NOTICE SUR LE MILLIAIRE DE VICH
PAR
CH. MOREL
Levade mentionne dans son Dictionnaire du canton de Vaud (pag. 42) un fragment de colonne milliaire trouvé en 1811 entre Vich et Begnins sur la voie romaine (Estraz) et placé dans le château de Begnins.
|
impeRAT
P. LICinio valeriano liC. GALLieno et Corneliae saLONinae |
Mommsen avait cherché en vain ce fragment et, dans ses Inscriptiones helveticae (No 329), il reproduisait le texte et la restitution de Levade; mais en même temps il exprimait /354/ des doutes sur l’exactitude de la copie : Restitutio certe falsa est ; non facile enim imperatorum uxores in cippis miliariis nominantur; cui restitutioni cum lectio aptata videatur esse, hanc suspectam iudico. — Vide ne sit lin. 2 initio FELICI.
On va voir que Mommsen avait parfaitement raison.
Le 27 août de l’an dernier, M. Castan, l’éminent archéologue de Besançon, adressait à M. François Forel, président de la Société d’histoire de la Suisse romande, une lettre contenant diverses observations intéressantes faites par lui dans un séjour à Nyon et annonçant qu’il avait retrouvé le milliaire perdu :
« Cette borne avait été placée, on ne sait quand ni comment, sur le bord de la route de Nyon à Begnins, à la limite du territoire de Vich et de Begnins. Des jeunes gens l’on fait rouler dernièrement dans un pré, qui est en contrebas de la route, et les deux morceaux dont elle se compose se sont séparés par l’effet de cette chute. Le propriétaire du pré, M. Volet, ancien syndic de Vich, se propose de conduire ce monument épigraphique au musée de Nyon. »
M. Castan avait essayé de lire l’inscription sur place, mais la pierre étant très fruste, il n’avait donné sa copie que sous toutes réserves. Il avait constaté en tout cas l’inexactitude du texte de Levade.
Au mois de décembre, M. Forel, informé que la pierre avait été transportée au musée de Nyon par les soins de M. F. Roux, m’avertit de ce fait et nous prîmes rendez-vous dans cette ville, où nous pûmes examiner le monument tout à notre aise et en prendre des estampages. Nous étions du reste assistés dans cette opération de M. le professeur François Forel, de M. Wellauer, conservateur du musée, /355/ de M. F. Roux, de M. le préfet Duplessis et de M. le notaire Dumartheray.
Le milliaire est en très mauvais état; non-seulement il est brisé en deux, mais les lettres sont complétement effacées à droite et à gauche, et celles du milieu apparaissent à peine. Cependant, avec le concours de tous, après discussion et examen minutieux, nous sommes arrivés à une lecture qui peut être considérée comme certaine et que je transcris ici, avec la restitution qui me paraît la plus probable.
|
imp. caes c. vibio
treBONIAno. gal lo. piO. FILICi. aug et. imp. caES. c. vibio afiniO. GALlo. vel dumniaNO. volus siano. pIO. FIlici. aug. coss. p. p. col. eq … |
Imperatore Caesare Caio
Vibio Treboniano Gallo, pio felici Augusto et imperatore Caesare Caio Vibio Afinio Gallo Veldumniano Volussiano, pio felici Augusto consulibus, patribus patriæ Colonia equestri … |
Ainsi le milliaire de Vich se rapporte à une restauration des routes de l’Helvétie qui a eu lieu sous les empereurs Trébonien et Volusien, appelés aussi les deux Galli, qui ont régné au milieu du IIIe siècle, de 251 à 254. Il est de la même époque que les mystérieuses colonnes milliaires d’Amsoldingen (Mommsen, Inscr. Helv., 309 1) et de Sion (ibid. 310) qui ont donné lieu à tant de discussions à cause des distances qu’elles indiquent ; de la même époque aussi qu’un milliaire trouvé à Genève (Mommsen, Inscr. Helv., 328) et aujourd’hui disparu. /356/
Il est curieux de noter que chacune de ces bornes indique d’une manière différente les noms et les titres des empereurs.
Le milliaire de Genève et celui de Vich donnent les noms complets des empereurs en répétant avant chacun les épithètes impériales imperator Caesar, et après chacun celles de pius felix en toutes lettres.
Tandis que le milliaire de Genève ajoutait les titres des magistratures impériales, le pontificat, la puissance tribunitienne et le chiffre du consulat, suivis de la qualification de pater patriae 1 pour chacun des empereurs, le milliaire de Vich ne paraît avoir indiqué le consulat et la qualification de pater patriae qu’une seule fois, après les deux noms, car la place aurait manqué pour les insérer à la fin de la troisième ligne ; il faut donc lire consulibus.
Les milliaires d’Amsoldingen et de Sion ont ceci de commun qu’ils ne donnent aux deux empereurs que leurs noms usuels abrégés, le père étant appelé simplement Gallus et le fils Volusianus, tandis que tous les titres et qualificatifs sont au pluriel.
Mais le milliaire d’Amsoldingen donne le qualificatif de IMPP. DD. NN (imperatores domini nostri), omettant celui de Caesares, tandis que le milliaire de Sion, poussant à l’extrême le système de la répétition des lettres pour indiquer /357/ le nombre des empereurs 1, donne IIMMPP. CC AA EE SS, imperatores Caesares.
Enfin, si tous deux donnent aux empereurs les épithètes de pii fideles Augusti, le milliaire d’Amsoldingen indique le titre de coss (consulibus), omis dans celui de Sion.
Ces différences n’ont pas une grande importance ; elles montrent seulement qu’au milieu du troisième siècle il s’était introduit un certain désordre dans l’administration, et si dans une époque aussi troublée on procédait avec une certaine précipitation à la réparation des routes, cela n’a rien de bien surprenant.
On remarquera enfin que, sur le milliaire de Vich, aussi bien que sur celui de Genève, l’indication de la distance et de son point de départ manquent par suite de la fracture ou de l’effacement de l’inscription. Cela est regrettable, car il eût été intéressant de savoir à partir de quelle localité la distance était calculée, et si elle était indiquée en milles ou en lieues gauloises.
Il me paraît cependant probable qu’elle était calculée de Nyon et en milles romains, car, par une singulière anomalie, les milliaires trouvés sur le territoire de la colonie équestre, laquelle faisait partie de la Gaule proprement dite 2, indiquent tous au troisième siècle la distance en /358/ milles (Mommsen, 324, 325, 326, des années 235 à 240), tandis que les bornes trouvées sur le territoire d’Avenches donnent dès les premières années du troisième siècle la distance en lieues. (Mommsen, 333, 334, 337, des années 202 à 205 et 275, 276.)