LE PROBLÈME DU DIOCÈSE DE NYON
PAR
J. B. G. GALIFFE
LE PROBLÈME DU DIOCÈSE DE NYON
ÉTUDE DE CRITIQUE HISTORIQUE
A-t-il existé, oui ou non, sur la rive droite du Léman et du Rhône, un diocèse « Equestre » soit de Nyon, dont le titulaire était suffragant du métropolitain de Besançon ? Si oui, quand, pourquoi et comment cet évêché fut-il remplacé ensuite par un simple doyenné du diocèse de Genève, qui relevait de l’archevêché de Vienne ? Nous nous trouvons ici entre deux opinions contraires, l’une traditionnellement affirmative, l’autre savamment négative.
Les partisans de la première s’appuyent d’une tradition très ancienne, basée d’ailleurs sur la règle généralement admise de la concordance entre les dernières circonscriptions civiles ou administratives de l’empire romain, telles qu’elles existaient lors de l’adoption officielle du christianisme, au quatrième siècle, sous Constantin le Grand et ses successeurs immédiats ; circonscriptions /228/ empruntées en pays gaulois, en grande partie du moins, à celles des diverses peuplades de l’ancienne Gaule, dont les noms mêmes étaient restés aux provinces respectives et à leurs subdivisions en civitates, terme qui s’appliquait aussi bien aux chefs-lieux qu’à leurs arrondissements. En effet, tous les anciens auteurs s’accordent à dire que les eaux du Léman et du Rhône séparaient, au moins jusqu’au pas de la Cluse, les Helvètes des Allobroges ; ces limites étant restées les mêmes entre la province romaine dite la Grande Séquanaise (Maxima Sequanorum), formée de la réunion des Helvètes et des Séquanais (qui habitaient à l’ouest du Jura), et l’Allobrogie, soit province viennoise (Provincia viennensis), les mêmes frontières fluviales ont dû être maintenues lorsque la Grande Séquanaise est devenue archevêché de Besançon, et le pays des Allobroges archevêché de Vienne ; et puisque la « cité équestre » de Nyon est mentionnée avec les trois autres, — Besançon, Avenche (ensuite Lausanne), et Rauraca (ensuite Bâle), — qui composaient alors avec elles la province Helvéto-Séquanaise, elle a dû devenir siège épiscopal au même titre que ces trois, qui l’étaient devenues en effet ; au même titre aussi que Genève, Vienne, Grenoble et les autres cités, ou civitates de la rive gauche du Rhône qui formaient la province, soit archevêché de Vienne. Enfin, comme il n’y a aucun doute qu’à une époque encore fort reculée, Nyon et son territoire furent enlevés à leur ancienne circonscription romaine et réunis, comme simple doyenné, au diocèse de Genève, c’est-à-dire à la province viennoise et cela sans que le nombre des diocésains suffragants du métropolitain de Besançon en fût diminué, puisque Nyon se trouve alors remplacée par Belley, on a /229/ supposé : — ou bien que le siège épiscopal primitif avait simplement été transporté de Nyon à Belley, comme si l’évêché en question s’était alors étendu du côté du midi jusqu’au coude que le Rhône forme au-dessous de cette ville ; — ou bien que la perte de territoire que la province séquanaise subissait ainsi entre le Jura, le lac et le Rhône au profit du diocèse de Genève avait, selon l’usage, été compensée sur un autre point aux dépens de la province avantagée ; ce qui laisserait supposer que le territoire de Belley appartenait primitivement aux Allobroges soit à la province de Vienne. En d’autres termes, le problème s’expliquerait par un échange de territoire entre les deux provinces intéressées et voisines, échange impliquant aussi le maintien d’un évêché, qui sans cela eût été supprimé aux dépens de la Grande Séquanaise. Quoi qu’il en soit, les origines relativement tardives et un peu légendaires du petit diocèse de Belley forment donc en quelque sorte le complément obligé de la tradition affirmative sur l’évêché de Nyon, tel que nous venons de l’exposer sommairement.
Quant à l’opinion négative, son point de départ et son principal argument sont l’absence prétendue de documents prouvant clairement que la civitas equestris de Nyon ait jamais été le siège d’un évêché, ce qui écarte en même temps la supposition qu’elle ait pu, comme tel, être remplacée par Belley. Obligés cependant d’admettre la concordance générale entre les circonscriptions civiles de l’ancienne Rome et les circonscriptions ecclésiastiques de la Rome chrétienne, les adversaires de la tradition voient dans le territoire contesté une exception dont ils ne s’occupent pas autrement, ou qu’ils étayent d’arguments /230/ spécieux, d’analogies non moins exceptionnelles, tirées de l’histoire de ces temps-là ; enfin et surtout de probabilités et de suppositions qui, examinées sous toutes leurs faces, ne laissent pas d’en présenter parfois d’aussi favorables à la défense qu’à l’attaque. En somme, la valeur principale de l’opinion négative est surtout dans la portée scientifique de quelques-uns de ses adeptes, en tête desquels figure l’une des gloires de notre Société d’histoire de la Suisse romande, feu M. le baron F. de Gingins-La Sarraz. Observons cependant que ce n’est pas dans un travail spécial que l’éminent historien a soutenu sa thèse : ce n’est qu’à titre secondaire et accessoire qu’elle figure dans son beau mémoire intitulé : Histoire de la cité et du canton des Equestres, publié après la mort de l’auteur, en 1865, avec d’autres travaux posthumes, dans le tome XX des Mémoires de notre Société, par une commission que présidait M. Ed. Secretan. Encore ce dernier a-t-il soin dans sa « Préface » de prévenir le lecteur que, « notamment pour le travail sur les Equestres, l’impression n’est pas la reproduction d’un manuscrit achevé ; que tandis que certain chapitre annoncé (celui concernant les sires de Gex de la maison de Joinville) faisait défaut, tel autre (de la période romaine) avait dû être entièrement composé au juger, avec de petits fragments de papier mêlés ensemble sans aucune numérotation ; qu’une autre cause d’embarras avait été l’impossibilité où l’on s’était trouvé maintes fois de vérifier, sur les textes mêmes où elles avaient été prises, les nombreuses citations de l’auteur ; enfin que ces difficultés pourraient avoir occasionné, çà et là, des défectuosités que l’auteur aurait lui-même évitées. » A ces sages réserves des éditeurs, nous nous permettrons d’ajouter que lorsqu’il /231/ s’agit de temps aussi obscurs, aussi pauvres en sources historiques que ceux qui entourent le nœud même du problème, on est trop aisément amené faute de mieux, à plus forte raison dans une thèse d’exception, à s’exagérer l’importance de détails isolés, sans lien entre eux, dont la date et la portée sont également incertaines, et à donner ainsi une valeur de jalons ou de prémisses à des faits plus ou moins légendaires, dont les conséquences ne peuvent aboutir qu’à des suppositions. Si c’est un reproche, empressons-nous d’avouer que nous l’avons également mérité, dans une certaine mesure, quand dans notre dissertation sur les antécédents des territoires genevois de la rive droite du lac et du Rhône, nous avons admis, au profit de l’idée d’un transfert possible de siège épiscopal de Nyon à Belley, que l’évêché primitif avait pu s’étendre le long de la rive droite des mêmes eaux sur tout l’espace compris entre ces deux villes. Notre erreur venait de ce que nous n’avions pas suffisamment tenu compte de l’état de chose qui a précédé la réunion des Séquanais et des Helvètes d’abord en province civile romaine, puis en province ecclésiastique soit archevêché 1 . C’est par la rectification de /232/ cette erreur que nous commencerons notre argumentation.
Au début des premières guerres gauloises de César (58 ans av. J.-C.), dont le récit (De Bello Gallico, comment. I) restera toujours le point de départ obligé pour la connaissance des nationalités, alors non encore soumises de l’ancienne Gaule, le terme même de Province ne s’appliquait qu’à la partie du pays qui avait déjà été annexée à l’empire romain. Cette provincia romana unique se composait de la Provence (qui en a conservé le nom), du midi de la France depuis les Pyrénées jusqu’à la Garonne (moins la Novum opulanie), du Dauphiné, de la Savoie telle qu’elle existait avant l’annexion française de 1860, et du petit territoire genevois situé sur la rive gauche du lac et du Rhône. Toute la portion septentrionale de cette province, depuis l’Isère jusqu’à et y compris Genève (extremum oppidum) était occupée par la nation des Allobroges, la seule de tout ce premier groupe gaulois romanisé qui importe à notre question. On remarquera que les eaux du Léman et du Rhône qui la bornait au nord avaient, comme limites, une importance d’autant plus grande qu’elles servaient en même temps de frontière et de ligne de défense aux possessions romaines contre les nationalités gauloises encore indépendantes. De ce nombre étaient les Helvètes, voisins immédiats de la province romaine, les Séquanais /233/ qui, par un petit bout au moins, le plus méridional de leur territoire, touchaient également au Rhône. Ces deux nations étaient séparées par la chaîne du Jura dans toute sa longueur. Parfaitement indépendantes l’une de l’autre, elles appartenaient au même parti national et antiromain et étaient également menacées au nord par les Germains, par conséquent liées d’intérêt. Ce fut, on le sait, l’étrange exode des Helvètes qui attira, d’abord sur eux, puis sur le reste des Gaules, les armes victorieuses du conquérant romain. Selon les auteurs contemporains, les motifs de cette résolution désespérée, de quitter en masse leur pays pour une nouvelle patrie aussi éloignée qu’incertaine, étaient, outre l’esprit remuant et aventureux de la nation, l’attitude menaçante des Germains « avec lesquels ils avaient au nord, le long du Rhin, des combats presque journaliers 1 , » puis le surplein de population, à propos de quoi il importe de se rappeler qu’il n’y avait pas un demi-siècle qu’ils s’étaient vus forcés d’abandonner les établissements qu’ils avaient au nord du Rhin pour se retirer entièrement au sud de ce fleuve 2 . Leurs autres et plus anciennes limites /234/ étaient à l’ouest, le Jura ; au midi, le Léman et le Rhône jusqu’au Pas de la Cluse ; à l’orient, plus vaguement, les cantons rhétiens qui occupaient près de la moitié orientale de la Suisse actuelle. Le Valais formait, avec ses quatre clans, une petite nation à part, dont les premières connexions allaient être plus italiques que gauloises. En revanche, les Helvètes entraînaient à leur suite quelques petites peuplades alliées, également menacées par les Germains, notamment les Rauraques, qui habitaient autour du coude que le Rhin forme à Bâle. Quant à l’objectif de l’émigration, c’était le pays des Santons (la Saintonge), au nord de l’embouchure de la Gironde ; ce qui s’explique soit par les antécédents des Helvètes dans ces parages où trois de leurs clans avaient pris part, quelque cinquante ans auparavant, à la guerre des Cimbres et des Teutons, soit par l’espoir d’y fonder, plus aisément qu’ailleurs, une hégémonie à leur profit. Les préparatifs de cette colossale entreprise ne prirent pas moins de deux ans. La troisième année, après avoir détruit par le feu tous leurs bourgs et leurs villages, ils étaient prêts à partir, massés à cet effet dans la partie la plus méridionale, mais aussi la plus étroite de leur territoire, resserré là entre le Jura, le Léman, le Rhône (le pays de Gex) et les communes genevoises dites de la rive droite. C’est dès ce moment qu’il importe, dans l’intérêt du problème, de suivre les textes de près et carte en main.
La direction pour gagner la Saintonge était l’ouest, direction d’autant plus imposée que les émigrants n’auraient pu en dévier au midi sans s’aventurer dans les possessions romaines. Une seule sortie leur était ouverte pour éviter celles-ci, mais elle était si incommode qu’ils essaient tout au /235/ moins, en comptant sur la connivence des Allobroges, d’obtenir de traverser la province romaine qui touchait au lac et au Rhône. César qui y commandait mais qui n’était pas encore en mesure de résister à ce flot de 368 000 émigrants, diffère sa réponse et emploie ce temps de répit à couper le pont de Genève, à élever le long de la rive gauche du Rhône, jusqu’au Vuache, cette ligne de retranchements qui a si longtemps et si inutilement préoccupé les archéologues 1 , enfin à appeler à marches forcées de nouvelles troupes à son secours. Puis, le jour de la décision arrivé, il refuse le passage demandé et réussit encore à déjouer toutes les tentatives de le forcer. Les Helvètes sont alors obligés de se contenter de l’autre sortie très incommode, mais qui ne leur était pas disputée, et qui leur évitait la nécessité de passer deux fois le Rhône, la première pour pénétrer dans la province romaine, la seconde pour en sortir plus bas. A ce propos, il faut tenir compte de la manie des anciens érudits de /236/ toujours vouloir chercher et prouver autre chose que ce qui était indiqué par le plus simple bon sens, pour comprendre comment ils ont pu hésiter si longtemps à appliquer la description si magistralement lucide de César à tout autre passage jurassien qu’au défilé de la Cluse 1 , « ce chemin si étroit et si difficile entre le Jura et le Rhône, qu’à peine les chars y pouvaient passer un à un ; dominé en outre par une haute montagne qui aurait permis à une poignée d’hommes de le barrer entièrement, trop étroit, est-il encore dit plus loin, pour que les Helvètes eussent osé s’y engager sans le consentement des Séquanais. » Ce consentement d’abord refusé, ils l’obtinrent par l’intercession de Dumnorix, l’un des chefs des Eduens et ami des deux peuples, qui à ce propos échangèrent des otages.
Il ressort donc clairement des textes que le long défilé de la Cluse, qui se prolonge au delà de Bellegarde tant que le Rhône est encaissé et réduit à l’état de torrent de montagne, faisait partie du territoire séquanais ; mais il est dit aussi que cette contrée formait la limite (en tout cas méridionale) de ce territoire 2 . De cet état de chose, /237/ confirmé d’ailleurs par d’autres auteurs peu postérieurs à César, on peut déjà tirer une conséquence des plus importantes pour notre problème : le territoire des Helvètes s’arrêtait à l’entrée du défilé ; le petit prolongement au delà appartenait aux Séquanais. Il en résulte que lors de la création de la province civile, la Grande Séquanaise (Maxima Sequanorum), formée de la réunion des deux nationalités voisines, les deux fragments de territoire appartiennent dès lors à la même unité provinciale ; et que, vu l’éloignement très considérable de la métropole, Besançon, seule civitas de toute la portion de la dite province située à l’ouest du Jura (la Séquanaise proprement dite), le petit territoire séquanais, presque perdu à l’extrémité méridionale du Jura, dut rester attaché encore plus intimement au territoire helvète dont il n’était que le prolongement naturel, lorsque la province civile devint province ecclésiastique ou archevêché. En d’autres termes, le petit diocèse de Nyon, s’il a existé, a dû, comme le plus rapproché, bénéficier de cet appendice, presque isolé de son ancienne mouvance nationale. Ainsi s’expliquerait pourquoi le doyenné genevois d’outre-Rhône (dit aussi de Gex ou d’Aubonne, à cause de la petite rivière qui le séparait au nord /238/ du diocèse de Lausanne), et qui occupait l’emplacement qu’avait dû occuper l’ancienne civitas, puis diocèse de Nyon, pourquoi, disons-nous, ce doyenné, au lieu de s’arrêter, avec l’ancien territoire helvète, à l’entrée du défilé de la Cluse, se prolongeait au delà le long du Rhône, à travers la Michaille, avant de rencontrer le décanat, également genevois et d’outre-Rhône, de Ceysérieux. On remarquera d’ailleurs que cette portion méridionale du doyenné d’Aubonne correspond exactement au petit appendice étroit et allongé que les auteurs anciens et tous les atlas historiques attribuent aux Séquanais tant avant qu’après leur réunion aux Helvètes en province civile. Pour le dire par anticipation, c’est exactement aussi la portion méridionale du petit comté, connu ensuite sous le nom de « comté équestre, » qui apparaît dès le commencement du dixième siècle comme la doublure civile et féodale du doyenné d’Aubonne, et qui, selon toute probabilité, avait dû remplir le même rôle alors que ce doyenné était encore diocèse équestre ou de Nyon, relevant alors de la province ecclésiastique de Besançon.
Mais ces conséquences ne sauraient nullement s’appliquer au doyenné, également genevois et d’outre-Rhône, de Ceysérieux, qui fait suite le long de la rive droite du fleuve à celui d’Aubonne, jusqu’à sa rencontre avec le petit évêché de Belley, après avoir, déjà en aval de Seyssel, rejoint sur la rive gauche du fleuve le doyenné genevois de Rumilly ; car il est aisé, croyons-nous, de prouver que ce doyenné de Ceysérieux, coupé presque dans toute sa longueur par le Rhône, a toujours dû appartenir au diocèse de Genève, ainsi donc à la province de Vienne, c’est-à-dire primitivement aux Allobroges. On admet, il est vrai, avec /239/ justesse, l’importance que les peuples anciens, et surtout les Gaulois, accordaient aux frontières fluviales, de préférence même à celles formées par des chaînes de montagne. Mais on est également obligé de reconnaître que là où un fleuve ou une rivière s’élargissait et ralentissait son cours entre des rivages également abordables, de manière à se prêter à la navigation, il en résultait plutôt un lien qu’un obstacle entre les habitants des deux rives. Appliquant ces observations au Rhône, il faut reconnaître qu’il n’aurait pu exister meilleure frontière fluviale entre Allobroges romanisés et Helvètes et Séquanais, depuis Genève jusqu’à Seyssel, que ce fleuve, presque constamment encaissé, et d’une rapidité torrentielle. Mais ces avantages cessaient à partir de Seyssel, non seulement parce que, depuis cette localité, le Rhône commençait à être navigable (comme c’est le cas encore aujourd’hui), mais aussi parce qu’il se traîne dès lors en petits bras et canaux multiples, dans un labyrinthe d’îles, d’îlots et de bancs de sable, offrant, dans une contrée relativement plate, un cours des plus vagues, sujet à des variations fréquentes, aisé à franchir même par les hautes eaux, par conséquent ne présentant plus un obstacle fluvial sérieux et invariable ; si peu sérieux et invariable, en effet, que non seulement c’est depuis lors qu’il coupe en deux dans toute sa longueur le doyenné de Ceysérieux, mais qu’on trouve là plus tard des fiefs, des établissements monastiques, des paroisses rurales, des localités mêmes, dont les territoires respectifs s’étalent sur les deux rives du fleuve ; état de chose trop anormal pour qu’on ne soit pas obligé de l’attribuer, sur ces divers points, à quelque déviation locale dans le cours du fleuve. Et il est à remarquer que cet état défiguré et marécageux du Rhône /240/ s’étendait, comme c’est encore le cas aujourd’hui, jusqu’au coude que le fleuve forme au-dessous de Belley dont le territoire est lui-même à cheval sur les deux rives. Or, comme au sortir du long et pénible défilé de la Cluse « et des frontières des Séquanais, » les Helvètes, loin de songer à passer le Rhône, durent s’empresser de prendre la direction de l’ouest pour gagner la Saône et mettre cette rivière entre eux et la légion que César lançait à leur poursuite ; comme aussi chemin faisant ils refoulèrent les peuplades gauloises qui se trouvaient dans cette direction, à commencer par les Allobroges, lesquels se plaignirent auprès de César que le passage des Helvètes, « ne leur avait laissé que l’emplacement tout nud de leurs propriétés ; » puis les Ambarres, voisins occidentaux des précédents (haut Bugey) ; les Eduens, encore plus éloignés dans la même direction (Bresse), tous formulant les mêmes plaintes et implorant contre les envahisseurs le secours du général romain 1 ; comme enfin, lors des propositions d’accommodement que les Helvètes portèrent à César après avoir déjà passé la Saône, celui-ci leur imposa, entre autres conditions, d’indemniser les Allobroges, les Ambarres et les Eduens pour les dévastations commises dans leurs contrées, il est de /241/ toute évidence, quant aux Allobroges, qu’il ne pouvait être question que « des terres et localités que cette nation possédait (au dire de César lui-même), sur la rive droite du Rhône, » et qu’on ne saurait donc chercher celles-ci ailleurs que dans la longue lisière d’outre-Rhône où existèrent plus tard le doyenné genevois de Ceysérieux, et le petit diocèse de Belley qui en formait le prolongement naturel. Ces considérations ont paru si évidentes aux auteurs d’atlas historiques, qu’ils n’ont pas hésité, en traçant la carte de l’ancienne Gaule, à attribuer ces mêmes territoires aux Allobroges, ainsi donc à la province de Vienne, et cela sans songer le moins du monde au problème qui nous occupe 1 . (Voir la carte Gallia dans l’Atlas antique de Spruner.)
Une autre conséquence, non moins importante, de ce qui précède, est celle-ci que puisque le territoire séquanais ne descendait nulle part aussi bas vers le midi que là où il rencontrait l’extrémité septentrionale des terres d’outre-Rhône des Allobroges ; et que pour continuer de là leur route à l’ouest, les Helvètes furent obligés de traverser les territoires des Ambarres et des Eduens, qui formèrent dans la suite la province, puis l’évêché même de Lyon, il s’ensuit que l’arrondissement de Belley, situé beaucoup plus bas encore au midi dans le coude que le Rhône forme /242/ au sud de cette localité éloignée, a toujours été et est toujours resté entièrement séparé de la province de la Grande Séquanaise, à laquelle il fut adjugé au sixième siècle comme évêché suffragant du métropolitain de Besançon ; état de chose trop anormal pour ne pas tenir d’une exception presque unique en pareille matière, au moins dans les Gaules, et que l’opinion traditionnelle explique par un échange de territoire 1 .
Inutile de suivre plus loin le lamentable exode des Helvètes, terminé par la sanglante défaite que leur infligea à Bibracte (Autun) le général romain, décidé non seulement à empêcher leur établissement projeté dans le midi des Gaules, mais aussi à les forcer de rentrer dans leur pays pour y servir de boulevard contre les incursions des Germains, ce qui eut véritablement lieu. Mais nous ne pouvons nous abstenir d’écarter dès le début une hypothèse imaginée par M. de Gingins pour montrer comment déjà sous César, le territoire helvétien de Nyon avait pu être annexé aux Allobroges de la province romaine. Elle consiste à supposer que ces Allobroges (habitants de Genève et de son territoire), témoins occulaires de ce qui se passait sur la rive droite du Rhône, auraient profité de la sortie en masse des Helvètes pour passer le fleuve et s’emparer du pays abandonné ; puis que, lorsque les Helvètes /243/ eurent été contraints de rentrer dans leur pays dévasté et de rebâtir leurs localités incendiées, ils ne se trouvèrent plus assez nombreux pour occuper toute leur ancienne patrie ; qu’ils se contentèrent alors du nord de l’Helvétie, laissant le midi aux mains de leurs voisins romanisés. Mais l’histoire romaine, encore si détaillée pour cette époque, ignore absolument cette escapade de nos ancêtres genevois de la ville et de la rive gauche ; tout ce que nous savons, c’est que, bien loin de songer à conquérir quoi que ce soit sur les Helvètes, les Allobroges furent obligés de leur fournir les provisions de blé qui leur faisait défaut 1 . D’ailleurs la supposition de M. de Gingins serait vraie, qu’elle n’aurait eu aucune influence sur les divisions territoriales subséquentes de l’empire romain, puisque encore quatre siècles plus tard, Nyon est toujours comptée parmi les civitates de la Grande Séquanaise, c’est-à-dire de la province qui réunissait Helvètes et Séquanais, séparés de leurs voisins méridionaux par la même frontière fluviale. M. de Gingins lui-même reconnaît plus loin (p. 53) que jusqu’à la chute de l’empire romain en Occident, « les rives opposées du lac Léman et du Rhône restèrent constamment séparées sous le rapport de la hiérarchie ecclésiastique et civile. » On ne comprend pas, il est vrai, comment ce mot d’ecclésiastique a pu lui échapper, avec la thèse qu’il soutient ensuite, que le décanat où était situé Nyon aurait de tout temps appartenu au diocèse de Genève. Plus loin d’ailleurs, p. 70, 71, il est d’avis que « ce fut dans les 50 ou 60 années qui s’écoulèrent entre les dernières invasions germaniques et la restauration de la cité de Genève par le /244/ roi Gondebaud, vers la fin du cinquième siècle, que les évêques de cette cité étendirent leur autorité spirituelle sur une partie de la rive droite du lac et du Rhône. » Nous donnons plus d’importance à cette franche déclaration du même auteur, p. 157, « qu’il suffit de jeter les yeux sur une bonne carte de France pour s’apercevoir, au premier coup d’œil, que le Pays de Gex, qui forme aujourd’hui le cinquième arrondissement du département de l’Ain, est un lambeau de territoire détaché de l’ancien territoire de l’Helvétie auquel il appartient par sa situation géographique à l’extrémité du vaste bassin du Léman. »
Sans aucun inconvénient, pour ou contre, nous pouvons laisser de côté tout ce qui concerne les grandes divisions si souvent remaniées de l’empire romain, depuis les premières provinces établies par Auguste, jusqu’à leur subdivision en provinces plus modestes, réunies en diocèses représentant des nations entières, groupés eux-mêmes ensuite en grands commandements nommés préfectures, etc., etc. Non seulement ces divisions, créées pour la commodité du gouvernement civil et militaire de l’empire païen, au fur et à mesure de son extension, ne nous disent rien pour le détail intérieur des subdivisions, qui restaient les mêmes ; mais leur nomenclature ne pourrait causer que confusion et malentendu par le changement qu’elle subit après l’adoption officielle du christianisme. Ceci concerne surtout le terme de diocèse, qui, appliqué jadis à des groupes de plusieurs provinces, devient ensuite, en sens inverse de son acception, le synonyme ecclésiastique de la subdivision de la province, soit de la civitas, devenue évêché ; mais nous n’en sommes pas encore là. /245/
C’est sous le règne de Dioclétien (284-305) que se produit la division la plus importante de l’Empire qui ait eu lieu depuis Auguste ; elle fut perfectionnée ensuite sous ses successeurs, notamment à partir de Constantin le Grand. La Gaule entière se trouve alors divisée en dix-sept provinces, plusieurs n’étant que des fragments de provinces plus anciennes dont elles conservent le nom, distinguées entre elles seulement par un numéro d’ordre ; ainsi, il y eut alors une première et une seconde Belgique, quatre Lyonnaises, deux Aquitaines et deux Narbonnaises. Au cinquième siècle, la Viennaise fut aussi divisée en deux provinces, dont la septentrionale, celle qui était bornée au nord par le Léman et le Rhône, et qui s’étendait de là au midi sur le Genevois, la Savoie et le Dauphiné, importe seule à notre problème. Au nombre de ces dix-sept provinces figure également la Grande Séquanaise (Maxima Sequanorum), composée de la Suisse occidentale et de la Franche-Comté. Les dix-sept provinces sont méthodiquement énumérées dans deux documents à peu près contemporains, qu’on croit avoir été rédigés vers la fin du quatrième ou au commencement du cinquième siècle. Le premier est la « Notice des dignités » (Notitia dignitatum) qui s’applique à l’Empire tout entier et à ses principales magistratures, civiles et militaires. Le second, beaucoup plus important pour notre sujet, est la « Notice des provinces et des cités de l’ancienne Gaule » (Notitia provinciarum et civitatum Galliæ), qui contient aussi l’énumération des subdivisions de chaque province en civitates, en donnant chaque fois leur nombre, et auxquelles sont ajoutées, sous l’appellation de Castrum, de Port, de Colonie, etc., un certain nombre de localités moins /246/ importantes, probablement déjà chefs-lieux de subdivisions inférieures. En tête figure chaque fois, comme capitale de la province, la « cité métropole » (Metropolis civitas).
C’est dans ce monde administratif et militaire de l’Empire que furent coulées, en quelque sorte, l’organisation et la hiérarchie de l’Eglise chrétienne, devenue institution officielle. Tout naturellement cette assimilation, décrétée d’abord en principe, ne put s’exécuter simultanément partout à la fois dans la pratique. Car, sans parler de la résistance de l’ancien polythéisme, dont les biens et les possessions allaient profiter à la nouvelle Eglise, puis des complications suscitées bientôt par la secte puissante des Ariens, les provinces n’offraient pas toutes au même degré le nombre de localités et le personnel ecclésiastique strictement suffisant pour l’application du système dans toutes ses parties ; et cet inconvénient grandissait en raison directe de l’éloignement du centre de l’empire. Ainsi, en Italie, où les villes ayant dès longtemps rang de civitas se touchaient presque, les évêchés correspondants étaient si nombreux et partant si petits que, dans les cartes ecclésiastiques de la Péninsule, on se contente ordinairement d’indiquer les provinces, soit archevêchés, dont plusieurs n’ont pas même la dimension moyenne des simples diocèses du nord des Alpes. Il en est encore ainsi dans le voisinage immédiat, même alpestre, de l’Italie, et surtout dans le midi des Gaules, romanisé si longtemps avant le reste de l’Europe. Mais plus on s’éloigne vers le nord, plus les provinces, conquêtes plus récentes, exposées aux incursions des Barbares, deviennent grandes, leurs civitates rares, le choix entre les localités aptes à devenir sièges épiscopaux si limité, qu’il fallut là, pour l’occasion, donner /247/ ce rang, faute de mieux, à des localités insignifiantes ou déchues de leur ancienne importance ; — ou bien encore dégrader pour ainsi dire d’anciennes civitates, ruinées par la guerre ou quelque autre catastrophe, et transférer leur titre à des bourgades naissantes, qui profitaient ensuite de cet avantage. On doit cependant observer, ici déjà, que ces transferts de siège avaient presque toujours lieu dans la même circonscription diocésaine, en sorte que le territoire au moins des circonscriptions restait le même. En somme la concordance entre les divisions civiles et les divisions ecclésiastiques était si bien la règle générale qu’on peut la poursuivre au-dessus aussi bien qu’au-dessous des divisions intermédiaires auxquelles on l’applique ordinairement : car s’il n’y a aucun doute que les civitates sont devenues résidences d’évêques, suffragants de l’évêque de la métropole, qualifié ensuite de métropolitain ou d’archevêque, on reconnaît d’autre part, dans la création des quatre premiers patriarchats, l’intention de soumettre également au même système les plus hautes circonscriptions et dignités civiles, soit les quatre grandes préfectures de l’empire 1 . Nous retrouvons même un souvenir de l’ancien grand diocèse civil (celui qui réunissait en une sorte d’unité nationale les provinces d’un même pays) dans ce titre de Primat donné à certains prélats avec une juridiction sur plusieurs archevêchés 2 . Enfin, nous ne voyons aucune raison de ne pas admettre le même principe de concordance au bas de l’échelle, pour les subdivisions de la /248/ civitas, en cantons ruraux nommés pagi, agri, où le système touchait de plus près à l’organisation municipale et à la propriété privée ou collective ; droits plus particulièrement tenaces que ceux des grandes circonscriptions, et qui survivent mieux qu’elles aux vicissitudes de la conquête et aux bouleversements politiques. Ce qui est certain, c’est qu’il est aisé de reconnaître, sur plusieurs points, l’extension d’anciens pagi ou agri romains dans les subdivisions ecclésiastiques, rurales ou agraires, gratifiées plus tard de doyennés ou d’archiprêtrés.
Cette partie générale, sur laquelle il ne saurait y avoir de discordance sérieuse, était nécessaire, non seulement comme introduction au sujet et pour éviter les répétitions fastidieuses, mais aussi pour montrer que l’infraction aux règles établies, sur le point spécial qui nous occupe, était bien réellement une exception qui demande, comme telle, sa justification. Ce n’est guère d’ailleurs qu’à partir de là que les opinions se divisent : les défenseurs de la tradition ne voyant aucune nécessité d’argumenter en dehors des usages qui réglaient dans une certaine mesure les exceptions elles-mêmes, les adeptes de l’opinion négative étant obligés de fournir les raisons documentées de leur opposition à une opinion généralement accréditée. Comme il arrive le plus souvent en pareil cas, si la discussion est restée sans résultat définitif, elle a au moins profité à la science, en faisant connaître quantité de faits et de détails qui sans cela seraient restés ignorés.
Le problème serait résolu du coup si l’on pouvait considérer la Notice des provinces et des cités de la Gaule (mentionnée plus haut) non seulement comme un manuel de géographie administrative, mais comme visant aussi bien /249/ le côté ecclésiastique de la question, qui devait en tout cas aboutir exactement à la même nomenclature. Plusieurs raisons semblent indiquer qu’on se tromperait en lui refusant ce dernier caractère : tout d’abord, l’époque à laquelle on s’accorde à dire que la notice fut rédigée, soit entre les années 395 et 405 de l’ère chrétienne ; or, comme la concordance entre circonscriptions civiles et circonscriptions ecclésiastiques avait été décrétée en principe déjà en 325, il est à supposer que les dix empereurs très chrétiens (sauf un seul, Julien dit l’Apostat) qui s’étaient succédé depuis Constantin, avaient, pendant ces soixante et dix ans, eu largement le temps et l’occasion de mettre le décret à exécution. Cela paraît plus probable encore quand, parmi ces hauts personnages, on voit figurer un prince aussi hostile à l’ancien polythéisme que l’était l’empereur Gratien, (de 367 à 383), à qui l’on s’accorde d’ailleurs à attribuer la division en provinces et cités ténorisées dans la Notice. Tout au moins faut-il admettre que les cités mentionnées là comme civitates, c’est-à-dire à la fois comme ville et subdivision de la province, étaient bien les villes destinées à devenir sièges épiscopaux, puisque quantité l’étaient devevues en effet, ainsi qu’on peut s’en assurer par le nombre très considérable d’évêques gaulois qui avaient déjà, personnellement ou par délégation, souscrit à des Conciles. A ce sujet, il n’est pas hors de propos de rappeler que, depuis le concile œcuménique de Nicée convoqué en 325 par l’empereur Constantin en personne, il y avait eu, en tenant compte des conciles généraux, régionaux, nationaux, provinciaux, sans parler encore des Synodes et des Conciliabules, il y avait eu, disons-nous, une soixantaine de ces assemblées avant la fin du quatrième siècle. Il est donc /250/ évident que, malgré les guerres et les troubles politiques, la nouvelle Eglise et tout ce qui s’y rattachait était l’une des principales préoccupations de ces temps-là, bien plus en tout cas que l’administration civile et son personnel laïque. Nous avons d’ailleurs d’autres indices (outre la présence de la plupart des évêques gaulois aux conciles du quatrième siècle) que la Notice avait un caractère ecclésiastique aussi bien que civil ; nous en citerons deux, concernant les deux provinces intéressées dans la question et qui peuvent en outre contribuer à fixer la date approximative du document, ou plutôt des faits qu’il résume. En effet, cette date doit être postérieure à Julien l’Apostat et à Valentinien Ier, les fondateurs de Bâle, puisque cette cité, alors toute nouvelle, remplace déjà dans la Notice avec le titre de civitas, (civitas Basiliensium), l’ancienne localité de Rauraca, et cela non seulement comme chef-lieu du district rauracien, mais encore comme siège épiscopal ; car déjà en 346, un demi-siècle avant la rédaction de la Notice, un évêque de Rauraca, Justinien, avait souscrit au concile de Cologne ; aussi Rauraca n’est-elle plus citée dans la Notice que comme Castrum (Castrum Rauracense). D’autre part, puisque la Notice ne connaît encore qu’une seule province viennaise divisée en treize civitates, elle est nécessairement antérieure au conflit qui s’éleva entre les cités d’Arles et de Vienne à être chacune la métropole de la dite Viennaise, conflit que le pape Léon Ier trancha en 450 par un partage en deux provinces, qui réduisit la suprématie de l’Eglise métropole de Vienne aux cinq évêchés septentrionaux de l’ancienne Viennaise. On conviendra, pensons-nous, du caractère essentiellement ecclésiastique de ces exemples. Nous retrouvons encore ce caractère /251/ en comparant entre elles les diverses copies ou éditions de la Notice rédigées évidemment sur le même document original, mais à des époques différentes, ces éditions ne diffèrent entre elles que par la suppression ou l’addition d’un petit nombre de civitates ; mais il est aisé de s’assurer que ces différences ne se rapportent qu’aux évêchés, et non à l’administration civile ; la dernière de ces copies ou éditions mentionne déjà Gondebaud.
Appliquons maintenant ce qui précède à la cité de Nyon. La Provincia Maxima Sequanorum figure dans la notice avec quatre civitates, nombre qui est encore expressément répété, savoir : la cité métropole de Besançon ; puis, immédiatement après la métropole, la civitas Equestrium Noviodunum, qui est bien Nyon ; les deux autres sont Avenche, qu’Ammien Mercellin nous représente comme alors déjà entièrement déchue de son ancienne splendeur, et enfin Bâle, ville toute nouvelle, qui venait seulement de prendre le rang et la place de la vieille Rauraca, comme siège épiscopal aussi bien que comme chef-lieu administratif. Quels motifs y aurait-il eu de refuser cette double qualité à la Colonie Julienne et équestre, dont la création, sous ce double titre, sur l’emplacement de l’antique bourg celtique de Noviodunum, remonte, sinon à Jules-César lui-même comme le veut la tradition, au moins à son neveu et fils adoptif, l’empereur Cajus Julius Cesar Octavianus, qui ne prit le nom d’Auguste, décerné par le Sénat, que vingt-sept ans avant l’ère chrétienne 1 ? Pourquoi cette /252/ exception toute locale aux dépens de cette colonie militaire de troupes d’élite, de toutes les cités romaines de l’Helvétie celle qui, après Avenche, offre encore le plus de vestiges romains, et dont plus de quarante inscriptions lapidaires attestent l’ancien lustre ? Y aurait-il dans l’histoire des premiers siècles et dans les documents qui s’y rapportent quelque indice d’une déchéance matérielle ou administrative comme celle qui atteignit d’autres cités de nos contrées ? Au contraire ; Nyon, la plus ancienne colonie romaine de l’Helvétie, est l’une des villes de ce pays dont on peut le mieux suivre les destinées romaines, malgré la rareté et la sobriété des citations qui les concernent. Déjà en l’an 77 de notre ère, Pline la qualifie de colonia équestris ; ce dernier nom lui est donné par Ptolémée qui florissait vers l’an 175. Les Itinéraires dits d’Antonin, 212-217, la citent sous les termes d’Equestribus ou Equestrium, comme l’une des stations de la route de Milan à Strasbourg par les Alpes grecques ou graïennes. La fameuse table dite de Peutinger, espèce de carte routière de l’Empire à l’usage des armées romaines, la nomme colonia equestris ; et à propos des cartes et des itinéraires romains, il est à remarquer (comme le fait M. de Gingins d’après Mommsen) que tandis que les pierres ou colonnes milliaires romaines trouvées à Genève et sur la rive gauche du Rhône portent la distance de Vienne, métropole de la Viennaise, celles qu’on trouve sur la rive droite du fleuve et du lac jusqu’à l’Aubonne portent la distance non de Besançon, ou d’Avenche, mais de la colonie équestre. Nous arrivons ainsi à la Notice des provinces et des cités des Gaules, qui fait de Nyon l’une des quatre civitates de la Grande Séquanaise en lui donnant à la fois son appellation romaine et /253/ son ancien nom celtique, civitas equestrium Noviodunus. Remarquons enfin que les inscriptions lapidaires, au nombre d’une quarantaine sans compter les pierres milliaires, suivent parallèlement la même progression et la même nomenclature ; Nyon est nommé successivement Colonia equestris, Julia equestris, puis civitas equestrius ou equestrium. Ces inscriptions prouvent que la cité équestre était gouvernée, municipalement au moins, par des magistrats de son propre choix et qu’elle avait des duumvirs, un préfet municipal, un édile, un avoué, des flamines ou prêtres, etc. Il ne paraît donc pas qu’elle ait été arrêtée par quelque dommage, matériel ou autre, dans cette marche ascendante, dont le point culminant dépasse encore de bien des années l’époque à laquelle son rang de civitas devait lui conférer celui de siège épiscopal. A ce propos encore, nous attirons l’attention sur la persistance, à travers les siècles, de ce qualificatif d’equestris, trop persistant, à notre avis, pour ne pas être attribué aussi bien, ou mieux peut-être, à l’Ordre équestre de l’ancienne Rome plutôt qu’à un simple dépôt de cavalerie romaine ; on sait d’ailleurs combien dans l’origine les deux choses se tenaient de près ; César lui-même tenait par plusieurs côtés à l’ordre des chevaliers. Nous verrons le titre d’équestre rester à l’arrondissement de Nyon, six ou sept siècles après que cette ville l’eut officiellement perdu 1 . /254/
Enfin, est-ce que les contrées qui nous occupent étaient peut-être moins bien préparées ou moins disposées que d’autres à recevoir le christianisme, ou à se soumettre à l’organisation ecclésiastique ? Les renseignements historiques nous disent, au contraire, que cette organisation y avait été devancée par des églises ou des sociétés chrétiennes « Des traditions admissibles, dit le Père Martin Schmitt dans ses Mémoires historiques sur le diocèse de Lausanne, publiés par le professeur abbé Gremaud (Mémorial de Fribourg), indiquent la présence d’un évêque de Besançon vers le temps de la mort de saint Irénée (202), dont cette ville avait reçu ses premiers apôtres ; si l’on peut ajouter foi aux anciens catalogues des évêques de Besançon, dit-il plus loin, ce siège était occupé par Maximin dans le même temps que l’Eglise de Lyon était gouvernée par Faustin, entre 255 et 258. » Sans doute les persécutions amenaient souvent des vacances de plusieurs années ; cependant dès la fin du troisième siècle jusque vers l’an 312, on compte quatre évêques de Besançon qui se succédèrent sans interruption, comme cela eut lieu ensuite pour leurs successeurs dès l’organisation officielle de l’Eglise et de la hiérarchie ecclésiastique. Ces considérations s’appliquent aussi bien et même mieux à la portion helvétienne de la Province, ainsi qu’aux autres contrées alpestres qui l’avoisinent. Mieux encore que de nos jours, la Suisse avec ses montagnes, ses vallées, ses solitudes éloignées des grandes /255/ routes romaines, offrait aux malheureux de toutes les causes un asile contre les persécutions. Aussi n’y a-t-il guère de pays où les légendes chrétiennes remontent plus haut 1 ; plusieurs, même celles relatives aux premiers évêques, se rattachent directement aux apôtres, surtout à saint Pierre et à saint Paul, ou à leurs disciples. Sans remonter aussi haut, l’histoire admet cependant le massacre de la légion thébéennne dans le bas Valais, sous Dioclétien ; le martyre qui atteignit encore quelques-uns de ses officiers à Soleure ; celui de plusieurs autres missionnaires à Zurich, aux environs de Bâle, en Rhétie, etc. De ces temps-là, disent nos historiens, date la fondation des premières églises du Valais, à Saint-Maurice d’Agaune, à Sion, ville qui succéda de bonne heure à Octodurum (Martigny) comme siège épiscopal. On admet aussi que, dès cette époque, des petites communautés chrétiennes ont dû exister : à Genève, où la série épiscopale régulière commence vers 381, à Vindonissa (Windisch), dont le siège diocésain fut ensuite transféré à Constance, à Rauraca ou Augusta Rauracorum (Augst), dont le premier évêque connu souscrivit en 346 au concile de Cologne, à Aventicum, l’ancien chef-lieu des Helvètes où, selon la tradition, vingt-deux évêques, tous ensevelis dans la chapelle de Saint-Symphorien, s’étaient succédé sur le siège épiscopal de cette cité /256/ avant sa translation à Lausanne au sixième siècle. Or, non seulement la cité équestre ne fait pas exception dans cet état de chose ; mais dès l’aurore du christianisme dans nos contrées, les légendes ne connaissent pas moins de quatorze martyrs nyonnais dont elles donnent les noms. A cela les adversaires de la tradition objectent, il est vrai, que le nom celtique de Noviodunum (qui signifie Neufbourg ou Neuveville) est commun à une dizaine d’autres localités gauloises, dont plusieurs ont été sièges épiscopaux. Mais, comme la Nyon équestre était la plus connue de toutes, et que les légendes en question se rapportent surtout à nos régions gauloises, on peut bien lui attribuer une partie au moins de ces confesseurs du Christ. En tout cas peut-elle réclamer « les deux pieux jeunes citoyens (duo juvenes Nugdunensis municipii) disciples fervents des saints Romain et Lupicin qui, après la ruine de leur ville natale, se retirèrent au monastère de Saint-Oyens de Joux (Saint-Claude), dans la province de Besançon 1 . » Enfin, tous ceux de nos historiens qui ont parlé de l’introduction du christianisme dans l’ancienne Helvétie n’ont pas hésité à compter la cité équestre au nombre des premières qui ont dû abriter une communauté chrétienne. Encore une fois, comment admettre que cette cité dont le plus haut développement et le titre de civitas correspondent à une époque qui dépasse déjà de bien des années celle où ce titre et cette prospérité la désignaient à devenir la résidence d’un évêque, que cette cité, disons-nous, ait fait exception à la loi commune /257/ déjà appliquée à des localités moins importantes des mêmes contrées ? Car, à ce propos, il faut encore tenir compte d’un fait général, mais particulier à ces temps de transition : c’est que c’est surtout depuis l’organisation officielle de l’Eglise que le titre de civitas s’appliquait plutôt au chef-lieu qu’à son arrondissement ; et que si dès lors toute résidence d’évêque était qualifiée de civitas, quand même la localité n’aurait pas eu ce titre auparavant, celui-ci était perdu pour les anciennes civitates qui, pour une cause quelconque, cessaient d’être chefs-lieux de diocèse. La Notice nous en a déjà fourni un exemple à propos de Rauraca et de Bâle ; la même déchéance atteignit Avenche avant la translation de son siège épiscopal à Lausanne. On verra qu’il en fut de même de la Cité équestre.
Abordons maintenant le principal argument de l’opinion négative, celui qui consiste à dire « que s’il y avait eu des évêques de Nyon, l’un ou l’autre aurait immanquablement assisté et signé à l’un au moins des nombreux conciles de l’époque », puis à conclure de l’absence de toute signature nyonnaise à la non-existence de ces dignitaires eux-mêmes. D’entrée il est évident que la question posée ainsi, décisive au profit de la tradition si elle pouvait être résolue affirmativement, n’aurait point dans le cas contraire, un caractère aussi absolu ; en d’autres termes, s’il suffisait de la signature d’un seul évêque nyonnais à un seul concile pour établir l’existence d’un diocèse de Nyon, il ne résulterait nullement de l’absence de toute signature semblable qu’un tel diocèse n’aurait pas existé ; pas plus qu’on ne pourrait conclure de l’absence d’un personnage quelconque à une réunion à laquelle il aurait pu assister, à la non-existence /258/ du personnage lui-même. Cette objection est fondée quand on songe au peu de durée qu’au dire même des plus chauds partisans de la tradition, le petit diocèse de Nyon a pu avoir, depuis son origine probable jusqu’à son remplacement présumé par le diocèse de Belley, qui apparaît vers le milieu du sixième siècle. Pour mieux se rendre compte de cet argument, il suffirait de retrancher de la liste des cent et quelques diocèses gaulois qui ont réellement existé, ceux dont les titulaires n’ont pas figuré à des conciles pendant ce court laps de temps. Mais il n’est besoin ni de ces arguments d’exclusion, ni des réserves à prendre dans la confusion causée par l’existence simultanée de plusieurs Noviodunum, ou par la mention traditionnelle de quelques évêques qui l’auraient été à la fois de Nyon et de Belley, pour établir qu’un concile au moins échappe aux négations de la critique antinyonnaise : c’est nommer le concile d’Epaone, convoqué en 517, et auquel souscrivit entre autres un évêque de Nyon. Il est vrai que la ressemblance des deux noms, dérivés du même type, a donné lieu à l’opinion qu’il s’agissait d’un évêque de Nevers et non de Nyon ; et c’est surtout à ce propos qu’il convient d’entrer ici dans quelques développements 1 . /259/
Il y avait alors (517) plus d’un demi-siècle que les provinces septentrionales de l’empire romain étaient occupées par des monarchies germaniques au nord de la Loire, celle des Francs ; dans les bassins de la Saône et du Rhône jusqu’à la Durance et dans celui de l’Aar jusqu’au Rhin, les Burgondes ; plus loin, au nord et à l’est, les Alemanes. Grâce à la mansuétude des Burgondes, les pays soumis à leur domination étaient les mieux partagés. Déjà chrétiens et à demi romanisés, leurs rois laissèrent subsister (comme leurs voisins du reste) les anciennes circonscriptions ecclésiastiques. Mais ils appartenaient à la confession arienne, et c’est sur ce point, d’abord purement dogmatique, que portèrent les premiers différends. Le clergé romain, divisé lui-même sur cette question, avait alors à sa tête Avitas ou saint Avit, neveu de l’empereur du même nom, sénateur romain et métropolitain de Vienne, l’un des prélats les plus considérés de son temps, en tout cas le plus éminents du royaume burgonde, et dont le zèle intransigeant ne négligeait aucun moyen, aucune occasion de rétablir partout le règne de la foi orthodoxe 1 . Ses efforts dans ce /260/ sens ayant échoué devant l’indifférence ou la tolérance religieuse du roi Gondebaud, il ne craignit pas d’encourager contre lui les convoitises conquérantes des rois francs, qui venaient d’arborer, avec le christianisme, la foi orthodoxe romaine ; enfin il sut s’emparer de l’esprit du fils et successeur de Gondebaud, le roi Sigismond, dont le naturel à la fois féroce, soupçonneux, pusillanime et superstitieux, allait se révéler par des persécutions religieuses, par des attentats contre sa propre famille, suivis d’actes de contrition et de largesses immodérées au clergé et aux Eglises, enfin par le mépris de ses propres sujets, qui le livrèrent en habit de moine aux Francs. Ce fut au début de ce court et fatal règne que saint Avit convoqua en 517, avec l’assentiment du roi, le concile d’Epaone, avec ordre exprès à tous les prélats qui y devaient prendre part d’y paraître en personne ou de s’y faire représenter. Présidé par saint Avit lui-même, ce concile s’occupa surtout de discipline ecclésiastique, et les « hérétiques » n’y furent pas oubliés. L’époque, les circonstances de la convocation et le fait que le concile ne fut souscrit que par des prélats des provinces burgondes, disent assez qu’il s’agissait d’un concile exclusivement national auquel l’évêque de Nyon, s’il existait, ne pouvait manquer, mais où un évêque de Nevers, si alors il y en avait un, n’avait rien à voir, parce que son siège appartenait à une province (la quatrième Lyonnaise) qui ne faisait pas partie du royaume de Sigismond 1 . C’est la même raison pour laquelle l’évêque /261/ de Bâle, quoique suffragant de Besançon, ne figure pas davantage à ce concile. La signature de l’évêque de Nyon, Tauricianus, précède immédiatement celle du délégué d’Avenche. Le diocèse de Vindonissa, bien que le plus éloigné du lieu de réunion, est représenté, ainsi que ceux de Genève et d’Octodurum (Martigny) en Valais. Il n’est pas question d’un évêque de Belley, qui, s’il avait existé, aurait dû y paraître le tout premier, à cause de la proximité d’Epaone car après avoir longtemps discuté sur l’emplacement de cette localité, sans autre guide que son nom d’Epaone et les variantes ou dérivés auxquels il avait pu se prêter dans la suite (quelques auteurs avaient même pensé à Nyon), on a compris que puisque, dans sa lettre de convocation, Avitus déclare « avoir choisi ce lieu comme /262/ étant le plus commode pour tous les évêques sous le rapport des fatigues du voyage, » c’est-à-dire de la distance, Epaone devait être cherché vers l’endroit le plus approximativement central du royaume burgonde, c’est-à-dire dans le diocèse même de Vienne ou dans son voisinage immédiat. Depuis lors il n’y a plus d’hésitation qu’entre Albon et Verme, naguère Etauna ou Ejana, localité située dans la portion du petit diocèse de Belley assise sur la rive gauche du Rhône, et à deux lieues seulement de cette ville. Ce lieu est celui qui, à tous égards, offre le plus de probabilité, et c’est aussi l’opinion du géographe-historien de Spruner qui l’a adoptée dans ses cartes ecclésiastiques des Gaules.
Quant à Belley, qui selon une ancienne tradition aurait eu un évêque, Audax, déjà en 413, non seulement il n’en est pas fait mention au concile obligatoire d’Epaone de 517, tenu tout près de sa résidence, mais il n’en est pas question davantage aux deux conciles, également burgondes et nationaux suivants, à celui de Lyon de la même année, qui fut présidé par l’archevêque de Besançon, le propre métropolitain du futur évêché de Belley, et à celui d’Agaune (Saint-Maurice) en Valais, présidé par le métropolitain de Lyon, 522. Le fait est que la première mention connue de Belley (Bellica) se rencontre, avec le titre modeste de Castrum, dans la légende de saint Domitien (450 à 455), l’apôtre du Bugey, contrée représentée alors comme un désert. A ce propos M. de Gingins lui-même constate « que si Belley avait déjà alors été le siège d’un évêché, elle aurait été mentionnée autrement. » La première apparition d’un évêque de Belley, Vincentius, est au concile de Paris en 552, puis au concile de Lyon en 567 ; /263/ et M. de Gingins, qui a rassemblé ces données, en conclut que cet évêché « devait être alors de création récente. » De ces faits il résulterait que la fin de l’évêché de Nyon (s’il a existé) tomberait entre les années 517, date du concite d’Epaone, et 552 date de la première apparition d’un évêque de Belley. La création de ce nouveau diocèse est, en tout cas, postérieure à l’avènement de Gondebaud, puisque dans la copie ou édition la plus récente de la Notice des Gaules, où ce roi est déjà nommé, il n’est question ni de Belley, ni d’un changement quelconque dans les anciennes civitates de la Grande Séquanaise ; nous repoussons comme trop contraire à la règle et aux usages de l’Eglise, l’idée que les deux diocèses, Nyon et Belley, auraient pu exister simultanément sous un même évêque 1 . De toute manière, le diocèse de Belley n’a pu être créé qu’aux dépens d’un diocèse voisin déjà existant, Vienne, Grenoble ou Genève, mais en tout cas aux dépens de la province viennaise et dans les possessions que les Allobroges avaient eues de tout temps sur la rive droite du Rhône. Quant à la création du diocèse de Nyon, elle daterait tout au moins de l’époque où cette ville apparaît dans les documents et sur les inscriptions lapidaires avec le titre de civitas, soit approximativement de la fin du quatrième ou du commencement du cinquième siècle ; ce qui donnerait à l’évêché nyonnais une existence de cent et quelques années.
Les causes de sa suppression ou de son déplacement sont /264/ naturellement inconnues ; mais il faut qu’elles aient été graves quand on réfléchit à la répugnance constante de l’Eglise romaine à altérer un état de chose consacré par l’ancien empire romain, dont elle tirait son organisation et son prestige. En revanche, nous n’avons en fait de suppositions que l’embarras du choix, car il n’est pas pour la première monarchie burgonde de phase plus fatalement compliquée et agitée en tous sens que cette période qui précède sa fin : disputes et persécutions religieuses, troubles incessants, désordres sanglants dans la dynastie régnante, guerres désastreuses avec les Francs, mort du roi Sigismond (523), partage du royaume entre les vainqueurs de son frère et successeur Gondemar (534). Ce siècle tourmenté est encore celui par excellence des translations de sièges épiscopaux ; nulle part il n’y en eut autant sur un espace aussi réduit que dans nos contrées dans les six évêchés bien connus (sans compter Nyon) qui existaient dans les pays représentés par la Suisse actuelle, les évêques de Genève et de Coire sont les seuls qui n’eurent pas à changer de résidence. Il faut se rappeler à ce propos la peine qu’on avait eue dès le début, dans les provinces éloignées, à trouver des localités aptes à recevoir un évêque, son clergé et son église cathédrale. Déjà en 347, le concile de Sardique, auquel assistèrent trente-quatre évêques gaulois, avait défendu, par son 6e canon, « d’établir des évêques dans des endroits peu considérables, où le ministère d’un prêtre pouvait suffire. » Or, il est peu probable qu’au milieu des troubles et des dévastations périodiques de l’époque, la cité équestre ait seule échappé à la déchéance qui supprima, en faveur d’autres localités, les sièges épiscopaux de Rauraca, de Vindonissa, d’Avenche et de /265/ Martigny 1 . On comprend aussi que dans un diocèse aussi petit, il ne se soit pas trouvé de localité propre à succéder dans ce rôle à l’ancienne colonie romaine. Mais ces raisons ne suffisent pas à expliquer pourquoi le territoire de l’évêché supprimé, qui relevait de Besançon (comme le diocèse de Lausanne), fut annexé en simple doyenné rural, au diocèse de Genève, qui relevait de Vienne. A ce propos, nous hasarderons une hypothèse, à laquelle les circonstances de l’époque nous semblent donner quelque vraisemblance ; comme il s’agit d’une question ecclésiastique, c’est aussi dans ce domaine que nous puiserons cet argument.
Nous avons parlé plus haut des différends confessionnels entre ariens et catholiques orthodoxes, qui divisaient le peuple, le clergé et jusqu’à la famille royale elle-même ; ils donnèrent lieu à plusieurs conciles, dans lesquels des évêques ariens furent condamnés ; de fait, l’unité confessionnelle ne fut rétablie que sous le règne du roi Sigismond gagné secrètement à la foi romaine, qu’il embrassa ouvertement après la mort de son père. A ce propos, nous avons insisté sur le rôle prépondérant joué par saint Avit, archevêque de Vienne et premier dignitaire ecclésiastique du royaume. Chez ce zélateur, les intérêts de l’Eglise orthodoxe l’emportaient à ce point sur le salut politique du pays, que déjà sous Gondebaud, en faisant avec les évêques de son parti des vœux pour la cause des Francs, ennemis /266/ des Burgondes et de l’arianisme, il avait écrit au roi Clovis, tout fraîchement converti du même coup au christianisme et à l’orthodoxie : « Votre foi est notre victoire … Gondebaud n’est que le soldat de Clovis. » Or, comme Gondebaud, loin d’abjurer l’arianisme, avait témoigné sa prédilection pour cette doctrine en repeuplant de familles ariennes sa résidence de Genève, dépeuplée dans la dernière guerre, il est évident que cette ville et ses environs étaient particulièrement « infestés » de ces sectaires. C’est d’ailleurs ce qui ressort d’une des nombreuses lettres de saint Avit au nouveau roi Sigismond, à propos des dissidences religieuses du royaume, dans laquelle, avec son style ampoulé de gallo-romain du bas-empire, il le félicite de la victoire qu’il vient de remporter sur ses adversaires, au nom de Dieu, et paraît cependant redouter encore la turbulence d’une faction genevoise 1 . Dans cette même lettre il annonce au roi son intention de se rendre auprès de lui lors de la prochaine fête de l’apôtre saint Pierre. Il s’y rendit en effet, et c’est à l’occasion de la dédicace d’une nouvelle basilique à cet apôtre qu’il prononça cette homélie qui a été reconstituée en 1866-67 par les soins de MM. Léop. Delisle et Albert Rilliet (Mém. de la Soc. d’hist. et d’arch. de Genève, t. XV et XVI ), et dans laquelle le fervent prédicateur se félicite encore de la destruction d’un temple païen (fanum) situé dans les environs de Genève. Or, il est de fait que, dans cette croisade orthodoxe, le fougueux métropolitain de Vienne, n’eut pas, soit dans les conciles, /267/ soit dans la chaire, soit dans la pratique de l’épiscopat, de plus fervent acolyte que son suffragant, l’évêque de Genève, Maxime, ou plutôt saint Maxime, qualifié de grand prédicateur, et dont l’avènement à l’épiscopat genevois correspond à peu près à celui de Sigismond à la royauté burgonde. Il suffit d’ailleurs de voir le rôle que ce Maxime joue déjà au concile d’Agaune, qu’il signe le premier après l’archevêque de Lyon ; qu’il semble même présider, et où le roi Sigismond lui prodigue les appellations les plus respectueuses en renouvelant en quelque sorte entre ses mains son abjuration de l’arianisme 1 ; cela suffit, disons-nous, pour comprendre que nous nous trouvons en présence du principal extirpateur de « l’hérésie » dans le diocèse de Genève, au moins d’après Sigismond et saint Avit, qui lui prodigue les mêmes éloges. Il n’est donc nullement déraisonnable d’admettre que Sigismond si généreux envers l’Eglise, et saint Avit lui-même (dont le consentement était indispensable), aient eu l’idée de récompenser tant de zèle, couronné par un plein succès, pour la cause qui leur tenait le plus à cœur ; or, au double point de vue honorifique et économique, aucune récompense ne pouvait valoir, pour un évêque, une augmentation de territoire ; et dans ce cas particulier, celle qui se présentait le plus naturellement était de désenclaver le siège épiscopal tout à fait excentrique de Genève, huché sur l’extrême frontière septentrionale du diocèse, par l’annexion d’un territoire convenable sur la rive droite opposée du lac et du Rhône et où le zélé prélat pouvait étendre son influence. Qui nous /268/ dit d’ailleurs que le titulaire du petit diocèse supprimé ou transféré ailleurs ne fut pas du nombre de ces évêque condamnés, peut-être déposés, pour hérésie arienne, dont les diocèses ne sont pas nommés ? Le savant historien, M. l’abbé Gremaud, nous a encore suggéré l’idée, très plausible, qu’à cette époque certains diocèses pourraient bien avoir été administrés pendant quelque temps par deux évêques rivaux, l’un arien, l’autre orthodoxe 1 . Enfin, en basant sur les troubles confessionnels de l’époque notre hypothèse relative aux motifs d’un remaniement diocésain, nous n’oublions pas que les remaniements provinciaux et diocésains les plus considérables auxquels les papes et les conciles se soient livrés en France, eurent lieu pour des motifs semblables, après les croisades contre les Albigeois. Il en fut de même dans le nord et dans les Pays-Bas après la Réforme. /269/
Comme il s’agirait ici, non plus d’un changement de siège épiscopal dans la même circonscription diocésaine, comme pour les quatre exemples cités plus haut, ni dans la même province, mais d’une province à l’autre, les adversaires de la tradition n’ont pas manqué d’objecter que pareilles translations étaient défendues par les conciles, à commencer par celui de Chalcédoine de 451 ; sans nous arrêter à la date de ce concile, qui permet de supposer que des changements semblables avaient déjà eu lieu, puisqu’il les défend ; sans même vouloir bénéficier de l’aveu qui échappe ici à l’adversaire que le territoire de Belley avait donc bien originairement appartenu à une autre province que celle à laquelle il fut attribué, nous nous bornerons à observer que, de même que toute autre assemblée législative, les conciles étaient libres de faire des exceptions à la règle, voire de changer ou d’abroger ce qu’ils avaient décrété antérieurement, et que certes ils ne s’en sont pas fait faute. En dépit de la règle, des remaniements de circonscriptions épiscopales et provinciales ont eu lieu à diverses époques et pour diverses raisons 1 , mais toujours, à moins de circonstances très exceptionnelles, par voie de compensation ; c’est-à-dire qu’on ne diminuait pas un diocèse ou une province au profit d’une autre circonscription, sans une indemnité à peu près équivalente ; en agissant autrement, on aurait porté une atteinte grave aux intérêts économiques aussi bien qu’à la dignité et à la considération des prélats intéressés et de leurs Eglises. On procédait donc par voie d’échange, comme on le fait, en temps de paix, pour des états ou des principautés laïques, /270/ et ce principe était déjà admis pour les anciennes circonscriptions civiles de l’empire romain, qui formaient autant d’unités administratives ou militaires 1 . Ainsi donc, à l’acquisition par la civitas ou diocèse de Genève, par conséquent par la province de Vienne, d’un territoire important sur la rive droite du lac et du Rhône, territoire enlevé à la province de Besançon, devait correspondre une cession équivalente de la province avantagée, au profit de la province mutilée ; or, comme le petit territoire de Belley, portion de l’ancienne province viennoise allobrogique, est le seul connu qui remplisse ces conditions de mouvance primitive et de dimension, et que ce même territoire, jusqu’alors presque ignoré, surgit tout à coup au sixième siècle, comme l’un des quatre diocèses de la province de Besançon, précisément ou à peu d’années près à l’époque où le rôle n’est plus rempli par l’ancienne civitas équestre, réunie dès lors au diocèse de Genève, il est évident que le nouveau diocèse était avant tout destiné à remplacer l’ancien 2 . Quelles que soient d’ailleurs les suppositions relatives /271/ aux motifs de ce changement, on observera que celui-ci coïncide également avec l’époque des progrès réalisés dans la contrée autour de Belley par les soins de missionnaires connus, et des premières communautés monastiques du pays, notamment de celles du Jura, qui étaient presque indépendantes.
Il nous reste à examiner les arguments de contre-épreuve des deux opinions, ceux par lesquels les adeptes de chacune cherchent à corroborer rétrospectivement leurs conclusions, négatives ou affirmatives, en partant de l’état des lieux et des choses postérieur à la translation réelle ou présumée de l’évêché de Nyon à Belley ; nous commencerons par ceux des adversaires de la tradition, parce que au fond ils se réduisent à un seul qui ait quelque valeur, et dont la réfutation amènera tout naturellement les arguments plus nombreux de l’opinion opposée.
« Si le siège épiscopal de Nyon eût été transféré à Belley à une époque quelconque, dit M. de Gingins, l’évêque de cette dernière ville aurait dû conserver l’autorité ecclésiastique sur la ville de Nyon et sur son territoire, comme les évêques de Vindonissa, de Rauricum, d’Aventicum et d’Octodurum, qui, malgré la translation de leur siège à Constance, à Bâle, à Lausanne et à Sion, continuèrent à compter les lieux de leur résidence primitive au nombre de ceux qui restèrent soumis à leur autorité épiscopale. »
En effet, et sur ce point nous irons encore plus loin que M. de Gingins qui s’arrête trop modestement, par malentendu, /272/ à l’autorité « ecclésiastique. » Les premiers sièges épiscopaux ayant été établis dans les civitates ou principales localités, où ils héritaient des anciens temples et autres dépendances du culte païen ; et ces premières possessions ayant été augmentées là plus vite qu’ailleurs par la pieuse libéralité des princes et des fidèles du pays, puis le tout relevé encore par des privilèges qui se confondaient avec ceux de la municipalité locale, il est clair que partout les sièges épiscopaux se trouvèrent bientôt entourés de domaines plus ou moins considérables, sur lesquels les titulaires exerçaient une autorité plus immédiate que sur le reste du diocèse. Il en fut ainsi dans les quatre anciens diocèses précités déjà avant le changement de résidence de leurs évêques ; et nous verrons plus loin que la ville de Nyon elle-même ne fit pas exception. Ainsi s’expliquent en effet les possessions et l’autorité temporelle que les évêques de Lausanne, de Bâle, de Constance et de Sion avaient conservées à Avenche, à Augst, à Windisch et à Martigny. Mais l’argument d’analogie invoqué par M. de Gingins n’est pas applicable au cas qui nous occupe, vu que, dans tous ceux qu’il cite, il s’agissait simplement d’un changement de résidence non seulement dans une même province, mais encore dans la même circonscription diocésaine, sans en sortir, et qui ne lésait pas autrement les droits utiles ou spirituels du titulaire ; au contraire, il est à présumer que ce changement était tout à son avantage comme à celui du nouveau siège épiscopal ; tandis que dans le cas de Nyon-Belley, il s’agit de l’émigration d’une portion de province ecclésiastique à une autre province, impliquant en même temps un changement de mouvance des deux territoires, puisque celui de Nyon dépendait dès lors par Genève du métropolitain /273/ de Vienne, tandis que celui de Belley était attribué, malgré la distance, à l’archevêché de Besançon. Qu’on admette si l’on veut, ce qui d’ailleurs est hautement probable, que ce changement n’eut lieu qu’après la mort ou la déposition du dernier évêque de Nyon, qui en tout état de cause n’était qu’un usufruitier, et l’on ne voit pas ce que son quasi-successeur de Belley, qui ne succédait ni au même siège ni au même territoire, aurait eu à y réclamer. Pour peu qu’on y réfléchisse, on conviendra que le véritable lésé, dans cette opération, était la province, le siège métropolitain et l’archevêque de Besançon, puisque en place de l’ancienne province romaine restée jusqu’alors parfaitement compacte, on trouve une province ébréchée, privée d’une de ses plus anciennes civitates, remplacée au loin par un évêché de toute fraîche date, sans contact comme sans antécédents communs avec sa nouvelle province, dès lors coupée en deux morceaux, avec tous les inconvénients attachés à un état de chose aussi anormal 1 . Evidemment, l’échange entre les deux provinces eut été par trop défavorable à celle de Besançon sans un dédommagement supplémentaire, que nous croyons trouver dans la position tout à fait exceptionnelle que son métropolitain reçut ou /274/ conserva dans le territoire soustrait à son autorité ecclésiastique ; position que nous considérons à cause de son anormalité même comme une des plus fortes preuves en faveur de l’opinion traditionnelle.
Cette position consistait « de temps immémorial, » dit M. de Gingins, au profit du dit métropolitain, « dans la propriété de la ville même de Nyon, l’ancien chef-lieu du pays et de son territoire immédiat, avec le village jadis considérable de Promenthoux, un péage perçu à Nyon sur l’ancienne voie romaine dite Via Strata, des droits de pêche dans le lac Léman, et la dîme sur une étendue de plus de trois lieues au nord et au sud de Nyon, entre le Jura et le lac ! » Pour se rendre compte de l’éminence et de l’étendue de ces droits, il faut se rappeler qu’ils s’exerçaient sur un pays de sept à huit lieues de long sur deux à peine de large, pays placé maintenant sous l’autorité ecclésiastique de l’évêque de Genève, et qui avait en outre ses dynastes particuliers. Plus tard, ces droits devinrent des fiefs dont les titulaires prêtaient hommage à l’archevêque de Besançon qui lui, n’en prêtait à personne, pas plus aux souverains temporels de la contrée qu’aux évêques de Genève. Ses principaux tenanciers ou feudataires furent : la noble maison de Rossillon pour les dîmes ; les religieux de Saint-Claude pour l’administration de ses droits et possessions ecclésiastiques ; entre autres de l’église paroissiale de Nyon qui, chose à noter, avait le même patron que la première cathédrale de Besançon 1 , saint Jean /275/ l’évangéliste et qui était aussi celui de tout le pays d’alentour. Quant au domaine principal, qui comprenait le château, la ville et le territoire immédiat de Nyon avec Promenthoux, les archevêques de Besançon l’inféodèrent d’abord aux dynastes de Prangins-Cossonay, et après eux aux princes de Savoie de la branche de Vaud, qui devinrent ensuite barons de Vaud. Ces seigneurs prêtaient leur hommage à l’archevêque au palais métropolitain de Besançon 1 .
Ces faits remontaient trop haut et parlaient trop fortement en faveur de l’opinion traditionnelle, pour que M. de Gingins, que les rapporte, ne comprît pas le besoin de prévenir, par une explication spéciale, les conclusions qui s’imposaient pour ainsi dire dans ce sens. A cet effet, il rappelle, d’abord : « que depuis l’invasion d’Attila en /276/ 451, jusqu’à l’épiscopat de Nicet en 590, les archevêques de Besançon avaient dû abandonner leur métropole dévastée et transporter leur siège ailleurs, mais sans en changer le nom puisqu’il est certain que pendant cette absence d’un siècle et demi, ils continuèrent à assister à des conciles et même à en présider comme métropolitains de Besançon. » Puis, sur la foi d’un martyrologe qui fait mourir l’un d’eux, Amantius, à Nivedunum, vers la fin du cinquième siècle, il suppose que « c’était Nyon sur le Léman que ces prélats avaient choisie pour leur retraite, siège métropolitain y compris, et qu’ils y recurent ensuite de la libéralité des rois Burgondes ou des évêques de Genève ces possessions et ces droits souverains dont l’origine est restée inconnue. » — Ah ! si ces libéralités pouvaient être attribuées au roi Sigismond (516-523), ce grand bienfaiteur du clergé et des couvents, ou à ses successeurs Francs, — rien de plus naturel, et nous croyons que ce fut le cas, bien que pour des motifs plus urgents que la simple résidence (non prouvée) des métropolitains de Besançon à Nyon. Mais quant aux donations temporelles d’un simple évêque de Genève au cinquième ou au sixième siècle, à cette époque encore apostolique, pour ainsi dire, de l’épiscopat, alors que des métropolitains eux-mêmes sont représentés comme errant en missionnaires fugitifs loin de leurs résidences, voire hors de leur diocèse, — il n’y a pas à y songer, alors même que le décanat helvète d’outre-Rhône, eût déjà fait partie du diocèse de Genève, ce qui est précisément à prouver 1 . A l’époque la plus brillante de l’épiscopat /277/ genevois, les possessions temporelles de ses évêques étaient très peu de chose, et encore les plus anciennes ne dataient-elles au plus que des dix et onzième siècles ; d’ailleurs comme simples usufruitiers, ils n’étaient pas maîtres de les aliéner. Même comme prince-évêques, ces prélats n’accordaient ni ne pouvaient accorder la moindre concession de ce genre sans s’en réserver le domaine direct qui faisait du tenancier leur vassal, comme la maison de Savoie le devint ensuite vers la fin du treizième siècle pour le Vidomat et le château de l’Ile.
Cette hypothèse vient d’ailleurs se heurter à des obstacles plus graves encore, malgré la très savante argumentation qui l’accompagne. Admettons que les archevêques de Besançon aient réellement été assez malmenés dans leur diocèse proprement dit, à l’ouest du Jura, pour se voir condamnés à une absence aussi prolongée. Dans ce cas, rien /278/ de plus naturel qu’ils aient tenu à mettre la triple chaîne de cette montagne entre eux et leurs persécuteurs, et d’autant mieux que les diocèses de leurs suffragants étaient tous situés à l’orient de cet obstacle ; où qu’ils traversassent le mont Jura, depuis son extrémité septentrionale jusqu’aux sources de l’Orbe, soit sur une étendue de plus de trente lieues, sans y comprendre le Jura nyonnais, ils descendaient chez leurs suffragants de Bâle ou de Lausanne, sans sortir de leurs provinces. Cela étant, si alors la cité équestre n’en faisait pas ou n’en faisait plus partie, comment auraient-ils choisi pour leur retraite d’un siècle et demi, cette localité relativement si éloignée de leur métropole, dans un décanat rural du diocèse de Genève qui appartenait à la province de Vienne, localité qu’on représente d’ailleurs comme ruinée dès la fin du quatrième ou dès le commencement du cinquième siècle par l’invasion des Barbares qui ravagèrent l’Helvétie. Et à quel titre y auraient-ils reçu ces propriétés et ces droits qui en faisaient en quelque sorte les seigneurs temporels de la contrée et que les souverains du pays pouvaient seuls leur donner. Evidemment la tradition complétée de l’idée d’un supplément de compensation, offre ici la seule solution plausible, soit qu’on admette que ces avantages des archevêques de Besançon dataient de l’époque où la cité équestre était encore soumise à leur autorité ecclésiastique, soit qu’on suppose qu’ils les retinrent ou qu’ils les reçurent en dédommagement de la perte de cette antique civitas, et de son remplacement à plus de vingt lieues de là et hors de leur province.
Un autre argument de contre-épreuve est l’existence /279/ prolongée d’un comté équestre. Il est clair que ce n’est pas sous son ancien titre de civitas que Nyon pouvait être annexée au diocèse genevois, qui ne reconnaissait ce rang qu’à son siège épiscopal de Genève ; aussi la vieille colonie romaine n’est-elle plus mentionnée dès le sixième siècle, que sous son ancien nom celtique de Noviodunum ou Nevidunum ; mais ce qui continue à subsister de nom et de fait, malgré la déchéance ecclésiastique, c’est la doublure laïque et civile de l’évêque et de l’évêché, soit le comte et le comté équestre, à peu près comme le revers d’une médaille dont on aurait effacé l’avers. A ce propos il importe de se rappeler que nous sommes en pays romand et dans l’un de ceux dont le caractère gallo-romain s’était le mieux conservé sous la domination burgonde, qui elle-même avait maintenu l’institution romaine et impériale des comtes comme juges et gouverneurs des subdivisions de la province 1 . Il n’est donc pas question ici d’une de ces Gaugrafschaften germaniques auquel le titre de comté ne fut /280/ donné que plus tard par assimilation, et qui se rapportait à une contrée, à un district rural. Mais il s’agit d’un comes qui tirait son nom et son titre d’une civitas, comme la dignité épiscopale elle-même, et aussi ancienne qu’elle. N’importe ici l’exiguïté du territoire, ou que les fonctions comtales aient été d’abord temporaires ou amovibles, comme aujourd’hui celles de préfet de département, elles s’étendaient primitivement à la circonscription diocésaine, et prenaient ainsi leur place dans la concordance entre les circonscriptions civiles et les circonscriptions ecclésiastiques. Nous en avons la preuve dans nombre de diocèses où par faveur ou par injustice souveraine spéciale les évêques cumulèrent temporairement au moins les deux dignités, exerçant ainsi dans leurs diocèses l’administration temporelle aussi bien que la spirituelle « avec tous les droits et redevances qui en dépendaient. » C’est ce qui eut lieu pour l’évêque du Valais en 999, pour celui de Lausanne en 1011, pour celui de Vienne en 1023, pour celui de Tarentaise déjà en 996, etc., etc. On connaît même des exemples (naturellement antérieurs au célibat obligatoire du clergé) où les fonctions de comtes et d’évêques étaient héréditaires dans une même famille, voire parfois par le même personnage, comme ce fut le cas, dès le sixième siècle, dans la dynastie grisonne des Victors, évêques et comtes de Coire. Rares, il est vrai, sont les cas, à une époque aussi reculée, de l’hérédité de la dignite comtale, qui dans l’origine était personnelle et amovible ; mais l’usage ou la nécessité de prendre les titulaires dans les maisons les plus éminentes du pays ne pouvaient manquer de fixer peu à peu ces hautes fonctions dans une même famille, longtemps avant que leur transmission /281/ régulière du père au fils fût devenue la règle générale ; et d’ailleurs elles seraient restées amovibles que tout naturellement la circonscription dans laquelle elles s’exerçaient n’en serait que mieux restée la même que celle du diocèse.
Ce qui paraît certain, c’est que la dynastie comtale du comté des Equestres existait dès la fin du neuvième siècle, puisque déjà en 912 la comtesse Eldegarde, veuve du comte équestre Ayrbert et en exécution des dernières volontés de celui-ci, fonde et dote richement le prieuré de Satigny, « situé dans le comté équestre, » (ainsi que toutes les possessions qu’elle lui attribue), et dans l’église duquel elle choisit sa sépulture à côté de celle de son défunt époux 1 . Ces faits et cette date de 912, qui font de la dynastie comtale des Equestres l’une des plus vieilles du second royaume de Bourgogne, nous autorisent même à supposer que le comte Ayrbert avait été du nombre de ceux qui assistèrent en personne en 888, au couronnement du roi Rodolphe Ier, ainsi donc à la création même du nouvel état, que l’on s’accorde à considérer comme une œuvre de restauration nationale. En tout cas les comtes équestres étaient-ils « Comites, seniores, judices, optimates, principes regni, pairs du souverain, » et au même titre que les Comtes de Genève, de Vienne, de Valence, etc. Grâce surtout au savant travail de M. de Gingins sur la Cité et le canton des Equestres, nous connaissons la série non interrompue /282/ de ces comtes au nombre de cinq, jusqu’à cette fatale époque du règne de Rodolphe III où ce roi eut recours à l’intervention des empereurs germaniques pour réduire ses propres grands vasseaux révoltés, qu’il avait lésés au profit du doge dans leurs droits héréditaires. La suppression du titre de comte équestre et le démembrement du comté lui-même, laisseraient supposer que le dernier comte avait embrassé le parti national de ses collègues contre Rodolphe III et ses alliés et successeurs allemands. Ce démembrement de l’ancien comté présente alors le spectacle le plus curieux au point de vue féodal : tout le midi, à partir de la Versoye, aux mains des comtes de Genève, qui y créèrent au profit de leurs cadets, la seigneurie ou baronnie de Gex, passée plus tard par alliance dans la maison de Joinville ; la portion septentrionale répartie entre une demi-douzaine de petits dynastes, dont deux au moins, ceux de Mont et ceux de Prangins, sont considérés l’un par M. de Gingins, l’autre par M. Louis de Charrière, comme issus de l’ancienne maison comtale du pays ; au milieu, mais indépendantes de ces domaines, les possessions de plusieurs anciens couvents, notamment celles du vieux et puissant monastère jurassien de Saint-Claude et de l’antique abbaye royale de Saint-Maurice d’Agaune en Valais, qui l’un et l’autre restaient encore du premier royaume burgonde. La position éminente des archevêques de Besançon dans la ville même de Nyon et ses alentours était toujours la même, telle que nous l’avons détaillée à la page 274 ; et c’est précisément alors qu’ils allaient en inféoder la partie temporelle et principale avec la ville de Nyon, d’abord aux sires de Prangins-Cossonay, puis aux princes savoyards de la branche des barons de Vaud. /283/
Ce qui importerait davantage à notre question, ce serait de pouvoir reconstituer l’ancien comté équestre au moyen des documents qui le mentionnent ; or, comme les termes de comitatus equestricus ou de pagus equestricus ont survécu de trois quarts de siècle au moins à la dynastie elle-même comme désignation géographique, les chartes où il en est question sont assez nombreuses, jusqu’au douzième siècle, pour montrer, ainsi qu’on pouvait s’y attendre, que l’ancien comté occupait, entre l’Aubonne, le lac, le Rhône et le Jura, exactement l’emplacement du décanat d’outre-Rhône ou d’Aubonne, qui est nécessairement aussi l’emplacement qu’a dû occuper l’ancien évêché avant sa suppression et la réunion de son territoire au diocèse de Genève ; les limites sont d’ailleurs aussi données par celles des diocèses limitrophes de Lausanne, de Besançon et de Lyon. La concordance de ce décanat et de l’ancien comté équestre étant ainsi établie pour toute la portion helvétienne de la circonscription, depuis l’Aubonne jusqu’au pas de la Cluse, il ne pouvait y avoir d’incertitude, faute de documents précis, que pour l’extrémité méridionale, au delà de la Cluse, de ce décanat, bien connu par les pouillés du diocèse genevois, qui lui attribuent jusqu’à sa rencontre avec le Doyenné genevois de Ceyserieux, le petit pays de la Michaille dans une contrée du haut Bugey que les légendes monastiques des cinquième et sixième siècles se plaisent à représenter comme un désert inculte et inhabité. Mais cette incertitude quant à l’extension de l’ancien comté équestre, est levée par des chartes féodales du treizième siècle, concernant les sires de Gex, héritiers directs de toute la portion de l’ancien comté située au midi de la Versoye, et qui prouvent clairement que la Michaille et /284/ ses principaux feudataires, tels que les seigneurs de Chatillon, d’Arloda, relevaient de la baronnie de Gex 1 . Que si l’on ajoute à cela que dans les nombreuses chartres qui concernent l’ancien comté équestre, on n’en trouve aucune qui fasse mention d’une seule localité située sur la rive gauche du lac et du Rhône ; et que d’autre part, jusqu’à l’extinction de la dynastie équestre, aucune localité de la rive droite des mêmes eaux n’est attribuée aux comtes de Genève, malgré l’annexion depuis tant de siècles du décanat /285/ d’outre-Rhône au diocèse genevois, on peut s’assurer que les deux comtés étaient restés plus fidèles aux anciennes limites gauloises et romaines que les circonscriptions ecclésiastiques avec lesquelles ils avaient dû primitivement se confondre. Les quartiers actuels de la ville de Genève ne faisaient pas exception : bien que l’autorité ecclésiastique de l’évêque genevois s’étendît alors, depuis des siècles, sur le décanat d’outre-Rhône, la bourgade (vicus) de Saint-Gervais, assise sur la rive droite du fleuve en face de la cité épiscopale de Genève, avec laquelle elle communiquait par un pont qui existait déjà aux temps de Jules-César, Saint-Gervais, disons-nous, non seulement faisait partie du comté équestre, mais était même une des localités de cette circonscription où le comte équestre tenait sa cour de justice. C’est ce qu’on voit dans un acte très détaillé du 18 janvier 926, par lequel, sur l’ordre du roi Rodolphe II et en présence de Hugues, comte du palais, le comte équestre Anselme (successeur d’Ayrbert) présida comme tel, à Saint-Gervais, une audience publique (mallum publicum), relative à un litige concernant des biens situés à Avenay, au-dessus de Nyon 1 . On ignore l’époque exacte /286/ à laquelle la paroisse, jadis rurale, de Saint-Gervais fut réunie comme septième paroisse urbaine aux six autres de la cité épiscopale ; mais ce qui paraît certain par diverses chartes du treizième siècle (de 1261 à 1265), c’est que la souveraineté temporelle des princes-évêques sur leur cité n’était pas complète dans cette paroisse ultrarhodane, puisqu’ils durent transiger à cet effet, moyennant finance, avec les sires de Gex (successeurs des comtes équestres) à propos des « droits, juridiction, us et bans » que ceuxci prétendaient avoir non seulement sur la villa de Saint-Gervais, mais encore sur le pont du Rhône 1 .
Dans un chapitre spécial sur les antécédents des territoires genevois de la rive droite du lac et du Rhône, nous avons énuméré les conséquences qui en étaient résultées pour le bourg de Saint-Gervais, si longtemps distinct de la cité de la rive gauche ; les différences caractéristiques qui existèrent jusque très avant dans le seizième siècle dans les conditions ecclésiastiques, féodales, politiques, militaires, civiles et municipales des deux principaux quartiers de la ville de Genève 2 . Mais ce qui précède suffit, /287/ pensons-nous, pour établir que comté équestre et décanat d’Aubonne occupaient exactement la même circonscription ; ces faits et ces règles originairement suivies en pareille matière, nous autorisent à conclure que cette circonscription avait dû non moins exactement être celle de l’ancien évêché nyonnais. Nous irons plus loin : de tous nos historiens romands, M. de Gingins est certainement celui qui, dans divers ouvrages, a le mieux approfondi l’origine et la véritable position des anciens comtes, surtout vis-à-vis des évêques. Ce qu’il dit de leur création, de leurs fonctions, de leur autorité civile et politique, qui s’étendait concurremment avec « l’autorité spirituelle des évêques sur tout un diocèse épiscopal, » conduit logiquement à conclure de l’existence de l’un, n’importe lequel, à l’existence de l’autre. Aussi nous croyons-nous autorisé à arguer de l’existence d’un comté civitas aussi ancien que le comté équestre à celle d’un évêché correspondant, qui lui donnait en quelque sorte sa raison d’être 1 . L’exiguïté même de la circonscription nous semble appuyer cette conclusion. En tout cas n’est-ce pas à l’origine de la corrélation entre les deux institutions qu’il y aurait eu à la fois deux comtes de civitas pour le même diocèse, et un diocèse d’une étendue aussi modeste ; et puisqu’il y avait réellement en /288/ même temps un comte équestre pour la rive droite et un comte de Genève pour la rive gauche, c’est que le lac et le Rhône séparaient nécessairement sur ce point dans l’origine deux évêchés distincts. Quant à la translation du siège épiscopal de Nyon à Belley, ou plutôt quant au remplacement de l’évêché de Nyon par celui de Belley, comme diocèse suffragant de Besançon, nous déduisons cette hypothèse, comme nous l’avons déjà insinué, du fait même de cette nouvelle création diocésaine, et de la première apparition, en 552, au concile de Paris, trente-cinq ans seulement après celle d’un évêque présumé de Nyon au concile national d’Epaone de 517 ; les graves événements qui troublèrent le royaume de Bourgogne pendant ce même laps de temps, qui est aussi l’époque d’autres translations de sièges épiscopaux ; de la presque identité de dimension des deux territoires, ce qui semble justifier l’idée d’un échange entre les deux provinces voisines et d’ailleurs seules intéressées dans la question ; enfin et surtout de la position tout à fait anormale du petit évêché de Belley, taillé en plein territoire viennais, à l’égard de sa grande province Helvéto-Séquanaise, dont il était séparé par les territoires de deux autres provinces différentes, celle de Vienne et celle de Lyon. Un état de chose alors aussi exceptionnel, unique dans les Gaules, et dont nous avons indiqué plus haut les inconvénients, tant pour le métropolitain que pour son diocésain et leurs circonscriptions respectives, pareil état de chose, disons-nous, ne pouvait avoir été amené que par des circonstances d’une gravité également exceptionnelle, au moins pour l’Eglise 1 . /289/ A ce propos nous avons émis la supposition des troubles confessionnels entre ariens et orthodoxes, non seulement parce qu’ils sont arrivés à leur terme exactement à l’époque où la translation a dû se faire, mais aussi parce que ce genre de conflit est presque le seul qui, à diverses époques, ait eu le privilège de pousser l’Eglise romaine à dévier de ce principe d’immutabilité territoriale qui a fait sa force et son prestige.
Malgré la défaveur jetée de nos jours par l’école sceptique sur tout ce qui est purement traditionnel, comme si toute tradition ne pouvait être que légende, il y aurait cependant ici plus de parti pris que de saine critique à rejeter sans examen ce genre de témoignage. Et d’abord, les mobiles populaires qui provoquent la méfiance à l’égard des traditions, tels que l’amour-propre national, le chauvinisme, la vénération, l’élément dramatique, le ressentiment, l’attraction du merveilleux, etc., ne sont pas en jeu dans ce cas spécial. Après deux mille ans d’existence, la cité de Nyon, successivement bourg helvéto-celtique, colonie césarienne, civitas romaine, chef-lieu de comté, domaine et séjour d’archevêque, fief et résidence de dynastes, entre autres d’une branche de la maison de Savoie, puis en possessions de franchises, l’une des quatorze villes qui /290/ formaient les Etats du pays de Vaud, puis l’une des quatre « bonnes villes » de Vaud, chef-lieu de bailliage sous les Bernois, enfin préfecture cantonale, la cité de Nyon, réformée depuis trois siècles et demi, en tout temps séjour délicieux, doit rester assez indifférente devant l’alternative d’avoir été ou de n’avoir pas été, dans le cours d’une aussi longue carrière, il y a de cela près de quatorze cents ans, le siège d’un petit évêché, dont l’existence n’ajouterait pas une heure de plus à son antiquité. C’est donc, sans prévention aucune qu’on peut se demander, comme simple curiosité historique, s’il n’y aurait pas dans les conditions de la tradition elle-même, dans son ancienneté, son caractère, sa persistance, quelques données de nature à confirmer encore les arguments à prouver.
Il serait impossible d’établir où et quand a surgi pour la première fois la tradition relative à l’existence d’un diocèse de Nyon et à son remplacement par Belley ; nous ne pouvons que constater que cette tradition paraît avoir toujours existé dans les deux villes et dans leur voisinage respectif ; et que la plupart des anciens historiens ecclésiastiques et même plusieurs des plus éminents de nos jours acceptent le fait pur et simple comme une de ces vérités solaires qu’il n’y a pas à mettre en doute 1 . Cependant, s’il n’est pas possible de remonter aux origines de /291/ la tradition, on a tout au moins les preuves les plus certaines qu’elle était encore ou déjà des plus vivantes il y a six siècles, et voici à quel propos. /292/
Au nombre des principaux privilèges régaliens de nos évêques romands, figurait celui de battre monnaie dans leurs diocèses respectifs. En cela ils eurent de bonne heure, dès le treizième siècle, pour concurrents les dynastes ou princes laïques des mêmes contrées ; de là des différends qui étaient réglés par arbitrage ou par décision impériale. Or, dans le nombre des monnaies anonymes et sans date émises par les évêques de Lausanne, se trouvent diverses variantes d’un même type qu’on attribue ordinairement à la seconde moitié du treizième siècle, mais auquel on reconnaît, comme style, un caractère beaucoup plus ancien. Ces pièces portent, d’un côté, la façade d’un temple antique à quatre, cinq ou six colonnes, de l’espèce que les numismates nomment « temple carolingien, » entouré de la légende SEDES LAVSANNÆ (siège épiscopal de Lausanne) ; sur l’autre face, une croix pattée ou potencée avec la légende circulaire CIVITAS EQUESTRIS. Il convient d’ajouter que cette dernière inscription figurait aussi, à Lausanne, au-dessus d’une vieille porte, démolie seulement au commencement de notre siècle, et par laquelle on pénétrait dans la cité proprement dite, c’est-à-dire dans le quartier de la cathédrale et du château épiscopal. Etait-ce, /293/ de la part des évêques de Lausanne, simplement la consécration d’un antique souvenir historique ? Ou bien estimaient-ils que la cité équestre avait une fois fait partie de leur dioccse, peut-être même que leurs prédécesseurs avaient jadis résidé à Nyon ? Ou bien encore, ce qui paraît plus probable, était-ce de leur part une façon de prévenir ou d’écarter une concurrence qui pouvait surgir ou qui s’était déjà présentée ? Le fait est que les dynastes qui frappaient monnaie dans le diocèse de Lausanne, à savoir les comtes de Neuchâtel et les princes de Savoie, se bornaient alors à imiter le mieux possible la monnaie épiscopale, pour que la leur eût plus facilement cours dans le pays 1 . Au fond, c’était là tout ce que les évêques de Lausanne pouvaient reprocher aux barons de Vaud, dont l’atelier monétaire était à Nyon, ainsi donc en dehors des limites du diocèse lausannois, de fait en plein diocèse genevois ; aussi les princes-évêques de Genève, qui prétendaient également au monopole du monnayage dans toute l’étendue du diocèse genevois, s’étaient-ils, depuis longtemps déjà, élevés de leur côté contre la prétention des barons de Vaud de battre monnaie dans une localité de leur décanat d’outre-Rhône soit d’Aubonne ; ils avaient en conséquence décrié cette monnaie intruse et défendu de la recevoir à Genève. A cela Louis de Savoie, premier sire ou baron de Vaud, avait répondu par une sommation à l’évêque (alors Martin de Saint-Germain) de retirer cette défense, offrant d’ailleurs de soumettre le différend au chef de la maison, le comte de Savoie, ou à la cour archiepiscopale de Vienne, /294/ ou au pape, ou à l’empereur. L’évêque n’en ayant pas moins persisté dans son opposition, Louis de Savoie en appela aussitôt à ces hauts personnages. Peu importe ici la suite de ce différend, qui ne fut réglé qu’en 1308, entre leurs successeurs, l’évêque Aymon du Quart et Louis II, seigneur de Vaud, et à l’avantage de ce dernier. Mais ce qui importe ce sont les arguments par lesquels Louis de Savoie prétendait établir son droit de monnayage en 1298 ; dédaignant même d’en appeler aux concessions qu’il avait reçues antérieurement, en 1284 et en 1297, des chefs de l’empire, il fonde son droit sur « l’antiquité et l’éminence de sa maison, dont les représentants en ligne directe et masculine, dit-il, jouissent de temps immémorial du privilège de battre monnaie sans que personne ait à s’y opposer ; lui aussi, par conséquent, lui qui par le partage des terres du comté de Savoie, est entré en possession du château de Nyon, lequel château était anciennement un siège épiscopal (in quo castro Nyviduni episcopalis sedes esse consuerit ab antiquo 1 »).
Nous ne saurions mieux terminer ce petit travail que par cette fière déclaration de Louis de Savoie, premier baron de Vaud.