseau, entre cette localité et Sempach. Il sera intéressant de s’assurer si ces établissements ont existé pendant l’âge du bronze.

 

Lac de Moosseedorf,

dans le canton de Berne.

M. le Dr Uhlmann recherche comment la population de l’âge de la pierre, qui vivait sur le lac de Moosseedorf, est arrivée à se procurer le feu, sans le secours du métal. Il rappelle à ce sujet l’usage des sauvages de l’Amérique du Nord qui obtiennent l’étincelle en frappant avec un caillou la pyrite sulfureuse, mais il se souvient aussi que dans sa jeunesse il s’amusait à faire tourner rapidement sur son axe /435/ un morceau de bois placé verticalement entre deux planches, et que, lorsque le bois était parfaitement sec, le feu ne tardait pas à jaillir. C’est à cette destination qu’il attribue les morceaux de bois plats, brûlés en travers, trouvés à Moosseedorf.

En cherchant à se rendre compte de l’emploi des instruments découverts, M. Uhlmann fait observer que beaucoup de pièces en pierre et en os ont été employées au travail des peaux, pour les enlever, les racler, les préparer, les couper et les coudre de manière à se procurer les vêtements nécessaires.

Entre les objets nouvellement découverts, se trouve un peigne en bois d’if, muni de 10 dents sur une largeur d’environ 2 pouces. Ce peigne, d’une hauteur de plus de 4 pouces, est arqué dans sa partie supérieure.

 

Lac de Bienne.

Trois nouveaux emplacements ont été découverts par M. le colonel Schwab sur les bords du lac de Bienne. L’un, entre Vingelz et Bienne, est une élévation artificielle de pierres, sans pieux visibles, d’où proviennent deux pointes de javelot en fer. Le deuxième est à l’occident de Neuveville, dans la partie sud-ouest du lac; on n’y a pas encore trouvé d’objets d’industrie. Le dernier, non loin de Saint-Jean, à un quart de lieue environ de la rive, est situé dans le marais qui sépare les lacs de Neuchâtel et de Bienne; il remonte à l’âge du bronze, d’après les divers objets de ce métal qui y ont été recueillis avec un celt, un bracelet et une épingle à cheveux. /436/

Les richesses du Steinberg, près de Nidau, ne sont pas épuisées. M. Schwab a retiré de ce point quelques instruments en bronze, ainsi qu’un fer de pique, une clef, une épingle en fer et de nombreux fragments de tuiles romaines.

Le troisième rapport de M. le Dr Keller contient une communication de M. le professeur Hitzig, relative aux croissants du Steinberg et à la voie suivie par ceux qui en ont importé le culte ... « Haran, la ville des gentils, à laquelle se rattachent les plus anciennes traditions d’Abraham, était le siége du culte de la lune. De même qu’Abraham y était venu d’Ur des Chaldéens, c’est-à-dire de l’Orient, le culte de la lune y avait aussi été apporté de la partie la plus orientale de l’Asie ... Celui qui voulait, comme Abraham, aller d’Haran dans la Syrie citérieure, devait passer par Thapsakus, plus tard Amphipolis sur l’Euphrate, et, de là, il pouvait prendre directement le chemin des lacs à habitations. Steph. Byz. dit qu’Amphipolis se nomme en syrien Τοὐρμεδα (non pas en syrien sémitique): ne serait-ce pas là le mot celtique Tur, eau (du sanscrit tvar, courir), qui est aussi le nom de notre Zurich, et celui de μετἀ, μἐσος, si la ville était entourée par l’Euphrate, comme Amphipolis par le Strymon, ou bâtie sur les deux rives? On peut demander, pour conclure, puisque les Chaldéens honoraient la lune et le croissant, comme les habitants de Haran, s’il n’y aurait pas quelque connexion entre les noms de Celtes et de Chaldéens ... »

 

Lac de Morat.

D’après les renseignements fournis par M. le colonel Schwab, l’établissement lacustre qu’on voit en face de /437/ Motier peut être comparé à celui de Sulz sur le lac de Bienne. Un celt en bronze de cette localité a été déposé dans le musée de Berne; plusieurs autres objets ont été vendus à Neuchâtel.

On remarque près de Meyriez, en face du monument de la bataille de Morat, un steinberg qui indique l’existence de constructions lacustres sur ce point. Des pilotis se trouvent près de Greng, et l’on assure qu’il en existe aussi, sur l’autre rive du lac, à Guévaux et à Nant.

Dernièrement, en visitant les bords du lac de Morat, des pêcheurs m’ont indiqué deux autres points: l’un, près de Montillier, où l’on voit quelques pieux sous 4 à 5 pieds d’eau, et l’autre, vis-à-vis du Péage, séparé de Sugiez par le cours de la Broie. Le peu de transparence des eaux ne m’a pas permis de pousser plus loin ces explorations. D’après les pêcheurs, quelques instruments en pierre ont été découverts à Greng et près de Faoug, station mentionnée à la page 155 de cet ouvrage.

 

Lac de Neuchâtel.

Les ossements de Concise, recueillis par M. L. Rochat pour la bibliothèque d’Yverdon, ont permis à M. le professeur Rütimeyer de déterminer les espèces suivantes: « le chat-huant (strix aluco), le castor, le renard, l’ours brun, le blaireau, le putois, la martre, un chien intermédiaire entre le chien courant et le chien d’arrêt de nos jours, le sanglier, le cochon des tourbières, le cheval (une seule incisive), le cerf ordinaire, mais d’une taille énorme égalant celle du cheval, le chevreuil, l’élan, la chèvre, un mouton dont les cornes très peu roulées en spirale rappellent la race qui se /438/ rencontre maintenant dans les îles Orcades, l’urus (un fragment du fémur), enfin de nombreux restes du bœuf domestique, appartenant à deux races distinctes. Celle dont les débris sont les plus nombreux a les formes sveltes, les jambes fines, les cornes petites et recourbées; elle rappelle les vaches de petite taille de la Forêt-Noire. La seconde race atteint souvent la taille de l’urus et peut être comparée aux grands bœufs gris de l’Italie, de la Hongrie et de la Frise 1 . »

Corcelettes, riche en poteries, ne manque pas de pièces en bronze. Un couteau élégamment arqué, plusieurs épingles plus on moins ornées, un pendant triangulaire, surmonté d’un anneau et un petit bracelet entr’ouvert, artistement formé de trois fils de bronze réunis à leurs extrémités, ont été repêchés sur ce point ainsi qu’une amphore de 18 pouces de diamètre, munie de deux anses et d’une pointe à sa base 2 .

Un couteau en bronze de Bevaix et des épingles de Cortaillod portent, comme ornements, des pointillages et des lignes gravées.

Une pointe de flèche en silex, se rapprochant de la forme du losange, a été trouvée à Auvernier avec un bracelet circulaire, une belle pointe de lance en bronze, gravée sur la douille, et un fragment d’hameçon de grandes dimensions. Plusieurs vases, sortis du limon, reproduisent les formes décrites plus haut; l’un porte une double rangée de méandres; un autre, assez pareil à l’ancien cornet à boire, est orné sur /439/ son pourtour de raies profondes et parallèles au bord dans lesquelles se trouvent cinq petits trous disposés verticalement. M. le Dr Keller, en rappelant que les vases percés de trous étaient fort bien appropriés à la conservation du séret, dont le petit-lait pouvait ainsi s’égoutter, cite le passage suivant de Tacite relatif à la manière de se nourrir des anciens Germains: cibi simplices, agrestia poma, recens fera, aut lac concretum. (Germ. 28.) Un pot à feu en argile, qui rappelle l’une des formes modernes, est muni de deux anses et de quatre pieds. Une espèce de bassin en granit ne pèse pas moins de 80 livres; le creux, ovale et évasé vers les bords, profond de 16 lignes sur le centre, a unelongueur de 11 pouces 4 lignes sur une largeur de 9 12 pouces.

On a trouvé à La Tène un mors de cheval, semblable à celui du filet, et les tronçons d’une épée du même genre que celles qui ont été décrites. Il est à remarquer que chacune de ces pièces présente quelques variétés d’ornementation.

Une pointe de lance en fer, de 2 pieds 6 lignes de longueur, a été retirée de l’eau à environ 3000 pieds au-dessus du Pont de la Thièle. Des pieux s’avancent depuis la rive à une distance au moins pareille dans le lac de Neuchâtel. Les ailerons de ce fer de lance dessinent un angle aigu, et la douille, ornée de lignes en relief et de cannelures, est munie à peu de distance de son ouverture de deux branches transversales.

Les explorations de MM. Rey et de Vevey ont ajouté quelques pièces nouvelles à leur intéressante collection. Deux poinçons en os et un coin en serpentine viennent encore de la Craza. Un instrument en pierre, hache et marteau, pêché sur l’emplacement le plus ancien d’Estavayer, est d’un fort beau travail. Cette, pièce, longue de 4 pouces 8 lignes, est /440/ aiguisée sur son tranchant fortement arqué. Une petite bande en relief, faisant saillie entre deux rainures, parcourt le dos de l’instrument dans sa longueur, et n’est interrompue que par le trou destiné à recevoir le manche; ce trou, au lieu d’être circulaire, présente un ovale assez régulier. La matière de cette hache est une roche dioritique d’une grande dureté.

L’emplacement d’Estavayer de l’âge du bronze a fourni quelques pièces nouvelles dont il faut citer une lame de poignard et entre autres des poteries revêtues de lamelles d’étain. Un col de vase en argile, d’un diamètre de 2 12 pouces, est garni à l’intérieur et à l’extérieur, sur le bord de l’ouverture, de deux petits cercles d’étain, reliés sur quatre points par une étroite bandelette du même métal. L’espace entre les cercles, qui donne l’épaisseur du vase, est d’une ligne seulement 1 . Un couvercle d’une terre cuite assez fine, noircie et polie à sa surface, haut de 18 lignes sur 46 de diamètre, est surmonté en guise de bouton, d’une petite anse arquée qui s’élève du milieu de quatre cercles concentriques, accusés par des rainures sur l’argile. Quatre lamelles d’étain, disposées à égale distance, partent du cercle extérieur et descendent en ligne droite sur le bord du couvercle, qui était aussi garni sur tout son pourtour d’une feuille d’étain dont on voit des traces; il en était de même de l’anse en forme de demi-cercle, mais le métal a souffert et il ne reste plus qu’une bande qui soit encore bien conservée; large de 3 lignes, elle est ornée de stries parallèles tracées en zig zag et de triangles pointillés. Le métal pur et sans alliage de plomb a été examiné par M. le professeur de Fellenberg 2 . /441/

La petite barre d’étain mentionnée plus haut (page 152) a peut-être été destinée à l’ornementation des vases. Dans ce cas, on devrait admettre que ce curieux genre de travail est le produit d’un atelier de la bourgade lacustre d’Estavayer. L’incrustation de la lamelle d’étain sur l’argile est comme le point de départ de la damasquinure qui bien des siècles plus lard devait prendre un développement tout particulier dans la Suisse occidentale.

Un emplacement de pilotis, non encore exploré, se trouve en face de Cheseaux, non loin d’Yverdon 1 .


 

FAUNE DE L’ANCIENNE HELVÈTIE

reconstruite par M. le professeur Rütimeyer.

M. le professeur Rütimeyer vient de publier un important travail sur les restes d’animaux découverts au milieu des débris des constructions lacustres de la Suisse 2 . C’est dans son ouvrage qu’il faut chercher tous les détails intéressants qui se rapportent soit aux espèces et aux races perdues, soit à l’origine de celles qui ont subsisté jusqu’à nous. Je me bornerai donc à citer la liste générale des animaux qui existaient dans notre pays pendant l’âge de la pierre. /442/

 

1.OursUrsus Arctos.
2.BlaireauMeles vulgaris.
3.FouineMustela Foina.
4.Marte  "    Martes.
5.Putois  "    Putorius.
6.Hermine  "    Erminea.
7.LoutreLutra vulgaris.
8.LoupCanis Lupus.
9.Renard  "    Vulpes.
10.Chien  "    familiaris.
11.Chat sauvageFelis Catus.
12.HérissonErinaceus europæus.
13.CastorCastor Fiber.
14.EcureuilSciurus europæus.
15.Sanglier des maraisSus Scrofa palustris.
16.Sanglier  "    férus.
17.Cochon domestique  "    domesticus
18.ChevalEquus Caballus.
19.ElanCervus Alces.
20.Cerf  "    Elaphus.
21.Chevreuil  "    Capreolus.
22.Daim  "    Dama.
23.BouquetinCapra Jbex.
24.Chèvre  "    Hircus.
25.MoutonOvis Aries.
26.UrusBos primigenius.
27.Bison  "    Bison.
28.Bœuf  "    Taurus domesticus.
29.MilanFalco Milvus.
30.Faucon  "    palumbarius.
31.Epervier  "    Nisus.
32.Pigeon sauvageColumba Palumbus.
33.Canard sauvageAnas Boschas.
34.Cercelle?  "    querquedula?
35.HéronArdea cinerea.
36.TortueCistudo europæa. /443/
37.GrenouilleRana esculenta.
38.SaumonSalmo Salar.
39.BrochetEsox Lucius.
40.CarpeCyprinus Carpio.
41.Ablette  "    leuciscus.

 


 

GRAINES ET FRUITS DE L’AGE DE LA PIERRE

déterminés par H. le professeur Oswald Heer.

Je dois à l’obligeance du savant botaniste zuricois, M. Heer, la liste suivante des graines et des fruits retrouvés sur les emplacements de Wangen et de Robenhausen. J’ai déjà cité, dans les considérations générales de cet ouvrage, les inductions qu’il en a tirées sur l’état de culture des plus anciens habitants de l’Helvétie.

I. CÉRÉALES
1Froment ordinaireTriticum Vulgare, Vill.RobenhausenWangen
2Epeautre  "    dicoccum, Schw. "
3Froment  "    monococcum, L. "
4Orge à six rangsHordeum hexastichon, L.""
5Orge à deux rangs  "    distichum, L. "
     
II. FRUITS
1Pommiers (sauvage et cultivé)Pyrus malus, L.RobenhausenWangen
2PoirierPyrus communis, L.""
3CerisierPrunus avium, L." 
4Prunier  "    insisticia, L." 
     
III. PLANTES TEXTILES
 LinLinum usitatissimum, L.RobenhausenWangen
    /444/
IV. FRUITS COMESTIBLES DES FORÊTS
1NoisetteCoryllus avellana, L.Robenhausen 
2HêtreFagus sylvatica, L" 
3RonceRubus idæus, L."Wangen
4Framboisier  "    Fruticosus, L.""
5FraiseFragaria vesca, L." 
6Prunelle bleue (épine noire)Prunus spinosa, L." 
     
V. AUTRES GRAINES ET FRUITS QUI ONT PU SERVIR D’ALIMENT
1Prunier Ste. Lucie (ou à grappes)Prunus Padus, L.RobenhausenWangen
2Châtaigne d’eauTrapa natans, L." 
3IfTaxus baccata, L.""
4Cormier rouge (des haies)Cornus sanguinea, L." 
5Lis d’eauNymphæa alba, L." 
6Nénuphar jauneNuphar luteum, L." 
7Nénuphar nain  "    pumilum, L." 
8Jonc lacustreScirpus lacustris, L." 
9Pin sylvestrePinus sylvestris, L." 
10Pin des marais  "    uliginosa, L." 

 

J’apprends de M. Ch. Gaudin que le nénuphar nain n’existe plus en Suisse que dans un lac du canton des Grisons, où on l’a découvert récemment. La châtaigne d’eau, trapa natans, a aussi disparu des lacs suisses dans lesquels on la retrouve avec les débris de l’industrie antique. /445/

 


 

ANALYSE CHIMIQUE DE DIVERS BRONZES ANTIQUES

par M. le professeur L.-R. de Fellonborg.

 

  CuivreSulfure
de cuivre
EtainPlombNickelCobaltFerArgent
1Culot de cuivre d’Echallens96,523,040,24  —    —    —  0,20  —  
2Hache de Morges, Léman88,25  —  9,26  —  1,85  —  0,520,12
3Couteau de la Pierre à Niton87,97  —  8,66  —    —    —  3,37  —  
4Hache du Danemark96,47  —  2,08  —  0,31  —  0,380,76
5Petite hache de la France65,05  —  4,9129,58  —    —  0,46  —  
6Bracelet des environs de Sion89,98  —  7,261,221,43  —  0,11  —  
7Pointe de lance de la Savoie87,10  —  9,99  —    —  1,001,91  —  
8Bracelet du Valais85,21  —  6,094,534,17  —    —    —  
9Epingle du lac de Neuchâtel88,82  —  6,493,481,00  —  0,21  —  
10Bracelet du lac de Neuchâtel87,39  —  8,673,260,55  —  0,13  —  
11Couteau du lac de Neuchâtel88,38  —  9,500,830,72  —  0,340,23
12Culot de cuivre de Tschugg96,272,19  —    —  0,46  —  1,08  —  
13Chaudron du Grauholz84,63  —  15,09  —    —  0,130,15  —  
14Vase de Grächwyl89,31  —  9,57  —    —    —  1,12  —  
15Chaîne de Kirchthurnen83,15  —  8,205,880,68  —  2,09  —  
16Chaîne de Bückingen84,75  —  12,921,950,08  —  0,30  —  
17Vase de Dotzigen, près Büren83,02  —    —  16,5410,44  —    —  
18Bracelet de Dotzigen79,31  —  18,850,420,58  —  0,740,10
19Ornement de Dotzigen81,44  —  16,650,980,18  —  0,640,11
20Ornement d’origine inconnue74,23  —  24,630,58  —    —  0,56  —  
21Pointe de lance de l’Irlande88,42  —  11,29  —  0,29  —    —    —  
         
 BRONZES DE LA SUISSECuivreEtainPlombNickelCobaltFerArgentZink
22Chaîne de Horgen84,1315,03  —    —  0,480,56  —    —  
23Vase de Russikon85,4813,48  —    —  0,510,53  —    —  
24Ornement de chaîne de Wyla75,3811,5212,64  —    —  0,46  —    —  
25Vase de Pfaeffikon81,6117,12  —    —    —  1,210,06  —  
26Hache de Schaffhouse98,170,94  —    —    —  0,89  —    —  
27Fibule de Gennersbrunn87,2110,250,97  —  0,181,39  —    —  
28Chaîne d’un tumulus de Schaffhouse91,277,750,43  —  0,200,35  —    —  
29Garniture de ceinture de Dörflingen86,9410,381,12  —  0,600,96  —    —  
30Bracelet d’enfant, de Sion90,457,341,050,83  —  0,33  —    —  
31Ornement de collier, de Sion89,238,930,870,65  —  0,32  —    —  
32Grand bracelet, de Sion82,0714,472,290,15  —  0,550,47  —  
33Grande épingle, de Sion88,829,570,910,32  —  0,38  —    —  
34Plaque en métal avec inscription,
d'Augst près Bâle
85,962,40  —    —    —  1,03  —  10,61
35Celt de la Tinière,
près Villeneuve
89,2510,1  —  0,35  —  0,290,10  —  
36Celt du lac de Morat97,630,27  —  0,20  —  0,141,76  —  
37Celt des pilotis de Morges87,069,991,91  —  0,550,310,18  —  
38Agrafe de Goldbach75,372,942,72  —    —  1,33  —  17,64
39Anneau de Schärloch88,5210,300,490,36  —  0,33  —    —  
40Masse de cuivre de Heustrich97,440,610,040,61  —  1,260,04  —  
/446/

M. de Fellenberg fait observer que le nickel et le cobalt qui entrent dans l’alliage du bronze et entre autres dans quelques antiquités du Valais paraissent indiquer qu’on exploitait déjà le cuivre des mines valaisannes du val d’Anniviers, tout à fait dans le voisinage de celles de nickel et de cobalt. Les traces d’argent, peu importantes sans doute, montrent cependant que les populations de l’âge du bronze ne savaient probablement pas séparer ce métal du minerai de cuivre. Enfin la composition du bronze ne répondait pas toujours au but qu’on se proposait, puisque la bache de Morges N° 2, destinée à fendre et à couper, est d’un alliage plus faible que celui des bracelets du Valais, N° 6 et 8. Les Nos 34 et 38, dans l’alliage desquels le zinc entre pour une assez forte proportion, sont postérieurs à la conquête des Gaules par César.

 

FONDERIES.

Sans revenir sur les fonderies de l’âge du bronze, mentionnées précédemment 1 , j’ajouterai seulement que, si le cuivre a été exploité, comme il le paraît, par les anciens habitants de l’Helvétie, on comprend que les gâteaux de ce métal, trouvés dans le pays, soient sans alliage d’étain ou n’en renferment que de légères traces provenant des objets brisés qu’on jetait dans la fonte. Toutefois on ne saurait exclure tout transport de cuivre étranger. Bien que ces fonderies de la deuxième période aient été constatées, en plus ou moins grand nombre, dans la plupart des pays, les moules en bronze n’en sont pas moins des /447/ pièces rares. M. F. Forel fait remarquer que celui qu’il a découvert à Morges (Pl. X, fig. 15) se distingue des pièces du même genre en ce qu’il était destiné à produire des haches à ailerons et non pas à douille. « Cet instrument, ajoute-t-il, dénote une certaine habileté dans l’art du fondeur. Existait-il à Morges une fonderie permante, ou bien ce moule appartenait-il à quelque fondeur ambulant, qui voyageait de bourgade en bourgade, comme le font actuellement les fondeurs d’étain? C’est ce que l’on ne saurait dire avec certitude. Mais ce qui paraît évident, c’est que, si le moule est resté au fond des eaux, c’est parce que la ville de Morges a été exposée à un incendie ou à quelque destruction violente. Car s’il en avait été autrement, il est très probable qu’on n’aurait pas laissé perdre un objet qui devait avoir une grande valeur. Le grand nombre des haches qui se sont trouvées en même temps vient à l’appui de cette manière de voir. »

« J’ajouterai encore deux observations, poursuit M. Forel. La première, c’est que les pilotis qui ont été extraits de la localité de Morges paraissent tous avoir été taillés avec de petites haches en métal, qui se rapportent à celles que nous avons trouvées. La seconde, c’est que, si l’on s’est servi de moules en bronze pour fondre un aussi grand nombre de haches de modèles différents, cela dénoterait une industrie développée sur une très vaste échelle. Mais il est permis de supposer qu’une partie de ces instruments ont été fondus dans de simples moules en terre ou en pierre, et cette supposition ramènerait le développement de l’industrie de cette époque dans des limites plus modestes et plus vraisemblables. » /448/

 


 

ITALIE.

Un nouveau champ d’explorations vienT d’être ouvert en Italie, grâces à l’initiative de M. le professeur Desor. De retour d’un voyage sur les bords du lac Majeur, il m’écrit les lignes suivantes: « Persuadé qu’on devait trouver dans les lacs de Lombardie les mêmes antiquités que chez nous, je fus à cet effet voir mon ami M. Gastaldi. Il m’accompagna à Arona. Là, nous prîmes un pêcheur pour nous conduire le long du rivage du lac Majeur jusqu’à la sortie du Tessin. Dans le cours de la conversation, ce pêcheur nous apprit qu’il existait en plusieurs endroits des pieux faisant saillie au fond du lac, dans lesquels les filets restaient quelquefois pris. Je m’y fis conduire; malheureusement les eaux étaient très hautes et le temps mauvais, en sorte que je ne puis affirmer avoir vu distinctement les pieux, mais la description que le pêcheur m’en a faite ne me laisse aucun doute qu’il ne s’agisse des mêmes pilotis que chez nous. »

A notre retour, nous visitâmes, à Arona, M. Moro, qui nous fit voir des ustensiles en pierre et en bronze tout semblables aux nôtres, provenant non pas précisément du lac, mais des tourbières adjacentes. Ils sont pareils à ceux qui proviennent de nos tourbières du Landeron. »

M. Desor ayant eu l’obligeance de me communiquer deux lettres qui lui ont été adressées par M. B. Gastaldi, j’en extrais les détails propres à caractériser ces découvertes récentes. /449/

« Quelques jours après notre course à Arona, M. Moro m’a envoyé la pointe de javelot en bronze que vous avez vue, une tête de flèche en silex, très bien taillée, une grosse épingle en bronze et plusieurs morceaux de poterie dont un en pierre ollaire. Dans la lettre qui accompagnait l’envoi de ces objets des tourbières de Mercurago, près d’Arona, il m’annonçait qu’on venait de retrouver un canot et des pieux »

Je ne doute pas que la poterie ne soit de la même espèce que celle qu’on trouve en Suisse; sa pâte est composée d’une argile noire, rarement un peu rougie à la surface, et qui contient une quantité plus ou moins considérable de petits fragments de quartz et de feldspath blancs, dont la couleur contraste avec la teinte de l’argile. Ces poteries ont été façonnées sans l’aide du tour; jusqu’à présent on n’a découvert que des vases de grandes dimensions, à en juger par les courbes des fragments qui sont en ma possession. »

Le canot dont je vous ai parlé a été trouvé à un mètre environ de profondeur dans la tourbe; extrait, non sans difficultés, de la tourbière, et mis à l’abri du soleil et du vent, il ne tarda pas à se dégrader, les parois latérales étant tombées à cause de la macération et le fond même s’étant d’abord aplati, puis déformé. J’ai pu le voir assez à temps pour me faire une idée de sa forme. C’était un tronc, probablement de chêne, ayant l m. 90 de longueur, 0 m. 60 de largeur et 0 m. 30 environ de profondeur; sa surface extérieure ou convexe était assez unie, et à l’intérieur on pouvait encore voir sur le fond de larges traces laissées par l’instrument dont on s’était servi pour le creuser. Ce canot était ouvert aux extrémités, sur l’une desquelles une partie des parois latérales était emportée, probablement pour /450/ faire place à la pièce qui devait fermer l’ouverture; pas trace du reste de clous soit en bronze, soit en fer ou en bois. On avait déjà découvert, il y a deux ans, à quelques mètres de ce canot, une ancre en bois, longue d’un mètre environ; elle se terminait par deux crocs et était percée à l’autre extrémité pour recevoir la corde.

» En parcourant l’endroit où l’on a fait ces diverses découvertes, j’ai trouvé un caillou de serpentine, de forme assez régulière, dont la surface est finement rayée. Je l’avais pris d’abord pour un caillou rayé par la glace, la tourbière étant sur une moraine; mais, après examen, j’ai vu qu’il a été travaillé par l’homme.

» Vous savez que la tourbière de Mercurago, ou pour mieux dire l’ancien lac, car il était encore tel au commencement du siècle, a une forme allongée dans la direction nord-sud. (Si je voulais faire de l’érudition, je pourrais dire que le mot de Mercurago vient de Mercurii lacus). Or tous ces objets ont été trouvés dans un espace assez limité à l’extrémité nord, à 40 mètres environ du rivage, et sur un point où l’eau ne pouvait avoir plus de 2 à 3 mètres de profondeur. C’est dans ce même espace qu’on découvre les pilotis.

» A notre arrivée à la tourbière, M. Maffei avait fait extraire un pieu avec beaucoup de soin. Sa longueur est de 1 m. 60, environ, son diamètre variant de 0 m. 15 à 0 m. 25; il est refendu, ou, pour mieux m’expliquer, il n’est pas formé d’un petit arbre, mais bien d’une pièce détachée d’un gros tronc. Il m’a paru que l’instrument dont on s’est servi pour le rendre pointu devait avoir le tranchant en arc, car les traces laissées sur la pointe du pieu sont sensiblement concaves; l’examen de ces traces produisit la même impression sur M. Maffei. /451/

» On a jusqu’à présent découvert neuf pieux dont deux étaient couchés horizontalement; ils indiquent assez, ce me semble, en les rapprochant des objets précédents, qu’il y a eu sur le lac de Mercurago, à l’époque du bronze, des habitations sur pilotis.

» Voici cependant quelques difficultés:

» D’abord les pieux sont enfoncés d’environ 0 m. 60 dans un limon grisâtre qui fait le fond de la tourbière; le reste de leur longueur, c’est-à-dire environ un mètre, gît dans la tourbe, qui les recouvre encore d’un mètre à peu près en hauteur. MM. Moro et Maffei me dirent qu’on trouve toutes les têtes des pieux terminées en pointe plus ou moins aiguë, et ils supposent qu’elles ont été ainsi taillées par la main de l’homme; ils croient en effet y avoir vu, au moment de leur découverte, les traces d’un instrument tranchant, d’où ils concluent que ces pilotis n’étaient nullement destinés à supporter des maisons. A mon arrivée, il n’y avait point de pieux fraîchement extraits, et les têtes de ceux qu’on avait trouvés, dix ou quinze jours auparavant, étaient déjà bien altérées; voici néanmoins les remarques que j’ai pu faire en les examinant.

» Les têtes ont généralement une forme quasi conique, à surface assez régulière, mais il m’a paru aussi qu’au centre il y a une portion esquilleuse faisant croire à une continuation du pieu réduit à un moindre diamètre 1 ...

» Le mauvais temps ne m’a pas permis de visiter les tourbières de Borgo Ticino, où l’on a aussi découvert des flèches en silex, des poteries et, à ce qu’il paraît, quelques objets en bronze. /452/

» J’ai appris de M. Moro qu’on trouve des antiquités sur le Pennino, espèce de colline allongée, qui s’étend de Mercurago à Borgo Ticino. On rencontre à peu de profondeur au-dessous du sol, en défrichant les bois et les bruyères, des vases tout à fait semblables à ceux des tourbières. Ils contiennent presque toujours des os carbonisés et quelquefois des objets en bronze. M. Moro a vu extraire un de ces vases qui renfermait un petit bracelet et un ustensile en bronze dont j’ignore la destination. Enfin des ouvriers qui travaillent à la tourbière me dirent qu’ils ont découvert sur la même colline, du côté de Borgo Ticino, dix-huit de ces vases, en un seul groupe, reposant chacun sur une dalle de pierre et étant recouverts de même.

» En visitant une vaste tourbière, sur la rive lombarde, près d’Angera, château situé en face d’Arona, j’ai appris qu’on y a découvert quelques portions de canots.

» Dans une autre lettre, M. Gastaldi écrit à M. Desor qu’il a visité les tourbières du marais d’Ivrée et qu’on a sorti, ces dernières années, de celle de S. Martino deux vases d’argile et une hache en silex.

« Les fouilles se poursuivent dans la tourbière de Mercurago, où M. Moro a fait trancher la tourbe sur une surface de cent mètres carrés, auprès des pieux qu’on avait découverts. On vient d’en trouver vingt-deux, qui sont reliés les uns aux autres par des traverses. On a recueilli sur le même endroit trois vases entiers, une grosse épingle en bronze, un éclat de silex pouvant servir de couteau d’un côté et de scie de l’autre, et quelques objets en terre, dont la destination m’est inconnue, ainsi que celle d’un ustensile en bois d’un travail ancien.

» M. Forel, président de la Société d’histoire de la Suisse /453/ romande, a communiqué, dans la séance du 23 août, à Vevey, des lettres de M. Gabriel de Mortillet, qui confirment la découverte de pilotis sur plusieurs points de la partie inférieure du lac Majeur. Il signale en outre un emplacement assez étendu dans le lac d’Iseo, en Lombardie, entre la ville de ce nom et le village de Pilzone.

En 1856, on a sorti de la tourbière de Bosisio, entre les deux bras du lac de Côme, une pointe de flèche en silex et une hache de bronze. M. Mortillet s’est assuré que dès lors, de nombreux silex travaillés ont été découverts dans la même localité. « L’étude de cette tourbière est d’autant plus intéressante, ajoute-t-il, qu’elle peut sanctionner ou détruire une tradition locale, qui, s’appuyant sur un passage de Pline, prétend que les quatre petits lacs de la Brianza, n’en formaient qu’un seul jusqu’au Ve siècle environ.

» Je me suis assuré aussi que les tourbières du côté de Varèse ont fourni divers objets, entre autres des osseménts et deux squelettes d’homme.

» Enfin, à Vérone, j’ai vu chez M. Martinati un bout de flèche en silex des tourbières du Véronais et une hache en bronze de celles du Padouan.

» Une dernière communication de M. Gastaldi mentionne des découvertes des environs de Modène et de Reggio, où il existe des couches d’un terreau très riche en substances azotées. On les rencontre le plus souvent auprès des fleuves et des torrents, au-dessous d’un lit de terre arable, ou d’une couche de gravier. Ce terreau, qu’on vend pour l’engrais des champs, contient des instruments, ordinairement en bronze, des fragments d’une poterie semblable à celle de Mercurago, et une grande quantité d’ossements concassés, taillés ou /454/ carbonisés, provenant du cerf, du cheval, du bœuf, du cochon et d’autres animaux.

Il est facile de présumer ce qu’on peut attendre de ces découvertes sur le sol classique de l’Italie. Depuis longtemps des instruments de roches diverses, recueillis dans plusieurs contrées de ce pays, montraient que le midi de l’Europe a eu aussi son âge de la pierre. On ne tardera pas à pouvoir mieux apprécier sa durée, ainsi que celle des périodes qui ont précédé les temps historiques.

 


 

Notes:

Note 1, page 425: Pfahlbauten. Dritter Bericht. Zurich 1860. [retour]

Note 2, page 425: Voir plus haut la note 1 de la pag. 270. [retour]

Note 3, page 425: Untersuchung der Thierreste aus den Pfahlbauten der Schweiz. Zurich 1860. [retour]

Note 4, page 425: Analysen von antiken Bronzen. Bern 1860. [retour]

Note 1, page 429: M. le Dr Keller donne, Pl. VI fig. 10, le dessin de trois balles vides et découpées, dans lesquelles on a fait pénétrer un petit caillou. Ces balles, suspendues à trois tiges de bronze réunies dans l'anneau d'une tige unique, sont évidemment les grelots de forme ovoïde et à bandes longitudinale dont j'ai parlé à la page 342. (Pl. XVII, fig. 22.) [retour]

Note 1, page 433: Voir le paragraphe Esplanade, à la page 359. [retour]

Note 1, page 438: Pfahlbauten, Dritter Bericht, habitations lacustres des environs d'Yverdon. Appendice. [retour]

Note 2, page 438: Ces divers objets, ainsi que ceux indiqués comme ayant été découverts récemment sur les cinq emplacements suivants, font partie de la collection de M. le colonel Schwab. [retour]

Note 1, page 440: Ce col de vase est conservé dans la collection de M. Schwab. [retour]

Note 2, page 440: Recherches sur les habitations lacustres des environs d'Estavayer, par MM. Béat de Vevey et Henri Rey, rédigées par A. Morlot et insérées dans le 3e rapport de M. le Dr Keller. [retour]

Note 1, page 441: Notes sur les habitations lacustres des environs d'Yverdon, par L. Rochat, insérées dans le 3e rapport de M. le Dr Keller. [retour]

Note 2, page 441: Untersuchung der Thierreste aus den Pfahlbauten der Schweiz von Dr L. Rütimeyer, Zurich 1860. Mittheilungen der antiquarischen Gesellschaft in Zurich. Band. XIII, Abtheilung 2, Heft 2. [retour]

Note 1, page 446: Pag. 112, note 2 et pag. 310. [retour]

Note 1, page 451: On a vu que, sur les emplacements lacustres de la Suisse, cette usure des pieux, produite par l'eau, est un fait général. [retour]

 

 

 

 

 

 


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