BULLETIN NÉCROLOGIQUE
La Société d’histoire de la Suisse romande a vu partir, depuis quatre ans, plusieurs de ses membres qui se faisaient remarquer par leur dévouement, leur activité et leur science. Ce sont des pertes sensibles, irréparables même, car avec eux se sont évanouis des trésors inappréciables d’observation et d’érudition.
Le Comité de la Société a pensé qu’il était de son devoir de consacrer leur souvenir par de courtes notices, et de rappeler à leurs collègues ce que fut la vie de ces hommes distingués. Puisse l’exemple de ces vies si bien remplies être utiles aux jeunes générations. Nous voudrions pouvoir donner une place dans ce bulletin nécrologique à tous les membres qui ont contribué, à des titres divers, à l’agrément de nos séances, mais nous sommes obligés de nous restreindre.
Mentionnons cependant, au courant de la plume, quelques figures sympathiques, aujourd’hui disparues, que chacun aimait à voir arriver à nos réunions de printemps et d’automne : M. le professeur Favrod-Coune, qui nous a plus d’une fois intéressé par ses récits sur le Pays-d’Enhaut; /350/ M. Eugène Rambert, l’éminent biographe de Vinet, l’auteur de monographies sur Bex, Montreux, sur les landsgemeindes des cantons primitifs, etc., avant tout littérateur et naturaliste, mais qui a touché dans ses nombreux travaux à bien des questions historiques; Alexandre Lombard, qui nous a laissé une notice sur les protestants de la Calabre; le journaliste Adert, Théophile Rivier, le Dr Jaïn, l’ancien syndic Dapples, Fidèle Joris, le notaire Paul Chappuis, le professeur Faure, Pictet de Sergy, bien connu par ses travaux sur l’histoire de Genève; Perret, instituteur à Aubonne, Jacques Larguier, Hubert Thorin, ancien conseiller d’Etat à Fribourg, Ferderer, le pasteur Claparède, auteur d’une histoire des protestants du Pays de Gex; Michot, président du tribunal d’Echallens, le généalogiste Ferdinand Reverdin, le rév. père Schubinger, d’Ensiedeln, Mgr Fiala, évêque de Bâle, l’érudit vice-président de la Société suisse d’histoire, Doxat de Champvent, qui reçut la Société dans son château en 1869 et lui fit le plus gracieux accueil; le docteur Recordon, le professeur Edouard Humbert, Georges Dumur, Georges Bridel, qui fut pendant bien des années l’éditeur consciencieux des Mémoires et Documents, l’ancien pasteur Gaberel, qui racontait avec tant de verve la fameuse escalade; l’avocat Pellis, auteur d’un volume élégant sur la pittoresque ville des Clées; Théodore de Meuron, Gustave Revilliod, Frédéric Roux, ancien pharmacien à Nyon, auteur de quelques recherches archéologiques sur sa ville natale et ses environs, le professeur O. Wirz, et tout récemment M. Rivier-Dapples, ancien pasteur.
Tous ces hommes, appartenant aux professions les plus diverses, attestent de l’intérêt que l’ancienne génération /351/ portait aux études historiques. Après cette énumération un peu sèche il convient de nous étendre plus longuement sur la carrière de ceux de nos membres défunts qui ont collaboré activement à la belle collection de nos Mémoires et Documents, et nous laissons la plume à leurs biographes. Parmi les notices qui suivent, les unes sont inédites, les autres ont déjà paru dans la Gazette de Lausanne ou dans le Journal de Genève.
B. v. M.
/352/
FRANÇOIS FOREL
† en 1887.
Notice lue par M. G. Favey à la réunion de Lausanne le 2 juin 1887.

FRANÇOIS FOREL
de Morges
1813-1887
La Société d’histoire de la Suisse romande a perdu le 2 mars 1887 son ancien président et président honoraire, M. François Forel. Il est de notre devoir de retracer en quelques mots la carrière de celui qui, pendant près de vingt-cinq ans, a dirigé nos discussions, a pris une part si importante à nos études et à l’histoire de la patrie vaudoise.
La famille Forel est de vieille souche autochtone et originaire de Cully, où habitent encore quelques-uns de ses membres : comme cela s’est passé pour d’autres familles, il est probable que ses ancêtres avaient émigré du village de Forel (Lavaux) et avaient gardé dans leur nouvelle résidence le nom de la localité d’où ils étaient venus.
A la fin du seizième siècle, Jaques Forel quitta Cully et vint s’établir à Morges où il reçut la bourgeoisie le 15 décembre 1589; ses descendants jouèrent bientôt un rôle important dans l’administration et la magistrature locales; ils fournirent à la ville des conseillers et des bannerets, et acquirent dans les environs diverses propriétés; au /353/ dix-huitième siècle, la famille Forel possédait entre autres les petites seigneuries de Bussy et de Chavannes-le-Veyron, ainsi que le domaine seigneurial de Roman-dessus à Lonay.
Si les Forel étaient de sang vaudois par leur origine et par leurs plus anciennes alliances matrimoniales, un sang étranger s’infusa dans leurs veines : en 1754, François Forel épousait Marie de Missols, d’Annonay; en 1776, son fils prenait pour femme Marie Fournat d’Ay, aussi d’Annonay, et en 1812, le père de notre président épousait Adeline de Gasparin, d’Orange. La mère, la grand’mère et l’aïeule du président Forel étaient donc originaires du Midi de la France, et le fait ne manque pas d’importance si l’on veut apprécier le caractère de M. Forel : ne devait-il pas au sang vif et chaud du Midi, l’imagination, l’ardeur, la netteté de vues, et n’aurait-il pas gardé de son origine vaudoise la solidité de caractère, certain parfum de terroir, cette bonhomie et cette bienveillance qui distinguaient notre pays et qui tendent malheureusement à se perdre.
François Forel était né à Morges le 3 avril 1813; il fit ses premières études au collège de sa ville natale, puis alla les continuer à l’académie de Lausanne; ses condisciples l’appelèrent à la charge aujourd’hui disparue de consul des étudiants. Membre de la société de Zofingue, il prenait une part active aux travaux de cette association dont les archives nous fourniraient sans doute des fragments littéraires et poétiques du jeune étudiant. Forel était poète; un souffle patriotique véritable respire dans le Drapeau vaudois, ce chant devenu immédiatement populaire et qui restera populaire aussi longtemps que le canton de Vaud conservera /354/ son drapeau et sa devise, dont les nécessités du vers avaient forcé le poète à transposer les termes :
Qu’on déroule de nos bannières
L’emblème respecté,
Et nos voix fortes et guerrières
Répéteront avec fierté :
Patrie et Liberté !
Puisque nous parlons du poète, rappelons que M. Forel avait des goûts artistiques très vifs; poète il composa des mélodies pour ses chants; son violoncelle a longtemps égayé les soirées musicales de sa ville natale; ce goût inné de la musique ne laissa pas d’être d’un précieux secours à notre président lorsqu’il s’occupa du petit travail sur la notation du missel de Granges, inséré dans nos Mémoires.
Il aborda en amateur habile les arts plastiques et sut en tirer profit dans ses nombreuses recherches archéologiques.
Dans notre pays, la carrière militaire est inséparable de la carrière civile; M. Forel comptait parmi les plus beaux souvenirs de sa vie les années consacrées au service militaire, et, dans sa vieillesse, son regard s’illuminait encore lorsqu’il racontait les campagnes, toutes pacifiques du reste, de ses jeunes années. Entré dans l’artillerie en 1832, il parvint au grade de capitaine après avoir dû abandonner son service pendant quelques années en raison de fonctions incompatibles; c’est en cette qualité qu’il avait pris part à l’occupation du district d’Aigle menacé par les événements du Valais.
Ses études juridiques terminées à Lausanne, M. Forel passa quelque temps à Paris où il put nouer de nombreuses relations, protégé par son oncle, le comte de Gasparin, /355/ alors ministre de l’Intérieur. Rentré à Lausanne, il fit son stage d’avocat dans l’un des bureaux les plus en vue alors, celui de M. Renevier; mais peu après avoir obtenu son brevet d’avocat, il acceptait les fonctions de substitut du procureur-général dans le ministère public qui venait d’être organisé sur de nouvelles bases; il occupa cette charge de 1839 à 1845 et ne la quitta qu’à regret, à la suite de la révolution de 1845. Entré dans une maison de banque de Lyon, il dut bientôt abandonner aussi cette occupation ensuite du trouble apporté dans les affaires par la révolution de 1848; il revint à Morges où il revêtit diverses fonctions publiques; il contribua entre autres à la réorganisation du collège de sa ville natale, dont il fut directeur pendant trois ans; il s’intéressait en même temps à l’établissement des premières voies ferrées dont notre canton fut doté, et figura pendant trois ans dans le conseil d’administration de l’ancienne compagnie de l’Ouest-Suisse.
C’est avec un vrai bonheur que M. Forel rentra en 1863 dans la carrière judiciaire, comme président du tribunal de Morges; il résigna ces fonctions en 1875, universellement regretté de tous ceux qui avaient pu apprécier le soin et la conscience qu’il apportait dans son mandat; après sa retraite, le Tribunal cantonal l’avait désigné comme membre suppléant de cette haute autorité.
Une petite anecdote qu’il nous sera permis de rappeler montre bien le calme et la dignité qui n’abandonnaient jamais le magistrat. Le 2 mars 1871, le tribunal de Morges avait eu à juger je ne sais quel malheureux; l’audience arrivait à son terme; le président donnait lecture du jugement de condamnation, lorsque retentit une formidable /356/ explosion. « C’est l’arsenal qui saute, » dit entre parenthèse l’ancien officier d’artillerie, qui sans se laisser troubler poursuivit la lecture, prononça la formule sacramentelle « Vous avez trois jours pour vous pourvoir en cassation. Gendarmes, reconduisez le condamné, » et ajouta « Maintenant, messieurs, allons voir nos familles. » Rentré chez lui, le président trouvait sa demeure bouleversée par l’explosion, criblée d’éclats d’obus, mais l’historien cherchait encore au milieu de la catastrophe à établir une comparaison avec les derniers jours de Pompéi.
Bien qu’ayant des opinions politiques très nettes, et ne les cachant point, M. Forel n’a jamais joué un rôle politique actif, et cependant il avait tout ce qu’il fallait pour réussir. Par ses opinions politiques il appartenait à l’école libérale qui se trouvait au pouvoir dans la période de 1830 à 1845; ami et parent rapproché de l’ancien conseiller d’état Auguste Jaquet, il était en relations constantes avec cet homme distingué qui le consultait parfois. On ne peut dire cependant qu’il fut inféodé au point de vue étroitement conservateur de ce que l’on appelait alors l’école doctrinaire; c’était un libéral dans le vrai sens du mot, et s’il pouvait marcher d’accord sur certaines questions avec le parti politique auquel il se rattachait à cette époque, il en est d’autres sur lesquelles il s’en séparait.
On sait comment échouèrent les tentatives de revision du pacte fédéral après 1830; tout le monde sentait que le pacte de 1815 ne répondait plus à l’esprit moderne. En 1843, M. Forel publiait dans la Revue suisse, alors rédigée par Juste Olivier, deux articles fort remarqués, sous le titre Coup d’œil historique sur certaines conditions /357/ d’équilibre dans les relations confédérales des Etats suisses. Dans cette étude, d’une cinquantaine de pages, l’auteur, historien avant tout, exposait le développement des alliances dans l’ancienne Confédération, et attirait l’attention sur ce phénomène curieux d’alliances inégales, plaçant certains Etats dans une position inférieure et subordonnée tant au point de vue des droits accordés qu’à celui des obligations imposées. Il montrait que par le fond des choses, par la logique et l’enchaînement inéluctables des événements, la Suisse, autrefois simple aggrégation incohérente de petites peuplades souveraines et indépendantes, était devenue dans le droit des gens européen une Nation, un Etat : de là résultait que ni l’organisation intérieure qu’il plût à la Suisse de se donner, ni le titre qu’elle adoptât, ne pouvaient modifier la position qui lui était faite par la politique européenne. Concluant à la nécessité d’une réforme, l’auteur, toujours préoccupé des lois de l’histoire, démontrait par l’exemple des alliances inégales que ce ne serait point une innovation dans le droit public suisse que de donner aux grands cantons une position plus avantageuse, en admettant en leur faveur une représentation proportionnelle, tout en conservant à chaque Etat sa part légitime d’influence : on pouvait, ou revenir au système mixte de l’Acte de médiation, ou, en introduisant la représentation proportionnelle, accorder un droit de veto à la majorité des Etats.
Le début du travail de M. Forel est intéressant, et nous peint vivement les craintes et les appréhensions patriotiques éprouvées alors par les libéraux qui réfléchissaient à la situation. Parlant des révolutions de 1830, il s’exprimait ainsi : /358/
« L’imminence des dangers auxquels on avait cru, avait fait sentir l’insuffisance de nos institutions centrales; le sentiment de l’honneur helvétique s’était réveillé dans tous les esprits, et l’on était prêt à bien des sacrifices pour créer une organisation fédérale digne de sa mission. Mais le moment n’était pas encore venu, les idées n’avaient pas été assez longuement mûries, et les tentatives de réforme avortèrent les unes après les autres. Depuis lors, ce mouvement vraiment national s’est ralenti, les petits intérêts ont repris le dessus, et l’activité politique tout entière s’est jetée sur les détails de l’administration cantonale et municipale. Aussi, quoique la question de la réforme fédérale soit toujours aux recès de la diète, quoique chacun demeure convaincu des vices de l’organisation centrale, quoique chaque année nous révèle de nouvelles imperfections et nous fasse courir de nouveaux dangers, la Suisse semble avoir reconnu son impuissance à sortir par elle-même de la fausse route où elle se trouve engagée. On dirait qu’une grande crise soit seule capable de la forcer à s’occuper de ses plus graves intérêts. »
Cette crise prévue par lui, M. Forel ne la vit que de loin; il était absent du pays au moment des événements de 1847, et il ne subit pas la douloureuse obligation de prendre part à la guerre civile.
Celui qui avait écrit les lignes que nous venons de rappeler, et qui puisait dans les enseignements de l’histoire les éléments de ses convictions et la connaissance des besoins de son pays, aurait été digne d’entrer dans les conseils de la nation. M. Forel ne fit point partie d’une assemblée politique et ne sollicita jamais les suffrages de ses compatriotes qui, assurément, ne lui auraient pas fait /359/ défaut; il préféra toujours rester en dehors des luttes de parti, consacrer son activité à des fonctions plus modestes et à ses recherches historiques. C’est par la science en effet qu’il se sentait appelé surtout à servir sa patrie; et ici, au sein de la société d’histoire, c’est l’historien et le savant que nous devons rappeler avant tout.
Simple licencié en droit en 1837, au moment où se fondait notre association, M. Forel ne figure pas parmi nos membres fondateurs; il entra dans la société le 25 mai 1842, et y joua immédiatement un rôle des plus importants : nos procès-verbaux mentionnent de nombreuses communications qu’on regrette de ne pouvoir relire aujourd’hui. Dès 1847, M. Forel était appelé à faire partie du comité de publication; en 1855, il succédait comme président à M. L. Vulliemin; pendant près de vingt-cinq ans, il a présidé nos réunions, et, lorsqu’en 1879, il voulut se retirer et résista à toutes nos instances, vous l’aviez unanimement et par acclamation nommé président honoraire.
Chacun sait ce qu’il a été et ce qu’il a fait comme président; mais ceux-là seuls qui vivaient à une époque déjà anciennne peuvent apprécier complètement les services qu’il a rendus à la société. Il est inutile de revenir sur une époque de crise, mais il sera permis de rappeler qu’à un moment où certains frottements pénibles s’étaient produits, où la société d’histoire menaçait d’être divisée et peut-être de sombrer, M. Forel a su par son tact et par sa bienveillance pour tous ramener l’union et la paix; sa présidence a été une période de travail et de noble émulation.
La première communication présentée à la société d’histoire en 1843, avait trait aux manuscrits de Ruchat qui /360/ avaient été retrouvés par M. Forel dans la bibliothèque de M. Favre, de Vich, et qui sont déposés aujourd’hui à la bibliothèque cantonale. Un peu plus tard, c’est lui qui attira l’attention sur l’album de Villard de Honnecourt et son dessin de la Rose de Lausanne.
Il nous fait connaître le jurisconsulte Porta et les Règles du droit pratique du Pays de Vaud, recueil important sur notre ancien droit. La réunion de la société d’histoire au château de Vufflens lui donne l’occasion d’étudier l’origine de ce manoir féodal, d’en caractériser l’architecture. L’histoire de la ville de Morges, on le comprend, ne pouvait laisser indifférent un de ses enfants; il avait en particulier retracé les destinées du couvent des Cordeliers sur l’emplacement duquel fût bâtie la campagne de l’Abbaye, où notre ancien président a passé les dernières années de sa vie. Les problèmes littéraires, la question des poésies de Clotilde de Surville, par exemple, l’intéressaient autant que des questions de linguistique et d’épigraphie, ou des recherches sur les unités de mesure employées dans la construction d’anciens monuments. Il semble être familier avec chaque sujet; minutieux lorsqu’il le faut, il ne se perd pas dans les détails et fait toujours ressortir les vues générales. Malheureusement pour nous, nombre de ces communications ont été faites sur de simples notes, complètes en général, mais la plupart d’entre elles n’ont jamais été rédigées sous forme de mémoire, et nous avons perdu par là le fruit de patientes recherches et d’observations intéressantes.
Ses facultés d’observation, M. Forel les avait mises de bonne heure en œuvre dans ses études archéologiques.
Dès 1850, Frédéric Troyon avait popularisé dans nos contrées la division des âges préhistoriques établie par les /361/ savants scandinaves : âge de la pierre, âge du bronze et âge du fer. On fut séduit par la simplicité de cette classification; sous la féconde impulsion de Troyon, chacun se mit bientôt à recueillir les antiquités préhistoriques et à les classer suivant cette chronologie archéologique. Les découvertes de Ferdinand Keller survinrent peu après et surexcitèrent l’enthousiasme et l’émulation des chercheurs; une mine d’une richesse extraordinaire s’ouvrait à la curiosité : les gisements se multipliaient avec les recherches et des trouvailles précieuses enrichissaient nos collections. Une véritable fièvre scientifique s’empara des savants suisses au moment de la découverte des habitations lacustres; une ardeur communicative entraîna bientôt tous les amis de l’histoire, de l’archéologie et des sciences naturelles à sonder les profondeurs de nos lacs et à leur arracher leurs secrets gardés depuis des siècles. Tout était nouveau dans ces recherches; chaque jour apportait une découverte, et chaque découverte devenait une révélation. Ces objets curieux, aussi précieux dans leur genre que ceux retrouvés à Pompéi sous les cendres du Vésuve, dans les hypogées de l’Egypte ou les grandes cités de la Chaldée, étaient plus inattendus, plus ignorés encore et nous faisaient connaître une civilisation dont on n’avait nulle idée.
Que de comparaisons ! que de généralisations ! que de discussions scientifiques dans les domaines indivis de l’archéologie, de l’histoire, l’ethnologie, la géologie, la zoologie, la botanique, l’anthropologie, la technique industrielle !
Il est des périodes de découvertes dans lesquelles les savants entraînent dans leur courant tous les esprits curieux des choses de l’intelligence; notre pays a eu le privilège /362/ de traverser deux de ces phases dans le siècle présent : de 1835 à 1845, l’étude de la période glaciaire, puis de 1855 à 1865 celle des antiquités lacustres; la plus populaire de ces études, celle qui touchait de plus près à l’histoire de la civilisation fut sans contredit la dernière.
M. Forel a pris une grande part à ces découvertes et a joué dès les premiers jours un rôle actif parmi les habiles exploiteurs de nos stations lacustres. En mai 1854 on découvrait dans la golfe de Morges les restes de trois stations lacustres qui présentaient une valeur scientifique exceptionnelle. Nous devons à M. le professeur F.-A. Forel un narré authentique de cette découverte qu’il veut bien nous permettre de reproduire.
Fort anciennement déjà, les bateliers de Morges connaissaient parfaitement l’existence de pilotis faisant saillie sur le plancher du lac; avant 1830, on avait même retiré du milieu de ces pilotis un canot creusé dans un massif tronc de chêne, que l’on prit alors pour un vulgaire bassin de fontaine. M. Forel, se promenant en bateau sur cet amas de pilotis se demandait parfois l’origine de ces débris et y cherchait les restes d’une forêt submergée. La découverte de Meilen vint tout expliquer. Un beau soir, Troyon et Morlot se trouvant à Morges, apprirent par des pêcheurs l’existence des fameux pilotis, et Morlot fit tenir sur-lechamp à M. Forel un billet énigmatique conçu à peu près dans les termes suivants : « Vous prétendez que Morges n’a été construite qu’à la fin du treizième siècle; nous venons de trouver à votre barbe la preuve qu’elle est bien plus antique. » Le lendemain matin, M. Forel que sa grandeur retenait au rivage (il était directeur du collège), envoyait sur le lac son fils qui y rencontrait Troyon et /363/ Morlot en contemplation devant les pilotis; les yeux de treize ans du jeune garçon découvrirent bien vite deux bracelets de bronze, et les amener au moyen d’une gaffe fut l’affaire d’un instant. « Mon petit ami, dit Troyon, donnez-moi cela, ça n’a pas d’intérêt pour vous. » « Oui, répondit le jeune homme, mais auparavant je veux les montrer à papa. » Quelques mois après, les deux bracelets prirent le chemin de la collection Troyon, mais ils avaient été le début de la collection Forel qui s’enrichit rapidement des fructueuses trouvailles de Morges.
A Morges, les recherches se présentaient dans des conditions exceptionnellement favorables pour l’étude. Tandis que dans le plus grand nombre des stations lacustres les habitations paraissent avoir été rétablies sur le même emplacement, à mesure qu’elles étaient détruites par les ravages du temps ou par l’incendie, et que par conséquent les couches archéologiques présentent un mélange confus d’objets appartenant à diverses époques, à Morges au contraire, les trois bourgades qui se sont succédé ont été construites sur des emplacements différents; elles sont demeurées distinctes; leurs ruines sont spécialisées, et les trois stations morgiennes sont devenues classiques dans l’histoire des études lacustres.
La plus ancienne, la station de l’Eglise, appartient à l’âge de la pierre; elle n’a fourni que peu d’objets dont aucun datant d’une époque postérieure. Cette bourgade était probablement détruite depuis fort longtemps lorsqu’un nouveau palafitte fut construit à quelques centaines de mètres plus à l’est, près des champs de roseaux qui bordent la grande route de Lausanne. Cette seconde station connue sous le nom de station des Roseaux appartient encore à /364/ l’âge de la pierre; la poterie grossière présente encore les types primitifs; les pesons de fuseaux sont en pierre et non en terre cuite, détail caractéristique pour la civilisation de la période de la pierre. Mais, si par le développement de son industrie, la station appartient bien à un âge primitif, le métal commence à y paraître : MM. Forel et H. Carrard en ont retiré des hachettes en bronze d’un modèle spécial, des haches-spatules, des haches-tranchets, et de petites lancettes. C’est la première apparition du bronze dans la civilisation de la pierre; la station est le type le plus caractérisé de l’âge de transition de la pierre au bronze, si bien que M. de Mortillet a donné sans hésitation à cette intéressante période le nom d’âge morgien.
Une longue série de siècles s’était écoulée; la station des Roseaux n’existait plus, ses ruines n’étaient plus apparentes à la surface des eaux, et, à en croire M. Rutimeyer, la faune même avait eu le temps de subir des modifications importantes, lorsque fut construite en face de la ville actuelle la grande cité lacustre de Morges, l’une des bourgades les plus importantes et les plus riches du Léman; celle-ci appartenait à l’âge du bronze le plus pur, au bel âge du bronze, comme le disait M. Forel, expression adoptée plus tard par Desor et restée classique.
Malgré la faible distance qui les sépare, les trois stations n’offrent aucun mélange; les objets recueillis sont si caractéristiques qu’on n’est jamais resté indécis dans l’attribution à en faire à l’une ou à l’autre. Ces établissements ont donc été consécutifs et non contemporains; la diversité que présentent leurs restes doit s’expliquer non par une différence de richesse ou de race, mais par la simple succession dans le temps. Ces faits de succession dans les /365/ âges archéologiques sont devenus une vérité banale aujourd’hui : ils ont été démontrés pour une bonne partie par les études consciencieuses de M. Forel.
Durant de longues années MM. Forel consacrèrent leur temps à l’exploration des riches stations morgiennes, le père guidant le fils, l’initiant à ces recherches, le dirigeant par son exemple et ses conseils. Leur collection était l’une des plus belles du pays, et, chose plus importante encore, la plus fidèle et la plus authentique : tout objet suspect en était banni; aussi est-elle restée l’un des documents essentiels de l’histoire scientifique des découvertes lacustres. On sait que, suivant en cela les intentions de son père, notre collègue, M. le professeur F.-A. Forel, a généreusement remis cette précieuse collection à l’Etat de Vaud.
Une autre découverte importante dans le domaine de l’archéologie est due à M. Forel. Conduit dans le Midi pour la santé de sa fille aînée, il passait l’hiver de 1857 à 1858 à Menton; une excursion l’amena aux grandes cavernes situées à l’est de la ville. Tout à coup, son attention fut attirée par quelques éclats de silex que le parasol de Mme Forel avait détachés du sol; l’explorateur des stations lacustres y reconnut tout de suite les instruments primitifs d’une civilisation disparue. On emprunte une pioche chez un voisin, on entreprend des fouilles, et l’on met au jour des centaines de silex mêlés à des ossements apportés là et brisés par les troglodytes préhistoriques; il y eut du travail pour tout l’hiver à reconnaître dans ces ossements les débris d’espèces de la faune diluvienne, à les faire déterminer exactement par des paléontologistes. La charmante notice publiée en 1858 par M. Forel, sous forme /366/ d’une lettre adressée à M. Girolamo Rossi, suivie l’année suivante d’un travail plus étendu, fit connaître au monde savant cette découverte, la première ou l’une des premières en date parmi ces fouilles fécondes pratiquées bientôt après dans toutes les cavernes de l’Europe méridionale et centrale, et qui nous ont fourni tant de détails sur les premiers âges de l’humanité.
Mais les travaux les plus importants que nous ait laissé M. Forel se rapportent au moyen âge. Avant de les rappeler, il n’est pas inutile de dire la méthode suivie par notre collègue en matière de critique historique.
Comme partout, il y a en Suisse une école historique traditionnelle, aspirant même à se qualifier de patriotique, au détriment des autres; elle accepte religieusement et sans les scrupules de Thomas toutes les données de la tradition et de la légende; tous les souvenirs d’une époque héroïque sont pour elle des trésors glorieux dont on ne doit abandonner la moindre parcelle. L’école critique au contraire rejette impitoyablement tout ce qui n’est pas attesté par des documents passés au creuset de la critique et soigneusement épurés. M. Forel n’était complètement inféodé à aucune de ces écoles, et il cherchait à rester dans un juste milieu entre une confiance et un scepticisme absolus. Il s’inclinait devant les arrêts de la critique, mais d’autre part, il voulait n’effacer de l’histoire nationale que les faits traditionnels dont la fausseté était démontrée, en conservant ce qui était possible et probable, alors même que la démonstration rigoureuse n’en pouvait être fournie par la critique. Nous n’avons pas à apprécier ici cette méthode; nous constatons seulement que l’on peut ainsi concilier la conscience du patriote qui tient à la gloire de /367/ son pays, et celle du savant qui ne transige pas avec les décisions de la critique.
M. Forel avait collaboré, mais dans une mesure restreinte, à la publication du cartulaire du chapitre de Lausanne (M. D. t. VI); on lui doit dans ce volume l’établissement du sommaire chronologique qui fait suite à l’introduction générale.
Cette publication fut suivie bientôt après de celle d’une collection de chartes relatives à l’Evêché de Lausanne (M. D. t. VII), due à la collaboration de MM. Forel et F. de Gingins. Cette communauté de travail avec l’aimable vieillard auquel on doit la première idée de la société d’histoire, était bien faite pour encourager chez le jeune historien l’ardeur au travail et l’initier à la critique historique.
Il faut reconnaître néanmoins que le texte des chartes publiées n’a peut-être pas été établi avec la critique rigoureuse qu’on apporte aujourd’hui à un travail de cette nature; on regrettera l’absence de notes et surtout d’un index; mais ce sont là facilités de recherches qu’on n’exigeait guère à cette époque. Avec le cartulaire de Cono d’Estavayer et le volume des chartes lausannoises, les travailleurs trouvaient à leur disposition un matériel considérable et suffisant pour faire revivre à nos yeux l’administration d’une grande seigneurie ecclésiastique, et pour nous donner un tableau fidèle des relations de droit public et de droit privé des divers éléments de la société féodale.
Avant d’avoir entrepris la publication des chartes lausannoises, la Société d’histoire s’était déjà préoccupée de l’élaboration d’un regeste des chartes romandes; mais on discuta longuement le mode de rédaction de ce travail. /368/ Les uns auraient voulu y faire figurer toutes les chartes connues; d’autres trouvant le plan trop vaste préféraient ne comprendre dans le regeste que les documents déjà publiés. Ce dernier avis prévalut, et M. Forel fut chargé de l’élaboration de ce travail ingrat et attachant : il fallait analyser aussi brièvement que possible, mais sans omettre les points essentiels, des milliers de chartes éparses dans les publications les plus diverses, vérifier les indications chronologiques, et chercher à être aussi complet que possible.
Ceux d’entre vous qui sont obligés de recourir fréquemment au regeste peuvent se rendre compte de la somme énorme de recherches que nécessite une entreprise de ce genre, comme aussi des facilités qu’elle offre au chercheur qui n’a qu’à feuilleter le volume pour trouver immédiatement la collection où il pourra découvrir tel document dont il a besoin. Le regeste était la première publication de cette nature pour la Suisse romande, dès lors, une publication semblable a été faite pour l’évêché de Genève.
Ce n’est que justice de rappeler ici que M. Gremaud avait, de son côté, préparé les matériaux d’un regeste du diocèse de Lausanne, et qu’il communiqua généreusement à son collègue les résultats de ses travaux.
La période historique comprise dans le regeste s’étend des origines à l’établissement définitif de la maison de Savoie dans le Pays de Vaud, au commencement du quatorzième siècle. M. Forel avait poursuivi ses recherches pour une période ultérieure, mais il s’était arrêté à la date un peu arbitraire de 1316 : il en donnait pour motifs l’existence à partir de là de chroniques plus nombreuses, de sorte que l’historien n’en est plus réduit à utiliser uniquement les chartes pour étudier les événements. /369/ Réduit à ces proportions, le regeste ne compte pas moins de 2639 documents analysés et fréquemment accompagnés de notes explicatives.
Au cours de ce travail, certains faits attiraient l’attention du rédacteur et devenaient l’objet de nouvelles communications ou publications.
C’est ainsi qu’à l’occasion de la victoire de Divicon sur les légions romaines, M. Forel fut amené à reprendre la question du lieu où les Helvètes avaient infligé au consul Cassius la défaite illustrée par le pinceau de Gleyre; il courut les bibliothèques pour examiner lui-même les manuscrits renfermant l’Epitome de Tite-Live; dûment renseigné, il lui en coûta sans doute de devoir lire Nitiobrogum au lieu d’Allobrogum et de devoir placer sur les bords de la Garonne le haut fait de nos ancêtres.
La sagacité du rédacteur du regeste s’exerça aussi à l’occasion du passage de Frédégaire relatif à la dévastation d’Avenches par les Allémans; dans un passage altéré, il parvint à reconnaître le nom du chef barbare auquel est due l’appellation germanique de la cité vespasienne.
Un chapitre de l’introduction était consacré à la chronologie des documents; une partie de ce chapitre remanié et développé est devenu un article sur la manière de commencer l’année au moyen âge, publié dans le Pays de Vaud et la Suisse romande, petit recueil rédigé par M. Martignier et dont une année seulement a paru.
Un regeste est comme une encyclopédie; il n’est jamais complet; depuis vingt ans, le nombre des chartes nouvelles publiées chez nous est considérable; la question se posera un jour de savoir s’il n’y a pas lieu de faire une nouvelle édition du regeste, à moins que, suivant l’exemple /370/ du gouvernement bernois, nos autorités ne décident la publication des Fontes rerum Valdensium. Mais quelle que soit la décision à prendre, on n’oubliera point le nom de celui qui a fait le premier travail.
Si le regeste est indispensable à tous ceux qui veulent faire de l’histoire documentaire, il a un intérêt plus direct et plus pratique, même pour les profanes. Dans une introduction, M. Forel a résumé de la manière la plus parfaite l’histoire de notre patrie romande dans cette période encore voilée en partie qui va des origines à l’établissement de la maison de Savoie; il y a là la meilleure histoire du Pays de Vaud, et il est regrettable que M. Forel n’ait pas continué ce travail plus loin, car, il faut le dire, ni Olivier ni Verdeil, malgré leurs qualités, ne sont suffisants aujourd’hui, tout au moins pour le moyen âge.
Enfin, le dernier travail de longue haleine de M. Forel a été la collection des Chartes communales du Pays de Vaud. L’auteur, ici encore, a suivi l’ordre chronologique de préférence à un ordre systématique ou topographique; mais dans une introduction développée, il avait étudié l’origine des franchises communales, montré leurs points de ressemblance et déterminé enfin les types qui ont servi de modèles aux différentes familles de franchises, en recherchant les influences étrangères.
On ne saurait mieux montrer l’importance historique de cette publication qu’en reproduisant un passage de cette introduction; on y retrouvera l’élévation d’idées de l’auteur qui écrivait ces pages en 1872, au moment où la Suisse se préparait à une nouvelle transformation de ses institutions. « La question de la centralisation ou de la décentralisation /371/ est devenue une des plus graves questions des temps modernes, car elle s’agite un peu partout, et c’est la tendance vers l’une ou l’autre de ces directions qui détermine la ligne politique des Etats et des partis. La Suisse, notre chère patrie semblait offrir à cet égard un exemple et un modèle digne de l’attention des historiens et des publicistes. Sortie des ténèbres du moyen âge à l’état de petites communautés ou souverainetés indépendantes, elle s’est peu à peu constituée par des ligues ou confédérations, qui ont fini par former un état fédératif, dont le pouvoir est doué de toutes les attributions nécessaires. D’autre part, on y trouve une répartition fort équitable de la souveraineté entre la Conféderation, les cantons et les communes. Mais les institutions humaines ne peuvent rester stationnaires elles marchent toujours dans un sens ou dans un autre, vers le progrès ou vers la décadence, et la Suisse continue à se diriger actuellement dans le sens d’une centralisation toujours plus grande. Espérons, que tout en adoptant franchement les modifications nécessitées par les progrès de la civilisation moderne, elle saura résister aux entrainements de notre époque, et conserver ce caractère d’indépendance et d’autonomie qui a fait jusqu’ici sa prospérité et sa vie. »
Je devrais enfin parler de l’homme et de son caractère; mais qu’en dirais-je que vous ne sachiez aussi bien et mieux que moi, vous qui avez eu le privilège de profiter plus longtemps de relations avec lui. Notre ancien président ne tirait point vanité de la haute position qu’il occupait parmi les historiens suisses, ni des distinctions honorifiques qui lui avaient été accordées; on ne trouvait en lui nul désir de se faire valoir; sa modestie est /372/ connue. Il était sévère pour lui-même, trop sévère même, car il ne livrait au public le résultat de ses recherches qu’après avoir travaillé et retravaillé son sujet; cette préoccupation du fini et du parfait nous a laissé échapper bien des notices de valeur qui n’ont fait l’objet que de communications verbales au sein de notre société.
Sévère pour lui-même, M. Forel était bienveillant pour les autres et de l’abord le plus accueillant et facile. Combien de nous n’a-t-il pas encouragé dans leurs recherches, indiquant un sujet à creuser, un fait à élucider, puisant dans sa large érudition des renseignements de tout genre, les livrant avec libéralité en cherchant à vous persuader que vous lui appreniez quelque chose de nouveau.
Le chagrin n’avait point altéré cette bienveillance et cette sérénité; M. Forel avait eu la douleur de perdre en 1859 deux filles tendrement aimées; s’il ne s’en était jamais consolé et s’il avait gardé dès lors une teinte de mélancolique tristesse, son caractère n’en avait point été aigri; il s’était soumis avec résignation et ne faisait point sentir aux autres le poids de sa douleur.
Il ne se départit jamais de cette bonhomie familière qui attirait immédiatement l’affection; on allait rendre visite à un maître, on le quittait comme un ami, entraîné par l’accueil reçu.
Enfin, et je terminerai par là, M. Forel était un patriote, non de ceux qui font consister le patriotisme dans des déclarations à la tribune ou dans la satisfaction des intérêts d’un parti, mais de ceux qui ont le sentiment profond de la patrie. Il voulait son pays honoré et respecté à l’extérieur, assurant à tous la plus large somme de liberté, et un /373/ développement rationnel des institutions basé sur les enseignements du passé.
La patrie, il l’a chantée avec l’enthousiasme de l’étutudiant et du jeune soldat; plus tard, dans ses travaux d’érudition, il voyait un but plus élevé que la constatation d’une vérité historique, en cherchant dans les révélations du passé des enseignements pour l’avenir. La patrie enfin, il l’a servie comme magistrat avec le plus grand désintéressement.
C’est à tous ces titres que la société d’histoire s’associe respectueusement au deuil de la famille de M. François Forel.
A. MOREL-FATIO
L’archéologie suisse a fait, en 1887, une perte cruelle en la personne de M. Arnold Morel-Fatio, conservateur du musée des antiquités, à Lausanne, et savant distingué.
Né à Rouen, de parents vaudois, le 15 août 1813, il fit ses études classiques à Paris, et à Lausanne, puis il entra, en 1831, dans la maison de banque de son père, à Paris, et continua plus tard à la diriger pour son compte, de 1849 à 1859. Excellent financier, il sut faire prospérer ses affaires et put ainsi se retirer d’assez bonne heure, pour se vouer principalement à son étude favorite, celle de la numismatique.
En 1848, il publiait dans la Revue numismatique son premier mémoire : Méréaux et jetons de Villefranche-sur-Saône, en Beaujolais, suivi, deux ans plus tard, d’une judicieuse étude sur des monnaies suisses du moyen âge trouvées à Rome en 1843. Dans ces deux travaux, on remarque déjà les qualités qui ont fait de lui un numismatiste distingué; sa critique, bien que serrée, était impartiale; il apportait une extrême conscience dans la recherche et l’observation des faits, et montrait beaucoup de solidité et d’autorité dans l’argumentation.
Par-dessus tout, il aimait le travail et s’y livrait avec ardeur : /375/ « c’est un ami sûr qui ne trompe jamais » disait-il souvent. Ces qualités, on les vit grandir encore dans les deux travaux principaux auxquels il a attaché son nom, nous voulons parler de l’histoire monétaire de Lausanne, et de l’étude des monnaies contrefaites dans le nord de l’Italie au XVIe et XVIIe siècle 1.
L’histoire monétaire de Lausanne commence sous les princes mérovingiens et prend fin, en 1536, avec le dernier évêque de Lausanne, Sébastien de Montfaucon. Sans parler des monnaies mérovingiennes, fort rares du reste, les pièces épiscopales se divisent en deniers anonymes, frappés depuis le Xe ou le XI° siècle, jusqu’à l’épiscopat de Guy de Prangins (1375), et en monnaies signées, émises depuis ce prélat jusqu’à la conquête bernoise. Morel-Fatio étudia tout d’abord la seconde série, dont les attributions étaient en général faciles et prêtaient peu à contestation; quant à la première série, celle des deniers anonymes, il l’aborda pour ainsi dire à reculons; à partir de l’espiscopat de Guy de Prangins, il rétrograda, procédant du facile au moins facile, du connu au moins connu, et là, il rencontra de sérieuses difficultés. Qu’on se figure une suite de monnaies sans millésisme et sans nom d’évêque, frappées à un type immobilisé et pendant une succession de cinq siècles. Classer ces monnaies par siècle est une chose relativement aisée, grâce aux légères transformations des types qui sont propres à chaque siècle, mais, sans le secours d’aucun document écrit, ou peu s’en faut, devoir attribuer à chaque prélat celles des monnaies qu’il a frappées, en ne s’aidant que des titres, des poids et des types des pièces, c’est là /376/ un tour de force qui, cependant, n’a pas fait reculer Morel-Fatio. Malheureusement, ce grand travail d’érudition et de patience n’a pu être achevé, la partie la plus obscure, qui s’étend du Xe au XIIIe siècle, est à peine entamée, la période mérovingienne est intacte. Malgré ces regrettables lacunes, l’œuvre restera parce qu’elle est solide et que toutes les pièces de l’édifice ont été placées avec soin et réflexion.
Les imitations monétaires exécutées dans le nord de l’Italie, par de petits princes souverains, ont également beaucoup occupé Morel-Fatio. Entre la copie servile et frauduleuse d’une monnaie et l’inspiration éloignée fournie par un type, il y a toute une échelle d’imitations, plus ou moins déguisées, qu’excellaient à faire les seigneurs de Dezana, de Messarano, de Crepacuore et tant d’autres. Car à une époque où le peuple ne pouvait juger une monnaie que d’après son type, il était aisé de le tromper en lui présentant une pièce frappée à un titre bas, mais ayant une grande ressemblance extérieure avec une autre pièce reçue et courante. Le changement des légendes garantissait d’habitude le faussaire des poursuites que méritait sa détestable industrie. Ainsi, en 1583, Jules César Gonzague, seigneur de Pomponesco, imita une monnaie genevoise sur laquelle il inscrivit la légende suivante : Jul. Cæs. Gon. M. S. R. I. P. 1583. Un archéologue posa pour cette légende la lecture Pour Jules César Consul. Morel-Fatio releva immédiatement l’incorrection de cette lecture, à laquelle il substitua la suivante : Julius Cæsar Gonzaga Marchio Sacri Romanorum Imperii Princeps. Il excellait à ce genre d’enquête qui convenait si bien à son esprit lucide et perspicace. Disons aussi que son horreur pour toute espèce de fraude /377/ archéologique le stimulait à de telles recherches. Ce n’était pas seulement un érudit qui, la loupe à la main, détaillait une monnaie imitée, en analysait les légendes, c’était aussi et en quelque sorte un juge d’instruction qui, remontant le cours de l’histoire, cherchait et retrouvait la fraude, la mettait à nu et la rendait haïssable.
Nous ne pouvons analyser tous ses travaux; ils ont successivement paru dans les Revues numismatiques de la France et de la Belgique, dans l’Indicateur d’histoire et d’antiquités suisses, de Zurich, dans les Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, etc. Tous ont le même caractère d’exactitude, d’autorité. D’autres savants ont plus écrit que lui; son œuvre comprend environ 700 pages in-8°, mais cette œuvre ne sera jamais oubliée, parce que c’est celle d’un esprit sagace, consciencieux et remarquablement instruit.
Dans un autre domaine, qui est celui de la conservation des antiquités et surtout des antiquités nationales, Morel-Fatio a rendu d’éminents services; le musée cantonal vaudois lui doit une bonne partie de son importance actuelle.
Nommé conservateur du cabinet des médailles, le 30 novembre 1864, il succédait à Troyon, comme conservateur du musée archéologique, le 13 novembre 1866. En prenant possession de ses fonctions, Morel-Fatio a inscrit sur le registre du musée archéologique la mention suivante : « J’ai donné et donnerai au musée archéologique des milliers d’objets et de médailles, mais sous l’expresse condition qu’aucun d’eux ne sera distrait des collections du musée. » Parmi ces objets figurent des poteries étrusques, des petits /378/ monuments égyptiens, babyloniens et assyriens, des objets phéniciens, grecs et romains, des antiquités mexicaines et surtout toute une collection d’antiquités cypriotes, acquises par lui en 1867 et données au musée. Ces objets proviennent tous de source autenthique; beaucoup sont acquis des ventes Raoul-Rochette, Durand, Bugnot, etc. Parmi les antiquités nationales, les deux séries qui ont le plus de valeur sont les objets lacustres et les monnaies de Lausanne.
Les stations lacustres de nos lacs ont été, comme on sait, fouillées, exploitées, et finalement épuisées dans la seconde moitié de ce siècle. Morel-Fatio, par sa diligence, son active surveillance, on peut même dire sa sévérité bien justifiée, sut empêcher nombre de vols et de fraudes. Sans cesse sur le lieu des fouilles, au bord du lac de Neuchâtel, il notait scrupuleusement les moindres circonstances accompagnant les trouvailles; plus tard, il faisait déterminer les poids spécifiques des objets de pierre et parfois même leur composition chimique, si bien que le musée de Vaud a non seulement aujourd’hui une remarquable série lacustre, mais aussi de précieuses archives, minutieuses et exactes comme point d’autres.
On a vu ce que Morel-Fatio a fait pour l’histoire monétaire de Lausanne. Il est bon d’ajouter que si ce travail a été rendu possible, c’est grâce aux matériaux considérables qu’il avait réunis dans ce but et dont il a enrichi le Musée de Lausanue. A l’affût de toutes les trouvailles monétaires, il a fini par amasser une série de monnaies lausannoises, la plus riche connue. Il est juste de dire qu’en ceci il a été fréquemment aidé par des amis prenant de l’intérêt au Musée, entre autres par M. Henri Carrard, professeur. C’est /379/ grâce à lui que l’inestimable trouvaille de Ferreyre a pris place au Musée de Lausanne, en 1871.
Nous ne savons combien de monnaies et de médailles Morel-Fatio a données, ou fait entrer au Musée, depuis 1864; ce doit être un nombre considérable. Il a fait faire à ses frais plusieurs des meubles spéciaux qui renferment cette collection. Quant aux objets archéologiques, le catalogue du Musée en indique 3229, lors de son entrée; aujourd’hui, il y en a plus de 22630 !
Morel-Fatio prit une part active aux travaux et aux publications de la Société d’histoire de la Suisse romande, dont il était un des secrétaires; il se trouvait aussi membre correspondant de plusieurs sociétés savantes, telles que celles des antiquaires de France, de la Numismatique de Belgique, d’histoire et d’archéologie de Genève et d’autres encore.
Après avoir parlé du savant distingué, de l’administrateur diligent et consciencieux, nous devrions encore, si nous faisions une biographie complète, dire ce qu’était l’homme, ce que valait cette nature vigoureuse et droite qui, tout énergique qu’elle était, fut au fond si sensible, si humaine. Ceux qui ont eu le privilège de pénétrer dans son intimité et de le bien connaître, l’ont bien aimé.
Son accueil, un peu brusque, éloignait parfois, mais quand on avait franchi ce que nous pourrions appeler la première enceinte de son caractère, quand on avait senti que derrière cette écorce, parfois rude, il y avait un cœur chaud, large, généreux, on revenait promptement de l’impression première et l’on se donnait à lui sans retour.
Morel-Fatio jouissait d’une excellente santé. Au printemps /380/ de 1887, il résista, chose rare à son âge, à une fluxion de poitrine. C’est pendant sa convalescence qu’un mal douloureux, et qui ne pardonne guère vint l’atteindre, le miner peu à peu et finalement l’emmener. Il est mort le 10 août 1887, entouré des siens et ayant dit adieu à la plupart de ses amis. Pendant sa maladie, il a montré une résignation et un courage touchants chez un homme de cette trempe.
Nous ne pouvons trop le répéter notre pays a fait une perte irréparable en perdant Morel-Fatio; ceux qui l’ont connu ne l’oublieront jamais.
APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE.
Méréaux et jetons de Villefranche-sur-Saône, en Beaujolais. Paris, 1848, broch. in-8° de 12 pages avec une planche. — (Extr. de la Revue numismatique, 1848, p. 435-444.)
Monnaies suisses de la trouvaille de Saint-Paul, frappées à Zurich, Bâle, etc., au XIe siècle. Blois, 1850, broch. in-8° de 24 pages avec 3 planches. — (Extr. de la Revue numismatique 1849, p. 378-391 et 465-475.)
Monnaie de Jacques Mandello, comte de Macagno, dans l’Indicateur d’histoire et d’antiquités suisses, 8e année, 1862, p. 20-21.
Imitations ou contrefaçons de la monnaie suisse fabriquée à l’étranger aux XVIe et XVIIe siècles. Zurich, 1862, broch. gr. in-8° de 7 pages avec 2 planches. — (Extr. de l’Indicateur d’histoire et d’antiquités suisses, 8e année, 1862, p. 74-78.)
Bractéate de Tottnau, variété inédite, dans l’Indicateur d’histoire et d’antiquités suisses, 8e année, 1862, p. 80.
Monnaie inédite de Gillei-Franquemont. Bruxelles, 1863, broch. in-8° de 3 pages avec 1 planche. — (Extr. de la Revue de la numismatique belge, 4e série, t. I, 1863, p. 44-46.) /381/
Macagno et Pomponesco. Imitations de diverses monnaies suisses. Zurich, 1864, broch. gr. in-8° de 6 pages avec une planche. — (Extr. de l’Indicateur d’histoire et d’antiquités suisses, 10e année, 1864, p. 51-53.)
Denier de Louis IV de Germanie, frappé à Anvers. Bruxelles, 1864, broch. in-8° de 6 pages avec vignettes. — (Extr. de la Revue de la numismatique belge, 4e série, t. III, 1864, p. 140-144.)
Cortemiglia et Ponzone. Monnaies inédites. Bruxelles, 1865, broch. in-8° de 20 pages avec une planche. — (Extr. de la Revue de la numismatique belge, 4e série, t. III, 1865, p. 427-442.)
Monnaies inédites de Dezana, Frinco et Passerano. Paris, 1865, in-8° de 110 pages avec 9 planches. — (Extr. de la Revue numismatique, 2e série, t. X, 1865, p. 72-114, 269-284 et 347-374.)
Les sequins fabriqués par les princes de Dombes à Trévoux. Paris, 1865, broch. in-8° de 11 pages avec une vignette. — (Extr. de la Revue numismatique, 2e série, t. X, 1865, p. 194-204.)
Numismatisches Legenden Lexicon des Mittelalters und der Neuzeit, par Wilhelm Rentzmann; 1 vol. in-8°, Berlin, 1865-1866. (Article bibliographique dans la Revue numismatique, 2e série, t. X, 1865, p. 125-128 et 461-464.)
Monnaies inédites des marquis de Montferrat, frappées à Chivasso, Casal, etc. Bruxelles, 1866, broch. in-8° de 10 pages avec une planche. — (Extr. de la Revue de la numismatique belge, 4e série, t. IV, 1866, p. 190-199.)
Faux kreutzers de Berne et du Valais fabriqués en Italie. Lausanne, imprimerie Georges Bridel, 1866, broch. in-8° de 12 pages avec une planche.
Faux kreutzers de Berne et du Valais. Supplément. Lausanne, imprimerie Georges Bridel, 1866, broch. in-8° de 8 pages.
Essai sur le mot Querne, employé par les monnayeurs lausannois au XVIe siècle et sur quelques anciens noms de monnaie usités chez les Suisses. Lausanne, imprimerie Georges Bridel, 1866, broch. in-8° de 8 pages.
Bellinzona. Teston anonyme frappé dans cette localité par /382/ les cantons d’Uri, Schwytz et Unterwald au XVIe siècle. Paris, 1866, broch. in-8° de 11 pages avec vignettes. — (Extr. de la Revue numismatique, 2e série, t. XI, 1866, p. 49-57.)
Neuchâtel en Suisse. Monnaies inédites d’Anne-Geneviève de Bourbon (duchesse de Longueville) et de son fils Charles-Paris. Paris, 1866, broch. in-80 de 11 pages avec vignettes. — (Extr. de la Revue numismatique, 2e série, t. XI, 1866, p. 356-366.)
Monnaies scandinaves trouvées à Vevey, en Suisse. Paris, 1866, broch. in-8° de 23 pages avec une planche. — (Extr. de la Revue numismatique, 2e série, t. X, 1865, p. 442-460.)
Genève. Monnaies inédites et imitations italiennes fabriquées à Bozzolo, Dezana, Passerano et Messerano. Zurich, 1866, broch. in-8° de 11 pages avec une planche. — (Extr. de l’Indicateur d’histoire et d’antiquités suisses, 11e année, 1865, p. 64-66, et 12e année, 1866, p. 10-14.) Le même travail a paru dans les Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, t. XVI, 1867, p. 65-81.
Monnaies et médaille apocryphes de Bargen et Saugern, au canton de Berne. Paris, imprimerie E. Thunot & Cie, 1867, broch. in-8° de 6 pages avec une planche. — (Extr. de l’Indicateur d’histoire et d’antiquités suisses, 12e année, 1866, p. 63-65.) Le tirage à part doit être une réimpression.
Bibliographie numismatique italienne, dans la Revue de la numismatique belge, 4e série, t. V, 1867, p. 328-331 et 499-502.
Bractéates genevoises, dans les Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, t. XVI, 1867, p. 192-193.
Histoire monétaire de Lausanne. Fragment. Guy de Prangins (1375-1394). Bruxelles, 1869, broch. in-8° de 17 pages avec une planche. — (Extr. de la Revue de la numismatique belge, 5e série, t. II, 1869, p. 252-268.)
Histoire monétaire de Neuchâtel, 1343-1373. Lausanne, imprimerie L. Corbaz & Cie, 1870, broch. in-8° de 8 pages avec une planche. — (Extr. du Musée neuchâtelois, 1869, p. 296-299.) Le tirage à part doit être une réimpression.
Trouvaille monétaire de Rumilly. Annecy, 1870, broch. in-8° /383/ de 24 pages. — (Extr. de la Revue savoisienne, 11e année, 1870, p. 77-82.)
Ferreyres. Description de quelques monnaies du XIIe siècle trouvées dans cette localité. Annecy, 1871, broch. in-8° de 36 pages avec une planche. — (Extr. de la Revue savoisienne, 12e année, 1871, p. 33-38.)
Histoire monétaire de Lausanne. Fragment. Amédée de Clermont-Hauterive (Saint-Amédée), 1144-1159. Bruxelles, 1871, broch. in-8° de 5 pages. — (Extr. de la Revue de la numismatique belge, 5e série, t. III, 1871, p. 164-168.)
Lettre de M. A. Morel-Fatio, conservateur du musée de Lausanne (sur une trouvaille monétaire faite à Moudon, Vaud), dans l’Indicateur d’histoire et d’antiquités suisses, nouvelle série, t. II, 1872, p. 365.
Histoire monétaire de Lausanne (1394 à 1476). Fragment. Lausanne (s. d.), in-8° de 107 pages avec 5 planches et des vignettes. — (Extr. des Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, t. XXXIV, 1879, p. 359-465.)
Histoire monétaire de Lausanne (1476-1588). Fragment. Lausanne (s. d.), in-8° de 118 pages avec 4 planches. — (Extr. des Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, t. XXXV, 1881, p. 1-18.)
Histoire monétaire de Lausanne. Aimon de Cossonay (1355-1375). Fragment. Lausanne (s. d.), broch. in-8° de 9 pages avec une planche. — (Extr. des Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, t. XXXV, 1881, p. 243-251.)
Histoire monétaire de Lausanne (1273-1354). Fragment. Lausanne (s. d.), broch. in-8° de 36 pages avec une planche. — (Extr. des Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, t. XXXVI, 1882, p. 379-414.)
Les Louis Vareins, dans le Bulletin de la Société suisse de numismatique, 4e année, 1885, p. 32.
Teston de Sébastien de Montfaucon, dans le Bulletin de la Société suisse de numismatique, 4e année, 1885, p. 48-49, avec une vignette. /384/
Histoire monétaire de Lausanne. Fragment. Les deniers à la légende Beata virgo, 1229-1231. Fribourg, 1885, broch. in-8° de 7 pages avec une vignette. — (Extr. du Bulletin de la Société suisse de numismatique, 4e année, 1855, p. 111-117.)
Les annelets lacustres de bronze ont-ils fonctionné comme monnaie, peut-on leur donner ce nom ? dans le Bulletin de la Société suisse de numismatique, 5e année, 1886, p. 54-55.
Histoire monétaire de Lausanne. Denier émis vers l’an 1000. Fragment. Lausanne (s. d.), broch. in-8° de 8 pages avec vignette. — (Extr. des Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, 2e série, t. I.)
E. D.
Morel-Fatio s’occupait aussi de linguistique. En 1877 il proposa à la Société d’histoire de constituer une Société spéciale pour l’élaboration d’un nouveau glossaire des patois romands, qui se serait donné pour tâche de revoir et de compléter l’ancien glossaire du doyen Bridel, publié en 1872 par les soins de M. Favrat dans les Mémoires et documents, tome XXI. Une commission fut nommée dans ce but, mais elle éprouva de la peine à se réunir et Morel-Fatio seul s’occupa sérieusement de cette étude. Jusqu’à la fin de sa vie il recueillit des notes; il ne considérait pas cependant son œuvre comme achevée, lorsqu’il fit don d’un de ses manuscrits à la bibliothèque cantonale vaudoise, peu de semaines avant sa mort. Il est à souhaiter que quelque jeune érudit mette à profit ce travail de Bénédictin auquel l’auteur a consacré plusieurs années de recherches minutieuses.
B. v. M.
CHARLES LE FORT
† en 1888.
Extrait du Journal de Genève.
Charles Le Fort était fils de Jean-Louis Le Fort-Mestrezat, ancien conseiller d’Etat et secrétaire d’Etat de la république, qui, pendant vingt-un ans, a rempli avec un zèle et un dévouement infatigables ces fonctions à peine rétribuées, pour le seul honneur de servir son pays. Il y avait alors beaucoup de ces citoyens-là; l’espèce s’en fait chaque jour plus rare. Son fils avait hérité de son amour pour Genève; il y avait joint un amour plus ardent encore pour la Suisse, cette grande patrie, notre garant devant l’Europe et notre sauvegarde. Dans sa jeunesse, au temps où il était membre et président central de la Société de Zofingue, on était encore tout à la joie de voir l’indépendance de Genève fortement assurée sur le roc helvétique; on n’attachait pas la même importance qu’aujourd’hui à des divergences secondaires d’opinion que notre tempérament national est malheureusement enclin à voir à travers un verre grossissant.
Le père avait légué au fils, avec la tradition des affaires publiques, un peu de cette étonnante mémoire qui faisait de l’ancien secrétaire d’Etat une archive vivante. Son fils /386/ garda comme lui jusqu’à sa mort cette précision de souvenirs qui, toujours présente, lui permettait d’être la Providence des chercheurs de dates, de faits ou de documents dans l’embarras. Combien en a-t-il vu venir dans son cabinet et, — nous en parlons par expérience, — combien en a-t-il renvoyés soulagés et satisfaits, après les avoir renseignés ou mis sur la voie de ce qu’ils voulaient savoir.
C’était le plus modeste des hommes; il ne recherchait ni la popularité, ni les honneurs, ni même la réputation qui lui était due; il en était aussi le plus serviable et il avait l’air vraiment de se considérer comme l’obligé de ceux à qui il donnait une notable partie de son temps. Ceux qui connaissent ses remarquables travaux juridiques et historiques, et plus encore ceux qui ont vécu familièrement avec lui, ses collègues à l’Université, à la cour de cassation, aux sociétés d’histoire nationale dont il était l’âme, ses amis enfin ont pu apprécier l’étendue de son savoir, la sûreté de son jugement, la grande portée de son intelligence. Elle était, il faut le reconnaître, plus solide que brillante, et l’imagination y tenait justement la place qu’elle a le droit d’occuper chez un historien. Mais il y a tant de ce qui brille dans notre siècle qu’on n’y prend plus garde, et qu’un talent solide fait un peu l’effet d’un de ces rochers solitaires que, dans le monde des glaciers, on rencontre parfois au milieu de ces neiges éblouissantes et fondantes. Quoiqu’ils ne portent guère de fleurs, on est si heureux de rencontrer un sol résistant et fertile qu’on les appelle des « jardins. »
Il était aussi habile jurisconsulte que savant historien. C’est à ce titre qu’en 1854 il fut appelé à occuper à l’Académie /387/ de Genève la chaire de droit romain, laissée vacante depuis 1848 par le célèbre économiste Antoine-André Cherbuliez. Il remplit ces absorbantes fonctions pendant dix-huit ans, sans cesser un instant de prendre sa tâche au sérieux et de se tenir au courant de tout ce qui pouvait rendre son enseignement profitable. S’il n’a pas laissé la réputation d’un professeur éloquent comme ses collègues Gide et Camperio, il a laissé dans le cœur de tous ses élèves le souvenir reconnaissant de tout ce qu’il a fait pour eux, de l’intérêt qu’il leur portait et qui, en dehors de l’amphithéâtre de droit, se continuait par des relations personnelles. Il les appelait chez lui, les encourageait à venir lui faire part de leurs doutes et de leurs objections. C’est dans ces conférences privées qu’ils ont pu apprécier toute l’étendue et la finesse de son esprit.
Malheureusement l’état de sa santé l’obligea à abandonner sa chaire en 1872, pour ne conserver que les fonctions moins absorbantes de juge à la cour de cassation. Il avait été nommé à cette cour par le Grand Conseil en 1876, il en fit partie pendant huit ans, il en fut le président et il y aurait sans doute siégé jusqu’à sa mort si, en 1884, il n’avait décliné sa réélection.
A côté de son activité comme jurisconsulte, il y avait en Charles Le Fort un historien : c’était même de ce côté que le portaient ses goûts et ses aptitudes. Son rôle dans ce domaine a été considérable, plus encore peut-être par l’influence qu’il a exercée autour de lui, et par l’autorité dont il jouissait, que par ses travaux proprement dits qui, cependant, sont nombreux et resteront de petits chefsd’œuvre d’exactitude, de sens critique et de précision. /388/ Son activité était d’ailleurs à peu près limitée à un champ spécial, l’histoire de la Suisse et surtont l’histoire de Genève. C’est là qu’il a creusé un sillon qui lui survivra. Il suffit de citer l’importante publication faite en collaboration avec M. Paul Lullin des papiers d’Ed. Mallet et en particulier du Regeste genevois, qui est, comme chacun sait, un véritable monument historique. A côté de cela des biographies genevoises, enfin de nombreux articles ou brochures, sans parler des travaux insérés dans les mémoires de la Société d’histoire, sur des points obscurs ou controversés du passé de notre pays.
Mais, comme nous le disions tout à l’heure, on jugerait mal de l’influence qu’il a exercée, si on la mesurait au nombre et à l’importance de ses travaux publiés; elle a été bien plus considérable qu’on ne se l’imagine, et personne n’a contribué plus que lui à encourager et à développer chez nous l’étude de l’histoire nationale trop longtemps négligée. Travailleur lui-même, il s’entendait à faire travailler les autres, soit par voie de suggestion, soit en leur facilitant des recherches qui sans lui auraient été impossibles ou tout au moins fort difficiles.
Les trois sociétés qui, sans se faire concurrence et en s’aidant mutuellement, embrassent dans un cercle de plus en plus large les études historiques relatives à notre pays, la Société genevoise, la Société romande et la Société suisse d’histoire, le comptaient parmi leurs membres les plus assidus; il manquait rarement d’assister à leurs réunions périodiques et d’y apporter quelque note ou quelque travail plus étendu. Il était membre du comité de la Société suisse, et du comité de publication de la Société romande : quant à la Sociéte d’histoire de Genève, dont il /389/ a été tant de fois le président, on peut dire qu’il en était l’âme et que rien ne s’y faisait sans lui.
On n’a pas oublié qu’au printemps 1888, la société dont il s’agit célébrait son jubilé. Il y prononça un remarquable discours sur les travaux accomplis depuis sa fondation et sur le précieux contingent qu’ils ont apporté à l’histoire. Il fut, on peut le dire, le véritable héros de cette fête et le respect, l’affection qui lui furent témoignés ce jour-là, a été sa plus belle récompense. Ce fut aussi malheureusement son chant du cygne.
Bien qu’il n’eût guère le goût de la polémique et des discussions vives, il était trop bon citoyen pour ne pas s’être un peu mêlé de politique. Il y est entré, du reste, assez tard, non par sa faute, mais par celle des circonstances, le régime radical de James Fazy tenant systématiquement à l’écart tous ceux qui ne prenaient pas le mot d’ordre dans le cabinet du dictateur. C’est en 1862 seulement qu’il fut nommé, presque en même temps, à la Constituante et au Grand Conseil, où il prit une part importante aux discussions, particulièrement à celles qui se rapportaient aux questions constitutionnelles et juridiques. Il s’y montra toujours aussi conciliant dans la forme que ferme dans ses convictions, qui étaient celles du libéralisme conservateur.
Il fit partie de notre corps législatif jusqu’en 1870. Cette année-là la réaction radicale dont M. Carteret était le chef et qui présidait par l’agitation politique au futur Kulturkampf, l’emportait aux élections, et Charles Le Fort cessa dès lors de faire partie du Grand Conseil. Mais il ne cessa pas pour cela de s’intéresser aux affaires publiques. Il prit /390/ en 1872 une part active à la propagande en faveur de la revision de la Constitution fédérale demandée par une partie de nos confédérés; il estimait que Genève ne devait pas rester à l’écart, mais qu’elle devait, au contraire, s’associer à ce mouvement dont pouvait sortir une ère nouvelle pour la Suisse. Il avait, au sujet du nouveau pacte et de ses effets bienfaisants pour l’entente avec nos confédérés, des espérances qui ne se sont pas entièrement réalisées; mais, s’il n’était pas des satisfaits, il n’était pas non plus des découragés, et nous ne l’avons jamais entendu ni se repentir de ce qu’il avait fait en 1872 et en 1874, ni surtout désespérer de l’avenir. Il était patriote dans l’âme, et le patriotisme ne va pas sans un peu d’optimisme. C’est une disposition d’esprit à laquelle nous ne sommes pas naturellement portés, nous autres Genevois, et ceux qui nous en donnent l’exemple sont peut-être les plus utiles des citoyens.
L’Eglise nationale de Genève a eu aussi une large part de sa sollicitude, car il était un de ses membres les plus fidèles et l’un de ses plus fermes soutiens. Jusqu’à sa mort, il n’a cessé de consacrer une partie de son temps aux intérêts de cette Eglise et en particulier aux publications religieuses, auxquelles il apportait l’esprit d’un chrétien tout à la fois fervent et tolérant.
La perte de cet homme excellent, qui a beaucoup travaillé dans sa vie, mais dont le mérite est encore supérieur à son œuvre, a été ressentie à Lausanne, à Bâle, à Berne, à Zurich, dans toute la Suisse, presque aussi vivement qu’à Genève. Parmi nos confédérés qui s’intéressent beaucoup aux études historiques, il était peut-être plus connu /391/ que dans sa ville natale, il y comptait de nombreux amis personnels et son nom y était devenu populaire. Il servait pour ainsi dire de trait d’union entre la culture genevoise et celle des autres cantons, et dans ce rôle si utile, si nécessaire même, nous ne voyons pas qui pourra le remplacer.
Genève a perdu par la mort de Charles Le Fort un de ses meilleurs et de ses plus nobles enfants, un citoyen d’un patriotisme à toute épreuve, prêt à tous les sacrifices, à tous les dévouements, la science du droit et celle de l’histoire, un homme d’une valeur supérieure et d’une vaste érudition, nous et bien d’autres un ami éprouvé, un ami des bons et des mauvais jours, l’humanité une intelligence d’élite et un grand homme de bien.
M. D.
Les principales publications de M. Le Fort sont :
Essai historique de la tutelle en droit romain. Genève, 1850, in-8°.
Œuvres mêlées de Fréd.-Charles de Savigny. Broch. in-8°. — (Compte rendu extrait de la Bibliothèque universelle, 1851.)
Deux jubilés de jurisconsultes allemands, Bethmann-Hollweg et Fred. Bluhme. 1870, broch. in-8°. — (Extr. de la Revue de législation et de jurisprudence.)
L’otage conventionnel d’après les documents du moyen âge. Broch. in-8°, 1874 (ibid.).
Nouvelles recherches sur la saisine. Analyse de l’ouvrage de M. A. Heusler : Die Gewehre. Broch. in-8°. — (Extr. de la Nouvelle revue historique de droit, Paris, 1877.)
Recueil des franchises et lois municipales des principales villes du diocèse de Genève, Genève, 1863, in-8°. (T. XIII, 2e partie, des Mémoires et documents publiés par la Société /392/ d’histoire de Genève.) — En collaboration avec Paul Lullin : Observations sur les chartes communales du Pays de Vaud et sur leurs rapports avec celles des contrées voisines (Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, t. XXVII, p. 33 et 62, Lausanne, 1873).
Les franchises de Flumet de 1228 et les chartes communales des Zæringen. Genève, 1875, broch. in-8°. — (Extr. des Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de Genève, t. XIX.)
Un traité d’alliance au XIVe siècle. Lausanne, 1881, broch. in-8°. — (Extr. des Mémoires et Documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, t. XXXV.)
Rapport présenté au Grand Conseil de Genève sur la représentation proportionnelle, Genève, 1870, broch. in-8°.
Rapport présenté au Conseil d’Etat de Genève par la Commission chargée d’examiner le projet de loi fédérale sur les obligations et le droit commercial. Genève, 1880, broch. in-18.
Catalogue des thèses soutenues devant la faculté de droit de Genève, de 1821 à 1877. Genève, 1878, broch. in-8°.
Chartes inédites relatives à l’histoire de la ville et du diocèse de Genève, recueillies par feu Ed. Mallet et publiées avec quelques additions. Genève, 1862, in-8° (t. XIV des Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de Genève).
Supplément au recueil de chartes inédites. Genève, 1865, in-8° (t. XV des Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de Genève, 2e partie). — En collaboration avec M. Paul Lullin.
Regeste genevois ou Répertoire chronologique et analytique des documents imprimés relatifs à l’histoire de Genève, avant 1312. Genève, 1866, in-4°. — En collaboration avec M. Paul Lullin. Importante publication qui est, comme chacun sait, un véritable monument historique.
Documents inédits relatifs à l’histoire de Genève, de 1312 à 1378, recueillis par E. Mallet, publiés avec additions et répertoire. Genève, 1872, in-8° (t. XVIII des Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de Genève). — En collaboration avec M. Paul Lullin. /393/
Une Société de Jésus au XVe siècle. Documents inédits des archives de Genève. 1879, broch. in-8°. — (Extr. des Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de Genève, t. XX.)
L’émancipation politique de Genève. Genève, 1883, in-8°.
Notice sur Ed. Mallet, Genève. 1856, in-8°.
Notice sur Pierre Odier, Genève. 1859, in-8°.
Notice sur J.-J. Blumer, Genève. 1875, in-8°.
Louis Sordet, ancien archiviste. In-8° (Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de Genève, t. XX).
Les Sarrazins dans les Alpes. Genève, broch. in-8°, 1879. — (Extr. de l’Echo des Alpes.)
Adhemar Fabri, évêque de Genève. Berne, 1887, in-8°.
Notices sur différents membres de la Société d’histoire et d’archéologie, Genève. 1888, in-4°.
HENRI CARRARD
† en 1889.
Henri Carrard naquit à Lausanne le 2 septembre 1824. Il était d’une famille de juristes, fils et petit-fils de docteurs en droit et le devint lui-même en 1883, lorsque, l’Université de Zurich lui conféra ce titre honoris causa. Son père, Charles Carrard, fut longtemps juge d’appel; son grand-père, Henri Carrard, avait joué un rôle important à la diète helvétique et fait partie de la commission législative chargée d’élaborer le premier code vaudois. Ses goûts personnels, plutôt que des traditions de famille, qui n’avaient rien d’absolu, le poussèrent également vers la carrière juridique. Il fit brillamment ses études dans sa ville natale d’abord, puis à Paris et à Berlin. De retour dans son pays, il entra comme stagiaire dans le bureau de l’avocat C. Renevier, dont il devint bientôt l’associé. En 1862, il était nommé substitut du procureur général, et l’année suivante président du Tribunal de Lausanne, poste qu’il occupa avec distinction jusqu’en 1869. Cette même année, il fut appelé comme professeur de droit public et international et de droit commercial à l’Académie de Lausanne.
A ce moment, une grosse question, celle de l’unification /395/ du droit, préoccupait les esprits. Henri Carrard publia ses vues dans un article qui parut dans le Journal des tribunaux sous ce titre : De l’unification de la législation civile. Très hostile à une centralisation absolue calquée sur celle des grands Etats, il pensait qu’une entente entre les cantons pourrait avoir de bons résultats. « Si les cantons, écrivait-il, possèdent des législations et une jurisprudence qui méritent de vivre et qui ne peuvent pas disparaître sans entraîner avec elles les principes sur lesquels repose la Confédération, c’est une preuve de la richesse de la Suisse. Les avantages que l’unité absolue procure à de puissants Etats nous sont inaccessibles; tenons-nous-en donc aux doctrines qui ont rendu notre vie intérieure suisse si riche, si variée, si originale et si libre. Ces principes n’excluent pas le progrès en commun dans le domaine où la centralisation est nécessaire; ils excluent encore moins le progrès à l’intérieur de chaque canton. Le champ reste ouvert à la rivalité des cantons qui a déjà été féconde en heureux résultats; elle en produira toujours de meilleurs si, renonçant à s’isoler, chaque canton cherche à apprendre quelque chose des autres. Toute occasion de nous rapprocher sera bienvenue. Que ce sentiment nous pénètre et nous anime. N’oublions pas que nous sommes les membres d’un tout, et que ni les membres ne peuvent vivre sans le tout, ni le tout sans les membres. »
Le pays lui donna raison par la grande votation populaire de 1872, mais Henri Carrard ne voulait pas non plus du statu quo, qu’il considérait comme un pas en arrière. Dès l’année suivante, dans un rapport présenté à la Société des juristes réunie à Coire, il étudiait les divergences de principe qui séparaient le droit civil des cantons allemands /396/ de celui des cantons romands, et cherchait à délimiter le terrain de conciliation.
Ces travaux l’avaient mis en évidence. Il était naturel qu’on songeât à lui pour collaborer au grand travail prévu par la nouvelle Constitution de 1874, l’établissement d’un système de lois fédérales. Il fit partie, en effet, de la commission législative du Code fédéral des obligations et de celle qui avait à préparer le projet de loi sur la poursuite pour dettes et la faillite.
En dehors de ces travaux législatifs, il apportait un soin extrême à son enseignement, et de ses mains est sortie une pléiade d’avocats et d’hommes de loi distingués, qui ont conservé un vif souvenir de la manière toute suggestive dont il les initiait à la connaissance du droit, de la richesse de ses aperçus, de l’indépendance de ses critiques. Les nombreuses dissertations de licence et de doctorat présentées à la Faculté de droit durant les vingt années de sa carrière universitaire, portent presque toutes l’empreinte de son enseignement, et révèlent les qualités d’initiative individuelle qu’il cherchait à développer avant tout chez ses auditeurs.
Henri Carrard avait donné lui-même quelques modèles de travaux juridiques bons à consulter encore aujourd’hui, tels que son Mémoire sur l’utilisation des eaux courantes 1, son Explication de la loi fédérale du 22 juin 1881 sur la capacité civile 2, son étude sur les Dispositions des lois cantonales en matière de preuve, dans leur rapport avec celles du Code fédéral des obligations sur la validité des contrats, ses consultations sur la Nature juridique des /397/ concessions de chemin de fer, sur le Procès des eaux du Léman, etc. Les hommes de loi, avocats, juges, notaires, avaient sans cesse recours à ses conseils lorsqu’ils se heurtaient à des questions compliquées.
Sa conception du droit, qu’il comparait volontiers à un arbre plongeant profondément ses racines dans le sol du passé, l’avait attiré de bonne heure vers les études histoques et archéologiques. Il avait pris une part active aux découvertes de cette civilisation des palafittes mise en pleine lumière par notre compatriote Troyon, et le musée de Lausanne possède plus d’une pièce recueillie de sa main dans les eaux basses de Morges ou de Thonon. Mais ce qui l’intéressait encore plus, c’est cette belle époque de notre histoire locale, pendant laquelle les communes vaudoises marchent si vaillamment à la conquête des libertés politiques, et se donnent des constitutions pleines de sens pratique, sous le régime libéral des comtes de Savoie.
En 1886 parut dans une revue de Turin 1 une étude intitulée Une commune vaudoise au treizième siècle. Henri Carrard cherchait à montrer « le degré élevé de liberté et d’honneur que les franchises de Moudon accordaient à cette ville dès les premiers temps de la domination de Savoie et l’influence qu’ont pu exercer sur leur rédaction définitive les statuts du comte Pierre, avec lesquels elles présentent maintes analogies, comme aussi des oppositions plus nombreuses encore qui ne sauraient être l’effet du hasard. »
Développant cette thèse, il établissait que dans aucun autre pays, à cette époque, les communes n’avaient joui d’une indépendance plus large au point de vue juridique et administratif, si bien que plus tard, les villes de Savoie /398/ et de Franche-Comté en quête de franchises, n’eurent qu’à copier la charte de Moudon pour obtenir le maximum de liberté qu’il leur fut donné d’atteindre au moyen âge.
Ce premier travail, qui était comme l’acquittement d’une dette de reconnaissance vis-à-vis de la Société royale d’histoire nationale de Turin dont il avait été nommé membre correspondant, amena le professeur Carrard à étudier un des problèmes les plus obscurs du treizième siècle, la part de Thomas et de Pierre de Savoie dans la conquête du Pays de Vaud. Tel est l’objet d’un mémoire imprimé dans le tome Ier de la seconde série de nos Mémoires et Documents : Le combat de Chillon. A-t-il eu lieu et à quelle date ? Le Petit Charlemagne, comme le Grand, a absorbé dans les chroniques l’œuvre et la gloire de ses devanciers. Elles lui attribuent, avec force détails brillants, une victoire remportée non loin de Chillon sur la noblesse du pays commandée par un prétendu duc de Choppingen, dont l’identité n’a pu être établie sûrement. Wurstemberger, le savant historien bernois, avait déjà mis en évidence les impossibilités chronologiques que soulevaient ces récits. Allant plus loin, l’écrivain vaudois établit par une série d’inductions tirées des anachronismes eux-mêmes, qu’il ne peut s’agir que du comte Thomas, et que la bataille eut lieu entre 1203 et 1207. Le résultat immédiat en fut l’établissement des Savoyards à Moudon, au cœur même du Pays de Vaud.
Le dernier travail d’Henri Carrard, celui qui l’occupa presque jusqu’au jour de sa mort, a pour titre : A propos du tombeau du chevalier de Grandson 1. Tout le monde connaît le mausolée du chevalier aux mains coupées qui /399/ orne le chœur de la cathédrale de Lausanne. La tradition populaire a voulu voir dans ce monument le lieu de repos d’Othon III de Grandson, tué en combat judiciaire, le 7 août 1397, par Gérard d’Estavayer. C’est une erreur, comme le démontre l’auteur. Le tombeau ne peut être que celui d’Othon Ier, frère du bisaïeul de la victime. Mais, dans quelles conditions le duel eut-il lieu ? Othon fut-il complice de Bonne de Savoie et du « physicien » Grandville, lorsqu’ils firent mourir à petit feu Amédée VII, le comte rouge ? La lutte fut-elle loyale ? Le « jugement de Dieu » a-t-il été ratifié par la postérité ? Tels sont les principaux points du drame soumis par l’historien à une minutieuse enquête.
Nul doute que si la mort lui eût accordé quelques années de répit, Henri Carrard n’eût consacré de plus en plus ses loisirs aux questions historiques. Président pendant plusieurs années de notre Société, il avait été nommé par acclamation président honoraire en septembre 1887, lors de la réunion de Chillon. Son activité ne se ralentit pas un instant. Un entrain communicatif, un commerce soutenu avec les éminents collaborateurs de notre recueil, si cruellement décimés dans ces dernières années, ont fait de sa présidence une des périodes les plus fécondes des études historiques dans notre pays.
Il caressait des projets qui lui étaient chers : une restauration archéologique du château de Chillon, pour laquelle il avait déjà réuni quelques matériaux, et un développement actif du musée des antiquités de Lausanne, dont il était devenu le conservateur intérimaire après la mort de M. Morel-Fatio. Rien ne faisait prévoir que la fin de sa carrière fût si proche. Le 7 mars 1889, au moment /400/ où il se préparait à sortir pour aller à son cours, un malaise subit le prit. C’était une congestion cérébrale qui l’emporta dans la nuit. En quelques heures cette belle intelligence s’éteignit comme la flamme d’une lampe privée d’huile, et ce cœur qui avait battu pour tant de nobles et grandes causes s’arrêta pour toujours. Les siens firent graver sur sa tombe ce verset des Psaumes qui était l’expression fidèle de son caractère : « Prends garde à l’homme intègre et considère l’homme droit, car la fin d’un tel homme est la paix. »
A. DE M.
GODEFROID DE CHARRIÈRE
† en 1890.
Louis-Benjamin-Auguste-Godefroid de Charrière, fils de Louis de Charrière, l’historien et généalogiste vaudois et d’Antoinette Bégoz, ou Bègue, est né à Hildburghausen le 26 octobre 1827. Son enfance et sa jeunesse se passèrent dans les cours allemandes où ses parents exerçaient de hautes fonctions, et lorsque ceux-ci revinrent se fixer dans leur patrie il suivit leur sort.
Nous ne sachions pas qu’il ait fait des études pouvant lui permettre de suivre à une carrière spéciale, cependant soit à Neuchâtel, où ses parents firent un séjour prolongé, soit à Stuttgart, où il se rendit plus tard, il profita des excellents établissements d’éducation mis à sa portée. Il eût voulu, comme plusieurs de ses amis et contemporains, essayer du service militaire à l’étranger et pensa à partir pour Naples, mais sa position de fils unique et d’autres obstacles encore le firent renoncer à ce projet.
Il entra alors dans la cavalerie vaudoise et devint capitaine d’une compagnie de dragons; passant ensuite à l’état-major général, il parvint au grade de lieutenant-colonel, mais, dès la réorganisation militaire, née de la revision fédérale de 1874, il ne fit plus de service actif.
Godefroid de Charrière avait hérité de son père son goût pour les recherches historiques, mais il n’avait ni sa /402/ puissance de travail, ni sa vaste érudition. Ses ouvrages sont d’ailleurs bien écrits et témoignent d’un grand souci d’exactitude et d’impartialité. On a de lui :
La Campagne de 1712, étude historique et militaire, qui parut en 1867 dans la Revue militaire suisse.
L’Armée zuricoise dans la guerre du Toggenbourg, appendice à La Campagne de 1712, travail publié dans la même revue en 1868.
La Neutralisation de la Savoie, étude politique, géographique et stratégique écrite en 1874 pour la Revue militaire. C’est, avec l’ouvrage de M. Gisi, une des meilleures publications faites sur cette importante question.
Une Notice biographique sur Louis de Charrière (1878), où l’auteur résume avec un soin consciencieux la vie et l’œuvre de son père.
Souvenirs d’un Suisse au service de Sardaigne, opuscule dans lequel Godefroid de Charrière a relaté quelques épisodes de la carrière militaire d’Henri de Charrière, qui quitta le service sarde en 1790 avec le grade de major-général. Malheureusement ce travail, pour paraître dans la Bibliothèque universelle (en 1886), a dû subir des coupures nombreuses.
Peu avant sa mort, Godefroid de Charrière achevait une étude sur le second royaume de Bourgogne qui sera peut-être publiée dans le prochain volume de nos Mémoires et Documents.
Godefroid de Charrière ne se maria pas; il mourut dans son domaine de Senarclens (Vaud), le 4 janvier 1890, d’une fluxion de poitrine; depuis plusieurs années sa santé était altérée. Avec lui s’est éteinte la branche des de Charrière, dite de Senarclens.
W. DE S.
J.-B.-G. GALIFFE
† en 1890.
Extrait du Journal de Genève.
John-Barthélemy-Gaïfre Galiffe était né en 1818. Il fit ses premières études à la pension Venel, à Champel; il les continua en Allemagne, où il fit son droit et conquit le grade de docteur à Heidelberg. Il revint à Genève peu avant 1846, et au 7 octobre il faisait partie du bataillon de Châteauvieux, qui fut assez maltraité par les insurgés de Saint-Gervais.
En 1854, il était maire de Satigny et fut nommé la même année député au Grand Conseil, dout il ne fit partie que pendant une législature. Mais il n’était pas fait pour la vie politique et les fonctions publiques et administratives ne convenaient pas à son tempérament. Il le constatait lui-même en riant et disait qu’il avait reconnu que la Roche tarpéïenne était près du Capitole.
Ses goûts le portaient d’un autre côté, vers les travaux de l’esprit et surtout vers les recherches historiques. Le premier livre qu’il édita n’était pas de lui, mais d’un nommé L. Tollin, auteur d’une Aéronautique ou traité sur l’art de voler; Galiffe fit généreusement les frais de la publication. La même année (1852), il faisait paraître la /404/ Chaîne symbolique, étude sur l’origine, le développement et les tendances de l’idée maçonnique, travail inspiré par le mouvement de réforme qui se manifestait alors chez les maçons genevois et où l’on trouve d’intéressants documents sur la maçonnerie écossaise rectifiée.
Il collabora aux Notices généalogiques sur les familles genevoises, rédigées par son père J.-A. Galiffe, et en continua la publication avec l’aide de plusieurs érudits. Les quatre premiers volumes de cet ouvrage très consulté avaient paru de 1829 à 1857; le cinquième ne vit le jour qu’en 1884, et le sixième, très avancé, dit-on, est attendu avec impatience.
Mais ses travaux personnels les plus importants ont trait à notre histoire nationale. En 1859, il publiait dans les Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie une étude sur Besançon Hugues, libérateur de Genève; c’est l’historique de la fondation de l’indépendance genevoise, avec pièces justificatives; en 1862 et 1863, il donnait dans les mémoires de l’Institut genevois, sous le titre : Quelques pages d’histoire exacte, deux mémoires curieux sur les procès criminels d’Ami Perrin, de Laurent Mégret et de Pierre Ameaux. En 1877 et 1878, il faisait paraître D’un siècle à l’autre (2 vol. in-8°), recueil de correspondances entre gens connus et inconnus du dix-huitième et du dix-neuvième siècle, correspondances inédites qui jettent une grande lumière sur la vie scientifique, politique et sociale à Genève, soit pendant la période révolutionnaire, soit lors de la réunion à la France, de la restauration et de l’incorporation à la Suisse. Son ouvrage sur le Refuge italien à Genève aux seizième et dix-septième siècle (1881) est également d’un grand intérêt; il tend à montrer /405/ l’importance de l’immigration italienne pendant ces deux siècles et l’influence considérable qu’elle a exercée sur la vie intellectuelle comme sur la prospérité commerciale de cette ville.
Parmi ses publications, l’une des plus remarquables est certainement sa Genève historique et archéologique (1869-1872). La première partie de ce beau volume, orné de dessins et de fac-similés par H. Hammann, est sortie de l’imprimerie Fick; la seconde partie a dû, par suite des circonstances du moment, être imprimée à Leipzig. On y trouve réunis beaucoup de renseignements précieux qu’on chercherait en vain ailleurs. Cet ouvrage est le fruit de recherches nombreuses et minutieuses; Galiffe avait fait sur la matière un cours qu’il avait répété quatre fois d’abord en 1864 dans la grande salle de l’Athénée au profit du monument national commémoratif de l’entrée de Genève dans la Confédération suisse, puis à l’Académie; il l’avait repris ensuite, avec exhibition de pièces justificatives, à l’Athénée, puis dans la salle du Grand Conseil. A ce premier fonds il avait ajouté les notices qu’il avait pu recueillir depuis lors ou des détails sur lesquels il n’avait pu s’étendre dans ses cours.
On lui doit aussi d’autres travaux, parmi lesquels nous citerons l’Armorial historique genevois, en collaboration avec A. de Mandrot. Il sacco di Roma nel 1527, relation du commissaire impérial Mercurino Gattinara (1859), en collaboration avec Ed. Fick (1866). Il a publié dans les Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie (tome XIX, 1877) un poème sur les événements genevois de 1536 à 1540; puis, dans le Bulletin de l’Institut genevois (tome XXVI), une étude sur les Vallées vaudoises du Piémont, /406/ tableau historique et topographique, et un récit des événements du 7 octobre 1846, écrit avec beaucoup de calme, avec l’aide de documents contemporains. Son dernier ouvrage, une notice sur Le Problème du diocèse de Nyon a paru après sa mort dans le tome II, nouvelle série des Mémoires et Documents de la Société d’histoire de la Suisse romande.
De 1861 à 1865, Galiffe occupa à l’Académie de Genève la chaire d’histoire nationale, occupée plus tard par A. Roget. En 1866 il publia une brochure sur la question et la polémique dano-allemande, dans laquelle il défendit au point de vue historique et juridique les droits du Danemark, dont il fut jusqu’à sa mort le consul à Genève. Membre très assidu et très actif de la Société d’histoire et d’archéologie, de la Société d’histoire de la Suisse romande et de l’Institut genevois, membre correspondant de la Commission royale de Turin, il jouissait, dans notre pays comme à l’étranger, d’une considération méritée.
Comme nous l’avons dit, Galiffe n’a pas voulu jouer un rôle en évidence sur la scène politique. D’un caractère doux, indépendant et réservé, il n’était pas homme à se mêler aux luttes de partis. Cependant il était très tenace sur certaines questions historiques, sur lesquelles il avait son système et ses idées, parfois peut-être préconçues. C’était un curiosus, comme on disait jadis, qui cherchait souvent à trouver ce qu’il désirait et parfois ne pouvait se résoudre à être détrompé. Mais c’était surtout un homme de cœur, d’un commerce agréable, très serviable et généreux, et dont la perte sera vivement regrettée.
Ch. M.