MAGNY ET LE PIÉTISME ROMAND
1699-1730
PAR
EUGÈNE RITTER
/257/
Un mouvement piétiste, dû à l'influence de quelques hommes dont Spener est le plus célèbre, avait agité l'Allemagne protestante à la fin du dix-septième siècle ; il s'était propagé en Suisse, à Zurich, à Berne. De petits groupes se formaient çà et là au milieu des églises protestantes : on y voyait fleurir la vie religieuse, les idées mystiques, l'indépendance et la ferveur de la foi. Entre les membres de ces cénacles, il y avait une intime communion d'esprit et des liaisons étroites. La piété était le premier intérêt de leur vie.
Les écrits qui répandaient cette nouvelle théologie faisaient appel à des sentiments qui dormaient au fond des cœurs, et qu'ils réussissaient à éveiller. Les prédicateurs qui adoptaient les idées de cette école étaient bientôt entourés de la sympathie empressée d'auditoires recueillis, avides de leur parole. Quelques missionnaires allaient de lieu en lieu répandre la semence religieuse. Dans le Pays /258/ de Vaud, dans la ville de Genève, ils trouvaient un sol préparé à la recevoir.
Au témoignage des pasteurs de la contrée, qui les suivaient de près et savaient bien à quoi s'en tenir, ces piétistes étaient des hommes souvent inoffensifs; ils ont pu faire du bien à beaucoup d'âmes, ils en ont égaré quelques-unes. Dans les cités suisses, l'Etat protestant, ayant à quelques égards des pouvoirs d'évêque, se préoccupait de ces nouveautés, et suivait d'un œil soupçonneux les agissements de ces hommes qui troublaient la quiétude des paroisses. Le gouvernement bernois, notamment, nomma en août 1698 des commissaires chargés de faire une enquête, à la suite de laquelle, en juin 1699, des sentences de destitution et d'exil furent portées contre certains pasteurs, et des laïques même.
Mais la perte des places ne rompait pas les liens établis entre les chefs et les membres de la secte; l'exil n'amenait que des déplacements favorables à la création de nouveaux foyers d'activité et d'enthousiasme; le jeune clergé fournissait incessamment de nouvelles recrues au parti; une correspondance active unissait tous ceux qui s'appelaient frères; une politique habile à tourner les difficultés leur devenait bientôt familière; le mystère, et les apparences d'une persécution qui était toujours bénigne en définitive, constituaient des attraits qui attiraient à eux des prosélytes. Pendant plus de trente ans, le petit troupeau mystique, épars çà et là dans la Suisse protestante, fit briller autour de lui la foi qui l'animait.
Vevey, la ville natale de Mme de Warens, était un des centres de cette sourde agitation; et celui qui fut son tuteur pendant quelques mois de l'année 1713, Magny, /259/ secrétaire du Conseil de Ville 1, jouait dans ce mouvement un grand rôle; il était une des têtes de colonne des piétistes, dans le pays romand. C'est un de ces inconnus qui ont joué un rôle de premier ordre.
En lisant le livre VI des Confessions, on est frappé de voir le développement que Rousseau donne à l'exposé du système théologique de Mme de Warens : c'est de Magny qu'elle tenait ses idées religieuses; c'est la théologie piétiste que Rousseau connut par elle. Magny et Mme de Warens ont été les intermédiaires par lesquels un écho des idées de Spener est arrivé jusqu'à l'auteur d'Emile.
J'ai réuni, dans les pages qui suivent, les données que j'ai pu recueillir, soit sur les piétistes de Vevey et de la contrée environnante, Mlles et Mme de la Tour, entre autres, les tantes et la belle-mère de Mme de Warens; soit sur la vie de Magny et les poursuites qui furent exercées contre lui, ses défenses, ses lettres, et quelques papiers copiés par lui.
Les originaux de ces documents sont aux archives de Genève, dans la bibliothèque publique de Lausanne, dans la bibliothèque de la faculté de théologie de l'Eglise libre du canton de Vaud, et chez M. Albert de Montet, à Chardonne. /260/
I
François Magny était le fils du secrétaire du conseil de Vevey, et lui-même, à son tour, fut nommé à cet emploi municipal. Il passa ainsi de longues années dans une entière obscurité, exerçant sa charge sans faire parler de lui; et il était déjà arrivé au déclin de la vie, quand son rôle commença enfin à se dessiner.
Le pasteur Elie Merlat, de Saintonge, réfugié à Lausanne, publia un Sermon sur le Vrai Piétisme 1, qu'il dédia à Magny, par lettre datée du 4 octobre 1699 :
Monsieur,
Pendant le peu de moments que je vous ai vu, j'ai découvert en vous une chose qui m'a paru rare, et que je ne me souviens pas d'avoir remarquée en d'autres personnes, au moins dans le même degré. C'est un mépris presque excessif des œuvres, et une application infatigable à en faire. Cette apparente contradiction de votre doctrine et de votre vie ne m'a pourtant pas embarrassé, parce que la méditation de l'Ecriture Sainte m'en avait, il y a longtemps, enseigné le fondement, et appris la conciliation.
Je vous dédie un Sermon, sur les paroles de S. Paul (2 Cor. I, 4) c'est par la foi que vous êtes debout, pour vous persuader que je suis entré dans votre esprit, et que j'ai attrapé le mystère de votre conduite. Que ce mot de mystère ne vous /261/ trouble pas, s'il vous plaît : car je vous assure que je le prends dans un très bon sens, et que j'y joins, sans peine et sans dissimulation, celui de Piété. Ce que je fais ici vous en convaincra, puisque je ne puis vous dédier un Sermon, sans vous marquer que je vous estime et vous honore, et que je suis selon Christ, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Le pasteur de Lausanne voulait ramener les piétistes dans le giron de l'Eglise nationale, et il leur adressait des reproches enveloppés de paroles affectueuses.
(Page 47). Et vous, qu'une terreur panique, ou une affectation (peut-être) de singularité, éloigne du style commun de la vraie Eglise, ne craignez-vous point, en scandalisant les infirmes, d'ébranler par cela même cette haute assurance et cette fermeté inébranlable, dont votre foi se glorifie ? Au nom de Dieu, mes chers frères, ne nous chicanons point, ne nous querellons point …
(Page 48). Hé ! pourquoi donc troublons-nous l'Eglise, ou plutôt nous troublons-nous nous-mêmes; et cela en vue même, et à dessein de nous rendre plus fermes et plus parfaits ? Ce que nous prétendons ajouter à la pure Religion, vaut-il bien ce que nous lui ôtons déjà ? La seule résistance à l'Autorité publique n'a-t-elle point plus de mal, que notre ardeur apparente de piété n'a de bien ? Ceux de qui, ou nous méprisons les faiblesses, ou nous dédaignons la familiarité, ou nous taxons les défauts par notre retraite d'avec eux : ceux-là, dis-je, autorisent-ils le vice ? le prêchent-ils ? ne le blâment-ils pas ? ne le censurent-ils pas de toute leur force ? Chose étrange ! Que Jésus-Christ ait daigné converser avec les Pharisiens, et avec les Sadducéens même, et qu'aujourd'hui on se croie trop saint pour se confondre avec ceux qui détestent les hypocrites et les profanes, parce qu'ils n'ont pas dépouillé absolument eux-mêmes toute sorte d'hypocrisie et de profaneté ! O qu'il est à craindre que l'orgueil du plus fin pharisaïsme ne se cache enfin et ne se cantonne là-dedans, sans qu'on l'en puisse plus chasser ? /262/
(Page 49). Nous exprimons nos craintes, sans condamner encore vos croyances …
(Page 51). Je ne doute nullement de la bonne intention et de la probité de plusieurs d'entre vous, à qui le Quolibet public donne le nom de Piétistes, sans en bien connaître la raison; mais vous savez par l'expérience de tous les siècles, que Satan se sert de ces occasions de zèle distingué pour semer son ivraie plus couvertement. Déjà des Trembleurs et des Prophètes ont commencé à se fourrer parmi vous : vous les y avez comme attirés, par vos sentiments sur la Prophétie de Joël et sur l'interprétation mystique de l'Ecriture. Je sais que vous condamnez les excès de ces gens-là, et que vous vous tenez, au fond, à la parole écrite. Mais considérez quelle porte vous ouvrez à cette licence, dont l'excès vous est maintenant en horreur, par l'opinion où vous vous déclarez être, que les dons de l'Inspiration immédiate, prédits par Joël, vont être derechef en vogue; que l'exposition mystique de la Parole de Dieu est applicable à divers passages, dont on ignore jusqu'ici le vrai sens, parce qu'on n'a suivi que le sens littéral; que le Règne terrien de mille ans est proche; que ceux qui suivent vos opinions l'établissent partout, composant seuls une Eglise sainte et spirituelle de gens de bien, au milieu de toutes les autres sociétés religieuses, de quelques nations qu'elles soient. En vérité, je tremble pour vous, quand je fais attention aux terribles conséquences que l'on peut tirer de ces points de votre doctrine. Et il n'y a que les caractères éclatants de votre sanctification extérieure, qui plaident un peu pour vous. Mais ne serait-ce point là la forme d'Ange de lumière empruntée par Satan pour vous tromper, et nous aussi ? Au nom de Dieu, prenez-y garde, et ne trouvez pas mauvais que nous ayons quelque réserve pour des gens Pieux, qui forment un corps distinct au milieu des Eglises réformées et protestantes, dont ils savent que la doctrine est assez pure pour sauver; et qui haïssent, en vue des simples péchés, la société familière de ces Eglises; et ne font pas de difficulté, à même temps, de se dire d'une autre société, inconnue, et presque imaginée, qui les unit avec les gens du monde les plus éloignés du nom chrétien. /263/
Ce sermon fut mal accueilli, et Magny le réfuta dans un écrit qui fit beaucoup de bruit. Mais ici comme ailleurs, le résultat de nos recherches laisse voir encore bien des lacunes. Nous pouvons porter la lumière sur quelques points de la vie de Magny : la plus grande partie demeure fermée à nos regards, soit parce que les adeptes du piétisme recherchaient la vie cachée en Dieu, soit parce que certains documents ont disparu, et que d'autres, qui pourront être retrouvés un jour par les chercheurs, se sont dérobés jusqu'ici à nos investigations. Ainsi en est-il de cette réponse au sermon de Merlat, que nous ne connaissons que par quelques extraits des Acta academica et des Actes de la vénérable Classe des pasteurs de Lausanne :
Vendredi 1er mars 1700. — Lectæ literæ significabant Ampl. et Magn. D. Proceres constituti Bernæ ut invigilent rebus Religionem spectantibus, a Ven. Coetu examen instituendum libri a D. Magny; Ven. Coetus judicium de illo libro ad illos mitteremus : quod judicium missum fuit Die Martis sequenti.
(Acta academica.)
4 juin 1700. — Il est fait lecture des lettres de Leurs Excellences (les seigneurs de la République de Berne) nous ordonnant de veiller sur les écrits du sieur Magny, secrétaire du Conseil de Vevey, accusé de piétisme; et de recouvrer sa Confession de foi, et sa Réfutation du sermon du sieur Merlat.
12 juin 1700. — On a lu les lettres de Leurs Excellences, touchant le livre de M. le secrétaire Magny, par lesquelles Elles ordonnent de supprimer le dit livre.
(Actes de la vénérable Classe des pasteurs de Lausanne.) /264/
II
Extraits des registres du Consistoire de Vevey.
16 juin 1701. — En conséquence des lettres souveraines adressées à cette Chambre, touchant les piétismes, M. le Diacre Muller a déclaré qu'il y a environ deux mois que Marguerite, fille du sieur Ribet, étant allée faire visite à sa femme, et s'étant mises à proparler des piétismes, la dite Ribet les justifiait extrêmement, et la pria de se rencontrer en une assemblée qui se devait faire dans huit jours au Basset (c'est dans cette campagne du Basset que Mme de Warens a passé son enfance), où on lui ferait voir leurs livres de justification.
17 juin 1701. — La dite Ribet, interrogée si elle n'a pas assisté à quelque assemblée en la maison de Chapitre (à Vevey) a avoué avoir été au dit Chapitre, de nuit, la semaine avant la communion de Pâques dernier, par l'invitation de Mlle Beltz, où il y avait la demoiselle Yenner, la dite Beltz, la veuve Berger et sa fille, et une demoiselle qu'elle ne connaît pas, avec MM. le châtelain de Jeoffrey et secrétaire Magny. Chacun parlait également; la dite demoiselle Yenner l'aînée parlait le plus; mais comme elle parlait un peu faux roman (mauvais français), on ne l'entendait pas bien. Messieurs les dits Châtelain et secrétaire expliquaient ce qu'elle disait.
24 juin 1701. — La fille de la demoiselle Berger a déclaré d'avoir été une fois chez monsieur le secrétaire Magny après souper, où elles y trouvèrent M. le Châtelain, Mlle Yenner, Mlle de la Tour la cadette, qui soupaient ensemble, sans y avoir entendu parler d'aucune religion particulière. Item, le dimanche de la communion de Pâques, avoir été au dit Chapitre avec sa mère, où il y avait M. le marquis de Rochegude qui parlait avec la demoiselle Yenner; M. le secrétaire Magny; Mlle Beltz; sa sœur, femme du sieur Paul Fatio; /265/ Mlle Bogne, française réfugiée; les deux demoiselles De la Tour; et que M. Magny étant sur le proparler de cette dame de Berne qui n'avait pas voulu laisser baptiser son enfant, dit qu'elle n'avait pas bien fait; que pour lui, s'il en avait, il les ferait baptiser. De plus, le sieur Magny disait qu'il ne fallait pas aller aux prêches de corps seulement, mais qu'il y fallait aller de cœur, et avec une vraie et bonne disposition.
26 juin 1701. — Les deux demoiselles de la Tour, ayant été appelées pour dire s'il ne s'est pas fait des assemblées chez eux, au Basset ou ailleurs, par des piétistes, elles ont avoué que les demoiselles Yenner, Pillioud, Montet la cadette, Magny, et monsieur son frère, y ont été en visite par honnêteté et curiosité, pour voir prendre le miel de leurs abeilles; et qu'une autre fois le dit sieur Magny, avec M. le major de Mellet, y ont été aussi leur rendre visite par honnêteté, sans que, ni en l'une, ni en l'autre des dites visites, il s'y soit parlé d'aucune chose qui puisse choquer en façon que ce soit notre sainte Religion réformée, niant formellement qu'il s'y soit fait aucune assemblée préméditée.
M. le secrétaire Magny ayant aussi été appelé, pour satisfaire aux dites lettres souveraines, et ayant été sommé de dire la pure vérité là-dessus : s'il a fait et semé des écrits par la ville, pour rejeter les prêches que messieurs nos pasteurs font.
Sur ce, il a formellement nié d'avoir fait aucune réfutation ni critique des sermons de nos dits pasteurs. Bien loin de cela, il abhorre ceux qui sont de ce sentiment; mais bien a-t-il avoué que, sur ce que M. le ministre Constant lui reprocha qu'il avait publié par écrit une critique d'un sermon du diacre Muller, il répondit que ce n'était pas une critique, mais que ce n'était rien moins que cela; et que si on avait vu et lu une critique faite par lui, on la devait produire; niant aussi formellement d'avoir jamais réfuté les prêches de messieurs nos pasteurs contre les erreurs qu'on attribue à ceux qu'on nomme piétistes, puisqu'il les déteste lui-même, étant prêt à jurer la Confession Helvétique à laquelle il s'est toujours conformé, et se conformera toute sa vie; que si, après une exacte information qu'il consent que l'on prenne, il se /266/ trouve quelque personne qui le puisse accuser d'avoir dit, ni de bouche ni par écrit, aucune chose contraire à la dite Confession Helvétique et à notre sainte Religion réformée, qu'on en informe Leurs Excellences, pour le faire châtier.
Et ayant aussi été exhorté à dire s'il ne s'est point rencontré dans quelques assemblées préméditées, pour des faits du piétisme, et s'il n'a point dogmatisé pour contrarier la religion dont nous faisons profession, il a répondu là-dessus qu'il niait formellement de s'être jamais rencontré dans aucune assemblée préméditée, ni de jour ni de nuit, pour instruire des personnes au dit prétendu piétisme; ni d'avoir fait ni vu faire aux dites visites aucune chose contraire à notre véritable Religion réformée, laquelle il reconnaît être orthodoxe en tous ses points. Bien avoue-t-il avoir donné à la veuve Berger un sermon allemand qu'il est prêt à produire quand il en sera requis. Il a aussi avoué avoir été en Chapitre rendre visite d'honneur à Mlle Yenner, avec les personnes nommées ci-devant, comme aussi au Basset, ainsi que les demoiselles de la Tour l'ont ci-dessus déclaré; sans jamais avoir fait, ni eu intention de faire aucune chose illicite ni défendue par le Souverain, ni en Chapitre, ni au Basset, ni ailleurs.
28 juin 1701. — La servante de M. le Conseiller Montet, où demeure le sieur Magny, aussi ici appelée pour dire si elle n'a vu ni aperçu qu'il se soit fait quelque assemblée chez le dit sieur Secrétaire, sur fait de religion, notamment de ceux qu'on nomme piétistes : elle a répondu qu'il y a environ un an et demi qu'elle y est en service, sans avoir jamais vu qu'il s'y soit fait aucune assemblée préméditée, ni de jour ni de nuit, ni qu'elle ait vu faire ni ouï dire aucune chose contraire à notre Religion.
1er juillet 1701. — La Chambre, après lecture faite du projet fait de la procédure des personnes nommées piétistes, a été unaninement reconfirmé, et ordonné qu'elle sera levée au net, et que le substitué (Roulet, secrétaire substitué du Consistoire) après qu'il l'aura levée, ira à Chillon la communiquer /267/ à Sa Seigneurie Baillivale, pour être ensuite envoyée à Leurs Excellences.
III
Magny fut arrêté quelques jours après son interrogatoire, et conduit à Berne le 2 juillet 1701, comme fauteur de troubles.
Je donne ici, pour suivre l'ordre des dates, une lettre de l'Avoyer et Conseil de Berne, datée du 7 juillet 1701 et adressée :
A nos chers et féaux N. Dufour,juge, et le reste des assesseurs du Consistoire de Vevey.
Honorables, chers et féaux,
La copie ci-jointe fait amplement voir ce que la Classe de Lausanne et Vevey nous a écrit, par forme de plainte, au sujet du piétisme qui s'introduit de plus fort dans ces lieux; et comme nous ne sommes pas intentionnés de laisser le cours à ces choses, nous avons voulu vous commander très sérieusement par les présentes et par vos serments, de prendre une exacte, sérieuse et circonstancielle information des choses dont il est fait plainte, et pour cet effet de faire convenir par devant vous les personnes ici nommées, et singulièrement de vous informer de la femme du Diacre Muller, quelle femme c'est qui l'a invitée d'aller dans une assemblée au Basset; et quand elle l'aura nommée, si cette assemblée a eu son effet, et qui sont ceux qui s'y sont rencontrés. Faudra aussi s'informer du Diacre Constant s'il est vrai que Magny lui ait confessé qu'il réfute par écrit les prêches qui se font sur le piétisme, et qu'il divulgue ensuite sa réfutation par la ville de Vevey; et interroger aussi le dit Magny là-dessus; et de faire aussi une diligente inquisition s'il se fait des assemblées dans notre maison à Vevey, et au Basset, et par qui, et quand. Le tout sera rédigé par écrit sur le papier. /268/
Nous vous commandons par les présentes d'envoyer l'information à notre commission pour la religion, afin que, suivant l'état des choses, on puisse prendre des mesures plus outre, selon qu'il conviendra.
Copie d'un fragment de lettre 1, jointe au document qui précède.
…Comme nous avons appris avec un extrême regret que le piétisme se renforce à Vevey et dans le voisinage, étant notoire qu'il se fait des conventicules en divers endroits, particulièrement dans la maison de Vos Excellences de Vevey, nommée le Chapitre, où les piétistes vont sous prétexte de saluer la demoiselle Yenner; — et encore dans un lieu près du lac, nommé le Basset, entre Chillon et Vevey, nous sommes obligés par toutes sortes de raisons d'en donner avis à Vos Excellences; la chose étant si publique qu'une femme de cette secte a été assez hardie pour solliciter la femme du Diacre Muller à se trouver au Basset où il devait [y] avoir une assemblée dans 8 jours; et lorsque quelque ministre prêche, on fait courir par la ville des écrits pour réfuter les raisons qu'il a avancées contre les piétistes; ce que l'on attribue au sieur Magny, qui doit même l'avoir avoué au ministre Constant, de Vevey. Toutes ces choses nous obligent de supplier Vos Excellences d'y mettre la main, pour arrêter le cours de cette secte, que nous reconnaissons maintenant, à diverses preuves, n'être autre chose que celle des Anabaptistes, dont ils font paraître peu à peu les sentiments. De notre côté, nous avons fortement exhorté les pasteurs du lieu de veiller là-dessus, de prêcher vigoureusement contre, et de travailler tous d'une même épaule à détruire ces erreurs pernicieuses.
Le document qui suit, sans date, nous paraît se rapporter à la comparution de Magny devant la Commission pour la religion, siégeant à Berne, dont parle la lettre précitée /269/ de l'Avoyer, et qui avait été établie pour avoir l'œil sur les menées des piétistes.
Déclaration des véritables sentiments de M. le secrétaire Magny touchant le piétisme.
Le Seigneur n'ayant pas permis que j'aie pu m'expliquer suffisamment sur les questions qui m'ont été faites par nos Seigneurs de la Commission au sujet du piétisme, singulièrement pour ce qui est du schisme prétendu dont on accuse ceux qu'on nomme piétistes, j'ai cru que je devais mettre sur le papier les véritables sentiments de mon cœur sommairement, afin que nos Seigneurs puissent les examiner mûrement par la parole de Dieu, et par la doctrine des réformés, le tout à la gloire de Dieu et pour la décharge de ma conscience.
Je dis donc et déclare, comme je l'ai déjà déclaré, que je crois que ce qu'on nomme aujourd'hui le piétisme, pour le général, est un renouvellement de la vertu de l'Esprit de Dieu sur son Eglise, qui a commencé d'ouvrir les yeux de ses élus mieux qu'on ne faisait auparavant, pour leur faire connaître le faux état de notre christianisme, et qui les porte efficacement à se convertir de bon cœur à lui, par la vraie foi qui est en Jésus-Christ, en combattant sincèrement et courageusement avec le monde, le péché et Satan. Et quant à moi en particulier, je déclare que je n'ai point d'autre piétisme, et que je n'en veux avoir aucun autre, espérant de la grâce du Seigneur, qu'il m'y fera persister jusqu'à mon dernier soupir; suivant ce principe, j'avoue qu'ayant trouvé ici, à B[erne] et ailleurs, dans plusieurs personnes, ces sentiments et ces mouvements qui m'ont paru sincères et partir de leur cœur, je me suis aussi trouvé uni à eux d'une manière très étroite et très cordiale. Eux aussi m'ont embrassé avec beaucoup d'amitié et de cordialité, nonobstant mes grandes faiblesses et imperfections, et que je reconnais de bon cœur devant Dieu et devant le monde. Et c'est là toute la fraternité qu'il y a entre nous, protestant que je ne suis jamais entré dans aucune association particulière, fondée sur quelques /270/ nouveaux articles de foi, ou sur quelques opinions particulières contraires à la saine doctrine que nous professons. Et que même plusieurs que je connais sur ce pied, je ne les ai point cherchés, mais Dieu me les a fait rencontrer, souvent lorsque j'y pensais le moins. Et les autres sont de mes vieilles connaissances.
Quant à ce qu'on m'a demandé, et dont on m'a même expressément taxé, que je ne reconnaissais par conséquent pas pour frères les autres qui ne sont pas mis au rang des piétistes, ou quelques particuliers qu'on a pu me mettre en exemple, je déclare de rechef saintement que je reconnais pour frères en Christ, tous ceux qui l'aiment en vérité, soit qu'ils me soient connus, ou inconnus pour n'avoir eu avec eux des communications qui aient pu me les faire connaître. Je les prie de ne prendre point d'ombrage contre moi, comme si je les dédaignais ou méprisais, sous prétexte que dans leur rencontre je ne les nomme pas frères, comme je pourrais faire bien des autres avec qui j'ai plus de familiarité, et je les conjure d'être persuadés que je les aime en vérité et en esprit, et que je suis prêt de les embrasser et nommer frères s'ils le veulent agréer, et non seulement cela, leur montrer réellement, moyennant la grâce du Seigneur, par toutes sortes de devoirs et de services, que je suis tel en effet; et pour tâcher de lever tout ombrage, je les prie de considérer l'horrible confusion qui est aujourd'hui dans le christianisme, non seulement des bons avec les notoirement mondains et profanes, mais aussi avec les hypocrites : tous lesquels n'ayant aucune communication intérieure avec Christ, ne peuvent pas être reconnus pour frères par ses vrais membres. Or comme il n'y a que son esprit qui unisse les membres entre eux, c'est pourquoi on ne doit pas trouver étrange si l'on ne reconnaît pas pour frères, et si l'on n'est pas uni étroitement et spirituellement avec tous ceux qui sont d'une même profession indifféremment et sans discernement : car cela ne serait ni selon les principes du vrai christianisme, ni convenable pour l'édification, car il n'y a et ne peut et doit y avoir aucune communication de Christ et de ses membres avec Bélial et ses membres. C'est pourquoi, dans la primitive Eglise, on excommuniait les scandaleux et les profanes, jusqu'à ce qu'ils eussent /271/ témoigné leur repentance. Ainsi il est évident, qu'à mesure que Dieu déploiera sa vertu pour la conversion des hommes, il se formera de plus en plus un schisme dans l'Eglise visible, non quant à la profession, tandis qu'on retiendra la pureté de la doctrine quant à la lettre; mais en ce que les fidèles s'éloigneront de plus en plus, par leur vie et par leur conversation, des profanes et des mondains qui demeureront obstinés et endurcis. Car tous ceux qui sont et seront selon l'esprit, sont et seront affectionnés aux choses de l'Esprit; mais ceux qui seront selon la chair seront affectionnés aux choses de la chair, à moins qu'ils se convertissement sincèrement à Dieu; alors ils se joindront aussi d'amitié et de fraternité spirituelle à ceux qui sont selon l'Esprit; toutefois il ne faut pas douter qu'il ne se mêle beaucoup d'hypocrites de part et d'autre.
Cependant j'estime que nous devons aimer tous les hommes, sans exception, singulièrement ceux qui font la même profession que nous, et qui ont la même vocation, bien qu'elle n'ait pas encore été rendue efficace en eux d'une amour de bienveillance, priant pour eux et leur rendant tous les offices d'humanité et de charité qui dépendent de nous, fussent-ils nos ennemis et nos persécuteurs. Et ce sont là mes véritables sentiments sur cette matière, lesquels j'ai examiné depuis longtemps par la parole de Dieu, et par nos livres symboliques, avec application sous les yeux de Dieu; en sorte que son Esprit m'y a confirmé et m'y confirme de plus en plus, espérant que tout vrai chrétien qui ne sera pas prévenu par quelque fâcheux préjugé, les reconnaîtra pour orthodoxes et conformes à la vérité céleste; en sorte qu'à moins qu'on m'en puisse faire voir l'erreur, par la parole de Dieu, je suis dans la résolution, moyennant la grâce, d'y vivre et d'y mourir.
Je laisse aux savants bernois le soin de dépouiller le dossier du procès de Magny, et je ne ferai que citer une lettre qui lui fut écrite par un membre de la Chambre de religion. Cette lettre, datée du 2 octobre 1701, est adressée à M. le secrétaire Magny, à Vevey : il avait donc été mis en liberté; mais, on exigeait de lui un serment qu'il hésitait /272/ à prêter. Le digne homme qui écrivait la lettre qu'on va lire, ne savait pas bien parler français; mais la gaucherie de son style ne fait que donner plus d'accent à ses admonestations.
Monsieur, je vous dirai, sur la vôtre qu'il vous a plu d'écrire à mes neveux, que je ne puis comprendre pourquoi vous faites toujours difficulté de faire ce serment, puisque M. le professeur Rudolph vous a donné un éclaircissement qui doit mettre en repos votre conscience. Vous croyez peut-être qu'on le désavouera : mais je puis vous dire que vous vous trompez; je l'ai souvent entendu donner des semblables en pleine Chambre, sans que personne l'ait jamais contredit.
N'espérez pas au moins d'avoir aucune explication ni d'éclaircissement de la part de Leurs Excellences, ni de notre Chambre il y a des raisons pour çà. Croyez-moi, monsieur, que les personnes de votre qualité ont aussi leurs faiblesses, et s'attirent quelquefois des disgrâces, sans nécessité et par un pur entêtement. Je suis votre ami, et vous dis les choses dans la sincérité et comme je les pense; j'espère la même grâce que vous, pour l'amour de notre Seigneur, et je serai toujours véritablement et en toute sincérité votre très humble serviteur.
Hoff.
Nous ne savons pas le détail de ces tracasseries; toujours est-il que Magny donna, le 24 juin 1703, sa démission de ses fonctions de secrétaire du Conseil, après avoir été appelé, comme on va le voir, à comparaître encore devant le Consistoire de Vevey.
IV
Extraits des registres du Consistoire de Vevey.
23 juin 1702. — La femme du sieur Isaac Beltz, de ce lieu, a été ici appelée, pour être accusée d'avoir fait une assemblée secrète en sa chambre, le jour de la Pentecôte dernière, /273/ pendant le prêche du soir, pour faire exercice de la religion des piétistes, et qu'elle avait invité plusieurs personnes à ce sujet, contre les défenses souveraines; et ayant été interrogée là-dessus, elle a répondu que cette accusation n'était pas véritable. Mais elle a bien avoué que les deux demoiselles de la Tour, avec la veuve Campamar, étant venues la voir, quelques personnes lui vinrent faire visite, entre autres la veuve Vernaz, le cadet Grenier, et le cordonnier Ogé (réfugié); et qu'ils étaient restés pendant le prêche du soir en sa chambre avec la demoiselle Laloy (réfugiée), sœur de la demoiselle Beltz, et une fille aveugle allemande.
Elle a protesté de bonne foi qu'il n'y a rien eu de prémédité dans cette visite, et qu'il ne se passa autre chose qu'une conversation pieuse.
Interrogée si quelqu'un prêchait ou enseignait en sa chambre, elle a répondu que non, mais que la fille aveugle racontait des choses qu'elle n'entendait pas; et que son mari, qui entend l'allemand, lui avait dit depuis qu'elle prononçait des choses pieuses qui l'avaient touché.
La veuve Campamar a fait en substance la même déclaration que la demoiselle Beltz, ayant ajouté que le dit Ogé racontait les grâces particulières que Dieu lui avait faites de s'être converti, et d'être à présent bien régénéré.
30 juin 1702. — La demoiselle de la Tour, la seconde, ayant été appelée au sujet de l'assemblée qui a été faite chez M. Beltz, où il y avait une aveugle allemande venue depuis peu de Berne, elle a dit qu'étant venue en cette ville depuis le Basset avec sa sœur la cadette pour aller au prêche le lendemain, elle alla loger chez la demoiselle Fatio, et sa dite sœur chez la demoiselle Beltz; que le lendemain après diner, sa dite sœur se trouvant incommodée chez la dite Beltz, elle y alla avec la veuve Campamar, et qu'elle y resta pendant le prêche du soir. Interrogée si on y avait prêché, elle a répondu que non, qu'on y avait même fort peu parlé : ceux qui étaient là s'étant contentés d'entendre la dite aveugle qui chantait des chansons spirituelles en allemand.
L'autre demoiselle de la Tour, la cadette, ayant aussi comparu pour le même fait, a déclaré que son /274/ incommodité l'avait empêchée d'aller au prêche du soir ce jour-là.
Interrogée si elle ne trouvait pas de la consolation dans les prêches, elle a répondu : « Quelquefois, mais non pas toujours, » sans savoir si cela arrivait par sa propre faute, ou à cause du prédicateur.
Interrogée ce qu'elle trouvait de particulier à cette aveugle, a répondu qu'elle avait de la joie de lui entendre toujours dire de bonnes choses.
Interrogée pourquoi elle et sa sœur l'avaient retirée au Basset, a répondu : « Par charité. »
L'aveugle allemande a été aussi évoquée pour le même sujet. Interrogée si elle se mêlait de prophétiser, elle a répondu que non, mais qu'elle prenait plaisir à dire de bonnes choses. Si elle pouvait jeûner plusieurs jours, comme on le publiait ? Elle a dit que oui, jusqu'à quatre jours, selon la disposition où elle était dans son esprit, et qu'elle avait eu souvent des combats dans elle, et de grandes frayeurs en faisant réflexion sur sa grande misère; et que quelques autres fois, elle se trouvait dans un grand ravissement de joie.
Interrogée pourquoi elle demeurait si longtemps au Basset, a répondu qu'elle se serait déjà retirée, sans les pluies continuelles qu'il a fait depuis quelque temps.
4 juillet 1702. — La veuve de feu Jacob Vibmer, demeurant en cette ville, a été interrogée pour déclarer ce qu'elle peut savoir touchant l'aveugle allemande qui a logé chez elle, que l'on croit se mêler de prophétiser. Elle a répondu que Marie Kibi, aveugle allemande, étant venue depuis Berne à Vevey, s'adressa à la dite Vibmer pour la loger, ce qu'elle ne lui refusa pas, disant qu'elle voulait aller à Aigle, et l'avant-veille de son départ la dite veuve déposante lui demanda où elle avait couché la nuit précédente ? Elle lui répondit : « Chez Monsieur le secrétaire Magny, avec les deux servantes; » et étant de retour d'Aigle, elle est revenue chez elle, où elle a couché deux ou trois nuits; et un soir la dite Vibmer étant venue de la vigne, la dite aveugle (se disant être incommodée) a eu des visites d'une demoiselle de la Tour, de la demoiselle Laloy, et d'une autre qu'elle ne sait pas son nom; et entre jour et nuit, la dite Vibmer ayant voulu /275/ envoyer la lampe allumée par une ouvrière qui avait travaillé chez elle ce jour-là, la dite aveugle n'en voulut rien, disant que celles qui lui avaient rendu visite se voulaient bientôt retirer; et que tôt après, la dite aveugle les accompagna jusqu'au bas de la maison, et s'en retourna en sa chambre.
Le lendemain, la dite veuve Vibmer étant retournée à la vigne, et le soir étant arrivé, sa mère lui dit que cette aveugle avait eu beaucoup de visites ce jour-là, pendant qu'elle avait été à la vigne; et le lendemain la dite Kibi se retira et quitta entièrement la maison. Autre n'en sait.
Ensuite de quoi, la Chambre a ordonné que la procédure devant écrite au sujet de l'assemblée faite chez la demoiselle Beltz, avec la déclaration susténorisée, sera envoyée à Leurs Excellences, pour entendre leur souverain bon vouloir là dessus.
13 avril 1703. — En suite des ordres qui ont été donnés ci-devant à cette vénérable Chambre, de la part de l'Illustre Chambre de religion de la Ville et République de Berne, nos souverains Seigneurs, contre les piétistes et ceux qui ne veulent point participer au saint sacrement de la Cène, a été arrêté que l'on fera citer M. le secrétaire Magny à vendredi prochain, afin de rendre raison pourquoi il n'a pas participé à ce saint sacrement, à cette dernière fête de Pâques, ni le dimanche auparavant.
20 avril 1703. — M. le secrétaire Magny étant convenu pour dire les causes et rendre raison pourquoi il a négligé de participer au saint sacrement de la Cène, à la dernière fête de Pâques, puisqu'alors il a été dans les prédications; comme il a avancé diverses raisons que l'on n'a pas d'abord bien pu comprendre, il a été renvoyé à les mettre par écrit sur le papier, afin qu'on les puisse envoyer à Leurs Excellences du Suprême Consistoire (de Berne).
23 avril 1703. — M. le secrétaire Magny, pour satisfaire au renvoi de vendredi passé, a produit ses raisons par écrit; et après avoir donné à connaître qu'il était délivré des préjugés qu'il avait contre la Chambre (soit quelque particulier) il s'est un peu plus amplement expliqué, et a dit en substance /276/ que ce qu'il en avait fait, ce n'était pas par aucun mépris du saint sacrement; qu'il le tenait pour saint et auguste; mais qu'il avait eu des raisons qu'il n'avait pas pu vaincre, qui lui ont empêché de communier, n'étant pas bien disposé pour cela.
Sur ce, la vénérable Chambre, ayant remarqué que le sieur Magny (par digression) a insinué qu'un particulier s'est déjà émancipé d'écrire le fait à Leurs Excellences, elle a trouvé à propos qu'au lieu d'en juger, puisque ceci est d'une nature très grave et importante, il est indispensablement nécessaire d'en donner connaissance à Leurs Excellences, nos souverains Seigneurs de la Chambre de Religion, en leur écrivant historiquement l'état de la chose, tant par moyen d'une copie des raisons du sieur Magny ci-après ténorisées, que sur ce qu'il a ensuite dit et débité plus amplement de sa propre bouche.
Teneur du billet produit par le sieur Magny.
Ayant été appelé devant le vénérable Consistoire, pour rendre raison de ce que je n'ai pas participé au sacrement de la sainte Cène ces Pâques dernières, j'ai répondu en sens que, ce sacrement étant un mystère si saint et si redoutable qu'on ne peut user de trop de circonspection pour ne pas y participer indignement et pour ne pas le profaner, j'étais surpris, et c'était une chose sans exemple, qu'on trouve si étrange et qu'on m'appelle en Consistoire pour n'y avoir pas participé une fois, pendant qu'on n'y appelle point les profanes et vicieux pour leur faire rendre raison pourquoi ils y participent; qu'au reste, les raisons qui m'en ont empêché sont proprement entre Dieu et moi; et que la confession auriculaire étant condamnée parmi nous, je ne crois pas qu'on puisse m'obliger à les déclarer aux hommes; que toutefois, puisque je suis averti qu'on avait déjà écrit la chose à Leurs Excellences, avec d'autres, et que même les ordres étaient donnés pour l'examiner, j'attendrais d'en répondre alors, et de faire voir qui sont ceux qui troublent et qui contristent dans l'Eglise des âmes qui cherchent Dieu.
9 mai 1704. — La veuve Campamar, née Menens, appelée pour rendre raison et dire les causes pourquoi elle s'est /277/ distraite et a quitté entièrement les saintes prédications, comme aussi les saints sacrements de la Cène. Pour réponse, a dit qu'elle ne pouvait pas se résoudre à fréquenter les saintes assemblées, ni se disposer à participer aux dits saints sacrements, parce qu'elle a bien su, du temps passé, combien de fois par ce moyen elle a pris sa condamnation. Exhortée à se ranger de faire comme les autres bons fidèles et chrétiens, elle n'a rien voulu dire de positif là-dessus. Enquise pour savoir ceux qu'elle a fréquentés dès son dernier retour des lieux éloignés où elle a été avec les autres piétistes, a répondu n'avoir fréquenté dès lors sinon les demoiselles de la Tour, du Basset; et en dernier lieu elle a demeuré chez son frère.
Cette matière ayant été mise en délibération pour savoir comment on s'y prendra, a été arrêté que M. le doyen Dapples écrira le fait aux très illustres Seigneurs de la Chambre de Religion, à Berne, afin qu'ils y puissent apporter les remèdes tels qu'ils trouveront convenables, et ce pour notre décharge.
V
Les documents nous font défaut pendant quelques années. Le premier que nous rencontrons, en suivant toujours l'ordre des dates, est une lettre de Magny, adressée à un parent dont nous ne savons pas le nom. Le vieillard y développe ses idées théologiques avec un peu de lenteur, et précautionneusement, mais en définitive avec beaucoup de netteté.
Vevey, le 19 janvier 1712.
…
Pour ce qui est des Inspirés, puisque vous avez bien voulu m'apprendre les motifs de votre jugement et réjection, agréez que je vous apprenne aussi les principales raisons qui m'ont fait jusqu'ici suspendre le mien. J'ai su la plupart des choses que vous m'écrivez sur leur cause, et j'avoue qu'elles ont jeté /278/ de violents scrupules dans mon esprit. Mais, lorsque j'ai examiné d'autre côté la doctrine de ces gens-là, ou la matière de leurs prédications, leur caractère, l'esprit et le caractère de leurs plus animés adversaires et persécuteurs, je vous avoue aussi que je n'ai pu me ranger du parti de ces derniers. Car premièrement, quant à leur doctrine, j'ai examiné de fort près leurs discours que j'ai ouïs de mes oreilles, et ceux qui ont été imprimés, entre autres un recueil de ceux d'Alut et de deux femmes, prononcés en dernier lieu à La Haye et à Delft, intitulé : Eclairs de lumière sur la nuit des peuples, etc. 1, qui, par une providence toute particulière est tombé entre mes mains le même jour que j'ai reçu votre lettre. Mais je n'y ai jamais rien trouvé de contraire à la Doctrine qui est selon la piété, contenue dans les Saintes Ecritures; il y a quelques endroits un peu obscurs et confus que les profanes appellent du galimatias 2; mais au fond ils manifestent avec une très grande force et évidence la défection universelle du Christianisme dans toutes les sectes, où on ne voit point Christ régner, quoiqu'elles fassent profession de le connaitre et de le suivre; mais plutôt l'Antechrist et le Diable, par toutes sortes de vices et d'impiété. En particulier, ils découvrent et démasquent les faux pasteurs, leur orgueil, leur avarice, leur présomption fondée sur leur fausse sagesse, science mondaine, raison charnelle et corrompue, vocation humaine, etc., leur négligence, paresse, indifférence pour la gloire de leur Maître et pour le bien de leurs brebis, leur mondanité, ignorance des voies de la Sagesse suprême, etc. Ils n'épargnent pas même les âmes de bonne volonté, leur reprochant qu'elles n'ont ni assez d'humilité, ni assez de zèle, de renoncement, d'amour, de confiance, de foi, de patience, etc. De tout cela ils en tirent occasion d'exhorter très pathétiquement les hommes à la repentance, au renoncement, à un retour entier et sincère à Dieu, en se retirant de tout péché et de toute fausse /279/ sagesse pour se soumettre à la conduite de son Esprit, avec de terribles menaces aux rebelles et aux impénitents, des jugements terribles et prochains. Et par contre, des promesses très glorieuses et magnifiques, à tous ceux qui se convertiront de bon cœur, d'un rétablissement entier et parfait à l'image de Dieu perdue en Adam, pour former une Eglise universelle, sainte, unique, où Christ régnera en justice, paix et équité.
En un mot, il semble que c'est là le vrai accomplissement de la prophétie de Jésus-Christ, que lorsque le Saint Esprit sera venu, il convaincra le monde de péché, de justice et de jugement.
Tout cela est accompagné d'un respect infini et des idées les plus sublimes de la majesté, bonté, justice, sagesse et puissance infinies de Dieu, d'un zèle très fervent à le prier et à le louer, en comparaison duquel tous les sermons et les prières étudiées de nos Ministres ne me paraissent que glace, quoique tout cela soit prononcé sur le champ et sans étude.
Ce qui me paraît encore bien remarquable, c'est qu'en tous ces points de doctrine, ils sont unanimes entre eux, unanimes avec plusieurs bonnes âmes que Dieu a suscitées depuis quelques années, et qui, sans être Inspirées de la même manière, ont rendu le même témoignage avec un grand zèle et courage, et en ont souffert de rudes persécutions sous le nom de Piétisme; — unanimes encore avec des hommes extraordinaires que Dieu suscite encore aujourd'hui, entre lesquels un nommé Jean Tennhard, perruquier, de Nuremberg, fait aujourd'hui beaucoup de bruit par un gros livre qui contient un grand nombre d'avertissements qu'il assure que Dieu lui a dictés immédiatement, avec une histoire de sa vie qui contient des circonstances du tout merveilleuses. Il dit aussi avoir eu un ordre exprès de Dieu pour imprimer ce livre et pour l'envoyer à toutes les puissances de l'Europe : ce qu'il a exécuté ponctuellement avec une lettre à chacune, qu'il dit que Dieu lui a aussi dictée. On m'a assuré qu'il a déjà été traduit en diverses langues, et je sais qu'il s'imprime actuellement en français.
Or, mon cher frère, d'où peut venir cette uniformité et conformité entre des gens qui n'ont jamais eu aucune /280/ communication ensemble ? Du moins quelques-uns m'ont assuré, singulièrement le boiteux, n'avoir jamais lu les livres des Piétistes, ni eu aucune communication avec eux.
En vérité, mon cher frère, si c'est un blasphème que d'attribuer à l'Esprit de Dieu l'imposture et le mensonge, on ne doit pas moins craindre de tomber dans le blasphème en attribuant à l'Esprit du Démon des vérités si sublimes, si divines, qui tendent toutes à la gloire de Dieu, à la conversion de l'homme, à la destruction du péché et du règne du Démon même, et à l'établissement du règne de Jésus-Christ.
Je joins à la considération de leur doctrine les fruits qu'elle produit : car je puis vous dire que notre cousin Montet, sa femme et sa fille, et plusieurs autres, en ont été entièrement changés en bien. Une pauvre fille, simple et idiote, qui servait à la maison à écurer la vaisselle, quand vous y avez passé, en a reçu une lumière et une vertu merveilleuses. Elle ne cesse de pleurer ses péchés, elle souffre avec patience et avec joie la pauvreté, la misère, et une griève maladie dont elle est affligée. Elle s'est confiée (a confié) à une demoiselle qui l'a retirée par charité, que Dieu lui parle immédiatement et lui fait connaître ses péchés, des péchés auxquels elle n'avait jamais pensé. Elle a des songes très fréquents, tout à fait singuliers et mystérieux. Elle gémit de la corruption et endurcissement des hommes; et l'on ne saurait croire qu'il y ait de l'hypocrisie en son fait, puisque le péché qui la travaille le plus, c'est son hypocrisie précédente que Dieu lui manifeste, qui lui faisait croire qu'elle était bonne chrétienne parce qu'elle fréquentait les sermons, qu'elle lisait et qu'elle parlait de Dieu, quoique son cœur fût vide de son amour et rempli d'orgueil et d'amour-propre. Je ne sais si cent Ministres ensemble pourraient montrer un seul fruit de leur ministère, pareil à celui-là.
Quant à leurs personnes et à leurs mœurs, je n'y ai rien aperçu que de très édifiant; et leurs propres adversaires n'ont pu les convaincre d'aucun désordre dans leur conduite. Ils vivent entre eux dans une merveilleuse union et communion de cœur. Ils sont fréquemment en jeûnes et oraisons; ils sont patients et débonnaires envers leurs propres persécuteurs. Le boiteux dont je vous ai parlé ne cesse de bénir et /281/ de prier pour ceux qui l'ont persécuté, chassé, et réduit dans la misère.
Que si, par contre, on examine quel est le caractère de leurs ennemis, c'est un peuple brutal et impie, excité par les Scribes et Pharisiens modernes, remplis d'envie, et ennemis perpétuels et déclarés du vrai Christ et de ses vrais membres. Le Ministre de Villeneuve, qui a persécuté notre cousin Montet et sa famille, et qui s'est déchaîné avec fureur contre les Inspirés, est un Epicurien gros et gras, qui passe les trois quarts de sa vie à manger, boire, caqueter des nouvelles, pendant qu'il souffre assez tranquillement que son peuple s'abandonne à toute impiété et ordure. Quand M. Rivaz, notre allié, mourut, je le priai d'avoir soin de sa famille, qui avait grand besoin d'exhortation et de discipline. Il s'est passé deux ans entiers sans qu'il y ait mis le pied, les laissant courir à l'abandon de dissolution. Mais, du moment qu'il eut appris qu'une des filles avait ouï les Inspirés, en avait été touchée, et témoignait beaucoup de repentance et de désir de s'amender, il l'a fait appeler au Consistoire, et s'est acharné avec fureur contre elle. Vous connaissez le chef de ce Consistoire, c'est le jeune Châtelain Perret.
Ce même Ministre avait un régent d'école qui lui avait été donné par de ses collègues, gens de quelque piété; qui est lui-même un fort homme de bien, et zélé pour avancer le règne de Dieu; il s'acquittait fort bien de son devoir, et avec un fruit très palpable sur la jeunesse, tellement que les pères en étaient ravis et lui en ont donné des témoignages authentiques. Cependant ce Ministre ne l'a jamais pu souffrir, ni avoir repos qu'il ne l'eût chassé sous le seul soupçon de Piétisme; et avec cela, il passe pour un bon homme, un bon Ministre qui s'acquitte fort bien de sa charge.
Or, mon cher frère, si les ennemis des Inspirés sont des gens de cette trempe, comment peut-on concevoir que le Diable voulut exciter ses émissaires contre d'autres émissaires ? C'était du moins là un des arguments des apologistes des premiers chrétiens : Probatio innocentiæ nostræ iniquitas vestra; et celui de Jésus-Christ lui-même contre les Pharisiens.
Enfin, j'ajouterai encore cette réflexion, que leurs ennemis /282/ ne peuvent point s'accorder sur le principe qui les fait mouvoir ou parler : les uns disent d'un, les autres d'autre. Il y en a qui voudraient les faire passer pour des imposteurs malicieux; les autres attribuent au Diable leurs inspirations. Un de nos Ministres, bel-esprit, s'est efforcé de prouver que c'est une maladie d'esprit, une imagination surchauffée, etc. C'est ainsi que le langage des Babyloniens est confondu, et qu'ils ne savent eux-mêmes à quoi ils en sont.
Faites, mon cher frère, vos réflexions sur tout cela, et jugez vous-même de quel côté il vaut mieux pencher, ou des profanes et mondains qui ne peuvent souffrir les rédargutions du Saint-Esprit, ou du côté de ceux qui vous invitent à la repentance avec tant de zèle et de charité, et qui s'exposent à toutes sortes d'opprobres, de souffrances et de misères, pour obéir, comme ils le croient, à Dieu. Si c'est crédulité que de pencher de ce côté, je ne sais quel nom on pourra donner à ceux qui les jugent et les condamnent, sans avoir daigné examiner les choses d'assez près, et sans avoir même les lumières et la capacité nécessaires pour faire cet examen. Ne croyez pas, mon cher frère, que ce que je vous en dis soit par présomption, pour étaler quelque capacité. Je sais que je ne suis que poudre, cendre et aveuglement, si Dieu lui-même ne m'éclaire. Mais je puis dire à sa louange qu'il ne me laisse pas sans quelques rayons de connaissance de sa vérité et des mystères de sa sagesse. A lui seul en soit la gloire ! Dieu veuille par sa miséricorde nous garder de toute séduction, et des péchés grossiers, et de l'Ange des ténèbres transformé en Ange de lumière ! C'est ce qu'il fera si nous le cherchons avec sincérité, et un vrai renoncement au péché et à nous-mêmes, que je vous souhaite de plus en plus et de tout mon cœur.
Du reste, nos parents sont, grâces à Dieu, tous en bonne santé, à la réserve de la pauvre Montet, qui est dans le plus pitoyable état qui se puisse concevoir… Adieu, mon très cher frère, croyez-moi toujours avec une vraie sincérité et cordialité votre très fidèle et affectionné frère et serviteur.
M. /283/
Je profite encore de l'enveloppe pour vous proposer une réflexion que vous aurez sans doute faite plus d'une fois : c'est que, pour nous assurer de la droiture de nos jugements, il ne faut pas s'arrêter à ce que notre raison nous montre, qui est très incertaine et trompeuse. Le plus sûr est d'entrer bien avant dans nos cœurs, et d'examiner très attentivement s'il n'y a point quelque motif secret de passion et d'amour-propre qui nous détermine. Le vieil homme, l'amour-propre, n'aime pas être troublé et inquiété dans son faux repos : c'est pourquoi, pour peu qu'on le touche, il se met en défense et appelle à son secours la raison charnelle. Il n'oublie pas la voie de récrimination, comme nous en avons un exemple dans la réponse des Pharisiens à l'aveugle-né : « tu es du tout né en péché, et tu nous enseignes ! » C'est pour ce motif que les Pharisiens voulaient faire passer Jésus-Christ pour un imposteur et séducteur, et ils ne manquaient pas de raisons spécieuses. Mais au fond, c'est qu'il attaquait au vif leur hypocrisie et leur orgueil. Défions-nous donc, mon très cher frère, de tous nos jugements, tandis que nous sentons encore en nous le vieil homme et l'amour-propre se mouvoir, surtout quand il s'agit des personnes qui nous découvrent notre nudité et nos misères. Car alors nous nous érigeons en juges et parties. Pour moi du moins, je me trouve très bien de cette méthode. Et sans cela nous ne verrons jamais ces ennemis vaincus et détruits en nous, tandis que nous permettrons qu'ils repoussent de quelque manière que ce soit, surtout par la raison serpentine, les assauts que Dieu, par sa miséricorde, leur livre ou leur fait livrer pour les mettre à mort.
VI
Dans la lettre qui précède, Magny parlait de l'ouvrage d'un illuminé allemand, Jean Tennhard, dont la traduction /284/ française était sous presse. C'est lui-même qui avait traduit ce livre, lequel parut bientôt sous ce titre :
A DIEU SEUL LA GLOIRE
qui m'a commandé d'écrire par son Esprit, d'une manière du tout merveilleuse, deux traités à tous les hommes…, pour les exhorter
A faire pénitence à présent, ou jamais,
Que Dieu va verser sur la terre
Ses justes jugements, ses foudres, son tonnerre,
Pour mettre fin à ce monde mauvais.
Ensemble la vie de moi, Jean Tennhard, par où on peut voir combien de temps ce grand Dieu… m'a recherché,… et comme quoi… moi, pauvre et indigne pécheur, non seulement j'ai entendu immédiatement sa voix gracieuse… pendant trois ans; mais il… m'a commandé d'écrire en son nom ce qu'il m'a dicté…
Traduit et imprimé en français, l'an MDCCXII.
C'est un volume in-4o de près de 800 pages. Bien que cet ouvrage se rencontre rarement dans les bibliothèques, je n'en citerai que deux passages; en premier lieu, un morceau de la préface du traducteur, où Magny résume ses propres théories sur l'autorité en matière de foi :
Quant à l'Ecriture sainte, son but principal est de nous porter à craindre Dieu et à garder ses commandements : car c'est là le tout de l'homme. Mais quant au détail de vérités divines et de moyens pour parvenir au salut éternel, nul ne peut ignorer que chacun explique l'Ecriture comme il l'entend; et la plupart tâchent de lui donner un sens qui s'accommode à ses préjugés et à ses opinions, et souvent même à ses inclinations, comme le nombre innombrable de disputes /285/ qui s'agitent entre les hommes, où chacun veut avoir l'Ecriture sainte de son côté, en sont des preuves incontestables. C'est pourquoi nous avons besoin d'un autre interprète, d'un Juge infaillible qui est au-dessus de l'Ecriture, et qui a dicté luimême l'Ecriture, savoir de l'Esprit de Dieu, qui, par sa lumière et par ses enseignements intérieurs, peut seul nous donner l'intelligence claire et certaine du véritable sens de l'Ecriture et de l'institution de Christ, et nous conduire en toute vérité.
L'autre morceau que je tiens à citer est tiré du livre de Tennhard lui-même. On y verra que cet illuminé luthérien, dans son antipathie pour ce qui n'était pas la pure piété intérieure, reniait le souvenir des luttes de la Réforme :
Le treizième du même mois de janvier 1710 1, il me fut donné à connaître que le Docteur Martin Luther aurait beaucoup mieux fait de garder pour soi la connaissance que Dieu lui avait donnée au commencement, que d'entreprendre de s'ériger une nouvelle secte; puisqu'il y en a eu beaucoup moins de sauvés que s'ils fussent demeurés dans le Papisme, et qu'ils se fussent adonnés à mener une vie chrétienne. Il me fut même montré que Luther n'a été qu'une voix commune, toutefois une véritable voix de tonnerre. Car il s'est seulement manifesté lui-même en tonnant plus tôt et plus haut qu'il n'avait ordre de faire, selon sa propre volonté et son plaisir. C'est pourquoi le succès n'en a pas été heureux, et il n'en est résulté que des guerres et des désunions dans plusieurs pays; et encore jusqu'à cette heure, ils ne font autre chose que s'injurier, et s'accuser les uns les autres d'hérésie. Du reste, aucune de ces religions ne vaut mieux que l'autre d'un cheveu de tête; mais toutes ces sectes vivent dans la /286/ même impiété, idolâtrie, impureté, paillardise, adultère, orgueil et vanité. Elles sont également remplies de fureurs, de querelles, de divisions et de débats.
On conçoit qu'une impartialité si rogue et des vitupérations si acerbes aient été mal prises par l'autorité bernoise. Magny fut menacé de poursuites. Il se réfugia à Genève, en 1713, et c'est de là qu'il écrivit pour sa justification le mémoire qui suit :
Ayant appris qu'il y a une grande irritation, au sujet de la traduction des écrits de Tennhard, et contre le traducteur, j'ai cru que je devais me mettre à couvert de l'orage, en attendant que Leurs Excellences, mes Souverains, fussent mieux informés de mon innocence à cet égard, puisque je ne puis, ni ne veux nier d'être l'auteur de cette traduction. Mais j'ose espérer que lorsque LL. EE. auront eu la bonté d'examiner mes raisons, Elles ne me trouveront pas si criminel que quelques-uns me le voudraient faire paraître.
Et premièrement, je n'ai jamais su que ce livre fût défendu. Au contraire, j'avais appris qu'il était entre les mains de plusieurs personnes, assez ouvertement, à Berne, et qu'il y en avait un bon nombre d'exemplaires répandus. Une Dame qui n'est nullement suspecte, en apporta un (aux vendanges de 1711), dont elle parla à M. le ministre de Saint-Saphorin avec éloge. C'est pourquoi je n'ai pas cru me rendre coupable d'aucune désobéissance, en le traduisant pendant qu'il n'y avait point de défense.
Quant aux défenses particulières qu'on me fit en 1700, d'écrire sur des matières de religion, j'ai entendu que ces défenses ne pourraient regarder que ce que pouvais écrire de mon chef, et non des traductions où je n'ajoutais rien du mien outre que je ne m'y engageai par aucune promesse positive comme on me l'impute : je répondis que j'étais disposé à obéir à mon Souverain, en tout ce qui ne répugne pas à l'obéissance que je dois à Dieu, et qui ne répugne pas à la /287/ liberté chrétienne et au principe même de la Réformation : de lier les consciences, de faire ou d'omettre ce que Dieu défend, ou qu'il commande et à quoi elles se croient obligées. Aussi n'ai-je pu ni dû croire que ce fût l'intention de LL. EE. Enfin, depuis ce temps-là, il ne devait être resté aucun soupçon contre moi, comme on l'avait conçu alors que j'eusse intention de semer quelque doctrine étrangère et de troubler l'Eglise, m'étant toujours conduit de manière à écarter un pareil soupçon.
Pour ce qui concerne le livre en lui-même, où l'on prétend qu'il se trouve beaucoup d'erreurs et même d'impiétés, je puis dire en vérité et devant Dieu que cela ne m'a point paru, le tout étant entendu en un bon sens et regardé du bon côté avec des yeux simples et humbles, n'y ayant rien trouvé qui puisse ternir la gloire de ce grand Dieu, ni détourner les âmes du respect et de l'obéissance qui lui est due, ni enfin qui soit contraire aux vérités révélées dans l'Ecriture Sainte. J'ai même remarqué partout, dans l'esprit de l'auteur, une crainte et un respect très profond pour Dieu, qui doit être d'une grande édification. Du reste, j'y ai trouvé une grande abondance d'excellentes doctrines, et des plus fortes et plus vives exhortations à la repentance et à l'amendement de vie, et à l'amour de Dieu le plus pur et le plus sublime; tellement que si chacun s'adonnait à vivre selon les règles et instructions qu'il donne, le monde deviendrait un Paradis.
De sorte que j'ai cru que, bien loin d'apporter aucun préjudice à mon prochain en le traduisant, je lui rendais un service signalé, et je me suis cru si indispensablement obligé d'employer à cette occasion le faible talent qu'il a plu au Seigneur de m'accorder, que j'y ai été sollicité d'une manière fort pressante, et par des personnes des lumières et de la piété desquelles je ne pouvais pas douter.
Que si on porte un autre jugement de ce livre, que celui que plusieurs personnes pieuses en font avec moi, et qu'on croie que je m'y suis mépris, je ne crois pas qu'on puisse m'imputer à crime mon erreur, et surtout une erreur qui a été causée par un grand nombre de doctrines excellentes et édifiantes qu'il contient, de l'aveu même de ceux qui le /288/ condamnent, et qui peuvent m'avoir ébloui, et fait fermer les yeux à celles qu'on trouve si étranges : mon dessein n'ayant été que de m'attacher à l'essentiel et au but principal, qui ne tend qu'à réveiller les hommes de la léthargie du péché, et les amener à une véritable repentance et amendement.
Pour ce qui est de Mlle de Penthaz 1, elle peut dire elle-même quelle liaison j'ai eue avec elle. Je ne lui ai jamais parlé qu'une fois en ma vie avant son changement, et je souhaiterais qu'elle pût montrer trois ou quatre lettres qu'elle a de moi on verrait si j'ai contribué la moindre chose à lui suggérer ou à fomenter ces sentiments. En particulier je n'ai jamais applaudi au schisme, et je n'ai jamais voulu me séparer moi-même, croyant qu'on doit attendre en patience que le Seigneur apporte lui-même le remède aux maux de l'Eglise, comme je lui demande de tout mon cœur.
Du reste chacun sait, dans mon lieu, de quelle manière je me suis toujours conduit dans l'exercice de mes emplois, soit dans ma vie privée, et si jamais j'ai cherché à séduire une seule personne pour la détourner, soit de l'obéissance due au Souverain, soit de sa profession, moins encore de la vérité et saine doctrine.
Par toutes ces réflexions, j'espère de la bonté et de la clémence de LL. EE., mes Souverains Seigneurs, qu'Elles voudront bien me pardonner une chose que je n'ai nullement commise par un esprit de malice ou de désobéissance, mais par un pur mouvement de conscience, en pensant travailler pour la gloire de Dieu et pour le salut de mon prochain.
Quoi qu'il puisse m'arriver, je conserverai toujours, moyennant la grâce de Dieu, tout le respect, l'amour et la fidélité que je dois à mon Souverain; et je ne cesserai d'adresser à Dieu mes prières les plus ardentes, qu'il continue à répandre toutes sortes de bénédictions sur leurs personnes et sur l'Etat !
Ici encore, je laisse aux savants bernois le soin de suivre, dans les registres du Conseil et de la Chambre de religion, /289/ la marche des poursuites qui furent ordonnées contre le livre de Tennhard et contre celui qui l'avait traduit en français.
VII
Pendant que Magny demeurait à Genève, où il passa quelques années, il y reçut la visite de M. de Saint-Georges de Marsay 1, un officier qui s'était retiré du service pour vivre en ermite dans la Westphalie. Je citerai quelques pages de son autobiographie, où il peint sa vie solitaire, et raconte son mariage, ses voyages à Genève, et la connaissance qu'il fit, dans le pays de Vaud, de Mme de la Tour, la belle-mère de Mme de Warens.
Nous commençâmes tous trois ensemble notre communauté d'ermites, vivant fort retirés et solitaires. L'ordre que nous tenions pour l'extérieur était réglé ainsi : Nous nous levions à quatre heures du matin, et travaillions chacun à son ouvrage, gardant un silence rigide. Un de nous lisait auparavant quelque chapitre de l'Ecriture sainte.
M. Baratier avait soin du ménage et de faire la cuisine; M. Cordier et moi allions, depuis quatre heures du matin jusqu'à sept heures, pendant ce printemps de l'an 1711, travailler à fossoyer une terre pour en faire un champ où nous semâmes du blé pour avoir du pain. A sept heures, nous retournions au logis, et déjeunions avec un morceau de pain sec que nous faisions et cuisions nous-mêmes. Après cela, jusqu'à midi, chacun travaillait : à filer de la laine, ce qui était l'ouvrage de Cordier; et moi à coudre ou tricoter; il avait aussi les commissions et messages du dehors, pour aller chercher ce qui était nécessaire; j'avais aussi à aller chercher de l'herbe pour une vache que nous avions, aussi bien qu'à ramasser des feuilles pour la litière; nettoyer l'écurie /290/ était aussi mon emploi. A midi, nous dinions. Baratier nous cuisait pendant les sept jours de la semaine le même mets : une semaine, c'était un plat de pois, et rien autre chose ni avant ni après, qu'un morceau de pain; l'autre semaine, un plat d'orge mondé; l'autre, de l'avoine mondée; l'autre, du gru de blé sarrasin, et ainsi alternativement. Après avoir dîné, l'un de nous lisait quelque chose des écrits de Mlle Bourignon; et puis chacun reprenait son travail jusqu'à quatre heures, que Cordier et moi nous retournions aux champs fossoyer jusqu'à sept heures, qui était l'heure du souper, qui consistait en un plat de légumes, salade aux navets, carottes ou autres, selon que la saison le donnait. Après souper, nous demeurions ensemble dans notre chambre à travailler jusqu'à neuf heures, qui était l'heure que nous allions nous coucher. C'est ainsi que nous passions la journée, observant dans toutes nos occupations le silence, et ayant pour notre exercice de rester en tout recueillis en la présence de Dieu, ne parlant et demandant que ce qui était nécessaire. Nous ne buvions que de l'eau crue; et notre régal était lorsqu'il plaisait à M. Baratier de cuire notre gru avec du lait.
J'étais comme un enfant qui ignore toutes choses, et qui ne sait rien du tout que de faire simplement l'ouvrage extérieur qui lui est donné à faire, en la présence de son cher père et de la manière qu'il veut. C'était là toute mon affaire, de fossoyer en la présence de Dieu, de tricoter… Nous n'avions point d'heure réglée pour l'oraison; mais selon l'enseignement de Mlle Bourignon, nous tâchions de convertir toutes nos actions en prières.
Desséchant tous les jours davantage, je devins si maigre que ma peau était collée à mes os sur les doigts de mes mains, et commençait à se sécher, à noircir 1 et à crever en plusieurs endroits.
… …
Au lieu du silence et du recueillement rigides que nous avions observés ensemble jusqu'alors, nous commençâmes à /291/ babiller depuis le matin jusqu'au soir, mes deux camarades se trouvant dans la même disposition que moi.
Enfin, n'étant plus maîtres de nous-mêmes, il semblait que nous fussions trois bons vivants qui ne font que badiner, rire, et folâtrer tout le jour ensemble.
… …
M. Cordier nous ayant quittés, M. Baratier et moi nous restâmes seuls… Etant un jour assis sous un arbre avec mon tricotage, il me fut montré intérieurement que s'il était véritable que je voulusse être abandonné à Dieu sans réserve, je devais épouser Mlle de Calemberg : cette demoiselle était aussi logée dans la maison de Mme Castel (née comtesse Sophie de Wittgenstein)… Il me fut montré comment nous devions vivre ensemble, savoir en continence… J'allai le lendemain trouver Mlle de Calemberg et lui dis ce qui m'avait été montré; il se trouva que Dieu lui avait donné la même certitude de sa volonté dans cette affaire; et ainsi, après quelques semaines, M. Baratier mon camarade le ministre fit la cérémonie et nous maria (29 juillet 1712) dans la salle de Mme Castel. Nous avions ensemble quinze sous lorsque nous nous mariâmes.
Quelque temps après, il vint un certain français nous voir. Ce monsieur français, nommé Guy, étant de là allé à Genève, rendit visite à ma mère à mon insu, lui raconta ma manière de vivre. Elle m'envoya quelque trente écus… Il me vint un fort attrait d'aller à Genève voir encore une fois ma mère. Ma femme ne voulut pas me laisser aller seul.
Nous arrivâmes à Neuchâtel (en 1715), où M. Sandoz, cousin de M. de Treytorens notre ami, et que je connaissais (ayant logé chez lui à mon premier voyage) nous reçut cordialement, et Mme sa femme… Ayant laissé ma femme dans cette bonne maison qui était l'abord de toutes les personnes de ces quartiers, je poursuivis mon chemin jusqu'à Genève… Je retournai à Neuchâtel, j'y trouvai une dame pieuse qui demeurait proche de Vevey, nommée Mme de la Tour : une jeune veuve qui demeurait à un petit bien de campagne. Cette bonne dame nous proposa d'aller avec elle, et que ma femme demeurerait /292/ chez elle tout le temps que je serais à Genève. Nous acceptâmes cela, et allâmes tous trois à pied jusque chez elle, où elle nous reçut et garda comme ses enfants.
Nous retournâmes de Vevey à Neuchâtel; nous fîmes la connaissance de beaucoup de personnes pieuses dans ce pays-là, surtout à Yverdon, où il y en avait beaucoup, convertis par le moyen des écrits de Mlle Bourignon… Etant zélés, joyeux et contents, nous étions en édification au milieu de tous les amis de la piété, avec lesquels la Providence nous fit faire connaissance; ils nous témoignèrent partout bien de l'amitié, et chacun voulait que nous nous établissions dans sa ville.
Deux ans après, en 1717, M. de Marsay était revenu à Genève.
Mon frère me proposa de m'établir à Vevey, où il fait meilleur marché qu'à Genève; et j'y consentis, voulant l'essayer. Un Conseiller bourgeois de Vevey, qui pour lors s'était retiré à Genève, nommé M. Magny, homme d'expérience dans les voies de la piété, m'offrit une partie de sa maison à Vevey, et nous l'acceptâmes; je reçus des lettres de ma femme, qui m'écrivait être fort heureusement arrivée à Berne. Nous nous rejoignîmes à Berne chez Mme Zerleder, notre ancienne amie, où nous passâmes une couple de mois; et, au printemps, prenant notre route par Neuchâtel et Yverdon, où nous arrêtâmes encore quelques jours chez nos anciens amis, d'où nous arrivâmes à Vevey. Nous trouvâmes la plupart de ces bonnes âmes à qui nous rendîmes visite, à peu près dans le même degré ou état que nous leur premier feu et zèle sous l'économie de la loi, la rigidité et l'âpreté qui accompagne d'ordinaire cet état, était beaucoup tombé.
Etant donc arrivés à Vevey, nous y arrangeâmes notre ménage. Quelques personnes de considération, voulant faire honneur à mon frère qui y était connu, nous rendirent visite, surtout le ministre qui nous fit beaucoup d'accueil et s'employa bien pour nous.
Ayant été quelques semaines à Vevey, nous allâmes rendre /293/ visite à notre ancienne amie Mme de la Tour, qui nous rendit alors bien des services. Elle ne voulait pas que nous la quittions, mais voulait nous prendre en pension. Ma pension (100 reichsthaler) n'était pas suffisante pour pouvoir subsister à Vevey, où il fait cher vivre, en comparaison de l'Allemagne.
Ayant été quelques semaines chez Mme de la Tour, où nous jouîmes d'une agréable solitude au cœur de l'été, il me vint dans la pensée que nous retournassions à Christianseck (en Westphalie). Mme de la Tour fit tous ses efforts pour nous retenir auprès d'elle, et je m'y serais laissé persuader, mais ma femme ne voulut pas. Passant à Yverdon et Neuchâtel et Berne, ce fut partout nouveaux combats pour moi, les amis de ces lieux employant toutes sortes de remontrances pour nous persuader à rester dans le pays. Mais ce fut inutilement, et nous partîmes.
VIII
Extraits des registres du Consistoire et du Conseil de Genève.
Registre du Consistoire, jeudi 21 avril 1718. — M. Vial a rapporté qu'il avait vu le sieur Coq, chez qui il y eut une assemblée, il y eut dimanche passé quinze jours.
Et qu'il avait appris que cette assemblée fut après les sermons; qu'il n'y avait que des femmes de bonnes mœurs, qui réfléchissaient sur les bonnes choses qui avaient été dites dans les sermons; qu'elles furent au nombre de vingt-neuf. M. le pasteur a ajouté qu'il prit occasion de ce nombre, de dire au sieur Coq et à la demoiselle son épouse, qu'ils ne devaient permettre des assemblées tout-à-fait si nombreuses : ce qu'ils promirent d'observer.
Il a été enfin rapporté que ceux que l'on regarde comme les chefs de ces gens que l'on appelle piétistes, ont communié dans nos temples; que le sieur Magny a communié à la Madeleine.
Etant opiné, l'avis a été qu'il n'y a rien à faire quant à présent, /294/ sinon à charger les pasteurs des quartiers des personnes chez qui l'on fait des assemblées, de leur défendre d'en avoir de si nombreuses, et surtout absolument point la nuit; et aussi de charger tous les membres de ce corps d'avertir sur le champ provisionnellement Nos Seigneurs, lorsque Guy et Donadille seront dans la ville, et ensuite le rapporter céans.
Registre du Consistoire, jeudi 12 mai 1718. — M. le pasteur Cromelin a rapporté qu'ayant appris qu'il y avait eu une assemblée, dimanche dernier, de 30 à 40 personnes chez Arnaud, il lui avait parlé. Lequel lui avait répondu que cette assemblée s'était formée par hasard; que M. Loutz, ministre d'Yverdon, lui avait dit qu'il voulait le venir voir; qu'apparemment quelques amis l'ayant su, c'est ce qui avait donné occasion à cette assemblée.
Le dit spectable Cromelin a ajouté que le dit sieur Loutz avait parlé et fait la prière dans cette assemblée; que ce ministre demeure chez M. Magny; que ce dernier distribue des livres très dangereux, lesquels inspirent des sentiments qui tendent au quiétisme; que ces livres ont déjà fait beaucoup de mal dans cette ville.
Il a été remarqué que lorsque l'on a défendu à une de ces personnes qui forment des assemblées nombreuses, d'en recevoir, elle obéit pour quelque temps; mais les mêmes personnes s'assemblent chez une autre, successivement.
Le Vénérable Consistoire, réfléchissant sur le progrès de séparation qui se fait de ces prétendus piétistes, nonobstant le parti de douceur et de tolérance que ce corps a eu à leur égard; attendu que cette affaire peut intéresser l'Etat, d'autant plus que ces assemblées causent beaucoup de rumeur, principalement dans Saint-Gervais : l'avis a été d'en faire un renvoi à Nos Seigneurs.
Registre du Conseil, lundi 16 mai 1718. — Vu les renvois du Vénérable Consistoire sur les progrès du piétisme et du fanatisme parmi nous, par lesquels il paraît qu'ils sont considérables, et tels qu'ils méritent l'attention et peut-être l'autorité du Conseil pour prévenir de plus grands maux; qu'il s'est fait plusieurs assemblées de trente à quarante, tant en cette /295/ ville qu'à Plainpalais; quelques-unes même de nuit jusqu'à dix ou onze heures dans la nuit; que dans quelques-unes il s'y en trouve qui se disent et font les inspirés et les prédicans, et des jeunes gens de l'un et de l'autre sexe; que quelques femmes et filles d'entre ces gens-là, par une suite de leurs préjugés, deviennent indolentes jusqu'à négliger leurs devoirs envers leurs familles, leurs ménages et même leurs pères et mères et supérieurs; on a ajouté à ces circonstances que ces assemblées sont devenues si fréquentes, en divers quartiers, que les honnêtes gens et plusieurs bons bourgeois s'en scandalisent, et sont surpris que le Magistrat n'en arrête pas le progrès cette gangrène pouvant se répandre et infecter nombre d'esprits, et intéresser enfin la religion et même l'Etat, par ses suites.
On a aussi remarqué, au contraire, que la Vénérable Compagnie et le Vénérable Consistoire avaient été fort sages de se borner jusqu'à présent contre ces piétistes à les exhorter et les instruire de tous côtés avec une douceur évangélique; avec d'autant plus de raison qu'après tout ces gens-là ne se séparent pas de nos assemblées, qu'ils les fréquentent, et communient, vivent d'ailleurs bien, et ne s'entretiennent dans leurs assemblées que de matières de piété et de bonnes choses; outre que ce qui avait donné lieu à renouveler du bruit et du murmure contre eux, était une assemblée à laquelle l'arrivée du Sr Loutz, pasteur d'Yverdon, donna lieu, dans laquelle il paraphrasa quelques passages de la Sainte-Ecriture; lequel est reparti vendredi dernier pour s'en retourner chez lui; qu'ainsi il était peut-être de la prudence de traiter ces matières avec beaucoup de douceur et de charité, parce que prendre un parti opposé, de sévérité, ne ferait peut-être qu'augmenter le mal, bien loin de l'arrêter.
Enfin, on a remarqué que le sieur Magny, de Vevey, pouvait par ses communications avec ces gens contribuer à entretenir les préjugés de ces pauvres gens, quoique tout le monde lui rende d'ailleurs de bons témoignages pour ses sentiments, sa vie et sa conduite parmi nous.
Registre du Conseil, mardi 31 mai 1718. — M. le Premier Syndic a dit que MM. Chouet et Tronchin, anciens syndics, et /296/ Grenus, conseiller, ayant été commis par délibération de céans du 16 de ce mois pour informer sur les assemblées des piétistes, les entendre et exhorter sur les fausses idées où ils sont, et prendre toutes les connaissances possibles sur la matière des renvois du Vénérable Consistoire, circonstances et dépendances, etc., et rapporter : il prie le Conseil d'entendre à présent leur rapport, pour sur icelui déterminer ce qu'il y aura à faire à l'égard des dits piétistes.
Sur quoi le dit Noble Chouet a rapporté dans un grand détail tout ce qui s'est passé dans la commission, où ils ont fait comparaître tous ceux et celles qu'ils ont jugés être prévenus de ces sentiments; et a dit particulièrement qu'il leur a paru qu'il s'est fait plusieurs assemblées de 14 à 15 personnes et jusqu'à trente chez le nommé Jaquillard : une considérable chez Arnaud, dont le Conseil est informé; quelques-unes chez Jeanne Gourbon, de peu de gens; de même chez Honoré, jardinier; deux chez le sieur Joly, à Plainpalais, où les sieurs Loutz et Magny se sont trouvés; une chez la veuve Gautier, sur le pont, où était le dit sieur Loutz, quelques-unes chez la Bonne Cheminat, de même chez la demoiselle Voullaire, femme du sieur Lect, où le dit sieur Loutz est aussi allé; que dans les dites assemblées, il a expliqué des chapitres et des passages du Vieux et du Nouveau Testament sur lesquels ils fondent leurs sentiments; que les hommes et les femmes y font également des exhortations et des prières; mais qu'ils s'entretiennent aussi par le moyen de divers livres qu'ils se communiquent, dont les dits Nobles Commis se sont fait remettre la plus grande partie, qu'ils ont parcourus, et desquels le dit Noble Chouet a rapporté les principales matières, que ces livres sont :
l'Imitation de Jésus-Christ, de Thomas A'Kempis;
le Voyage du Chrétien et de la Chrétienne vers l'Eternité, etc.;
les Armes de Sion;
le Catéchisme sur les attraits de la Grâce;
le Miroir de la perfection chrétienne 1; /297/
l'Eclair des lumières;
le livre de Jean Tennhard, qui est très pernicieux;
les œuvres de madame Guyon et celles de mademoiselle Bourignon.
Que ceux qui se croient inspirés sont : Lucrèce Guigonnat et la veuve Ravel, venues ici depuis environ neuf mois et logées chez Jeanne Gourbon, aussi inspirée; la veuve Pellet; Honoré, et Donadille; que les assemblées de ces inspirés sont de peu de gens, mais que le nombre de ceux qui les fréquentent est grand; Que le sieur Loutz a été ici une douzaine de jours, et logea en arrivant chez Jaquillard, et fut dès le lendemain demeurer avec le sieur Magny; Qu'il leur a paru que le dit sieur Magny a reçu de ces gens-là chez lui; qu'il a été chez eux, et a expliqué des passages de l'Ecriture-Sainte, et a donné des livres désignés ci-dessus à quelques-uns.
A quoi les Nobles Tronchin et Grenus ont ajouté qu'il y a beaucoup d'union et d'amitié entre ces gens-là, qu'ils se voient très souvent, et qu'ils ont les uns envers les autres bien de la charité; que c'est chez Jaquillard où Guy a demeuré une partie de l'hiver, et qu'il s'y est fait plusieurs assemblées; qu'il y a deux espèces de bandes; celle des Cévennes, où les Inspirées sont particulièrement suivies; et celle des autres, où M. Magny préside; qu'ils n'ont pas fait appeler par devant la commission le dit sieur Magny, ayant été assez informés sur son compte par les autres, et ne croyant pas devoir le faire sans l'ordre du Conseil.
M. l'ancien Syndic Chouet a dit encore que le dit sieur Loutz prêcha le dimanche dans l'église allemande avec beaucoup d'imprudence, ayant dit entre autres choses que ceux qui blâmaient et tournaient en ridicule les piétistes, qui étaient les vrais chrétiens, n'étaient que les agents du Diable; qu'au surplus tous ces gens-là qui ont comparu devant la commission ont protesté qu'ils fréquentaient nos sermons et qu'ils communiaient avec nous, et qu'ils ne s'assemblaient et ne se voyaient les uns et les autres que pour se réfléchir sur ce qu'ils avaient ouï dans les prêches, et pour s'avancer toujours dans la piété.
Le dit Noble Chouet a [dit] aussi, dans le commencement de son rapport, qu'avant que de faire comparaître les prévenus, /298/ ils avaient conféré avec les spectables Bordier et Léger le jeune, Ministres, sur le contenu des renvois du Vénérable Consistoire.
On a ensuite lu une prière, qu'on attribue à une personne d'entre les dits piétistes, sans que l'on en ait de sûreté, et une apologie ou justification du sieur Magny, qu'il a signée.
Sur quoi opiné, le sentiment le plus grand a été qu'on devait prendre cette affaire avec beaucoup de douceur et de prudence; que ce qui pouvait intéresser la société civile était particulièrement les assemblées nombreuses de ces gens-là, qui commençaient à donner quelque inquiétude à notre peuple; qu'il fallait absolument les interdire, sous de grièves peines contre ceux qui en seraient les auteurs et ceux chez qui elles se tiendraient; que pour le reste, à l'égard de la personne du sieur Magny, on en reparlerait, et on s'en entretiendrait au plus tôt.
Registre du Conseil, lundi 13 juin 1718. — M. le Premier Syndic a fait lire la dernière délibération du Conseil sur les piétistes, du 31 du mois de mai dernier, et a convié le Conseil d'en parler, comme il est porté par la dite délibération et de finir cette affaire, d'autant plus qu'on lui rapporte que les assemblées continuent, et qu'il s'en est fait deux ou trois.
Sur quoi, M. Tronchin, ancien Syndic, a rapporté qu'il s'était informé de celle que l'on disait avoir été faite chez la demoiselle Mallet, sa parente, qui le lui a fortement nié. Et Noble Grenus, conseiller, a aussi dit que le Sr Mallet lui avait de même soutenu qu'il ne s'était fait aucune assemblée chez eux, le vendredi; que des demoiselles de Rolle qui y sont logées, ayant soupé chez le nommé La Grange, à leur retour, Lixon assembla des enfants qu'il invitait à faire insulte aux dites demoiselles, en les traitant de piétistes.
Sur quoi, M. le Syndic Mestrezat a dit que c'est le Sr Grosjean, dizenier, qui l'a rapporté; que l'ayant chargé d'en retirer une déclaration de celui dont il le tenait, il lui donna celle qu'il a remise à M. le Premier Syndic, qui a déjà été lue; qu'ainsi il dépend du Conseil de faire comparaître le dit Sr Grosjean et celui qui l'a faite, pour en être mieux informé; ce qui ayant été fait et le dit Sr Grosjean ayant dit /299/ que c'est son clerc qui était à la dite assemblée, qui l'a rapporté, le dit est aussi comparu et a été interrogé, et déclaré qu'il s'appelle François Chalon, âgé de quinze ans au 1er octobre prochain; et qu'il fut vendredi au soir dans une assemblée aux Barrières près la Madeleine, avec deux autres jeunes garçons qu'il ne connaît pas; que c'était dans une chambre au premier étage au bout d'une longue galerie, qu'il y connut le Sr Barbe, M. Magny et la nommée Roget, qu'il y avait environ trente à quarante personnes, qu'il y entra entre huit et neuf heures, et qu'on l'en fit sortir entre dix et onze heures, lorsqu'on dit qu'il fallait prier chacun en son particulier, et qu'on éteindrait les chandelles; qu'il y avait des gens par terre, d'autres assis, et d'autres appuyés contre la paroi; que des filles se levaient et parlaient; et qu'ils se retirèrent tous l'un après l'autre.
Ensuite il a dépeint le Sr Magny et a ajouté qu'il se fit encore hier une assemblée chez Arlaud; que ce qui le porta à aller dans celle de vendredi, fut qu'il entendit dire qu'il s'en ferait une, à des gens qui lisaient une prière, et que Morin et Gaudy ses camarades y ont été.
On a lu ensuite la déposition du Sr Isaac-Elie Dentand, du 13 juin ct, prise par le Sr auditeur Jaquet, et envoyée à M. l'ancien premier Syndic Chouet, sur une prétendue assemblée chez le Sr Audibert.
Et ayant été amplement opiné sur le tout, l'avis a été d'informer encore, par un préalable, sur ces derniers faits et autres qui se pourront découvrir en informant, circonstances et dépendances, afin d'être parfaitement éclaircis, et ensuite pourvoir.
IX
Magny venait de passer en paix quatre ou cinq ans à Genève, quand éclatèrent les agitations dont il est parlé dans les documents qu'on vient de lire. Il était appelé à se défendre contre ceux qui le représentaient comme un fauteur de troubles; il écrivit pour se justifier deux /300/ mémoires, l'un desquels est du mois de juin 1718; le second, qui n'est pas daté, doit être à peu près de la même époque.
PREMIER MÉMOIRE
Magnifiques Seigneurs,
C'est avec un sensible déplaisir que j'ai appris qu'on a fait des efforts extraordinaires pour me rendre suspect à Vos Seigneuries, d'avoir cabalé dans votre ville contre le bien de la société et l'état de la Religion, et que je suis menacé d'être chassé honteusement de votre ville comme un dangereux séducteur et un perturbateur du repos public.
Bien que je sache que de pareils événements sont entre les mains de la Providence divine, à laquelle je dois me soumettre en toute humilité, et qu'ils sont même souvent le partage de ceux qui veulent vivre selon la piété en Jésus-Christ : cependant je me sens obligé de me justifier dans l'esprit de Vos Seigneuries, puisque, connaissant votre équité et vos lumières, je dois être persuadé qu'elles ne voudront pas faire souffrir un innocent, et qu'elles sont toujours disposées à écouter les défenses des accusés, et à protéger ceux qui sont injustement opprimés : outre qu'il est juste et de mon devoir, sur les rumeurs qui se sont élevées, que je vous rende raison en toute fidélité et sincérité de ma conduite parmi vous.
Quoique je sois en quelque manière exilé de ma patrie, cependant il est de notoriété publique que ce n'est pas par aucune rumeur ni trouble, ni faction que j'y aie excitée ou s'il y a de la faute, elle n'est point infamante. Il n'y a même plus qu'un scrupule de conscience qui m'en tienne éloigné. Ce fait n'était d'ailleurs point ignoré de Vos Seigneuries, lorsqu'elles m'ont accordé leur protection; et je m'en tins d'autant plus assuré que lorsque M. le premier Syndic Le Fort me fit l'honneur de m'en faire le rapport, et de me prononcer que si j'avais des sentiments particuliers, je me gardasse bien de les répandre; je savais en ma conscience que je n'avais aucuns sentiments contraires aux dogmes de notre Réformation, et à nos Confessions de foi, de sorte que mon exil ne doit plus former aucun préjugé contre moi. /301/
Je me soumets aussi à l'examen le plus exact et aux peines les plus rigoureuses, si pendant tout le temps que j'ai joui de la protection de Vos Seigneuries, quelque personne peut me convaincre d'avoir avancé ou suggéré quelques sentiments contraires à la Parole de Dieu, à la religion que nous professons, et aux dogmes de la Réformation qui sont prêchés dans nos temples; si j'ai dogmatisé nulle part contre cette doctrine, si je me suis introduit dans aucune maison de la ville, sinon là où l'on m'a bien voulu faire la grâce de me recevoir, qui sont en petit nombre entre autres, dans quelques maisons de personnes de considération que je connais depuis longtemps, et qui peuvent rendre un fidèle témoignage de mes sentiments et de ma conduite, et quelques visites de charité auxquelles les chrétiens sont obligés.
Je n'ai jamais détourné personne du culte public, de l'obéissance au Magistrat et à ses supérieurs, ni du travail de sa vocation.
Il ne se trouvera pas aussi que j'aie jamais sollicité ni fomenté aucune assemblée, ni que j'y aie assisté. Je n'ai jamais même approuvé les assemblées nombreuses, comme je l'ai toujours fait connaître à tous ceux qui m'en ont parlé.
Le rapport qui a été fait à Vos Seigneuries par un jeune garçon, que je me suis trouvé vendredi dernier 10 de juin dans une assemblée nocturne chez la veuve Mallet ou Besson, où il s'est passé des choses assez énormes à son dire, est absolument calomnieux (sous respect) et me touche sensiblement, puisque je ne connais point ces deux personnes, et que je puis prouver mon alibi par le serment de mes domestiques.
Si quelques personnes sont venues chez moi, ce qui est arrivé rarement et en petit nombre, et jamais à des heures indues; si je connais et si je suis connu de ce petit nombre de personnes qu'on nomme piétistes, on ne m'en peut faire un crime sans blesser le droit des gens et cette liberté qui est si chère à votre République; et il ne se trouvera pas que j'aie jamais eu avec aucune de ces personnes [autre chose] que des entretiens de piété, tels que la Religion chrétienne nous les prescrit, et que MM. les pasteurs nous y exhortent.
S'il s'est élevé quelques rumeurs à l'occasion des assemblées, elles ne me peuvent être imputées avec aucune justice, /302/ puisque je n'en ai jamais été l'auteur, et qu'il est notoire qu'il n'y a jamais eu aucune rumeur ni aucunes plaintes pendant quatre années de mon séjour ici, mais seulement depuis peu, à l'occasion du sieur Guy, auquel plusieurs ont couru avec empressement, sans que j'y aie contribué quoi que ce soit : ce qui a donné lieu à quelques assemblées et à diverses plaintes, dont MM. les pasteurs peuvent rendre témoignage.
Je n'ai eu aucune communication particulière avec les Inspirés, et je n'ai point approuvé leur Inspiration. Au contraire ils me réputent plutôt comme étant leur opposé à cet égard que leur adhérent.
Voilà, Magnifiques Seigneurs, un petit détail essentiel de ma conduite au milieu de vous, de la sincérité duquel Dieu et ma conscience me sont de fidèles témoins, et je m'assure aussi que tous ceux qui me connaissent en pourront rendre [un] témoignage qui doit trouver plus de créance dans l'esprit de juges aussi sages et aussi intègres que vous l'êtes, que des bruits populaires et des déclamations de ceux qui ne me connaissent pas, et qui n'en parlent que par une prévention aveugle surtout contre un homme à qui Dieu a fait la grâce de soutenir toujours le caractère d'honneur et de probité qu'il s'est acquis dans le lieu de sa naissance, où il a exercé la magistrature pendant quarante ans, avec l'approbation de son Souverain et de chacun.
Cependant, si malgré mon innocence si palpable, vous trouvez expédient, Magnifiques Seigneurs, que je me retire de votre ville, quelque agrément que j'y trouve par la bonté et l'affection que bien des gens honnêtes m'y témoignent, quelque peine et incommodité que cette retraite puisse causer à un homme de mon âge et d'une constitution assez faible, qui rejaillira même sur ma sœur qui est hors de tout soupçon en tout ceci, je sacrifierai néanmoins volontiers et mon repos et mes intérêts au bien de votre République, si mon séjour y est contraire ce que je ne puis me persuader.
Mais Vos Seigneuries sont trop justes pour exiger de moi que j'y sacrifie mon honneur et mon innocence : ce qui néanmoins arriverait, si j'étais obligé de me retirer dans un temps d'émotion et de rumeur, et sans que mon innocence ait été pleinement reconnue. Car je ne pourrais éviter d'en être /303/ regardé dans le monde comme l'auteur, et par là couvert d'une tache qu'il me serait difficile d'effacer, et qui pourrait même m'empêcher de trouver ailleurs un asile, qui rejaillirait enfin sur plusieurs personnes, d'une vertu et d'une réputation au-dessus de toute exception, que j'ai fréquentées et qui m'ont témoigné de la bonté.
Je supplie donc très humblement Vos Seigneuries, avant qu'Elles prennent la délibération de me priver de leur gracieuse protection et du droit d'hospitalité qu'Elles exercent si généreusement envers tous les étrangers, de faire de sérieuses réflexions sur ces choses, selon votre équité et justice accoutumée, me soumettant au reste avec humilité à tout ce que Dieu permettra que vous décidiez. Et de quelque manière que ce soit, je ne cesserai, en quelque lieu que la Providence m'appelle, de prier le Seigneur qu'il conserve et vos personnes et votre République, qu'il les couvre de sa protection, et qu'il répande cette belle lumière qui brille dans votre devise, dans tous les cœurs de vos citoyens, pour, après en avoir chassé les ténèbres de l'erreur, en chasser aussi celles du vice et du péché.
Magny.
SECOND MÉMOIRE
On m'accuse d'avoir entraîné plusieurs personnes dans ce qu'on appelle le Piétisme, sous prétexte qu'il y en a plusieurs de ceux qui sont décriés comme piétistes, qui me connaissent et avec lesquels j'ai conversé. Mais qu'il me soit permis pour ma justification de demander en toute humilité :
1. S'il y en a un seul de tous ceux qui ont été interrogés, qui ait dit ou qui puisse dire que je l'aie recherché; — ou que je me sois fourré dans aucune maison pour dogmatiser, ou séduire quelqu'un; ou si j'ai attiré, ou invité quelqu'un à venir chez moi. On ne peut pas accuser de séduction, moins de sédition, un homme qui n'a jamais recherché personne pour s'en faire des adhérents.
2. S'il y a une seule personne qui ait dit ou qui puisse dire que je lui aie suggéré aucun sentiment particulier en matière de religion, qui soit contraire à la Parole de Dieu, et à la /304/ doctrine commune des Réformés qui doit être prêchée dans nos temples.
3. S'il y a une seule personne qui ait dit ou qui puisse dire que je l'aie détournée du culte public, ou que j'aie parlé mal de messieurs les pasteurs;
4. Que je l'aie détournée en aucune manière de l'obéissance aux supérieurs, au Magistrat, et à ses parents;
5. Que je l'aie détournée du travail de sa vocation;
6. Enfin que je l'aie adressée aux Inspirés; que plutôt je ne l'en aie pas détournée; et que j'aie été l'auteur, ni directement ni indirectement, d'aucune assemblée ou attroupement.
Je ne sais donc quel mal je puisse avoir fait, qui puisse m'attirer l'indignation du Magistrat de cette ville, ni d'aucune personne chrétienne et raisonnable, en conversant et m'entretenant honnêtement sur les matières de piété avec un petit nombre de personnes, par occasion ou en étant recherché; surtout si ces personnes ne se trouvent coupables d'aucune malversation, ni atteintes d'aucune erreur dangereuse.
Si j'étais convaincu de quelque dangereuse erreur ou d'une conduite déréglée et suspecte, l'on aurait pu m'interdire un tel commerce, et en tirer des conséquences désavantageuses. Mais quant à ma doctrine, je suis prêt à rendre raison de ma foi. Et quant à ma conduite, j'ai séjourné trois ans dans la maison d'un des plus considérables citoyens, et fréquenté d'autres maisons distinguées, qui en peuvent rendre témoignage. Et les inquilins de la maison où j'habite depuis un an et demi avec ma sœur, de même que les voisins, en peuvent être enquis. La charité ni la justice ne permettent pas de soupçonner d'aucun mauvais dessein un homme dont la conduite est irréprochable.
On m'a dit que des dizeniers avaient porté quelques plaintes contre moi. Mais je souhaite qu'ils déclarent devant moi ce qu'ils m'ont vu commettre d'indécent. Ont-ils vu que j'aie fait quelque attroupement, que je sois entré clandestinement ou de nuit dans quelque maison suspecte, que j'aie excité quelque querelle ou division dans quelque famille ? M'ont-ils ouï proférer quelque chose contre le bien de l'Etat ou de la religion, et contre les bonnes mœurs ? Il ne me saurait entrer dans l'esprit qu'aucune personne raisonnable, moins aucun /305/ juge intègre, veuillent écouter des plaintes en l'air, suggérées ou par les préjugés, ou par les passions, ou peut-être par la haine de la vraie piété et de ceux qui la professent sincèrement.
Il n'est pas surprenant que plusieurs personnes aient recherché ma connaissance. Il y a longtemps que je suis parmi la bonne et la mauvaise renommée. Les uns disent : « Il est homme de bien; » les autres : « Non; mais il séduit le peuple. » Pourquoi donc me ferait-on un crime de ce que les uns par curiosité, les autres par d'autres motifs, ont cherché à connaître et moi et mes sentiments, et que j'ai tâché de les édifier là-dessus, et de les détromper en charité de la mauvaise opinion qu'en ont plusieurs qui ne me connaissent pas.
Toute l'Ecriture m'ordonne de rendre raison avec douceur, à quiconque me la demandera, de l'espérance qui est en moi; et elle ordonne à tous les chrétiens de s'entretenir ensemble des choses de la piété, et même de s'y exhorter les uns les autres chaque jour.
J'ai ouï deux sermons de M. Vautier, exprès sur cette matière, où il a démontré que c'est un devoir de tous les chrétiens de rechercher la fréquentation des gens de bien, et de s'exercer mutuellement, ajoutant même que cela est plus utile que les sermons.
M. de la Placette en a fait un traité, et si je ne me trompe, M. le professeur Pictet en a publié un sermon.
Qui plus est, j'ai lu dans les thèses philosophiques de M. de la Barre, publiées sous l'autorité de deux Seigneurs premiers Syndics et de M. le professeur Pictet : Que c'est violer le droit de la Nature, et s'opposer à la Vérité, que d'empêcher de penser et de parler modestement.
Pourquoi donc n'aurais-je pas osé parler avec toute la modestie et discrétion qu'on peut exiger d'un honnête homme, non pour combattre les vérités du salut, comme font plusieurs, mais pour les confirmer ? Aurais-je commis un crime d'Etat en usant d'un droit qu'on reconnaît publiquement être acquis naturellement à tous les hommes, et qui plus est, pour avoir tâché de m'acquitter d'un devoir que la Parole de Dieu nous prescrit, et qu'on nous prêche tous les jours ?
Magny. /306/
X
Les autorités de l'Eglise et de l'Etat avaient ouvert une enquête sur les agissements des piétistes : ce fut assez pour rétablir le calme. Mais le séjour de Magny s'étant prolongé à Genève, nous voyons encore, dans les années 1719 à 1721, un peu d'agitation se produire dans les cercles dont il était un des oracles.
Registre du Consistoire, jeudi 30 novembre 1719. — M. le pasteur Bandol a rapporté qu'il y a eu des assemblées de piétistes,… que l'on y lisait le livre de Tennhard.
Registre du Consistoire, jeudi 7 décembre 1719. — M. le pasteur Dentand a rapporté qu'il avait entendu la nommée Gautier, touchant l'assemblée tenue dans la maison des héritiers Dunand; que la dite Gautier lui avait dit que le nommé Antoine était effectivement le nommé Guy; mais que dans l'occasion où elle s'était trouvée, il ne s'y était rien passé de mauvais; qu'il n'est pas vrai que l'on y ait lu le livre de Tennhard; qu'on y avait chanté quelques chansons spirituelles sur des airs de chansons ordinaires.
Registre du Consistoire, jeudi 6 juin 1720. — M. le pasteur Bandol a rapporté que le jour de Pentecôte, il y eut dans la maison Dunand, appelée la Monnaie, une assemblée de piétistes depuis le dîner jusqu'au soir; qu'ayant questionné la dlle Dunand, elle lui avait nié que le sieur Guy y eût été alors; qu'elle avait avoué que l'on y lisait quelquefois le livre de Tennhard; qu'elle croyait que les sœurs Gautier étaient inspirées : lesquelles dlles Gautier ont dit au spectable pasteur Dentand qu'elles l'étaient véritablement, et même en sa présence ont eu les préludes d'une prétendue inspiration. La dite dlle Dunand a dit que dans les assemblées qui se faisaient chez elle, on y lisait l'Ecriture Sainte; que l'on y chantait des chansons spirituelles; que l'on y faisait des réflexions sages, propres pour se mettre dans un état de plaire à Dieu. /307/
Opiné. L'avis a été de commettre MM. De la Rive et Bandol, pasteurs, pour faire appeler la dite dlle Dunand, lui défendre d'avoir des assemblées nombreuses et pendant les heures de service, tâcher de l'instruire, et découvrir ceux qui croient qu'il y a des Inspirés, aux pasteurs de leur quartier, afin de les instruire.
Registre du Consistoire, jeudi 20 juin 1720. — M. le Modérateur a produit céans un grand manuscrit que la Drake l'aînée, accompagnée de la dlle Dunand, lui a remis; et a dit qu'elle l'a prié de le communiquer au Vénérable Consistoire; qu'elle lui a dit que le Saint-Esprit lui avait donné ordre de lui remettre cet écrit pour le faire voir céans.
MM. Vial et De la Rive ont rapporté que la Drake leur a dit qu'elle et ses consorts ne pouvaient point promettre de ne se pas assembler le dimanche pendant le prêche du soir; qu'elles croient qu'il vaut mieux obéir à Dieu qui le leur a commandé par la voix du Saint-Esprit.
Les dits spectables pasteurs ont ajouté qu'ils avaient insinué à ces filles qu'elles se feraient des affaires, de se raidir contre les ordres de ce corps, mais qu'elles avaient répondu qu'elles s'estimeraient très heureuses d'être appelées à souffrir pour la gloire de Dieu.
M. le professeur Pictet a rapporté que des filles et une femme, à qui la Drake et des gens de cette sorte ont fait presque tourner la cervelle, sont venues chez lui, lui parler; que toutes les raisons qu'il leur a alléguées pour les persuader ont été inutiles. Il a ajouté que bien des gens vont à Grange-Canal vers un nommé Donadille; que ces gens s'étant mis à genoux devant lui, il leur dit, en soufflant contre eux : « Recevez le Saint-Esprit ! »
Il a été dit que le sieur Magny fomente et soutient toutes ces gens dans les idées fanatiques; qu'en un mot, il fait beaucoup de mal dans cette ville.
M. le pasteur De la Rive a dit que la dite Dunand ou la Drake lui ont dit qu'après avoir communiqué le susdit écrit au sieur Magny, il leur avait répondu que ce ne pouvait être que le saint Esprit qui eût dicté cet écrit.
Etant opiné, l'avis a été de charger de nouveau tous les /308/ pasteurs de tâcher de ramener par la douceur et la persuasion ceux de leurs quartiers, qui se trouveront dans des idées extraordinaires.
L'avis a aussi été de charger M. le Modérateur d'informer de cette affaire M. le premier Syndic; de lui dire que le Vénérable Consistoire estime qu'il faut agir, avec ces gens faibles, avec une grande douceur et patience; de lui dire la déclaration de la Drake et de la Dunand, touchant le sieur Magny.
Registre du Consistoire, jeudi 27 juin 1720. — Un pasteur a dit que des voisins du sieur Magny lui ont déclaré que la Bonne, la De Raby, la De Bonnet, vont tous les jours chez le sieur Magny; qu'il y va chez lui du monde comme en procession.
Il a été remarqué que cet homme gâte l'esprit des gens; il a été encore remarqué que Barbe, voulant se faire passer bourgeois et sa famille, son fils aîné refusa la bourgeoisie, alléguant qu'il ne voulait pas prêter le serment, à cause d'un article du serment qui porte de vivre dans la religion réformée telle qu'elle est établie dans cette ville; que ce refus porta le dit Barbe père à aller chez le dit sieur Magny, pour le prier de persuader son fils à prêter le serment de bourgeoisie; mais que le dit sieur Magny ne voulut point tirer le dit Barbe fils de sa prévention erronée contre le serment1, et dit au père qu'il ne pouvait point presser son fils à prêter le serment, puisqu'il s'en faisait quelque scrupule.
L'avis a été de renvoyer à en opiner dans la huitaine.
Registre du Consistoire, jeudi 15 août 1720. — M. le Modérateur ayant mis en délibération la question touchant les prétendus piétistes, et en particulier touchant le sieur Magny, il a été rapporté qu'il n'y a pas présentement de grands sujets de plaintes contre ceux que l'on appelle piétistes; et par rapport au sieur Magny, il a été rapporté qu'il s'en retournera à Vevey sa patrie, où il a présentement permission de résider.
Attendu l'espérance que l'on donne que le dit sieur Magny /309/ se retire de ce pays, l'avis a été de suspendre jusqu'après les féries des vendanges.
Registre du Consistoire, jeudi 29 août 1720. — M. le pasteur Bandol rapporté qu'un nommé Dufourd lui a déclaré qu'il se faisait à la Monnaie des assemblées de prétendus piétistes, au nombre de 18 à 20 personnes, plusieurs fois la semaine, et particulièrement le dimanche dès l'après-dîner jusqu'au soir. Que le dit Dufourd lui avait ajouté qu'ayant dit à la dlle Dunand qu'elle aurait dû déférer aux exhortations des ministres à cet égard; mais que la dite Dunand lui avait répondu que, bien loin qu'elle et ses amies aient été censurées par les ministres, c'étaient elles qui avaient censuré ces derniers, lesquels leur avaient promis de prêcher à l'avenir conformément aux idées d'icelles.
M. le pasteur Vautier a rapporté que l'on lui avait dit qu'il y avait eu une assemblée chez le sieur Odet Joly, de 15 personnes, où le sieur Magny était; qu'il n'a jamais pu entrer chez le dit sieur Joly pour s'en informer, parce que ce dernier tient toujours sa porte fermée.
Les dits spectacles pasteurs Vautier et Bandol ont été chargés d'informer encore plus amplement et rapporter.
Registre du Consistoire, jeudi 5 septembre 1720. — M. le pasteur Bandol a rapporté qu'il a été à la Monnaie chez la dlle Dunand, qui ne s'est pas trouvée à la maison; mais qu'il a parlé à la Drake et à sa sœur, qui ont vendu leur fonds de boutique et qui demeurent chez la dite dlle Dunand; que cette Drake lui a dit qu'il n'y avait pas eu, dimanche passé huit jours, 18 à 20 personnes chez la dite Dunand, comme l'on disait, mais seulement sept personnes à la fois; qu'à la vérité le sieur Magny et sa sœur et une autre demoiselle y vinrent. Le spectable pasteur a ajouté que la vigneronne de la dite dlle Dunand lui dit qu'il se trouvait dans leur assemblée une servante d'un particulier qui se dit inspirée. M. le pasteur Bordier a rapporté que le sieur Girod lui a déclaré que la dite vigneronne lui avait dit avoir vu la dite Drake par terre, dans le prétendu acte d'inspiration; qu'étant en cet état, elle disait que les derniers temps étaient proches. /310/
Un Ancien a rapporté qu'un notable, à la porte de Cornavin, lui a déclaré qu'un sergent lui avait dit qu'il avait vu très souvent le sieur Magny sortir de la dite porte de Cornavin à porte fermant.
Le dit spectable Bandol a ajouté que la dite Drake lui a avoué qu'il se fait plusieurs assemblées par jour de différentes personnes, qui ne sont jamais plus nombreuses que de 8 à 10 personnes.
L'on a suspendu d'aviser jusqu'après le rapport que doit faire M. le pasteur Vautier sur cette matière.
Registre du Consistoire, jeudi 19 septembre 1720. M. le pasteur Vautier a rapporté qu'il n'a point pu parler encore au sieur Odet Joly, qui tient toujours sa porte fermée.
Il a été rapporté que le sieur Magny s'est retiré de cette ville. Attendu le départ du sieur Magny, l'avis a été de suspendre l'affaire des piétistes.
Registre du Consistoire, jeudi 27 février 1721. — On a rapporté que le sieur Magny est de retour dans cette ville. Sur quoi, M. l'ancien Syndic Tronchin a dit qu'il n'était pas venu à Genève pour y résider : qu'il y était venu pour solliciter un procès pour un de ses parents contre le sieur Lerber.
L'avis a été de suspendre de quelque temps.
Registre de la Compagnie des Pasteurs, vendredi 21 mars 1721. M. Pictet a dit qu'il avait appris que le sieur Magny était de retour, et qu'il se fait tous les jours des assemblées de piétistes chez Madlle Cusin, derrière le Rhône; qu'il proposait s'il n'y aurait rien à faire à cet égard. Avisé que MM. les pasteurs s'informeront dans leurs quartiers de tout ce qui peut s'être passé là-dessus, et rapporteront la chose jeudi prochain au Consistoire.
Dans les séances qui suivent, il n'est plus question de Magny. Sans doute il était reparti pour Vevey. Il revint plus d'une fois à Genève.
J'ai publié dans les Etrennes chrétiennes (Genève, 1886 /311/ et 1889) deux articles : Jeanne Bonnet, épisode de l'histoire du piétisme à Genève; — Notes et documents sur l'histoire du piétisme à Genève et dans le pays romand, où j'ai réuni un certain nombre des renseignements que j'ai recueillis sur les dernières années de Magny.
XI
Au seizième siècle, la Réforme avait pris naissance en Allemagne et dans la Suisse allemande, et de là elle s'était propagée au pays de Vaud et sur les bords du lac Léman. Le réveil de la vie et de la pensée religieuses, dont Magny était un des adeptes, était également venu des contrées du Nord. Il avait ses points de départ dans l'Allemagne protestante, la Hollande, les républiques de Berne et de Zurich. C'est ce que montre l'étude attentive des documents qui nous font connaître, à Genève et dans les villes voisines, les premiers symptômes de ce mouvement piétiste. On en trouve aussi la preuve dans les manuscrits de Magny, dont une partie existe heureusement encore. Ces papiers, conservés par des mains pieuses, appartiennent aujourd'hui à la Bibliothèque de la Faculté libre de théologie, à Lausanne, qui les a mis à ma disposition avec beaucoup de libéralité et de courtoisie. Je vais énumérer ce qui, dans ce volumineux dossier, lettres, notes, traductions, etc., établit les rapports étroits que Magny entretenait avec les piétistes de langue allemande; nous y verrons aussi les sentiments qui éloignaient et détachaient des Eglises nationales les membres de ces groupes piétistes, et qui leur faisaient considérer l'Eglise catholique avec quelque sympathie, au grand scandale des autres protestants. /312/
Josse de Lobstein, pasteur hollandais, avait été un des premiers à vouloir une réforme dans la Réforme, un réveil de l'esprit de vie. Je trouve dans les papiers de Magny une copie de la traduction (du flamand) d'un sermon qu'il prononça dans le temple d'Utrecht après le départ de l'armée française qui avait occupé cette ville :
Dieu a envoyé l'ennemi jusqu'en ce lieu-ci, au cœur de la Hollande, où il a permis les incendies, les meurtres, les violements. Et cependant l'Eglise est restée dans le même état, sans aucun amendement. Après que l'ennemi eut demeuré ici quinze ou seize mois, on était aux aguets de voir quel profit nos gens en auraient fait : mais tout demeure mort. Nous sommes à bien des égards plus morts que les papistes. Je ne dis pas que les premiers Réformateurs fussent destitués de l'Esprit. Mais il y avait des gens qui cherchaient seulement à s'affranchir de tous liens : on pouvait les nommer des chèvres sauvages. Les autres cherchaient seulement à mettre les ongles dans les mains des prêtres pour s'enrichir. J'excepte toujours les bons : quand on lit les écrits de Calvin et d'autres, on oserait jurer qu'ils ont eu l'Esprit. Mais si l'on considère les assemblées, les collèges, et les ecclésiastiques même, on y parle beaucoup de Jésus, mais y vit-Il ? On mange, on boit, on fait des santés, et le ministre avec les autres; en sorte qu'un homme qui a un peu de vie est obligé de s'écrier que le Christianisme réformé est mort.
Certes les papistes connaissent mieux leur âme, leurs mouvements et voies intérieures que nos gens, parce qu'ils sont obligés à s'examiner et sonder dans la confession devant le prêtre.
C'est aussi du fond du Nord qu'était parvenu à Magny un autre morceau curieux qu'il a traduit, et dont on n'a conservé malheureusement que des feuillets dépareillés : c'est une espèce de consultation, datée du 30 mai 1685, et signée du doyen et de tous les docteurs de la Faculté /313/ de théologie de l'Université de Kiel dans le Holstein, en réponse à six questions sur lesquelles cette Faculté avait été appelée à donner un avis motivé. Je relève dans ce document deux passages intéressants, dans le premier desquels la docte Faculté cite avec édification des faits d'anesthésie religieuse; dans le second, elle approuve pleinement ces conventicules, ces petites assemblées dévotes, que l'Eglise établie voyait partout d'un œil soupçonneux, aussi bien sur les rivages de la mer Baltique que sur les bords du lac Léman :
Quelquefois il arrive (aux fidèles) que leurs prières sont repoussées, et qu'ils ne peuvent pas les répandre librement, ni avec aucun sentiment de joie, comme Luther s'en plaignait par rapport à la chère Allemagne : savoir qu'il n'avait pu pousser des prières pour elle avec la même force que pour d'autres choses : comme il paraît par l'exemple de la personne de question (dont il était question dans les demandes auxquelles la consultation répond), qu'il ne peut point trouver d'accès auprès de Dieu pour sa femme. D'autres fois ils éprouvent que toute crainte et frayeur s'évanouissent de leurs cœurs, et qu'ils peuvent prier avec une joie et une confiance merveilleuses; et ces états ont aussi leurs degrés différents, qui méritent beaucoup d'attention.
Le premier et le plus sublime degré consiste en ce que le fidèle prie avec une foi héroïque… L'exemple de ce George Fresen, de Hambourg, que M. le consultant a cité, ne peut laisser aucun doute là-dessus : savoir jusqu'où se peut étendre la vertu et l'efficace de la foi, dans la délivrance d'un homme luttant avec le désespoir, sa foi ayant paru si grande qu'il arracha de sa main toute nue un charbon ardent d'une fournaise, ce qui poussa le pauvre angoissé à s'écrier : « Seigneur Jésus, comment fais-tu de telles merveilles pour une seule âme ? » ce que Fresen confirma encore, prenant aussi de la main un anneau ardent qu'il enfila à son bras, par où l'angoissé fut merveilleusement fortifié. /314/
(Au sujet des réunions d'édification.) Nous répondons : Nullement. On ne doit point considérer de telles assemblées ou unions comme des conventicules factieux. Au contraire, ce serait une très mauvaise marque, si l'on venait à s'y opposer. Et c'est une chose bien déplorable qu'aujourd'hui dans le christianisme on ose mettre en question une chose si juste et si nécessaire, et demander si la vraie pratique de la piété doit être regardée comme une faction de quelques séditieux. Il aurait été plus séant aux ministres opposants de se rencontrer eux-mêmes dans ces assemblées, et d'observer ce qui s'y passait, et d'exhorter chacun à continuer de mieux en mieux.
A la fin du règne de Louis XIV, des prophètes avaient enthousiasmé les Camisards dans les Cévennes. Quand la guerre fut terminée en Languedoc, quelques-uns de ces Inspirés allèrent chercher un asile à Genève, dans le pays de Vaud, en Hollande, à Londres. Aussitôt qu'ils connurent les piétistes allemands, l'amalgame se fit entre eux; on les voit mêlés les uns aux autres. Les papiers de Magny renferment quelques documents qui nous montrent ces sectaires en activité. Je citerai (en y faisant de larges coupures, comme dans les autres morceaux que j'ai eus à citer) la copie d'une lettre écrite le 10 mai 1713, de Stolpe en Poméranie, par « un des quatre frères de la Grande Mission, » qui n'est pas nommé; mais il semble que ce soit Pagès, un illuminé cévenol :
Mademoiselle et très honorée sœur, comme en courant la poste, nous prenons la liberté de vous écrire pour vous donner de nos nouvelles, et vous prier instamment de nous en donner des vôtres et de tous nos autres chers amis d'Angleterre comme aussi de ceux de Hollande et des autres endroits où vous en connaissez.
Le 10 septembre, nous fûmes arrêtés à trois milles de /315/ Dantzig, sur le chariot de poste, par divers officiers du général Belling, au nom et par l'autorité du roi de Pologne. On nous a traités en criminels d'Etat, gardés à vue nuit et jour. On nous a tracassés, toujours sous bonne escorte, de ville en ville : la dernière place où l'on nous a transférés a été Elbing, où nous avons été impitoyablement traités par ces barbares, qui ont failli nous laisser mourir de faim.
Le pauvre frère Marion était et est encore affligé d'une fièvre mortelle. Les fréquentes saignées de nez qu'il a, laissent une trace de sang dans tous les lieux où nous passons. A Elbing, se voyant à l'extrémité, il fit son testament, d'où nous prîmes occasion de faire une protestation solennelle de notre innocence, et de confesser notre foi au Message que le Seigneur fait porter aux peuples et rois. On nous avait proposé des questions à répondre; et non seulement nous satisfîmes à tout ce qu'ils trouvèrent à propos de nous demander, mais nous trouvâmes le moyen d'y insérer cette protestation, dont copie fut envoyée au roi. Comme ce prince était à Varsovie, dix-huit ou vingt jours après, le commandant d'Elbing reçut les ordres pour nous rendre la liberté. Nous nous sommes mis en marche pour Berlin.
Cette lettre fut communiquée aux amis de Hollande, et transmise de là aux amis de Suisse par un correspondant qui leur donna en même temps des nouvelles de la veuve du ministre Jurieu, qui était allée à Londres, et de Guy, un agitateur piétiste qui était assez redouté à Genève. Les quatre vents des cieux amenaient des recrues à ce monde confus et bigarré, où les idées étaient toujours en mouvement.
Les quatre frères de la Grande Mission avaient passé par Stockholm avant d'aller en Pologne; il y avait eu aussi une mission en Turquie 1. Ces illuminés se partageaient /316/ le monde, qui ne se laissa pas prendre. Mais leurs vues, leurs démarches étaient hardies; ces pauvres diables s'adressaient aux rois sans crainte. A une époque où la hiérarchie sociale était plus respectée qu'aujourd'hui, ils devançaient leur temps; un souffle démocratique les poussait.
Les documents que nous avons entre les mains ne sont que des épaves de la vaste correspondance qu'entretenaient entre eux les membres de ces groupes mystiques, répandus sur toute la surface du monde protestant. C'était un fourmillement continu, une agitation mystérieuse et sourde, qui dura plus d'une génération. L'histoire en est encore à faire. A peine a-t-on débrouillé quelques-uns des fils de ce vaste enchevêtrement. C'est ce qu'a fait par exemple M. le professeur H. Vuilleumier, dans ses intéressants articles sur Théodore Crinsoz de Bionnens et son interprétation prophétique de l'Ecriture 1 : c'est un chapitre très curieux de l'histoire des idées religieuses au XVIIIe siècle; et je ne veux pas citer le nom de M. Vuilleumier sans rappeler que je lui dois l'aimable communication de quelques documents qu'il avait recueillis sur la carrière de Magny.
En continuant à feuilleter les papiers que nous a laissés Magny, nous rencontrons la traduction qu'il a faite de /317/ quelques lettres écrites de Berlin en août 1727 par V. C. Tuchtfeld, un illuminé qui était dans les prisons du roi de Prusse, père du grand Frédéric :
Je vous réponds par un ami de Suisse qui m'a offert de faire tenir régulièrement toutes mes lettres, et même les exemplaires du dernier écrit, touchant plusieurs questions importantes que Sa Majesté a faites au grenadier qui a été touché de Dieu.
Quant à ce qui concerne mon état, j'ai été mis depuis six semaines dans la troisième prison, et renfermé fort étroitement le Seigneur en soit loué ! Je ne suis pas digne de la grande grâce qu'il m'accorde. Ce qui en a été le sujet, ce sont les trois dernières feuilles que j'ai fait imprimer : car il m'avait été défendu de la part de Sa Majesté de ne plus écrire, ni d'avoir correspondance avec personne. Mais je suis l'attrait divin en simplicité, lorsque j'ai une certitude de sa volonté. J'entretiens correspondance par lettres avec toutes ces âmes et ces soldats qui ont été pris de Dieu, mais qui sont faibles et qui ne connaissent pas encore les entreprises rusées de Satan. De plus, j'ai fait imprimer les questions susdites, de sorte qu'elles ont paru ici à Berlin, ce qui a causé beaucoup de joie à la plupart des prédicateurs, d'avoir présentement une occasion de former un corps de délit contre moi, au lieu que jusqu'ici ils avaient été obligés d'inventer, pour prévenir Sa Majesté, plusieurs mensonges et faussetés qui dans la suite du temps n'avaient pas pu se soutenir. C'est pourquoi ils insistèrent envers le premier Conseiller intime de Sa Majesté, M. de Katschen, à ce que cette affaire pût une fois être terminée fiscalement (c'est ainsi que Magny a traduit Tuchtfeld; nous aurions employé, à sa place, le mot : officiellement) puisque depuis une année et demie que je suis en prison, je n'ai encore jamais été ouï ni interrogé.
Magny, nous l'avons vu, avait publié la traduction qu'il avait faite du gros livre de Tennhard; et il avait dû quitter le pays en raison du mécontentement de l'autorité /318/ bernoise; il n'était pas en mesure de la braver, et se trouvait ainsi obligé à beaucoup de réserve. Nous le voyons cependant, en 1727, se hasarder à faire imprimer à Yverdon 1 un petit traité qu'il avait traduit de l'allemand : peut-être le traité de Jacob Bœhme sur la Triple Vie, qu'on trouve mentionné dans une lettre adressée à Magny, datée de Magdebourg, et signée du nom (d'ailleurs inconnu) de Donzelina; c'était sans doute un Cévenol réfugié en Brandebourg :
J'ai reçu le paquet qu'il vous a plu m'envoyer, lequel contient la traduction de J. B. du traité de la Triple Vie. Je rends grâce à Dieu qui vous donne le zèle pour ces traductions. Que le retard de l'impression ne vous refroidisse pas : remettons cela à la volonté du Maître : car ce n'est pas à nous de connaître les temps. Il semble que la nation française n'a pas encore faim pour cette viande; mais lorsque Dieu écartera les ténèbres, la lumière éclatera, et alors on recherchera la viande pour l'esprit, jusqu'à la plus petite miette. Ces ouvrages seront alors recherchés. Je loue Dieu de ce que moi et ma famille en profitent en attendant mieux; ces écrits sont conservés dans ce que nous avons de plus précieux. Si le bon Dieu vous dispose à continuer, comme j'espère, je crois que les écrits les plus intelligibles seraient les plus propres pour les commençants : toutefois, que l'inspiration divine prévaille toujours !
Tous mes amis et frères qui prennent plaisir à cet auteur /319/ en sont avertis; au cas qu'il y eût quelque mouvement venant d'En Haut, pour l'imprimerie, vous en serez aussitôt averti. Demeurons donc calmes, et attendons la volonté divine.
Je ne sais à quelle date rapporter un cahier de vingt-cinq pages de l'écriture de Magny, intitulé : Abrégé des souffrances, de la doctrine et de la vie de Jean-Henry Reitzen. C'est la traduction d'une brochure d'un piétiste allemand, pasteur dans l'électorat palatin, qui avait été destitué. On y rencontre le nom de Spener, cité à plus d'une reprise avec d'autres théologiens de l'époque, par exemple à propos du catéchisme de Heidelberg :
Il reconnaît (Reitzen parle de lui-même à la troisième personne) ce livre comme le plus exact entre tous les livres humains, sur les matières et la doctrine de la foi; il l'aime et l'estime très sincèrement, toutefois avec la liberté que tous les enfants de Dieu ont et doivent avoir à cet égard de laquelle M. le Docteur Spener, si renommé pour son zèle, sa piété et son savoir, a fait un traité exprès, et sur laquelle on peut lire aussi ce qu'en a écrit Cocceius. Il tient avec M. Spener, dans son traité Du vrai endoctrinement de la Vérité (où il l'enseigne et l'appuie par l'Ecriture et par le témoignage des anciens et des nouveaux théologiens) qu'il est nécessaire qu'un pasteur et prédicateur soit éclairé et expérimenté d'une autre lumière et d'une autre expérience que celles qu'on peut acquérir dans les livres et dans les écoles, en sorte qu'un pasteur irrégénéré ne peut pas bien comprendre la parole de Dieu et les vérités divines. Le Ministère est aussi corrompu (s'il ne l'est davantage) que les autres vocations; et de cette extrême dépravation du Ministère parle aussi fort au long le fameux Docteur et professeur à Marbourg, Samuel André.
Magny, dans sa retraite, recueillait comme une abeille tout le suc de la dévotion germanique : il nourrissait sa piété de tout ce qu'il trouvait de meilleur dans les ouvrages /320/ que la théologie allemande mettait au jour avec abondance; il se tenait au courant de ce qui paraissait; il était en plein dans le mouvement des idées de son époque; et c'est pour cela qu'il a pu (sans s'en douter) préparer l'avenir et lui ouvrir les voies.
Nous venons de parcourir les manuscrits de Magny il est surprenant qu'ils nous aient été conservés, et que tel de ses ouvrages imprimés, datant d'une époque si récente, ne se retrouve plus : son Vrai préservatif contre le fanatisme, par exemple, dont il parle dans une de ses lettres 1. Je ne sache pas qu'il ait été pris contre ce livre des mesures de police qui expliqueraient qu'il ait disparu, comme c'est le cas de l'opuscule qu'il avait publié en 1700. Il est vrai que les ouvrages anonymes se conservent moins bien que les autres; et la prudence était d'accord avec la réserve et l'humilité naturelles à Magny, pour l'empêcher de mettre son nom sur le titre de ses livres.
Magny, qui ne paraît pas avoir été marié, et qui vivait avec sa sœur, acheva en paix ses jours à Vevey. La dernière lettre qu'on ait de lui est du 1er juin 1730, trois mois environ avant sa mort. Elle est adressée à Odet Joly 2, une des têtes de colonne du piétisme genevois :
Monsieur et très cher ami en Notre Seigneur Jésus-Christ, j'ai eu bien de la peine à tracer ce peu de lignes que je vous envoie, le Seigneur m'ayant visité d'un asthme qui ne me laisse pas beaucoup d'intervalles pour respirer, surtout /321/ lorsque je veux m'appliquer, et qui me rend la main tremblante. Je salue toutes les âmes qui aiment Dieu, de vos quartiers. Que toutes celles qui peuvent prier prient pour moi, qu'il plaise au Seigneur de me faire la grâce de me purifier moi-même de toute souillure de chair et d'esprit, et d'achever la sanctification en sa crainte, puisque je crois de voir la mort d'assez près.
XII
Le registre du Consistoire de Genève, dans les extraits qu'on en a vus plus haut, donne une idée de l'influence de Magny dans cette ville, et des mouvements qui se produisaient autour de lui, sans qu'il les provoquât autrement que par le respect qu'il inspirait. J'ai publié ailleurs 1 d'autres extraits des mêmes registres, et quelques fragments de la correspondance étendue qu'entretenaient entre eux les piétistes du pays romand : ces documents nous montrent l'attrait qu'exerçait Magny sur des jeunes filles de la bourgeoisie genevoise : Jeanne Bonnet, fille d'un membre du Conseil des Deux-Cents, et Judith Rousseau, tante de Jean-Jacques (à la mode de Bretagne) : elles quittaient leurs parents et leur ville natale pour s'embarquer avec lui sur le lac, et allaient suivre le vieillard dans le pays de Vaud : elles et lui voyaient dans ces démarches l'action d'un instinct divin qu'il fallait respecter, quel que fût le jugement d'un monde incompétent.
Cet homme vénérable dont la parole persuasive charmait ainsi les âmes, ce prêcheur qui avait le secret d'attacher les cœurs à lui, Mme de Warens l'avait vu de tout temps dans sa famille. A la maison paternelle ou chez ses /322/ tantes, petite fille, elle avait levé sur ses cheveux blancs de respectueux regards; jeune demoiselle, elle avait été sa pupille, sa commensale; ils avaient souvent causé ensemble; elle l'avait entendu développer ses idées sur la religion; il avait souvent prié Dieu devant elle. Après son mariage, elle était restée en correspondance avec lui. Après sa fuite, il alla la voir à Annecy. Les lettres qu'elle lui écrivait n'ont pas encore été publiées 1. Mais nous voyons très bien que Mme de Warens, pendant toute sa jeunesse, a connu de très près un chrétien éminent, et s'est trouvée initiée ainsi à tout ce que la religion protestante a de plus intime et de plus profond.
C'est pour cela que plus tard elle se trouva préparée, elle fut à la hauteur d'un rôle qui demandait une âme religieusement cultivée, quand aux Charmettes elle fut appelée à consoler le jeune Rousseau, qui était malade et se croyait mourant, quand elle dut lui servir de compagne dans la recherche inquiète de la foi sur laquelle il voulait s'appuyer.
Jean-Jacques avait vingt-six ans; la pensée de la mort le préoccupait beaucoup. « Je n'avais jamais été, dit-il, complètement sans religion. Il m'en coûta moins de revenir à ce sujet, si triste pour tant de gens, si doux pour qui s'en fait un objet de consolation et d'espoir. Maman me fut, en cette occasion, beaucoup plus utile que tous les théologiens ne l'auraient été. »
Il faut lire dans les Confessions (livre VI) l'ample exposé, le compte rendu attentif que Rousseau fait à cet endroit du système religieux dans lequel Mme de Warens avait amalgamé les idées du piétisme protestant avec la soumission /323/ qu'elle devait à l'Eglise catholique dans la communion de laquelle elle était entrée. Jean-Jacques y marque en termes exprès tout ce qu'il lui dut alors :
Les écrits de Port-Royal et de l'Oratoire étant ceux que je lisais le plus fréquemment, dit-il, m'avaient rendu demi-janséniste, et leur dure théologie m'épouvantait quelquefois. La terreur de l'enfer troublait peu à peu ma sécurité; et si maman ne m'eût tranquillisé l'âme, leur effrayante doctrine m'eût enfin tout à fait bouleversé… Trouvant en elle toutes les maximes dont j'avais besoin pour garantir mon âme des terreurs de la mort et de ses suites, je puisais avec sécurité dans cette source de confiance… Communément j'étais assez tranquille, et l'impression que l'idée d'une mort prochaine faisait sur mon âme était moins de la tristesse qu'une langueur paisible, et qui même avait ses douceurs.
Dans le riant vallon des Charmettes, au déclin de sa jeunesse, Mme de Warens reprenait ainsi, en causant avec un convalescent, les entretiens religieux qu'elle avait eus autrefois avec ses tantes, avec Magny, en face de son beau lac, sur la galerie de la petite maison du Basset où s'était écoulée son heureuse enfance. Elle avait été familiarisée de bonne heure avec la pensée de Dieu et de l'éternel avenir; elle croyait à l'Evangile, au pardon que le divin Maître a promis aux cœurs aimants; elle avait le charme qui réconforte les âmes troublées. Jean-Jacques s'est rasséréné près d'elle. Au moment où il s'imaginait voir la mort toute proche, où il scrutait avec un secret tremblement le problème de l'éternité, il a trouvé pour le soutenir la main d'une amie, et sa voix pour le rassurer. C'est que Mme de Warens avait été à bonne école : elle avait reçu les leçons d'un de ces hommes comme l'église chrétienne en a possédé beaucoup, qui ont passé inconnus au monde, et /324/ que les plus grands esprits pouvaient écouter avec respect.
Le conseiller François Magny avait vécu dans l'ombre; et après la mort de ses contemporains, il a été oublié pendant plus d'un siècle. Mon savant ami M. Albert de Montet a retrouvé sa trace, et nous avons associé nos efforts pour arriver à restituer la figure respectable de ce laïque pieux qui aura désormais une place dans l'histoire de la philosophie religieuse : c'est par lui que quelques-unes des idées de l'école de Spener sont venues jusqu'à Jean-Jacques Rousseau.