POÉSIES FRANÇAISES
SUR LA BATAILLE DE MARIGNAN.
En feuilletant, l’hiver passé 1 quelques manuscrits du seizième siècle, à la Bibliothèque nationale à Paris, je suis tombé par hasard sur plusieurs ballades et rondeaux, écrits à la gloire de François Ier, vainqueur des Suisses, par des poètes français contemporains de la bataille de Marignan. D’autres petits poèmes sur le même sujet se trouvent, plaquettes rarissimes, à la Réserve des Imprimés de la même bibliothèque. Enfin, Le Roux de Lincy, dans son utile Recueil de chants historiques français depuis le douzième jusqu’au dix-huitième siècle 2, a réimprimé d’après d’anciennes éditions trois chansons sur la défaite des Suisses. Ces pièces, je me hâte de le dire, sauf une ou deux exceptions, n’ont rien de remarquable au point de vue de la forme; elles sont, en général, platement lourdes, mal écrites, et monotones, tous ces rimailleurs, anonymes /96/ pour la plupart, ayant compris et traité leur sujet de la même façon : flatteries pour le vainqueur, injures pour le vaincu. Mais si ces poésies n’ont pas grande valeur au point de vue purement littéraire, elles ne sont pas cependant sans offrir quelque intérêt historique, et il m’a semblé, — à tort peut-être, — qu’elles pouvaient servir de texte à une petite communication faite à notre Société d’histoire de la Suisse romande.
Je n’aurai pas besoin d’accompagner toutes ces pièces d’un long commentaire : leur simple lecture pourrait suffire. Elles montrent avec quelle joie fut accueillie en France la nouvelle de la victoire de Marignan, moins peut-être à cause du grand succès de François Ier que parce que les Suisses étaient vaincus. Ces derniers, en effet, s’étaient acquis à la suite des guerres de Bourgogne une renommée de bravoure qui pendant un demi-siècle n’avait fait que croître. Malheureusement cette époque est celle du déclin des mœurs et des institutions de la vieille Suisse : tandis que s’affirmait de plus en plus la prépondérance militaire des Confédérés, leur démoralisation allait grandissant aussi, entretenue par l’or de la France, les pensions et le service mercenaire. La modestie fière des aïeux avait fait place à un orgueil insupportable. Recherchés par les uns, adulés par les autres, redoutés par tous, les Suisses qu’une série d’éclatantes victoires avait éblouis se crurent invincibles. Ils se glorifièrent de n’avoir jamais été vaincus depuis César et se regardèrent comme les premiers soldats du monde. Les événements contribuèrent à leur tourner la tête. En 1512, le pape Jules II leur décernait le titre pompeux de Défenseurs de la liberté de l’Eglise, et leur faisait don d’une bannière, d’un chapeau ducal et d’une épée d’or; /97/ en 1513, ils remportaient la brillante victoire de Novare. L’arrogance de nos pères, il faut le reconnaître, ne connut alors plus de bornes. Ils en devinrent, dit Brantôme, « si rogues et insolans qu’ilz mesprisoient toutes nations, pensoient battre tout le monde et s’attribuoient le nom et qualité de «dompteurs de princes, » titre, certes, par trop fier et arrogant. »
Le poète Pierre Gringore nous a laissé sur les Suisses du commencement du seizième siècle, leur orgueil, leur arrogance et leur cruauté, un curieux petit poème, bien médiocre de forme, intitulé l’Obstination des Suisses 1. /98/
Gringore l’écrivit, à ce qu’on peut croire, peu avant l’invasion de la France par les Confédérés et la marche de ces derniers sur Dijon. Les projets ambitieux de ces « vachers » avaient rempli notre poète d’une grosse indignation. Le pape Pie II avait mille fois raison, — s’écrie-t-il, faisant allusion à la fameuse XCIVe épître d’Æneas Sylvius Piccolomini, — les Suisses sont bien le peuple du monde le plus orgueilleux, le plus tyrannique et le plus ignare !
Si Eneas Silvius, qui fut dit Pape Pie, en son escript predit Que les Suisses sont fiers et orguilleux, Au temps présent je n’y metz contredit. Car j’apperçoy que par fait et par dit Plus que oncques mais se monstrent oultrageux. Bien est eureux qui n’a que faire a eulx, Comme le dit pape Pie recole En sa nouante et quatriesme epistole 1.
Suisses ingratz sont et plains de avarice, Joindre, adapter ne veullent a justice, Mais desirent la tenir comme serve, La desprisant et blasmant son office; Et se quelqu’un encontre iceulx obice 2, Ilz veullent bien que justice leur serve. Moins sont piteux que n’est la louve serve /99/ Eschauffee dedans le boys ramaige. L’ouvrier souvent est congneu a l’ouvraige.
C’est grant orgueil a telz bellicateurs De se dire de princes correcteurs, Car ignares sont, sans clericature. Ils se devroient nommer explorateurs 1, Tyrans, pervers, de biens d’aultruy rapteurs. Fiers, merveilleux ilz sont de leur nature. Ce sont bestes qui cerchent leur pasture Sur roys, princes, bourgoys et populaire. A gens ingratz il n’appartient salaire.
Gringore va jusqu’à invoquer l’autorité de Térence, — c’est chercher un peu loin, — pour prouver aux Suisses que la bêtise, l’orgueil et l’injustice accompagnent toujours et partout l’ignorance.
Par trop allez vostre orgueil eslevant, Car Therence le soutient en prouvant Qu’il n’est homme plus injuste de fait Que cil qui est ignare non sçavant, Et luy semble, soit derrière ou devant, Qu’il n’y a rien bien fait, s’il ne l’a fait 2. Suisses, Suisses, congnoissez le forfait Que commettez faisant a autruy guerre ! En ung mouton n’est requis cinq piedz querre.
Non contents d’avoir rançonné l’Italie et pillé Milan, les Confédérés se proposent de « démolir » la France ! Gringore s’efforce de montrer à ces « bellicateurs » infatigables la folie et l’outrecuidance de leur projet et il assaisonne sa /100/ démonstration d’une série d’injures dont voici les moindres : Gens eshontez ! Obstinez foulz ! Testes folles ! Lunatiques ! Cueurs felons ! Gens avollés 1 sans terre ! Gringore compare les Suisses à des loups qui, poussés par la faim, sortent du bois et s’en vont faire des ravages dans les pâtures : ils partent en troupes de leurs montagnes, envahissent villes et villages, ne vivent que de rapines, molestent les prêtres et les moines, déshonorent abbesses et nonnains, rançonnent les marchands, massacrent le pauvre peuple, et se gorgent de vin.
Comme le loup hors du boys se transporte Quant il a fain, espérant qu’il raporte Beste ou oyseau de quelque pastourage, Suisses pervers assemblent leur cohorte, Des montaignes partent en ceste sorte. Leur proye prennent en ville et en villaige, Et ne visent a la perte et dommaige Que au peuple font, ne qu’ilz offensent Dieu. La ou force regne, bon droit n’a lieu.
Bien congnoissez que quant ung chien a fain Se on luy donne quelque morceau de pain, Quant l’a mengié, d’aultre en vient demander. Tout en ce point font Suisses, pour certain. Se argent ont huy, ilz en vouldront demain. Par trop veullent les princes gourmander. Si est requis de leur faire amender, Puis que chacun leur orgueil apperçoit. Le fol ne croit jusque a ce qu’il reçoit.
En lieux sacrez Suisses mettent les mains. Abbez, moynes, prestres et chappellains, Battent, pillent, rançonnent et molestent; /101/ Et sont si fiers, cruelz et inhumains, Qu’ilz viollent abbesses et nonnains. De corporaulx et chasubles se vestent. Les biens d’autruy injustement conquestent, De rapine vivent et de larecin. Se Dieu accroit, il paye en la parfin.
Dedans villes rançonnent les marchans; Les bledz et fruictz gastent dessus les champs; Chars, vins happent sans demander combien; Les simples gens de leurs glaives trenchans Navrent, percent, tant sont folz 1 non sachans. Et brief, en eulx il n’y a aucun bien. Or ne peult on sur iceulx gaigner rien. Par quoy on craint a telz paillars combatre. L’orgueil des fols par vertu fault abatre.
Ce sont tyrans plains d’opprobres diffames Qui ne craingnent meurtrir, dampner leurs âmes, Car conduitz sont par les esperitz malins. Leur deduit est a faire vefves femmes, Et se mirent a defflorer les dames, Desheritant pupilles, orphelins. Garder les fault de venir a leurs fins, Car le dangier y seroit périlleux. Rien n’est pire que le povre orgueilleux.
La dernière strophe, en même temps que la morale du poème, nous donne en acrostiche le nom du rimeur GRINGORE :
Grosses testes, sans sens, lourds et labilles 2, Robustes, faulx, varians, tresmobiles, Indiscretz, folz, par argent subvertiz, N’esperez pas que par vous, serfz servilles, /102/ Gens qui sont francz voyez 1 asubgectiz. Orgueil conduit larrons maladvertiz. Raison ne ayment, a discord ont refuge. En la fin Dieu pugnit; c’est le vray juge 2.
Je ne fais que citer, sans m’y arrêter, la Déploration des trois Estatz de France sur l’entreprise des Anglois et Suisses, poème d’un certain Pierre Vachot, en vers équivoqués, daté de 1513 3.
La bataille de Marignan porta un rude coup au prestige militaire des Suisses : on n’eut pas assez de sarcasmes, d’injures même, pour ces vilains, ces vachers qui s’intitulaient dompteurs de princes, et s’étaient vantés d’être invincibles.
La chanson la plus spirituelle et la plus originale — c’est peu dire — qu’inspira la victoire de François Ier est celle que composa un poète italien, contemporain de la bataille de Marignan, Jean-Georges Alione, d’Asti. Ce personnage , tout rempli d’admiration pour ses nouveaux maîtres, les rois de France, seigneurs d’Asti, écrivit en leur honneur plusieurs chansons françaises qui nous ont été conservées. Il est également l’auteur de quelques farces /103/ populaires, moitié françaises, moitié italiennes, satiriques et obscènes 1. Ses œuvres françaises, publiées à Asti en 1521 2, ont été reproduites en 1836 par J.-G. Brunet, chez Silvestre, à un très petit nombre d’exemplaires 3. On trouve insérée dans le Recueil 4 de Le Roux de Lincy la Chanson d’Alione sur la bataille de Marignan. Elle débute ainsi :
Chanson des Suyces sur la bataille de Marignan, sur la teneur de :
Venez au pont de pierre, Brughelins et Gantois.
Seigneurs, oyez des Suyces Qui tant font du grobiz 5, Ils ont laissié leurs lices, Leurs vaiches et brebiz, Venans, peres et filz, Sur le franc roy de France. L’argent du crucifix Les mist en ceste dance.
Ce fut quand pape Jule Les fist ses protecteurs, Les nommant par sa bulle Des princes domateurs, De l’Eglise recteurs Et de la sainte ligue. L’empire et les trompeurs Au roy firent la figue. /104/
Leur conductier se clame Cardinal de Syon, Qui fait bruyre sa fame Jusqu’au mont de Syon. Il a fait maint sermon Pour unir ces bellitres, Tant qu’a trouvé façon D’avoir chappel et mittres.
Dans cette chanson, qui n’a pas moins d’une vingtaine de huitains, Alione fait une allusion rapide à plusieurs événements historiques : au traité de paix, bientôt rompu, de Galera, à l’enlèvement de « seigneur Prospre », Prospero Colonna, et de ses cavaliers, surpris à Villefranche; puis il nous raconte quelques épisodes peu connus et peu honorables du passage des Suisses à Montferrat et à Asti. La chanson d’Alione étant à la portée de chacun, publiée qu’elle est dans le Recueil de Le Roux de Lincy, je n’insiste pas. On me permettra cependant de citer encore quelques vers.
Alione se moque du langage moitié allemand, moitié français ou moitié italien des Suisses.
My passer la montagne, My mater Mont Geniz, My brusler la champagne, My squarcer fior de liz, My pigler San-Denyz, My scacer roy Francisque, My voler qu’a Paris. Tout spreke a la todisque.
Il ne faut pas prendre à la lettre sa remarque sur l’indigence des Confédérés, pauvres en « cavalots », mais riches en « poux et puces » : /105/
Vers Piémont et Saluces S’addressent a grans flotz Garnis de poulz et puces Mieulx que de cavalotz 1.
D’après Alione, vingt mille Suisses, « et même davantage », restèrent sur le champ de bataille, et deux mille furent brûlés en un cloître. C’est là une allusion probablement aux quatre cents braves Zuricois, qui, réfugiés dans une maison de campagne, refusèrent de se rendre, et qui périrent par le feu et les balles, vendant chèrement leur vie :
Vingt mil et davantage De ces Suyces matins Sont restés en hostaige Autour de ces haultins 2.
Pour leur dœil plus accroistre Deux mil d’eux, en fuyant, Furent ars en ung cloître, Cuidans estre a garant. Pou fut le demourant Se le roy a sa gloire Eut esté consentant De suïr la victoire.
Les pauvres Suisses, semble-t-il, sortent de cette chanson fort mal arrangés. Les rieurs néanmoins seront de leur côté, quand on connaîtra la cause du ressentiment d’Alione. Cet Italien d’esprit avait une faiblesse : il aimait le bon vin, plus que de raison peut-être. Or, à peine arrivés à /106/ Asti, les bons Confédérés, particulièrement altérés ces jours-là, burent tout le vin de la petite ville, tellement qu’à leur départ il n’en resta plus goutte.
Et pour l’avoir plus prés Couchèrent en nos caves,
remarque Alione. Aussi, après avoir mentionné que vingt mille Suisses ont mordu la poussière, il ajoute ces deux vers, en guise d’oraison funèbre :
Plus ne buvront nos vins. Gaux 1 ont percié leurs trippes 2.
On trouve à la réserve des imprimés de la Bibliothèque nationale deux petites plaquettes historiques d’une excessive rareté, intitulées, l’une : Chanson nouvelle de la journée faicte contre les Suyssos (sic) pour le tresvictorieux Roy de France, Françoys premier, Roy de ce nom. Avecques la ballade des Suysses. Sur le champ de Gentil Promoguet [Sans lieu ni date (1515)] 3, l’autre: Le cry de joye par noble victoire contre les traistres ennemys du Roy de France. Avec le payement des Suysses. Et aussi l’estimologye du nom du Roy Françoys premier de ce nom. [Sans lieu — 1515 4.] En 1833, le libraire Techener a réimprimé /107/ ces deux pièces dans le tome XIIIe de sa collection des Joyeusetez, Facécies et Folastres imaginations, etc., à la suite d’un précieux recueil du XVIe siècle ,— avec lequel elles n’ont en réalité rien à faire, — intitulé La Fleur des chansons. Les grans chansons nouvelles qui sont en nombre cent et dix, ou est comprinse la Chanson du roy, la chanson de Pavie, la chanson que le roy fist en Espaigne, la chanson de Romme, la chanson des Brunettes et Te remu tu, et plusieurs aultres nouvelles chansons 1.
La Chanson nouvelle contre les Suisses commence par ces vers :
Qui vous esmeut, Suysses. Venir contre la loix, Et branler droit vos picques 2 Contre ung si noble roy ? Vous feistes le pourquoy Avez perdu la gloire. Gens sans droit et sans foy Jamais n’auront victoire.
Orgueil et avarice Vous ont rendu confus, Quant de paix et justice Avez fait les reffus. On cognoit les abus Qu’avez fait contre France; Mais Dieu, qui est lassus, En a fait la vengeance.
L’auteur anonyme insiste sur la ruine de la réputation militaire des Suisses :
En tout est abolye La réputation /108/ De vous eu Italye Et aultre nation. Le cardinal Syon A failly a son compte; Mais pour solution Après orgueil vient honte.
Suyces et cantons, Bien estes escornez. Chantés en divers tons Pour vos mors, et cornez ! Car bras, testes, corps, nez Furent hachez d’espee. Ceux qui ne sont pas nez Maudiront la journée.
Vous vous disiez dompteurs Des princes et des roys, Vous estes grans vanteurs, Et fiers, plains de desroys. Trop vous ont les Françoys Nourris et supportés, Mais par leroy Françoys Vous estes bien domptés 1.
La Chanson nouvelle contre les Suisses eut, à ce qu’on peut croire, quelque succès au XVIe siècle. Je renvoie, pour preuve, au recueil suivant : Noelz nouveaulx faictz et composés a l’honneur de la Nativité de Nostre Seigneur Jesuchrist et de sa tresdigne mere Marie en facture honneste sur plusieurs chantz tous nouveaulx, lesquels ne furent jamais imprimés que ceste presente annee. [Sans lieu ni date, in-8o goth., de 24 ff.] Plusieurs de ces noëls se chantaient « sur le chant : Qui vous esmeut, Suisses. » /109/
A la suite de la Chanson nouvelle sont imprimés un Rondeau des Suysses et une Ballade des Suysses, laquelle commence par ce vers boiteux :
Vilains vachiers, belitres parfaictz.
Ballade et rondeau nous présentent un texte absolument défiguré : des vers entiers sont omis, les autres sont ou trop longs ou trop courts. J’ai retrouvé ces deux poésies dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale, fonds français 2200, qui est un recueil de pièces historiques concernant la Bourgogne. Au folio 104 de ce manuscrit, on trouve le texte du traité de Dijon : « Glorieux appoinctement faict avec les Suyces quand ils estoyent devant Dijon, l’an XVc et XIII, le XIIIe jour de septembre », et au folio 106, une copie des lettres du souverain pontife Jules II, adressées aux Suisses en juillet 1512. Immédiatement après, au folio 108, se trouve la Ballade des Suyces faicte au camp Saincte Brigide en l’an XVc et XV.
Voici les première et troisième strophes de cette ballade; je passe la deuxième, dans laquelle le poète compare François Ier à Hector, à César, à Pompée, au roi Artus.
Villains vachiers, belistrandiers 1 parfaictz, Qui vous nommez correcteurs de noblesse, Vous congnoissez que ceulx qui vous ont faietz Par le vouloir de Dieu vous ont deffaietz, Mectant soubz pied vostre orgueil et haultesse. Loys unziesme en main vous mist l’espee Que a labeur lors aviez occupée Vous induisant aux belliqueux arroys. Charles après, et Loys, nobles roys, Depuis vous ont retenuz soubz l’enseigne. /110/ Et neantmoingz, pourchassez tous desroys Au roy Françoys, qui par cruel arroys Vous a deffaict en mortelle champaigne.
Ne dictes plus par voz dictz contrefaictz Qu’ou il vous plaist la victoire s’adresse. Car il vous a chastié voz forfaictz, En deffaisant, sans plus estre refaictz, Vingt mille ou plus mors gisans en la place. Vostre fureur par glaive est attrempee, Gasté le bruyt et gloire dissipée. Dont par ainsi je vous conseille, ainchois Que le hault roy premier du nom Françoys Chercher vous voise au creux de la montaigne, Que luy criez mercy, car je congnois Qu’aurez pardon, veu que ja son harnoiz Vous a deffaictz en mortelle champaigne.
Dans le même manuscrit, après cette ballade, se trouve, au folio 109, un Rondeau des Suyces, du même poète, sans doute.
Près Marignan 1, au camp saincte Brigide, Le roi Françoys vous a mis une bride A tranchefille 2 et si horrible mors Que bien vingt mille des vostres y sont mortz, Et davantaige, ainsi comme je cuyde. Atout cornetz, sans tabours ne sans guyde Estre cuydiez des Françoys homicide. Mais grace a Dieu vous laissastes les corps Prés Marignan au camp saincte Brigide.
Villains, il fault que la duchié on vuyde, Et que noblesse a present y reside. Partez doncques, sans trompettes ne cors, /111/ Vos gens sont mortz gisans soubz terre humide Prés Marignan au camp saincte Brigide.
Le même rondeau se retrouve dans un manuscrit du British Museum, No 17811, folio 143, à la suite de l’Estrif de fortune et de vertu de Martin Le Franc.
Le Cry de joye par noble victoire contre les traistres ennemis du Roy de France, avec le payement des Suysses a pour auteur Jehan Richier qui donne son nom en acrostiche dans la dernière strophe, et en calembour dans le dernier vers que voici :
Raison vouldra qu’ilz (en) auront le ris chier.
Ce poème, long de 24 huitains rimant abaabbcc, commence par un éloge outré de François Ier. Puis, s’adressant aux Suisses,
Gens affamez plus que ne sont belistres,
le poète leur demande ce qu’est devenue leur réputation de bravoure et de force :
Vous vous nommez des princes les dompteurs Et correcteurs, par trop fiere devise, De justice les administrateurs, Comme docteurs et des loys inventeurs, Plus que recteurs qui science ont aprise; Puys de l’eglise, aussi quant je m’avise, Toute guyse deffenseurs vous nommez. Mais traistres gens estez tous renommez.
Jean Richier accuse les Suisses qu’il appelle gentiment
Gardeux de pourceaulx De vaches, veaux, coquins et malostrus,
d’avoir voulu dérober l’argent du roi de France en feignant de conclure la paix. Mais « ours et ourceaux, /112/ milan et milanneaux » ont reçu un paiement auquel ils ne s’attendaient guère : ils n’ont pas eu d’argent, « Syon » s’est enfui, et « l’enseigne du grant ours » a été abattue.
Les Suisses, « meschants traistres », n’ont plus maintenant qu’à se vêtir de noir, en signe de deuil :
Larrons, pileurs, tirans et violeurs En grant douleur ont tousjours leurs paiemens. Il n’est orgueil que de fiers caïmans 1.
Le poète s’en prend ensuite aux Milanais; mais nous ne le suivrons pas. Dans la ballade finale, il revient aux Suisses et leur conseille de se tenir tranquilles au milieu de leur vaches et brebis, s’ils ne veulent recevoir un châtiment plus dur que celui de Marignan.
Considérez le cas bien debatu Qu’en voz pays vous estez souffreteux Et que n’avez tout vaillant ung festu. Si les princes l’avoient consentu Onc on ne vist villains sy marmiteux 2. Gardez donc bien que voz faitz despiteux Ne soient pugnis et du tout mis en trance, Car noblesse, cela dire je peux, Est pour bouter vilennie en souffrance.
Tel est le Cry de joye que poussa Jehan Richier lorsqu’il apprit la défaite des Suisses. Ni bien joyeux, — en dépit du titre, — ni bien intéressant. On y trouve une allusion à frère Nicolas de Flüe qui trente ans avant Marignan donnait aux Confédérés de si sages conseils à la diète de Stanz :
Se eussiez creu bon frere Nicolas Qui ne fut las dire vostre infortune La trahison faicte vous n’eussiez pas. /113/
Pasquier le Moyne, qui se nommait lui-même « le moyne sans froc », portier ordinaire de François Ier, est l’auteur d’un ouvrage peu connu, et qui ne mérite pas de l’être, dont voici le titre complet : Le Couronnement du roy François premier de ce nom, voyage et conqueste de la duché de Millan, victoire et repulsion des exurpateurs d’icelle, avec plusieurs singularitez des eglises, couvens, villes, chasteaulx et fortteresses d’icelle duché. Fais l’an mil cinq cens et quinze, cueillis et rédigés par le moyne sans froc. » Après un interminable prologue, ennuyeux et puéril, dans lequel Pasquier Le Moyne « déclaire la composition de la couronne du roy Françoys », c’est-à-dire parle longuement de Fidélité, Raison, Audace, Noblesse, Courtoisie, Opportunité, Jeunesse et Sapience, dont les premières lettres réunies forment le mot FRANCOIS, le portier-poète raconte en de mauvais vers la conquête du Milanais. Dès les premières lignes il s’adresse aux Suisses :
Ces villains crappauldez d’orgueil, Infames, aveuglez de l’œil De la celeste congnoissance, Oublyans leur ville naissance En pollution endormye, Notez de note infamye. Paillards, trahistres et infideulx, Qui font par tout dire fy d’eulx, Plus abhorrans que vieulx retraiz, De toute villanie extraiz, Gens sans honneur, gens vicieux, Povres vachers ambicieux, Que faulte d’avis desordonne Quant ilz sont a qui plus leur donne, Qui par fresle convalescence Le fait de la divine essence /114/ Attribuoient a leur folleur, Estimans que par leur valleur En toute follie peremptoire A qui vouloient donnoient victoire, Portans ce cui volumus, Certes, victoriam damus. Mais c’est a Dieu l’ung bénéfice Qui plus concerne son office, Et n’appartient que homme mortel S’atribue d’avoir ung loz tel, Qui soit vray; l’on a bien peu veoir Qu’au dit a failly leur pouoir, Dont escriray en temps et lieu Plus amplement, si plaist a Dieu.
Ça promet. Pasquier consacre, en effet, une « ample » partie de son poème à injurier les Suisses, ce peuple ingrat que Louis XI avait comblé de ses bienfaits et « mis en réputation ». L’ingratitude de ces « villains » donne à Pasquier l’occasion d’étaler ses connaissances en histoire, de nommer César et Charlemagne, et de citer le vieux proverbe :
Poignez villain, il vous oindra. Oignez villain, il vous poindra.
Voici la conclusion de ce cours d’histoire à l’usage des Suisses :
Se bien vous remirez voz faictz Vous les verrez tous imparfaitz, Quant par eulx vous avez le loz Ou n’a de vertus chair ne l’os; Et est a Dieu presque impossible De sa force et grâce impassible Qu’il peust par blasons et losanges Faire de telz villains loups anges; /115/ Et ne croy pas qu’aux enfers ait Pire peuple ne plus infaict. Pour ce y devez avoir advis Que ne soyez d’enfer ravis, Delaissans voz vices dampnables, Ou vous yrez a tous les dyables.
La bataille de Marignan, les préliminaires, la déroute, l’entrée de François Ier dans Milan, tout cela est raconté en détail, émaillé d’invectives furibondes contre les Suisses, et d’injures grotesques. Le cardinal Schinner a son compte particulier : Pasquier l’appelle « trahistre desloyal Syon, prestre faulx apostat, émancipé de bonne vie. »
Le livret intitulé L’ordonnance faicte a l’entree du tres-chrestien roy de France Françoys de Valoys premier de ce nom, dedans sa ville de Millan, le XVI jour d’octobre mil .V. cens et .XV. avec la chanson et salutacion et baterie du chasteau de Millan 1, contient une Chanson des Suysses qui se chante sur le chant : Fouyés melancolie, charchés joyeuseté.
En voici les trois premières strophes :
Sortirent de Millan par ung jeudy au soir, Esmeux de traison, Suysses, faulx vachiers; Auprès de Marignan nous vindrent assaillir. De .XV. a .XVI. mille nous fismes tost mourir.
Le vendredy suyvant, Suysses et Lombars Nous vindrent au devant, mais ilz furent couhars, Car ilz pryndrent la fuite comme gens esgarez Dont furent tous tuez par champs et par marez. /116/ Jamais ne vous dites correcteurs de seigneurs, Car les aventuriers vous ont mis en malheurs, Vous et vostre seigneur, cardinal de Syon; Mais il s’en est fouy comme meschant larron.
Une chanson sur la bataille de Marignan, dont les paroles sont insignifiantes, mais dont la musique est, paraît-il, remarquable, est celle que composa le fameux Clément Jannequin. Elle eut un très grand succès durant tout le XVIe siècle. Pierre Attaignant la publia pour la première fois dans un de ses nombreux recueils de chansons 1; réimprimée plusieurs fois au XVIe siècle, elle a été de nos jours reproduite dans le cinquième volume du Recueil des morceaux de musique ancienne, exécutés aux concerts de la Société de musique vocale, religieuse et classique, fondée à Paris en 1843, sous la direction de M. le Prince de la Moskowa. Elle commence par ces vers :
Escoutez tous, gentilz Gallois, La victoire du noble roy François, Et orrez, si bien escoutez, Des coups ruez de tous costez 2.
J’ai dit que cette chanson de Jannequin fut célèbre durant tout le XVIe siècle. Nous avons là-dessus plus d’un témoignage. A en croire Noël Dufail, seigneur de la /117/ Hérissaye, qui écrivit dans la seconde moitié du XVIe siècle les Contes et discours d’Eutrapel, cette chanson avait pour effet d’enthousiasmer tous ceux qui l’entendaient « Quant la voix et le mot, dit Dufail, sont par entrelaceures, petites pauses, et intervales rompus, joints avec le nerf et corde de l’instrument, la force de la parole et sa grâce y demeurent prins et engluez, sans esperance de les pouvoir séparer, pour demeurer un vray ravissement d’esprit, soit à joye, soit à pitié. Comme par exemple, quand l’on chantoit la chanson de la Guerre faite par Jannequin, devant ce grand François, pour la victoire qu’il avoit eue sur les Suysses, il n’y avoit celuy qui ne regardast si son espee tenoit au fourreau, et qui ne se haussast sur les orteils pour se rendre plus bragard et de la riche taille 1. »
Brantôme nous donne un autre témoignage de la célébrité de cette chanson. Il raconte à ce sujet une histoire assez invraisemblable que je tire du tome IXe de l’édition des Œuvres complètes de Brantôme, publiée par M. Ludovic Lalanne pour la Société de l’histoire de France :
« Certes, dit Brantôme, la vie est bonne et douce; mais aussi une mort généreuse est fort à louer … Je n’en allégueray que ce seul conte de mademoiselle de Limueil l’aisnée 2 qui mourut à la cour estant l’une des filles de la reine. Durant sa maladie, dont elle trespassa, jamais le bec ne luy cessa, ains causa tousjours; car elle estoit fort grand parleuse, brocardeuse et très bien et fort à propos /118/ et très belle avec cela. Quand l’heure de sa mort fut venue, elle fit venir à soy son vallet (ainsi que les filles de la cour en ont chacune le leur); et s’appelloit Jullien, qui jouoit très bien du violon : « Jullien, luy dit-elle, prenez vostre violon et sonnez-moy tousjours jusques à ce que me voyez morte (car je m’y en vois) la Défaite des Suisses, et le mieux que vous pourrez : et quand vous serez sur le mot Tout est perdu, sonnez-le par quatre ou cinq fois, le plus piteusement que vous pourrez; ce que fit l’autre, et elle-mesme luy aidoit de la voix; et quand ce vint à Tout est perdu, elle le récita par deux fois; et se tournant de l’autre coste du chevet, elle dit à ses compagnes : « Tout est perdu à ce coup, et à bon escient; » et ainsi décéda. » Voilà, remarque Brantôme, une mort joyeuse et plaisante. Je tiens ce conte, ajoute-t-il, de deux de ses compagnes dignes de foy, qui virent jouer le mystère 1.
Authentique ou non, cette histoire est curieuse, et nous montre combien était populaire la chanson de Jannequin sur la Défaite des Suisses. Ce succès était mérité. « La Bataille ou Défaite des Suisses à la Journée de Marignan, dit Fétis, le Chant des oiseaux et le Caquet des femmes sont particulièrement des morceaux qui indiquent chez Jannequin un génie supérieur. Ces trois pièces ont été chantées, en 1828, dans l’école de musique dirigée par Choron; et malgré les difficultés excessives dont elles sont hérissées, elles ont produit un effet surprenant, rendues par un chœur de plus de cent jeunes chanteurs 2. »
Brantôme cite à propos de Marignan et des Suisses une strophe de chanson dont je n’ai pu retrouver le texte /119/ entier. « Les Suisses, dit-il, furent si bien reçus des nostres qu’ils furent bravement repoussez et taillez en pièces, environ dix à douze mille; et le reste se sauva comme il put avec leur général, le cardinal de Sion; en quoy ils ne firent ce qu’en dit une vieille Chanson des Adventuriers de ce temps :
De Milan part un homme, Tout droiet a Marignan. — Vous aurez la bataille. Ouy, sire, en bonne foy, J’ay veu partir les Suisses En vous fort menaçant, Trainant, branlant la pique Pour tuer vous et vos gens 1.
Le manuscrit 25 445 du fonds français de la Bibliothèque nationale, ancien La Vallière 108, petit vélin du XVIe siècle, de 24 folios, renferme d’abord une longue lettre en prose de Guillaume Budé, datée de 1529, puis une « Ballade double sur la victoire obtenue contre les Suyces par Françoys Ier en la campaigne près Marignan », ensuite un « Chant royal présenté au roy a son retour d’Espaigne » et, pour finir, une longue épître amoureuse de plus de deux cents vers. Ce manuscrit est ainsi décrit dans le Catalogue de la Bibliothèque de feu M. de La Vallière, t. II, p. 329, No 3022 : « Ballade double sur la victoire obtenue contre les Suisses par François Ier, roy de France en la campaigne près Marignan, par Guillaume Budé, domestique serviteur de François premier :
« Manuscrit sur vélin, du XVIe siècle, contenant 24 feuillets. /120/ Il est écrit en bâtarde brisée, à longues lignes et enrichi de lettres capitales peintes en or et en couleurs. Cette ballade, dont les vers sont de dix syllabes, sans alternatives de rimes masculines et féminines, est précédée d’une longue lettre de Budé à François Ier et datée de l’an 1529, dans laquelle il parle d’une maladie grave qu’il a eue, et qu’il attribue à une étude longue et pénible. Cette maladie l’empêcha de célébrer plus tôt la défaite des Suisses près de Marignan. Une épître en vers du même auteur termine cette même pièce, que nous ne croyons pas avoir été imprimée. »
Si l’on s’en rapporte à cette description du Catalogue La Vallière, Guillaume Budé serait l’auteur de la Ballade sur la bataille de Marignan, et la lettre en prose qui commence le manuscrit se rapporterait à cette ballade, que Budé n’aurait pu terminer avant l’année 1529, à cause d’une maladie grave et pénible qui lui survint. Le Catalogue des manuscrits du fonds français de la Bibliothèque nationale regarde également « Guillaume Budé, domestique serviteur de François Ier, » comme étant l’auteur de la ballade double sur la bataille de Marignan.
Les rédacteurs du Catalogue La Vallière et du Catalogue de la Bibliothèque nationale ne se sont pas donné la peine de lire attentivement la lettre-préface qui se trouve en tête du manuscrit pour en parler. Elle n’a rien à faire du tout avec les poésies qui suivent, et en particulier avec la ballade sur la bataille de Marignan. Cette préface est tout simplement la traduction française de la préface grecque mise par Budé en tête de son vaste ouvrage des Commentaires de la langue grecque, et adressée à François Ier :
« A Françoys, roy de France, le tresrenommé des /121/ chrestiens monarques, Guillaume Budé, son domestique serviteur, félicité de longue vie et a la parfin yssue bienheureuse d’icelle.
« Il y a ja deux ans et ung peu plus, trespuissant roy, que je suis apres ceste œuvre de Commentaires, y besoignant tousjours et mynutant non certes lentement ou par manière d’acquit, car l’amour tresvehemente de la publique utilité des estudians m’esguillonnoit continuellement … Toutes-foys avecques ceste si grande instance de couraige, je n’ay peu faire ce que j’avoys entrepris et en venir a bout ainsy que je l’entendoye, car le cours de ce project a esté empesché par une maladie, laquelle, ainsy que les medecins afferment, s’est en moy fourree et enracinee jusques au plus parfont pour vouloir trop asprement et perseveramment estudier … »
La question se pose maintenant de savoir si les trois poésies, toutes vraisemblablement du même auteur, qui suivent la préface de Budé sont de Budé lui-même. Je vais citer, pour répondre à cette question, les derniers vers de la longue épître qui termine le manuscrit. Le poète, abandonné de sa dame, se répand en plaintes amères; lui qu’autrefois on appelait le « serviteur des dames », il renonce aux chansons amoureuses, aux ballades, motets, rondeaux, sonnets et virelais :
Au Dieu d’amours je quicte et rends les armes Et ne retien de son train que les larmes, Pour me servir à plorer mon malheur Et gecter hors par les yeulx ma challeur.
…
Finablement, je rends comme prescript Aux muses l’art de coucher par escript Les beaulx traictez de prose mesuree /122/ Et les façons de rime coulouree Ou j’ay trouvé si très peu de secours Que plus ne veulx y avoir de recours. Pour ce chansons, ballades, trioletz, Motetz, rondeaulx, servantoys, vireletz, Sonnetz, strambotz, barselletes, chappitres, Liriques vers, champs royaulx et epistres, Ou consoler mes maulx jadis souloye, Quant serviteur des dames m’appelloye, Puisque je n’ay de vous que repentence, Allez ailleurs querir votre accoinctance. Avecques moy demeurent invectives …
Ces vers et les sentiments qu’on y trouve exprimés ne ne correspondent guère à ce que nous savons du grand Budé qui n’a eu, semble-t-il, d’autre maîtresse que Philologie, « des amours et delices de laquelle il a jouy par l’espace de plus de trente ans. » Faut-il peut-être rapporter ces vers à la jeunesse de Budé, au temps qu’il passa à l’Université d’Orléans, à l’année qui suivit, époque où le futur grand humaniste vécut en gentilhomme, s’occupant de chevaux et de chasse ? Et faut-il croire que Budé a, plus tard, interrompu ses graves travaux pour écrire, en bon courtisan, une ballade sur la bataille de Marignan, un chant royal sur la retour d’Espagne de François Ier ? S’il en était ainsi, il y aurait lieu de s’étonner d’abord de ce que toutes les chansons et ballades, tous les triolets, motets et rondeaux du grand Budé se fussent perdus ou fussent restés inconnus, et ensuite d’entendre Budé lui-même, poète à l’occasion, nous dire dans l’Epître dédicatoire de son Institution du Prince qu’il est « bien peu exercité en style françois. » On sait, en effet, que Budé écrivait le français d’une façon lourde et souvent obscure, /123/ — ce sont les expressions de M. Eug. de Budé, le savant et dernier biographe de Guillaume Budé, — qu’il maniait le français moins bien que le latin et le latin moins bien que le grec 1.
Il me semble donc que le Catalogue La Vallière et le Catalogue de la Bibliothèque nationale ont, un peu gratuitement, attribué à Budé des vers qu’il n’a probablement pas commis 2.
Voici la ballade du manuscrit 25 445 :
Ballade double sur la victoire obtenue contre les Suisses par Françoys, roy de France, premier de ce nom, en la campaigne près Marignan, ou moys de septembre mil cinq cens quinze.
Or est l’orgueil des villains rabatu Ou tant y eut d’oultrageuse insolence, Leur bruyt estaint, leur pouoir combatu, Eulx deschassez par force et violence; Dont en demeure a Dieu premier la gloire, A eulx scandale, aux Françoys la victoire, /124/ Et liberté a la terre lombarde, Honneur au roy, chevance et territoire, Et l’amytié du rommain consistoire. Droit a droit vient, une foys, quoy qu’il tarde.
Droit a droit vient, une foys, quoy qu’il tarde, Par le decret de divine justice, Et sembler peult qu’orendroit ayt prins garde A chastier leur ingrate malice. Françoys les ont tirez de bergerie, Donné estât, érigé seigneurie; Pour leur querelle a plusieurs débat eu; Mais promptement aise les folz deslie Par quoy d’eulx faicte a esté boucherie. Or est l’orgueil des villains rabatu.
Or est l’orgueil des villains rabatu, Et de Gaston, duc, faicte la vengence, Dont fut par eulx le cercueil abbatu Et le corps mis en piteuse indigence 1. Ha ! peuple vil, recreu, diffamatoire, Peuple inhumain plus qu’on ne sçavroit croire, Pensois tu point que Dieu, ça bas regarde ? On te l’a mis ceste foys en mémoire En te rendant salaire méritoire. Droit a droit vient, une foys, quoy qu’il tarde.
Droit a droit vient, une foys, quoy qu’il tarde. Loyer au bien, et peine au maléfice Faisans de foy promise bonne garde Ont fait aussi de traistres sacrifice. Perjure accord, traicté de tromperie Forte promesse asseurant menterie Nuyre n’a sceu tant peu soit a vertu. Faveur du ciel, preuse chevallerie, Juste querelle ont leur force tarie. Or est l’orgueil des villains rabatu. /125/
Or est l’orgueil des villains rabatu, Appareillez tousjours de faire offence A leurs voisins, sans priser ung festu Droictz, raisons, loix, ne toute leur deffence; A qui n’est ja leur hault tiltre notoire : Nous tenons roys soubz verge domatoire, Ou il nous plaist la victoire hasarde, Mais d’ung seul roy le bras fulminatoire Les a rengez plus bas que purgatoire. Droit a droit vient, une foys, quoy qu’il tarde.
Droit a droit vient, une foys, quoy qu’il tarde. Par quelque bout fault que guerre finisse, Plus on n’oyt bruyt de canon ny bombarde, Chascun se sent du present benefice, Le pays voit paix de nouveau florie, Sforce content fait chere non marrie, Le bon roy est de son droict revestu, Et des mutins causans la broillerie N’est nul vivant que ne se moque et rie. Or est l’orgueil des villains rabatu.
Villains, congneu vostre dur accessoire Prenez chemin vers la tanyere noire Ou d’entre vous le plus grant vaches garde. Laissez Millan aux nobles possessoire. Faire le fault, c’est ung poinct peremptoire. Droit a droit vient, une foys, quoy qu’il tarde.
Prince, dompteur de celle progenie, Rendez a Dieu grâce et gloire infinie Qui ce jour a vostre ennemy batu. Reviengne paix, par cy devant banie, Puis qu’est noblesse en bon accord unye. Or est l’orgueil des villains rabatu.
J’arrête ici mon énumération des poésies sur la bataille de Marignan. Que ceux qui en ont le courage lisent encore /126/ l’Epistre des dames de Paris au roy François premier de ce nom, estant de là les monts et ayant deffaict les Suisses, dans laquelle Jean Marot, père de Clément, raconte la victoire de François premier sur ces « fiers villains » qui se disaient « si terribles » et qui furent battus
Si lourdement qu’aprés sainct Brigide Quinze mil d’eulx furent mortz affoliez, De trahison honniz et maculez;
ou bien l’Epistre de Jehan Marot à la royne Claude, en laquelle epistre (si mort luy eust donné le loisir) il avoit deliberé de descrire entierement la deffaicte des Suisses au camp saincte Brigide; ou enfin le rondeau du même poète Sur la deffaicte des Suisses à Marignan, qui commence par ce vers si harmonieux :
En combattant et battant les batteurs 1.
Les cinq ou six pièces qu’il me resterait à examiner ne présentent aucun intérêt spécial et ne nous apprendraient rien de bien nouveau 2. Il serait plus intéressant, et plus /127/ curieux, de mettre en regard des chants de triomphe des poètes français, les complaintes et lamentations que la défaite des Suisses a inspirées dans d’autres pays. Inutile de remarquer que ce n’est pas chez ces versificateurs qu’il faut chercher la vérité historique, et je ne me donnerai pas la peine de relever leurs injures et leurs injustices à l’égard des Confédérés. Je citerai plutôt, pour terminer, cette remarque de Brantôme sur les Suisses du XVIe siècle : « Comme la fortune ne rit pas toujours aux gens de guerre, les Suyces ont fait quelquefois bien, quelquefois mal; les histoires en sont pleines, dont possible en feray-je un discours et pro et contra. Quoy que soit pourtant, ne leur fault desrober qu’ils ne soient très braves et vaillans gens de guerre 1. »
Arthur Piaget.