MÉMOIRE SUR LES ASSOCIATIONS DE CITOYENS ROMAINS
ET SUR LES
CURATORES CIVIUM ROMANORUM CONVENTUS HELVETICI
On conserve à l’hôtel de ville de Lausanne une fort jolie inscription trouvée à Vidy, dans la campagne du Bois-de-Vaud, le 7 avril 1739 1. Cette inscription, qui a déjà été commentée par Bochat 2, mais d’une manière insuffisante, est encadrée d’un cordon d’oves et de grains; c’est certainement la plus importante de celles qu’on a retirées des ruines de l’antique Lausanne, car elle est la seule qui indique le nom et le titre de la localité, vicus Lousonna, /182/ désignée dans l’itinéraire d’Antonin sous le nom de Lacus Lausonius, et dans la table de Peutinger sous celui de Lacus Losonne.
Voici le texte de cette inscription :
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SOLI · GENIO · LVNAE
SACRVM · EX · VOTO PRO SALVTE AVGvS TORVM · P · CLOD CORn PRIMVS CURAToR VIKa NOR · LOVSONNENSIVM II IiiiiI · VIR · AVGUSTAL · C · C · R CONVENTVS · HEL · D · S · D |
Elle se traduit comme suit : « (Autel ou monument) consacré au soleil, au génie protecteur, à la lune, en accomplissement d’un vœu pour le salut des empereurs, aux frais de P(ublius) Clod(ius) Primus (de la tribu) Corn(elia), curateur pour la deuxième fois des habitants du vicus de Lausanne, sevir augustal, curateur des citoyens romains du conventus helvétique. »
Le soleil et la lune étaient considérés dès une haute antiquité comme des génies protecteurs du peuple et de l’empire romain, et le célèbre Janus à double face n’était dans l’origine qu’une représentation de ce double génie. Ce sont les deux symboles de l’éternité, de la durée. Bien avant l’introduction des cultes orientaux de Mithra et d’Osiris, les Romains adoraient le Sol aeternus et la Luna aeterna, et les associaient au génie du peuple romain. Sous l’empire, ce culte se confondit aussi avec celui des empereurs et, de /183/ même que le culte de Rome fut remplacé ou plutôt continué par celui des Augustes, de même aussi on adora le genius Augusti, on donna à la lune l’épithète d’Augusta. On connaît une inscription dédiée : Soli aeterno, Lunae, pro aeternitate imperii 1. Dans l’inscription de Lausanne, le soleil, la lune et le génie n’ont aucune épithète, mais on doit nécessairement y voir l’indication des génies protecteurs des empereurs ou de l’empire, puisque le monument était érigé pour le salut des Augustes.
Quels étaient ces Augustes ? Soulever cette question équivaut à rechercher la date de l’inscription. Or les premiers empereurs qui ont porté simultanément le titre d’Auguste sont Marc-Aurèle et Lucius Verus, de l’an 161 à 169, puis Marc-Aurèle et Commode, de l’an 177 à 180; on ne peut d’autre part songer à d’autres empereurs associés, du IIIe et du IVe siècle, attendu que l’inscription porte encore la mention de la tribu, entre le nom et le surnom du donateur, et que cette mention disparut depuis que Caracalla eut donné le droit de cité à tout l’empire.
Les vœux faits pour le salut des empereurs pourraient bien se rapporter à la guerre de Marc-Aurèle et de Verus contre les Marcomans, guerre qui avait inspiré une grande terreur au moment de son explosion et pour le succès de laquelle Marc-Aurèle avait mis en œuvre tous les moyens usités pour s’assurer la protection des dieux 2. D’après ces données, notre inscription daterait de 167 ou 168, années pendant lesquelles les Marcomans furent repoussés, tandis que Lucius Verus mourut dès les premiers jours de l’an 169. /184/
Le personnage qui a érigé le monument s’appelait Publius Clodius Primus et il était citoyen romain, comme le prouvent d’une part la mention de la tribu Cornelia, placée régulièrement entre le nom de famille et le surnom, d’autre part la dernière et la plus importante des fonctions qu’il a remplies et sur chacune desquelles nous allons essayer de donner des éclaircissements.
La première de ces fonctions est celle de curator vikanorum Lousonnensium, c’est-à-dire d’administrateur des habitants du bourg de Lausanne, que Clodius avait remplie deux fois, comme l’indique le chiffre II, qui signifie bis ou iterum. C’est la seule mention de ce titre que nous connaissions. Nous savons par les auteurs et par quelques inscriptions que les magistrats des vici avaient généralement le titre de magistri et qu’ils étaient élus chaque année. Une inscription de Genève mentionne aussi un édile du vicus, mais le titre de curator vicanorum est tout à fait nouveau, et pour l’expliquer nous devons procéder par analogie.
On sait que, dans l’administration romaine, le nom de curatores est donné tout spécialement aux personnes qui étaient chargées d’une mission (cura) spéciale et temporaire ou d’un travail déterminé, tels que l’établissement d’une colonie nouvelle (curatores coloniae deducendae, Cic. De leg. agr. 2, 7, 17; Paul Diacre v. curator), les constructions de routes, de temples, etc. Leurs fonctions expiraient naturellement avec l’accomplissement de leur tâche, et jamais ils n’ont été considérés comme de véritables magistrats. Sous l’empire cependant, à partir de Trajan, on créa des directions permanentes des routes d’Italie (curatores /185/ viarum), du service des eaux (curatores aquarum), de celui des quais et égouts de Rome (riparum et alvei Tiberis), pour l’assistance publique des enfants pauvres (curatores ou praefecti alimentorum), etc. Pas plus que ceux de l’époque républicaine ces employés ne sont des magistrats; ce sont des fonctionnaires, nommés par l’empereur, tandis que les magistrats (consuls, préteurs, etc.) sont nommés avec l’intervention du sénat.
Ces innovations, venant se joindre à l’institution des directions financières (praefecti aerarii), équivalaient à la création d’un personnel administratif, qui avait toujours manqué sous la république, où les magistrats devaient être à la fois généraux, financiers et jurisconsultes; elles portèrent en résumé d’excellents fruits, en ramenant l’ordre dans les dépenses et en facilitant le contrôle. Bientôt on s’aperçut que ce qui était bon dans l’administration centrale et dans celle de la capitale pouvait bien avoir son avantage dans les administrations municipales. Un certain nombre de cités voyaient leurs finances obérées et ne savaient comment remédier à un état de choses qui compromettait leur existence et causait de fréquents désordres. Trajan ne trouva d’autre moyen de mettre un terme aux abus, fréquents surtout dans les villes de la Grèce et de l’Orient, que de placer en quelque sorte ces cités sous tutelle, en leur envoyant des commissaires spéciaux chargés de régler et de surveiller leur administration financière. Suivant que leur mission s’étendait sur les villes d’une province entière, sur celles d’une région, ou sur des cités isolées, ces commissaires étaient d’un rang et d’un titre plus ou moins élevés.
Les uns, anciens consuls, étaient des lieutenants de /186/ l’empereur en mission 1, dont les fonctions toutes temporaires ont été régularisées plus tard, en Italie, et y ont servi de point de départ à l’institution des juridici et des correctores.
Les autres, soit sénateurs, soit chevaliers, étaient des personnages également désignés par le gouvernement, parfois à la demande même des intéressés, pour contrôler l’administration d’une cité déterminée. Toutes les décisions engageant les finances de la ville devaient être approuvées par son curator 2, désigné généralement sous le nom de curator rei publicae, quelquefois sous celui de curator municipii, coloniae ou civitatis 3. Chaque ville n’avait /187/ qu’un curateur, pris presque toujours en dehors de son sein, et désigné, jusqu’à la fin du IIe siècle, non par les décurions de la cité, mais par l’empereur, comme cela avait lieu généralement en Italie 1, ou au nom de l’empereur par le gouverneur de la province 2. Il jouait en une certaine mesure le rôle de préfet. Car, bien que les Romains n’aient pas distingué aussi nettement que cela se fait de nos jours entre l’administration centrale et l’administration locale, ils avaient cependant pourvu à ce que les intérêts des deux administrations eussent des organes réguliers.
D’une part, chaque cité se choisissait un patron, chargé, cas échéant, de plaider sa cause à Rome, et des délégués chargés de transmettre ses vœux à l’autorité provinciale (en Gaule ces délégués, mentionnés dans le célèbre marbre de Thorigny 3, portaient le nom de legati et avaient, au moins au IIIe siècle, un mandat formel de leur cité dans le cas où elle voulait présenter quelque réclamation au gouverneur); d’autre part l’autorité centrale surveillait de près les affaires communales, surtout au point de vue financier. /188/
Toutefois les cités paraissent avoir quelquefois pris l’initiative de demander que tel ou tel personnage déterminé leur fût donné comme curateur; à partir du règne des Sévères, au IIIe siècle, cet usage se généralisa et depuis Constantin, alors que par suite du morcellement des provinces le nombre des gouverneurs, agents du pouvoir central, s’était considérablement accru, les curateurs furent nommés directement par les décurions et choisis parmi ceux qui avaient rempli les plus hautes fonctions municipales dans la cité.
Mais ces fonctionnaires n’ont évidemment rien de commun avec les curatores des vici, dont certainement la nomination n’a jamais pu appartenir à l’empereur. Les vici n’étaient point reconnus comme des communes en droit administratif, l’organisation qu’ils se donnaient était d’un ordre purement privé; ils étaient traités comme des corporations, comme des personnes morales. Or nous voyons que les corporations de tout genre : industrielles, religieuses, funéraires, avaient une organisation qui était presque calquée sur celle des cités; quelques-unes 1 avaient même un sénat de décurions; on trouve dans la liste de leurs préposés des questeurs, mais non des duoviri, des quatuorviri ou des édiles, titres réservés pour les magistratures des cités; leurs chefs ou présidents ont le titre de magistri et, à l’instar de ceux des municipes, prennent tous les cinq ans celui de quinquennales, équivalant à celui de censeurs. Enfin nous voyons qu’elles ont eu aussi des curateurs. On ne peut expliquer l’institution de cette charge que comme /189/ une imitation de ce qui avait eu lieu dans les cités; c’est- à-dire que probablement ces curateurs étaient des conseils financiers, des contrôleurs des dépenses; seulement ils étaient désignés par la corporation elle-même pour une année, et quelquefois réélus deux ou plusieurs années de suite, à en juger d’après quelques inscriptions qui mentionnent le fait.
Nous pensons donc que P. Clodius Primus avait été, deux années de suite, ou à deux reprises différentes, curateur des habitants de Lausanne, c’est-à-dire de l’association libre formée par eux pour l’administration locale; il avait été nommé par les membres mêmes de l’association 1 et choisi, suivant l’usage, parmi les personnages les plus influents de l’endroit, comme l’indiquent les autres titres mentionnés dans l’inscription. C’est probablement pendant qu’il était curateur des Lausannois pour la seconde fois qu’il a érigé le monument auquel se rapporte le marbre de Vidy.
La seconde fonction rappelée dans l’inscription, ligne 7, est celle de IiiiiI. VIR. AVGVSTAL., soit Sevir Augustalis. On sait que les corporations d’Augustales ont été instituées sous Tibère et qu’elles avaient pour objet le culte des mânes de la famille impériale, associés par la flatterie et dans l’imagination populaire aux génies protecteurs, aux dieux lares de la puissance romaine. Elles desservaient les laraires publics qui ne manquaient dans les carrefours d’aucune localité, et qui étaient deux fois par an, en mai et en août, /190/ visités en procession et couronnés de fleurs. Elles tenaient aussi des banquets, dont les frais étaient couverts soit par des contributions, soit par les revenus de fonds légués ou donnés pour cet usage.
Les corporations d’Augustales se recrutaient parmi les hommes libres et surtout parmi les affranchis riches. Leurs membres étaient nommés par le sénat de la cité; ils jouissaient de priviléges spéciaux et constituaient une classe, un ordre intermédiaire entre les décurions ou sénateurs municipaux et le menu peuple (plebs), ce qui leur assurait, par exemple, des places d’honneur au spectacle et dans les repas et cérémonies publiques. A sa réception l’Augustale versait une somme déterminée dans la caisse de la corporation.
Toutefois l’organisation de ces colléges religieux n’était pas la même dans toutes les provinces. Tandis que dans l’Italie méridionale il n’y avait que des Augustales, dans l’Italie du centre il y avait des Augustales et des seviri Augustales; en Gaule, il n’y avait au contraire que des seviri Augustales, c’est-à-dire que tous les colléges d’Augustales s’y composaient de six membres actifs nommés pour un an et qui probablement restaient ensuite membres honoraires. Il semble, de plus, que dans les provinces gauloises il existait des colléges de seviri Augustales non pour tout le territoire de la cité, mais bien pour chaque localité, c’est-à- dire soit au chef-lieu, soit dans les bourgs (vici) de son territoire, et toujours nommés par les décurions du chef-lieu. Ainsi à Lausanne, à Moudon, à Soleure, il en existait aussi bien qu’à Avenches, centre de la cité des Helvètes 1. /191/
Le nom romain de P. Clodius Primus et la mention de la tribu nous montrent qu’il était de condition libre, ce qui est confirmé surtout par le dernier titre qui lui est donné.
Ce troisième titre, lignes 7 et 8, est celui de C (urator) C (ivium) R (omanorum) CONVENTVS. HEL (vetici). Il se retrouve dans deux autres inscriptions découvertes sur le territoire de la Suisse actuelle, et qui ne laissent aucun doute sur la lecture des abréviations employées dans le marbre de Vidy.
La première de ces inscriptions (Mommsen, No 122), trouvée à Nyon et aujourd’hui perdue, a été érigée à la mémoire d’un personnage qui avait servi dans une cohorte auxiliaire de Cantabres, et avait revêtu dans la colonie équestre la plus haute fonction municipale, celle de duovir, et, en outre, il avait exercé celles de cur (ator) C (ivium) R (omanorum) conven [tus] Helvetic (i); ici les abréviations cur. et Helvetic. sont parfaitement claires, et comme les lettres C. R. n’ont jamais d’autre signification que celle de cives Romani, nous sommes complétement édifiés sur le sens général du titre. Il est fâcheux que cette inscription ait été mutilée, et qu’en particulier le nom du personnage en question ait disparu.
La seconde inscription a été trouvée récemment à Genève, dans les fondations de Saint-Pierre, et est conservée au musée épigraphique de cette ville 1. Elle est /192/ malheureusement dans un état encore plus déplorable que la précédente; elle a dû appartenir à un monument assez considérable, à en juger par la dimension des lettres (8 centimètres), mais elle a été brisée et taillée; on a en particulier creusé le bas en rond, sans doute pour faire entrer la pierre dans une maçonnerie. Voici, du reste, tout ce que contient ce fragment : …NTIFEX. TRIVM… C. C. R. CON. HE… On voit seulement que le monument a été érigé par un personnage qui avait rempli l’une des hautes fonctions sacerdotales de la cité, le pontificat, puis celle de triumvir, que nous ne pouvons guère entendre que du triumvirat locorum publicorum persequendorum, charge particulière à la colonie de Vienne, dont Genève faisait partie; enfin la fonction de curator civium Romanorum conventus Helvetici.
Il est assez curieux que ce titre ne se rencontre que dans des inscriptions de la Gaule, et qu’à part ceux du conventus helvétique, on ne trouve de curatores civium Romanorum que dans la Gaule lyonnaise, nous en connaissons seulement deux exemples, — et à Mayence, tandis qu’on n’en trouve aucune trace dans le reste de l’empire romain; ce peut être un effet du hasard, tout comme de la condition particulière dans laquelle se trouvaient les provinces des Gaules. En tout cas, il s’agit ici non pas d’une fonction publique, mais d’une fonction remplie dans une des corporations les plus importantes et dont l’organisation, remontant à une date assez ancienne, mérite de fixer notre attention.
Dès l’époque républicaine, les citoyens romains, dispersés /193/ dans les provinces, et surtout dans les pays sujets désignés sous le nom d’alliés du peuple romain (fœderati), avaient pris l’habitude de se constituer en associations pour la défense de leurs intérêts communs. Ces intérêts étaient considérables, car la plupart des Romains établis dans les provinces sans faire partie du personnel administratif attaché au gouverneur, étaient des négociants, des entrepreneurs, des fermiers d’impôts, des spéculateurs en terrains, des agriculteurs en grand, des marchands de vins et de bestiaux, sans compter les banquiers, ou plutôt les usuriers, qui suivaient partout les gouverneurs, les péagers, les vivandiers et pourvoyeurs qui s’attachaient aux pas des armées.
Dans son plaidoyer en faveur du préteur Fonteius accusé d’extorsions par les habitants de la Narbonnaise, Cicéron 1 nous trace un tableau du rôle envahissant de ces marchands et de la façon dont ils avaient su accaparer tout le commerce et toute la banque : « La Gaule, dit-il, est farcie de négociants, pleine de citoyens romains. Il n’est pas un Gaulois qui puisse conclure une affaire sans l’intermédiaire d’un citoyen romain, il n’est pas une pièce de monnaie en Gaule qui puisse changer de main sans passer par les livres de citoyens romains 2. » On voit que pour le grand orateur le nom de citoyen romain est presque synonyme de celui de négociant, et nous verrons plus loin que l’association de ces deux titres était d’un usage courant dans les provinces. /194/
Tous ces personnages, qui contribuaient largement à l’oppression et à la ruine des provinciaux, étaient assez mal vus d’eux, et, s’ils se sentaient appuyés par la plupart des gouverneurs avec qui ils partageaient leurs rapines, et par les priviléges que leur conférait leur qualité de citoyens, ils étaient exposés en revanche à des vengeances personnelles dès que les armes romaines subissaient le moindre échec ou pendant les troubles des guerres civiles. D’un autre côté il y avait aussi parfois des gouverneurs justes et honnêtes, il y avait les patrons des cités alliées qui pouvaient intervenir à Rome en faveur de leurs protégés. Ensuite la concurrence pouvait amener des conflits entre citoyens romains, conflits qui ne pouvaient être réglés sans risquer de porter devant les tribunaux des actes plus ou moins compromettants; et peut-être avait-on établi des règles de nature à éviter ces procès ou à les régler par une sorte d’arbitrage. Enfin la bienfaisance entre compatriotes pouvait, comme de nos jours, donner une raison d’être à la création d’une association et, bien certainement, le culte des dieux protecteurs de Rome devait y entrer pour quelque chose, car il n’existait aucune association qui n’eût pas aussi un caractère religieux.
Il est vrai que les inscriptions ne mentionnent pas formellement un collége ou une corporation de citoyens romains; mais elles les désignent sous le nom de cives Romani suivi du nom de la cité ou de la contrée où ils résident, ou bien par la formule cives Romani consistentes ad ou in … et, d’après ce que nous avons dit plus haut, on n’est pas étonné de rencontrer parfois le nom de negotiatores, soit accollé à celui de cives Romani, soit seul. C’est ainsi que deux inscriptions des environs d’Argos, datant des années 67 et 62 avant /195/ J. C., ont été érigées en l’honneur de gouverneurs par les Italici qui Argeis negotiantur 1 ; une autre trouvée à Mytilène, datant de l’an 21 avant J. C., a été érigée par les cives Romani qui Mytilenes negotiantur 2 en l’honneur d’un ancien lieutenant d’Antoine qui avait commandé une flotte sur la côte d’Asie et que les négociants de Mytilène avaient élu pour patron. Une inscription de Pouzzoles, en l’honneur de L. Calpurnius Capitolinus, mentionne comme donateurs les mercatores qui Alexandriæ, Asiæ, Syriæ negotiantur 3. A Braga, en Espagne, nous voyons également des cives Romani qui negotiantur Bracara Augustæ 4 mentionnés dans une inscription dont la date est incertaine. Enfin, à Celeia, dans le Norique, ce sont des cives Romani ex Italia et aliis provinciis in Rætia consistentes qui ont érigé une statue à un magistrat romain bien connu, T. Varius Clemens, lequel vivait au milieu du second siècle de notre ère 5.
Tous ces textes nous montrent seulement les citoyens romains d’une ville ou d’une province se réunissant pour accomplir un acte de flatterie envers un gouverneur, ils ne prouvent pas qu’ils aient constitué une association permanente. Cette preuve nous est fournie, en revanche, par les auteurs, et surtout par Cicéron et César, qui nous donnent le nom que portaient ces associations à l’époque républicaine et nous les montrent même comme ayant un caractère en quelque sorte officieux. /196/
Dans ses discours contre Verrès, Cicéron nous expose les règles d’après lesquelles la justice devait être rendue en Sicile, conformément à la loi Rupilia qui régissait cette province : « Lorsque, dit-il, un citoyen romain est demandeur contre un Sicilien, le préteur doit lui donner un juge sicilien, et si le Sicilien est demandeur contre un Romain, le juge doit être Romain. Les autres affaires 1 doivent être portées devant des juges choisis ex civium Romanorum conventu. Quant à celles entre propriétaires ruraux et les fermiers de la dîme sicilienne, elles sont jugées conformément aux prescriptions de l’ancienne loi d’Hiéron 2. » - Et Cicéron revient à plusieurs reprises 3 sur les infractions aux lois commises par Verrès en ne prenant pas les juges dans le sein du conventus des citoyens romains : Selecti e conventu aut propositi ex negotiatoribus judices nulli, etc.
Il résulte de là que les citoyens romains de la province de Sicile avaient le droit de se réunir (convenire) périodiquement, qu’ils constituaient une corporation nommée conventus, dans laquelle se faisaient inscrire tous ceux qui étaient établis dans la province; enfin que cette corporation avait une existence si bien reconnue que les gouverneurs étaient astreints à ne prendre que dans son sein les juges devant lesquels certaines causes déterminées devaient être portées.
Les plus anciens traités de droit romain qui nous sont parvenus, ceux de Gaius 4 et d’Ulpien 5, nous apprennent en /197/ outre que chaque gouverneur devait être assisté, dans les causes concernant l’état personnel et la juridiction volontaire, d’un conseil (consilium) de vingt membres, pris parmi les citoyens romains, c’est-à-dire dans le sein des conventus de la province. Ainsi les questions d’ingénuité, de liberté, de droit de cité étaient portées devant ce conseil, de même que les affranchissements des esclaves âgés de moins de trente ans. Les membres du consilium sont appelés aussi recuperatores et peregrini, parce qu’ils avaient également à prononcer dans des affaires concernant des non-romains (peregrini).
Le mot conventus a en latin diverses significations, desquelles il est facile de déduire l’origine de son application aux corporations de citoyens romains. Il désigna d’abord tout simplement la réunion, l’ensemble de la population accourue pour assister à la session judiciaire du gouverneur dans une localité déterminée de la province. Puis il s’appliqua à la session judiciaire elle-même, session qui était annoncée d’avance; le gouverneur faisait, du moins sous la république, une tournée dans les principales villes de la province pour y rendre la justice, c’était ce qu’on appelait conventum agere; cette coutume ne s’est maintenue sous l’empire que dans un nombre restreint de provinces. (Généralement le gouverneur rendit dès lors justice dans le chef-lieu, ou il envoya ses lieutenants en tournée à sa place.) C’était le dernier jour de la session (ultimo die conventus) qu’il devait choisir son consilium. De là à donner le nom de conventus à toute la région qui venait se faire juger dans le même centre, il n’y avait qu’un pas, et dans ce sens le conventus signifie un ensemble de cités formant une circonscription judiciaire de la province. Enfin, comme le /198/ consilium n’était pris que parmi les citoyens romains et que ceux-ci se constituaient en corporations ayant généralement pour centre les cités où se tenaient les sessions judiciaires, on donna le nom de conventus à ces corporations elles-mêmes.
Mais ce n’est pas seulement dans ce rôle officiel que les auteurs de l’époque républicaine nous montrent les conventus de citoyens romains. Il va sans dire que les gouverneurs cherchaient auprès d’eux un point d’appui pour assurer leur influence dans la province, et qu’en dehors des relations obligées que nous venons de mentionner il en existait d’autres d’un caractère privé.
Pendant les guerres civiles entre César et Pompée nous voyons les différents chefs de parti, mais surtout les Césariens, se servir habilement des associations de citoyens pour se procurer des renforts en hommes ou en argent. En Espagne les conventus civium Romanorum de Cordoue 1 et de Séville 2 forment des cohortes urbaines et servent de centre de ralliement aux partisans de César; en Illyrie et en Dalmatie ceux de Salone 3 et de Lissus 4 jouent un rôle encore plus important, comme nous le verrons plus loin; en Asie, Scipion extorque de l’argent aux citoyens romains qu’il frappait à double, en les taxant tant comme membres de leur conventus que comme habitants des villes 5 ; en Afrique /199/ même, à Utique 1, Thapsus et Hadrumète 2, les conventus sont mêlés aux luttes des partis.
Les mesures énergiques prises par les empereurs pour protéger les provinciaux contre les rapines des gouverneurs et des capitalistes romains ont dû certainement apporter de grandes modifications dans la constitution de ces sociétés, leur enlever une partie de l’influence qu’elles avaient acquise et réduire leur rôle à des proportions plus modestes. D’un autre côté l’octroi du droit de cité à un grand nombre de provinciaux, soit en bloc à toute une peuplade ou même à une province, soit individuellement à des magistrats municipaux, à de riches propriétaires ou à d’anciens soldats, rendit superflu en beaucoup d’endroits l’établissement de corporations de citoyens romains.
Elles n’en subsistèrent pas moins dans divers pays, comme le prouvent les inscriptions de Braga et de Celeia que nous avons citées plus haut; mais elles se restreignirent sans doute aux contrées qui n’étaient pas entièrement romanisées, où il y avait encore lutte, ouverte ou latente, avec les anciennes populations. Nous les trouvons surtout sur les bords du Danube et du Rhin, en Mésie, en Pannonie, dans la Germanie supérieure, en Helvétie et dans la Lyonnaise.
Les inscriptions pas plus que les historiens de l’époque impériale ne désignent ces associations sous le nom de conventus, mais simplement sous celui de cives Romani, accollé parfois à ceux de veterani ou de negotiatores. Les mentions de corporations comprenant toute une circonscription /200/ judiciaire (conventus au sens géographique) ou toute une province sont relativement rares, tandis qu’on remarque à cette époque la fréquence des associations locales, dont nous n’avons pas encore parlé, et qui paraissent avoir suppléé dans beaucoup d’endroits à l’absence d’organisation municipale ou préparé cette organisation.
Déjà sous la république on constate des exemples de cette localisation des corporations de citoyens. Le plus ancien est celui de Capoue. En l’an 211 avant Jésus-Christ cette ville avait été dépouillée de son autonomie, ou plutôt privée de ses institutions municipales. On avait retiré surtout aux autorités locales le droit de rendre justice, pour le confier à des préfets envoyés de Rome 1. Capoue n’avait plus été dès lors une ville, mais une simple bourgade, dont les habitants étaient citoyens romains, mais dépourvue de magistrats rendant la justice, de sénat; c’était un centre commercial, un marché de grains important (receptaculum aratorum, locus condendis fructibus) 2. Les citoyens romains de la Campanie avaient toutefois obtenu l’autorisation d’y établir une corporation, qui avait le nom de conventus, qui délibérait en commun, nommait ses préposés et choisissait des patrons pour défendre ses intérêts à Rome 3.
D’un autre côté nous voyons pendant les guerres civiles des conventus, surtout ceux d’Illyrie et de Dalmatie, qui certainement embrassaient à l’origine les citoyens épars dans toute une circonscription, s’emparer de certaines positions avantageuses, se substituer ou s’imposer aux habitants /201/ primitifs de certaines localités et servir de point d’appui à César, qui les favorise de son côté. Un des exemples les plus frappants est celui de Lissus, que César avait donnée aux citoyens du conventus et avait fait fortifier pour eux 1. Cette ville est encore appelée dans Pline l’Ancien 2 oppidum civium Romanorum, titre que cet auteur donne également à un certain nombre de localités de la même contrée 3. Dans les inscriptions des derniers temps de la république, les deux ports illyriens de Salone et Narona, dont le premier du moins était sous César le siége d’un conventus, ont une organisation qui tient le milieu entre celle d’un simple vicus et celle d’un municipe, savoir deux magistri et deux questeurs, titres qui servent à désigner des préposés de corporations. Plus tard, ces deux villes furent élevées au rang de colonies et eurent des institutions municipales régulières 4.
Or la Dalmatie (anciennement Illyricum) n’a été organisée en province que vers la fin de la république et même elle n’eut pas à l’origine de gouverneur spécial. (César la gouverna en même temps que les Gaules.) C’est sous Auguste seulement qu’elle fut définitivement constituée, et les peuplades indigènes n’avaient pas de villes, si bien que, du temps de Pline l’Ancien 5, il n’y existait que des cités d’origine romaine, tandis que la population primitive était groupée par clans ou décuries. Les Romains avaient divisé /202/ le pays en trois conventus, ceux de Scardona, de Narona et de Salone, dont chacun comprenait un certain nombre de décuries, outre les colonies, les municipes et les oppida civium Romanorum qui pouvaient se trouver sur son territoire. Un certain nombre des oppida furent transformés en municipes réguliers sous les Flaviens 1.
On est donc autorisé à conclure que les corporations de citoyens romains n’ont pris une signification administrative, un caractère local, que dans les contrées et dans les périodes où, pour une raison ou pour une autre, il n’existait pas, dans une circonscription déterminée (conventus), de centre urbain régulièrement organisé. C’était le cas de Capoue, soumise à une sorte d’état de siége permanent, puisque la justice y était rendue par des préfets romains au lieu de l’être par des magistrats locaux; c’était le cas également de la Dalmatie, qui resta longtemps sous le régime militaire.
M. Mommsen 2 a fort bien démontré que le régime militaire, tel qu’il existait aux extrêmes frontières de l’empire, était incompatible avec l’administration civile. Cette incompatibilité n’avait point cessé sous les empereurs, et nous voyons alors se reproduire, dans les contrées les plus éloignées du centre, un phénomène tout semblable à celui que nous avons constaté pour une époque plus ancienne soit en Italie même, soit en Dalmatie, c’est-à-dire la formation d’associations locales de citoyens romains, qu’il est difficile de considérer autrement que comme des rameaux /203/ détachés de corporations plus considérables embrassant les citoyens d’un conventus ou d’une province.
Il faut d’abord observer que ces associations s’établissent de préférence dans des localités de création nouvelle, et principalement auprès des camps fortifiés (castra stativa) des légions. Ces camps attiraient tous dans leur voisinage des vivandiers, des marchands, qui s’établissaient d’abord dans des baraques dont l’ensemble formait bientôt une sorte de village. Ces baraques sont désignées dans les inscriptions par le nom de Canabæ, leurs habitants sous celui de Canabenses. Le nombre de ces habitants s’augmentait de celui des vétérans qui, au sortir du service militaire, après avoir passé dans le camp une vingtaine d’années, préféraient rester dans la localité où ils avaient des relations de garnison, où fort souvent ils s’étaient mariés avant d’obtenir leur congé. On leur assignait sans doute dans les environs des terres à cultiver, ou bien ils exerçaient quelque profession lucrative.
Le village établi et peuplé n’avait aucune organisation administrative, et n’était pas reconnu comme un vicus régulier. Il fallait cependant créer une administration. Et comme, en général, dans ces contrées, il n’existait pas de villes auxquelles on aurait pu les rattacher, et que les peuplades indigènes étaient pérégrines ou latines, on s’explique pourquoi les habitants de ces localités nouvelles se sont d’abord constitués en corporations et ont tenu à rappeler le titre de citoyens de leurs membres. La constitution des corporations était d’ailleurs, comme nous l’avons dit (pag. 188), à peu près identique à celle des vici, parfois même plus complète. Son efficacité est d’ailleurs démontrée par le fait que plusieurs des localités qui ont débuté par une /204/ corporation de cives Romani sont devenues ensuite soit des vici, soit des municipes.
Les exemples de ces transformations ne font pas défaut dans les contrées que nous avons désignées plus haut. Ainsi dans les provinces du Danube nous pouvons citer :
1o Les Canabæ de la légion XIIIe Gemina, à Carlsburg, en Transylvanie, dont les habitants (Canabenses legionis XIII Geminæ) ont eu un sénat de décurions et des magistri (ou magistrantes). A partir de Marc-Aurèle la localité acquit le titre de municipe et le nom d’Apulum (municipium Aurelium Apulum) et eut pour magistrats supérieurs des quatuorviri; plus tard encore, il s’y établit une colonie romaine avec des duoviri pour magistrats suprêmes 1.
2o Les Canabæ de la légion Ve Macédonique, à Iglitza (bas Danube). Dans des inscriptions du temps de Trajan et d’Hadrien leurs habitants s’intitulent : Veterani et cives Romani consistentes ad Canabas legionis Vae Macedonicæ, et ils ont deux magistri et un édile. A une époque postérieure, la localité prend le titre de municipe et le nom de Troësmis (municipium Troësmensium) 2.
3o Les Veterani et cives Romani consistentes ad legionem II Adjutricem, mentionnés dans une inscription du Vieux-Bude, ont également deux magistri, ce qui prouve qu’ils étaient constitués comme les corporations précédentes, bien que le nom de Canabenses ne leur soit point donné. La localité est devenue colonie sous le nom d’Aquincum (colonia Septimia ou Ælia Aquincum) 3. /205/
Dans la région du Rhin nous connaissons :
4o Les Canabæ de Strasbourg, devenues plus tard un vicus, comme l’indique une inscription mentionnant le vicus Canabarum et les vicani Canabenses, avaient été établies auprès du camp de la VIIIe légion. Au IVe siècle la localité est municipe sous le nom d’Argentoratum et plus tard elle s’appela Strateburgum 1.
5o Les negotiatores salsarii leguminarii cives Romani 2 de Vindonissa, nous paraissent devoir également être cités ici; ces marchands de salaisons et de légumes s’étaient, sans nul doute, établis auprès du camp de la légion romaine stationnée en Helvétie, et s’ils prennent soin d’indiquer leur qualité de citoyens, c’est probablement qu’ils s’étaient, comme ailleurs, constitués en corporation. Ils auraient été alors le premier noyau du vicus de Vindonissa, mentionné déjà dans une inscription de l’an 79 après J. C. 3.
6o L’exemple le plus curieux est celui de Mayence, où jusqu’à la fin du IIIe siècle, il ne paraît pas y avoir eu d’autre /206/ organisation municipale que celle de la corporation des citoyens romains, et qui, dans les inscriptions, ne prend jamais le titre de municipe, de colonie ou même de vicus 1. Ammien Marcellin, qui vivait au IVe siècle, est le premier et le seul écrivain qui appelle Mayence municipe 2 ; dans les sources postérieures elle est appelée civitas.
Et cependant cette localité avait pris, dès les campagnes de Tibère et de Drusus, une importance considérable; elle était devenue ensuite le quartier général du commandant militaire de la Germanie supérieure et le siége du principal camp fortifié des bords du Rhin. Plus que tous les autres camps, elle devait attirer en foule des marchands et des vétérans, qui auraient permis d’y établir de bonne heure une cité régulière. Il n’en fut rien, et l’on ne trouve pas même la mention d’un duovir ou quatuorvir qui pourrait indiquer une organisation de ce genre. La corporation des citoyens romains, au contraire, y apparaît avec une administration plus complète que partout ailleurs. Les cives Romani Mogontiaci possèdent un sénat (ordo, decuriones) 3 ; un ou deux questeurs 4 ; un actor, chargé du contentieux 5, enfin un curator. Cette dernière charge est mentionnée dans une inscription de Monza en Italie 6 et dans une de Mayence même : L. Senilius Dec(u)manus q(uæstor) c(urator) c(ivium) R(omanorum) M(ogontiaci) negotiator) Mog(ontiaci) c(ivis) /207/ T(aunensis) 1. Il est vrai que l’inscription de Monza, qui seule donne le titre tout au long (curator civium Romano(rum) Mogontiaci), est d’une authenticité douteuse, parce qu’elle ne se trouve que dans les papiers de Ligori 2 qui a forgé ou falsifié un grand nombre d’épigraphes; cependant elle ne contient aucun indice de faux, et l’on ne voit pas bien comment Ligori aurait inventé de toutes pièces un titre aussi peu connu. Mais l’inscription de Senilius Decumanus est probante et l’on ne saurait (d’après l’analogie de l’inscription de Genève) expliquer autrement que nous ne l’avons fait les sigles C. C. R. Cette inscription montre bien que Senilius s’était établi à Mayence comme négociant et non comme vétéran, elle indique en outre qu’il était originaire de la cité du Taunus 3, près de Hombourg.De ces inscriptions de Mayence, deux portent une date certaine; l’une, celle de Senilius, est de l’an 198, l’autre est de 276 4. Cette persistance d’une association de citoyens romains postérieurement à l’extension du droit de cité à tous les provinciaux, qui eut lieu au commencement du IIIe siècle, est assez frappante. Nous avons été tenté un moment /208/ de chercher une autre explication des sigles C. R. M. et d’y voir le nom inconnu de la cité établie à Mayence, par exemple civitas Romulensium, ou civitas Romula Mogontiacum, d’après l’analogie de Séville, qui avait aussi le surnom de Romula 1 ; mais il serait singulier qu’il ne nous restât aucune autre trace plus précise d’un pareil nom et surtout aucun titre d’un magistrat suprême de la cité. Il faut donc admettre que la corporation a suffi à tous les besoins et que les habitants de Mayence ont tenu à conserver jusqu’au bout le nom de cives Romani, sous lequel ils avaient été désignés dès l’origine. 2
Cela suffit pour montrer quelle a été, dans nos contrées, l’importance des associations locales de citoyens romains.
Dans les endroits dont, soit les populations indigènes, soit les Romains, avaient fait le chef-lieu d’une cité, on ne trouve aucune trace de corporations qui aient pris ce titre; elles sont rendues superflues soit par la présence d’une administration en règle, soit par l’existence de corps de métiers. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple, les negotiatores vinarii Luguduni in canabis consistentes ont bien pu être à l’origine une association de négociants romains formée pour la défense de cette catégorie d’industriels, fort détestés en Gaule à cause du monopole qu’ils s’arrogeaient, et que les Viennois avaient même, en l’an 44 avant J. C., expulsés de leur territoire. Lyon comptait d’ailleurs un grand nombre de sociétés de ce genre et il en existait dans toutes les /209/ villes, mais c’étaient des sociétés absolument privées, et comprenant seulement les habitants qui exerçaient un négoce ou un métier déterminé 1.
Dans les villages et les campagnes, au contraire, les citoyens romains n’étaient pas aussi directement protégés par les autorités municipales, dépositaires des listes du recensement et qui savaient à quoi s’en tenir sur la qualité de chaque habitant de leur territoire. Ils étaient entourés de populations qui les considéraient comme des intrus.
Aussi voyons-nous que dans l’Helvétie, et probablement dans toute la Gaule, à l’exception de la Narbonnaise, ils avaient formé des groupes reliés entre eux par une sorte de lien fédératif ou par une organisation centrale. Dans notre pays, on trouve des curateurs des citoyens romains de tout le conventus Helveticus, et à Lyon un summus curator /210/ civium Romanorum provinciæ Lugdunensis 1, ce qui nous donne à penser que dans chacune des trois provinces des Gaules (Belgique, Lyonnaise et Aquitaine) il y avait un curateur suprême des citoyens romains de toute la province, des curateurs généraux pour chaque circonscription judiciaire (conventus) et, cas échéant, des curateurs spéciaux pour chaque association locale.
Nous ne pensons pas, en effet, qu’il faille prendre le mot conventus, qui se rencontre dans les trois inscriptions des curatores civium Romanorum de l’Helvétie, dans l’acception qu’il avait à l’époque républicaine, c’est-à-dire l’envisager comme le nom de la corporation elle-même; car dans ce cas le véritable titre du curateur eût été celui de curator conventus civium Romanorum in Helvetia. Sous l’empire, le mot conventus désigne régulièrement la circonscription composée de plusieurs cités où le gouverneur de la province ou ses légats se rendaient périodiquement pour rendre la justice, afin d’éviter aux administrés le voyage, souvent fort long, au chef-lieu de la province. Nous ne connaissons, il est vrai, de circonscriptions de ce /211/ genre que dans un petit nombre de provinces, ainsi en Espagne, où Pline l’ancien les énumère avec soin, en Sicile et en Macédoine, et le conventus Helveticus serait le seul conventus connu de la Gaule. Mais le silence des textes et des inscriptions est sans doute dû à un pur hasard. D’ailleurs les corporations de citoyens romains sont toujours désignées par le lieu de leur résidence (Mogontiaci, Provinciæ Lugdunensis) et par conséquent le mot conventus Helveticus ne saurait non plus indiquer qu’une circonscription géographique.
Il est probable que ce conventus helvétique ne comprenait que deux cités, celle d’Avenches et celle de Nyon, c’est-à-dire l’espace compris entre le Rhin, depuis sa sortie du lac de Constance, le Jura, le Rhône, le lac Léman et les Alpes; car la partie orientale de la Suisse actuelle appartenait à la province de Rhétie, et le territoire des Rauraques se rattachait plutôt à la Séquanie et faisait partie d’un conventus de Besançon.
Il nous reste maintenant à expliquer le titre de curator qui se rencontre dans notre inscription de Vidy, dans deux autres marbres de Suisse et dans des inscriptions de Lyon et de Mayence. Nous avons déjà montré plus haut que, dans un grand nombre de colléges ou corporations, il existait des curateurs chargés plus spécialement du contrôle financier. On peut admettre que les associations de citoyens romains avaient une caisse dans chaque conventus et une caisse centrale de toute la province, et que l’emploi de ces fonds devait être surveillé aussi bien que dans les associations locales. Mais il est probable que le curator avait encore une autre mission, qui consistait à servir d’intermédiaire entre les corporations et le gouverneur de la /212/ province, et que son titre avait été choisi par analogie avec celui des curatores tribuum de Rome, qui aidaient les censeurs dans les opérations du cens et du recrutement, de la répartition de l’impôt, et sous la direction desquels on procédait aux collectes entre membres de la tribu. Sans doute, sous l’empire, une bonne partie de ces attributions avaient disparu et le cens n’était plus fait régulièrement en Italie; dans les provinces il y était procédé par les autorités municipales 1. Mais les citoyens romains jouissaient de telles prérogatives qu’on usurpait fréquemment le droit de cité. D’autre part ceux qui vivaient dispersés dans les campagnes étaient en butte à la haine des indigènes et il fallait leur faciliter les moyens de recourir au gouverneur. Beaucoup d’entre eux étaient des nouveaux venus dans le pays ou ne faisaient qu’y passer. Les associations de /213/ citoyens étaient donc forcées de contrôler rigoureusement les titres de ceux qui prétendaient au droit de cité et d’assurer à leurs membres une protection efficace. Lorsque s’élevait une difficulté, le curator de l’association locale ou celui du conventus la signalaient sans doute au gouverneur, qui seul pouvait obliger les autorités municipales à respecter ou à faire respecter les citoyens romains, ou encore à effacer des listes de citoyens ceux qui s’y étaient fait inscrire à tort. Ces listes devaient être fréquemment révisées, car le nombre des citoyens romains s’augmentait peu à peu, soit de vétérans ayant obtenu leur congé 1, soit d’affranchis, anciens esclaves de citoyens, soit de marchands venus du dehors.
En ce qui concerne plus spécialement l’Helvétie, on sait qu’après sa conquête par Jules César les Romains commencèrent par lui enlever une partie de son territoire pour y établir la colonie Equestre de Nyon; quant au reste du pays, il fut laissé jusque sous Vespasien dans la situation /214/ de pays sujet ou fédéré. Comme la plupart des peuplades de la Gaule, les Helvètes formèrent une civitas dont le chef-lieu était Avenches (caput gentis); ils ne possédaient pas le droit de cité ni celui de Latium. Quoique tributaires, ils étaient relativement indépendants, s’administraient eux-mêmes et tenaient garnison dans quelques fortins de la frontière du Rhin. Ils faisaient partie de la province de Belgique, mais le gouverneur civil n’avait guère à s’occuper que de la perception des impôts. En revanche, l’Helvétie a été comprise, au moins jusque sous les Flaviens, dans ce qu’on peut appeler les confins militaires de la Germanie supérieure; c’est-à-dire soumise, en cas de troubles ou de guerre, au régime de l’état de siége, au bon plaisir du commandant des troupes du Rhin, dont une légion était stationnée à Vindonissa 1.
Plus tard Vespasien érigea la ville d’Avenches en colonie romaine et y envoya même peut-être un certain nombre de vétérans, comme semble l’indiquer le surnom d’emerita qu’elle porte dans une inscription (colonia pia Flavia /215/ constans emerita Helvetiorum) 1 ; mais cette transformation ne conféra le droit de cité qu’aux seuls bourgeois (coloni ou cives) d’Avenches; les pagi et les vici du reste de l’Helvétie restèrent dans la condition inférieure de fédérés (peregrini) et sous la dépendance du chef-lieu (contributi ou attributi), ce qui n’empêchait pas du reste que quelques-uns de leurs habitants ne fussent citoyens romains, soit par naissance, soit par affranchissement, soit parce qu’ils avaient rempli à Avenches des fonctions municipales.
C’est à la première période, à celle qui a suivi immédiatement la conquête romaine, que doit se rapporter l’établissement d’une corporation des citoyens romains habitant l’Helvétie. Nous avons déjà vu que, dans la Gaule en général, les indigènes n’aimaient point les conquérants. En Helvétie il en était de même. Nous savons que dans un des anciens traités qu’ils avaient conclus avec Rome, les Helvètes avaient formellement stipulé qu’aucun d’entre eux ne devait recevoir le droit de cité romain 2. Ils sentaient très bien que c’était introduire l’ennemi dans la place et donner des complices aux gouverneurs et aux accapareurs venus d’Italie. Une fois battus par Jules César, ils durent sans doute renoncer à cette clause du traité, et le nombre assez considérable de Julii et de Valerii qu’on trouve mentionnés dans les inscriptions suisses prouve bien qu’un certain nombre d’Helvètes avaient accepté le droit de cité de leurs vainqueurs. Les deux seuls personnages d’Avenches que nomme Tacite dans le récit qu’il fait de la lutte contre Cécina, Julius Alpinus et Claudius Cossus ont des noms /216/ tout romains. Mais, dans les montagnes et dans les champs, le vieux sang helvète avait conservé son antique fierté et la haine de l’oppresseur. Il voyait sans doute, comme ailleurs, des sociétés de spéculateurs s’abattre sur les localités les mieux situées, dans les endroits où les voies de communications étaient les plus nombreuses, autour des stations principales des grandes routes, dans le voisinage des camps et des postes militaires. Ces sociétés se faisaient vendre à vil prix des terrains enlevés à leurs propriétaires épuisés par de lourds impôts et par les gros intérêts qu’exigeaient les banquiers romains, de connivence avec les gouverneurs, pour leur avancer de l’argent. Dès que parvenait dans le pays la nouvelle d’une défaite subie par les armes romaines ou d’une guerre civile, c’étaient des vengeances et des conflits sans fin.
Dans certains cas, les citoyens romains n’étaient pas justiciables des autorités municipales d’Avenches. S’agissait-il d’une accusation criminelle, ils ne relevaient que du gouverneur, qui résidait à Reims, capitale de la Gaule Belgique, et pouvaient même en appeler aux tribunaux de Rome ou à l’empereur. Fallait-il faire nommer un tuteur à des enfants de citoyens, affranchir un esclave âgé de moins de trente ans, ou bien la qualité de citoyen ou d’homme libre était-elle contestée à quelqu’un, on était obligé, ou d’aller à Reims, ou d’attendre l’époque où le gouverneur ou son légat viendrait en tournée à Avenches. Lorsqu’on recrutait des troupes dans la province, il fallait encore distinguer les citoyens romains, qui pouvaient réclamer le droit de servir dans les légions, des indigènes, qui constituaient de simples cohortes auxiliaires. Dans tous ces cas, le gouverneur de la province trouvait avantage à consulter le curator /217/ des citoyens romains, dont le rôle se rapprochait par là de celui des curatores tribuum à Rome, tandis que, d’un autre côté, il agissait comme un élément modérateur sur les associations de citoyens, contrôlait leurs entreprises et leurs finances.
Avec l’élévation d’Avenches au rang de colonie et lorsque ses habitants eurent reçu le droit de cité, les Romains établis en Helvétie eurent, il est vrai, un point d’appui plus sérieux dans la contrée même, mais la corporation existait, elle avait rendu des services et elle se maintint, comme tant d’autres institutions.
Maintenant, la corporation choisissait-elle elle-même son curateur ou bien lui était-il désigné par le gouverneur, å l’instar de ce qui avait lieu pour les curateurs des cités ? Nous inclinons en faveur de la seconde alternative 1, parce qu’une institution aussi influente, qui dans l’origine avait même pu exercer sur les gouverneurs une sorte de pression, avait besoin d’être contenue dans de justes limites, afin qu’elle n’abusât pas de sa situation. Les empereurs se sont efforcés, en effet, de remédier aux misères des provinciaux et de mettre un frein à l’avidité des citoyens romains. Les actes des gouverneurs étaient soumis à un contrôle plus sérieux que sous la république; responsables de l’ordre et de la prospérité des contrées qu’ils administraient, ils ont dû forcément prendre des précautions contre les abus qui pouvaient être commis aussi bien par les citoyens romains que par les peuples soumis. Il est donc probable que les curatores civium Romanorum conventus Helvetici, /218/ ou contrôleurs des corporations de citoyens romains, étaient désignés, peut-être sur la présentation de la corporation, par le gouverneur de la province. Il est assez remarquable que, sur les trois que nous connaissons, deux aient été pris en dehors du territoire de l’Helvétie proprement dite, l’un étant un ancien magistrat de Nyon, l’autre un ancien magistrat de Vienne en Dauphiné, ce qui implique une intention analogue à celle qui avait présidé à la création des curatores civitatium, l’intention d’éviter que le curateur eût déjà des relations trop intimes dans la corporation qu’il était chargé de surveiller. Nous voyons en même temps par là que cette fonction était considérée comme très importante et très honorable.
P. Clodius Primus était donc un riche propriétaire du bourg de Lausanne; il n’avait rempli aucune des fonctions municipales de la cité d’Avenches, sans doute parce qu’il n’avait pas fait de service militaire, condition indispensable pour parvenir à ces fonctions. En revanche il s’était rendu utile à la localité qu’il habitait, en acceptant les charges de curateur du bourg et de sevir Augustal, et s’était assez distingué dans cette sphère modeste pour être choisi ensuite comme curateur des citoyens romains en Helvétie.
Cela nous montre aussi que le bourg de Lausanne n’était pas sans avoir quelque importance dès la fin du second siècle. Il remontait à une époque assez ancienne, comme l’indique son nom, d’origine évidemment gauloise, et l’existence d’une station lacustre à Vidy. Le centre du vicus romain était un peu au-dessus de Vidy, au Bois de Vaud, /219/ d’où proviennent, à une seule exception près 1, les inscriptions trouvées dans les environs de Lausanne.
Celle qui a fourni matière à cette étude est de beaucoup la plus importante. Trois autres ne nous livrent guère que des noms propres. La plus ancienne nous paraît être celle de C. Julius Rufus, fils de Tocca (No 130 de Mommsen), évidemment un nouveau citoyen, puisqu’il mentionne son père sous un nom gaulois et non par son prénom. En revanche celle de la femme de Belatullus, en l’honneur d’Apollon (No 129), tout comme celle des enfants d’Icare 2, en l’honneur des Suleviæ ou déesses champêtres (No 134), sont d’une époque plus récente, comme l’indiquent le caractère des lettres et les noms mêmes des personnages.
Le fait que toutes ces inscriptions sont votives fait présumer qu’au Bois de Vaud se trouvait une chapelle ou un sanctuaire (donarium) où prenaient place les ex-voto offerts par les habitants. C’était probablement aussi en cet endroit que se détachait, de la route du Grand Saint-Bernard à Genève et à Vienne, celle de Lausanne à Orbe et Besançon 3 ; il devait donc y avoir un relai et une hôtellerie (mansio), et dans les environs des villas ou des fermes qui s’élevaient sur les coteaux et dans le vallon du Flon jusqu’au pied de la vénérable forêt de Sauvabelin. /220/
NOTE ADDITIONNELLE
En rédigeant ce mémoire, nous nous étions proposé un double but : d’abord d’éclaircir une question intéressant particulièrement la Suisse, puis d’étudier, à cette occasion, une des institutions de l’empire romain dont l’importance et l’organisation n’étaient pas encore connues. Ce n’est que pendant l’impression que nous nous sommes aperçu de notre illusion en ce qui concerne le second point; il y a trois ans, en effet, que la question des associations de citoyens romains a été traitée par M. Mommsen, dans un article de l’Hermès (tom. VII. pag. 299 et suiv.) intitulé : Die Rœmischen Lagerstædte, et qui avait complétement échappé à notre attention. Cet article, écrit par le savant le plus compétent en pareille matière, traite plus spécialement des villes qui se sont établies auprès des camps romains, et, naturellement, l’auteur a été amené à parler des associations de citoyens romains.
Son travail et le nôtre, tout en ayant des points de départ opposés, se trouvent donc traiter à peu près le même sujet, et il est naturel que, dans certaines parties, ils présentent une grande similitude; ils n’en ont pas moins été faits d’une manière indépendante l’un de l’autre. Vu l’état avancé de l’impression, nous n’avons pu utiliser le mémoire de M. Mommsen que pour compléter le paragraphe relatif aux oppida civium Romanorum de Dalmatie (pag. 200), pour indiquer le principe /221/ d’incompatibilité existant entre le régime militaire et le régime civil (pag. 202), et dans quelques notes.
Il y a, naturellement, dans le travail de l’éminent épigraphiste bien d’autres points qui sont exposés et expliqués avec plus d’autorité et plus de détails que nous n’avions pu le faire. Nous ne pouvons pas les signaler tous; mais nous tenons à résumer ici et à examiner de plus près l’opinion de M. Mommsen relativement à la question principale, celle de l’origine et du développement successif des associations locales des citoyens romains, qu’il désigne sous le nom de « villes de camp. »
M. Mommsen commence par établir que, pendant le premier siècle de notre ère, l’existence d’une organisation municipale a été incompatible avec celle d’un camp romain. « La jurisdiction municipale, dit-il, est une des attributions essentielles de la cité, tout comme la jurisdiction militaire appartient en propre au camp; en théorie comme en pratique, il était nécessaire d’éviter la collision de ces deux jurisdictions. » Mais, par la force des choses, il arriva un moment où la règle dut fléchir; les camps fixes devinrent tout naturellement des centres de population et de commerce dont l’importance dépassa celle de bien des petites villes. L’origine de ces agglomérations est due aux marchands et pourvoyeurs qui suivaient les légions et à qui on permettait d’établir leurs baraques, non dans le camp, mais dans le voisinage. Il vint un moment où il fallut permettre aux habitants de se donner une organisation quelconque, et peu à peu un grand nombre de ces établissements se transformèrent en véritables cités.
D’abord, conformément au principe posé plus haut, on ne voulut pas leur accorder de charte communale (Stadtrecht) et on se contenta de leur donner les droits de corporation. Mais ce principe n’a été observé rigoureusement que pendant le premier siècle; dès le second, nous voyons un certain nombre /222/ de villes de camp recevoir une organisation qui se rapproche de celle des vici, tandis que d’autres, de plus en plus nombreuses, arrivent successivement au rang de municipes ou de colonies. Sous Marc-Aurèle ou Sévère, les plus importantes de ces localités avaient reçu des franchises municipales, à l’exception de Mayence; et sous Dioclétien, à la fin du troisième siècle, la transformation semble être réalisée partout.
Cette détermination chronologique des transformations successives survenues dans l’organisation des « villes de camp » a bien son intérêt et son importance. Mais nous ne pouvons admettre la distinction que M. Mommsen cherche à établir entre l’organisation corporative du premier siècle et l’organisation, plus semblable à celle des vici, qui aurait été introduite au second siècle.
Il admet que, pendant le premier siècle, les habitants des « villes de camp » avaient à leur tête des curateurs et des questeurs, tandis qu’au second siècle c’étaient des magistri et un édile qui dirigeaient leur administration. Or, s’il est exact qu’on trouve des preuves de ces deux organisations différentes et que, parmi les inscriptions datées mentionnant des curateurs, quelques-unes remontent à la première moitié du premier siècle, tandis que celles qui mentionnent des magistri ne sont que du second siècle, rien, en revanche, n’établit que ces deux systèmes aient existé successivement dans la même localité, et que la différence ne tienne pas à la position géographique plutôt qu’à l’époque. En fait, dans toutes les « villes de camp » de la région du Danube, nous ne trouvons que des magistri et des édiles, et les curateurs se rencontrent uniquement à Mayence.
Nous ne voyons pas, d’ailleurs, que l’une de ces organisations se rapproche plus que l’autre de celle des vici. On connait en effet un grand nombre de corporations privées, /223/ religieuses ou de métiers, qui avaient des magistri (voir l’index d’Orelli-Henzen, pag. 177), et, en revanche, l’inscription de Lausanne, qui a servi de point de départ à notre travail, mentionne un curateur de vicus.
L’opinion de M. Mommsen nous paraît lui avoir été inspirée par ses vues sur l’origine des « villes de camp. » En effet, tout en reconnaissant, comme nous l’avons vu, qu’elle était due aussi aux agglomérations des marchands auprès du camp, il la cherche (pag. 314) plutôt dans les corporations de vétérans dont ni l’existence ni l’influence ne sauraient être niées, mais qui ne nous paraissent pas former vraiment la base de l’institution.
Sur les dix textes d’inscriptions que M. Mommsen (pag. 317, 318) cite à l’appui de sa thèse et dans lesquels sont mentionnés des curatores, des quæstores ou des actores, quatre concernent Mayence, où ces titres se sont conservés jusqu’au troisième siècle; ils ne prouvent, par conséquent, rien relativement à leur antériorité. Il faut encore retrancher l’inscription d’Æquum (C. Inser. Lat., III, 2733), où les cives Romani aussi bien que les veterani n’ont été introduits que par une conjecture des plus audacieuses. Il ne reste, dès lors, que cinq textes mentionnant des curateurs ou des questeurs veteranorum, mais dont aucun ne provient d’une « ville de camp » et sans aucune indication relative aux cives Romani ou aux Canabæ.
Sans doute, il a existé des corporations de vétérans qui avaient une caisse commune et un culte commun; mais elles ont existé un peu partout, et même en Italie. Les corporations locales de citoyens romains, au contraire, ne se sont établies qu’auprès des camps et se rattachent toujours à un premier noyau civil, si bien qu’on ne trouve aucune « ville de camp » proprement dite dont les habitants soient désignés seulement par le nom de veterani. Ils le sont toujours par une expression /224/ qui rappelle l’élément civil : Canabenses, consistentes in Canabis, Canabæ, cives Romani, ou veterani et cives Romani. Il est tout naturel qu’une fois la « ville de camp » établie les vétérans du camp se soient joints à elle, que leur corporation se soit fondue dans celle des citoyens romains et que, dans certains cas, la population d’origine militaire ait tenu à figurer en tête du titre donné aux habitants de la localité. Il est encore très possible qu’à Mayence l’organisation adoptée ait été celle de la corporation de vétérans et non celle des autres sociétés locales de citoyens romains. Mais il n’est point nécessaire d’y chercher une intention raisonnée ou l’influence directe et systématique des empereurs.
Il nous semble, par conséquent, que la base première de la création des « villes de camp » doit se chercher dans le privilége accordé, dès l’époque républicaine, aux citoyens romains dispersés dans les provinces, non-seulement de se grouper en association (conventus), mais encore, ce qui est plus important, de se créer, partout où il n’existait pas de centre municipal organisé, un centre commercial (conciliabulum ou oppidum civium Romanorum).
M. Mommsen n’a d’ailleurs point méconnu cette relation, car, après avoir rappelé ce qu’on sait des conventus civium Romanorum, spécialement de ceux de Capoue et de Dalmatie, il ajoute (pag. 320) : « Ce sont ces villes qui ont fourni le type pour l’organisation corporative de la population de citoyens qui s’agglomérait autour du quartier général des armées. Leur situation était, au fond, tellement identique, qu’il suffisait d’adopter pour les secondes les formes adoptées pour les premières; car peu importait que la corporation comprit une simple localité, une circonscription ou une province entière. »
Il est évident qu’une certaine latitude était laissée aux corporations de citoyens en ce qui concerne les titres de leurs préposés. Les villes de Dalmatie ont, dès l’époque /225/ républicaine, deux magistri, comme les « villes de camp » du Danube, et des questeurs, comme les cives Romani Mogontiaci, et par conséquent rien ne prouve que l’un de ces systèmes soit antérieur à l’autre.
Nous dirions donc tout simplement que les associations locales de citoyens romains ont suppléé dans une certaine mesure à l’absence d’organisation municipale dans les « villes de camp » jusqu’au commencement du premier siècle, et qu’à partir du règne de Trajan les empereurs se sont montrés de plus en plus disposés à accorder aux plus importantes d’entre elles des franchises communales.
Du reste, il semble que, lorsqu’une cité régulière était établie à une distance un peu éloignée des camps, rien ne se soit opposé à ce que les agglomérations civiles qui s’étaient formées autour des quartiers de l’armée fussent annexées au territoire de ces cités et transformées en véritables vici; c’est du moins ce que nous pouvons conclure de l’exemple de Vindonissa, devenue vicus de la colonie d’Avenches dès l’an 79, alors que le camp était encore occupé par la XIe Claudia, et de celui de Strasbourg, dont nous ne pouvons, il est vrai, déterminer la cité principale.
Quant à la raison pour laquelle les empereurs se sont départis de la règle interdisant la création de villes proprement dites, municipes ou colonies, auprès des camps, nous sommes porté à croire qu’il faut la chercher tout simplement dans la force des choses. D’une part on ne pouvait refuser perpétuellement à des localités devenues importantes le droit de se donner des institutions municipales. D’un autre côté l’administration civile supérieure s’est elle-même rapprochée vers la fin de l’empire, à partir surtout d’Alexandre Sévère, de l’administration militaire, en sorte que l’incompatibilité a dû en fait cesser d’exister. M. Mommsen admet que le motif de ce changement est que les vétérans faits citoyens au sortir du service /226/ n’étant plus envoyés comme colons dans une colonie déterminée et restant dans le voisinage des camps, n’avaient point de commune d’origine (origo ou patria) et étaient en quelque sorte heimathloses. Cette assertion soulève une question intéressante, mais dont la discussion sortirait des limites que nous nous sommes imposées.