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SECONDE PARTIE
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
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CHAPITRE Ier.
INFLUENCE DES PREMIÈRES MIGRATIONS SUR L’INDUSTRIE ET LA MANIÈRE DE BATIR.
Origines, raison d’être et but des habitations lacustres.
Les découvertes faites en Suisse depuis six ans et les travaux de dessèchement entrepris en Irlande, ont donné une importance imprévue aux habitations lacustres de l’antiquité. Elles avaient passé à peu près inaperçues, bien que leur usage se soit conservé jusqu’à nos jours. Propres aux siècles les plus divers et aux contrées les plus éloignées, elles remontent, en Europe, à l’âge reculé pendant lequel la pierre suppléait au métal, et elles subsistent encore sur le détroit de Constantinople, sur quelques lacs de l’Asie, autour des îles de l’Océanie et dans l’intérieur de l’Afrique.
Les emplacements explorés fournissent déjà des données /246/ historiques d’un grand intérêt; en se multipliant, ils seront comme les jalons des directions suivies par les premiers émigrants de l’Asie. Sur quelques points, les bourgades lacustres ne sont mentionnées qu’à des époques relativement récentes; toutefois, loin de conclure de cette absence de renseignements sur leur antiquité, à une origine peu reculée, on doit au contraire les envisager comme ayant survécu dans ces contrées plus longtemps qu’ailleurs. C’est ainsi que les Pæoniens et les habitants du Phase avaient conservé, du temps d’Hérodote et d’Hippocrate, un mode de construction assurément bien plus ancien que la mention qui en a été faite par les écrivains grecs. Si l’on tient compte de cette observation, ce sera du pied du Caucase qu’on verra s’acheminer vers l’Occident les premiers habitants du midi de l’Europe. Les huttes de pêcheurs du Bosphore apparaissent comme les derniers vestiges de constructions qui furent sans doute nombreuses sur les côtes de la Thrace. Des cités pareilles à celles du lac Prasias ont du s’élever sur les lacs de la Macédoine et sur les côtes de l’Illyrie. Le jour n’est peut-être pas éloigné où l’on en retrouvera des traces dans les lacs de l’Italie. Quoi qu’il en soit, l’identité des constructions de la Pæonie et de l’Helvétie conduit à admettre bien des stations intermédiaires.
Il est difficile de dire si les premiers habitants qui pénétrèrent en Suisse remontèrent le cours du Rhône ou s’ils traversèrent d’abord le Rhin. L’une et l’autre voie ont peut-être été parcourues par des familles d’origine commune, arrivant à peu près en même temps sur les bords du Léman et du lac de Constance. Les éléments qui se sont groupés plus tard entre les Alpes, le Jura et le Rhin, montrent assez /247/ que quelque chose de pareil a pu avoir lieu dès les âges les plus reculés.
Si l’on complète les données provenant des antiquités lacustres par celles qui résultent de l’étude des sépultures les plus anciennes, on voit les premiers habitants de l’Helvétie occidentale se répandre sur les bords du Léman, et pénétrer dans la vallée du Rhône jusqu’à Sion, tandis que quelques-uns, en remontant le cours de la Venoge, arrivent dans la vallée de l’Orbe, recouverte en partie par les eaux du lac de Neuchâtel, et s’établissent à Chamblon, à Concise, au Pont de la Thièle, en un mot, sur les bassins du pied du Jura. C’est pendant cette période reculée que les bourgades lacustres ont été le plus nombreuses sur les lacs de la Suisse orientale, dont les habitants avaient peut-être suivi une autre direction, mais qui n’en appartenaient pas moins au premier flot de la population qui s’est répandue en Europe.
En supposant que les premières familles établies en Occident aient généralement construit leurs habitations sur les eaux, on comprend qu’il vint un moment où les rives furent insuffisantes pour recevoir toute la population d’un pays, surtout dans les contrées où les lacs sont peu nombreux. Il sera donc assez souvent impossible de rétablir les voies parcourues uniquement à l’aide des antiquités lacustres. Pour se faire une idée quelque peu exacte de la direction suivie par les premiers habitants du Nord, il importe de recourir à la statistique des tombeaux de l’âge de la pierre, d’après laquelle on est conduit à admettre deux grandes voies de migration d’Orient en Occident. Toutes deux partent du Caucase, d’où l’une suit le littoral découpé des mers du midi de l’Europe, tandis que l’autre arrive sur les bords du golfe de Finlande et parcourt les côtes du Nord. Les antiquités /248/ des Iles Britanniques n’offrent pas moins de rapports avec celles des pays Scandinaves qu’avec les antiquités de la Gaule, mais, quelles qu’aient été les voies parcourues, la population de l’âge de la pierre présente de grandes analogies sur tous les points où l’on en retrouve des traces. Les constructions sur pilotis étaient les mêmes sur le lac Prasias, en Suisse, en Angleterre et dans le Hanovre. Elles subsistent encore sur les rives du Don. Quant aux stations primitives qui ont existé entre le nord de l’Allemangne et le Caucase, on ne peut guère les rétablir qu’à l’aide des monuments funéraires, indices positifs d’établissements voisins.
Ce n’est assurément pas de l’Occident que l’usage de bâtir sur les eaux a pénétré en Asie; aussi, les îlots artificiels reproduits sur les bas-reliefs de Ninive, et même les cabanes de pêcheurs du lac des Chrétiens de la Syrie, doivent-ils être envisagés comme la reproduction des prototypes de ces constructions, en attendant que de nouvelles découvertes fournissent des données plus complètes sur les cités lacustres de l’Orient. C’est donc en Asie qu’on est conduit à rechercher l’origine de ce mode d’habitation, et c’est de ces régions qu’il a dû se répandre en Europe, en Afrique, dans l’Océanie et peut-être en Amérique.
Il importe cependant de reconnaître que des besoins pareils ont pu, dans certains cas, engager des peuplades différentes ou devenues étrangères les unes aux autres, à construire de la même manière, sans se douter de ces analogies, car il serait téméraire d’affirmer que les premiers émigrants de l’Asie aient tous habité des cités lacustres, avant de se répandre sur les parties du globe où l’on retrouve les traces de ces constructions. /249/
Des raisons diverses portèrent les émigrants à se fixer sur le bord des eaux. Les premières familles qui se dirigèrent vers des pays inexplorés suivirent naturellement les contrées ouvertes, les vallées, les rivières ou les fleuves et les rives des mers; mais leur marche était souvent interrompue par des obstacles imprévus, qu’il n’était pas toujours facile de tourner, surtout quand l’émigrant emmenait avec lui des troupeaux d’animaux domestiques. La voie le long d’une rivière pouvait devenir impraticable par la rencontre d’un marécage ou d’une paroi de rochers. L’embouchure d’un fleuve arrêtait ceux qui suivaient le littoral des mers. Pour surmonter ces obstacles, il fallait explorer la contrée, et, dans bien des cas, stationner afin de construire des radeaux dont la fabrication exigeait des abattis de bois, et la direction sur les eaux, bien des mesures de prudence. La marche des premiers émigrants fut nécessairement lente. En surmontant les difficultés inhérentes au sol, il fallait pourvoir à la nourriture par la chasse ou la pêche et transporter avec soi les instruments de première nécessité. Les animaux domestiques, dont les restes se retrouvent avec les plus anciens débris lacustres de la Suisse, paissaient en cheminant et étaient aussi une ressource, mais encore devait-on les protéger, ainsi que la famille, contre les attaques des bêtes féroces. Pendant la nuit, des feux suffisaient pour éloigner des campements les animaux sauvages; le jour, chacun était sur pied, pourvoyant aux besoins communs. En face de toutes ces difficultés, on conçoit que lorsqu’un radeau avait été construit avec peine, on l’utilisait aussi longtemps que le permettaient les cours d’eau ou les rives des bassins. De là à la navigation il y a loin sans doute; toutefois l’antique tradition du déluge avait conservé le souvenir de l’arche /250/ flottant sur les eaux, et cette tradition, à elle seule, renfermait des données plus que suffisantes pour l’assemblage de pièces de bois reliées en radeau. Ces embarcations, emportées par les courants et dirigées par l’aviron, avaient bien des écueils à éviter; souvent elles touchaient à la rive pour laisser paître le troupeau; amarrées à quelque distance du bord, elles devenaient une retraite sûre pendant la nuit, et un abri pour les enfants, les infirmes et les vieillards, tandis que les hommes valides vaquaient aux occupations du jour. La hutte de branchages, facilement construite sur le radeau, tenait lieu de la tente du nomade. Qu’une famille renonçât à cette vie d’exploration, le radeau, n’étant plus un moyen de poursuivre la marche, prenait le caractère d’une demeure fixe et n’était pas sans rapports avec les îlots flottants de la Chine et du Mexique. On doit l’avoir utilisé sur les bassins dépourvus de blancs-fonds ou d’assez peu d’étendue pour n’être pas trop rudement balotté par les tempêtes 1 ; mais, là où les vagues s’élèvent avec impétuosité, on était conduit tout naturellement à transformer le radeau en esplanade, élevée par des pilotis au-dessus de la surface des eaux pour que le roulis n’atteignît pas les cabanes construites sur cet échaffaudage. Telle a dû être l’origine des habitations lacustres.
Lorsque quelque famille fixait ainsi sa demeure sur un rivage inexploré, elle n’avait pas à craindre les attaques de l’homme, mais bien celle des animaux sauvages. Le loup, le sanglier, l’ours et l’urus n’étaient point rares en Occident; /251/ dans les pays du Midi, on avait bien plus à redouter encore le lion, le tigre, la panthère et d’autres carnassiers. Il était donc naturel de se créer un refuge sur les eaux, assez éloigné du bord ou assez élevé pour être inaccessible à ces animaux redoutables 1 . Plus tard, quand les hommes, devenus plus nombreux, se disputaient le sol le meilleur ou se livraient des combats de tribu à tribu, la bourgade lacustre tint également lieu de fortification.
Ces considérations suffiraient, à elles seules, pour expliquer la raison d’être de ce genre de construction, auquel les Pæoniens durent, en bonne partie du moins, de conserver leur indépendance. Leurs habitations sur le lac Prasias offraient, en outre, la ressource d’une pêche abondante, et il est à présumer qu’il en était de même sur la plupart des eaux. Le poisson était attiré sous ces demeures par une partie des débris de la table, ainsi que par l’ombre projetée, entre autres dans les jours de grande chaleur. Actuellement, les pêcheurs ont encore l’habitude de jeter à l’eau des branches touffues, liées ensemble, qu’ils appellent bouquet; après que le poisson attiré par l’ombre s’y est réfugié, ils jettent un filet alentour, battent le bouquet; et le poisson, en fuyant, se prend dans le filet. L’habitation lacustre favorisait évidemment ce genre d’alimentation. On a vu, dans le XVIe siècle de notre ère, des chefs irlandais combattre avec acharnement pour la possession du crannoge Innis-an-Lochain, à cause de son importance pour la pêche.
On peut aussi faire entrer en ligne de compte, dans le choix de ces emplacements, la prédilection pour les eaux, /252/ qui devait résulter en partie de l’habitude contractée par les obstacles que ces populations avaient à surmonter durant leur marche. La difficulté vaincue a toujours ses jouissances. D’autre part, les peuples dans leur enfance ont dû partager les goûts propres à la plupart des hommes dans leur jeunesse. Il est un âge où l’habitant des rivages aime à explorer les côtes, à suivre les cours d’eau, et, en l’absence de bateau, à se construire de frêles embarcations. Il en a sans doute été de même pour les riverains primitifs; mais la pêche, et tout particulièrement la défense, justifient suffisamment l’usage prolongé de ce curieux genre de constructions, qui a aussi été utilisé pour se préserver des inondations.
Antiquité des habitations lacustres.
Plusieurs générations se succédèrent avant que les émigrants partis de l’Asie eussent atteint les limites de l’Occident. La haute antiquité de leur arrivée sur les rives de la Méditerranée, de l’Océan et des mers du Nord est cependant incontestable, quand on parcourt la série des âges du développement industriel, qui ont précédé l’ère chrétienne, et quand on voit dans la Suisse occidentale les pilotis de l’âge de la pierre, détruits peu à peu jusqu’à la surface de la vase des lacs ou recouverts de limon comme à Concise, tandis que ceux de l’âge du bronze sont encore saillants de 2 à 3 pieds, et même de 5 à 6 sur quelques points où ils ont été plantés antérieurement à la domination romaine. Rien, du reste, n’autorise à envisager les plus anciens débris de l’industrie, découverts jusqu’à présent en Suisse, comme étant antérieurs à la grande catastrophe du déluge. Les destructions successives qui ont eu lieu portent bien plus les traces /253/ de l’incendie que d’un bouleversement produit par une inondation, et la transition de la pierre au bronze ne permet pas de supposer qu’il se soit écoulé, entre les deux premiers âges, un laps de temps quelque peu considérable pendant lequel l’Helvétie aurait été inhabitée.
L’histoire fait remonter à vingt et un siècles avant notre ère la fondation de l’état de Sicyone, ce qui n’implique point nécessairement que l’arrivée des premiers habitants de la Grèce ne soit pas plus ancienne, mais elle se tait généralement sur les origines des pays de l’Europe. Lorsqu’il s’agit d’indiquer une date, même approximative, la précision rigoureuse des chiffres cause quelque embarras. Toutefois c’est le cas de rappeler le calcul basé sur la formation alluvienne de la vallée de l’Orbe, entre les pilotis de Chamblon et la rive actuelle du lac de Neuchâtel 1 . On a vu que ces habitations de l’âge de la pierre ont sans doute cessé d’être dans les eaux et de répondre à leur destination dès le dix-septième siècle avant notre ère, époque à laquelle M. Amédée Thierry fait remonter son histoire des Gaules. Si l’on tient compte que, lorsque ces habitations furent construites, elles étaient, selon l’usage, éloignées de quelques centaines de pieds de la rive formée par le mont de Chamblon, on peut conclure qu’elles avaient été fondées deux à trois siècles avant que la retraite des eaux les laissât sur le sec. Tout en reconnaissant que ces chiffres n’ont rien d’absolu, on est conduit à fixer, en chiffre rond, à deux mille ans environ avant notre ère, l’arrivée des premiers habitants de l’Helvétie. Le rapprochement entre ces observations préliminaires et la chronologie historique n’est pas sans intérêt, toutefois ce calcul, je le répète, n’est /254/ présenté que comme une donnée qui pourra être modifiée, mais peut-être aussi confirmée par de nouvelles études sur les formations alluviennes.
Pour se faire une idée de l’époque reculée à laquelle le nord de l’Europe a été occupé, il suffit de rappeler que l’ambre de la mer Baltique se retrouve en Suisse dans l’âge de la pierre, et, en Italie, dans les sépultures antéhistoriques, découvertes entre Albano et San Marino. L’étain des îles Cassitérides approvisionnait la plupart des pays de l’Europe, pendant l’âge du bronze, et il n’est point certain que ce métal, si souvent mentionné par Homère, soit arrivé en Grèce du midi de l’Asie plutôt que des Iles Britanniques pendant la période attribuée à la guerre de Troie. Dans tous les cas, l’exploitation des mines de Cornouailles remonte à une haute antiquité, et, avant cette exploitation, les Iles Britanniques ont eu leur âge de la pierre.
Difficulté d’exploiter les mines pendant les premières migrations.
Les découvertes qui se multiplient chaque année montrent assez que l’âge de la pierre a été général en Europe; cependant les monuments et les traditions font remonter la connaissance des métaux en Asie à une époque bien antérieure à celle qui vient d’être indiquée pour les premiers habitants de l’Helvétie. Des cités telles que Babylone et Ninive ne pouvaient s’élever sans le secours du métal. Tubal-Caïn, mentionné par Moïse comme fabriquant toutes sortes d’instruments d’airain et de fer, apparaît en même temps comme l’inventeur des arts métallurgiques, car l’homme avait eu à /255/ conquérir, par le travail, tout ce qui était nécessaire à son bien-être et n’avait point commencé par être forgeron. Mais, en admettant que ces conquêtes de l’industrie aient été transmises, même sans interruption, aux générations postérieures, il n’en est pas moins vrai que bien des peuples ont perdu ces connaissances dans les temps anciens, et que la première population de l’Europe devait satisfaire aux besoins de l’existence sans le secours du métal, ainsi que c’est encore le cas chez plusieurs tribus sauvages des temps modernes. La marche de l’industrie, généralement progressive, mais parfois aussi rétrograde, n’est point la même dans tous les pays.
Pour se rendre compte de la manière dont un peuple peut perdre la connaissance des métaux, il suffit de se représenter les premières migrations vers l’Occident. En admettant que ces familles possédassent des instruments en métal au moment de leur départ de l’Asie, la vie nomade ne leur permettait pas d’exploiter les mines, d’établir des fonderies et des forges, et bien moins d’avoir l’organisation sociale nécessaire à des professions diverses, se facilitant mutuellement les moyens d’existence. A mesure que ces familles avançaient vers des régions inexplorées, après avoir franchi mille obstacles, les voies parcourues se refermaient derrière elles; et il n’était pas possible d’entretenir des rapports avec les centres de la civilisation orientale. Il résultait nécessairement de ce genre de vie et de cet isolement qu’une partie des connaissances acquises avant le départ ne pouvait recevoir d’application; or des connaissances inappliquées pendant quelques générations sont bientôt des connaissances perdues. L’homme, privé du secours du métal, était ainsi réduit à le /256/ remplacer par la pierre 1 . C’est précisément la position dans laquelle s’est trouvée la première population de l’Europe, même en admettant qu’elle ait connu les métaux avant son départ de l’Asie.
Choix d’emplacements à bâtir.
Les antiquités de l’âge de la pierre ont une valeur d’autant plus grande qu’elles répandent un jour imprévu sur une époque dont l’histoire n’a pas conservé le souvenir. A l’aide de ces débris, dispersés çà et là, on a vu les peuplades primitives suivre le littoral des grandes eaux, remonter le cours des fleuves et s’établir sur les rives des lacs. Leur premier soin était de chercher des blancs-fonds propres à leurs constructions. Le sol, baigné par les eaux, devait n’être pas trop rocheux pour pouvoir planter les pilotis, ni trop incliné, de manière à s’éloigner suffisamment de la rive, sans avoir une eau trop profonde. Il importait d’avoir dans le voisinage une source qui fournît une eau potable 2 . Les rades abritées, les pâturages fertiles, en un mot, les points bien exposés attiraient de préférence les premiers occupants. Le tact qui a présidé au choix des emplacements les plus convenables ressort de cette circonstance que la plupart des /257/ lieux occupés par les populations lacustres n’ont pas cessé de l’être jusqu’à nos jours. Des ruines romaines, d’anciens bourgs et de nombreux villages existent encore sur les rives des lacs de la Suisse, en face des restes de pilotis baignés par les eaux. Quelques points, cependant, font exception à cette règle générale.
Coupe des bois et pilotage.
Après le choix de l’emplacement, il fallait faire les abatis de bois nécessaires aux constructions; mais, quand on ne disposait que de haches de pierre, on comprend combien ce travail était long et difficile, lors même qu’on recourait au secours du feu à la manière des sauvages 1 . Quand le tronc, moitié charbonné, moitié entaillé, se détachait des racines, il restait à le dépouiller de ses rameaux, puis à préparer ces pieux nombreux, de 3 à 9 pouces de diamètre, dont quel ques-uns étaient parfois refendus à l’aide de coins. L’épaisseur des bois employés montre qu’on ne s’attaquait guère aux arbres les plus considérables, à moins qu’on n’eût à creuser des canots. Les pilotis, entrant dans la vase de 1 à 5 pieds et devant dépasser les hautes eaux d’au moins 4 à 6 pieds, avaient une longueur de 15 à 30 pieds, suivant la profondeur des blancs-fonds. L’extrémité pointue qui entrait dans le limon conserve encore les entailles de la hache en pierre ou la carbonisation produite par le feu.
Les pieux ainsi préparés devaient être transportés et plantés sur l’emplacement choisi pour les demeures. Peut-être /258/ commençait-on par le pont étroit qui mettait les habitations en communication avec la rive. Les premiers pieux, enfoncés sur le bord et surmontés de traverses, permettaient de s’avancer peu à peu dans les eaux, surtout quand le blanc-fond suivait une inclinaison régulière, mais si l’emplacement choisi occupait un bas-fond séparé de la rive par une trop grande profondeur pour établir un pont, des radeaux devenaient indispensables pour l’opération du pilotage, et encore fallait-il construire sur le radeau un échaffaudage suffisamment élevé pour dominer la partie supérieure des pieux qui, une fois dressés, dépassait la surface de l’eau d’une dixaine de pieds. Comme il est fort douteux qu’on connût le mouton, plusieurs hommes devaient prendre place sur l’échaffaudage, de manière à soulever et à laisser retomber en cadence la masse, vraisemblablement en bois, sous le choc de laquelle le pieu pénétrait dans le sol. Des pierres recouvertes par le limon obligeaient parfois de choisir un point moins résistant. C’est sans doute à ces obstacles qu’il faut attribuer l’irrégularité qu’on remarque dans la disposition des pilotis, dont l’ensemble, généralement parallèle à la rive, ne présente, le plus souvent, ni alignements réguliers, ni intervalles égaux.
Lorsqu’un certain nombre de pieux étaient en place, on commençait sans doute par construire l’esplanade depuis laquelle on pouvait continuer le pilotage. C’est ainsi qu’on plantait jusqu’à 40 000 pieux sur le même emplacement, comme à Wangen; mais, lors même qu’ils remontent tous à l’âge de la pierre, il est vraisemblable qu’ils n’ont pas tous été plantés par la même génération, et que la population, en s’accroissant, agrandissait peu à peu l’esplanade, dont l’étendue se limitait aux besoins du moment. C’étaient ces pilotis, destinés soit aux réparations, soit à l’agrandissement de la cité, /259/ que les Pæoniens plantèrent d’abord à frais communs, et dont ils firent plus tard l’objet d’une imposition prélevée sur chaque mariage de ces polygames. Dans quelques localités, les pilotis extérieurs étaient reliés par des branchages entrelacés, ainsi à Robenhausen, sur le lac de Pfeffikon, et en Irlande, sur le pourtour de plusieurs crannoges.
Ajustement de l’esplanade.
Pour ajuster l’esplanade sur laquelle on construisait les cabanes, il fallait que les pilotis fussent d’égale hauteur afin de servir d’appui aux pièces de bois horizontales sur lesquelles reposait le plancher; peut-être utilisait-on, dans les parois des habitations, quelques-uns des pieux qui faisaient saillie. La variation du niveau des lacs exigeait que la plate-forme fût assez élevée, non-seulement pour n’être pas atteinte par les hautes eaux, mais encore pour laisser passer les vagues soulevées par les tempêtes, de manière à ne pas inonder les cabanes. L’assemblage des traverses ne se faisait pas toujours au moyen de mortaises, de tenons et de chevilles; il est probable que les liens d’osier en tenaient souvent lieu et que les perches ou bois ronds destinés au plancher étaient fréquemment reliés, de même que chez les Papous, par des branchages entrelacés.
On retrouve cependant sur quelques points des restes de plateaux, formés de troncs d’arbres refendus avec des coins, et l’on a vu que, dans la tourbière de Wauwyl, l’esplanade consistait en plusieurs lits de pièces de bois horizontales, séparés par des couches d’argile, de sorte qu’elle présentait une masse compacte particulièrement solide. Cette plate-forme /260/ n’était pas continue sur tout l’emplacement occupé par les cabanes. Des canots pouvaient circuler entre les divers quartiers de la bourgade, qui étaient sans doute réunis par des ponts légers, assez pareils à ces planches sur lesquelles on passe d’une case à une autre dans la cité lacustre de l’île Solo 1 .
Les plate-formes de Wauwyl, prises plus tard dans la tourbe, ne s’élevaient peut-être pas autant au-dessus des eaux que dans la plupart des autres constructions. Sans les pilotis découverts, on pourrait voir dans ces planchers, formés de couches de bois et d’argile, des radeaux quelque peu pareils à ceux des Chinois et des Mexicains.
Le grand nombre d’emplacements recouverts de pilotis sur toute leur étendue, sans interruptions appréciables, montrent que le plancher continu employé par les Papous, a été fort en usage sur les lacs de l’ancienne Helvétie, ce qui n’exclut point des variétés de construction dans le même pays.
Il n’est pas impossible que les pieux, diversement inclinés, qu’on voit en face de St. Sulpice, dans les eaux du Léman, n’aient porté des huttes comme celles des pêcheurs du Bosphore et des Kamtchadales du nord de l’Asie. Le radeau ou le jardin flottant a pu exister sur le Luissel, près de Bex, sur les tourbières d’Abbeville et sur bien d’autres bassins de l’Europe. Le crannoge se retrouve, en Suisse, à Inkwyl et à Nussbaumen, mais la bourgade lacustre proprement dite, construite sur un plancher supporté par des pilotis, a été tout particulièrement en usage depuis les rives du Léman jusque sur celles du lac de Constance. Elle existait /261/ aussi en Savoie, dans la Franche-Comté, dans le Hanovre, en Angleterre et probablement en Ecosse, indépendamment des îlots fortifiés, semblables à ceux de l’Irlande.
Quand on examine attentivement la manière dont les objets d’industrie sont disposés dans la tourbe ou dans la vase des lacs, sur les emplacements occupés par des habitations, on voit qu’ils sont généralement répandus au milieu des pilotis, c’est-à-dire immédiatement au-dessous de l’esplanade. Cette dissémination des poteries, des ossements, des armes et des divers instruments en usage dans l’antiquité, s’explique assez naturellement par l’incendie des habitations qui s’affaissaient sur elles-mêmes avec toutes les matières incombustibles qu’elles contenaient. Toutefois cette explication ne rend compte que de la disposition des derniers objets tombés à l’eau et nullement de celle des nombreux débris étagés, sur tout l’espace occupé par des pieux, dans des couches de tourbe en formation sur une épaisseur de quelques pieds. Pour que ces objets, évidemment accumulés peu à peu dans la tourbe, et, le plus souvent, sans trace de carbonisation, se soient ainsi tassés sous la plate-forme, il a fallu que dans la plupart des cas le plancher eût des interstices par lesquels se perdaient les instruments de petite dimension, mais encore ne peut-on guère admettre que ces interstices aient été assez grands pour laisser passer les fragments de poterie d’un certain volume. Il est donc évident qu’il a dû exister sur les planchers qui recouvraient tout l’emplacement, des trappes pareilles à celles dont parle Hérodote, par lesquelles on jetait journellement tout ce qu’on fait disparaître d’une habitation. Quant aux pièces intactes qui tombaient entre les pieux, il n’était pas facile de les repêcher, pour peu que l’eau manquât de transparence ou que le fond fût limoneux. /262/ Si l’esplanade eût été généralement sans interstices et surtout sans trappes, ces débris divers seraient essentiellement accumulés sur le pourtour des bourgades, ce que je n’ai encore vu nulle part, tandis qu’ils sont essentiellement répandus et tassés entre les pieux innombrables destinés à supporter la plate-forme, du moins sur les nombreux points que j’ai explorés.
Formes et dimensions des cabanes.
Après la construction de l’esplanade, venait celle des cabanes qui devaient être assujetties solidement au plancher pour n’être pas emportées par les coups de vent. Quelques pilotis étaient peut-être ménagés, comme on l’a vu plus haut, de manière à entrer dans les cloisons des demeures, peut-être aussi que les pieux de la cabane employés comme montants, descendaient au-dessous de la plate-forme et s’assujettissaient avec des liens contre les pilotis.
Hérodote ne décrit pas les maisons construites sur le lac Prasias; il dit seulement que chaque Pæonien avait la sienne, tandis que nous voyons sur quelques îles de l’Océanie le système cellulaire adapté à de longs bâtiments carrés, renfermant parfois une double rangée de cases, occupées chacune par une famille, et donnant sur un couloir commun. Ce mode n’est cependant pas général; sur bien des îles, chaque famille a sa cabane. Les cloisons sont formées de claies ou de planches; on emploie pour la toiture des joncs ou des roseaux, et la forme des maisons est plus souvent carrée que circulaire.
Les habitations primitives de l’Europe ont été en général de forme circulaire. D’après les auteurs anciens, les demeures des Celtibères, des Gaulois, des Bretons et des Germains /263/ étaient rondes, couvertes de chaume et construites de claies, revêtues d’argile intérieurement, précaution indispensable dans des contrées exposées à des hivers rigoureux. Des données d’un âge bien plus reculé proviennent de la découverte déjà mentionnée, faite sur plusieurs points de l’Italie, d’urnes cinéraires qui reproduisent la forme de l’habitation du défunt. Ces urnes cylindriques sont surmontées d’une espèce de cône, imitant la toiture avec des chevrons en relief; elles n’ont qu’une ouverture, généralement carrée, pratiquée sur le flanc du vase. Parfois la porte est fixée dans la battue par une tige en bronze qui se glisse horizontalement comme un long verrou dans les ouvertures des montants disposés en saillie de chaque côté de la porte. Ce genre de fermeture, placé à l’extérieur du vase, s’adaptait sans doute à l’intérieur de l’habitation, en modifiant toutefois la longueur du verrou que la forme circulaire de la cabane n’aurait pas permis de glisser, à moins de pratiquer des ouvertures dans la cloison. Ces urnes, d’un art très primitif, se retrouvent dans la Campanie, sous plusieurs couches de lave; d’autres, provenant des environs d’Albano, étaient accompagnées de divers objets en bronze, d’un art très peu développé, et de poteries grossières dont les ornements striés sont identiques à ceux qu’on attribue généralement aux Celtes. On voit de ces urnes dans le Musée britannique, à Londres, et dans la collection de M. de Bonstetten, à Thoune. On découvre aussi sur les bords du Bas-Rhin et dans le nord de l’Allemagne, des poteries du même genre avec l’ouverture latérale, ce qui montre que l’habitation de forme circulaire a été très répandue en Occident dès une haute antiquité.
On peut inférer de ces détails que les cabanes lacustres de l’Helvétie étaient pareilles à celles des Gaulois du temps de /264/ Strabon. L’application de ces données, loin d’être hypothétique, est pleinement confirmée par les débris sortis des lacs, dans lesquels on trouve des fragments de l’argile employée comme revêtement des cloisons. Leur conservation est évidemment due à l’incendie, qui seule a pu leur donner la cuite nécessaire pour résister à l’action dissolvante de l’eau. Ils portent l’empreinte en creux des petits branchages entrelacés ou des montants en bois rond d’un diamètre de 3 à 4 pouces (Pl. XII, 37), en sorte qu’on ne saurait avoir aucun doute sur le genre de construction des cabanes lacustres. Ces fragments présentent encore une autre particularité: tandis que l’une des faces conserve l’empreinte des claies, l’autre, unie et légèrement concave, montre que le revêtement était intérieur et que la cabane avait la forme circulaire. En mesurant avec soin ces arcs de cercle, on trouve même que le diamètre de l’habitation variait de 10 à 15 pieds. Ce résultat pourrait être contesté, en faisant observer avec justesse que l’argile rougie par le feu devait se déformer en tombant à l’eau, en sorte que l’absence de surfaces planes n’indiquerait pas nécessairement la forme circulaire et moins encore les dimensions de la demeure. C’est en effet ce qui a eu lieu dans bien des cas; tous les fragments de revêtement ne se prêtent pas à cette reconstruction, mais il n’en est pas moins vrai que lorsque des morceaux présentent une concavité parfaitement régulière, et tracent un arc de cercle géométrique, on ne peut attribuer ces lignes mathématiques à un pur accident. C’est sur des morceaux de ce genre qu’est basée la reconstruction précédente.
Quant aux dimensions, quelque petites qu’elles puissent paraître, elles ne sont point inférieures à celles d’un grand nombre de huttes occupées par les sauvages. Les habitations /265/ des hommes du peuple, dans la Nouvelle-Zeelande, construites de pieux et de branches entrelacées, ont rarement plus de 7 à 8 pieds de longueur, sur 5 à 6 de largeur et 4 ou 5 de hauteur; celles des chefs, hautes de 6 pieds, atteignent quelquefois 15 à 18 pieds de longueur, sur 8 à 10 de largeur. Un petit creux carré, parfois environné de pierre, indique la place du foyer, et la fumée n’a d’autre issue que la fenêtre, ou la porte si la fenêtre manque. Le lit consiste en un tas de feuilles; des nattes servent de couverture. Quand les chefs ont une famille, ils possèdent plusieurs cases, entourées d’une seule palissade 1 .
Les débris de petits branchages et de roseaux, pris dans le limon ou dans la tourbe des emplacements lacustres de la Suisse, proviennent sans doute de la toiture dont la forme était nécessairement conique. Dans ces constructions en bois, le foyer, en dalles brutes, devait occuper le centre. Peut- être le toit était-il ouvert à son sommet pour laisser échapper la fumée. La paille ou les feuilles accumulées contre la paroi servaient de lit, et l’on employait sans doute comme couvertures les toisons des moutons, les peaux de divers animaux tués à la chasse ou les grossiers tissus retrouvés à Wangen.
Du temps de Posidonius, les Gaulois avaient pour siéges et pour tables des bottes de foin et des troncs d’arbre; peut- être que dans l’âge de la pierre le plancher en tenait lieu, de même que chez les Papous de la Nouvelle-Guinée. Quelques vases étaient suspendus par des cordons; d’autres, servant de pot à feu, reposaient vers la cendre. Les armes et une partie des instruments domestiques étaient fixés contre les parois. Tel était sans doute l’ameublement de la cabane /266/ lacustre. Cependant, quand on voit le nombre considérable de bois de cerf, d’ossements et de pierres d’usages divers, accumulés sur certains points, il fallait que ces provisions, auxquelles s’ajoutaient celles du ménage, fussent abritées par quelque hangar fermé, complément nécessaire de l’habitation.
Si la forme circulaire des demeures paraît avoir prédominé dans l’antiquité, comme c’est encore le cas chez beaucoup de populations sauvages, les constructions carrées n’en ont pas moins été connues fort anciennement en Europe, et il se peut que ces deux genres de cabane se soient souvent trouvés réunis sur la même esplanade. La hutte carrée a été usitée dès le premier âge sur plus d’un point du Nord. On en a découvert une, à quelque distance de Stockholm, en creusant le canal qui conduit à Gothembourg 1 . Une autre, propre à l’Irlande, était sous 14 pieds de tourbe, dans le marais de Drumkellin, dans le comté de Donegal. D’après la description du capitaine Mudge, cette cabane mesurait 12 pieds en carré, sur une hauteur de 9 pieds, divisée en 2 étages, hauts de 4 pieds chacun. Les montants de la charpente avaient pour assise des troncs couchés horizontalement, la toiture était plate, et la cloison consistait en grossières planches de chêne, évidemment fendues avec le coin. Une hache en pierre, trouvée dans la hutte, et auprès de celle-ci, un morceau de sandale en cuir, une pointe de flèche en silex et une épée en bois prouvent assez la haute antiquité de cette construction, que M. Wylie suppose être le type des premières habitations des crannoges de l’Irlande, sur lesquels on trouve /267/ des traces de compartiments, séparés par des rangées de pieux revêtus de plateaux ou de planches 1 .
Les cabanes, quelles que fussent leurs formes, devaient se grouper en assez grand nombre sur les esplanades, dont la construction était trop laborieuse pour ne pas en utiliser toute l’étendue. On ne réservait sans doute que des couloirs peu spacieux et que les places d’entrepôt les plus indispensables. L’accroissement de la population avait pour conséquence l’agrandissement de la plate-forme, pour autant que le blanc-fond s’y prêtait. Les habitants du crannoge, resserrés en général sur un îlot de petites dimensions, entouré d’eaux profondes, n’avaient pas la même facilité, à moins de recourir aux demeures flottantes. Dans tous les cas, ceux qui occupèrent des bassins de peu d’étendue, ne tardèrent pas à avoir des colonies sur terre ferme, où l’on continua sans doute, pendant un certain temps, à élever les cabanes sur des pilotis, à en juger du moins par ce qui se passe encore de nos jours dans l’intérieur de plusieurs îles de l’Océanie. Si ce mode de construction n’était plus général chez les Gaulois du temps de César, c’est que le cours des siècles et l’invasion de nouveaux peuples avaient introduit bien des usages étrangers aux temps primitifs.
Malgré ces variétés de constructions, résultant soit de la nature physique, soit de l’origine des peuples, on est frappé des analogies que présentent les habitations lacustres des âges et des pays les plus divers. Partout le même emploi des pieux, des claies et des plateaux pour des bâtiments carrés ou circulaires; la même exiguité des cabanes antiques et des huttes modernes; partout la même indigence d’ameublement. /268/ Le développement de l’industrie, dans les parties de l’Europe étrangères à la civilisation des Grecs et des Romains, a pu amener quelque perfectionnement dans la manière d’ajuster et de consolider les pièces de bois; le métal a facilité la coupe, permis de faire plus et mieux, mais la bourgade lacustre du premier âge du fer n’en est pas moins très pareille à celle des âges antérieurs; ses pilotis présentent dans leur distribution la même irrégularité que précédemment, et ils n’occupent pas des emplacements plus considérables que ceux de l’âge de la pierre. La demeure du Gaulois, décrite par Strabon, était encore construite de claies garnies d’argiles. Enfin, les habitations des Pæoniens et des Papous reproduisent tous les traits caractéristiques de celles des temps les plus anciens.
Si la manière de bâtir diffère peu dans les premiers âges et ne laisse guère apprécier la marche de l’industrie primitive, il n’en est pas de même des instruments domestiques dont la matière et le genre de travail permettent de suivre pas à pas les divers degrés du développement humain. C’est d’après ces derniers vestiges des temps antéhistoriques qu’on peut apprécier l’antiquité relative des habitations lacustres de l’Europe. Les ossements mêlés à ces débris permettent même de se faire une idée de la faune au moment de l’apparition de l’homme. Bien des traits peuvent être relevés sur le genre de vie propre à chacune des premières périodes, et il ne sera pas sans intérêt de rechercher les origines de l’industrie pour autant que la chose est possible.
/269/
CHAPITRE II.
AGE DE LA PIERRE.
Animaux sauvages.
Quand l’homme pénétra dans les contrées encore désertes de l’Occident, les animaux peuplaient la terre en liberté, et ce ne fut pas sans lutte qu’ils cédèrent peu à peu le sol au nouvel arrivant. Si les redoutables carnassiers des pays chauds ne hantaient pas les forêts de l’Europe, elles ne renfermaient pas moins des êtres redoutables par leur force et par leur nombre. L’homme avait à veiller à sa sûreté et à celle de ses troupeaux, qu’il devait protéger contre les bandes de loups, contre les sangliers et les taureaux sauvages. L’imperfection des armes de chasse et le petit nombre des premiers habitants laissèrent longtemps ces animaux maîtres de la plus grande partie du sol; mais partout où la population s’accrut, se développa et se livra à l’agriculture, ils /270/ furent refoulés et plusieurs finirent par disparaître. Quelques espèces s’éteignirent, d’autres devinrent de plus en plus rares, et, de nos jours, ce n’est qu’à l’aide des découvertes lacustres qu’on parvient à se faire une idée des êtres divers qui peuplaient l’Occident, lors de l’arrivée de l’homme.
La faune du premier âge peut être reconstruite par la détermination des ossements retrouvés en grand nombre dans la tourbe et dans la vase des lacs. Ces débris, le plus souvent fragmentés, proviennent soit de la table, soit des provisions destinées à la fabrication d’instruments divers. Les détails suivants sur les espèces sauvages et domestiques propres à la Suisse dans les temps les plus anciens sont empruntés à un mémoire d’un grand intérêt publié tout récemment par M. le professeur Heer 1 .
« Le cerf noble et le sanglier des tourbières sont de beaucoup les plus nombreux. On peut juger par la grandeur des os du cerf et par la beauté de ses bois que sa taille était prodigieuse. Plusieurs dépassaient la hauteur du cheval. En revanche, le sanglier des tourbières était beaucoup plus petit que le sanglier actuel, qui apparaît déjà avec le précédent, mais beaucoup plus rarement. D’après les recherches de M. le professeur Rütimeyer, de Bâle, dont les excellents travaux sur les animaux contemporains des lacustres paraîtront prochainement dans les mémoires de la Société des antiquaires de Zurich, le sanglier des tourbières appartient à une race éteinte qui se distinguait par le peu de longueur de ses défenses. Il est possible cependant que la petite race, répandue d’Ilanz à Dissentis, descende de ce sanglier. /271/
» Les restes du chevreuil et de l’élan, mais tout particulièrement du bison et de l’urus, sont beaucoup plus rares que ceux des animaux précédents. L’élan est la plus grande espèce de cerf; il se distingue par l’élargissement de son bois en forme de pêle dentelée. On l’a retrouvé dans les lacs de Neuchâtel et de Bienne, à Moosseedorf, à Meilen, à Robenhausen, et récemment dans une tourbière près de Bischoffszell. Actuellement, l’élan ne vit plus que dans le nord de l’Europe, en Pologne, en Russie et en Suède; il est probable qu’il ne visitait autrefois notre pays qu’en hiver. Le bison et l’urus sont deux espèces de bœuf qui ont été répandues sur toute l’Europe. Le premier n’existe plus que dans le Caucase et dans une forêt de la Lithuanie; le second (bos primigenius boj.) a disparu depuis le XVIIe siècle. C’était un animal colossal dont la taille tenait le milieu entre celle du rhinocéros et celle de l’éléphant; on peut se faire une idée de la longueur et de la force de ses cornes par le pivot de celle qui a été découverte l’année dernière dans une couche de gravier près de Rapperschwyl. L’urus, qui a donné son nom au canton d’Uri, et sur les armoiries duquel la tête de ce bœuf est représentée, a été envisagé par quelques naturalistes comme ayant donné naissance à la vache domestique. M. Rütimeyer fait observer avec justesse, non-seulement que la grandeur considérable de ce bœuf contredit cette opinion, mais que les os de l’urus, trouvés à Moosseedorf, étaient accompagnés de nombreux restes de la vache domestique dont le squelette est plus grêle. La vache domestique descend probablement du bison indien (buckelochsen) et a été amenée de l’Asie, ainsi que la chèvre et le mouton. En revanche, l’urus vivait à l’état sauvage dans nos forêts, de même que /272/ le bison. Celui-ci, fort pareil au buffle indien, est un animal très sauvage et très hostile aux animaux domestiques.
» J’ai encore à mentionner comme gibier, le castor, le blaireau, l’écureuil et le bouquetin. Dans ces temps, le castor n’était certainement pas rare sur les rives de nos lacs, où il élevait ses remarquables constructions. Le bouquetin lui-même, qui maintenant est refoulé dans les déserts les plus arides, habitait alors les parties basses des montagnes et descendait en hiver dans les forêts des vallées et par conséquent dans le domaine de la chasse. Si nous ajoutons à ces animaux la tortue d’Europe, l’ours, le loup, le renard, la fouine, le furet, l’hermine et le chat sauvage, dont M. Rütimeyer a déterminé les os découverts près des pilotis, nous avons un tableau complet des animaux qui peuplaient autrefois nos forêts et qui différaient beaucoup de ceux qu’on y rencontre maintenant. »
Animaux domestiques.
» A côté des os de ces espèces sauvages, on retrouve les restes de nombreux animaux domestiques. Ceux qu’on découvre le plus fréquemment proviennent du bœuf domestique, race particulièrement petite, décrite par M. Rütimeyer; il l’appelle bœuf des tourbières. Ce bœuf se distingue par sa petite taille, ses membres déliés, son front bombé, et ses cornes courtes, fortes et recourbées en avant de manière à diriger les pointes vers le sol. La race remarquablement petite de l’Oberland doit descendre de celle des tourbières, et, dans chaque vallée écartée, on retrouvera probablement les races les plus anciennes de la Suisse. /273/
» Les chèvres étaient nombreuses; les découvertes montrent qu’on mangeait beaucoup de chevreaux. Le mouton, fort rare à l’époque de la pierre, a été beaucoup plus répandu dans la Suisse occidentale pendant la période suivante. Le chien apparaît déjà dans ces temps reculés comme le compagnon de l’homme; il était d’une race intermédiaire entre le chien de chasse et le chien de garde. Le cheval, dont on ne trouve que des dents et quelques os, doit avoir été rare. La volaille n’a pas laissé de traces de son existence. Il parait que la poule, l’oie et le canard domestiques étaient inconnus aux premières peuplades lacustres; cependant on a recueilli les restes du pigeon et du canard sauvages, de l’autour, de l’épervier et du héron gris.
» Il résulte d une manière incontestable de ce qui précède que les premiers habitants des bourgades lacustres possédaient le bœuf, la chèvre, le mouton et le cheval; mais, pour garder pendant l’hiver des animaux domestiques dans notre pays, il fallait réunir une pâture suffisante à leur conservation. Un peuple de bergers qui a des demeures fixes est fort supérieur au nomade, et nous savons que l’agriculture ne lui était point étrangère. »
Les animaux domestiques n’ont pas été aussi nombreux dans tous les pays de l’Occident pendant l’âge de pierre; mais, en Suisse, ils apparaissent avec les premières traces de l’homme, qui a évidemment amené ces troupeaux en émigrant de l’Asie. Les familles qui se dirigèrent vers le Nord n’ont pu les conserver, sans doute à cause de la rigueur du climat et de la difficulté de réunir les provisions nécessaires pour hiverner le bétail, à une époque où l’imperfection des instruments ne permettait guère de faire des récoltes suffisantes. Les dépôts de cuisine du Danemark ne contiennent /274/ que les os du chien; mais, dans la période suivante, l’homme du Nord parvint à acclimater la plupart des espèces domestiques.
L’absence de ces animaux chez les Scandinaves, pendant l’âge de la pierre, suffirait à elle seule pour montrer que les premiers habitants de l’Helvétie ne sont point venus de ces contrées.
Le cheval, le bœuf et le chien ont été constatés par M. Boucher de Perthes comme ayant existé en même temps que la population qui a laissé ses instruments en pierre dans les tourbières d’Abbeville.
En Irlande, le bœuf aux cornes courtes remonte sans doute au premier âge, mais la longue durée des crannoges ne permet guère de distinguer l’antiquité relative des ossements accumulés sur ces îlots. Il est cependant à présumer que les savants irlandais ont déterminé les espèces découvertes, soit dans les tombeaux, soit sur d’autres points abandonnés dès l’âge de la pierre.
Ossements humains.
On a retrouvé sur quelques emplacements lacustres de la Suisse des débris d’ossements humains qui n’ont pas toujours été recueillis avec tout le soin désirable. Il n’est peut-être pas superflu d’ajouter que ces restes ne portent aucune trace de cannibalisme. Leur présence dans ces couches de débris s’explique par la destruction violente des bourgades, qui ne pouvait avoir lieu sans victimes. Les corps pris sous les ruines des habitations étaient privés des honneurs de la sépulture et restaient dans la vase des lacs. La difficulté de creuser /275/ à travers plusieurs pieds d’eau, sur la plupart des emplacements lacustres, n’a pas même permis de retrouver le squelette entier. Cependant, si la suite des recherches établissait que le plus souvent les crânes se trouvent seuls, on devrait admettre que l’usage barbare des Gaulois de se faire un trophée de la tête de leurs ennemis remonte à l’âge de la pierre. Ce résultat paraît du reste peu probable, vu que les sépultures les plus anciennes ne renferment pas, comme celles des Gaulois, des traces de sacrifices humains. La mâchoire d’enfant trouvée à Concise, indique bien plutôt les conséquences d’un sinistre qu’un acte de barbarie qui irait jusqu’à faire un trophée de la tête d’un jeune enfant.
On ne saurait mettre trop de soin à recueillir les crânes humains de l’antiquité pour faciliter l’étude des races et des peuples. Le savant professeur d’anatomie, à Stockholm, M. A. Retzius, a déjà constaté, dans ma collection de crânes, les représentants de la plupart des peuples mentionnés par l’histoire comme ayant occupé la Suisse. D’autres noms seront à ajouter, mais les restes humains de la première période sont encore trop incomplets pour oser nommer un peuple avec quelque certitude, cependant l’un des crânes en ma possession n’est pas sans rapport avec ceux des tumulus les plus anciens des pays Scandinaves, et l’on sait que les Lapons, dont l’origine n’est nullement celtique, sont envisagés comme les descendants de la plus ancienne population du Nord. Nous verrons plus tard que les Celtes n’ont pas été les premiers habitants de l’Europe. S’il est difficile, dans l’état actuel des recherches, d’indiquer le nom du peuple qui les a précédés, on peut toutefois reconstruire les principaux éléments de son genre de vie. Nous connaissons ses habitations et son industrie; l’agriculture et la vie pastorale lui étaient /276/ propres, et le commerce se pratiquait au moyen d’échanges avec des contrées lointaines.
Agriculture.
L’une des découvertes les plus imprévues de l’âge de la pierre est assurément celle des graines provenant de l’agriculture. L’orge et le froment carbonisés par l’incendie ont été trouvés à Moosseedorf, à Meilen et à Wangen. Sur ce dernier point, le froment était recouvert par la tourbe et la couche artificielle formée des débris tombés à l’eau, en sorte qu’on paraît avoir ensemencé le terrain voisin, dès la fondation de cette bourgade. Ces graines, originaires de l’Orient, auraient ainsi été importées en Suisse par les premiers émigrants d’Asie, qui, introduisant avec eux la plupart des animaux domestiques, avaient pu les charger de provisions en vue d’un établissement dans des contrées inexplorées. Outre l’orge et le froment, on doit mentionner le chanvre ou le lin, d’après les cordons et les étoffes de Robenbausen et de Wangen, si toutefois il est bien certain que les filaments conservés ne viennent pas de l’ortie ou de quelque autre plante à écorce filamenteuse.
Quand on voit en quoi consistent les instruments de cette époque reculée, on se demande comment le défrichement et la culture du sol étaient possibles. Ils devaient offrir en effet des difficultés, mais il est vraisemblable qu’on se servait de houes et de pelles en bois, et que les terrains cultivés n’étaient pas fort étendus. On devrait, semble-t-il, découvrir les traces de ces outils aratoires dans la tourbe, qui a conservé des restes de branchages bien plus décomposables. /277/ Peut-être les retrouvera-t-on; toutefois l’instrument en bois disparaissait par l’incendie, et s’il tombait à l’eau, il surnageait, en sorte qu’il ne se perdait pas si facilement que les objets plus lourds. Le travail qu’exigeait l’agriculture surprend moins quand on se souvient que c’est dans l’âge de la pierre qu’ont été élevés les plus grands tumulus. Remuer la surface du sol, l’ensemencer et récolter les graines, était bien plus facile que de transporter d’immenses blocs pour construire les salles funéraires et de les recouvrir de 30, de 60 pieds et même plus, de terre rapportée. L’agriculture, à cette époque, n’en est pas moins un fait remarquable qui ajoute un nouvel élément à la reconstruction de l’histoire.
Aliments.
Les graines récoltées ne pouvaient être réduites en farine comme on le fait de nos jours. Le moulin de cette époque, si l’on peut lui donner ce nom, consistait en une pierre brute dont on rendait la surface plane, et sur laquelle on broyait ou concassait le blé avec une autre pierre. M. le professeur Heer pense qu’on rôtissait le grain pour cette opération et qu’on le déposait dans des vases 1 . « On l’employait ainsi après l’avoir humecté. Tel était l’usage répandu dans les îles Canaries lors de leur découverte par les Espagnols. De nos jours le peuple de ces îles continue à rôtir le blé dans des fours construits à cet effet, et, après l’avoir concassé, il le conserve dans des peaux de chèvre. Cette manière de le préparer comme aliment remonte à la plus haute /278/ antiquité, ce qui explique pourquoi le blé rôti joue un si grand rôle dans les sacrifices des dieux chez les peuples anciens.
» Outre la récotte du blé on faisait aussi des provisions de fruits. Les pommes et les poires conservées par la carbonisation avaient été coupées en deux et plus rarement en quatre, afin d’en faire des provisions pour l’hiver. Les poires, qu’on n’a encore retrouvées qu’à Wangen, appartiennent à l’espèce décrite sous le nom de achras. Elles sont petites et se rétrécissent vers la queue. Les pommes se rencontrent bien plus fréquemment, non-seulement à Wangen, mais aussi à Robenhausen et à Concise. Toutes se ressemblent par leur forme ronde et leur grandeur, qui est à peine celle d’une noix; le cœur du fruit, contenant les pépins, est volumineux, et la queue s’épaissit vers l’extrémité. Ces queues n’étaient plus attenantes aux pommes, mais, comme on les a trouvées tout auprès, elles leur appartiennent certainement. Il existe dans nos forêts plusieurs espèces de pommes sauvages, et l’on s’accorde à envisager la plus petite comme provenant des Lacustres. Il est difficile de dire si ces arbres étaient cultivés ou si l’on en recueillait les fruits dans la forêt; la première de ces suppositions est la plus probable. Quelques-uns des pilotis ayant été faits avec des troncs de pommier, il en résulte que ces arbres croissaient dans le voisinage des demeures, vu qu’à une époque ou le bois était abondant, on n’allait pas le chercher très loin. Le blé avait été importé de l’Orient, et il en a sans doute été de même de ces arbres fruitiers qui se trouvent encore à l’état sauvage dans plusieurs contrées de l’Asie. On peut donc envisager les pommiers et les poiriers sauvages de notre pays comme ayant été introduites par la population lacustre, à laquelle remonte /279/ en particulier l’espèce ronde et petite qui vient d’être mentionnée.
» On n’a encore découvert aucune trace de la vigne, ni des cerises et des prunes, mais bien des noyaux de prunelles et des cerises à grappes (prunus padus). On a sorti du limon une grande quantité de graines de framboises et de mûres sauvages, de faînes et de coquilles de noisettes.
» Le blé, les poires, les pommes et les fruits de la forêt étaient donc employés comme aliments, ainsi que les poissons, les produits de la chasse, la chair des animaux domestiques et le laitage. Le lait préparé en séret était sans doute conservé dans des vases exposés à la fumée. Il n’est pas rare de trouver des poteries percées de trous, disposés en rangées sur les flancs jusqu’à la base, dans lesquelles on ne pouvait mettre de liquide, mais qui étaient très propres à conserver le séret en permettant au petit-lait de s’écouler. Dans les contrées montagneuses, on l’enveloppe souvent d’une toile suspendue à la cheminée pour le faire essuyer et le préserver des vers; à la place de toile, on se servait vraisemblablement de ces vases à jours. »
La châtaigne d’eau (trapa natans) qui ne croît plus sur les lacs de la Suisse, a été découverte dans ceux de Zurich, de Moosseedorf, de Neuchâtel et dans le lac Léman 1 . Le fruit de cette plante, mêlé sur plus d’un point aux débris de l’industrie, était certainement aussi employé comme aliment.
Les os d’animaux contenant la moelle, ont été ordinairement brisés, et quelques-uns portent les marques de dents canines qui doivent être celles du chien, observation déjà /280/ faite en Danemark par M. le professeur Steenstrup. Jusques à présent, on n’a pas été aussi heureux que le savant danois pour constater les traces du sel employé dans l’assaisonnement.
Les débris de la cuisine sont assez nombreux pour se faire une idée des ressources alimentaires de la première population de l’Helvétie. Quant à la manière de prendre les repas, elle était assurément très primitive. Le sol ou le plancher tenaient peut-être lieu de siége et de table comme chez quelques sauvages. La poterie, d’après la forme des vases, paraît avoir été réservée pour les mets liquides. On ne retrouve ni cuillers, ni fourchettes, et l’on peut supposer que chacun saisissait à deux mains un membre entier d’animal et le mangeait en mordant de même, ainsi que le faisaient les Gaulois dont parle Posidonius.
Industrie.
Les premières migrations d’Orient en Occident eurent pour résultat, comme je l’ai fait observer plus haut, de rendre impossible l’exploitation des métaux, en supposant que les émigrants les aient connus avant leur départ. Des connaissances inappliquées étant bientôt perdues, il fallut avoir recours aux matières qui pouvaient suppléer quelque peu à l’absence du métal; dès lors la pierre joua le premier rôle dans l’industrie. Les familles qui s’avançaient, à travers mille obstacles, vers des régions inexplorées et dans des directions diverses, perdaient non-seulement toute communication avec la mère patrie, mais, dans leurs marches aventureuses et opposées, elles ne pouvaient pas même entretenir des rapports entre elles. Il en résultait que chacune /281/ devait fabriquer ses instruments et pourvoir à tout ce qui lui était indispensable. La nécessité des premiers moments devint plus tard un usage général; de là, ces nombreux lieux de fabrique qu’on retrouve dans la plupart des pays de l’Europe. Il n’est guère d’emplacement lacustre du premier âge, eu Suisse, qui ait eu quelque importance, sans qu’on y rencontre les traces de la fabrication, et quand on parcourt les musées d’antiquités nationales, il est facile de se convaincre que celles de l’âge de la pierre répondent en général à la minéralogie du pays où on les découvre 1 , ce qui ne veut point dire que des roches étrangères n’aient pu être importées par le commerce. Cette fabrication étant ainsi propre à chaque pays, on est cependant bien plus frappé de l’analogie des formes reproduites dans les contrées les plus éloignées que des variétés inhérentes à chaque peuple; mais ces rapports sont encore plus surprenants quand on les observe entre les produits de la plus ancienne population de l’Europe et ceux des tribus contemporaines de sauvages; alors, il devient évident qu’ils sont l’expression d’une loi naturelle découlant de l’unité de l’esprit humain, d’après laquelle l’homme satisfait de la même manière à ses besoins les plus pressants, indépendamment des temps et des lieux.
Les instruments du premier âge se retrouvent en très grand nombre avec les habitations lacustres de la Suisse. Celui dont l’usage a été le plus général est la hache qui présente ordinairement de fort petites dimensions. Le tranchant de ces pièces ne mesure que 15 lignes à 2 pouces. Leur longueur moyenne est de 3 à 4 pouces au plus. Les /282/ haches longues de 7 à 8 pouces sont rares, tandis que dans le Nord, on en trouve de dimensions plus considérables. La manière de les emmancher offre d’assez grandes variétés, les unes se fixaient avec des ligatures à l’extrémité d’une branche coudée naturellement, d’autres entraient dans l’enlaille du manche, faite en forme de mortaise, et plusieurs étaient assujetties à une emmanchure en bois de cerf qui s’adaptait au manche (Pl. III). Diverses lames de silex étaient aussi consolidées dans la rainure du bois à l’aide de résine ou d’une espèce de mastic, comme le font encore quelques indigènes de la Nouvelle-Hollande. Les haches percées, en général un peu moins anciennes, demandaient certaines précautions pour consolider le manche sans faire sauter la pierre. Peut-être employait-on déjà le procédé qui s’est conservé jusqu’à nos jours dans la Bretagne française. Quand un agriculteur découvre une de ces pièces percées, il a l’habitude de passer dans le trou une branche d’arbre, qu’il ne coupe ordinairement qu’une année plus tard, en sorte que par son développement lent et naturel le manche se trouve solidement fixé à l’instrument. Les pièces comprises sous la dénomination de haches et de coins, présentent un tranchant plus ou moins arqué et quelquefois oblique.
La pierre a été employée pour des instruments de chasse et de guerre, pour des marteaux, des ciseaux, des tranchets, des scies, des couteaux, des racloirs, des espèces de poinçons et même pour des burins (Pl. IV et Pl. V).
L’os était utilisé pour des armes de jet, des pointes en forme de stylet, des épingles à cheveux, des anneaux, des poinçons, des aiguillettes, des polissoirs, des ciseaux, et pour des espèces de tranchets qui ne pouvaient couper que des matières peu dures. Plusieurs de ces pièces servaient au /283/ travail des peaux et de la poterie. Des dents plantées dans l’extrémité d’andouillers faisaient l’office de polissoirs, d’autres ont été aiguisées en tranchets et en poinçons. Les bois de cerf étaient surtout employés pour des emmanchures et des poignées, mais aussi pour des marteaux, des pointes de lance, des poinçons et parfois pour de petits vases (Pl. III à VII, 25 à 28).
Les armes destinées à la chasse ou à la guerre sont les poignards, les lances et les flèches, en pierre, en os ou en bois de cerf. On retrouve la massue en bois. La hache d’usage domestique devenait au besoin une arme. Il est vrai semblable que la fronde était connue. Les pierres brutes servaient aussi de projectiles. Le nombre considérable de cailloux répandus sur des emplacements auxquels ils n’appartiennent pas naturellement, permet de supposer qu’on les réunissait sur l’esplanade comme un moyen de défense; plusieurs d’entre eux, aux angles vifs, brisés par la main de l’homme, étaient tout à fait impropres à la fabrication d’instruments, mais, lancés par une main sûre, le coup porté était d’autant plus redoutable que le projectile pouvait faire incision 1 . Cette accumulation de pierres sur les esplanades contribuait en outre à la solidité de celles-ci qui avaient d’autant moins à redouter les coups de vent qu’elles étaient plus chargées.
La poterie consiste en une pâte argileuse peu compacte, pétrie avec de nombreux grains siliceux qui permettaient à l’argile de cuire sur le feu. Bien que les vases intacts de /284/ l’âge de la pierre soient fort peu nombreux, on possède assez de fragments pour reconstituer les formes principales qui sont entre autres celles du cylindre, du cône tronqué et de l’urne. Quelques-uns sont munis d’oreillettes percées d’un ou deux trous dans lesquels on ne pouvait passer qu’un petit cordon destiné à les porter ou à les suspendre (Pl. VII, 30 à 33, 35 et 36). On trouve plus rarement le couvercle d’argile dont les bords, dépassant le col du vase, sont aussi percés de deux trous de chaque côté par lesquels passait également le cordon. D’autres, arrondis à leur base, manquaient de pied, mais on n’employait guère dans le premier âge ces nombreux supports circulaires, essentiellement propres à la période suivante. En revanche, on a recueilli sur quelques points des balles sphériques, pétries d’argile et de charbon, qu’on suppose avoir été des projectiles incendiaires. Ces fragments de poterie, ayant résisté à l’action des eaux pendant des siècles nombreux, ont été évidemment cuits au four, et chaque emplacement, de quelque importance conserve les restes de pièces déformées, indice certain d’ateliers voisins. L’art du potier était encore dans l’enfance, l’empreinte des doigts de l’ouvrier est restée sur bien des pièces. Le tour ne paraît pas avoir été fort répandu, il n’a pas du moins été employé généralement. Quelques ornements, faits sans doute avec les poinçons en os, consistent essentiellement en lignes parallèles et en zigzags; un vase de Wangen (Pl. VII, 35), le plus remarquable qui ait été découvert jusqu’à présent, porte un autre genre de dessin, imitant des tiges ou les nervures d’une feuille d’arbre.
On envisage comme des pesons de fuseau de petits disques ou des grains en argile percés d’un trou, ainsi que quelques pierres de même forme. Plusieurs de ces pièces ont pu servir /285/ d’ornements, de poids de filet ou être employées à d’autres usages, mais il n’en est pas moins probable que le fuseau était connu, si l’on tient compte des aiguillettes en os munies parfois d’un œil trop petit pour y passer une lanière; le fil employé devait être tordu, et il est vraisemblable qu’il l’était à l’aide du fuseau. On a en outre trouvé à Robenhausen des cordons, selon toute apparance de chanvre, d’une ligne d’épaisseur, formés de deux fils enroulés l’un autour de l’autre en torsade, et des restes de cordes, d’un pouce d’épaisseur, faites avec plusieurs bouts très fins de fibres d’arbre tordus ensemble.
La découverte de nattes ou grossiers tissus en chanvre ou en lin, qui a eu lieu à Wangen (Pl. VII, 24), ajoute un nouvel élément à l’industrie du premier âge. Quoique ces débris révèlent un art encore très rudimentaire, on voit que l’homme n’était pas réduit à se couvrir uniquement des peaux d’animaux, mais il y a loin de ces vêtements à la saie aux couleurs éclatantes que portaient les Gaulois d’après le rapport de Diodore de Sicile.
Lors même que la tourbe et le limon des lacs ont conservé bien des débris qu’on aurait pu croire perdus pour toujours, il n’en est pas moins probable qu’un grand nombre d’objets ont disparu. On peut cependant conclure des cloisons en claie de leurs habitations que l’art de la vannerie n’était point ignoré. Les fragments de corbeille, trouvés à Wangen (Pl. VII, 22), en sont une preuve suffisante. Les osiers ronds ou fendus, tressés avec le chaume, montrent déjà une certaine habileté dans ce genre de travail, dans lequel les Gaulois excellèrent plus tard au point d’exciter l’admiration des Romains.
Les objets de l’industrie primitive présentent une certaine /286/ variété dans une collection d’antiquités, mais quand on les rapproche des instruments innombrables produits par l’industrie moderne, dans toutes les branches de son activité, on est obligé de reconnaître leur extrême indigence et combien tout travail devait être difficile. Pas de fabrication sans une patience excessive. Les procédés employés étaient sans doute fort ingénieux, car l’homme en dehors de la civilisation n’est point dépourvu d’intelligence. Toutefois la pierre ne pouvait être taillée qu’avec la pierre. Pour fabriquer une simple hache, on commençait par pratiquer, à l’aide d’une scie ou d’une lamelle en silex, des rainures dessinant la forme de l’instrument, puis la pierre, après avoir été dégrossie avec le marteau, n’obtenait son tranchant et son fini qu’en l’aiguisant et en la polissant sur une meule dormante. Les mêmes procédés ne pouvaient être employés pour toutes les roches. La taille du silex exigeait qu’on sût utiliser sa cassure conchoïdale, et l’on a peine à comprendre comment on détachait d’une pointe de flèche les derniers petits éclats qui en étaient enlevés. Souvent un coup malheureux brisait la pièce près d’être achevée, tout alors était à recommencer. D’autre part l’imperfection et les petites dimensions de ces instruments divers, obtenus par tant de labeur, excitent l’étonnement à la pensée que c’était avec ces pièces qu’il fallait couper d’innombrables pilotis, ajuster les sommiers des esplanades, élever les cabanes et pourvoir à tous les besoins de l’existence, ainsi qu’à la sûreté personnelle. Abattre un arbre était tout un travail. Creuser un canot sur des troncs de chêne de 20 pieds de longueur et parfois même de 40 à 50 pieds demandait une peine excessive. On utilisait, il est vrai, l’action dévorante du feu, en dirigeant la flamme sur le point entaillé avec des tubes ou des roseaux faisant l’office /287/ de chalumeau, ainsi que le font quelques sauvages, mais encore ce secours était-il bien lent.
Le feu a été dans tous les âges d’une utilité dont on méconnaît trop souvent la portée. Les traditions en font remonter l’origine à l’apparition de l’homme sur la terre 1 . D’après M. le docteur Flourens, l’homme appartient aux frugivores par sa constitution physique, mais c’est à l’aide du feu, qu’il devient omnivore 2 . Le feu dissipe les ténèbres et les rigueurs du froid, il permet à l’homme d’habiter jusqu’aux régions glaciales. Il est d’un puissant secours dans les défrichements, et, sans le feu, l’industrie serait à peu près nulle. L’homme, une fois en possession de ce précieux élément, a dû le conserver avec le plus grand soin, mais il n’a pas tardé non plus à en connaître les terribles effets.
On comprend que le feu soit devenu l’objet d’un culte et qu’il ait eu ses prêtres et ses prêtresses pour veiller à sa conservation. Le feu sacré n’étant pas le seul à s’éteindre, il fallait pouvoir le reproduire. Comment l’homme arriva-t-il à connaître que le frottement de deux morceaux de bois de dureté différente donne l’étincelle, c’est ce qu’il est difficile de dire, mais ce procédé employé par les Mexicains et par de nombreuses peuplades modernes remonte à une haute antiquité. Il était déjà connu des anciens habitants de l’Europe, ce qui résulte du culte que les Germains vouaient à l’étincelle jaillissant de deux morceaux de bois, et il est infiniment probable que la population de l’âge de la pierre usait du même procédé. /288/
Commerce.
Si chaque tribu utilisait les roches qu’elle avait sous la main, fabriquait les instruments les plus indispensables et confectionnait ses vêtements, il n’en résulte point que tout commerce ait été inconnu après l’établissement des premiers pionniers de l’Occident. Entre les matières utilisées, plusieurs sont étrangères au pays où on les retrouve. Quelques-unes, apportées par les émigrants venant de contrées diverses, peuvent servir à retracer les voies parcourues. Le corail blanc de la Méditerranée, découvert à Concise, indique peut-être la marche d’une famille qui aurait remonté le cours du Rhône 1 , mais plusieurs pièces sont de provenances si opposées les unes aux autres, qu’elles doivent avoir été importées par le commerce. Les emplacements lacustres de la Suisse conservent à côté des roches alpestres et du cristal taillés en instruments, des serpentines étrangères et des silex dont la plupart sont sans doute originaires de la France. Il est à remarquer qu’une partie au moins de ces silex arrivaient à l’état brut, et qu’ils étaient travaillés en Suisse, ainsi que le prouvent les pièces ébauchées et les nombreux éclats sortis des lacs. La néphrite d’Orient, verdâtre, translucide et d’une dureté remarquable, se retrouve sur plusieurs points. Sa présence en Suisse soulève des questions difficiles à résoudre pour le moment. Si elle a été importée /289/ par les premiers émigrants, le lieu d’où elle provient étant connu désignerait sinon le point de départ, du moins l’une des stations des émigrants. Si, en revanche, la néphrite a été un article de commerce, elle témoignerait de communications établies avec l’Asie, à une époque où la population de l’Europe devait être assez nombreuse pour transmettre de tribu à tribu les échantillons de cette roche recherchée pour sa dureté; mais encore, comment ce commerce avec l’Orient n’aurait-il pas introduit le métal qui n’a été importé que plus tard par l’invasion d’un nouveau peuple? Des découvertes ultérieures et la détermination des roches au point de vue de leur origine fourniront probablement un jour une réponse satisfaisante. L’ambre de la mer Baltique, découvert à Meilen, montre que le nord de l’Allemagne était exploré pendant que la Suisse en était encore à l’âge de la pierre. L’ambre jaune, qui n’est point rare dans les plus anciennes sépultures du Nord, se retrouve aussi en Italie avec les antiques urnes d’Albano. Cette matière, dont l’origine ne peut être mise en doute, ayant été transportée dans le midi de l’Europe à une antiquité aussi reculée, il en résulte que les communications avec le Nord sont beaucoup plus anciennes qu’on ne le suppose généralement, et il est sans doute superflu de chercher à l’électrum d’Homère une autre signification que celle d’ambre jaune ou de succin 1 . /290/
Le silex, l’ambre, la néphrite et le corail blanc, retrouvés sur les emplacements lacustres de l’âge de la pierre en Suisse, nous reportent à eux seuls en France, sur les côtes de la mer Baltique, en Orient et sur les bords de la Méditerranée. On ne saurait admettre que les premiers habitants de l’Helvétie aient importé toutes ces matières en arrivant dans le pays, et bien moins qu’ils soient venus à la fois de l’Orient et de l’Occident, du Midi et du Nord. Il faut reconnaître qu’il exista déjà dans le premier âge un commerce ou des moyens d’échange suffisants pour se procurer des matières étrangères, qui se payaient avec les produits de l’industrie ou de la chasse. L’habitant de l’Helvétie n’allait assurément pas chercher l’ambre sur les bords de la mer Baltique, pas plus que l’homme du Nord ne l’apportait au pied des Alpes. Eussent-ils été l’un et l’autre riverains des mers, leurs canots étaient encore trop imparfaits pour une si longue navigation. Ces matières se transmettaient sans doute de proche en proche, et pour cela, la population de l’Europe avait dû se multiplier assez pendant l’âge de la pierre pour ne pas laisser de trop vastes contrées inexplorées entre ces tribus primitives. Le commerce, exploitant les produits de régions lointaines, ne pouvait négliger ceux qui étaient plus rapprochés. Dans le même pays, les matières utilisées ne se retrouvent pas /291/ également partout. Le grès molasse, employé pour les meules, n’était pas sous la main de chacun, les serpentines et les roches dures devenaient des articles de commerce. On était nécessairement conduit à explorer, puis à exploiter, et, si chaque homme savait plus ou moins fabriquer ses instruments, il existait aussi de véritables ateliers comme à Moosseedorf, à Concise et ailleurs. De là, des professions diverses qui, pour subsister, devaient recourir largement aux échanges; de là, toute une organisation sociale.
La détermination des roches et des matières utilisées par l’industrie est bien loin d’avoir fourni à l’histoire tous les résultats qu’on est en droit d’en attendre. Les quelques données précédentes font assez comprendre l’importance de cette étude. La même matière peut, il est vrai, être originaire de diverses contrées, mais dans ces cas-là, en prenant le point le plus rapproché, on ne risquera pas de trop étendre les communications qui ont existé entre ces anciennes peuplades.
Traits distinctifs de l’âge de la pierre dans les temps anciens et modernes.
La première population de l’Occident présente des rapports frappants avec les peuplades modernes, privées de la connaissance des métaux, mais aussi des différences d’une haute portée. Les constructions des sauvages sont encore pareilles à celles de l’ancienne Europe. Elles surprennent également par l’exiguïté des dimensions et par l’indigence de l’ameublement. La dextérité dans la fabrication des instruments est la même. La plupart des formes sont identiques. Toutefois le sauvage se caractérise par l’immobilité. Une génération /292/ nouvelle n’ajoute rien aux connaissances de la génération précédente. Les communications et les échanges d’idées, qui fécondent la vie d’un peuple, lui sont étrangers. L’isolement dans lequel il vit ne lui permet pas de progresser. Il est comme pétrifié dans sa manière d’être, et cet état stationnaire ne peut exister chez l’homme sans la dégradation.
Il n’en était pas de même dans la plus haute antiquité. L’agriculture et la vie pastorale occupaient, sur plus d’un point, une place d’une certaine importance. Partout, le commerce ou les échanges entretenaient une activité commune. Les premiers habitants de l’Europe se distinguent entre autres du sauvage par le développement progressif de leur industrie. Tous les emplacements lacustres de l’âge de la pierre, en Suisse, n’offrent pas le même genre de développement. Les antiquités de Moosseedorf, près de Berne, et de Mammern, sur le lac de Constance, ont un caractère bien plus primitif que celles de Meilen et de Concise. Il est possible que ces quatre emplacements remontent au même siècle, mais les deux derniers ont existé jusqu’au moment où le bronze commençait à être introduit, aussi y retrouve-t-on des instruments d’un fini plus grand, des formes plus élégantes et des haches percées par des procédés perfectionnés. Il en est de même dans le nord de l’Europe. Chez les Scandinaves, l’âge de la pierre présente un développement très sensible. Partout, les pièces les mieux travaillées appartiennent à la fin de cette période, et elles sont parfois accompagnées des objets en bronze qui caractérisent la période suivante.
On voit ainsi que, dès les premiers âges, les peuples de l’Occident tendent vers un développement continu, dont la marche, souvent fort lente, varie d’un pays à l’autre, mais /293/ n’est pas moins progressive, malgré le mouvement oscillatoire de la civilisation.
L’âge de la pierre offre d’importantes analogies sur les divers points de l’Europe où l’on a constaté sa présence; cependant on peut aussi relever quelques traits distinctifs résultant du climat, de la minéralogie et de la configuration du sol. C’est de cette dernière circonstance que provient la différence du crannoge et de la bourgade lacustre. La nature des roches dont on disposait, influait aussi sur l’industrie. Le silex des bords de la mer Baltique se prêtait à la fabrication de poignards, de pointes de lances, de haches, de scies et de divers instruments d’une rare beauté dans le genre 1 . En Suisse, la serpentine joue un plus grand rôle que le silex. Sur quelques emplacements, à Wangen, par exemple, les haches ont presque toutes la forme de coin; ailleurs elles sont plus variées. La scie est une simple lamelle de silex, le plus souvent étranger, très inférieure à la scie nettement dentelée du Nord. Les poignées et les emmanchures en bois de cerf sont fort nombreuses, surtout à Concise. L’os est employé pour des pointes de lance et des instruments divers, qui sont comme les prototypes de ceux qu’on retrouve dans diverses branches de l’industrie contemporaine, et l’on est conduit à se demander s’il n’y a point dans l’âge de la pierre quelque réminiscence d’une civilisation plus avancée dont il faudrait chercher le siége en Orient.
C’est sans doute à la différence du climat qu’on doit attribuer l’absence d’agriculture dans le Nord, ainsi que le /294/ manque d’animaux domestiques, qui, à part le chien, ne se rencontrent pas dans les Kjökkenmödding déposés sur les rives des fiords du Danemark. Cependant, lorsque Pythéas visita ces contrées, à une époque fort postérieure 1 , il est vrai, il y trouva l’agriculture et une certaine civilisation.
Durée et fin de l’âge de la pierre.
Il est difficile de déterminer la durée du premier âge de la civilisation en Europe. Elle a sans doute différé quelque peu d’un pays à un autre, parce que les contrées peu ouvertes ont dû conserver plus longtemps qu’ailleurs les usages primitifs. Toutefois, si l’âge du bronze a été introduit par l’invasion générale d’un nouveau peuple, la fin de la première période pourrait moins varier du Nord au Sud qu’on ne le supposerait au premier abord. Quoi qu’il en soit, il est assez remarquable que les principaux emplacements lacustres, explorés en Suisse, présentent des couches de dépôts d’une puissance fort analogue. Les objets d’industrie, tassés dans quelques pieds de tourbe, indiquent, dans tous les cas, une durée considérable, si l’on tient compte de la lenteur des formations de tourbe soulacustre. L’emplacement de Moosseedorf montre combien il est difficile d’établir une marche régulière d’accroissement, puisqu’on peut y observer un arrêt de formation entre la couche contemporaine de l’occupation et celle d’épaisseur moindre qui l’a recouverte, en partie seulement, quoique dans un laps de temps qui dépasse probablement 3 000 ans. Il est cependant à présumer que /295/ la durée du premier âge a été la même sur les divers lacs de la Suisse, et l’on peut ajouter qu’elle n’a pas été moindre dans les pays du Nord, d’après le grand nombre des sépultures les plus anciennes, et d’après l’élévation des Kjökkenmödding du Danemark.
Les habitations de l’âge de la pierre, en Suisse, ont été généralement détruites par l’incendie, cependant il se peut que des coups de vent les aient parfois jetées à l’eau, de même que le crannoge de Lough-Cimbe, mentionné par les chroniques de l’Irlande. La destruction par le feu a dû être fréquente. Bien que la cabane d’osier fût revêtue d’argile intérieurement, la flamme du foyer n’était pas sans danger, surtout par les jours d’orage. Il est probable que le froment carbonisé, découvert sous les couches artificielles de dépôts, provient de sinistres dont les dommages ont été réparés. Mais un moment est venu où les habitations de l’âge de la pierre ont généralement cessé d’exister en Suisse, et quelques-unes des bourgades les plus importantes, comme celles de Meilen et de Concise, commençaient, lors de leur destruction, à recevoir des objets en bronze. On a aussi retrouvé, sur ces deux emplacements, des restes d’ossements humains qui font supposer que la chute de ces bourgades a eu lieu à la suite d’une lutte à main armée. Il est à présumer qu’elles ne furent pas les seules à succomber dans cette guerre qui eut lieu au moment de l’introduction du bronze. La plupart des habitations lacustres de la Suisse orientale ne furent point reconstruites, tandis que de Bienne à Genève elles s’élevèrent de nouveau en grand nombre, pendant la période suivante.
On pourrait supposer, à première vue, que l’âge de la pierre a été de moindre durée, dans la Suisse occidentale, et /296/ qu’on employait encore le silex et la serpentine sur les bords du lac de Constance pendant que le bronze les remplaçait sur le lac Léman. On comprendrait cependant difficilement que les habitants d’Inkwyl et de Moosseedorf, qui faisaient venir des silex de France, fussent restés étrangers à l’industrie voisine du Steinberg, près de Nidau. C’est en étudiant les débuts de l’âge du bronze qu’on pourra proposer la solution de ces difficultés, mais, pour le moment, il importe d’ajouter que la marche uniforme de l’industrie, dans l’ancienne Helvétie, ressort suffisamment de l’étude des monuments funéraires. Les tombeaux de la Suisse allemande renferment de nombreux objets en bronze tout pareils à ceux du Steinberg, de Cortaillod et de Morges, ainsi que des armes et des ornements en fer du genre de ceux de la Tène, sur le lac de Neuchâtel. La même série d’antiquités, antérieures à la domination romaine, étant propre à la plupart des cantons, on ne saurait admettre que les bourgades lacustres de l’âge de la pierre, dans la Suisse orientale, soient contemporaines de celles de l’âge du bronze, sur le Léman et sur les lacs de Neuchâtel et de Bienne. Il faut donc qu’une raison particulière se soit opposée à la reconstruction des bourgades sur les lacs de la Suisse de langue allemande, et que cette cause n’ait pas été un obstacle à la réédification des cités lacustres dans la partie occidentale du même pays.
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CHAPITRE III.
AGE DU BRONZE.
Importance historique des divers modes funéraires.
On a déjà vu que les rares objets en bronze de l’époque de transition ne diffèrent point des pièces les mieux finies de la seconde période, et qu’on ne retrouve pas en Europe, comme en Asie et en Amérique, un âge intermédiaire pendant lequel le cuivre est employé sans alliage d’étain 1 . La connaissance du bronze a été importée de l’Asie, mais il reste à rechercher si elle s’est répandue de proche en proche, ou si elle a été introduite par l’invasion d’un nouveau peuple. Pour répondre à cette question, il suffit de rapprocher les sépultures de la période du bronze de celles de l’âge précédent, mais encore importe-t-il d’établir tout d’abord que la diversité des modes funéraires provient originairement d’une /298/ diversité de foi ou de religion, ce qui, dans les temps anciens, implique une diversité de peuple.
Quand on fouille les tombeaux antiques d’un pays, il semble au premier abord que tout est confusion. Le même tumulus recouvre souvent l’urne cinéraire et le corps inhumé sans avoir passé par le feu. Des objets tout pareils se retrouvent dans des tombeaux de constructions différentes, et des débris d’âges divers dans des sépultures du même genre. Plusieurs tombes ont été creusées sous la surface du sol, sans monument extérieur, tandis que d’autres sont recouvertes d’une colline tumulaire. On peut croire que ces diversités tiennent plus du caprice que des idées religieuses; toutefois en multipliant les observations et en généralisant l’étude, on ne tarde pas à voir que la confusion est plus apparente que réelle, et qu’il y a une raison d’être à toutes ces différences dans la manière de rendre les derniers devoirs aux restes du défunt.
D’après plusieurs auteurs, on croirait que les Romains brûlaient ou inhumaient indifféremment leurs morts, mais quand on y regarde de plus près, on voit que l’incinération était générale et que quelques familles seulement avaient conservé l’usage d’inhumer. Les Latins brûlaient les corps, les Etrusques les inhumaient. L’un et l’autre mode répondaient à des origines diverses, et ils peuvent se retrouver dans les tombeaux de la même famille, à la suite d’unions entre les descendants de peuples différents. Dans tel autre pays, le corps du noble ou du conquérant était consumé par le bûcher, et le peuple ou la race vaincue déposait les restes du défunt dans la terre. L’un de ces modes funéraires fut adopté à l’exclusion de l’autre par un grand nombre de peuplades antiques, mais si des tribus, ayant des usages divers, venaient /299/ à se mélanger, leurs tombeaux conservaient, au moins durant un certain temps, les traces de leurs origines. On comprend ainsi que les sépultures d’un pays dont la population renferme les restes de plusieurs invasions, puissent présenter des modes funéraires différents, appartenant à la même époque, mais trahissant des origines diverses. D’autre part, chaque peuple gardant son autonomie, a dû conserver, pendant les périodes successives de son développement, le mode adopté primitivement, en sorte que des tombeaux de construction pareille peuvent contenir des antiquités de chacune de ces périodes. Il importe donc, de tenir compte d’éléments nombreux et de rechercher, dans chaque pays, à quelle époque apparaissent les modes funéraires qui lui sont propres, résultat facile à obtenir à l’aide des armes et des ornements déposés dans la tombe 1 .
On sait combien les préoccupations sur la vie à venir jouaient un grand rôle dans la plupart des religions de l’antiquité, et combien elles influaient sur les soins donnés à la sépulture du défunt. L’inhumation et l’incinération répondaient à des points de vue différents. Pour les uns, ainsi pour une partie des Grecs, le feu était un élément purificateur. Euripide dit de Clytemnestre que son corps fut purifié par le feu. Héraclite, regardant le feu comme le principe universel, voulait qu’on brûlât les morts pour qu’ils rentrassent plus vite dans cet élément pur et subtil. Si les Romains et les Germains ne consumaient pas les corps des /300/ enfants qui avaient encore leurs dents de lait, c’est que, sans doute, ils les envisageaient comme innocents et comme n’ayant pas besoin d’être purifiés. Hérodote rapporte que les Perses, adorateurs du feu, s’abstenaient de l’incinération à cause de leurs idées sur la divinité de cet élément. D’autres envisageant la terre comme la mère universelle du genre humain, déposaient dans son sein les restes du défunt, sans le livrer aux flammes. Chacun interprétait, selon sa religion, les usages qui lui étaient propres. Le scepticisme, en se répandant chez les païens, put ne voir, dans ces pratiques, que des formes sans signification, mais il n’en est pas moins vrai, qu’à l’origine, elles répondaient à des systèmes religieux qui caractérisaient des peuples différents.
D’après ce qui précède, on peut affirmer que la connaissance du bronze a été importée en Europe par l’invasion d’un nouveau peuple, car c’est avec l’introduction de ce métal que se répand l’incinération 1 . Les sépultures de l’âge de la pierre présentent en revanche un caractère tout particulier. La première population de l’Occident inhumait ses morts, et avait l’habitude de replier le corps de manière à ramener les genoux sous le menton en croisant les bras du défunt sur sa poitrine. Le corps, ainsi replié, était déposé dans un tombeau de dalles brutes, long d’environ 3 pieds, sur une profondeur et une largeur un peu moindres. Dans la Suisse occidentale, ces espèces de sarcophages se retrouvent sous la surface du sol, sans monument extérieur. En France, en Angleterre, en Danemark, en Suède et dans bien d’autres pays, on construisait souvent des salles sépulcrales avec /301/ d’immenses blocs qu’on recouvrait ensuite de cailloux ou de terre, et dans lesquelles le corps replié était placé contre les parois. Cependant on retrouve aussi dans le Nord la tombe à peu près cubique, construite sous le sol de même qu’en Suisse, d’où il résulte que le mode funéraire du premier âge consiste bien plutôt dans l’attitude donnée au défunt que dans la grandeur du monument élevé sur ses restes. Cette attitude caractérise les sépultures de la population primitive de l’Europe, tout comme l’embaumement est le trait saillant de l’inhumation chez les Egyptiens. Le cairn ou monceau de pierres et le tumulus gigantesque des Barbares sont réservés aux chefs ou aux puissants, de même que les pyramides aux anciens Pharaons, tandis que le peuple inhumait le plus souvent sous la surface du sol. Ces tombeaux fort nombreux en Europe, ne renferment d’une manière générale que les instruments de l’industrie primitive, et deviennent relativement rares après l’introduction du bronze.
Il est intéressant de retrouver les mêmes sépultures, avec l’attitude repliée, sous les plus anciennes substructions de Babylone 1 , et c’est évidemment du centre de l’Asie que ce mode s’est répandu en Europe et en Amérique, où il est encore employé par plusieurs Indiens et par les Patagons, après avoir été général dans l’ancien Pérou. L’Afrique conserve des usages identiques qui existent pareillement chez les Bassoutos et chez quelques Hottentots. L’attitude repliée apparaît ainsi comme le plus ancien mode funéraire qui ait passé de l’Asie dans les autres parties du globe.
Une simple statistique des sépultures primitives permet de reconstruire les premières voies de migrations, et cela d’autant mieux que ce mode a cessé fort anciennement d’être /302/ général dans beaucoup de contrées. En Europe, où il est essentiellement propre à l’âge de la pierre, on le trouve sur tout le long du littoral des bassins et des grands cours d’eau. C’est en recueillant tous ces vestiges du premier âge qu’on rétablit deux voies qui se détachent du Caucase d’où l’une parcourt les côtes de la Mer Noire et de la Méditerrannée, tandis que l’autre se dirige vers le golfe de Finlande et suit les rives des mers du Nord. Les premiers pionniers de continents inexplorés remontent ensuite les cours d’eau: le Rhône, pour arriver sur les bords du Léman; l’Elbe, pour s’établir jusque dans la Thuringe 1 ,et ainsi d’autres fleuves.
Invasion des Celtes.
Dès que le bronze se répand en Europe, l’incinération devient d’un usage général. L’apparition d’un nouveau peuple répond évidemment à celle de ce métal. L’urne cinéraire, de même que la tombe cubique, se retrouve sous la surface du sol ou dans le tumulus, mais celui-ci, généralement moins élevé que dans l’âge primitif, ne recouvre plus guère de salle funéraire 2 . Quand on voit combien il est rare que le bronze /303/ accompagne le premier mode d’inhumation, on doit reconnaître que l’envahisseur est resté maître du sol; du reste il ne pouvait en être autrement de la part d’un peuple possédant des armes en métal, or ces armes sont celles des anciens Celtes qui n’inhumaient point leurs morts, mais les livraient aux flammes du bûcher. L’incinération étant une partie intégrante de leurs pratiques religieuses, et l’urne cinéraire de venant d’un usage général avec le bronze, il en résulte que le Celte n’est pas le premier habitant de l’Europe dans laquelle il a introduit les arts métallurgiques.
On ne saurait admettre que la population primitive, malgré la supériorité des Celtes, ait complètement disparu. Le vaincu a sans doute subi de grandes pertes, mais bien des familles n’en ont pas moins subsisté. Celles-ci ne tardèrent pas à être au bénéfice de l’industrie du conquérant, d’autre part leur individualité dut se perdre peu à peu, et leur religion finir par se confondre avec celle des Celtes, qui ont peut-être admis plus d’un élément de l’ancien culte 1 . Sur bien des points, les tribus primitives furent refoulées dans /304/ des contrées inoccupées, et conservèrent plus longtemps leur genre de vie; c’est ainsi qu’on croit retrouver leurs descendants chez les Lapons rejetés à l’extrême Nord; sur tel autre point, elles sont restées pendant un certain temps dans les lieux qu’elles occupaient, car le conquérant n’a pu envahir l’Occident en un jour, ni s’établir partout à la fois.
La Suisse occidentale est précisément l’une des contrées qui a échappé pendant plusieurs siècles à la domination du Celte, à en juger d’après les sépultures. On retrouve à Sion, à Verschiez, près d’Aigle, et à Chardonne, non loin de Vevey, des tombes du mode primitif, ornées d’objets en bronze. Celles de Verschiez étaient au nombre de plusieurs centaines; les deux autres points sont loin d’être entièrement fouillés. Dans le canton de Vaud, que j’ai tout particulièrement exploré, les instruments de l’âge du bronze n’ont jamais été découverts jusqu’à présent avec l’urne cinéraire, ni dans des tumulus, mais je dois ajouter que plusieurs tombes s’éloignent quelque peu du mode primitif, en ce que les corps, au lieu d’être repliés sont étendus et couchés sur le dos; toutefois, il est probable que la population de l’âge de la pierre abandonna peu à peu cette attitude étrange, car on a retrouvé dans une salle sépulcrale de la Suède un squelette étendu sur le dos au milieu des sarcophages cubiques. Dans tous les cas, l’absence de l’incinération pendant l’âge du bronze montre que les Celtes n’ont pas occupé la Suisse occidentale avant l’introduction du fer, avec lequel apparaît l’urne cinéraire.
Il n’existe pas, jusqu’à présent, de statistique assez complète des sépultures de la Suisse de langue allemande pour pouvoir indiquer avec précision les divers genres de tombeaux propres aux trois premiers âges, et cela de manière à /305/ présenter un ensemble suffisant qui permette de juger du mode prédominant à chaque époque. J’ignore même si le sarcophage de forme cubique y a jamais été nettement observé, ce qui s’explique par le fait que les objets de l’âge de la pierre, provenant des sépultures, y sont d’une extrême rareté, malgré le grand nombre de ces pièces découvertes récemment dans les lacs 1 . Le bronze se trouve parfois à côté du squelette inhumé; il doit en être ainsi vu la nombreuse population qui occupait les rives des lacs pendant le premier âge, mais je ne puis dire jusques à quel point l’incinération a été usitée avant l’âge du fer. Quoi qu’il en soit, les découvertes d’antiquités, au point où elles en sont actuellement, montrent que les habitations sur pilotis ont cessé d’exister avant l’introduction générale du bronze. Cet abandon, qui ne peut provenir uniquement de sinistres accidentels, s’explique tout naturellement par l’invasion d’une tribu celtique, devant laquelle auraient succombé les bourgades lacustres. Il est probable qu’à la suite de cette lutte, l’envahisseur s’est établi dans l’Helvétie orientale, et que l’indigène n’a pas pu relever les cités détruites, qui ont généralement disparu, à l’exception toutefois de celle du lac de Sempach et vraisemblablement de tel autre point dont on n’a pas encore retrouvé les traces. /306/
Peut-être faut-il attribuer à cette invasion la destruction des premiers établissements de Concise, d’Estavayer, de Corbières et du Pont de la Thièle; dans tous les cas, les trois premiers ont été reconstruits pendant l’âge du bronze, mais à une plus grande distance de la rive, comme si l’on avait voulu se placer hors de la portée des projectiles incendiaires. Aussi longtemps que l’homme n’avait à redouter que les attaques des bêtes sauvages, il suffisait de laisser, entre la rive et la demeure, un espace que l’animal ne pût pas franchir d’un bond, mais lorsqu’on eut à se défendre contre des tribus ennemies, il devint prudent de s’éloigner du bord au tant que la profondeur du blanc-fond le permettait. Ces reconstructions furent d’ailleurs facilitées dès qu’on posséda le bronze; cependant, le soin qu’on mit à rendre l’abord moins facile avait évidemment la défense pour but 1 . Il est difficile de dire si les bourgades de Chevroux, de Bevaix, de Cortaillod, de Colombier et de Nidau, sur l’emplacement desquelles on retrouve des instruments en pierre, ont été saccagées en même temps que Concise. S’il en fut ainsi, il est certain qu’on les reconstruisit sur les mêmes emplacements, vu qu’ils ont été occupés pendant la deuxième période.
Quand on voit combien d’établissements ont cessé d’exister dans la Suisse orientale avant que le bronze soit devenu d’un usage général, et si l’on tient compte que les deux cités importantes de Concise et de Meilen ont été détruites au moment de l’introduction du métal, on est tout naturellement porté à attribuer ces destructions à l’invasion du peuple qui importa en Occident les arts métallurgiques. L’absence de /307/ l’urne cinéraire dans le canton de Vaud, avant l’introduction du fer, permet de conclure que l’envahisseur ne s’y est point établi pendant le deuxième âge. S’il en eût été autrement, et que ce fût le Celte qui eût relevé les bourgades lacustres des lacs de Bienne, de Neuchâtel et du Léman, on ne comprendrait pas pourquoi il n’aurait pas agi de même dans les autres parties de la Suisse.
Il est possible que les observations auxquelles viennent de donner lieu les antiquités de la Suisse trouvent leur application et leur justification dans d’autres pays. On arrivera, par des recherches ultérieures, à constater que les cités lacustres ont été essentiellement propres à la population primitive, dont on découvrira sans doute les sépultures là où ces habitations ont subsisté dans les âges postérieurs. Quel que soit, du reste, le résultat des travaux qu’on est en droit d’attendre, il n’en est pas moins remarquable qu’un pays d’aussi peu d’étendue que la Suisse, dans lequel on retrouve, de Genève à Constance, les antiquités des trois périodes qui ont précédé la domination romaine, présente, dans l’âge du bronze, l’abandon général des constructions lacustres à l’orient et leur conservation à l’occident, de telle sorte que les démarcations fixées de nos jours par les langues allemande et française soient les mêmes que celles du deuxième âge; le bronze est abondant du Léman au lac de Bienne; Inkwyl 1 et Moosseedorf appartiennent à l’âge de la pierre. Cet abandon dans la Suisse de langue allemande est d’autant plus significatif que les usages de la première période ont été les mêmes dans /308/ tout le pays jusqu’à l’introduction du bronze. Pour qu’une révolution de ce genre se soit opérée dans la partie orientale, il faut qu’un nouveau peuple y ait imposé d’autres usages et que les riverains des lacs de l’occident aient échappé à sa domination. Il viendra du reste un moment où l’invasion d’un autre peuple se répandra sur tous les points du pays connu plus tard sous le nom d’Helvétie.
Industrie.
L’industrie de l’âge du bronze présente de tels rapports dans toute l’Europe, qu’on en a plus d’une fois cherché la raison dans le commerce que la Grèce et l’Italie auraient entretenu avec les autres pays, mais, à l’époque où le bronze a été introduit dans le Nord, le développement industriel du Midi n’était pas suffisant pour approvisionner l’Europe entière, et depuis qu’on a découvert, sur des points nombreux, des restes de fonderies en Suisse, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Danemark et en Suède, on est obligé d’abandonner cette explication et de reconnaître que chaque pays avait ses ateliers de fabrication. L’analogie des produits de l’âge de la pierre est moins surprenante à bien des égards, parce qu’il est des formes naturelles qui, avec les moyens limités dont on disposait, étaient nécessairement les mêmes partout. Cette loi cesse d’être aussi absolue dès qu’on arrive à travailler le métal qui se prête à une beaucoup plus grande variété de formes et d’objets. Le tranchant ondulé des épées, les petites poignées, les nombreux anneaux, les grandes épingles à cheveux, les instruments en général et les motifs d’ornementation qu’on retrouve partout, portent un cachet de parenté /309/ qu’on ne saurait méconnaître. Dès l’apparition du bronze, les formes élégantes et les dessins striés sont les mêmes qu’à la fin de cette période. Le couteau de Concise et le celt de Meilen ont déjà atteint la perfection du genre. C’est donc en Asie qu’il faut chercher l’origine et les prototypes de cette industrie, qui se répandit de là sur toute l’Europe. Le peuple qui l’importa exploita les mines de l’Occident, et les débris de la première population ne restèrent pas étrangers à ces nouvelles connaissances.
Bien que les tribus de la Suisse occidentale fussent isolées entre le Jura et les Alpes, ces remparts naturels n’avaient point été un obstacle au commerce primitif, ils n’empêchèrent pas davantage d’établir des rapports avec le nouvel arrivant, pour obtenir par des échanges les produits de son industrie. Ces tribus s’approprièrent même ce genre d’art, et elles eurent aussi leurs fonderies dont il subsiste des restes, mais, subissant l’influence d’un peuple plus civilisé, elles reproduisirent, avec habileté cependant, les formes et les ornements celtiques sans leur imprimer de caractère particulier.
De même que la hache en pierre, de petites dimensions, avait été le principal instrument dans la première période, la hachette en bronze, connue sous le nom de celt, devint d’un usage très général. Elle présente, dans chaque pays, plusieurs variétés de forme; celle qui prédominait chez les habitants de la Suisse occidentale exigeait un manche fendu pris dans les espèces d’ailerons du celt qui se recourbaient sur le bois.
M. Forel a retrouvé à Morges un moule de hache (Pl. X, 15), d’après lequel on voit que les habitants de cette cité lacustre fabriquaient eux-mêmes ces instruments. Une fonderie, dont les restes sont conservés dans le musée de Genève, /310/ existait aussi à Dovaine, près de Thonon 1 sur la rive opposée du Léman, et je possède les culots en cuivre avec plusieurs celts d’un atelier découvert à Echallens. Ces derniers objets ne sont pas sans intérêt au point de vue de l’industrie, parce qu’ils montrent que le fondeur faisait sur place l’alliage du cuivre et de l’étain. Les culots sont en effet de cuivre rouge, tandis que le métal des celts est un bronze jaune. Je dois cependant ajouter que le cuivre rouge contient quelques atomes d’étain, ce qui provient des débris d’objets en bronze qu’on fondait de nouveau. C’est ainsi qu’un fragment de bracelet est pris dans l’un de ces culots, ayant été jeté daus le creuset au moment où la fonte commençait à se refroidir. Plusieurs celts portent encore les bavures du moule; d’autres sont des échantillons manqués à la suite de soufflures qui ont endommagé le tranchant ou quelque autre partie de l’instrument. On voit donc que le cuivre et l’étain étaient importés séparément, et l’on aurait sans doute retrouvé les lingots de ce dernier métal si la découverte avait été faite avec plus de soin. La petite barre d’étain que MM. Rey et de Vevey ont sortie du milieu des pilotis d’Estavayer, ne laisse du reste aucun doute sur l’importation de ce métal sans être allié au cuivre.
L’art du mouleur a joué un grand rôle dans l’industrie du bronze, tandis que le fer réclame surtout le travail au marteau. Ce dernier instrument est cependant de première nécessité dans tous les âges. La pierre en a le plus souvent fait l’office à l’époque du bronze, et la pierre servait aussi d’enclume, comme c’est encore le cas chez les Papous et chez d’autres peuples modernes. Si la hache se coulait dans un moule et acquérait sa dureté, à l’inverse du fer, par un /311/ refroidissement lent, on ajoutait encore au mordant du tranchant en le martelant, ce qu’il est facile de reconnaître sur plusieurs pièces qui portent nettement l’empreinte des coups de marteau. Cet instrument était parfois en bronze, mais ceux que M. le colonel Schwab a retrouvés sur le Steinberg sont de petites dimensions (Pl. X, 4); le manche, entrant dans une douille longitudinale, devait être coudé comme celui du celt.
Plusieurs pièces ont servi de ciseau. Les couteaux étaient de forme élégante. Des pièces cannelées, en bronze coulé, paraissent avoir fait l’office de limes. Des tranchets et des poinçons nombreux servaient, entre autres, au travail des cuirs. Les aiguillettes, les aiguilles, les navettes à filet et les nombreux pesons de fuseau en argile témoignent que l’art de tisser, de coudre et d’employer le fil à des usages divers a fait de grands progrès depuis le premier âge. L’hameçon reproduit déjà les formes modernes. Le fil de bronze, souvent d’une grande ténuité, employé pour différents objets, n’a pu être obtenu que par la tréfilerie. La faucille était destinée à l’agriculture 1 , déjà connue précédemment, et les meules servaient à broyer le grain, de même que d’autres pierres, sur lesquelles on avait creusé un petit bassin, faisaient l’office de mortier.
L’habitant des cités lacustres de l’âge du bronze partageait le goût général des ornements personnels. Les anneaux destinés à la parure étaient nombreux et variés. On les retrouve, /312/ dans les sépultures, passés aux jambes du défunt, aux poignets, au-dessus du coude, autour du cou et même sur la tête comme des diadèmes 1 . Les épingles à cheveux sont aussi fort nombreuses; quelques-unes ont des dimensions surprenantes et plusieurs portent des gravures exécutées avec beaucoup de goût. Les fibules sont assez rares. Des boutons simples ou doubles, en bronze, faisaient sans doute partie du vêtement. Des débris de petites chaînettes et des pendeloques, qui deviendront beaucoup plus communes dans l’âge du fer, se retrouvent sur quelques points, mais le principal ornement de la toilette consistait dans l’anneau et dans l’épingle à cheveux.
La destination de plusieurs objets est difficile à déterminer. Les uns paraissent avoir servi au jeu, comme les pierres discoïdes; d’autres étaient peut-être des amulettes; plusieurs ont pu répondre à des usages qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous.
Les armes en bronze, découvertes dans les lacs, sont essentiellement l’épée, le poignard, la lance et la flèche. Cette dernière est assez rare. Il n’en est pas de même de la lance et du javelot. La lame du poignard, qu’on trouve plus fréquemment dans les tombeaux, est ordinairement très large vers la poignée à laquelle elle se fixait par des clous rivés disposés en arcs de cercle. L’épée, peu commune, était sans doute l’arme du chef. Elle se distingue toujours par sa petite poignée, caractère général en Europe, en sorte que la population /313/ de l’âge du bronze devait avoir une main plus effilée que celle des peuples qui ont envahi postérieurement l’Occident. Cette particularité est propre aux Hindous, aux anciens Mexicains et à d’autres peuples. Elle explique le peu d’ouverture des bracelets destinés au poignet, et probablement aussi les petites dimensions des instruments des deux premiers âges. Ces pièces indiquent plus de dextérité que de force physique de la part de ceux qui les maniaient. L’épée, propre à frapper de taille, mais surtout d’estoc, demandait une certaine connaissance de l’escrime. On a pas encore découvert dans les lacs de la Suisse des boucliers en bronze, ni les grands cors de guerre des tourbières Scandinaves, mais ces contrées, de même que l’Irlande, ont eu un développement tout particulier pendant l’âge du bronze, et bien que la plupart des objets rentrent dans le type général, certaines pièces ne se retrouvent guère que dans ces pays. Il en est du reste de même dans la Suisse occidentale, où la bourgade lacustre du Steinberg, près Nidau, offre une richesse et une variété d’antiquités qu’on n’a pas encore constatées au même degré sur d’autres emplacements. — Les moyens de défense ou d’attaque n’étaient certainement pas limités aux armes qui viennent d’être énumérées. La hache domestique devenait hache-d’armes. La massue, la fronde et des projectiles divers jouaient aussi leur rôle dans le combat.
L’or, employé avec une véritable prodigalité dans le nord de l’Europe, est très rare en Suisse à la même époque. Les objets de ce métal, trouvés sur le Steinberg, consistent en petites tiges enroulées en tire-bouchon pour l’ornement d’un collier, et en une fine lamelle cannelée, qui indique l’emploi du laminoir, connu à une haute antiquité, comme on peut s’en convaincre en examinant les riches dépouilles des tombeaux /314/ de la Crimée, réunies dans le palais de l’Hermitage, à Saint-Pétersbourg 1 .
On envisage en général l’argent comme étant tout a fait étranger à l’âge du bronze, on comprend qu’il ait été rare à cause des difficultés que présente l’affinage du minerai. Mais quand on le trouvait à l’état natif, ce qui n’était pas fréquent, il est vrai, il suffisait d’une simple fusion pour l’employer à des ornements. Telle est sans doute l’origine des deux bracelets en argent, découverts sur le mont de Charpigny près d’Aigle, avec des celts, des poignards et divers ornements tous en bronze. Quant au plomb et au zinc, on paraît avoir renoncé à les employer, soit parce que le premier était trop mou, soit parce que le second, se sublimant aisément, ne pouvait être allié au cuivre par les procédés connus à cette époque.
La poterie présente, dans sa composition, les mêmes caractères que celle du premier âge, les grains siliceux sont toujours mélangés à l’argile, ainsi que dans l’âge suivant 2 ; mais les vases, de formes et de dimensions plus variées, trahissent le développement de l’art du potier. Le tour était connu. Le graphite recouvrait la poterie d’un vernis noir que l’action de l’eau, pendant des siècles nombreux, n’a pas toujours fait disparaître. Les ornements sont les mêmes que /315/ ceux des instruments en bronze. Des vases de 2 à 3 pieds de diamètre ont servi aux provisions de lait et d’eau potable, car on ne pouvait boire celle des lacs à cause de toutes les immondices qui tombaient des habitations. D’autres ont fait l’office de pot à feu, comme il est facile de s’en convaincre par la couche de suie qui recouvre encore les parois extérieures. Des poteries sont parfois tombées à l’eau avec les provisions de noisettes et de fruits à pépin qu’elles renfermaient. On y déposait même des instruments et des ornements, comme c’était le cas à Cortaillod où un vase contenait plusieurs faucilles avec des bracelets. On retrouve la gamelle, la tasse, la soucoupe et le gobelet. Quelques pièces sont de vrais joujoux d’enfant. La forme de l’urne n’est point rare, mais l’un des traits caractéristiques de cette poterie est le grand nombre de vases de grandeur moyenne, dont le fond arrondi ou terminé en pointe exigeait un support. Telle était la destination de ces nombreux anneaux d’argile, qui ne commencent à être d’un usage général que dans l’âge du bronze. Quelques supports reproduisent en creux la forme inférieure du vase, mais ils ont été beaucoup moins usités que les anneaux. Ceux-ci portent parfois les traces du feu, et servaient ainsi à cuire ou à maintenir chaud l’aliment qui y était contenu. La destination de ces anneaux ne peut être douteuse quand on les voit employés pour le même usage dans quelques contrées de l’Espagne et chez les Indiens des environs de Madras 1 , qui les placent sur le foyer ou sur la table pour y déposer celles de leurs poteries, dont le fond est arrondi ou sans pied. L’argile cuite était aussi utilisée pour des grains de colliers, des pesons de fuseau, des poids de /316/ filet et, plus tard, pour des objets du culte comme les croissants du Steinberg.
La plupart des bourgades lacustres avaient leur fabrique de poterie, ce qui ressort des pièces déformées par la cuite, qu’on retrouve souvent sur les emplacements de pilotis, et que le commerce ne peut avoir mises en circulation. Quant au four ou foyer destiné à cuire les vases, il devait être sur la rive, ainsi que les fonderies, usage conservé chez les Papous de la Nouvelle Guinée, parce qu’un feu intense aurait présenté trop de dangers sur l’esplanade, au milieu de constructions en bois.
L’industrie prit un grand développement, grâces à l’introduction du bronze qui présente une supériorité incontestable sur les matières employées précédemment. La division du travail, en faisant de nouveaux progrès, contribua à perfectionner la fabrication. Chaque famille ne pouvait exploiter le minerai, le fondre, l’affiner et mettre le métal en œuvre, mais, dans chaque pays, il existait des ateliers dont on retrouve des traces.
Bien que la hache ait conservé ses petites dimensions, la coupe du bois devint plus facile. Quand on rapproche les entailles faites sur les pilotis des deux premiers âges, on voit combien la hache de bronze portait un coup plus sûr et plus net que celle de pierre. Les canots se creusaient plus rapidement. Le ciseau en métal facilitait la taille des mortaises, et, partant, l’assemblage des pièces de bois pour les constructions. Les habitations étaient sans doute plus solides, mais rien ne montre qu’elles aient changé d’aspect général. On ne peut dire si le bronze fut employé, en Suisse, pour labourer la terre, toutefois la fabrication des instruments aratoires put être améliorée, et la faucille fut un progrès réel pour /317/ la coupe des récoltes. Le travail des cuirs, l’art du tisserand, la confection des vêtements, en un mot toutes les branches de l’industrie gagnèrent à l’emploi du bronze, parce que tout pouvait se faire plus rapidement et mieux que dans la période précédente.
Commerce.
Plus l’industrie se développe, plus le commerce prend d’extension. Les mines de cuivre exploitées sur un grand nombre de points, n’étant pas également riches partout, l’abondance des unes devait suppléer à l’indigence des autres, et contribuer à multiplier les rapports commerciaux. Quant à l’étain, indispensable pour l’alliage du bronze antique, ses gisements, peu nombreux sur la surface du globe, ne se trouvent en Europe qu’en Saxe ou en Cornouailles 1 . Il est difficile de dire si les mines de la Saxe ont été exploitées avant l’âge du fer; dans tous les cas, l’étain de l’Angleterre, connu des anciens Phéniciens, a été un important article de commerce dès un âge fort reculé.
On comprend que le Celte, qui avait acquis en Asie une grande habileté à travailler le bronze et certainement aussi à exploiter les métaux dont il se compose, n’ait pas tardé à tirer parti des mines de l’Occident; toutefois il a dû s’écouler un temps assez long avant qu’il se soit établi dans les Iles Britanniques, qu’il y ait découvert l’étain et qu’il ait ouvert des voies commerciales qui permissent d’approvisionner la plupart des tribus dispersées en Europe. Il semblerait donc /318/ que pendant un certain temps la population ait dû se contenter d’instruments en cuivre; cependant ces pièces sont tellement rares qu’on ne saurait les envisager comme caractérisant une époque de transition entre la pierre et le bronze. Il est possible qu’on ait tiré l’étain de l’Asie, avant la découverte des mines de Cornouailles, mais encore comment affirmer qu’un commerce ait existé à cette époque avec les régions les plus méridionales de ce vaste continent, dans lesquelles se trouvent d’abondantes mines de ce métal, connues fort anciennement. Reste à savoir s’il n’en existe pas dans des contrées beaucoup plus rapprochées de l’Europe, et si elles n’ont pas été abandonnées peu à peu après l’exploitation des mines de l’Angleterre. Peut-être enfin que plus d’une famille du peuple envahisseur dut recourir momentanément à l’industrie primitive, ce qui expliquerait la présence d’instruments en pierre avec l’urne cinéraire. Quoiqu’il en soit, le bronze antique, dont on retrouve partout de nombreux restes, montre que le commerce a répandu l’étain assez abondamment, malgré la rareté de ses gisements, pour satisfaire aux besoins de l’industrie, et l’on ne peut douter de l’importance que durent acquérir, dans une haute antiquité, les riches mines de Cornouailles.
Les métaux précieux sont trop peu nombreux en Suisse pour avoir constitué une branche de commerce tant soit peu active. Il n’en a pas été de même dans toute la Gaule où l’on découvre sur quelques points l’or employé pour les anneaux massifs des bracelets et des colliers. Il était plus abondant encore en Irlande, en Danemark, en Suède et même en Sibérie 1 . L’analyse chimique d’ornements Scandinaves donne /319/ les mêmes proportions d’alliage naturel que celui de quelques mines de l’Oural. Il en résulte que des voies de communications étaient ouvertes entre le nord de l’Europe et de l’Asie, et l’on sait d’autre part que les mines de l’Espagne n’étaient pas les seules à verser leurs richesses dans l’antiquité. L’exploitation de l’or, recherché pour son éclat, n’est pas moins ancienne que celle du cuivre. Il servait sans doute aux échanges comme tous les autres produits de l’industrie, mais, la monnaie n’étant pas encore connue, on le réservait de préférence pour les ornements personnels. Les métaux précieux accumulés dans les palais des rois homériques, l’étaient certainement aussi dans les demeures de bien des chefs; toutefois ce genre de richesse paraît avoir été inconnu des populations lacustres de la Suisse.
L’ambre, retrouvé dans quelques sépultures de l’âge du bronze, montre que les anciens rapports avec les côtes de la mer Baltique n’ont pas cessé d’exister dans le deuxième âge. Le graphite, dont on vernissait les vases 1 devait être aussi importé dans l’ancienne Helvétie, qui se procurait probablement les produits de l’industrie étrangère, avec les ressources que présentaient les troupeaux d’animaux domestiques.
Le commerce, toujours limité dans ses transactions pour les échanges, n’en a pas moins pris un certain développement pendant l’âge du bronze. Il en fut nécessairement de même des professions diverses qui ne pouvaient se multiplier /320/ sans resserrer les liens de l’organisation sociale ou tout au moins les rapports indispensables pour faciliter à chacun les moyens de subsistance.
Animaux domestiques et sauvages.
La plupart des animaux domestiques ayant déjà été introduits en Suisse dans l’âge de la pierre, il n’est pas étonnant de les retrouver en assez grand nombre à l’époque du bronze sur les emplacements lacustres de la Suisse occidentale. Le cheval et le mouton, rares auparavant, se sont multipliés. D’après quelques dents, le cheval paraît avoir été de petite taille, toutefois cette observation a besoin d’être confirmée pour pouvoir être posée comme répondant à un fait général. On a vu que le chien seul se retrouve dans les dépôts de cuisine du Danemark, où les autres animaux domestiques n’apparaissent que dans la période suivante. D’après M. le professeur Steenstrup, ils sont de plus petite taille que ceux de l’âge du fer, pendant lequel des races plus fortes ont été introduites. En Irlande, les animaux domestiques doivent avoir été fort abondants, ce qui ressort, non-seulement des dépôts d’ossements sur les crannoges, mais aussi de ceux qui recouvrent plusieurs tumulus. L’âne est souvent mentionné dans les découvertes de l’Irlande; toutefois je ne puis dire s’il se retrouve avant le premier âge du fer.
On doit s’attendre à rencontrer les mêmes animaux sauvages que dans la période précédente. Quelques espèces cependant ont pu devenir rares. Tel a sans doute été le cas de l’urus primigenius, qu’il faut distinguer de l’aurochs. Peut-être en a-til été de même d’autres espèces. L’homme n’étend ses conquêtes /321/ sur la terre qu’au détriment du règne animal. Indépendamment de la guerre faite directement aux animaux par la chasse, plus l’homme défriche de forêts, plus il extirpe les broussailles et cultive le sol, plus il enlève les moyens d’existence à une foule d’êtres qui ne tardent pas à disparaître ou à se retirer dans d’autres contrées. La terre ayant été donnée à l’homme, une partie des êtres qui l’ont précédé dans la création sont destinés à lui céder la place à mesure qu’il se répand sur la surface du globe et se multiplie en raison de sa civilisation. Quand on aura établi la disparition graduelle des animaux sauvages dans une contrée, on pourra aussi se faire une idée par le résultat de cette étude du développement progressif de la population qui l’a occupée.
Coup d’œil sur l’âge du bronze, sa durée et sa fin.
Un développement général de l’industrie caractérise l’âge du bronze en Europe, où un nouveau peuple importe un élément nouveau de civilisation. La première population, livrée à elle-même, eût progressé plus lentement et peut-être eût-elle fini par dégénérer, quoiqu’elle ne fut point stationnaire. Généralement vaincue, elle est soumise au conquérant, refoulée sur quelques points ou protégée par la configuration du sol qu’elle occupe. Elle ne tarde pas à être au béné fice des connaissances importées, mais il est difficile de relever sa part d’influence dans le second âge. L’agriculture, qui lui était déjà propre sur quelques points, se répand plus au nord avec l’invasion celtique. D’après les traditions finlandaises, c’est un homme armé de cuivre, qui défriche le /322/ sol et le livre à la culture. Elle pourrait encore ajouter que ce fut lui qui introduisit les animaux domestiques sans lesquels l’agriculture est incomplète.
Le midi de l’Europe fit des progrès plus rapides que le nord, grâces à un sol plus fertile et à des communications plus faciles avec les centres de la civilisation en Orient. La forme des armes offensives, en Italie et en Grèce, est la même que dans le Nord, et dans les pays intermédiaires 1 , mais l’armure est plus complète. Le casque, la cuirasse et les jambières ne se trouvent pas moins dans les sépultures des Etrusques et des Hellènes que dans les poèmes d’Homère.
Au début, les éléments de l’art sont les mêmes. Le bronze et la poterie se couvrent de dessins identiques. Les disques, les chevrons et les fines stries ornent plusieurs pièces de l’Italie, ainsi que celles d’autres pays. L’ondulation des lames, les petites poignées et les hachettes fixées à des manches fendus se retrouvent partout; mais l’homme du Midi ne se borne pas à reproduire les prototypes importés de l’Orient, il perfectionne les instruments d’usage domestique; sensible à tout ce qui est beau, il cherche à imiter par le dessin la nature animée et prélude aux chefs-d’œuvre de l’antiquité. /323/
Au nord des Alpes, ces représentations n’apparaissent guère qu’avec l’introduction du fer. En Amérique, les Mexicains et les Péruviens en étaient encore à l’âge du bronze, lors de la découverte de Colomb, et, quand on voit leurs bas-reliefs et leurs constructions, les détails d’Homère sur les palais et les richesses artistiques des anciens rois de la Grèce acquièrent plus de vraisemblance, bien que le poète ait emprunté à son époque plus d’un trait dont il a enrichi la description d’un âge qui n’était pas le sien 1 . Cette période conserve jusqu’à la fin la plupart des formes introduites lors de l’invasion des Celtes; mais, dans quelques contrées, d’autres sont ajoutées, et le métal travaillé par des mains plus habiles répond à de nouveaux besoins.
L’âge du bronze n’a pas eu la même durée dans tous les pays de l’Europe. Il a cessé d’exister en Grèce un millier d’années environ avant l’ère chrétienne. On l’envisage comme prenant fin, chez les Scandinaves, à la naissance de notre ère, mais il est probable que le fer y a pénétré plus anciennement. Dans tous les cas, cet âge a été de longue durée. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir combien les sépultures de cette période sont nombreuses et combien de /324/ débris de l’industrie ont été recueillis dans les collections publiques et particulières. On compte déjà plus de cinquante bourgades lacustres du deuxième âge dans la Suisse occidentale 1 , bien qu’on soit loin de connaître tous les emplacements occupés. Cet ensemble de monuments réclame une large place dans l’histoire de l’antiquité. S’il est difficile d’indiquer le nombre des siècles, on peut du moins apprécier quelque peu la durée de cette période en se rappelant que les pilotis du premier âge ont été usés par l’action lente des eaux, jusqu’à la surface de la vase des lacs, à Concise, à Estavayer et ailleurs, tandis que les pieux des bourgades détruites avant l’introduction du fer sont encore saillants d’un à trois pieds au-dessus du limon.
Les emplacements de l’âge du bronze ne portent pas moins que ceux du premier âge les traces de l’incendie et d’une destruction violente. Les pièces de bois carbonisées, les vases pris à moitié dans le limon et les nombreux objets dispersés entre les pilotis, témoignent qu’une catastrophe a mis fin à ces établissements. L’histoire nous apprend que les Helvétiens tentèrent d’émigrer après avoir brûlé leurs habitations, mais ils n’auraient pas abandonné aux flammes leurs armes, leurs haches, leurs ornements, et toutes ces pièces qui sont encore visibles au fond des eaux pour peu que celles-ci soient transparentes. D’autre part, du temps de César et de Divicon, les Helvétiens connaissaient le fer, en sorte que la destruction des bourgades lacustres de l’âge du bronze doit remonter à une époque plus reculée et provenir d’une autre /325/ cause. Les sinistres accidentels n’expliquent pas davantage cette destruction, qui a été générale, car, dans la période suivante, les points occupés sont fort peu nombreux. Pour que ces établissements aient été, non-seulement renversés, mais abandonnés, il faut qu’il se soit passé quelque chose d’analogue à ce qui a eu lieu dans la Suisse orientale à la fin du premier âge, et qu’un nouveau peuple ait apporté d’autres usages dans le pays. Il est assez remarquable que ces habitations aient aussi cessé d’exister au moment de l’introduction d’un nouveau métal, ce dont on peut se convaincre par les quelques objets en fer découverts sur divers emplacements, riches en débris de l’âge du bronze. C’est donc à la fin de cette période, alors qu’on commençait à recevoir les débris d’une nouvelle industrie, que la plupart des constructions sur pilotis ont été renversées, mais il reste à voir si l’étude des antiquités de l’âge du fer permettra de retrouver le nom du peuple auquel on doit attribuer cette nouvelle destruction.
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CHAPITRE IV.
PREMIER AGE DU FER.
Le fer est le métal qui joue le plus grand rôle dans l’industrie, aussi sa découverte a-t-elle profondément réagi sur la vie des peuples. L’importance de ce métal, connu en Orient dès une très haute antiquité, aurait dû, semble-t-il, contribuer à le répandre beaucoup plus rapidement. Il n’en fut cependant pas ainsi. Pour qu’il devînt d’un usage général, il fallait que les peuples qui le recevaient fussent capables de se l’approprier et de le produire à leur tour. J’ai cherché à retracer les divers moments de son introduction en Europe. Bien qu’il ne soit pas facile de donner des dates précises, on a vu que le fer a commencé à être connu dans les Gaules environ six siècles avant l’ère chrétienne, et encore n’est-il point certain qu’il ait été ignoré jusqu’à ce moment-là. Quoi qu’il en soit, c’est à cette époque que les Phocéens s’établissent à l’embouchure du Rhône et que les Kimris occupent /327/ une partie de l’Occident, après avoir quitté les bords de la mer Noire; or la connaissance du fer remonte à un âge beaucoup plus ancien sur les côtes du Pont-Euxin et de l’Asie-Mineure, en sorte que ces peuples ont, dans tous les cas, importé avec eux l’art de travailler ce métal dans les contrées où ils se sont établis. Si les Gaulois étaient restés étrangers à cette industrie, dans laquelle excellaient les Celtibériens, ils l’auraient certainement apprise des Phocéens et des Kimris. Quoiqu’il en soit, les Gaulois et les Bretons possédaient le fer avant les conquêtes de César, et ce n’est pas du temps de Tacite seulement que les mines de la Norique furent exploitées.
Invasion des Helvétiens.
Les antiquités du premier âge du fer, qu’on découvre dans les lacs de Bienne et de Neuchâtel, diffèrent sensiblement de celles qui accompagnent les ruines romaines de la Suisse, mais, en revanche, elles sont exactement les mêmes que dans les tombeaux les plus anciens du troisième âge. Les sépultures de cette période présentent en général une assez grande variété, qui est, du reste, propre à la plupart des pays de l’Europe 1 . Dans la Suisse occidentale, et tout particulièrement /328/ dans le canton de Vaud, c’est à ce moment seulement qu’apparaissent le tumulus et l’incinération. D’après les observations précédentes, relatives aux sépultures de l’âge du bronze, l’apparition de ce mode funéraire doit répondre à celle d’une nouvelle population dont il faut rechercher l’origine.
Le mode introduit remonte à l’invasion des Celtes; il se retrouve chez les Grecs, les Romains, les Gaulois, les Bretons, les Germains, les Scandinaves et chez beaucoup d’autres peuples; mais le tumulus, monument encore barbare, était étranger aux Romains 1 qui déposaient l’urne dans le columbarium ou sous la surface du sol, en dressant un marbre plus en rapport avec leur civilisation. Cette circonstance est importante parce que le tumulus, introduit avec le fer dans la Suisse occidentale, a été encore en usage sous la domination romaine en Helvétie. A cette époque, ce genre de colline artificielle n’étant point le tombeau du Romain, devait être nécessairement la sépulture de l’indigène, qui n’était autre que l’Helvétien. Il faut donc reconnaître que le tumulus et l’incinération, qui n’apparaissent sur les bords du Léman qu’après l’âge du bronze, désignent nettement l’établissement de ce peuple au pied des Alpes.
Les Helvétiens ne sont pas les premiers habitants de la Suisse. Ils conservaient du temps de César le souvenir d’une contrée qu’ils avaient occupée avant de se fixer dans le pays d’où ils voulaient émigrer de nouveau. Après la bataille de Bibracte, six mille Urbigènes cherchèrent à fuir, en se /329/ dirigeant vers le Rhin, sur les frontières de la Germanie 1 . Dion Cassius ajoute qu’ils prirent cette route dans l’espoir de regagner leur ancienne patrie 2 . Tacite la place entre le Rhin, le Mein et la forêt Hercynienne, et Ptolémée donne le nom de désert des Helvétiens à la contrée qui s’étend depuis la source du Necker jusqu’aux Alpes 3 . Il résulte de ces passages que les Helvétiens avaient habité la Germanie avant de faire invasion dans le pays auquel ils ont donné leur nom. Cette invasion ne devait pas remonter à une bien haute antiquité puisque la tradition n’en était pas perdue du temps de César. Leur séjour sur la rive droite du Rhin n’indique pas nécessairement qu’ils soient Germains. Les auteurs anciens leur attribuent une origine gauloise, ce que paraissent confirmer les dénominations celtiques conservées en Suisse 4 , ainsi que les tumulus qui reproduisent parfois tous les détails des cérémonies funèbres des Gaulois, dans lesquelles les sacrifices humains jouaient souvent un grand rôle. Les Helvétiens avaient probablement passé de la Gaule en Germanie et, de là, entre le Jura et les Alpes d’où ils voulaient émigrer de nouveau. Tous ces mouvements disent assez combien ils changeaient facilement de patrie et combien peu on doit les envisager comme les premiers habitants de la Suisse. D’une grande valeur et fortement épris de la guerre, d’après le témoignage de César, c’était, les armes à la main, /330/ qu’ils conquéraient de nouvelles contrées. Leur établissement au pied des Alpes n’a pu s’opérer qu’après avoir vaincu la population qui occupait le pays. Ces premières considérations permettent déjà de présumer que c’est aux Helvétiens qu’il faut attribuer la destruction des bourgades lacustres qui s’élevaient en grand nombre de Bienne à Genève.
Cette destruction a eu lieu, ainsi qu’on l’a vu, au moment où quelques objets en fer commençaient à se répandre. Cependant on ne trouve pas de traces de ce métal sur un grand nombre d’emplacements qui ont ainsi cessé d’être occupés avant son introduction générale. D’autre part, les tumulus du canton de Vaud, fouillés jusqu’à présent, appartenant tous à l’âge du fer, il en résulte que l’invasion des Helvétiens remonte à la fin de la période du bronze en Suisse, ou tout au moins à l’époque de transition, et qu’elle se répandit sur le pays en même temps qu’une nouvelle industrie caractérisée par le fer. A la suite de cette irruption, la population antérieure fut dans la même position que les premiers habitants de l’Helvétie orientale, lors de l’invasion des Celtes. Les emplacements primitifs avaient été abandonnés, et de rares habitations lacustres ne s’élevaient plus qu’à l’écart, comme sur le lac de Sempach. Il en fut de même après la conquête des Helvétiens. Ce peuple, d’origine celtique, qui avait occupé une contrée privée de lacs, circonstance importante à noter, ne construisit évidement pas ses demeures sur les eaux, en sorte qu’on ne saurait lui attribuer les antiquités lacustres de la Suisse occidentale. Les habitants primitifs, décimés et soumis, peut-être aussi refoulés en partie dans quelques vallées alpestres, durent généralement renoncer à leurs antiques bourgades. Ils ne relevèrent que sur un petit nombre de points leurs établissement /331/ ravagés. Les deux seuls emplacements de quelque importance, retrouvés jusqu’à ce jour, sont ceux du Steinberg et de La Tène 1 . Ces bourgades survécurent pendant un certain temps, mais elles portent aussi les traces d’une destruction violente qui n’est peut-être pas sans rapport avec celle de la cité lacustre de Tondano, dans l’île Célèbes. On a vu que les habitants de cette dernière ville, ayant voulu secouer le joug des Hollandais, furent battus, mais non sans peine, et qu’ils reçurent la défense de construire sur les eaux. Cependant les indigènes cherchent encore à se réfugier dans les ruines chancelantes de leurs anciennes demeures, qui ont pour eux un attrait tout particulier. Ce récit, quelque moderne qu’il soit, rend bien compte de ce qui a dû se passer en Suisse, il y a environ deux mille ans. Plus d’un indigène chercha longtemps aussi un abri dans les ruines des antiques bourgades que quelques familles occupaient encore sous la domination romaine.
Les Helvétiens, qui n’avaient pas l’habitude de construire leurs demeures sur les eaux, ayant pénétré dans la Suisse occidentale en même temps que le travail du fer et au moment où disparaissent les bourgades lacustres du deuxième âge, il est évident que c’est à la suite de leur invasion que ces établissements ont été détruits.
Les descendants de la population lacustre des bords du Léman ont laissé, comme traces de leur existence, des tombeaux d’une construction identique à celle des sépultures de l’âge précédent, dans lesquelles ils ont déposé les mêmes objets d’industrie que contiennent les tumulus de la période /332/ du fer. Si la population conquise tomba dans la servitude, il y eut sans doute des exceptions, car plusieurs de ces tombeaux renferment des ornements qui révèlent une certaine position sociale. Peut-être même que quelques familles s’allièrent à celles du vainqueur, ce qu’on pourrait supposer quand on trouve réunis sous le même tumulus l’inhumation et l’incinération, mais il est possible que ces deux modes fussent déjà propres aux Helvétiens, avant d’avoir franchi le Rhin, car ils s’étaient sans doute incorporé plus d’un indigène des diverses contrées qu’ils avaient occupées, de même qu’ils s’associèrent, lors de leur émigration sous la conduite de Divicon, plus d’une peuplade voisine. Ces migrations fréquentes eurent pour résultat d’introduire chez le conquérant plus d’un élément étranger, ce que confirme la confusion apparente des modes funéraires, conséquence naturelle de la réunion en un seul peuple de familles d’origines diverses. Les Romains ne furent certainement pas les seuls à ériger en loi le respect des différents usages funéraires, mais on doit aussi renonnaître que les idées religieuses qui s’y rattachaient primitivement s’altérèrent peu à peu, et qu’on put, dans certains cas, passer sans scrupules d’un mode à l’autre. C’est ainsi qu’on vit à Rome, dans les derniers temps de la république, Sylla ordonner de livrer son corps aux flammes après sa mort, et cela contre l’usage de sa famille, par la crainte qu’il avait qu’on ne jetât ses ossements au Tibre, comme il l’avait fait de ceux de Marius.
Industrie.
Les habitants primitifs de l’Helvétie occidentale, qui s’étaient approprié l’industrie celtique, ne tardèrent pas à /333/ s’assimiler celle du premier âge du fer. Cette industrie nouvelle, à laquelle répond en Suisse l’époque helvétienne, ne saurait recevoir le nom du même peuple sur tous les points où elle se répand. Formée d’éléments divers, elle présente de grands rapports dans la plupart des pays de l’Europe, et entre autres deux caractères bien distincts, qui se reproduisent à peu près partout. Le premier exprime la transition naturelle entre deux périodes, de manière que les formes de l’âge du bronze passent en partie dans celui du fer, pour autant, toutefois, que ce dernier métal, qui ne se prête pas au moule comme le précédent, permettait au début de l’art de reproduire, par le martelage, les lignes souvent élégantes de la deuxième période. L’autre caractère ressort nettement de formes nouvelles tout à fait étrangères à l’époque du bronze, et dont on doit rechercher l’origine en Asie où prennent naissance les principaux prototypes de l’art destiné à recevoir en Europe son plus haut degré de développement. Pour avoir une idée nette de ces divers éléments, il importe de jeter de nouveau un coup d’œil sur les débris de cette industrie retrouvés soit dans les eaux, soit sous la surface du sol, et de mentionner tout d’abord en quelques mots les principales découvertes qui servent à compléter celles qu’on a faites dans les lacs.
Les tombeaux helvétiens enrichissent depuis longtemps les collections de la Suisse d’armes en fer, de ferrements de roues, de vases formés de minces feuilles de bronze, de larges lamelles du même métal découpées à jours, gravées, cannelées ou repoussées, d’ornements en or et en verre, ainsi que de quelques poteries d’un genre nouveau. Des sépultures contenant des antiquités pareilles se retrouvent en Italie, en France, en Allemagne et dans les pays du Nord, /334/ mais trop souvent la classification de ces pièces les sort de la place qu’elles devraient occuper dans les musées. — Un champ de bataille de la même période, constaté à la Tiefenau, près de Berne, est remarquable par le grand nombre d’objets en fer enfouis sous la surface du sol. Des débris de chariots, une centaine d’épées, des restes de cottes de mailles, des pointes de lance, des anneaux, des fibules, des ornements, des ustensiles divers, des poteries grossières et des fragments de bracelets en verre étaient accompagnés de plus d’une trentaine de monnaies gauloises et massaliotes antérieures à notre ère, sans qu’aucun objet de ce champ de bataille puisse être attribué à l’époque de la domination romaine en Helvétie 1 . — Une autre découverte des derniers temps de l’indépendance gauloise est celle d’Alaise, près de Besançon. Ce n’est pas ici le cas d’entrer dans la discussion soulevée par la question de savoir si ce point est bien l’Alesia dont parle César. Quelle que soit l’opinion des savants à ce sujet, on ne peut méconnaître que la plupart des objets découverts ces dernières années caractérisent le premier âge du fer. Il est évident que cette localité a été le siége d’un établissement gaulois d’une grande importance. Les nombreux tumulus d’Alaise recouvrent sans doute les restes de générations diverses inhumées dans l’âge du bronze et pendant la période romaine. Quoi qu’il en soit, l’époque intermédiaire est largement représentée. La plupart des pièces recueillies prennent place entre ces deux périodes, et donnent lieu à d’importants rapprochements avec les antiquités helvétiennes 2 . — Un champ de sépultures non moins caractérisque se trouve à /335/ Hallstadt, près de Salzbourg, en Autriche 1 . Il représente d’une manière particulièrement complète la transition du bronze au fer. L’épée, le poignard, le couteau et le celt de bronze, y sont accompagnés des mêmes pièces en fer. Des ustensiles et des ornements divers permettent d’apprécier avec certitude les éléments anciens et nouveaux qui président à cette époque transitionnelle pendant laquelle se sont accumulés les tombeaux de ce vaste cimetière. L’analogie de ces antiquités avec celles des découvertes précédentes montre suffisamment qu’elles sont le produit d’une industrie qui, si elle n’est pas contemporaine sur tous les points où on en retrouve les traces, a du moins pris naissance dans des conditions et sous des influences analogues. — Ce qui a été dit précédemment des enfouissements de la troisième période dans les tourbières des pays du Nord, dispense d’entrer dans de nouveaux détails à ce sujet.
C’est d’après l’ensemble de ces diverses découvertes qu’on peut saisir les traits caractérisques mentionnés plus haut. Entre les objets en fer qui reproduisent les formes de l’âge précédent, il faut citer les haches de La Tène (Pl. XIV, 11, 12, 18), dont la douille exigeait un manche coudé, de même que celui des celts en bronze. Une pièce pareille, découverte dans le canton d’Argovie, fait partie de la collection des antiquaires de Leipsick. Des haches du même genre se trouvent dans les musées du Danemark, de la Suède et de la Norwége. /336/ On rencontre aussi, près d’Alaise et de Hallstadt, le celt en fer fixé à un manche fendu. — Les débris de chaînes de La Tène (Pl. XV, 3) composés d’anneaux circulaires réunis par des liens plats ou cannelés, sont pareils à quelques chaînettes de l’âge du bronze. — Divers fers de lance conservent les formes connues, mais plusieurs offrent des variétés d’un genre nouveau. — Les antiquités en bronze, sorties des emplacements lacustres du premier âge du fer, n’indiquent pas avec certitude la transmission de l’art purement celtique, parce qu’elles peuvent être tombées à l’eau pendant l’époque précédente; aussi, pour compléter cette liste, doit-on recourir aux découvertes faites dans le sol.
Les tombeaux de la troisième période renferment des épingles à cheveux semblables à celles qui ont été importées avec le bronze. — Divers anneaux, les bracelets entre autres, reproduisent les formes et les gravures usitées précédemment, mais d’autres, non moins nombreux, sont d’un genre très différent. — Les antiquités en fer de Hallstadt conservent plusieurs types anciens qui ne tardent cependant pas à disparaître. Le tranchant d’un couteau est ondulé comme dans la deuxième période. Une lame de poignard en fer présente vers la poignée la largeur caractéristique de l’âge précédent. Une épée en fer, droite et à deux tranchants est munie d’une poignée en bronze qui offre plus d’une réminiscence de l’art celtique; la partie inférieure dessine un arc de cercle, et le pommeau se termine par deux tiges en forme d’antennes portant un disque à leur extrémité. La collection de la Société des antiquaires de Zurich possède une épée pareille qui provient d’un tumulus de Dörflingen près de Schaffhouse, seulement la poignée est en fer et les disques /337/ sont remplacés par des boutons 1 . Deux épées de petites dimensions, mais du même genre, ont été découvertes à Alaise. La poignée de l’une est en bronze massif. « De sa partie supérieure, dit M. Aug. Castan, s’élancent gracieusement deux antennes, terminées par des boutons ouverts, dont les alvéoles sont encore remplies d’une substance rosâtre que l’on suppose être du corail décomposé. La lame en fer, tranchante des deux côtés et d’une largeur de 3 centimètres à sa naissance, est restée dans son fourreau de bronze 2 . » Ces poignées ne sont pas sans rapport avec celles du Luissel et de Concise qui ne diffèrent que par l’enroulement de leurs antennes en volutes ou spirales.
Les formes du premier âge du fer, étrangères à l’époque du bronze, sont de beaucoup les plus nombreuses. Le tranchant des lames d’épée et de poignard est généralement droit, celui des couteaux n’est plus ondulé. Les faucilles se distinguent des précédentes par leurs grandes dimensions, par leur fabrication et par la courbure de la lame. Le tranchant, parfois dentelé en scie, répond à un usage fréquent dans le Nord. La faulx constate un progrès réel en agriculture; l’une de ces pièces, trouvée sur le champ de bataille de la Tiefenau, peut avoir servi en guise d’arme. La petite fourche, le trident ou harpon, le mors de cheval et l’étrille sont des pièces nouvelles (Voir les Pl. XIV à XVII. La Pl. XVII est consacrée aux antiquités tumulaires). Des mors du même genre ont été retrouvés en grand nombre à /338/ la Tiefenau, mais le fer de cheval n’y a pas été remarqué. On en a cependant découvert un fragment dans l’une des tombelles d’Alaise 1 , les étampures sont oblongues, et le clou, dont la tête est usée, a la forme du T. Un tumulus de Grächwyl, dans le canton de Berne, recouvrait un de ces fers intact, avec un éperon sans molette, une épée et un magnifique vase en bronze d’origine étrusque 2 . Il est possible cependant que ce tumulus helvétien n’ait été élevé que pendant la période romaine.
Les ornements personnels ne présentent pas moins de formes nouvelles. Les anneaux en bronze sont toujours usités comme bracelets et colliers. Si quelques-uns portent encore les gravures celtiques, plusieurs, coulés de manière à imiter de larges ciselures, accentuent plus fortement les ornements de détail. Parfois l’anneau granulé reproduit les perles d’un collier 3 . Les renflements variés et les dessins nettement accusés ne sont pas sans élégance. L’ambre rouge traversé /339/ par le fil du bracelet 1 , ou l’émail incrusté sur le bronze des colliers 2 ajoutent un nouvel élément à l’ornementation. Des anneaux sont revêtus de lamelles en or sur un noyeau d’argile. On peut envisager comme des brassards de grandes pièces, longues de 5 à 6 pouces, passées à l’avant-bras des squelettes, bien qu’elles aient été fabriquées avec des feuilles de bronze si minces qu’elles ne devaient guère résister sous les coups de l’agresseur. Ces brassards, renflés comme un fuseau sur le milieu de leur longueur, sont couverts de fines gravures, de disques, de lignes parallèles et de chevrons 3 . Le jais, les lignites et le verre ont aussi été employés pour les bracelets. Les premiers, bombés et en général assez lourds, mesurent jusqu’à trois pouces et demi de hauteur 4 .
Le verre a été utilisé pour des anneaux circulaires, souvent plats à l’intérieur et ornés sur l’autre face de lignes en relief ou d’espèces de larmes disposées en torsades. Les uns sont blancs, d’autres bleus ou bruns. La teinte jaune, plus difficile à donner, ressort au moyen d’une pâte de cette couleur étendue sur la face interne de l’anneau. Des fragments de bracelets en verre ont été retrouvés à La Tène, sur le /340/ Steinberg et à la Tiefenau. Plusieurs, sortis intacts des sépultures, étaient passés à l’avant-bras des squelettes. Dans trois localités de la Suisse, on les a découverts avec des monnaies celtiques qui ne permettent pas de douter de leur origine antéromaine, ce qui ne veut point dire qu’ils n’aient pas été en usage plus tard 1 .
Le verre coloré et des pâles émaillées faisaient aussi l’ornement des colliers, non plus sous la forme d’anneaux, mais en grains de grosseurs diverses souvent mélangés avec l’ambre de la Baltique, et passés à un cordon. Ces perles nombreuses dans quelques tombeaux se retrouvent sur le Steinberg. Leur présence dans le premier âge du fer est d’autant moins surprenante qu’on les rencontre à l’époque du bronze. Du temps de Pline, d’après le témoignage de cet auteur, les Gaulois étaient habiles à travailler le verre. Ce n’est cependant pas à cette industrie, sans doute importée par les Phocéens, qu’on doit attribuer les verroteries les plus anciennes découvertes en Suisse et dans le Nord. Les Phéniciens, dans leurs expéditions commerciales, les utilisèrent souvent comme /341/ moyen d’échange. Plus tard on les imita, et, longtemps après l’ère chrétienne, elles avaient encore le même caractère. C’est ainsi qu’on retrouve des grains de collier en verre ou en pâte émaillée présentant les mêmes formes et la même disposition de couleurs dans les tombeaux de l’Egypte, de la Crimée, de plusieurs gouvernements de la Russie, de l’Allemagne, des Pays Scandinaves, de l’Angleterre, de la France, de la Suisse, de l’Etrurie et de la Grande Grèce 1 .
L’usage des ceintures, des bagues et des boucles d’oreilles commence à se répandre. L’une de ces dernières, trouvée à Baulmes, est ornée sur son pourtour de cinquante trois petits anneaux de deux lignes de diamètre à peine 2 . Une ceinture, formée d’un grand anneau dont les extrémités sont reliées par des chaînettes provient des environs d’Aubonne 3 . Un anneau pareil, mais torsé, est conservé dans le musée de Stockholm. Parfois une large lamelle en bronze, recouvrait le cuir de la ceinture en tout ou en partie. Deux pièces identiques, cannelées sur leur longueur sortent des tumulus d’Alaise et de Rances, en France et en Suisse. D’autres, bosselées, reproduisant en relief des disques, des losanges, des oiseaux, des quadrupèdes et des hommes dans des encadrements de lignes parallèles, ornent plusieurs tombeaux helvétiens ainsi que ceux de Hallstadt. Quelques-uns de ces /342/ dessins variés se retrouvent sur des lamelles d’Alaise; s’ils pouvaient faire douter de l’antiquité de ces pièces, il suffirait de rappeler que les Gaulois aimaient à orner leurs boucliers et leurs casques d’animaux et de figures fantastiques. L’une des ceintures les plus remarquables est assurément celle des environs d’Arles, qui a été déposée dans le musée de Copenhague. Elle est composée d’une double rangée de plaques carrées, bosselées sur le centre et réunies les unes aux autres par de petits anneaux; entre chaque plaque de la rangée inférieure, sont suspendues des lamelles triangulaires, ornées de fines gravures.
Les pendants et les chaînettes jouent un grand rôle dans le premier âge du fer. Celles-ci, formées d’anneaux passés les uns dans les autres ou réunis par des liens, se doublent et se triplent parfois vers leurs extrémités auxquelles sont suspendus des glands en bronze ou des grelots de forme ovoïde, découpés en bandes longitudinales à l’intérieur desquelles est ordinairement un petit caillou blanc, qui tient lieu de battant 1 . Nulle part cependant ces chaînettes et ces pendants ne se trouvent en plus grand nombre que dans la Livonie et dans les provinces voisines, où elles ont été en usage jusque dans les derniers temps païens 2 .
Les fibules, rares en Suisse pendant l’âge du bronze, se retrouvent assez fréquemment dans la période suivante. Celles en fer provenant de La Tène, identiques aux nombreuses /343/ broches de la Tiefenau, montrent que le nouveau métal, bien qu’il fût abondant, n’était point dédaigné pour les ornements. Cependant, la plupart de celles qui proviennent des tombeaux sont en bronze. Quelques-unes ne mesurent qu’un pouce de longueur, tandis que d’autres sont deux à trois fois plus longues. La variété des formes est très grande; l’os et l’émail s’incrustent sur le métal; l’une, trouvée à Baulmes, est surmontée d’un oiseau en relief 1 .
On découvre parfois en Suisse, sur la poitrine du mort, de nombreuses perles en bronze prises dans l’étoffe de manière à couvrir de brillants cette partie du vêtement que les Livoniens ornaient aussi de la même manière 2 .
L’or, sans être abondant chez les Helvétiens, est cependant bien moins rare que dans la période du bronze. Sur des grains de collier de ce métal, ressortent des espèces de méandres ou de petits triangles avec trois points saillants à l’intérieur, genre d’ornement très fréquent sur les objets en argent du Danemark et de la Suède 3 . Des colliers et des bracelets évidés sont en or. Quelques anneaux n’ont que 4 à 7 lignes de diamètre. Une chaîne en filigrane est d’un joli travail, mais l’ornement le plus riche, sinon le plus artistique, des tumulus helvétiens est une coiffure en feuille d’or de la forme de calotte, ornée de triangles, de disques et de carrés en relief disposés sur des lignes parallèles 4 . /344/
La poterie reproduit bien des formes de l’âge précédent. L’argile pétrie avec des grains siliceux se retrouve dans les tumulus de même que dans les lacs, cependant l’art du potier a fait des progrès incontestables et l’on connaît aussi des pâtes plus fines et plus compactes. Le vernis, au lieu d’une teinte uniforme, reçoit sur le même vase des couleurs diverses, noires, blanches, rouges, brunes et jaunes, disposées en damier, en triangles et en figures géométriques diverses qui doivent avoir quelques rapports avec le sagum gaulois aux carreaux de couleurs éclatantes. Ces dessins ornent l’extérieur de l’urne et l’intérieur de pièces de vaisselle évasées, employées sur le Steinberg ou déposées dans des tombeaux 1 . La poterie helvétienne caractérise une phase particulière des arts céramiques, qui prend place entre le genre celtique proprement dit et celui dans lequel ont excellé les Etrusques. — La pierre ollaire, travaillée à l’aide du tour, était aussi utilisée pour des vases et pour quelques ornements.
Il n’est pas rare de trouver dans les tumulus helvétiens des vases en bronze de dimensions parfois assez considérables 2 . Leur forme est en général celle du cylindre, du cône tronqué ou du chaudron. Ils se distinguent par le peu d’épaisseur de la feuille de métal qui est souvent ajustée avec des clous rivés. Quelquefois on appliquait une mince plaque de fer pour réparer la feuille endommagée. Un tumulus du Grauholz, dans le canton de Berne, fouillé par M. le Dr. Uhlmann. recouvrait un vase cylindrique de 8 1⁄2 pouces de hauteur sur 11 1⁄2 de diamètre. Deux anses sont clouées sur les flancs du vase qui est entouré de dix cercles produits par le /345/ bosselage de la feuille de bronze; un anneau en fer destiné à consolider celle-ci est pris dans l’enroulement du bord supérieur 1 . C’est dans le tumulus de Grächwyl, mentionné plus haut, qu’a été trouvé l’un des vases les plus remarquables de cette période. Il portait sur le flanc un groupe de figures dont le personnage principal est une femme qui tient de chaque main les pattes d’un lion et d’un lièvre. De la tête de cette figure ailée, partent horizontalement deux serpents sur chacun desquels est assis un lion; un aigle posé sur la coiffure de la femme domine le groupe 2 . Bien que ce vase, d’origine étrusque, soit étranger à l’art helvétien, il n’en appartient pas moins au premier âge du fer et il témoigne de rapports avec l’Italie qu’il n’est pas hors de propos de constater. Cette importation n’est d’ailleurs pas un fait isolé. Sans parler du miroir étrusque découvert dans les ruines d’Aventicum, un vase pareil à celui de Grächwyl a été trouvé à Neyruz, près de Moudon 3 , et d’autres, provenant de l’Italie, ont été transportés jusque dans le nord de l’Allemagne et dans les Pays Scandinaves. /346/
Les armes du premier âge du fer ne montrent pas moins que les pièces précédentes l’importation d’une industrie étrangère à la deuxième période. On a vu combien les épées de La Tène diffèrent de celles en bronze par leur forme et par l’ornementation de leurs fourreaux. Il ressort de la découverte d’épées pareilles dans les tumulus de la Suisse et d’autres pays qu’elles ont été d’un usage général, et qu’elles remontent au moins aux derniers temps du paganisme. On ne les a peut-être retrouvées nulle part en plus grand nombre que sur le champ de bataille de la Tiefenau d’où l’on a retiré au delà d’une centaine de ces armes, le plus souvent mutilées comme on peut l’attendre à la suite d’un combat acharné.
Ces épées, on le voit, sont loin d’être rares, mais il n’en est pas de même des fourreaux en fer, assez conservés pour permettre d’en distinguer tous les ornements. Les dessins que M. le Dr Keller reconnaît avec raison n’être ni celtiques, ni romains, ne sont pas sans quelque rapport avec ceux qu’on remarque sur plusieurs objets Scandinaves. La figure 8 de la planche Pl. XIV représente, sinon intentionnellement du moins de fait, deux têtes fantastiques dont la gueule ouverte et historiée rappelle celle des dragons entrelacés des antiquités du Nord. Les figures 2, 3 et 17 offrent encore quelque chose de pareil. L’ornement circulaire que la première figure de la même planche reproduit quatre fois, se retrouve, dans ses traits essentiels, sur divers objets des bords de la mer Baltique. Enfin, la partie inférieure du fourreau n’est pas étrangère à quelques pièces danoises.
On ne conclura point de ces rapprochements que les épées des tumulus et des bourgades lacustres de la Suisse soient empruntées aux peuplades du Nord, ni que celles-ci aient /347/ subi l’influence des Helvétiens ou des Gaulois; il en résulte plutôt que ce nouveau genre de dessin apparaît sur plusieurs points de l’Europe avec le premier âge du fer, et qu’il a été introduit par les invasions incessantes dont l’Asie a été le point de départ. L’art des derniers temps païens chez les Scandinaves doit avoir la même origine que le culte d’Odin et des Ases. Les Suèves, en s’établissant sur les bords du lac Mélar, eurent assurément une large part dans l’importation de ces éléments nouveaux, mais ils ne furent pas les seuls à les introduire en Europe, et leur pays n’est pas le seul non plus où une partie de ces types ont été reproduits jusque dans le moyen âge.
La forme des épées n’est pas moins caractéristique que celle des fourreaux. Les lames droites et à deux tranchants sont arrondies à leur extrémité ou terminées en pointe peu prononcée. Les premières rappellent ce que dit Tite-Live des épées des Gaulois à la bataille de Cannes, avec lesquelles ils ne pouvaient frapper que de taille 1 . Les épées de la Tiefenau, longues relativement au glaive romain, n’étaient pas mieux trempées que celles des alliés d’Annibal, qui, d’après Polybe 2 , se faussaient au premier coup et se redressaient avec le pied en les appuyant sur le sol. Plusieurs sont en effet faussées, et l’on voit, par la double courbure de quelques lames, qu’elles étaient aussi redressées sur le champ de bataille 3 . /348/ Rien de pareil ne pouvait avoir lieu avec l’épée de bronze. Parfois celle-ci volait en éclats entre les mains des héros d’Homère, mais elle ne se recourbait pas. L’habitant du Nord brisait sur la tombe du guerrier l’épée qu’il avait portée; on en retrouve souvent les tronçons en bronze jetés auprès de l’urne cinéraire. Plus lard, l’épée de fer est pareillement mise hors d’usage le jour des funérailles, seulement, au lieu d’être en fragments, elle est enroulée ou même nouée comme un ruban 1 .
La différence de ces armes ne consiste pas seulement dans le métal et dans la forme, mais aussi dans la manière de les manier. L’épée de bronze, svelte et acérée, frappant d’estoc et de taille, demandait en général plus de dextérité que de force; celle de fer se prêtait moins à l’escrime et rappelle le jugement de Plutarque sur la manière de combattre des compagnons de Brennus qui assiégeaient le capitole. « Leur plus grande force, dit-il, consistait dans leurs épées, qu’ils maniaient à la barbare, lourdement et sans dextérité, entaillant presque uniquement les têtes et les épaules. Camille arma en conséquence la plus grande partie de ses soldats de casques de fer poli, sur lesquels les épées des Gaulois ne pouvaient manquer de glisser ou de se rompre. » Plutarque corrige cette dernière expression en ajoutant un peu plus loin que « les épées des barbares, qui étaient de fer non trempé, et qui avaient les lames minces et applaties, pliaient aisément et se courbaient en deux sur l’armure romaine. »
Cette épée, que les Gaulois sénonais portaient déjà quatre /349/ siècles environ avant l’ère chrétienne, est exactement la même que celles de la Tiefenau, de Möringen et de La Tène. Des lames longues, larges, plates et flexibles se retrouvent dans le nord de l’Europe avec les antiquités du premier âge du fer. On voit ainsi qu’elles caractérisent bien plutôt une époque qu’un peuple, ou tout au moins qu’elles se répandent d’une manière générale en Occident dès le commencement du troisième âge. Il est probable qu’elles étaient déjà entre les mains des Kimris. Dans tous les cas, des éléments étrangers se sont introduits dans l’ancienne famille celtique, à la suite d’invasions nouvelles et des fréquents déplacements d’un grand nombre de peuplades.
L’épée de fer présente encore une particularité qui trahit des modifications même dans la constitution physique de la population, c’est la grandeur de la poignée, relativement à celle des armes en bronze. Ces dernières ne laissent pour la main qu’un espace de 25 lignes à 3 pouces, tandis que la poignée des épées de fer a une longueur de 4 à 5 pouces. L’épée de bronze ne pouvait convenir qu’à des mains effilées, celle de l’âge suivant est maniée par une main plus large et plus forte qui frappait rudement, ainsi que le rapporte Plutarque. La différence de dimensions qu’on remarque sur la plupart des instruments répond à l’introduction de nouvelles familles qui modifient profondément la population précédente 1 . Cette action ne paraît pas avoir été aussi soudaine /350/ que lors de l’invasion des Celtes, mais l’infiltration d’éléments étrangers à la deuxième période n’en a pas moins été générale.
La forme introduite dans le premier âge du fer a subi des modifications chez la plupart des peuples. Les Grecs la changèrent plus d’une fois. Les Romains adoptèrent le glaive celtibérien, à la place de la longue épée qu’ils portaient avant les guerres puniques. Les Gaulois donnèrent aussi à leurs lames une pointe moins arrondie 1 , mais celles qu’on découvre à La Tène et à la Tiefenau se conservèrent sur bien des points. La domination romaine ne fit pas disparaître entièrement le genre d’art propre aux peuples conquis; aussi l’épée d’Ingelheim, qui, d’après la description de M. Lindenschmidt, porte deux lettres latines, n’est au fond que la reproduction d’une forme antérieure. Ces lames longues, larges et flexibles se retrouvent encore dans les tombeaux des Alemani 2 , des Francs 3 , des Anglo-saxons 4 et des /351/ Normands 1 . L’une, découverte dans un cimetière helvéto-burgonde de Romanel, sur Lausanne (Pl. XIV, 21), porte la partie supérieure d’un fourreau de fer tout pareil à ceux de La Tène 2 , où l’on ne découvre cependant aucune des pièces caractéristiques de l’époque burgonde. Les détails précédents montrent assez que l’épée avec laquelle les Gaulois firent trembler les anciens Romains n’est autre que celle de la Tiefenau ou du lac de Neuchâtel, et qu’elle conserve sa forme bien des siècles plus tard, après avoir caractérisé le premier âge du fer.
Ce fut sans doute la disposition des lames d’épée à se fausser qui amena l’usage du coutelas à un seul tranchant, fortifié par l’épaisseur du dos de la lame. Le poignard devint plus acéré et moins large vers la poignée que dans la période précédente. La pointe de lance reçut de grandes dimensions; si elle conserva parfois les gravures celtiques, la douille se releva en arête vive et tranchante entre les ailerons (Pl. XV), chez les Helvétiens et chez les Scandinaves. Les pointes de pique, lourdes et massives, sans aileron, ne sont pas rares dans les lacs, et celles de trait à quatre pans, conservées à l’époque romaine, deviennent les carreaux du moyen-âge, en recevant une pointe moins acérée. /352/
Les Gaulois qui affectaient de se dépouiller d’une partie de leurs vêtements sur le champ de bataille pour braver les coups de l’ennemi, n’en avaient pas moins des armes défensives. On a retrouvé sur le champ de bataille de la Tiefenau des restes de cottes de mailles, formées de petits anneaux en fer passés les uns dans les autres, et quelques débris en bronze, mais fort incomplets, qui semblent provenir du casque. M. A. Jahn a recueilli avec ces fragments une pièce, longue de 3 1⁄3 pouces, représentant le cou et la tête d’un oiseau qui rappelle le genre de cimier en usage chez les Gaulois, mais dont l’aspect n’a assurément rien d’effrayant bien qu’ils cherchassent à inspirer la terreur par la reproduction, sur leurs armes, d’animaux sauvages ou fantastiques. Le casque a été découvert dans les tombeaux de Hallstadt ainsi que l’umbon du bouclier. La tourbière de Brarup, dans le Schleswig, contenait plusieurs boucliers circulaires en bois, revêtus sur leur pourtour d’un petit rebord en bronze, et, sur le centre, d’un umbon du même métal, dont la forme reproduit déjà celle des umbons en fer des Suèves et des Alemani.
Un petit bouclier circulaire en bronze, conservé dans la collection de l’Institut archéologique de Londres, a été sorti du limon de la Tamise avec un grand anneau évidé; il est orné de fines gravures et surtout de lignes bosselées, disposées par enroulement dans le genre de rinceaux.
On trouve dans quelques tumulus des Helvétiens, de même qu’à Alaise, des anneaux concentriques en bronze, applatis et généralement au nombre de six, qui entourent une plaque circulaire et à jours, dont le centre fait saillie sur les deux faces. La réunion de ces pièces forme un disque fort peu épais d’un diamètre total de 7 à 8 pouces. Les anneaux portent des gravures celtiques de chaque côté, et sont reliés les /353/ uns aux autres par des lanières de cuir entrelacées. La destination positive de ces pièces est encore inconnue 1 .
Des chariots ont laissé sur le champ de bataille de la Tiefenau de nombreux débris de cercles de roue et de ferrements divers. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher s’ils avaient servi à l’attaque; quoi qu’il en soit, le vaincu s’en faisait un rempart au besoin. C’est ainsi qu’à Bibracte, les Helvétiens, obligés de céder le terrain, combattirent longtemps encore, les uns du haut de leurs chariots, les autres en lançant des traits à travers ce retranchement improvisé. L’usage de placer dans la tombe du guerrier une ou deux roues avec le harnachement du cheval de guerre existait chez les Helvétiens, de même que chez d’autres peuples. Le tumulus recouvre parfois les ferrements plus ou moins endommagés de ces roues de dimensions diverses, dont quelques-unes mesurent à peine trois pieds de diamètre. Les cercles portent ordinairement les clous qui les fixaient aux jantes; leur largeur de 8 à 9 lignes montre que le bois était d’une grande légèreté, ce qui exigeait de la part du charron un art déjà fort avancé. On sait du reste combien est surprenante l’exécution du chariot en bois de bouleau, découvert dans un tombeau égyptien et conservé à Florence; dépourvu de toute garniture de métal, on l’a attribué aux Scythes à cause de l’espèce de bois employé. Il est vraisemblable que les peuples de l’Occident n’étaient pas moins habiles dans le charronnage. La roue du chariot gaulois se retrouve à Alaise, mais je ne sais si l’on en a découvert de plus ornées que dans les tombelles d’Anet où les moyeux et les rais /354/ étaient revêtus de feuilles en bronze. Des espèces de treillis du même métal, avec des jours de la forme de cercles, de triangles et de losanges, étaient accompagnés des restes en cuir du harnais orné de nombreux clous ou boutons de bronze disposés en figures géométriques 1 .
Cette énumération des antiquités du premier âge du fer pourrait être complétée par les passages des auteurs anciens sur les ornements, les armes et les vêtements des Gaulois, des Bretons et des Germains, mais quelque restreints que soient les détails qui précèdent, ils suffisent pour donner une idée du développement des arts métallurgiques et de l’industrie en général. Il est facile de s’assurer que ce développement ne s’est pas opéré en Occident sans le concours de nouveaux éléments arrivés de l’Asie. Si quelques formes passent naturellement d’une période à l’autre et accusent une transition plus complète qu’à l’époque de l’introduction du bronze, il existe assez de traits distinctifs qui indiquent non seulement l’impulsion imprimée par le travail d’un nouveau métal, mais aussi l’introduction d’un genre d’art entièrement étranger à l’âge du bronze. Tandis que la gravure celtique est reproduite sur plusieurs ornements et sur des fers de lance, la décoration des épées de La Tène et des ceintures trahit un art différent. Dans la seconde période, les anneaux finement striés jouaient le rôle principal comme ornement personnel. Dans l’âge suivant, ils ne sont pas hors d’usage, mais la ciselure large et profonde, les creux et les reliefs fortement accentués leur donnent tout un autre aspect. Le collier massif commence à être remplacé par les verroteries et les pâtes émaillées. Les larges lamelles de bronze striées, /355/ bosselées ou cannelées, recouvrent l’avant-bras et la ceinture. Les fibules de formes variées sont beaucoup plus nombreuses que précédemment. Les chaînettes avec leurs pendants et leurs grelots deviennent l’un des ornements de prédilection, et rappellent, ainsi que les figures d’hommes ou d’animaux plus ou moins fantastiques, les passages des auteurs anciens sur les Gaulois. La plupart des instruments reçoivent de plus grandes dimensions. Il en est de même des armes qui, dans des mains plus fermes, caractérisent le sabreur et les grands coups portés à la barbare, comme le dit Plutarque.
Il est difficile de préciser le moment de l’introduction de ces armes et de cette industrie prise dans son ensemble. Cependant l’établissement des Phocéens à l’embouchure du Rhône et l’invasion des Kimris dans le Nord durent exercer une grande influence sur le premier âge du fer, dès le sixième siècle avant l’ère chrétienne. Ce fut sans doute des Phocéens que les Gaulois reçurent l’art de travailler le verre ainsi que d’autres connaissances empruntées à l’Asie mineure. Les Kimris, qui venaient des côtes de la mer Noire sur lesquelles on a constaté les traces d’une antique civilisation 1 , possédaient le fer dès longtemps; peut-être est-ce à eux qu’il faut attribuer l’importation de l’épée adoptée par les Gaulois. Cette arme se retrouve du reste entre les mains de la plupart des peuples qui envahirent l’Europe, sous l’empire romain, confirmation suffisante de son origine orientale, mais encore est-il bien certain que les Kimris aient été les premiers à l’introduire dans les pays où ils se sont établis?
Il est à remarquer que les formes caractéristiques du premier âge du fer ne disparaissent pas entièrement sous la /356/ domination des Romains. Plusieurs sépultures de cette dernière période conservent des traces non équivoques de l’art national des Gaulois dont l’influence subsiste même après la chute de Rome.
Les numismates ont déjà fait observer combien les tiers de sol mérovingiens empruntent de traits aux monnaies gauloises. Il en est de même des autres produits de l’industrie du Ve au IXe siècle de notre ère, sur lesquels il est facile de constater une transmission analogue. Le nouveau genre d’art qui se forme, à l’origine du monde moderne, a bien plus d’affinité avec le premier âge du fer et le Barbare des dernières invasions qu’avec la civilisation romaine. Les prototypes de la plupart des formes nouvelles se retrouvent sur les bords de la mer Noire et entre autres dans les tombeaux de la Sibérie. C’est là qu’il faut chercher les agrafes et les plaques de ceinturon, la ciselure large et profonde, les verroteries cloisonnées d’or et plusieurs des animaux fantastiques reproduits jusques dans les temples chrétiens. Cette région de l’Asie n’est pas la seule sans doute qui donne lieu à ces rapprochements, mais les vastes contrées, au nord de l’Altaï, ont servi de station à bien des peuples qui, de là, se sont répandus sur l’Occident.
On trouvera peut-être que c’est trop limiter l’influence des Grecs et des Romains sur cette période de développement. Nul ne méconnaîtra combien ils ont en effet réagi sur les arts, sur les institutions et sur les langues. Partout où les Romains étendirent leur domination, ils couvrirent les provinces de monuments qui témoignent assez de la grandeur du conquérant. Toutefois cette influence qu’il n’est nullement question de contester ne s’est pas fait sentir sur les Barbares aussi anciennement qu’on le suppose parfois, et elle a laissé /357/ place à l’introduction de bien des éléments constitutifs qu’il importe de relever. Il suffit d’examiner les antiquités du premier âge du fer pour s’assurer qu’elles sont étrangères à la civilisation du Midi. Ce n’était pas des Romains que les Gaulois tenaient leurs longues épées de fer flexibles et sans pointe, leurs chaînettes, leurs grelots, leurs boucliers et leurs casques ornés de figures bizarres. Des pièces pareilles peuvent se trouver en Grèce et en Italie, mais lorsque ces pays en étaient encore à ces ébauches de l’art, leur influence ne pouvait s’étendre bien loin. D’autre part, quand les Barbares apprirent à connaître les Romains, ils étaient plus disposés à détruire l’empire naissant qu’à lui emprunter son industrie. Les rapports d’hostilité contribuent sans doute à propager bien des connaissances, mais ce ne sont pas les produits de de l’art classique qui ont servi de prototypes dans le premier âge du fer.
Commerce, monnaies, écriture.
Le développement du commerce a été une conséquence naturelle de celui de l’industrie. Si chaque famille pouvait, dans l’âge primitif, fabriquer les instruments de première nécessité, il n’en est plus ainsi dès qu’on travaille les métaux et entre autres le fer. Plus les professions se multiplient, plus les échanges ou le commerce deviennent indispensables. Les matières mises en œuvre étant plus nombreuses, il en résultait aussi des communications plus fréquentes et l’établissement de voies mieux ouvertes. L’étain venait toujours de l’Angleterre. L’ambre s’exportait en plus grande quantité. L’Helvétie recevait même quelques produits de l’art /358/ étrusque. Les antiques vases en bronze de l’Italie se répandaient jusques dans les pays Scandinaves 1 . Quant au fer, il pouvait être exploité dans la plupart des pays. Hallstadt le recevait sans doute des mines de la Norique. Dans un grand nombre de contrées, on retrouve les traces d’antiques exploitations dont plusieurs remontent certainement à l’époque qui nous occupe. M. Em. Muller a découvert dans les environs de Nidau des masses qui, d’après M. le docteur Keller, seraient la talea dont parle César 2 . M. Quiquerez a constaté dans le Jura bernois les indices d’exploitations fort anciennes. Le torrent de la Venoge, dans le canton de Vaud, roule au milieu de ses galets d’innombrables scories de fer qui se retrouvent en dessous de Cossonay dans les alluvions d’un ancien lit, roulées avec des poteries romaines à une assez grande distance du lit actuel. Ces scories, produites par la forge catalane, d’après le savant géologue M. Emilien Dumas, sont d’autant plus intéressantes qu’on n’a pas conservé le souvenir de forges tant soit peu importantes le long du cours de la Venoge 3 . Malgré la facilité qu’avait chaque peuplade d’exploiter ce métal, il n’en fallait pas moins des fonderies et des forges nombreuses dont les produits devenaient un important article de commerce. /359/
Ce qui donna au commerce une impulsion toute nouvelle, ce fut entre autres l’emploi de la monnaie qui rendit toute vente et toute acquisition plus faciles. On fait remonter à deux ou trois siècles avant l’ère chrétienne, l’introduction de ce moyen d’échanges dans les Gaules. Si les types grecs furent souvent imités, les Gaulois n’en eurent pas moins leurs coins particuliers et caractéristiques. Des enfouissements considérables de monnaies celtiques en or ont été retrouvés sur quelques points de l’Allemagne. On en découvre quelques-unes dans les tombeaux de la Suisse; plus d’une trentaine de pièces gauloises et massaliotes ont été recueillies sur le champ de bataille de la Tiefenau 1 .
Plusieurs monnaies celtiques portent des inscriptions qui montrent que les anciens Gaulois connaissaient l’écriture avant la domination romaine. L’usage, dans les cérémonies funèbres, de jeter sur le bûcher des lettres à l’adresse du défunt avec un compte exact de ses affaires, d’autre part la défense des druides de reproduire par l’écriture les mystères de la religion, témoignent qu’il devait exister un certain degré de culture. Enfin l’on sait que César trouva dans le camp des Helvétiens, après la sanglante journée de /360/ Bibracte, des tablettes écrites en caractères grecs sur lesquelles étaient inscrits le nombre des hommes sortis du pays, ceux qui pouvaient porter les armes, et, sur des listes à part, les enfants, les vieillards et les femmes.
La monnaie et l’écriture n’apparaissent guère chez un peuple avant qu’il ait acquis le degré de développement nécessaire pour travailler le fer. On peut dire que l’une et l’autre furent inconnues en Europe, dans l’âge du bronze, et en Amérique, jusqu’au XVIe siècle, malgré les quipos des Péruviens et les espèces de hiéroglyphes des Mexicains. Sans monnaie, le commerce est toujours limité dans ses transactions; sans écriture, pas de chronique et pas d’histoire.
Agriculture, animaux domestiques, voies.
L’agriculture prit un nouvel essor. La faucille reçut ses dimensions actuelles et la faulx commença à se répandre. Pline dit que « les Gaulois ont imaginé de faire porter leur charrue sur de petites roues. Leur soc, plat comme une pelle, tourne très bien les mottes de terre. Une paire de bœufs suffit à ce travail. Après avoir semé, ils hersent avec une espèce de claie ferrée et dentelée qu’ils traînent par dessus le labour 1 . » Du temps de Cicéron, les Romains recevaient déjà beaucoup de blé de la Gaule, et, plus anciennement, des plants de vigne, entre autres du Berri. La culture du lin était très soignée; on en faisait non-seulement des vêtements, mais aussi des voiles de navire. L’agriculture n’était pas étrangère aux Scandinaves, d’après le /361/ rapport de Pythéas et bien moins encore aux Germains. Lorsque les Helvétiens se décidèrent à quitter leur pays, ils ensemencèrent le sol de manière à pouvoir prendre sur les récoltes de deux ans du blé en suffisance pour l’entretien de 368,000 personnes, pendant la campagne qu’ils allaient entreprendre 1 . Ils avaient en outre réuni une grande quantité de bêtes de somme et de chariots, et ils livrèrent aux flammes tout ce qu’ils ne pouvaient emporter, y compris le blé qui était de trop, chacun ayant reçu l’ordre d’emporter des vivres pour trois mois.
Ces renseignements, fournis par César, disent assez que l’agriculture et le soin des animaux domestiques n’avaient pas décliné depuis les âges précédents. Le cheval, rare dans le premier âge, accompagne actuellement, sur le champ de bataille, l’Helvétien qui avait aussi sa cavalerie. Le bœuf est employé aux travaux de l’agriculture, et l’on ne saurait passer sous silence ces nombreux troupeaux de cochons que Strabon dit avoir été remarquables par leur taille, leur force et leur légèreté à courir 2 .
Dès que le commerce et l’agriculture prennent un certain développement, des voies doivent être ouvertes pour faciliter les relations et les transports. Il va sans dire que des groupes d’habitations, parsemés dans un pays, ne tardent pas à être rendus accessibles, mais le chemin qui pouvait suffire quand on manquait de chariots demandait à être réparé /362/ pour ce nouveau moyen de transport. Le chariot remonte dans tous les cas à une haute antiquité. Il a même pu être fabriqué sans le secours du métal, comme on l’a vu plus haut, et l’on ne peut douter qu’il n’ait été connu des populations de l’âge du bronze, quand on retrouve de petits ornements de cette période qui reproduisent exactement la forme de la roue avec son moyeu et ses rais.
Une voie était ouverte du nord au midi de la Gaule pour le transport de l’étain. César dit que les Helvétiens avaient deux voies ou plutôt deux issues pour leur émigration, l’une à travers le pays des Allobroges, l’autre entre le Jura et le Rhône où les chariots ne pouvaient passer qu’à grand peine, les uns après les autres. Deux routes parcouraient les rives du Léman qui conservent les dénominations celtiques de plusieurs établissements; elles se rejoignaient dans la vallée du Rhône d’où l’on passait en Italie par le Saint-Bernard, sur lequel il n’est pas rare de trouver des monnaies gauloises. Une autre voie, fort ancienne, est celle qui a reçu le nom de via strata, après avoir été réparée par les Romains. Son tracé doit être antérieur aux conquêtes de César. S’il eût été fait par les Romains, il aurait certainement traversé les importantes cités de la Colonie Equestre et d’Eburodunum, tandis que l’une et l’autre n’étaient reliées à la via strata, qui longeait le Jura, que par des embranchements qu’on ne saurait expliquer si le chemin de l’Etraz n’avait pas déjà existé. Bien d’autres routes existaient nécessairement dans l’ancienne Helvétie, pour mettre en communication les douze villes et les quatre cent villages dont parle César. Toute voie, quelque peu prolongée, exigeait en outre la construction de ponts, ce qui ne pouvait offrir de très grandes difficultés aux habitants des bourgades lacustres. /363/
On voit encore, entre autres dans les forêts, beaucoup de traces de chemins dès longtemps abandonnés, dont le long usage a cependant profondément sillonné le sol. Une partie de ces routes remontent à une haute antiquité. Les Romains en améliorèrent plusieurs dont l’établissement avait été nécessité par le commerce et par l’agriculture qui apparaissent dès les âges les plus reculés.
Coup-d’oeil sur le premier âge du fer, sa durée et sa fin.
Les antiquités du premier âge du fer présentent des analogies trop frappantes, dans la plupart des pays où on les trouve, pour attribuer spécialement ce nouveau genre d’industrie à l’un des peuples de l’ancienne Europe. Lorsque la Grèce et l’Italie en étaient à ce degré de développement, le bronze était encore le métal prédominant au nord des Alpes, et, quand le fer fut introduit dans ces dernières contrées, l’industrie du Midi avait pris un tout autre caractère. C’est de l’Asie que s’étaient acheminés les premiers émigrants; l’origine des Celtes est la même, et c’est encore de l’Asie que viennent les principaux éléments qui caractérisent la troisième période. Les mouvements incessants de plusieurs peuplades contribuèrent à répandre partout le même genre d’industrie, mais les individualités ne tardèrent pas à se développer, et à témoigner leur prédilection pour certains types ou certains ornements. Les anneaux en verre et les bracelets en bois ou en jais sont, jusqu’à présent, plus nombreux en Suisse qu’ailleurs. C’est dans le Nord qu’on a trouvé le plus fréquemment les umbons des boucliers. La transmission des /364/ formes de l’âge du bronze est l’un des traits distinctifs de la découverte de Hallstadt. L’étude, en se généralisant, permettra de saisir plus complétement la direction imprimée par chaque peuple à cette nouvelle industrie.
Il importe aussi de ne pas oublier que le travail du fer en lui-même eut une grande influence sur le développement général. L’art de le produire réagit à son tour sur le peuple qui sait en extraire le minerai, le fondre, le forger, le tremper et l’aciérer. Le fer n’est pas la civilisation, mais il en est une condition essentielle. Il est à remarquer que plusieurs découvertes lui sont intimément liées, et que, d’une manière générale, la monnaie, l’écriture et les travaux historiques n’apparaissent pas chez un peuple avant qu’il ait su s’approprier le travail du fer qui, de tous les métaux, est de beaucoup le plus précieux.
Si les armes et les ustensiles de La Tène, du Steinberg et de la Tiefenau ne caractérisent pas un art exclusivement propre à l’Helvétie, ces découvertes, ainsi que celles des sépultures, n’en sont pas moins d’un haut intérêt pour l’histoire de la Suisse. Il était facile, sans doute, d’attribuer aux Helvétiens les antiquités d’un genre étranger à l’époque romaine et aux temps postérieurs, mais il l’était moins d’affirmer que l’époque du bronze leur est étrangère. On a vu plus haut comment les sépultures du canton de Vaud permettent de limiter leur séjour en Helvétie au premier âge du fer, et d’établir que la deuxième période est antérieure à leur invasion. Ils apportèrent un nouveau métal avec eux, comme autrefois les anciens Celtes, et c’est assez probablement lors de leur séjour dans le midi de la Germanie, qu’ils furent initiés à cette nouvelle industrie 1 . /365/
Les antiquités lacustres viennent du reste confirmer les inductions tirées précédemment des sépultures, car il est évident que les rares emplacements occupés en Suisse, pendant le troisième âge, l’ont été par les débris de la population primitive qui s’était assimilé l’art des Helvétiens ou plutôt du premier âge du fer comme elle l’avait fait de celui des Celtes. Si l’Helvétien avait eu l’habitude de construire sur les eaux, on retrouverait les restes de ses habitations dans la plupart des lacs de la Suisse, et l’on ne comprendrait pas d’où proviendrait l’abandon général de ces constructions, à une époque où il était le maître du pays. On a vu que la contrée qu’il avait occupée dans la Germanie, manquant de bassins d’eau, ne se prêtait pas à ces usages, aussi ce peuple avait-il d’autres moyens de défense dont on retrouve les traces dans divers cantons. De même que la généralité des Gaulois, il se fortifiait sur des plateaux protégés par des escarpements naturels, ainsi que par des fossés et des levées de terre 1 . Les forêts, avec les abatis de bois, et les retranchements en terre dans les marécages servaient aussi de refuge. /366/
Les Allobriges qui se réfugiaient dans leurs bourgades lacustres étaient vraisemblablement des descendants du premier peuple, de même que ceux qui avaient conservé l’usage d’élever à leurs dieux des chapelles lacustres. Encore ici, des recherches ultérieures serviront à élucider ces questions sur lesquelles il n’est certainement pas inutile d’attirer l’attention des savants. Ces observations ne doivent cependant pas s’appliquer avec la même rigueur, aux crannoges de l’Irlande et de l’Ecosse, vu que leur position était assez forte pour être utilisée jusques dans les temps modernes par les divers habitants de ces pays.
La destruction de la Tène et du Steinberg ne peut se rattacher qu’indirectement à l’émigration des Helvétiens qui, de leur plein gré, mirent à feu leurs villes et leurs villages pour être mieux disposés à braver les périls, en se privant eux-mêmes de l’espoir du retour. Si les habitants de ces bourgades avaient incendié leurs propres demeures, ils n’auraient pas laissé se perdre dans les eaux tant d’armes remarquables. Affectionnés à leurs antiques constructions, ils en ont sans doute été délogés violemment par les maîtres du pays. Peut-être aussi que la prospérité de ces cités lacustres porta ombrage aux Helvétiens, et qu’ils crurent devoir agir comme les Hollandais l’ont fait dans les temps modernes avec les indigènes de Tondano. /367/
La durée du premier âge du fer a beaucoup varié d’un pays à un autre, selon que les voies de communication étaient plus ou moins ouvertes ou d’après le développement plus ou moins lent des peuples. La fin de cet âge a pour limite naturelle, en Grèce et en Italie, le moment où les arts et la civilisation prennent leur essor. Les pays de l’Occident, qui tombèrent sous la domination romaine, virent s’ouvrir par là même une nouvelle période, malgré tout ce qui a pu se conserver d’éléments antérieurs. La plupart des contrées de l’Europe, restées indépendantes, entrèrent dans le second âge du fer, dès la chute de Rome, par le fait des invasions qui contribuèrent à renverser cet empire. Il est moins facile de déterminer les différents moments auxquels remonte l’introduction de ce métal. Connu dès une haute antiquité en Asie, Homère nous le montre comme étant encore peu répandu sur les côtes de la Méditerranée, à l’époque de la guerre de Troie. Il n’en était cependant plus ainsi du temps d’Hésiode. On a vu que l’Italie suivit de près ce mouvement 1 . Le fer apparaît, dans les Gaules, au plus tard dès le VIe siècle avant notre ère. Toutes les contrées de l’Allemagne ne fourniront sans doute pas les mêmes données que celle de Hallstadt, cependant de nombreux tumulus caractérisent la même période. Les Bretons, habiles à exploiter l’étain, ne /368/ purent rester longtemps étrangers aux arts métallurgiques des pays voisins. Les rives de la mer Baltique ont vraisemblablement possédé le fer plus anciennement qu’on ne le suppose en général, car il n’est pas certain que les Suèves aient été les premiers à le faire connaître. Les observations qui précèdent sont trop générales pour ne pas laisser place à bien des exceptions. Telle contrée isolée a conservé beaucoup plus longtemps qu’ailleurs la manière de faire des temps les plus anciens. De nos jours, il est encore plus d’une vallée alpestre où l’on peut retrouver de nombreuses traces des usages primitifs. Des découvertes ultérieures apporteront de nouvelles lumières sur les questions soulevées par l’introduction des métaux. Dans tous les cas, les débris de l’époque helvétienne sont assez abondants pour caractériser la troisième période antérieure à notre ère. D’autre part, si l’on tient compte que les deux premiers âges ont eu chacun une durée d’une étendue assez considérable, on peut s’assurer que les chiffres proposés plus haut pour indiquer l’arrivée des premiers habitants de l’Helvétie, n’ont rien d’exagéré.
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CHAPITRE V.
PÉRIODE ROMAINE EN SUISSE ET TEMPS MODERNES.
Les Helvétiens furent contraints de rentrer dans le pays qu’ils venaient de quitter, après avoir perdu leur indépendance et plus des deux tiers des leurs. Soumis au vainqueur, qui éleva dans tous les lieux bien exposés ses cités et ses riches villas, ils n’en continuèrent pas moins, durant quelque temps, à exercer leur ancienne industrie dont on retrouve les restes dans leurs tombeaux avec quelques objets d’art romain. Les bourgades lacustres, déjà fort rares dans l’âge précédent, n’avaient plus de raison d’exister. Çà et là des huttes de pêcheurs occupaient quelques-uns des anciens emplacements des lacs de Neuchâtel et de Bienne. Peut-être restèrent-elles encore debout après la chute de Rome, quoique le temps des constructions lacustres fût passé.
Les pays restés indépendants conservèrent plus longtemps leurs anciens usages. Le crannoge, espèce de château fort, /370/ retraite du chef et au besoin de la peuplade, a subsisté jusqu’aux derniers siècles. Toutefois, avec les temps modernes, d’autres mœurs s’introduisirent. De nos jours, si de frêles cabanes de pêcheurs s’élèvent encore sur le Bosphore, c’est bien plutôt chez quelques peuples stationnaires de l’Asie, sur les îles de l’Océanie ou dans le centre de l’Afrique, qu’il faut chercher les habitations lacustres dont le souvenir s’était perdu en Europe jusqu’à ces dernières années.
Ces constructions modernes, tout en confirmant les renseignements d’Hérodote sur les demeures des Pæoniens, complètent les recherches historiques, et permettent de se faire une idée exacte des bourgades qui s’élevaient sur les rives de nos lacs, dès la plus haute antiquité. Elles montrent aussi que l’homme pourvoit à ses besoins de la même manière, indépendamment des temps et des lieux, quand il se trouve dans des circonstances analogues. Les habitations sur pilotis, les esplanades, les cabanes de forme carrée ou circulaire, construites de claies ou de plateaux, sont les mêmes chez les Papous de la Nouvelle-Guinée que dans l’ancienne Europe. Les petites dimensions des cases des sauvages expliquent comment l’homme a pu habiter les huttes de l’Irlande et d’autres pays, malgré l’exiguïté de ces abris. L’industrie des peuplades modernes, privées de métaux, confirmerait à elle seule l’âge de la pierre en Occident, où l’on retrouve la même indigence et les mêmes formes d’instruments. L’art de travailler le bronze et même le fer n’exclut point la bourgade aquatique, comme on le voit chez les Papous qui établissent leurs forges sur le rivage. Les canots faits d’un tronc d’arbre creusé se retrouvent dans tous les âges et dans toutes les parties du monde, en Europe de même que dans l’Océanie et sur les lacs du Mexique. La maison lacustre consacrée /371/ aux dieux n’a pas moins existé chez les anciens Gaulois que chez les Papous modernes.
Il reste encore beaucoup à apprendre sur le genre de vie, sur l’organisation sociale, sur les idées religieuses et sur les usages funéraires des populations qui vivent actuellement au-dessus des eaux. Les procédés employés dans leur industrie, leurs occupations journalières, les liens de la famille, leurs traditions et leurs préjugés ne sont connus qu’imparfaitement. Ces lacunes pourront être comblées, mais ce n’est pas à dire que ces détails divers, une fois obtenus, doivent être attribués sans restriction aux premiers habitants de l’Europe, qu’on ne saurait assimiler en tous points aux peuplades dégénérées des temps modernes. Ce qui distingue les anciennes populations de nos rives, c’est leur développement continu. Elles étaient barbares sans doute, mais il y avait en elles une énergie réelle et la faculté de s’approprier des industries nouvelles. Les rivages des mers n’étaient point, comme pour le sauvage, une barrière infranchissable. Les peuples civilisés ne furent pas toujours capables de les vaincre. Les voies ouvertes, soit par la guerre, soit par le commerce, établissaient des communications fécondantes, tandis que l’isolement maintient le sauvage dans un état stationnaire qui entraîne la dégradation.
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CHAPITRE VI.
LES PEUPLADES LACUSTRES, LEURS MŒURS ET LEURS DESTINÉES.
Après avoir relevé les traits caractéristiques des diverses périodes de l’antiquité, il ne sera pas hors de propos de jeter un coup d’œil d’ensemble sur les peuplades dont on vient d’étudier les restes, et de dire quelques mots des contrées qu’elles ont occupées, de l’influence de la bourgade lacustre sur ses habitants, du genre de vie qui leur était propre, de leurs idées religieuses et de l’accroissement de la population. Quelque incomplets que soient les renseignements recueillis, on possède cependant assez de données pour tenter une esquisse qui laissera sans doute bien des points dans l’ombre, mais que de nouvelles recherches permettront de dessiner avec plus de netteté. L’étude laborieuse des vestiges des temps passés serait par trop stérile si elle ne contribuait à répandre quelque lumière sur l’histoire de l’humanité, /373/ car ces débris n’ont une valeur réelle qu’en tant qu’ils nous révèlent le degré de culture, et, à bien des égards, la manière d’être des générations qui nous ont précédés. S’il reste encore de grandes lacunes à combler, on peut toutefois soulever un coin du voile qui dérobait à nos regards les premiers habitants de l’Europe. A défaut d’une histoire détaillée, nous avons du moins celle de l’homme, à partir des temps les plus reculés.
Aspect des premières contrées habitées.
De nos jours, quand on voit les cités populeuses de l’Occident, les nombreux bourgs et villages répandus en tous lieux, la fertilité générale du sol, les produits merveilleux de l’industrie, et les voies de communications ouvertes dans toutes les directions, on ne se reporte pas sans quelque surprise au moment où l’homme pénétra pour la première fois dans ces contrées. De nombreux marécages sur plusieurs points et de vastes forêts vierges sur d’autres rendaient la marche difficile; aussi les hommes qui s’acheminaient vers ces régions inexplorées suivirent-ils de préférence les rives des eaux. Lorsque les familles qui remontèrent le cours du Rhône arrivèrent sur les hauteurs du Jura, elles découvrirent le bassin du Léman dans lequel se reflétaient les grandes forêts du rivage et la chaîne majestueuse des Alpes. Un soleil radieux, les sombres tempêtes, l’hiver neigeux et le retour du printemps en changeaient l’aspect, comme de nos jours; mais l’homme n’avait pas encore paru sur ces bords où venaient se désaltérer des cerfs et des chevreuils nombreux, des animaux carnassiers et l’urus, le géant des forêts. /374/ L’aigle planait déjà sur les Alpes, et le chamois n’avait pas à redouter les traits du chasseur.
Ces premiers possesseurs du sol durent se retirer peu à peu devant une nouvelle population qui vint élever sur les eaux des groupes pittoresques de cabanes, dont la fumée du foyer se répandait dans les airs. Le feu, allumé sur la rive où étaient parqués les animaux domestiques, servait à éloigner, pendant la nuit, les carnassiers qui ne connaissaient encore ce redoutable élément que par les éclairs sillonnant les cieux, et par les éclats de la foudre répandant la terreur chez tous les êtres. Dès que l’habitation lacustre eut pris quelque développement, des milliers de pilotis supportèrent l’esplanade avec de nombreuses cabanes circulaires surmontées de toits coniques. Un pont étroit reliait ces demeures à la rive; des canots amarrés aux pilotis servaient à la pêche et à l’exploration. Entre les trophées de la chasse qui décoraient l’habitation, se trouvaient les grands bois de cerf, la peau de l’ours, la hure du sanglier et les têtes du taureau sauvage, dont les Gaulois aimaient à se faire des casques. L’ameublement, comme on l’a vu, était des plus primitifs. Des feuilles et des herbes sèches, de la mousse et aussi de la paille, répandues sur le pourtour de la cabane, tenaient lieu de lit. Sur le foyer, placé au centre de la hutte, était le pot à feu. Les vases d’argile se groupaient dans quelque coin. Les armes et divers ustensiles se suspendaient aux parois. Ces chétives demeures abritèrent des milliers de familles, pendant des siècles nombreux; mais qui dira toutes les scènes de joie et de douleur dont elles furent les témoins? C’était là que l’enfant recevait les premiers soins, et que la mort frappait à tout âge les membres de la famille. Néanmoins ces constructions se multiplièrent et s’étendirent le long des rives de tous /375/ les bassins occupés par ces anciens pionniers, puis il vint un moment où la population, par son accroissement, dut aussi se répandre dans l’intérieur des terres. Tel était l’aspect que présentaient, non-seulement l’Helvétie, mais toutes les autres contrées occupées, dès les premiers âges, par les peuplades lacustres.
Influence de la bourgade lacustre sur ses habitants.
La manière de vivre d’un peuple réagit nécessairement sur toute son existence, et l’on ne saurait méconnaître l’influence de la bourgade lacustre sur les mœurs et sur l’organisation sociale de ses habitants. Tout le travail qu’exigeaient ces constructions ne permet pas de les envisager comme des demeures temporaires; aussi la vie nomade devait-elle être étrangère à ces peuplades. L’espace limité sur lequel s’élevaient les cabanes obligeait de les grouper tout autrement qu’on ne l’eût fait sur terre ferme. L’esplanade, propriété commune, était certainement construite, entretenue et agrandie par la communauté. Plusieurs travaux devaient ainsi être exécutés par celle-ci, mais il fallait fixer des démarcations entre les intérêts généraux et particuliers de la population dont les membres se trouvaient journellement en contact, et constituer une autorité capable de faire respecter les usages établis. A l’origine, l’autorité patriarcale des chefs de famille suffisait, alors que chacun pouvait choisir à son gré, dans une contrée inoccupée, l’emplacement qui lui convenait. Lorsque la population s’accrut, ce fut sans doute à la famille qu’on emprunta les éléments de l’organisation /376/ sociale, mais plus les intérêts furent nombreux, plus aussi il fut nécessaire de les régulariser. Il fallait limiter l’espace dont pouvait disposer chaque habitant pour construire sa hutte et pour déposer ses provisions diverses. La tendance naturelle à envahir devait être réprimée. Une police était même indispensable pour empêcher tout ce qui aurait pu compromettre la sûreté générale, et probablement pour faire éteindre les feux lorsque les vents se déchaînaient sur ces frêles habitations. La bourgade lacustre ne pouvait donc se passer de lois, d’autorité ou de chef. Quand ces communautés se multiplièrent, de nouveaux accords durent être conclus. La pêche et la chasse étaient sans doute assez abondantes pour n’avoir pas à en limiter l’exercice, mais encore divers usages prirent sans doute force de lois. Vint le moment où le pâturage dut être circonscrit. L’agriculture, connue en Suisse dès les âges les plus reculés, eut pour conséquence la délimitation du sol et la garantie de la propriété.
Ces bourgades, ayant chacune leur organisation locale, ne pouvaient guère demeurer étrangères les unes aux autres. Si l’accroissement de la population portait quelques familles à s’établir sur d’autres points, des liens devaient rattacher ces colonies à la cité mère, qui devenait en quelque sorte la métropole du rivage. Il est donc possible que ces divers établissements aient formé des fédérations, sans doute circonscrites aux rives du même bassin, se prêtant secours en cas de besoin, et se réunissant pour repousser un ennemi commun. Les armes propres à chaque époque montrent assez que les hostilités ne tardèrent pas à se faire jour. Ce serait méconnaître l’histoire de la vie des peuples, si l’on ne mentionnait pas les rivalités et les luttes qui durent plus d’une fois s’élever de bourgade à bourgade. Il est cependant /377/ difficile de dire si ces populations adonnées à l’agriculture, mais aussi à la chasse, qui n’était pas sans danger, avaient des mœurs guerrières. Il nous reste plus de traces de leurs défaites que de leurs victoires. Elles étaient sans doute plus préoccupées de la défense que de conquêtes lointaines, et l’attachement à leurs rivages devait les détourner des contrées qui n’avaient pas les mêmes bassins d’eau.
Lors même que ces peuplades ne nous apparaissent pas avec des mœurs éminemment guerrières, elles n’en avaient pas moins une énergie réelle, que toutes les difficultés de construction contribuaient à développer, surtout avant l’emploi des métaux. On a vu quel labeur inouï exigeait la coupe des bois avec la hache de pierre, et combien il y avait de travaux à exécuter avant d’élever les cabanes. Sans parler des contrées où des hivers rigoureux rendaient difficile l’entretien de la famille, on doit reconnaître que la vie sur les eaux et les luttes continuelles avec cet élément n’étaient pas sans influence sur les mœurs. L’enfant, dès son jeune âge, était souvent bercé au sein de la tempête; habitué de bonne heure à surmonter les dangers, élevé dans un genre de vie rude et laborieux, son éducation devenait nature, et il ne pouvait guère ne pas s’affectionner à cette existence qui n’était pas sans charmes pour un peuple ignorant tout comfort; voilà pourquoi nous le voyons conserver ses usages aussi longtemps qu’il possède quelque indépendance.
Genre de vie.
Le genre de vie des peuplades lacustres ressort nettement des découvertes qui ont été faites depuis quelques années. /378/ La pêche et la chasse étaient une occupation dont l’importance résultait de l’abondance du poisson et du gibier. L’agriculture contribuait à faire préférer un établissement stable à la vie errante. Celui qui défriche le sol, qui le cultive et l’ensemence, tient à recueillir les fruits de ses labeurs; s’il change parfois de patrie, comme ce fut le cas des Helvétiens, on ne peut le confondre avec le nomade. Le grand nombre d’animaux domestiques dont on retrouve les ossements dans les lacs de la Suisse, dès l’âge primitif, disent assez la place qu’occupait la vie pastorale. L’industrie des divers âges se fait remarquer, soit par les difficultés vaincues, soit par les produits des arts métallurgiques. Quand on les examine de près, on est souvent frappé de l’élégance des formes, de la finesse des gravures et de l’amour de l’ornementation. Le commerce était aussi une branche importante de l’activité de ces anciennes populations.
Chaque famille ne pouvait se livrer à toutes ces occupations, qui demandaient ainsi l’exercice de professions diverses. La division du travail contribuait à la prospérité générale, de même qu’au développement de la société. On ne doit cependant pas oublier que les principaux éléments de progrès ont été importés de l’Asie; mais les peuplades lacustres s’approprièrent ces nouvelles connaissances, et l’on peut apprécier le chemin qu’elles ont parcouru, en rapprochant les débris de l’industrie des deux bourgades voisines de Concise et de La Tène, la hache de pierre de celle de fer, la pointe d’os ou de silex de la lance et de l’épée, ou le grossier tissu de Wangen de la saie gauloise aux carreaux éclatants. Toutefois la recherche des ornements contraste avec l’indigence des demeures, ce qui est l’indice d’un peuple encore enfant, et, malgré le développement incontestable du premier âge /379/ du fer, les mœurs n’en étaient pas moins rudes et barbares.
Après avoir énuméré les diverses branches d’activité qui caractérisent le genre de vie des peuplades lacustres, il n’est pas hors de propos de rappeler que l’habitant de la bourgade avait aussi ses jeux et ses délassements. Le disque en pierre, trouvé dans les lacs, est pareil à celui dont les Indiens de l’Amérique du nord se servent encore dans leurs jeux. Un peuple chasseur devait aussi prendre plaisir au maniement des armes et rivaliser de dextérité ou de force pour atteindre le but, lancer le javelot ou demeurer vainqueur dans la course et la lutte. Comment celui qui vivait sur les eaux ne se serait-il pas fait souvent un jeu de l’habileté à manier l’aviron ou à fendre les flots de sa forte poitrine? Les enfants de la bourgade, non moins que les riverains actuels, jouaient à la surface des lacs ou plongeaient du haut de l’esplanade. Devenus grands, auraient-ils pu se passer de l’élément sur lequel ils avaient été élevés? D’autre part, il est rare que ce lui qui a la passion des ornements personnels n’ait pas aussi celle des réjouissances. Quand on voit combien ces peuples aimaient à se parer d’anneaux, passés à tous les membres, de longues épingles, de chaînettes, de pendants et même de grelots, il paraît évident qu’ils n’affectionnaient pas moins les divertissements et les fêtes. Les rondes et les danses qui jouaient un rôle dans le culte n’avaient certainement pas un caractère exclusivement religieux, et l’on peut supposer que les récréations et les jeux étaient ce qu’ils sont encore chez les peuplades qui n’ont pas dépassé le degré de développement atteint par les anciens Gaulois.
Les habitants de la bourgade, dispersés par les travaux du jour, venaient à la nuit chercher le repos dans leurs demeures; mais, après les labeurs, la brise du soir ou la douce /380/ clarté de la lune les invitait à se grouper sur l’esplanade, où la gaîté n’était pas moindre que dans la veillée du village moderne. On peut se représenter aussi les membres de la famille réunis en cercle autour du foyer domestique placé au centre de la cabane. C’était là que se transmettaient de génération en génération des traditions dont les Gaulois et bien d’autres peuples avaient conservé le souvenir. Les premiers pionniers de l’Occident aimaient à raconter les voyages longs et périlleux entrepris par leurs pères depuis les contrées où se lève le soleil, et de quelle manière ils s’étaient acheminés à travers mille obstacles, vers de nouvelles rives. A ces récits s’en mêlaient beaucoup d’autres, et le chasseur n’était assurément pas celui qui avait le moins d’exploits à retracer.
Pendant la saison des orages, l’habitation, ébranlée par les rafales, offrait parfois peu de sécurité. Les flots soulevés roulaient avec grand bruit sous la frêle cabane plongée dans une obscurité profonde que les éclairs dissipaient par intervalles. Qui pourrait dire que la foudre n’ait jamais consumé la bourgade lacustre, et comment représenter la confusion de toute une population cherchant à sauver les enfants et les vieillards infirmes, et se jetant au milieu des flots pour gagner à la nage la rive que tous n’atteignaient pas? Plus souvent ces sinistres tableaux prenaient un autre aspect: c’était le sifflement du vent, les hurlements du loup, le cri lugubre des oiseaux de nuit; puis l’imagination craintive d’hommes crédules se tournait vers le merveilleux et donnait essor à la superstition, innée au fond de tous les cœurs. Alors le cercle de famille se resserrait en s’entretenant des mystères du surnaturel. /381/
Monuments religieux et funéraires.
La première population de l’Europe recouverte, à différentes époques, par de nombreuses invasions, n’a guère laissé sur la religion qu’elle professait des traditions qu’on puisse lui attribuer avec certitude. Si les Lapons sont les derniers descendants de cette race d’hommes, il s’est écoulé tant de siècles, et ils ont pu subir tant d’influences qu’il est difficile d’admettre que leurs idées religieuses soient une image fidèle de celles de leurs ancêtres. Malgré l’absence de traditions et de tout renseignement écrit, on peut cependant arriver à quelques notions, fort incomplètes, il est vrai, sur la plus ancienne mythologie de l’Europe, en examinant les monuments religieux et funéraires du premier âge.
De même qu’on attribue le plus souvent aux Celtes tous les débris de l’industrie antérieure au développement de l’âge du fer, on est aussi porté à faire remonter aux druides tous les men-hirs et les autels en pierres brutes de l’Occident. Il est incontestable qu’un grand nombre de ces monuments ont été élevés par les Celtes, mais l’érection de piliers et de blocs informes, faite dans un but religieux, a été propre à des peuples très divers. Les Suèves, établis en Suède sur les bords du lac Mélar, bien qu’ils ne fussent point d’origine celtique, élevèrent dans la Norwége, après avoir peuplé ce pays, des enceintes et des men-hirs tout pareils à ceux qu’on attribue aux Celtes. Ces mêmes piliers ont été l’objet d’un culte de la part de nombreuses tribus de l’Asie, et on les retrouve encore en Amérique. L’antique usage des men-hirs appartenait déjà à la première population de l’Europe, /382/ ce dont on peut se convaincre quand on les voit disposés en cercle autour de quelques tumulus du premier âge. Parfois ces grandes collines, qui ne recouvrent que des instruments en pierre, sont surmontées d’un pilier brut ou d’un autel formé d’un immense bloc posé sur trois supports au sommet du tombeau. Lors même que cet usage n’a pas été général dans l’âge de la pierre, et quand même il se reproduit dans la période suivante, il n’en est pas moins certain qu’il a été introduit en Occident dès les temps les plus reculés. Ces piliers groupés en cercle autour d’un men-hir sont parfois en visagés par les Lapons comme la famille du dieu qui occupe la place d’honneur. Chaque pilier portait souvent un nom particulier; mais, loin de pouvoir désigner les divinités primitives auxquelles ils étaient consacrés, on ne peut juger que par analogie du culte qui leur était rendu. L’autel témoigne cependant que ces peuplades éprouvaient le besoin de sacrifier aux puissances supérieures, de les apaiser et de se les rendre favorables. Ces monuments, groupés autour de quelques tumulus, étaient peut-être réservés aux personnages les plus importants dont les restes semblent placés sous la protection spéciale des dieux. Etait-ce aux mânes du défunt ou bien à la divinité qu’on sacrifiait sur les tombeaux? Le chef, après sa mort, demandait-il à être apaisé comme chez les Celtes? Ce sont là des questions qu’il est plus facile de poser que de résoudre. Le men-hir qui veillait sur la sépulture s’élevait certainement sur d’autres points plus spécialement consacrés au culte, mais à quoi reconnaître la période durant laquelle ont été érigés tous ceux qui sont encore debout 1 , et dont un grand nombre sont assurément druidiques? /383/
La Suisse occidentale a eu aussi ses men-hirs. Quelques-uns existent encore de Bonvillars à Bevaix, entre le lac de Neuchâtel et le pied du Jura. D’autres ont été détruits récemment près de Corcellettes et de la Mothe 1 . Les autels de Mont-la-Ville 2 et de Burtigny 3 furent sans doute consacrés par la population qui construisait sur terre ferme, vu la distance à laquelle ils se trouvent des rivages, à moins toutefois que les habitants de la bourgade lacustre de Rolle n’aient eu l’usage de gravir la hauteur voisine pour sacrifier dans la forêt de Prévond-d’Avaux, près de Burtigny. Le grand bloc de Mies, appelé Pierre à Penni 4 , n’était pas fort éloigné des pilotis de Coppet. La Pierre à Niton 5 , baignée par les eaux du Léman, en face de Genève, a tout particulièrement le caractère d’un autel lacustre. Un autre bloc, non loin de Saint-Prex, a aussi été l’objet d’un culte. On ne saurait cependant affirmer que toutes ces pierres aient été destinées, dès le premier âge, aux cérémonies religieuses, mais il est probable que les Helvétiens n’ont pas été les seuls qui les aient vénérées dans la Suisse occidentale, puisque la population primitive avait déjà ses men-hirs et ses autels bruts. /384/
La chapelle lacustre, consacrée dans les Gaules à des dieux topiques, remonte sans doute à une haute antiquité. Il était du reste naturel que le peuple qui vivait sur les eaux rendît aussi un culte à ses divinités sur le même élément. Ce genre d’édifice indique cependant des usages étrangers à ceux des Celtes, qui adoraient leurs dieux dans des enceintes découvertes ou dans l’épaisseur mystérieuse des forêts, sans leur élever de temples. Il serait donc possible que la chapelle lacustre remontât au premier âge, et qu’elle eût subsisté jusqu’au commencement de notre ère chez les descendants de la population primitive. L’existence du même genre de construction religieuse chez les Papous de la Nouvelle-Guinée (Pl. II, 5) semble indiquer que cette espèce d’édifice a été d’un usage général chez les peuplades lacustres. On sait combien le culte des eaux a été répandu chez un grand nombre de peuples 1 , et, s’il en est un qui ait dû y participer, c’est bien assurément celui qui vivait sur cet élément.
Les croissants en argile et en pierre découverts sur le Steinberg (Pl. XVI, 2, 3, 8) et sur l’Ebersberg sont les seuls objets retrouvés au milieu des débris d’habitations auxquels on puisse attribuer une destination religieuse 2 . M. le docteur Keller les envisage comme représentant la lune du sixième jour que les Gaulois, d’après Pline, appelaient celle qui guérit tout 3 . Le grand nombre des croissants provenant /385/ du Steinberg et de l’Ebersberg ne permet guère de supposer qu’ils aient été exclusivement l’ornement de la chapelle; il est plus probable que ce panacée prenait place dans l’habitation où il était comme le protecteur de la santé de la famille. Il est assez curieux que ces pièces n’aient pas encore été retrouvées sur d’autres points. Dans tous les cas, si la chapelle lacustre était étrangère aux usages religieux des Celtes, il n’en était pas de même du croissant ni de la vertu merveilleuse qu’on lui attribuait.
Les cérémonies funèbres avaient un caractère tout particulièrement religieux chez les peuples païens qui, comme les Gaulois, admettaient l’immortalité de l’âme ou une vie à venir au delà du tombeau. On ne peut douter qu’il n’en ait été de même chez la population primitive dont le tumulus était parfois entouré de men-hirs ou surmonté d’un autel. Dans plusieurs pays, la grandeur de ces collines artificielles et les étonnantes dimensions des blocs employés pour la construction des salles sépulcrales rappellent quelque peu les travaux gigantesques des Egyptiens et leur extrême sollicitude pour les morts. Les immenses tumulus de l’Europe sont d’autant plus surprenants qu’ils ne renferment ordinairement que des débris de l’industrie primitive, sans traces de métal. Quand le bronze est déposé dans les collines tumulaires, celles-ci, prises dans leur ensemble, sont de dimensions beaucoup moins grandes que les premières et ne recouvrent plus les grandes salles sépulcrales. Enfin, dans l’âge du fer, le tumulus, généralement moins élevé que précédemment, se réduit parfois à des proportions fort minimes 1 . On voit ainsi que les monuments funéraires ont /386/ suivi une marche inverse à celle de l’industrie et que leurs dimensions vont en déclinant, tandis que d’autre part la civilisation se développe.
Ces observations générales seraient cependant insuffisantes pour arriver à une classification quelque peu complète des sépultures des divers âges, parce que les tombeaux de la même période n’offrent pas toujours le même aspect extérieur. Tous les anciens Egyptiens embaumaient leurs morts, mais tous ne les déposaient pas dans les pyramides. Il en a été de même dans l’ancienne Europe, où les traits les plus caractéristiques consistent dans le mode funéraire, l’inhumation et l’incinération, bien plus encore que dans la grandeur du tumulus, qui n’était pas toujours élevé sur les restes du mort. On a vu que la population du premier âge inhumait le corps du défunt, après l’avoir replié en croisant ses bras sur la poitrine et en ramenant ses genoux sous le menton. Cette attitude ne doit pas être confondue avec la position assise qu’on envisage comme celle du repos. On retrouve dans les tombeaux péruviens des oiseaux desséchés dont les pattes ramenées sur le thorax et la tête inclinée vers l’aile gauche rappellent la position du petit oiseau dans la /387/ coquille avant son éclosion; il en est de même des momies humaines qui les accompagnent et qui reproduisent la plupart des variétés d’attitude du jeune enfant dans le sein de sa mère 1 . Si l’on rapproche de cette donnée l’opinion d’après laquelle la terre était envisagée comme la mère universelle du genre humain 2 , on comprendra que la position donnée au corps du défunt au moment où il va rentrer dans le sein de la mère universelle, exprime l’idée de la foi, non-seulement à une vie à venir, mais à une naissance nouvelle, en d’autres termes à la résurrection des corps.
On demandera peut-être si cette foi à la résurrection n’est pas essentiellement propre au christianisme, et si ce n’est pas méconnaître les idées religieuses de l’antiquité que de supposer la connaissance de ce dogme. Sans entrer dans la discussion des passages de l’Ancien Testament où il est mentionné d’une manière plus ou moins directe; il suffira de rappeler que l’existence de la secte des Saducéens témoigne que la généralité des Juifs croyaient à la résurrection des corps, antérieurement au christianisme. Mais ce n’était pas chez les Juifs seulement que ce dogme était admis. Le rituel funéraire des Egyptiens contenait la promesse que l’âme justifiée, une fois parvenue à une certaine époque de ses pérégrinations, devait se réunir à son corps pour n’en plus /388/ être jamais séparée 1 . D’après Zoroastre, l’homme est heureux ou malheureux au delà du tombeau, suivant la conduite qu’il a tenue pendant sa vie; mais, à la fin, les méchants purifiés par le feu de l’enfer partageront avec les justes un bonheur éternel qui sera précédé de la résurrection des corps 2 . Tertullien nous apprend que les sectateurs de Mithra croyaient aussi à la résurrection 3 . Ces divers témoignages suffisent pour établir la connaissance de ce dogme dans l’antiquité.
L’attitude repliée, qui n’est autre que celle du fœtus et qu’on doit envisager comme le symbole de la foi à la résurrection du corps, a été générale en Europe dans l’âge de la pierre. On la retrouve en Asie sous les plus anciennes substructions de Babylone 4 . Diodore de Sicile dit que les Troglodytes, peuple pasteur de l’Ethyopie, repliaient les morts en les maintenant dans cette attitude avec des branches flexibles 5 . Il est des Hottentots qui suivent encore le même usage, dans la pensée que les morts, redevenus petits enfants, ressusciteront un jour 6 . Les Bassoutos ont conservé ce mode funéraire, mais ils ne croient plus à la résurrection, qui, d’après les traditions, leur avait cependant été révélée par l’Etre suprême. « Le Seigneur, disent-ils, envoya jadis ce message /389/ aux hommes: — O hommes! vous mourrez, mais vous ressusciterez! — Le délégué du Seigneur fut lent à remplir sa mission, et un être méchant se hâta de le devancer pour venir crier aux hommes: — Le Seigneur dit: Vous mourrez, et vous mourrez pour toujours. — Lorsque le vrai messager arriva, on ne voulut pas l’écouter, et on lui répondit partout: — La première parole est la première, la seconde n’est rien 1 . » — Les Guanches des îles Canaries donnent la même attitude à leurs morts que les peuples précédents.
Si l’on passe de l’occident de l’Afrique dans le golfe du Bengale, on retrouve des usages tout semblables chez les habitants des îles Andaman. Ils n’étendent pas le corps du défunt tout de son long, comme dans l’Hindoustan, mais ils l’attachent en peloton de manière à prendre le moins d’espace possible, en le liant avec des cordes faites de branches flexibles, qui servent aussi à retenir les grandes feuilles dont le corps est enveloppé 2 . D’après un insulaire de la Nouvelle Galles du Sud, les noirs doivent quitter ce monde et entrer dans l’autre, sous la forme de petits enfants, qui sera encore celle sous laquelle ils reparaîtront un jour dans celui-ci. C’est sous cette forme que les morts montent à leur nouveau séjour, en voltigeant d’abord sur les branches et sur la cime des arbres pour s’élancer de là dans la région des nuages d’où les noirs sont venus 3 . « A peine un malade a-t-il rendu le dernier soupir, dans la Nouvelle-Calédonie, qu’on lui plie les jambes sur elles-mêmes, et on les lui lie, ensuite on /390/ attache les bras aux genoux, de sorte que le cadavre est tout ramassé, comme s’il était accroupi, et on l’enveloppe dans une grossière étoffe, faite avec de l’écorce d’arbre. On l’enterre ainsi, la tête en haut, en ayant soin de l’entourer de quelques présents 1 . » — Dans la Nouvelle-Zélande, les membres du défunt sont rapprochés du corps de manière que la tête repose sur les genoux 2 .
La même attitude caractérise de nombreuses sépultures de l’Amérique du Sud, dans la Patagonie, dans le Pérou et dans le Brésil. André Thévet décrit dans sa cosmographie de l’an 1575 les usages funéraires des habitants de ce dernier pays. « Ils ont oppinion, dit-il, que le corps estant décédé, ne sçauroit estre plus honnestement que dans les entrailles de la terre, laquelle est si noble qu’elle porte les hommes, produit les fruits et autres choses nécessaires et profitables à iceluy. Quand donc leurs parents sont morts, ils les courbent dans un bloc et monceau dans le lict où ils sont décédés, tout ainsi que les enfants sont au ventre de la mère, puis ainsi enveloppés, liés et garrottés de cordes, ils les mettent dans un grand vase de terre. » Ce mode funéraire se retrouve dans plusieurs états de l’Amérique du Nord, ainsi dans le Tennessée, dans le Missouri et dans l’Ohio. Chez certains Indiens, les mères, après avoir donné à l’homme, avant de l’inhumer, l’attitude qu’il avait dans le sein maternel, épanchent leur lait sur la tombe 3 . Cet usage des mères, qui /391/ assimile l’homme après sa mort au petit enfant qu’elles nourrissent de leur lait, s’est conservé, sauf l’attitude, il est vrai, jusqu’au commencement de ce siècle, dans le centre de l’Europe, dans la vallée alpestre des Ormonts 1 .
On a vu que le dogme de la résurrection, connu des anciens Egyptiens, l’a été de plusieurs peuples païens, et qu’il en subsiste des traces chez les nègres du midi de l’Afrique, pour quelques-uns desquels l’attitude repliée est encore le symbole de cette foi. Les indigènes de la Nouvelle-Galles, malgré le vague de leurs notions religieuses, se préoccupent d’un autre monde où l’homme doit entrer, sous la forme d’un petit enfant. L’espoir d’une nouvelle naissance est implicitement renfermé dans les usages qui assimilent au jeune enfant les restes du défunt déposés dans le sein de la terre. L’absence de notions religieuses sur d’autres points, ou bien plutôt le manque de renseignements suffisants, ne saurait affaiblir ces données, quand on voit combien souvent l’idée qui a donné naissance à certains usages disparaît pour ne laisser qu’une forme sans signification apparente.
Il n’est pas sans intérêt de retrouver sous les fondements de l’antique Babylone le mode funéraire auquel se rattache intimement le dogme de la résurrection. Ce mode, importé en Europe par les premières migrations de l’Orient, remonte /392/ sans doute aussi à la plus haute antiquité dans les autres parties du globe, et paraît ainsi avoir été général dans l’humanité primitive, qui a dû hériter des Noachides cette foi à une nouvelle naissance.
On est donc autorisé à conclure de tout ce qui précède que les premières peuplades lacustres de l’Occident professaient la foi à la résurrection des corps, et ce dogme à lui seul en renferme plusieurs autres sur la rétribution du bien et du mal, ainsi que sur les rapports de l’homme avec la divinité.
L’antiquité païenne a eu de bonne heure ses Saducéens, de même que les Juifs. Le petit nombre de sépultures du genre primitif retrouvées en Occident, pendant l’âge du bronze, durant lequel prédomine l’incinération, montre qu’une nouvelle population introduisit d’autres idées sur la vie à venir. Toutefois les habitants de la Suisse occidentale, qui avaient continué à bâtir sur les eaux, conservèrent aussi quelque temps l’attitude repliée, après l’introduction du métal, ainsi à Chardonne, non loin de Vevey, à Verschiez, près d’Aigle, où l’on a détruit plusieurs centaines de ces tombes à peu près cubiques, et à Sion, sur deux emplacements distincts 1 . Lorsque les corps furent couchés sur le dos, comme chez les Etrusques et chez beaucoup d’autres peuples, on ne /393/ saurait affirmer que la foi à la résurrection ait tout à fait disparu, puisqu’on la retrouve en Egypte avec la position étendue. Le sarcophage en pierres brutes, de la longueur du corps, construit sous la surface du sol, reparaît quelque fois pendant la période helvétienne, et, plus tard encore, sous la domination des Romains. Enfin ce dernier genre d’inhumation devint général après l’introduction du christianisme, jusqu’à Charlemagne 1 . Une fois dans les temps modernes, alors que de nombreuses invasions et un nouveau culte ont recouvert le pays, il semble que tout souvenir des cérémonies religieuses les plus primitives ait dû disparaître; cependant on retrouve encore dans les Alpes du canton de Vaud, jusqu’au commencement de ce siècle, l’un des anciens usages conservé chez quelques Indiens, qui, après avoir déposé le corps du défunt dans le sein de la mère universelle du genre humain, répandent le lait maternel sur la tombe de l’homme redevenu comme un petit enfant.
La colline tumulaire, qui n’apparaît dans le canton de Vaud qu’avec l’Helvétien, reproduit le mode funéraire des Gaulois décrit par les auteurs anciens et se rattache aux idées religieuses sur le feu, envisagé comme élément purificateur, ainsi qu’on l’a vu plus haut 2 . Lorsque le défunt avait occupé une position relevée dans la société, son corps, suivi d’un long cortége, était porté avec de grandes démonstrations de deuil sur le bûcher qui devait le consumer. On jetait dans les flammes tout ce qui avait été le plus cher à celui dont on accompagnait les restes. Des animaux nombreux étaient sacrifiés. Ses femmes, souvent immolées, se disputaient /394/ parfois le triste honneur de le suivre dans la tombe, pensant gagner ainsi un rang glorieux dans la vie à venir. Après l’extinction du bûcher par les libations d’usage, les cendres et les os calcinés du défunt étaient réunis dans une urne qu’on déposait ordinairement à la surface du sol et qu’on recouvrait de terre et de pierres 1 , de manière à former un monticule dans lequel on déposait aussi les charbons du bûcher et les corps des victimes qui n’avaient pas été consumés.
Les Helvétiens n’étaient pas étrangers à ces funérailles sanglantes. Un tumulus situé dans le Bois-Genou 2 , au sommet du ravin qui domine le lit pittoresque de la Mexbre, recouvrait un groupe de quatre vases d’argile remplis de cendres humaines. Un creux, ménagé dans la terre accumulée sur les urnes contenait les charbons et les cendres du bûcher avec les nombreux restes calcinés des animaux sacrifiés, parmi lesquels se trouvaient le chien, le bœuf et le cheval. Au-dessus de ces restes, venait un lit inégal de grosses pierres brutes sur lequel gisaient sans ordre quatre squelettes humains dont l’attitude irrégulière montrait que les corps avaient été jetés violemment sur cette rude couche /395/ de cailloux. Des bracelets, des débris de chaînettes, des broches et des ornements divers indiquaient la parure de femmes dont la jeunesse ressortait du peu de développement des dents de sagesse encore cachées dans l’alvéole, ou de l’absence d’usure. Ces malheureuses victimes avaient eu les membres brisés par les cailloux qui les recouvraient et qu’on avait lancés violemment, de manière qu’une partie des ornements avaient volé en éclats sous le choc. A deux cents pas du tumulus existe encore un autel, sur lequel avait sans doute eu lieu l’immolation des femmes du défunt.
Ce n’était pas seulement sur les tombeaux que les peuples d’origine celtique immolaient des victimes humaines. Les Gaulois, pour conjurer les malheurs dont ils étaient menacés ou pour se rendre les dieux favorables, avaient institué des sacrifices qui, à défaut de coupables ou de prisonniers, retombaient sur les innocents. L’une de ces cérémonies a eu lieu au-dessus des ravins de la Mexbre, à environ vingt minutes de distance de l’emplacement précédent, sous l’ombre des chênes de la forêt de Vernand-dessous. Douze squelettes humains étaient déposés sans ordre de la base au sommet d’un tumulus haut de six pieds. Chaque fois que les ossements étaient assez conservés pour apprécier la position des corps, celle-ci présentait toujours quelque chose d’anormal. Aucun n’était couché régulièrement. Le crâne de l’un reposait sur les jambes étendues du même squelette. Un autre avait eu la tête écrasée de manière à projeter la mâchoire à un pied de distance de la partie postérieure du crâne. Les dents de ces divers squelettes appartenaient toutes à des personnes encore jeunes. Quelques anneaux en bronze et même en fer caractérisaient la période helvétienne. De nombreux charbons et des fragments de poterie étaient /396/ répandus dans toutes les parties du tumulus, ainsi que, sur quelques points, des débris calcinés d’ossements d’animaux, mais nulle part ne se trouvait d’urne cinéraire, ni d’inhumation régulière.
Un autre caractère de cette colline est sa construction autour d’un bloc erratique, haut de cinq pieds, sur onze de longueur. La partie supérieure de ce poudingue forme une arête longitudinale d’où les faces du bloc descendent sur le sol. Le plan le plus incliné porte une large rainure naturelle partant du sommet, et au bas de laquelle se trouvait un vase d’argile grossière, de forme semi-sphérique, qui ne contenait que de la terre sans aucune trace de cendres. La forme générale du bloc et la position du vase rappellent l’un des autels qu’on voit à l’entrée du sanctuaire de Hertha, dans l’île de Rugen. Cet autel est pareillement à deux versants, et au pied du plan le plus incliné on voit une pierre de petites dimensions, taillée en bassin de forme analogue à celle du vase de la forêt de Vernand. La tradition raconte que la victime, appuyée sur l’autre face du bloc, était égorgée de manière que son sang arrosât une partie de l’autel avant d’arriver dans le bassin.
Si le bloc de Vernand-dessous a servi d’autel, comme le font supposer les douze corps mutilés ou jetés en désordre alentour, on se demande comment il arrive qu’il ait été recouvert de terre et mis ainsi hors d’usage. Sans pouvoir répondre d’une manière satisfaisante à cette question, il suffira de faire un nouveau rapprochement. On découvre sur divers points de la vallée du Mississipi des tumulus à la base desquels sont d’anciens autels chargés d’ex-voto 1 . Ces autels /397/ furent aussi enfouis, on ne sait dans quel but, mais ce qu’il y a de certain, c’est que les antiquités de l’Amérique présentent des rapports nombreux et frappants avec celles de l’Europe 1 .
Quand on rapproche les monuments tumulaires de l’époque helvétienne des sépultures des deux âges précédents, on voit combien les mœurs et les usages religieux étaient différents. Je n’ai trouvé nulle part, dans les nombreux tombeaux du canton de Vaud, antérieurs à l’âge du fer, des traces de sacrifices, ni aucun indice révélant l’immolation de victimes humaines. On a cependant découvert dans quelques-unes des salles sépulcrales des pays du Nord, des restes d’ossements d’animaux, et il est probable que les autels gigantesques du premier âge étaient quelquefois arrosés de sang, de même que chez les nations civilisées de l’ancien monde. Quoi qu’il en soit, la sépulture des Celtes est empreinte d’un tout autre caractère, qui répond bien à leur amour immodéré de la guerre. La population de l’Europe, dans les derniers temps païens, présente des mœurs rudes et barbares, qu’entretenaient les idées religieuses, et que ne peut dissimuler le développement de l’industrie. Les peuplades lacustres de la Suisse nous apparaissent en revanche avec un caractère plus humain. L’amour qu’elles portaient à leurs rivages les détournait de l’esprit de conquête, et rien, /398/ dans leurs sépultures, ne révèle jusqu’à présent le sacrifice de victimes humaines.
On voit que l’adoucissement des mœurs n’a pas suivi la même marche que l’industrie. On peut en dire autant du sentiment religieux. C’est dans les âges les plus reculés que les monuments qui se rattachent au culte présentent l’aspect le plus grand. Quand on se transporte au pied des immenses collines tumulaires de la première période et des blocs gigantesques dressés par des efforts inouïs, on éprouve le sentiment que le peuple qui, malgré l’imperfection de ses instruments, faisait de telles constructions en l’honneur des morts et des dieux, devait être vivement préoccupé des destinées de l’homme au delà du tombeau et du besoin de se rendre les divinités favorables. Les anciens Egyptiens élevaient les monuments les plus considérables en vue de la mort et de la vie à venir. Des préoccupations pareilles ont été générales dans les premiers âges. Tout ce qu’il y a de plus grand dans les mythologies remonte aux temps les plus anciens 1 . Des traditions nombreuses, relatives à la foi, ont été répandues d’un centre commun sur les autres parties du globe. Le dogme de la résurrection, symbolisé par les sépultures de Babylone, se retrouve sur les points les plus extrêmes. Mais bientôt d’autres idées se font jour. Le sentiment, voix de la conscience, est dominé par des systèmes religieux plus raisonnés et plus savants, puis les dieux façonnés par la main de l’homme perdent de leur influence et de leur autorité. Les superstitions s’accumulent, et le culte sanglant des Gaulois n’est pas plus propre que le scepticisme à relever la société. Cette tâche appartenait au christianisme, qui ne s’établit nulle part sans y introduire la civilisation. /399/
Accroissement de la population.
Polybe rapporte que quelques historiens envisageaient les vallées des Alpes comme à peu près inhabitées, et il rectifie leur jugement en affirmant qu’il s’y trouve un peuple très nombreux qu’il a visité lui-même 1 . Ce n’est pas seulement dans les temps anciens qu’a existé ce préjugé, qu’on avait encore à combattre ces dernières années, chaque fois qu’il s’agissait de la population de l’Helvétie avant la connaissance des métaux. Il était cependant facile de conclure d’après les tombeaux fouillés dans le canton de Vaud que la Suisse avait eu, comme le Nord, ses trois périodes de développement avant l’époque historique; mais la découverte des habitations lacustres est venue confirmer jusqu’à la dernière évidence l’existence de l’âge de la pierre en Suisse et sa haute antiquité. Les nombreux emplacements occupés pendant cette période, l’étendue de plusieurs et l’épaisseur des dépôts qui les recouvrent, ne peuvent laisser subsister aucun doute sur le prompt accroissement de la population et sur la longue durée de ces établissements.
Quand on voit combien les rives des lacs de la Suisse ont été habitées, on est conduit à se demander si toutes les /400/ demeures étaient groupées sur les eaux ou si quelques-unes s’élevaient ailleurs. On peut comprendre à première vue que les plaines et les vallées durent aussi être occupées de très bonne heure, mais on conçoit que des cabanes en bois n’aient laissé aucun vestige sur le sol, et que les dépôts des débris de l’industrie aient disparu devant les travaux de l’agriculture. Il y a cependant plus que des conjectures à cet égard. L’âge de la pierre a eu ses Troglodytes. M. Forel en a même retrouvé les traces en Italie, dans les grottes voisines de Mentone. Plus d’une caverne des montagnes de la Suisse a aussi servi d’habitation. Les excavations naturelles du Salève, à Estrambières et sous le Pas de l’Echelle, renfermaient de nombreux débris de silex travaillés, de charbons, de poterie et d’ossements concassés d’animaux; le cheval s’y trouve déjà 1 , et plusieurs os ont été percés ou aiguisés. Quand on fouillera le sol des grottes, ces traces de l’habitation de l’homme ne manqueront pas de se multiplier.
Un autre moyen de constater l’étendue de la population consiste dans la statistique des tombeaux. Ceux du premier âge, découverts sur les bords du Léman, se trouvent à Thonon, au Châtelard près de Lutry et à Pierre-à-Portay vers Lausanne. Ces trois cimetières peuvent être ceux de bourgades lacustres, vu la proximité de la rive; mais, quand ils sont éloignés des bassins d’eau, on doit admettre dans leur voisinage l’existence d’établissements sur terre ferme. /401/ Tel est le cas de deux autres cimetières du même âge, situés près de Martigny, dans la vallée du Rhône, et sur la commune de Yens, dans le bois des Sembres, à plus d’une lieue au-dessus de Morges.
Plusieurs instruments en pierre ont été découverts au pied du Jura et sur divers points de la vallée du Rhône. S’ils n’indiquent pas d’une manière aussi positive que les sépultures la présence de constructions sur les lieux où ils ont été perdus, ils ne montrent pas moins que ces contrées étaient parcourues. Les explorations s’étendaient même jusque dans les vallées élevées des montagnes. C’est ainsi qu’une fort belle pointe de lance en silex a été perdue sur le territoire de Sainte-Croix, dans la tourbière de la Sagne, où elle était à sept pieds de profondeur. Cette contrée n’a pas cessé d’être explorée pendant la période suivante, qui y est représentée par la découverte d’un celt et d’une pointe de javelot en bronze; un autre celt du même métal reposait à côté d’une tête de cerf, dans un marécage voisin de la frontière française 1 . Quelques objets en pierre et en bronze ont aussi été découverts dans les parties montagneuses du canton de Berne 2 et sur d’autres points de la Suisse.
La population primitive de l’Helvétie n’occupait pas exclusivement les rives des lacs, comme on vient de le voir par l’habitation des grottes du Salève et par les sépultures éloignées des bassins d’eau. Il en a été de même dans la plupart des pays de l’Europe. Le commerce qui rayonnait des points les plus opposés n’aurait pu exister s’il n’y avait eu des stations intermédiaires par lesquelles devaient se transmettre /402/ les matières lointaines. Toutefois, d’après l’ensemble des antiquités du premier âge en Europe, ce sont les rives des eaux qui ont eu, à l’origine, les habitants les plus nombreux. Celles-ci avaient été d’abord les voies naturelles, et c’est de là que la population s’est répandue peu à peu dans l’intérieur des terres. Puis est venu le moment où les Celtes ont subjugué la première race dont plusieurs tribus ont été refoulées dans des contrées peut-être encore inoccupées 1 , tandis que d’autres ont subsisté sur quelques points pendant des siècles plus ou moins nombreux.
Après l’invasion des Celtes, la population de l’Europe reçut un nouvel accroissement, qui provint, non pas tant de l’arrivée de nouvelles tribus que des perfectionnements apportés dans les moyens de pourvoir aux besoins de l’existence. Avec le métal, les défrichements devinrent plus faciles, l’agriculture fit des progrès, les produits du sol furent plus nombreux, circonstances éminemment favorables au développement de la population. Il y a loin, sans doute, de cet état social à ce qu’il est de nos jours; quoi qu’il en soit, l’âge du bronze a laissé partout d’innombrables témoignages de son extension et de sa durée. Les emplacements lacustres découverts jusqu’à ce jour sont plus nombreux de Bienne à Genève qu’ils ne l’ont été dans toute la Suisse pendant la période précédente. En admettant que les trente-deux points constatés sur les deux rives du lac de Constance remontent /403/ tous à l’âge de la pierre, ce qui n’est pas encore certain, et en les faisant entrer dans l’énumération des plus anciennes bourgades de l’Helvétie, leur nombre total s’élève à cinquante et un, tandis que ceux de la Suisse occidentale, qu’on doit attribuer à l’âge suivant, ont été découverts sur soixante-huit localités, y compris les deux rives du Léman 1 . /404/ Après l’invasion des Helvétiens, il n’y a plus que onze emplacements où l’on retrouve des traces du premier âge du fer, et encore, sur ce nombre, on ne peut guère en compter que trois qui présentent les caractères d’une occupation quelque peu prolongée. Ces chiffres, que pourront modifier de nouvelles recherches, montrent cependant combien le pays a été dévasté par l’invasion des Helvétiens, et combien il était peu dans les usages de l’envahisseur de vivre sur les eaux. Quant à l’époque romaine, si l’on admet qu’il y a eu des cabanes de pêcheurs dans tous les lieux ou se trouvent des fragments de la poterie qui leur était propre, ces huttes auraient été reconstruites sur quatorze emplacements, mais l’absence d’objets d’un certain art indique assez quelle était l’indigence de ceux qui les habitaient.
Bien que les découvertes soient fort incomplètes, la statistique des lieux occupés à une époque sur laquelle l’histoire n’a pas laissé de renseignements n’en a pas moins un intérêt incontestable. Les champs de sépulture ne sauraient être exclus de cette énumération que je limite au canton de Vaud seulement. Ceux de l’âge de la pierre se trouvent dans trois localités dont deux sont voisines des rives du Léman. L’âge du bronze en compte dix-huit, sur lesquels cinq seulement peuvent être rattachés aux rivages des lacs. Les tombeaux du premier âge du fer ont été constatés sur dix-neuf points, tous éloignés des bassins d’eau, et il faut remarquer que l’un des modes d’inhumation du deuxième âge, consistant à déposer sous la surface du sol le corps du défunt étendu sur le dos, a été reproduit dans quatre localités où il était accompagné /405/ d’objets qui caractérisent la troisième période, tandis que sur les quinze autres s’élevaient les collines tumulaires des Helvétiens. On saisira mieux la signification du nombre de ces sépultures en ajoutant que les tombeaux de l’époque romaine n’ont été découverts, dans le canton de Vaud, que sur quatorze emplacements, bien que les ruines d’édifices ou d’habitations aient été retrouvées sur plus de deux cents points différents 1 . Ce rapprochement ne permet pas de conclure que l’Helvétie ait été plus habitée avant notre ère que sous la domination romaine, mais il montre tout au moins que les générations qui se sont succédé dans les âges antéhistoriques sont fort nombreuses et que la population n’a pas tardé à se répandre dans l’intérieur des terres.
Les cabanes sur terre ferme étaient pareilles à celles des Lacustres, avec cette différence toutefois que le sol remplaçait l’esplanade, ou qu’il était excavé de manière à rendre l’habitation à moitié souterraine. La description des demeures gauloises par les auteurs anciens, et les découvertes faites ces dernières années ne laissent pas de doute sur ces analogies. Plusieurs peuplades contemporaines emploient encore loin des rivages les mêmes constructions que sur les eaux, et, quand on voit dans l’intérieur des îles de l’Océanie les cases des indigènes élevées au-dessus du sol sur quatre piliers ou sur des pieux nombreux, on se demande si les premiers habitants de l’Europe n’ont pas aussi transporté les mêmes usages dans les contrées dépourvues de lacs. Il est assez naturel que les riverains qui étaient dans le cas de s’établir sur la terre ferme aient conservé l’emploi des pilotis /406/ pour mettre leurs cabanes à l’abri des bêtes féroces. Bien qu’on ne possède pas, sur les temps anciens, de renseignements à cet égard, on retrouve cependant des traces de constructions semblables dans les vallées alpestres, où des greniers en bois s’élèvent encore sur des piliers de trois à six pieds de hauteur au-dessus du sol, de la même manière que chez les Papous de la Nouvelle-Guinée. Ces greniers, nombreux dans le Valais, existent aussi dans quelques villages du Jorat vaudois. On les envisage généralement comme étant destinés à mettre les graines à l’abri des souris. Il est possible que les contrées où on les trouve aient été occupées par les débris des peuplades lacustres, et que ces bâtiments soient les derniers vestiges des demeures qu’on exhaussait sur pilotis pour se protéger contre des quadrupèdes bien autrement redoutables que ceux dont on cherche à se préserver de nos jours. Si la diversité dans la manière de bâtir n’indique pas toujours des origines différentes, il n’en est pas moins certain que bien des traits caractéristiques, propres à certains peuples, se perpétuent à travers les siècles. Les constructions élevées sur des piliers de bois rappellent naturellement celles des lacs; les demeures excavées ne sont pas tout à fait étrangères à celles des Troglodytes; et les cabanes des Gaulois, assises sur la surface du sol, se rattachent plus spécialement aux usages des Celtes. C’est ainsi que les traces des divers genres d’habitation usités dans le même pays pourront devenir un indice important des différents peuples qui l’ont occupé.
Les observations précédentes sur l’accroissement de l’ancienne population de l’Helvétie ont une portée plus étendue pour l’histoire de l’antiquité que les limites de ce territoire. Rien ne porte à supposer que l’espace compris entre les Alpes, /407/ le Rhin et le Jura ait été plus peuplé que la généralité des autres pays de l’Europe. Si les uns sont moins bien partagés au point de vue du climat et de la fertilité du sol, d’autres étaient bien plus favorables au développement. Il en résulte donc qu’on peut se faire une idée, d’après ce qui s’est passé en Suisse, de la marche générale de la population en Occident, ainsi que des résultats qu’on est en droit d’attendre de nouvelles recherches.
Destinées des constructions lacustres.
Quelques-unes des premières peuplades qui pénétrèrent en Europe importèrent peut-être de l’Asie l’usage de vivre sur les eaux. Dans tous les cas, la marche le long des rivages portait naturellement les émigrants à transformer en habitations les radeaux sur lesquels ils devaient souvent traverser des fleuves ou des golfes, en sorte que les maisons flottantes et les cabanes sur pilotis ne sont pas moins anciennes que l’homme dans les pays de l’Occident, ce que montrent assez les nombreux restes de l’industrie primitive accumulés sous les habitations.
Aussi longtemps que les rives propres à ce genre de construction suffirent à la population, celle-ci n’eut pas de raisons de quitter ces demeures et de bâtir sur terre ferme, mais dès que le littoral n’offrit plus les ressources nécessaires à l’existence, la force des choses conduisit plusieurs familles à pénétrer dans l’intérieur des terres et à s’y établir. Ce mouvement eut déjà lieu dans le premier âge, dont les débris ne se retrouvent pas exclusivement sur les rives des eaux. Vint ensuite le moment où le peuple qui importa le bronze fit invasion. /408/ Il ne pénétra point dans des régions inexplorées, et il n’eut pas à surmonter les mêmes difficultés que les premiers émigrants. La lutte à soutenir était bien plutôt contre la population qu’il voulait déposséder. La supériorité de ses armes et de son développement lui assura la victoire, et le conquérant s’empara de préférence des terrains défrichés. Là où il s’établit en maître, l’ancienne bourgade ne se releva pas. C’est à l’époque de l’apparition du bronze que les lacs de la Suisse orientale sont généralement abandonnés; le nouvel arrivant aurait évidemment occupé ces emplacements s’il avait eu l’habitude de vivre sur les eaux. Plus tard, c’est l’Helvétien, d’origine vraisemblablement celtique, qui détruit à son tour les habitations lacustres de la Suisse occidentale.
Ce qui s’est passé en Suisse a dû se reproduire dans plusieurs autres contrées. Le Celte, auquel on attribue l’industrie du bronze, est étranger aux constructions sur pilotis qui disparaissent dans les contrées qu’il occupe; mais partout où les descendants de la première population ont conservé quelque indépendance, après l’introduction des métaux, on doit s’attendre à retrouver leur ancienne manière de bâtir. Il n’est pas impossible sans doute que des peuplades européennes d’une autre origine aient eu les mêmes usages; quoi qu’il en soit, l’habitation lacustre remonte aux premières migrations de l’Asie. C’est à ce genre de fortification que les Paæoniens du temps d’Hérodote durent leur salut. Postérieurement à Darius, on voit encore les Allobriges opposer aux Romains une résistance désespérée par le même moyen. Ces peuplades, une fois soumises, renoncent en général à ce genre de construction, en sorte que la perte de l’indépendance entraîne aussi l’abandon des bourgades /409/ lacustres. Sous la domination romaine, la hutte du pêcheur est bien une réminiscence des usages primitifs, ainsi que les cités construites sur pilotis au-dessus des fleuves, mais ce ne sont que les vestiges d’une manière d’être qui a cessé d’être générale et qui n’offre plus le même genre de vie que dans les premiers âges.
L’ardeur guerrière de la plupart des peuples de l’ancienne Europe, la facilité avec laquelle ils changeaient de patrie, et, chez d’autres, l’amour de la vie errante ou nomade, étaient incompatibles avec les mœurs des peuplades lacustres, qui devaient disparaître peu à peu à la suite de ces irruptions incessantes. Toutefois l’une des causes principales de la disparition des anciennes bourgades fut le développement de la civilisation. Lorsqu’un peuple éprouve le besoin d’introduire dans sa demeure plus de confort que ne le comporte la hutte de claies, il abandonne tout naturellement son esplanade et ses canots pour se créer des habitations plus spacieuses et d’un abord moins incommode. Il emploie d’autres moyens de défense, plus solides et moins inflammables, en occupant des points d’accès difficile, fortifiés par des fossés et des levées de terre ou par des enceintes en pierres. Il est cependant telle configuration géographique qui, à l’aide d’institutions sociales particulières, contribue au maintien des plus anciens usages. C’est ainsi que le crannoge, utilisé dès l’âge de la pierre, s’est conservé en Irlande et en Ecosse, jusque dans les temps modernes. Mais le crannoge, dont les dimensions sont généralement restreintes, et sur lequel on ne retrouve qu’un à trois foyers, n’a pas été la de meure d’une peuplade, et ne répond pas à un usage général.
La perte de l’indépendance et le développement de la /410/ civilisation sont donc les causes principales qui ont entraîné l’abandon des bourgades lacustres. Mais, de même que l’âge de la pierre existe encore chez des peuples stationnaires qui, par leur isolement, ont plus oublié qu’ils n’ont appris dès les temps les plus reculés, il n’est pas moins naturel de retrouver les constructions sur pilotis chez des tribus restées indépendantes, et sur lesquelles la civilisation n’a pas exercé son influence. C’est ainsi que les cités aquatiques ont subsisté jusqu’à nos jours dans l’intérieur de l’Afrique, autour des îles de l’Océanic, et, sans aucun doute, sur bien d’autres points où l’on ne tardera pas à en constater l’existence.
Observations hydrologiques.
Les pilotis innombrables qu’on voit encore sur les blancs-fonds des lacs de la Suisse ont été pris plus d’une fois pour les restes de forêts inondées, et aussi pour des jetées ou des digues submergées. Dans l’un et l’autre cas, on envisageait les points d’écoulement des bassins comme ayant été obstrués, ce qui aurait amené un exhaussement du niveau des eaux. Il serait superflu de chercher à prouver que les bourgades lacustres ont été construites au-dessus de la surface des lacs et non point sur le sol. S’il fallait en donner la preuve, il suffirait de rappeler que les objets d’industrie découverts au milieu des pilotis sont restés sur la place où ils sont tombés, et que les fragments du même vase gisent parfois les uns auprès des autres sans avoir été déplacés 1 et /411/ sans que les cassures anguleuses de cette poterie friable soient même émoussées. Il en résulte que ces emplacements n’ont point été submergés postérieurement à leur occupation, et que ces objets sont immédiatement tombés dans une eau assez profonde pour échapper à l’action des tempêtes; s’il en eût été autrement, le roulis des vagues n’aurait pas tardé à les déplacer et à émousser leurs parties anguleuses, comme il le fait des galets de la grève. D’autre part, rien ne porte à admettre un abaissement graduel de la surface des lacs. Des ruines de constructions romaines atteignent sur plus d’un point les parties basses des rivages actuels; en outre, les tombeaux de l’âge de la pierre, découverts à Thonon sur les bords du Léman, se trouvent sur un point qui dépasse de fort peu les hautes eaux, et l’on ne saurait admettre qu’ils aient été construits dans un sol inondé. On est ainsi conduit à conclure que le niveau des lacs de la Suisse n’a pas subi de modification sensible depuis l’apparition de l’homme dans ces contrées 1 .
L’action des plus fortes tempêtes ne se fait sentir qu’à une faible profondeur dans les lacs. Je n’ai jamais remarqué, sur les nombreux points que j’ai explorés; d’objets d’industrie dont les angles fussent émoussés par les vagues, dès qu’ils se trouvaient à plus de quatre pieds sous le niveau des basses eaux. Il paraît donc que les plus fortes tempêtes n’agissent guère sur nos lacs au delà de cette profondeur. Mais, d’autre part, si l’agitation est assez superficielle, l’eau calme n’en a pas moins son action délétère qui agit, il est vrai, avec une /412/ extrême lenteur. Après l’abandon des bourgades, la partie supérieure des pilotis a été longtemps battue par les flots, puis, déprimée peu à peu, elle est descendue au-dessous du niveau des tempêtes. Les pieux réduits à la région des eaux calmes, l’œuvre de destruction, vraisemblablement moins rapide, mais toujours incessante, s’est poursuivie en diminuant continuellement leur hauteur et leur épaisseur; quelques uns n’apparaissent plus que comme des aiguilles, enfin celles-ci disparaissent à leur tour, et il ne reste qu’un disque noirâtre à la surface de la vase. (Pl. II, 4.) La pointe du pieu prise dans le limon, se trouvant dans des conditions de conservation différentes, a généralement conservé ses premières dimensions. Elle porte encore les entailles faites par la hache de pierre ou de bronze, mais elle est spongieuse, imprégnée d’eau, et, dès qu’on l’expose à l’air, elle se fendille, se rétrécit, et souvent tombe en morceaux. En revanche, la partie du bois entièrement baignée par l’eau conserve plus de consistance, le chêne entre autres prend l’aspect de l’ébène et possède même une certaine élasticité.
Si l’on pouvait apprécier les résultats de cette dégradation continue, durant un nombre d’années déterminé, les données obtenues permettraient de calculer les siècles écoulés depuis la destruction des premiers établissements, mais comment tenir compte des influences locales, de la variété des essences, de l’épaisseur des pieux, et des modifications que le bois peut subir par l’action des siècles? Toutefois on peut dire que les pilotis de la fin du deuxième âge, anciens de plus de deux mille ans et saillants d’un à trois pieds au-dessus de la vase, présentent à peu près partout le même aspect, tandis que ceux de l’âge de la pierre ont été généralement usés jusqu’à la surface du limon dont ils sont parfois recouverts. /413/
La lenteur avec laquelle le limon se dépose sur les blancs-fonds des lacs, en dehors des formations alluviennes, est vraiment surprenante. On trouve sur le sol pierreux des emplacements lacustres une foule d’instruments, et même des épingles à cheveux, qu’il est facile d’apercevoir à travers dix à quinze pieds d’eau, quand celle-ci est transparente. Un grand nombre de vases tombés sur le limon ne sont pas même enfouis. La partie supérieure des objets, baignée par l’eau, est ordinairement recouverte d’une couche de tuf, tandis que celle qui est en contact avec la vase n’a subi aucune dégradation. Les poteries, ainsi protégées par le limon ont conservé jusqu’à leur vernis de graphite, et les métaux sont à peine oxydés. Je sortis un jour du milieu des pilotis de Cortaillod une paire de bracelets qu’amena un seul coup de pinces; le premier, visible depuis le bateau, était verdâtre et couvert de tuf; le second, pris dans la vase, avait l’aspect du bronze qui vient d’être coulé. La tourbe possède la même propriété de conservation, due sans doute à des matières pour lesquelles l’oxygène a plus d’affinité que pour le métal.
Les pièces chargées de dépôts calcaires d’un côté et intactes de l’autre sont non-seulement restées en place, mais elles ne paraissent pas même avoir été alternativement recouvertes de sable ou débarrassées du gravier que les courants soulacustres mettent souvent en mouvement. Il n’est pas rare que les pêcheurs, après avoir jeté leurs filets à de grandes profondeurs les retrouvent le lendemain tout enchevêtrés ou pris dans les graviers. Ces courants n’ont pas la même action sur les blans-fonds, qui, d’une part, échappent à l’action des tempêtes dès qu’ils sont recouverts de plus de quatre pieds d’eau, et, de l’autre, ne sont pas sujets aux mêmes /414/ transports de sable et de gravier sur les points à l’abri des alluvions des torrents. Ceci ne veut pas dire que les limons ne soient jamais remués sur les blancs-fonds, mais simplement qu’il est des localités où cette action est insensible. Les courants ne sont pas non plus exclusivement propres à la profondeur, ce dont on peut se convaincre quand on voit les plantes lacustres, couvertes par les eaux, s’incliner toutes dans une direction contraire à celle où souffle le vent, mais ils sont évidemment moins forts sur la plupart des blancs-fonds que dans la noire-eau ou dans la profondeur.
Ces observations, familières sans doute aux hydrologues, pourront être élucidées par une étude attentive des emplacements sur lesquels se trouvent les restes de l’industrie lacustre. Les débris qui sont à la surface montrent quelle est, en-dessous de la région des tempêtes, l’immobilité des plus petits objets, et combien, dans certaines circonstances, le dépôt des limons se fait avec une extrême lenteur. Il est des localités où, durant une période de plus de deux mille ans, ces dépôts sont à peine appréciables, et sur lesquels il ne s’est pas opéré le plus léger déplacement. On peut inférer de là que la formation de la vase sur ces points a dû exiger l’action de siècles fort nombreux, et l’on comprend aussi que l’accumulation des débris tombés successivement à l’eau présente des couches historiques d’un intérêt incontestable.
Derniers vestiges.
De nos jours, quand on parcourt les rives des lacs par un temps serein, et que le bateau glisse sur des eaux transparentes, on distingue d’innombrables pieux inondés, et, çà et /415/ là, de grandes pièces de bois couchées sur la vase, derniers vestiges d’antiques bourgades. Des poteries, des débris de formes insolites, de grands bois de cerf et des ossements épars révèlent une industrie et une faune étrangères à notre époque. C’est là tout ce qui apparaît d’un ancien monde oublié. Quelques vieillards racontent cependant qu’ils ont appris de leurs pères que ces lieux furent occupés autrefois par des familles qui cherchaient à se mettre à l’abri des animaux sauvages, mais ils n’en sont pas moins surpris quand ils voient de près les instruments qu’ils n’avaient pas songé à retirer de l’eau. En parcourant ainsi la surface des lacs, où la plus légère brise rend vacillantes ces images du passé ou les dérobe à nos regards, ce n’est pas sans quelque émotion que l’imagination fait sortir du sein des eaux les cités submergées, avec la population pleine de vie, de jeunesse et de confiance en l’avenir, jadis maîtresse de ces rives. Ce n’est pas sans émotion qu’on se demande, après ce retour sur le passé, s’il ne viendra pas aussi un jour où les riches habitations du rivage et les produits merveilleux de notre industrie ne laisseront que des vestiges mutilés de leur existence. Les peuples se succèdent de même que les générations. Les monuments ne sont pas moins périssables. Le sol semble tout engloutir, et cependant tout ne meurt pas. « Le corps retourne dans la poudre d’où il a été tiré, et l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné. » /416/
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CONCLUSION.
Les premières données écrites, relatives à l’histoire de l’Helvétie, ne remontent guère au delà d’un siècle avant l’ère chrétienne, et l’auteur le plus ancien qui ait mentionné l’existence des Pays Scandinaves, n’avait visité ces contrées que deux siècles et demi avant la naissance de César. Toutefois des générations nombreuses s’étaient déjà succédé, soit sur les rives de la mer Baltique, soit au pied du Jura et des Alpes. Cette absence d’écrits sur les siècles les plus reculés, quelque regrettable qu’elle soit, n’est cependant pas irréparable. Il existe d’autres documents dont le témoignage n’est pas moins digne de foi que celui des manuscrits: ce sont les restes de l’industrie antique, enfouis dans le sol ou baignés par les eaux.
Les débris des nombreuses bourgades découvertes en Suisse, depuis six ans seulement, fournissent déjà des renseignements abondants que l’histoire devra enregistrer. Bien des questions sont encore obscures et pendantes, mais on ne saurait /418/ plus méconnaître, ni la haute antiquité des premiers habitants de l’Occident, ni les périodes successives de la pierre, du bronze et du fer que les sépultures indiquaient nettement dès longtemps.
C’est surtout par les emplacements lacustres qu’on peut se faire une idée de l’accroissement rapide des plus anciennes populations, ainsi que de leur genre de vie. L’agriculture était connue. La plupart des animaux domestiques avaient accompagné les premiers émigrants de l’Asie établis sur les lacs de la Suisse. Tout commerce n’était pas étranger à ces peuplades. Chaque tribu, en participant au développement général, savait fabriquer les instruments dont elle avait besoin, et l’industrie, quelque primitive qu’elle fût, n’était pas stationnaire. Il y a loin de là à l’état sauvage de plusieurs peuples modernes, et à ces descriptions de l’Helvétie, couverte d’épaisses forêts, qu’auraient parcourues tardivement quelques familles nomades, vêtues de peaux de bêtes fauves et n’ayant pour armes que des pierres brutes ou des épieux durcis au feu.
La marche progressive de la civilisation, à travers les périodes suivantes, est nettement constatée par les produits de l’industrie. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la série historique des antiquités antérieures à notre ère pour en apprécier le développement continu. L’âge du bronze se distingue cependant par le goût qui a présidé à la forme de la plupart des objets. Le sentiment artistique a peut-être été moins général dans la période suivante, mais l’ornementation a fait des progrès comme dessin. Le champ des connaissances s’est étendu; les rapports se sont multipliés; et des éléments nouveaux, importés de l’Asie, ont donné une nouvelle direction à l’activité des peuples de l’Europe, qui, après /419/ avoir reçu leurs prototypes de l’Orient, leur impriment sur divers points le sceau de leur originalité. C’est le moment pendant lequel les individualités commencent à se dessiner le plus fortement. Toutefois ce n’est pas à dire qu’il n’y ait jamais arrêt, ni marche rétrograde, dans l’histoire de la civilisation; mais l’humanité, prise dans son ensemble, progresse d’une manière incessante.
Les savants du Nord ont reconnu par l’étude des sépultures que la population de l’âge de la pierre a précédé, dans leurs contrées, l’arrivée des Celtes auxquels ils attribuent l’importation du bronze 1 . /420/
Le même fait se reproduit ailleurs, et peut être envisagé comme général en Europe. C’est cette population primitive qui a introduit l’usage des constructions lacustres répandues en Suisse, en Irlande, en Ecosse, en Allemagne et dans d’autres pays. Quand on les trouve détruites au moment de l’apparition du bronze, importé par les Celtes, il est évident que c’est le peuple envahisseur qui les a renversées, et là où elles ne se relèvent pas, bien que ces contrées aient continué d’être habitées, comme le montrent les tombeaux, c’est que le conquérant ne partageait pas les mêmes usages. La Suisse occidentale, où ces habitations prennent un grand développement pendant le deuxième âge, a conservé le premier mode funéraire, et, quand elles disparaissent généralement à leur tour pour ne plus se relever, c’est alors qu’apparaît l’Helvétien avec le fer et l’incinération.
On doit envisager comme un fait acquis à la science l’origine antéceltique des constructions lacustres.
Des découvertes ultérieures nous apprendront si le Celte a adopté sur quelques points le genre primitif d’habitation; mais ce qui s’est passé dans l’Helvétie occidentale a pu se reproduire ailleurs, sans qu’on soit autorisé à en inférer que la bourgade lacustre caractérise le peuple qui a importé le bronze. Il faut du reste bien distinguer la bourgade de la /421/ simple hutte de pêcheur qui ne répond point à une manière d’être générale, et du crannoge, îlot fortifié ou lieu de refuge, qui a sa raison d’exister aussi longtemps que de petits chefs indépendants ne sont soumis qu’à la loi du plus fort. La généralité des constructions sur pilotis, élevées en Europe après l’âge de la pierre, apparaît donc comme la survivance d’usages provenant de la population primitive; mais encore importe-t-il de reconnaître qu’on ne saurait attribuer à tous les habitants de ces cités une origine exclusivement antéceltique.
L’exploration des rives à l’aide de radeaux, lors des premières migrations, explique l’origine des bourgades lacustres et des jardins flottants. Bien des familles étrangères les unes aux autres, se trouvant dans des positions analogues, ont pu recourir aux mêmes moyens, et l’on sait quelle est la puissance de l’habitude qui, dans l’isolement, finit par produire l’état stationnaire et souvent aussi la dégradation. C’est ainsi qu’on retrouve les cités aquatiques dans l’intérieur de l’Afrique et entre autres sur les îles de l’Océanie, où ces constructions sont identiques à ce qu’elles étaient en Europe longtemps avant l’ère chrétienne. Elles existaient déjà sur les rives de l’Euphrate, alors que Ninive gravait ses exploits sur le marbre. Elles servaient encore de retraite aux chrétiens de la Syrie, dans le XIVe siècle. De nos jours, le jardin flottant subsiste en Chine de même que dans le Mexique, et l’on est loin de connaître tous les points sur lesquels ont survécu ces usages. L’habitation lacustre, à l’état de radeau ou fixée sur pilotis, se retrouvant ainsi dans les diverses parties du globe, où elle est propre à la plus ancienne population de de l’Europe, de même qu’au Mongole et au Nègre, il en résulte qu’elle ne caractérise pas une race particulière de /422/ l’humanité, bien qu’elle n’ait pas été adoptée par tous les peuples.
La perte de l’indépendance et le développement de la civilisation sont les causes principales de l’abandon de la bourgade construite comme un îlot sur les eaux.
L’ensemble des débris de l’antiquité montre combien l’appropriation des matières, des éléments et des forces de la nature réagit profondément sur le développement de la civilisation. C’est le feu qui permet à l’homme de vivre dans les régions les plus opposées; sans le feu, les métaux n’auraient été d’aucun secours; sans les métaux, l’industrie et les arts n’auraient jamais pris leur essor. Le bronze caractérise un nouvel âge, mais, de tous les métaux, le fer est de beaucoup le plus précieux, dès qu’on arrive à produire l’acier. D’une manière générale, un peuple ne connaît la monnaie et l’écriture 1 que lorsqu’il est capable d’extraire le minerai du fer et de le mettre en œuvre; aussi l’histoire n’apparaît-elle guère avant l’introduction de ce métal. Comment ne pas mentionner l’imprimerie, le verre appliqué à l’optique, la vapeur et l’électricité, qui ouvrent à l’humanité une ère nouvelle de développement!
On peut ainsi apprécier le degré de civilisation d’un peuple d’après le nombre des matières qu’il s’est appropriées. Plus ces ressources sont limitées, moins les individualités se dessinent. L’âge de la pierre des sauvages modernes reproduit encore les mêmes formes que celui des temps les plus anciens. Plusieurs peuplades de l’intérieur de l’Afrique manifestent, de même que le Celte, une prédilection /423/ marquée pour les anneaux passés à tous les membres. L’homme placé dans des circonstances analogues agit d’une manière analogue, indépendamment des temps et des lieux. Ses premiers essais d’ornementation sont partout les mêmes, ainsi que ses premiers pas dans la civilisation; aussi peut-on dire que les divers degrés de développement de l’humanité actuelle caractérisent, à bien des égards, les degrés successifs de son développement dans la série des âges. Malgré les évolutions diverses des peuples, une étude attentive de la manière dont ils satisfont à leurs besoins les plus divers conduit à reconnaître l’unité de l’esprit humain, qui ne saurait être séparée de l’unité de l’espèce.
L’histoire de l’homme n’est pas seule intéressée aux recherches des antiquités. Les sciences naturelles y ont aussi leur part. Le savant professeur de Zurich, M. Heer, a montré le parti qu’on peut tirer des graines et des fruits perdus dans la tourbe ou le limon. M. le Dr Rütimeyer reconstruit la faune de l’ancienne Helvétie, de même que M. Steenstrup a rétabli celle du Danemark à l’aide des débris tombés des habitations. L’étude des crânes humains des divers âges aura son importance historique 1 . L’analyse chimique n’indiquera pas seulement les diverses proportions d’alliage naturel ou artificiel des métaux, mais elle arrivera dans plus d’un cas /424/ à découvrir les localités d’où l’on a extrait le minerai 1 . Une détermination plus complète des roches permettra aussi de connaître les contrées avec lesquelles les peuplades du premier âge entretenaient des rapports de commerce.
La statistique des découvertes d’antiquités classées avec soin, fournira les données nécessaires pour compléter ou plutôt pour reconstruire la géographie des temps les plus anciens 2 , de même qu’elle retracera une partie des voies suivies par les peuples qui se sont répandus sur la surfaee du globe. Les débris du premier âge sont déjà comme les jalons de deux routes qui, après s’être détachées du Caucase, parcourent le littoral découpé du sud et du nord de l’Europe, et pénètrent sur plus d’un point dans l’intérieur des terres, en remontant le cours des fleuves. De nouvelles découvertes apporteront des éléments nouveaux à ces diverses recherches. Quelques-uns des résultats que j’ai déduits de mes propres explorations et des faits nombreux recueillis par d’autres pourront être modifiés, mais ce qui importe avant tout, c’est que le champ des connaissances s’étende et que l’amour du vrai préside toujours à ces travaux.