A PROPOS DU TOMBEAU DU CHEVALIER DE GRANDSON
PAR
HENRI CARRARD
professeur.
/152//153/
A PROPOS DU TOMBEAU DU CHEVALIER DE GRANDSON
I
Dans son histoire du canton de Vaud, Juste Olivier a consacré quelques pages touchantes à ce tombeau. D’après lui, un mystère étrange planera toujours sur la destinée du chevalier aux mains coupées qui dort sous les voûtes les plus aériennes de la cathédrale de Lausanne. Etait-il coupable, et de quoi ? avait-il conjuré la mort de son suzerain ?… La lance de d’Estavayer en frappant à mort son rival, sembla chargée un instant de porter cet arrêt ; mais la postérité s’est refusée à y souscrire. Et à voir la grâce de ce tombeau si touchant qu’il ressemble à un sourire en pleurs, on dirait que l’intérêt populaire attaché dès lors au souvenir d’Othon eût commencé par un remords. Celui que sa patrie avait cessé d’aimer, qui l’avait crue si mal disposée à son égard qu’il ne lui convenait pas même d’y venir chercher la mort qu’elle lui infligeait, y fut rapporté en triomphe, et sa dépouille héroïque déposée à la place /154/ la plus sainte et la plus belle dans le plus grand monument national.
Verdeil raconte à son tour que le corps du malheureux chevalier fut transporté à Lausanne et placé dans le chœur de la cathédrale où un mausolée lui fut élevé. Il en fait la description suivante : « Sous un dais de marbre repose la statue du guerrier ; ses poings, selon les lois du duel, sont coupés et placés à ses pieds. »
Ce tombeau participe lui-même au mystère qui plane sur la destinée d’Othon. M. de Gingins, d’accord avec les Etrennes fribourgeoises pour 1807, a soutenu qu’il n’appartient pas à Othon III tué en combat judiciaire, le 7 août 1397, mais à Othon Ier, frère du bisaïeul de la victime 1 . La preuve en résulterait du testament fait le 4 avril 1328 par Othon Ier, c’est-à-dire peu avant sa mort, inscrite sous date du 5 avril 1328 2 dans le nécrologe de la Lance et du 12 du dit mois dans celui de Lausanne 3 . L’extrait de ce testament, conservé aux archives cantonales vaudoises, est vidimé par l’official de Lausanne le 22 mai 1328. Dans cet acte, Othon Ier demande « que son corps soit inhumé dans l’église cathédrale de Lausanne qu’il a choisie pour lieu de sa sépulture ; que sa pompe funèbre soit précédée de deux hommes portant ses armes, tenant chacun une bannière aux armes de Grandson, montés sur des chevaux du prix de cent livres chacun, l’un équipé d’une housse aux dites armes et l’autre harnaché de fer. Ces chevaux, avec leur équipage, seront donnés en offrande à l’église, à qui il lègue encore vingt livres de rente /155/ annuelle pour la fondation de deux chapelains et six livres pour son anniversaire. » De son vivant, Othon Ier avait déjà fondé dans la cathédrale l’autel de saint Georges et fait à ce temple des dons princiers.
L’opinion de M. de Gingins avait prévalu, lorsque M. A. de Montet est intervenu dans le débat avec sa haute compétence, en faisant remarquer qu’en réalité Othon Ier, qui était aussi fondateur du couvent des chartreux de la Lance, y a été enterré. Cela résulte, selon lui, des clauses insérées dans une donation que Guillaume de Grandson a faite le 23 janvier 1371 aux religieux de cette maison 1 , en vue de fonder un anniversaire pour lui, pour son père et sa mère, pour son oncle Othon, seigneur de Grandson, pour son épouse et ses autres parents. Le donateur prescrit dans cet acte que deux cordeliers et deux bénédictins de Grandson seront invités à cet anniversaire et, qu’après la célébration d’une messe solennelle, tous les chartreux et les quatre religieux invités devront se rendre auprès de la tombe d’Othon de Grandson, qui se trouve dans le couvent 2 , s’y arrêter et chanter le psaume de profundis. Ensuite le prêtre qui aura célébré la grand’messe dira l’oraison des morts, enfin le prieur et les autres chartreux seront tenus de restaurer les cordeliers et les bénédictins en leur offrant un repas digne d’une telle cérémonie.
Tout était grand dans la famille de Grandson, et au moyen âge on n’oubliait rien ni dans les enterrements, ni dans les anniversaires. Les vieilles mœurs se sont conservées en partie dans le pays de Vaud, où les somptueux repas de deuil n’ont pas disparu avec la messe. /156/
Othon de Grandson dont la tombe existait à la Lance, selon l’acte précité de 1371, est bien Othon Ier qui, en 1328, avait désiré être enterré à la cathédrale de Lausanne ; ce ne peut être Othon II, qui vivait encore en 1371. On en revint donc à l’ancienne attribution, et aujourd’hui le concierge de la cathédrale fait chaque jour doucement frémir les visiteurs en leur disant le triste sort du malheureux Othon tué par Gérard d’Estavayer.
Pour nous, le tombeau n’est pas celui d’Othon III, l’effigie n’est pas la sienne ; mais l’histoire de la famille de Grandson est tragiqne et le concierge de la cathédrale pourra continuer à raconter le duel judiciaire de Bourg en Bresse.
La statue est sans aucun doute celle d’un chevalier de la maison de Grandson, qui portait sur son écu un pallé d’argent et d’azur de six pièces, avec une bande de gueules brochant sur le tout et chargée de trois coquilles d’or ; c’est cet écusson qu’on voit dans le chœur de la cathédrale 1 . Il est très probable que le monument a été érigé à la mémoire d’Othon Ier du nom et que c’est là son véritable tombeau. M. l’abbé Gremaud, qui a publié le cartulaire de la Lance, le croit. Il a bien voulu nous écrire à ce sujet : « Peut-on admettre que quelques jours après l’expression si positive des dernières volontés d’Othon on les ait ouvertement violées en l’enterrant ailleurs ! Cela me paraît impossible ! Que l’acte du 4 avril 1328 renferme bien les dernières volontés d’Othon, sans qu’elles aient été modifiées ensuite par un codicille ou un autre testament, la /157/ preuve en est la vidimation faite par l’official de Lausanne et l’exécution des donations du testateur. Quant à l’objection tirée de la tombe existant à la Lance, il me semble que le plus naturel est d’y voir un monument commémoratif du fondateur du couvent. »
Aux yeux de M. Gremaud le texte du testament doit donc être pris à la lettre plutôt que celui de l’acte de 1371.
Si, par cette interprétation, l’on craint de faire violence à ce dernier texte, voici une explication qui nous paraît plausible.
La chartreuse de la Lance aura disputé à Lausanne l’honneur de donner asile à la sépulture de son bienfaiteur. De fait il était naturel qu’Othon fût enterré dans la maison qu’il avait fondée, mais au moment où il fit son testament il ne pouvait choisir cette sépulture parce que alors l’église de la Lance, commencée le 18 juin 1218, n’était pas encore consacrée et que le cimetière de cette église n’était pas même béni. Cette cérémonie eut lieu le 18 avril 1328, quelques jours seulement après la mort du chevalier ; ce fut l’évêque Jean de Rosillon qui y présida. Après cette consécration, une partie du corps, par exemple le cœur et les entrailles, peut avoir été enterrée à la Lance, le reste à Lausanne ou l’inverse. Au moyen âge il n’était pas rare qu’une personne de distinction eut ainsi deux et même trois tombes. Othon, qui avait été gardien à vie, c’est-à- dire seigneur, des îles anglaises du détroit et les avait gouvernées en cette qualité de 1275 à 1328, qui avait commandé les Anglais à Saint-Jean d’Acre lors de la prise de cette ville par les Turcs, qui avait joui d’une haute faveur à la cour papale, et dont la famille avait de nombreuses alliances royales pouvait fort bien recevoir cet honneur. /158/
La présence de l’évêque à la Lance dans les terres des Grandson, à la suite de la mort de leur chef, prouve la considération qu’avait l’Eglise pour lui et le désir de la témoigner d’une manière effective. Des circonstances exceptionnelles expliquent l’honneur exceptionnel aussi que l’on fit à Othon en lui érigeant un monument superbe dans la cathédrale. Il fut le bienfaiteur de l’Eglise et surtout son allié puissant et fidèle dans les bons et les mauvais jours.
Nous avons interrogé le monument de la cathédrale en lui demandant de dévoiler son énigme.
Le tombeau ne porte aucune inscription et les grafitti dont il est couvert ne révèlent rien sur son origine. Des centaines et des centaines d’hommes intelligents et cultivés, fascinés par une attraction irrésistible, ont pendant le cours des siècles, gravé à la pointe du couteau leurs noms, leurs titres et même leurs armoiries sur le marbre de l’effigie et de son cadre architectral. On aurait peine à trouver là une place encore intacte. Hélas ! si la signature la plus récente date de 1886, aucune n’est antérieure à la réformation. On trouve un Galtier de Grandson, mais nous le soupçonnons d’avoir été l’un des camarades de Jaques Frossard, qui, en 1601, signe « estudiant en théologie. » Des Marquardus, des Thorman, des Grafenried signent fièrement « bernensis » (bourgeois de Berne), d’autres, plus modestement, « bernas » (sujet bernois), quelques-uns « lausannensis. » Le choeur de la cathédrale a servi d’auditoire en théologie pendant la construction des bâtiments académiques actuels, et la statue du chevalier de Grandson, qui a assisté à beaucoup de savantes leçons, pourrait combler les lacunes des catalogues des étudiants, mais elle tait son propre nom. /159/
Le style de l’édicule et surtout la statue du chevalier se rapporte à la première moitié du XIVe siècle. Cela nous a été assuré par des archéologues fort distingués. Nous avons contrôlé l’exactitude de leurs assertions en faisant nous-même une étude comparative des monuments funéraires de ce siècle 1 . Cependant nous n’insisterons pas sur cet ordre d’arguments, n’ayant pu pousser cette étude aussi loin que nous l’aurions voulu.
Les indices tirés soit du testament, soit de l’examen du tombeau, sont confirmés par le nécrologe de la cathédrale de Lausanne. Il y est rappelé qu’Othon, dont la mort, par une inexactitude qui n’est pas rare, est inscrite à la date du 12 avril au lieu du 5, donna à l’église de beaux joyaux, en grand nombre, pour accroître la pompe du culte dans les fêtes solennelles, entre autres des chapes superbes, trois croix de prix, des reliquaires d’or, plusieurs calices, des tentures de drap d’or pour l’ornement du grand autel et beaucoup d’autres objets. Ces tentures comprenaient sans doute celles qui sont décrites en ces termes dans un inventaire du trésor de la cathédrale de Lausanne publié par M. E. Chavannes : « Un drap d’or roge où est dépeinte la passion et autre drap d’or où est peintée la nativité de notre Seigneur et les trois roys en personnages d’or où sont les armes de Grandson. » Le nécrologe dit aussi qu’Othon avait légué cent-vingt livres pour son anniversaire, ce qui permettait de distribuer chaque fois cent sols aux chanoines présents aux vigiles et à la messe et vingt sols aux /160/ clercs du choeur, en tout six livres, chiffre parfaitement d’accord avec celui indiqué dans le testament.
Aucun autre Grandson n’égala Othon Ier en générosité envers l’Eglise de Lausanne si ce n’est peut-être Guillaume dit le Grand, dont l’anniversaire se célébrait avec beaucoup de solennité. On trouve bien encore dans le nécrologe la mention d’une messe matinale dite en faveur d’un seigneur nommé Othon de Grandson, mais à supposer même qu’elle concernât Othon III, elle est évidemment trop modeste pour le chevalier en l’honneur de qui le monument fut élevé 1 .
On a fait grand état de l’absence des mains, qui est sans importance, car ainsi que le dit Blavignac, on voit qu’elles ont été sculptées dès l’origine. Elles étaient jointes et leur attache est très visible sur la poitrine. Jamais, comme cela a été allégué, elles n’ont été placées aux pieds du guerrier. Un accident postérieur à l’érection du tombeau les aura brisées ; elles ont laissé leur empreinte en creux, ce qui, quoi qu’on ait pu dire, n’a rien d’extraordinaire : pareil fait se rencontre fréquemment dans les ateliers de l’âge de la pierre à la suite de l’enlèvement d’un nucleus.
Il est probable que ces mains ont été fracturées d’un coup de marteau, instrument avec lequel on a aussi endommagé la face et le pied gauche du chevalier, les pattes du lion de droite, les quatre petites mains sculptées sur le carreau et l’un des glands de ce dernier. Comme la brutalité est de tous les temps et que ses effets ne diffèrent /161/ guère entre eux, il est difficile de savoir quand a eu lieu cet acte de vandalisme 1 .
Il est plus difficile d’expliquer la présence des quatre petites mains dont nous venons de parler, qui sont sculptées en relief, deux de chaque côté, sur le coussin où repose la tête. On a dit que ces mains font allusion à celles d’Othon, qui avaient été ou auraient dû être coupées à la suite du combat, et qu’elles ne signifieraient rien chez un autre. C’était ingénieux. Sur cette donnée l’imagination des romanciers et des historiens a élevé au chevalier un monument rappelant à la fois sa gloire et son infamie. Certes le moyen âge n’a pas craint les bizarreries et il a cultivé avec amour le grotesque, mais une pareille supposition heurte toutes les idées juridiques et morales qui avaient cours à la fin du XIVe siècle.
La légende qui attribue le tombeau au dernier Othon ne remonte pas haut. Elle n’était pas encore formée du temps de Plantin, puisque dans sa description de la cathédrale (1665) il se borne à parler du tombeau d’un chevalier de Grandson qu’il ne nomme pas. Créée, ou tout ou moins popularisée, seulement par les romanciers presque enfantins du dix-huitième siècle, cette légende n’en est pas moins difficile à déraciner. Elle adhère aux petites mains du carreau. Ces mains, qui ont consacré un héros national vaudois, qui ont fait éclore un nombre infini de poésies, /162/ de romans historiques et d’histoires romanesques, ces mains sont, — tout porte à le croire, — celles des anges qui veillaient sur le tombeau du premier Othon.
Cette explication, qui nous a été donnée par des personnes très compétentes, concorde avec l’aplatissement des deux côtés du coussin et nous paraît tout à fait satisfaisante.
II
Après le coup d’œil rapide que nous venons de jeter sur le tombeau et sur les documents qui s’y rattachent directement, nous allons essayer de nous placer au milieu des contemporains et de regarder si oui ou non ils ramènent en triomphe dans la cathédrale de Lausanne les cendres du vaincu de Bourg en Bresse.
Les comptes de Vevey, que M. A. de Montet a mis au jour et utilisés pour son excellente histoire de cette ville, composée à l’aide de documents, pour la plupart inédits, renferment des indications fort intéressantes sur le duel d’Othon de Grandson. La vie palpite dans les notes dont le commandeur Jaquet de Palézieux a enrichi sa comptabilité : elles montrent l’affaire sous un angle nouveau, un peu de profil. Il nous plaît d’être informé de ce que l’on en pensait à Vevey, ville située hors du pays de Vaud, toute dévouée à la Savoie, mais soumise dans une certaine mesure à l’influence de l’évêque de Lausanne, qui y possédait des droits importants.
L’historien de Vevey rappelle 1 qu’Othon de Grandson était accusé par Gérard d’Estavayer d’avoir empoisonné /163/ Amédée VII, comte de Savoie. Vevey, comme la Tour et les villes du pays de Vaud, impressionnée au plus haut degré par les bruits qui couraient sur la mort de son bien-aimé prince, épousa avec chaleur le parti de Gérard. Le 22 décembre 1396, elle envoya deux conseillers à Moudon pour discuter, avec les délégués des autres villes, les moyens d’aider ce seigneur à poursuivre son accusation devant la cour du bailli de Vaud. On décida dans cette conférence que chaque ville l’aiderait dans sa cause d’une somme de soixante florins, que Vevey, pour sa part, fit aussitôt emprunter au chevalier Pierre de Dompierre de Romont.
C’est, sans doute, grâce à l’appui des villes que Gérard dut l’autorisation, accordée le 30 juin 1397, de provoquer son adversaire en un combat singulier, qui eut lieu à Bourg en Bresse le 7 août suivant. La nouvelle de la défaite d’Othon parvint deux jours après à Vevey, où elle fut accueillie avec une grande joie. Le conseil fit remettre sept sols, une fois pour toutes, à plusieurs compagnons qui, sans doute, avaient apporté la nouvelle et témoignaient leur joie par des cris et des trépignements. Jaquet de Palézieux constate que le combat s’était terminé, grâce au Tout-Puissant, par le trépas d’Othon que Gérard jeta à terre en lui donnant une mort honteuse. « Omnipotentis gratia jugulavit ipsumque mortem turpissimam in terram prostravit. »
En vertu des engagements pris à l’égard du vainqueur par les villes du pays de Vaud, par la Tour et par Vevey, cette dernière lui fit livrer pour sa contribution aux dépenses causées par son procès, soixante-quatre florins et quatre sols. Il fallut remettre au chevalier de Dompierre soixante-trois sols pour frais d’enregistrement de la somme qu’il avait prêtée. /164/
Afin de jouir de l’enthousiasme qu’il venait d’exciter dans les villes dont il avait reçu l’appui, Gérard les visita toutes. Il vint à Vevey, le 6 septembre 1397, accompagné d’une suite montée sur douze chevaux. Défrayé avec ses compagnons par le conseil, qui, pour lui montrer plus de déférence, invita aussi plusieurs notables, il se rendit le lendemain à la Tour, où on lui fit pareille réception. Il revint le mercredi soir et partit le jeudi suivant. Cet accueil coûta quatre florins. Enfin le 27 septembre, Jaquet de Palézieux et Jean Mayor retournèrent comme envoyés de Vevey à Moudon pour y assister à la présentation des comptes des autres villes concernant l’affaire de Gérard d’Estavayer. Sans doute on festoya encore à cette occasion, car les députés recurent six sols de plus que pour leur précédente mission. Que de mouvement ! que de joie enregistrée dans ce livre de comptes !
Du côté des Grandson, les documents ne parlent que de tristesse et de confiscations. Othon, mort avec des dettes, laissait une veuve et deux fils. L’aîné, Guillaume, avait eu un jour de gloire et de bonheur. Au siège de Sion, où il assista en 1384, son grand-père, Guillaume de Grandson fils de Blanche de Savoie, chevalier de l’Annonciade, commandait toute l’armée du comte Amédée VI. Les chroniques de Savoie rapportent qu’avant l’assaut de Sion, Guillaume dit au comte : « Sire, il vous convient devenir chevalier au nom de Dieu et de saint Georges. — Je suis content, répondit le comte, si saicha l’espée du feurre et la bailla à Messire G. de Grandson, qui lui bailla l’acollée en lui donnant l’ordre de chevalerie. Le conte reprit l’espée de la main de Messire de Grandson et s’en alla vers le prince Amé de la Morée qu’il fit chevalier et après lui Loys de /165/ Savoie … et avant que l’assaut commensça à eschauffer furent crées plus de cent quarante chevaliers. » Le jeune Guillaume, petit-fils du général, âgé alors de dix-huit ans à peine, fut compris dans le nombre. Si les chroniques ne le mentionnent pas spécialement, une charte du 28 novembre 1384 1 constate que la commune d’Aubonne lui paya à cette occasion quarante florins d’or.
Les Grandson, premiers barons de Vaud, type de la grande noblesse féodale, s’étaient élevés si haut qu’ils provoquèrent bien des jalousies, et l’infortune, qui ne fut pas complètement imméritée, ne tarda pas à fondre sur leur maison divisée. Le chef de la famille, Hugues, sire de Grandson, fut condamné à mort, en 1389, par la cour du bailli de Vaud, où siégeaient, avec le bailli Rodolphe de Langin, onze gentilshommes, pairs de l’accusé. Hugues parvint à s’échapper, mais la terre de Grandson fut confisquée à son préjudice, et il mourut subitement à l’étranger. Othon III fut soupçonné d’être l’un des auteurs de la mort de Hugues et de celle d’Amédée VII, et le Sénat de Savoie prononça, en 1393, la confiscation de tous ses biens mobiliers et immobiliers quels qu’ils fussent comme une conséquence de ses offenses et de ses crimes 2 . Le prince disposa alors d’Aubonne en faveur du comte de Gruyère, et de Coppet en faveur de Jean de la Baume.
Guillaume parvint à conserver, pour lui et son père Othon, le château de Sainte-Croix ; mais le descendant de tant de preux, qui, à peine au sortir de l’enfance, avait conquis ses éperons d’or, ne fut plus considéré que comme un chef de brigands. Les communes de Vaud firent le siège /166/ du château de Sainte-Croix et échouèrent dans cette expédition.
Cependant Othon III, dont l’innocence avait été reconnue par le roi de France, assisté des ducs de Bourgogne, de Berry, d’Orléans et de Bourbon, tous parents d’Amédée VII, était revenu dans le pays de Vaud. Malgré cette sentence et son âge, qui l’en dispensait, il accepta le défi d’Estavayer qui lui reprochait la mort d’Hugues de Grandson et celle d’Amédée VII. Vainqueur il aurait pu sans doute rentrer en possession de ses biens, vaincu, cette confiscation dut être confirmée selon les lois du duel et les coutumes du Pays de Vaud.
Le coutumier de Quisard dit en effet « que l’accusé vaincu est puny soit vif ou mort par l’exécuteur de haute justice et les biens confisquez comme en aultres cas criminelz, si l’accusation de soi le mérite. »
Guillaume de Grandson avait un frère, le donzel Ottonin de Grandson. Tous les deux durent sans doute quitter les terres de Savoie. Le 9 mars 1398, Ottonin testa en faveur de son frère Guillaume, auquel il substitua Jeanne Alamandi, leur mère commune. Le 5 mars 1399, Guillaume à son tour, bien qu’il fut marié et seigneur de Pollens en Bourgogne du chef de sa femme, testa en faveur de sa mère.
Ces testaments prouvent que les deux frères n’avaient pas de lignée. Depuis 1399 aucun document ne mentionne l’existence des fils d’Othon. En 1404 leur mère dut renoncer à son douaire et abandonner au comte Amédée VII ses droits personnels sur Aubonne et Coppet. Le comte lui laissa un usufruit restreint sur cette dernière localité, la jouissance viagère de la terre de Duyn et le droit de disposer /167/ d’une petite somme par testament. Dans l’acte qui la dépouillait de la fortune de ses ancêtres, Jeanne Alamandi ne fut pas assistée par ses fils comme l’usage du pays de Vaud l’aurait exigé. Ils étaient morts ou absents et ne s’occupaient certes pas d’ériger un tombeau à leur père.
Le pays de Vaud tout entier et les villes voisines avaient dû se cotiser pour fournir à d’Estavayer un cheval et une armure de combat ; les archives de nos villes ont conservé dans les plus petits détails les tractations qui ont eu lieu à ce sujet, et l’on sait à un sol près ce que chacune a payé et où l’argent a été pris. Il ne se trouvait personne pour subvenir au coût d’un monument en faveur de la victime et l’on ne voit nulle part trace de démarches faites dans ce but, ni même en faveur de la réhabilitation d’Othon, qui eût dû précéder. Un exemple en est fourni par la cause qui nous occupe. Du vivant même d’Othon le sénat de Savoie prononça la réhabilitation de Pierre de Lompnes, apothicaire, condamné à mort et exécuté comme l’un des auteurs de l’empoisonnement d’Amédée VII. II fallut accomplir cette formalité pour que le corps pût être enlevé du gibet et enterré dans l’église de Brou.
La réhabilitation d’Othon aurait rencontré des difficultés tout autres que celle de Lompnes. Dans le système des preuves par ordalies, le combat judiciaire équivalait à un jugement prononcé par Dieu. Dieu lui-même avait déclaré Othon coupable d’assassinat sur la personne de son maître, Amédée VII. A la fin du XIVe siècle l’institution du combat judiciaire, qui tendait généralement à disparaître, avait conservé une grande importance en Bourgogne et dans le pays de Vaud. Même beaucoup plus tard, en 1562, /168/ sous le régime bernois, vingt-sept années après la réforme religieuse, le jurisconsulte Quisard considère encore la clâme de bataille comme la procédure normale en matière criminelle. En 1397, lorsque cette forme avait été régulièrement suivie, personne ne pouvait avoir la pensée de contester le jugement et d’en demander la revision. Au moyen âge il était permis de fausser les jugements ordinaires en prenant le juge à partie et en lui adressant un défi : quel est le téméraire qui aurait osé fausser le jugement de Dieu !
Les deux plus anciens historiens qui se sont occupés de ce combat sont Olivier de la Marche et Maccanée ; ils méritent une étude succinte.
Olivier de la Marche, chroniqueur et poète, qui joua un rôle important à la cour des ducs de Bourgogne et fut entre autres maître d’hôtel et capitaine des gardes de Charles le Téméraire, a écrit en 1486 un traité sur les duels. Il réprouve l’institution du combat judiciaire, et « pour exemple péremptoire de rebouter à son pouvoir cette dangereuse emprise de champ de bataille » il narre la malheureuse fortune de messire Othon de Grandson. L’exemple était bien choisi à la cour de Bourgogne puisque le duc Philippe le Hardi avait reconnu l’innocence d’Othon. Cependant la Marche attaque moins la procédure en elle-même que les abus dont elle est susceptible. C’est ainsi qu’Othon n’aurait pas dû combattre parce qu’il avait dépassé soixante ans, « âge auquel les membres défensifs de l’homme et son haleine sont altérés et diminués. » Mais il y a plus, le combat n’aurait pas été loyal. En effet, notre écrivain rapporte qu’Othon ayant été blessé par une lame de sa cuirasse, on dut enlever cette lame avant le /169/ combat, et que l’hôte de Gérard fit informer celui-ci traîtreusement de la place où elle faillait. Enfin Othon, après avoir enferré son ennemi d’un coup de lance dans la cuisse gauche, aurait renoncé à poursuivre cet avantage. La Marche raconte qu’Othon fut abattu, que Gérard lui leva la visière de son bassinet et lui creva les deux yeux en lui disant de se rendre et que le bon chevalier répétait toujours tant qu’il put parler : « Je me rends à Dieu et à Mme Sainte-Anne, et ainsi mourut 1 . » Alors un maréchal de France 2 , qui était là en habit dissimulé, demanda au comte de Savoie le corps du chevalier vaincu, qui lui fut délivré « en délaissant beaucoup de cérémonies honteuses accoustumés à faire à homme vaincu. » Ce maréchal fit emporter le corps et lui donna sépulture en terre sainte. Il avait fondé sa requête sur ce que celui qui ne se dédit point et ne confesse pas le cas dont l’accuse sa partie n’est point vaincu. La Marche n’admet nullement cette opinion, car jamais gentilhomme ne se dédira.
On voit par là que cet auteur tout en étant théoriquement opposé au combat judiciaire, estimait que ce combat une fois engagé devait suivre son cours strict.
D’après le récit de la Marche, Othon n’aurait pas eu /170/ les mains coupées, c’est là, en effet, une des cérémonies honteuses que l’on avait délaissées. A l’époque où il écrivait, la légende des mains coupées n’était pas encore née. Elle a été précédée par celle des yeux crevés.
Le courage chevaleresque avec lequel Othon aurait supporté cet acte brutal était bien propre à rehausser sa gloire ; elle est ternie au contraire par les historiens qui représentent Othon tendant à son vainqueur des mains suppliantes que Gérard abat d’un revers de son épée.
Ajoutons que la Marche séjourna à Lausanne avec Charles le Téméraire. M. de Gingins fait plusieurs fois mention de sa présence dans ses Episodes des guerres de Bourgogne. En outre les comptes de la ville de Lausanne pour l’année 1476, publiés par M. E. Chavannes, nous apprennent 1 que, sur la demande des autorités de la ville, qui lui furent présentées par le maréchal des logis de l’armée, la Marche intervint personnellement pour empêcher la destruction de la tour Saint-Pierre par des soldats picards et anglais. La cathédrale l’aurait attiré au double titre de poète et d’historien si son service ne l’avait déjà appelé à y suivre le duc, qui y entendait chaque jour la messe. La Marche a donc vu le tombeau dans son ancien éclat. Si à cette époque, on l’avait attribué à Othon III, notre écrivain n’aurait pas manqué de rapporter cette circonstance éminemment favorable à la thèse qu’il soutenait. Au lieu de cela il signale que la remise du corps d’Othon à la France eut lieu, bien que Bourg en Bresse fût terre impériale. Cette circonstance était considérée comme un obstacle à la remise du corps, à plus forte raison Othon, condamné comme meurtrier du vicaire de l’empereur, ne devait-il /171/ trouver le repos ni à Lausanne, qui était aussi terre impériale, ni ailleurs dans l’empire. C’est par une insigne faveur que la Marche le fait enterrer par un maréchal de France sur terre française.
L’historiographe des ducs de Savoie, D. Della-Bella, connu sous le nom de Maccanée, qui écrivait au commencement du seizième siècle, c’est-à-dire plus de cent ans après la mort d’Othon, n’hésite pas, encore à cette époque, à voir dans cette mort un véritable jugement de Dieu. Evidemment Maccanée a inventé de nombreux détails dans le but de présenter la conduite d’Othon sous le jour le plus fâcheux. Mais cela même montre bien qu’aucun revirement de l’opinion n’avait eu lieu. Sans cela cet historien n’aurait pas parlé avec autant d’assurance des détestables crimes d’Othon, du parjure qu’il avait commis en niant, sous le poids du serment, les mains sur l’autel, l’accusation portée contre lui, enfin de son châtiment, juste dispensation de la divine Providence 1 .
Guichenon, qui écrivait au milieu du dix-septième siècle, a eu sous les yeux beaucoup de documents relatifs à la /172/ mort d’Amédée VII qu’il n’a pas publiés ; il cite la Marche et Maccanée, puis termine le récit du duel par ces paroles dignes d’être recueillies. « Le sort des armes fut tel ou la justice de la cause de Stavayé le voulut ainsi que Grandson y fut tué. » Ainsi pas la moindre allusion à ce prétendu revirement de l’opinion publique en faveur de la victime, qui, si l’on en croit nos historiens modernes, fut subit, impérieux et exigea une éclatante réparation.
En réalité une telle réparation aurait été un acte de complicité. Au moyen âge, comme dans l’antiquité, le crime de haute trahison qui comprend l’attentat à la vie du souverain, était considéré comme le crime suprême. Il comportait pour le coupable une mort atroce et honteuse et selon la loi d’Arcadius et d’Honorius 1 , qui était reçue dans l’empire allemand, cette honte devait rejaillir sur les proches parents et particulièrement sur les fils du régicide. Par un effet de la mansuétude de l’empereur, la vie était laissée à ces derniers, qui auraient mérité de périr dans les mêmes supplices que leur père, étant à craindre qu’ils n’héritassent de sa perversité. Mais ces fils sont privés par la loi de la capacité d’hériter de leur mère, de leurs aïeux et de leurs proches, et ils ne peuvent rien recevoir par testament d’un étranger. Condamnés à une pauvreté perpétuelle, toujours poursuivis par l’infamie de leur père, exclus de toutes les charges civiles et militaires, leur vie doit être un supplice, la mort leur seule consolation.
Sans doute la loi n’aura pas été appliquée dans toute sa rigueur aux fils d’Othon, mais nous en savons assez pour comprendre qu’ils en ont subi l’influence.
La crainte d’assumer une grave responsabilité, et à ce /173/ défaut les plus simples convenances, devaient empêcher l’évêque de Lausanne de donner dans sa cathédrale la place d’honneur au tombeau d’un homme frappé d’infamie par la loi religieuse et par la loi civile.
Les difficultés que l’évêque a eues avec la Savoie, loin de justifier un tel acte, devaient plutôt lui commander une grande réserve.
Le comte de Savoie remplissait d’ailleurs exactement ses devoirs féodaux envers l’évêque. Un document 1 nous apprend que le 20 décembre 1398, le comte Amédée VIII de Savoie, se trouvant en la cathédrale proche de l’autel de la bienheureuse Marie, a prêté à l’évêque de Lausanne hommage lige pour divers fiefs selon la coutume de ses prédécesseurs. Sa suite se composait de personnages évidemment mal disposés en faveur de la réhabilitation de la mémoire d’Othon. En effet l’acte eut pour témoins le comte Rodolphe de Gruyère, qui s’était enrichi de ses dépouilles et se fait qualifier seigneur d’Aubonne ; Jean de Blonay, l’un des tenants de d’Estavayer ; Nicolas de Blonay, père du précédent ; enfin Rodolphe de Langin, ancien bailli de Vaud.
Il fut si peu question de réhabiliter Othon que la confiscation de ses biens nuisit même à ses créanciers. Selon les principes du droit féodal, le suzerain, en cas de félonie, réunissait à son domaine toutes les inféodations que possédait le coupable, sans que ses créanciers pussent rien demander sur ces biens 2 . Certains créanciers prirent des mesures conservatoires. Jean de Müller, sur le vu d’une charte de 1399, constate que /174/ les franciscains de Grandson réclamèrent auprès d’Amédée vingt livres de rente appliquées par Othon pour le repos des âmes de ses ancêtres. Nous avions soupçonné un instant que l’évêque de Lausanne avait fait sculpter les petites mains sur le tombeau d’Othon Ier 1 pour montrer par ce symbole que le monument appartenait non à la famille de ce dernier, mais à l’église et que celle-ci entendait continuer à percevoir les rentes qui avaient été données et léguées par les Grandson pour divers services et entre autres pour celui du tombeau ? On sait que la main est le symbole de la force et de la juridiction. Nous avons complètement abandonné cette explication qui cependant vaut au moins celle des mains coupées.
III
Le 17 septembre 1391, Othon de Grandson et Raoul soit Rodolphe fils du comte Rodolphe de Gruyère étaient prêts et appareillés à combattre en champ clos, par-devant monseigneur le duc de Bourgogne, en sa bonne ville de Dijon, pour terminer ainsi un procès civil qui les divisait. Le verbal qui fut dressé à cette occasion constate que le duc, pour esquiver le péril du combat et aussi le déshonneur de l’une ou de l’autre des parties, qui eût pu en résulter par mort ou autrement, selon ce que à tel cas appartient, accorda le différent. Lorsque six ans plus tard, cette fois sans aucun espoir d’arrangement, Othon entra dans la lice avec d’Estavayer, il savait qu’il n’en sortirait que vainqueur /175/ ou mort et déshonoré, puisque telle était la loi. Tous les assistants la connaissaient et on aurait tenu pour un insensé celui qui aurait proposé d’élever à Grandson vaincu un monument glorieux. C’est là tout ce que nous nous étions proposé de raconter en nous plaçant au point de vue des contemporains des deux adversaires.
Mais au moment de terminer cette étude, il nous semble entendre la foule dire que, si le monument n’est pas celui d’Othon, ce chevalier l’aurait bien mérité, lui, le type de l’honneur chevaleresque, la victime la plus pure de la calomnie. Telle était encore l’appréciation de M. L. de Charrière, l’un des plus exacts et les plus consciencieux de nos historiens 1 . Cette opinion n’est plus soutenue que dans la Suisse romande et n’est pas juste. C’est ce que nous chercherons à montrer en étudiant, à notre tour, le procès fameux que le coup de lance de d’Estavayer a terminé il y aura tantôt un demi-millier d’années.
Depuis longtemps ce prétendu jugement de Dieu a cessé d’être une preuve de la culpabilité d’Othon ; désormais, si nous avons réussi à persuader nos lecteurs et le public, il faudra renoncer également à voir dans le monument de la cathédrale de Lausanne une preuve d’innocence de la victime.
La légende que nous avons combattue, projetait un faux jour sur un des épisodes les plus intéressants de l’histoire du pays de Vaud et de la Savoie. La lumière fournie par les documents est plus pure. A ceux que l’on connaissait anciennement est venue s’ajouter la déposition du médecin Jean de Grandville, qui a été publiée déjà en 1847 dans les documents inédits de l’histoire de France. /176/
Dans sa déposition, Grandville accuse la comtesse douairière de Savoie de lui avoir fait donner des remèdes à son fils, le comte Amédée VII, pour rendre ce dernier paralytique et le faire mourir. Plusieurs historiens ont étudié cet acte d’accusation, entre autres M. Kervyn de Lettenhove 1 , L. de Cibrario, dans plusieurs ouvrages sur le comte Rouge, et, en dernier lieu, un savant archiviste, qui a écrit, sous le pseudonyme de Max Sequanus 2 , la Mort d’Amédée VII. Le premier admet tout au plus que la comtesse ait voulu faire donner à son fils des philtres innocents ; Cibrario accentue les torts de la princesse ; quant à Max Sequanus il s’exprime en ces termes : « J’accuse une comtesse de Savoie d’avoir fait empoisonner son fils pour conserver dans l’Etat un pouvoir qu’elle craignait de perdre et je lui donne de grands seigneurs pour complices. » En Franche-Comté d’autres historiens ont renchéri sur Max Sequanus, mais leur aversion pour les temps féodaux ôte quelque autorité à leurs paroles, le mal est assez grand sans l’exagérer.
Le plus compromis des seigneurs dont il vient d’être parlé fut Othon de Grandson. Sa participation à cette triste affaire mérite d’être étudiée de plus près que cela n’a eu lieu jusqu’à aujourd’hui ; c’est ce que nous nous efforcerons de faire.
Jean de Grandville, originaire de Bohême, avait accompagné en qualité de médecin ou de physicien, ainsi qu’on le disait alors, le duc de Bourbon dans sa croisade en Afrique. A son retour il se rendit à la cour de Savoie où il fut fort bien reçu par les deux comtesses rivales, la sœur /177/ du duc, Bonne de Bourbon, mère du comte Amédée VII, et sa femme, Bonne de Berry.
D’après Cibrario, Grandville se serait insinué dans leur esprit par les paroles mielleuses qui agréent tant aux dames. Bonne de Berry lui aurait fait des plaintes sur le peu d’amour que lui témoignait son mari ; Bonne de Bourbon plus imprudente, redoutant que son fils ne reprît de ses mains le gouvernement de l’Etat et ne fît divers actes qui lui déplaisaient, demanda à Grandville, de combattre ces projets à l’aide de ses drogues. Pour plaire à l’épouse, il aurait d’abord cru devoir fortifier le prince ; pour se rendre agréable à la mère, il n’aurait pas hésité à l’affaiblir, aux risques de le faire mourir.
Il est certain qu’Amédée mourut empoisonné 1 . Nous croyons que la princesse n’avait pas voulu la mort de son fils. Pour exécuter ce sinistre dessein elle s’y serait prise tout autrement. Il n’était point nécessaire de faire souffrir cruellement la victime pendant plusieurs jours. La prudence commandait d’ailleurs d’éviter tout ce qui, du vivant du comte, pouvait éveiller ses soupçons et ceux de son entourage et après sa mort ceux du public. La comtesse et son agent ne s’attendaient évidemment pas à un résultat si funeste. Grandville assure et on peut le croire, qu’il disposait de poisons dont l’effet était prompt et certain, il ne les eût pas formulés dans une ordonnance. C’est là précisément ce qu’il a fait pour les remèdes donnés au comte, et c’est ainsi qu’on connaît le traitement suivi. /178/
Après avoir rasé complètement son patient et lui avoir fait sur la tête et le cou un grand nombre de petites entailles, le tenant incliné sur un feu très vif, il l’oignit d’un composé de miel, de jaunes d’œufs, de colle, de « poldre de cumin, de poldre de creu d’avelane, » de myrrhe et d’une teinture vineuse d’assa-fœtida avec un peu « d’uylle de trémentine » pour enlever l’odeur. Il frotta si rudement la peau du comte que le malheureux prince, suant le sang, croyait qu’elle se détachait du crâne. Cela fait, il lui appliqua sur la tête un emplâtre brûlant fabriqué avec les mêmes substances auxquelles étaient ajoutées de la poudre de bétoine et d’autres drogues et le lui fit conserver pendant un certain temps. Ensuite vint un lavage avec un mélange de vinaigre « d’écorces d’olives et de aminal » auquel il ajouta « mays de luyt de saumâ et des blancs d’œufs. » A ces remèdes extérieurs il joignit un breuvage dans lequel entraient des graines d’ache, de fenouil, de galanga, d’origan, de coriandre, du poivre, des clous de girofle, de la cannelle et quantité d’autres substances aromatiques et stimulantes. Ce traitement n’était qu’une entrée en matière, mais, comme le dit Cibrario, le dernier acte du drame s’approchait à grands pas, et la catastrophe fut déterminée par un remède que Grandville appelait « squillicito, » onguent d’huile de laurier dans laquelle il faisait bouillir avec du poivre et de la moutarde une once d’ellébore, une demi-once d’euphorbe et autant de vert-de-gris. C’est avec ce mélange qu’il frictionna fortement le corps du comte, si bien préparé à subir l’effet meurtrier de ce poison.
Nous sommes convaincu que Bonne de Bourbon fut terrifiée par l’événement. Mais de la part d’une mère, c’était /179/ plus que de l’imprudence d’avoir cherché à énerver son fils, l’un des plus illustres guerriers de l’époque, pour lui ôter le goût de régner. Même en réduisant l’empoisonnemeut du comte à une simple imprudence, il n’y en a pas moins là un délit digne d’être puni avec d’autant plus de rigueur que l’imprudence était plus grave et le rang de la victime plus élevé.
Bonne de Bourbon eut grand tort d’autoriser Grandville à s’échapper. Sa conduite à cet égard fut d’autant plus étrange que, durant sa maladie, le comte avait accusé son médecin d’empoisonnement et demandé en vain qu’il fût arrêté et soumis à la question. On lui avait refusé cette satisfaction, ce qui avait fait naître en son esprit contre sa mère de vagues soupçons de connivence. Il ne s’y arrêta pas, car dans son testament, fait le jour de son décès, c’est sa mère qu’il institua comme son héritière.
Les membres du conseil de Savoie ne s’opposèrent point au départ de Grandville, qui aurait dû rester à Ripaille et y être entendu sur les causes de la mort du comte. Faible entre tous, Grandson favorisa le départ du médecin et devint ainsi ce que le code pénal suisse appelle le fauteur du délit.
C’est ici le moment d’écouter Grandville. Il incrimine gravement la comtesse en lui reprochant non seulement d’avoir empoisonné son fils, mais en affirmant aussi qu’elle lui a demandé du poison pour l’administrer à d’autres personnes, entre autres à Hugues de Grandson et au comte de Genève qui en sont morts 1 . En revanche il ne fait jouer /180/ qu’un rôle secondaire à Grandson dans la tragédie de la mort d’Amédée VII. On peut en juger par l’extrait suivant de sa déposition. Cette citation est un peu longue, mais elle renferme l’exposition complète de la participation reprochée au chevalier.
Grandville, dans son propre intérêt, venait de charger Bonne de Bourbon ; on lui demande alors de dire si Othon de Grandson savait ce que la comtesse l’avait requis de faire. A cette question il répond par son serment : « que oy, car estant ledit messire Hoton à la journée qu’il avoit emprise à Dignon (Dijon) en guaige de bataille avec messire Rahon de Gruère, ladite contesse parla audit maistre Jehan et lui dit : Maistre Jehan nous avons ung chevalier qui est appelé messire Hoton, lequel a à tenir une journée en guaige de bataille. Porries-vous savoir quelle fin prendra ledit guaige ? Et ledit maistre Jehan lui respondi que non, et lors ladicte contesse lui dist telles paroles : Je le volcisse bien savoir car c’est ung chevalier de grant bien et le mieux de nostre court, et s’il fusse cy présens, je ne me doubterois point de a li dire ce que nous avons empris affere contre mon fils le conte, comme dessus est dit ; /181/ et lui dist oultre que ledit conte son fils avoit grand tort audit messire Hoton ; car il avoit le dit guaige par le fait de son dit fils le conte, dont il lui en aidoit pou. Dit plus ledit maistre Jehan que quant ledit messire Hoton fust revenu de ladicte journée dudit guaige et ot parlé avec ladite contesse, ledit maistre Jehan trova ledit messire Hoton au pied des degrés de l’houstel dudit conte, à Ripaille, qui venoit de fere la révérence audit conte, lequel messire Hoton lui demanda : Estes-vous le phisicien qui estes venus ? Et lors le dit maistre Jehan lui respondi que oy, et ledit messire Hoton lui dist : Le conte m’a dit que vous lui avés données aucunes chouses qui ne lui font pas bien : que lui avés-vous donné ? Et lors ledis maistre Jehan lui dist : Alés le demander à madame la Grant, car elle le vous dira bien ; et ampuis ce ledit messire Hoton ala devers ladite madame la Grant comtesse, et puis ampuis ledit maistre Jehan intra en la chambre de madicte dame la Grant, où trova ladicte madame la Grant et ledit messire Hoton qui parloient ensemble ; et quant ils eurent parlé, ledit messire Hoton se parti de madicte dame et s’en vint vers maistre Jehan et le mena vers la fenestre de ladicte chambre, et illec lui commensa dire en soi complaignant dudit conte, et disant que le conte ne lui avoit pas faicte l’aide que devoit faire attendu que le dit guaige estoit empris par (pour) ledit conte et que d’autres lui avoient plus aidié qu’il non avoit fait, et puis lui demanda : Quest-ce que vous avés fait et donné audit conte ? Et le dit maistre Jehan lui respondi qu’il lui avoit fait et donné tout ce qu’il a dit dessus en récitant à lui tout de mot à mot ; et lors ledit messire Hoton lui demanda : De ce que vous lui avés fait doit morir ? et ledit maistre Jehan lui respond : Il non a pas /182/ bon signe de guérir, car il commense à parelitiquer et puis tombera en espaume, et ce fait, ne se puet mettre remède que se viegne à mort ; et ledit messire Hoton lors lui dist : Ce est bien, et prenés-vous garde que soit secret et que nuls ne le sache, et ne vous doubtés de riens, car je vous conduiray là où vous voldrez aler sauvement et sceurement, qui que le vuille savoir et oyr ; et de vostre poine et trevallie je parleray en madame, et vous feray satisfere si bien que vous vous en tendrez por contemps. Dit plus que quant le conte fu mors, les gentes officiers du conte vindrent de nuyt à l’oustel dudit maistre Jehan pour li fere desplaisir, et intrarent dedens, mès les gens dudit messire Hoton, qui estoient venu vers ledit maistre Jehan pour le garder, défendirent à tous qu’ils ne lui feissent desplaisir. Car ainsi le conseilli (conseil) l’avoit ordonné, parce qu’il estoit en la grace de madame, et hors lesdites gens et officiers s’en alarent. Dit plus que ampuis ce fait, ledit messire Hotton, le jour que l’en appareilloit le corps dudit comte, vint devers ledit maistre Jehan et lui bailla vingt-quatre escus, et lui dist : Maistre Jehan, madame vous envoye cest argent, et vous mande que vous la pardonniez se vous en tramet si pou, car en vérité elle ne vous en puet plus envoyer à présent ; mès escrivés-li tousjours, car elle vous envoyera ce que vous faudra ; et je vous baille messire Pierre Dessoubs-la-Tour, qui est présent de mon hostel et mon compaignon, lequel je vous baille pour vous convier comme cellui en qui plus me fie, lequel vous mènera sauvement et seurement là où vous voldrès aler ; lequel messire Pierre le garda tout ledit jour audit houstel, et puis lendemain à sollelli levant l’enmena et le convia avec plusieurs autres jusques que fu hors de ladicte conté, /183/ et d’illec ledit maistre Jehan s’en ala devers Mgr. de Borbon. »
Tous ces détails sont vécus et prêtent à la déposition de Grandville un singulier cachet de réalité. Il a certainement dû broder sur un fond vrai. Pour que le lecteur puisse se former une opinion personnelle, comme le ferait un juré, il nous reste à dire dans quelles circonstances la déposition de Grandville du 30 mars 1373 a été faite.
On a prétendu qu’elle lui avait été arrachée ce jour-là par la torture. C’est à tort, car la rédaction d’un tel document suppose une tranquillité, un calme, une lucidité d’esprit que l’on n’a pas dans les tourments. Ajoutons que le verbal d’audition ne parle point de torture et constate que l’interrogatoire a eu lieu sous le poids du serment. On sait, par contre, que précédemment Grandville avait été soumis à la question.
Maistre Jehan le physicien, bien qu’il ne le dise pas dans sa déposition, peut-être pour ménager Grandson, avait d’abord trouvé un refuge dans le château de Sainte-Croix appartenant à Othon. Plus tard lorsque Grandson, accusé par la voix de plus en plus forte de l’opinion publique, eût dû pourvoir à sa propre sûreté, Grandville se réfugia chez le duc de Bourbon. La confiance qu’il mit en son ancien protecteur est peu flatteuse pour ce dernier qui eut le tort de ne pas le livrer à la justice.
Mais le duc de Berry, beau-père d’Amédée VII, défenseur des droits de sa veuve et adversaire naturel de Bonne de Bourbon, parvint, on ne sait comment, à se saisir de Grandville. Le 10 août 1392, il écrivit aux gentilshommes et aux communautés du Faucigny, du Genevois et du Chablais, qu’il détenait dans ses prisons le mauvais physicien, /184/ l’empoisonneur de son gendre, qu’il avait désigné des commissaires pour faire une enquête sur ce crime et requis la comtesse Bonne de les confirmer en leur donnant des lettres de commission. Peu confiant dans les dispositions de la comtesse, le duc demanda dans sa lettre aux gentilshommes et aux bourgeois de faire leur devoir pour que la vérité vînt au jour et que les malfaiteurs fussent punis selon leur « desserte. »
Alors, bien tardivement, la Grand comtesse dut laisser agir la justice, car le duc de Berry avait un gage redoutable en la personne de Grandville. La comtesse passa par de terribles angoisses.
Nous en avons la preuve dans une lettre écrite de Paris par le duc de Bourbon à sa sœur, le 18 janvier, sans indication d’année, sans doute en 1393. Il lui dit : « Les gens de Monsieur de Berry ont mis en question et gehenne maistre Jehan le physicien, mais Dieu merci il n’a dite aucune chose contre vous ne votre honneur et estat. » En s’exprimant en ces termes le duc use d’un ménagement extrême envers sa sœur et admet implicitement la vérité de ce qu’a dit Grandville. En effet, comme le duc le reconnaît, Jehan a parlé et rapporté que la comtesse lui avait demandé de « faire tant que le comte, qui voulait prendre le gouvernement, ne le prit pas sitôt ; de le destorber entre autres de faire la guerre dans le Valais et de mettre en gage certaines terres, enfin surtout de trouver voie et manière pour que le mariage du fils de son fils avec Marie de Bourgogne ne se fit pas. » Grandville qui n’était pas diplomate, mais médecin, ne pouvait exécuter la mission dont Bonne de Bourbon le chargeait, qu’en employant son art à contre-fin pour ôter à Amédée la force de régner. /185/ Malgré l’appréciation trop indulgente du duc de Bourbon, sa sœur a forfait à l’honneur et à l’état de mère en poussant le mauvais physicien dans cette voie fatale. Le duc lui-même le sent bien car il ajoute : « Grandville accuse Othon de Grandson de ce qu’après la mort de mon neveu il le fit mettre hors du pays pour venir vers moi. »
Il y a là un aveu qui échappe à sa plume. Le duc ne pouvait en effet considérer comme une accusation l’allégation de ce fait patent et incontestable, qu’en le rattachant à l’acte commis préalablement sur l’instigation plus ou moins directe de la comtesse.
Dans une lettre du 17 mars 1393, adressée à Humbert et à Amédée de Savoie, Jean de la Baume les informe que le duc de Berry, pour des motifs qui ne peuvent être communiqués par écrit, tout en refusant de remettre Grandville à la commission d’enquête, a chargé Ponchon de Langhat et lui d’aller entendre au château d’Usson la déposition de l’accusé. La procédure fait mention de la présence de Ponchon mais non de celle de la Baume qui fut sans doute présent comme simple témoin. Ce dernier, qui devint plus tard maréchal de France, était l’ennemi de son cousin Othon de Grandson, mais il était aussi homme d’honneur et ne se serait pas prêté à quelque infamie lors de l’audition de Grandville. Tout montre qu’il allait y assister comme à un acte sérieux et important.
La déposition de Grandville cadre parfaitement avec les faits connus. Bonne de Bourbon avait des raisons de craindre, comme le dit Jehan, que la domination et seigneurie du comté de Savoie ne lui fût ôtée, attendu le mariage qui était traité « du filli de son fils, le comte Amédée, avec la fillie de Mgr de Borgoigne. » /186/
La mort d’Amédée VII, comme l’a fort bien vu M. de Lettenhove, est un épisode de la dissension qui a existé entre le duc d’Orléans et celui de Bourbon d’une part, ceux de Bourgogne et de Berry de l’autre. Au moment même où le duc de Bourbon rompait le mariage projeté entre son fils Jean et Bonne de Bourgogne, fille du duc, Amédée VII fiançait à une autre fille de ce dernier son jeune fils qui venait de naître. A cet acte favorable à la Bourgogne, Bonne répondait en faisant condamner Hugues de Grandson à mort pour avoir trahi la Savoie en fabricant au profit de la Bourgogne de faux titres d’allégeance. Il faut reconnaître que la politique de Bonne de Bourbon fut plus nationale que celle de Bonne de Berry ; ses propres intérêts la conduisaient à défendre l’indépendance de la Savoie.
C’est peut-être cette circonstance qui l’a protégée contre les accusations de la postérité. Bonne considérait sans doute aussi comme une trahison les sympathies de son fils pour la maison de Genève et ses projets d’aliénation de divers châteaux en faveur du comte Pierre, frère de Clément VII.
Tandis que Bonne de Bourbon soutenait à Milan la cause de Galéas Visconti, beau-père du duc d’Orléans, Bonne de Berry, alliée aux d’Armagnac, lui était au contraire hostile. Il a été difficile jusqu’ici d’expliquer comment, le 13 février 1390, la Savoie a pu conclure, à Pavie, une étroite alliance avec Galéas, tandis que la même année, Antoine de la Tour au nom du comte de Savoie essayait de former avec Padoue, Faenza, Gênes et Bologne une ligue de trois ans contre le même Galéas.
D’après les renseignements qui nous ont été fournis avec son obligeance inappréciable par M. le baron de Saint-Pierre, /187/ surintendant des archives piémontaises, elles possèdent l’original et une copie authentique du traité du 17 février 1390, la ratification de ce traité donnée par Galéas Visconti le 28 mars suivant, et la convention faite par le comte de Savoie et Visconti, le 23 et le 24 novembre de la même année, sur les secours que chacune des parties contractantes devait porter à l’autre. Cette convention est formée par deux actes distincts et séparés. Toutes ces pièces sont sur parchemin. — Ces détails ne sont pas superflus ; — on est là en présence du seul et vrai traité. L’autre, qui se trouve dans le second des deux volumes du grand recueil in-folio, qui porte pour titre « Contrats et traités entre la maison de Savoie et les princes étrangers, » n’est qu’un Pro memoria sans autre date que celle de l’année et sans souscriptions.
Il serait possible qu’au moment même où Bonne de Bourbon dirigeait de son côté des négociations avec Visconti et concluait un traité avec lui, Bonne de Berry du sien, ait fait agir en sens contraire Antoine de la Tour, que nous retrouvons plus tard au nombre de ses plus dévoués partisans 1 . Si cette supposition est exacte, on comprend toute l’irritation qu’une femme du caractère de Bonne de Bourbon a dû ressentir d’une telle opposition à sa politique.
Notre intention n’est pas de nous arrêter plus que cela /188/ n’est nécessaire sur les causes du mécontentement de la comtesse et nous avons hâte de voir ses rapports avec Grandson.
Autant la comtesse avait été impitoyable contre Hugues, le chef de la famille, autant elle avait d’amitié pour Othon. Lorsque ce dernier dut tenir une journée de gage de bataille à Dijon, la comtesse fut animée par les sentiments les plus divers qui puissent agiter l’âme d’une femme. Indifférente au sort qu’elle préparait à son fils, elle semble avoir reporté sur Othon son besoin d’affection, elle est inquiète pour lui, soucieuse de ce qui peut lui arriver, elle voudrait tromper son impatience par des moyens extraordinaires. Comme elle n’y parvient pas, elle dit à Grandville que Grandson est un chevalier de grand bien, le meilleur de sa cour, et que s’il eût été présent elle n’aurait pas hésité de l’informer de ce qu’ils avaient entrepris contre son fils.
Nous venons de voir comment le duc de Bourbon comprenait l’honneur de sa soeur ; nous voyons ici comment celle-ci comprend l’honneur de la chevalerie.
Une haute et puissante dame croit pouvoir impliquer un chevalier dans une vilaine affaire parce qu’il est « de grant bien et le mieux de la court. » Ce mot peint la fin d’un siècle et il mérite d’être relevé. Si Grandville l’eût inventé ce n’aurait été dans sa bouche qu’une sinistre plaisanterie. Or l’esprit n’est pas tourné à la plaisanterie dans la situation où Grandville se trouvait.
Jusqu’à aujourd’hui on ignorait les circonstances dans lesquelles Grandson aurait été engagé dans un duel judiciaire avec R. de Gruyère. Des pièces authentiques qui concordent parfaitement avec la déposition de Grandville en donnent l’explication. /189/
Dans les monuments de l’histoire de Gruyère, M. Gremaud a publié un document fort intéressant que M. Hisely, auteur de cette histoire, n’avait pu utiliser. Il s’agit d’une sentence arbitrale prononcée par Amédée VII entre R. de Gruyère et Othon de Grandson au sujet de la propriété d’Aubonne et de Coppet. C’était une cause civile, mais les parties étaient surexcitées l’une contre l’autre. Le comte, très perplexe, eut recours aux lumières de jurisconsultes et de coutumiers de la patrie de Vaud et se fit assister en outre par un grand nombre d’évêques, de chevaliers et de docteurs. A ce moment l’opinion publique en Vaud n’était point encore hostile à Grandson, bien au contraire, car, dans cette cause difficile, les coutumiers se prononcèrent en sa faveur. Gruyère se laissa condamner par défaut ; le comte prononça le jugement, tant comme arbitre que comme juge légitime des parties, et décida qu’il n’y avait pas lieu de recourir au duel judiciaire, clause si naturelle, semble-t-il, qu’on est surpris de la rencontrer dans un jugement civil.
Toutefois, malgré cette clause, nous avons retrouvé R. de Gruyère appelant et demandeur d’une part et Othon appelé en combat singulier et défendeur d’autre part devant le duc de Bourgogne ; ce qui ne laisse pas de surprendre puisque le duc n’exerçait aucune supériorité judiciaire sur le comté de Savoie 1 .
D’après l’arrangement qui fut conclu, Grandson dut payer dix mille florins d’or au duc, qui reçut pouvoir d’en disposer en faveur de R. de Gruyère ou de toute autre /190/ personne. Nous publions l’acte à teneur duquel plus de cinquante seigneurs bourguignons, dont beaucoup de chevaliers, se portèrent caution d’Othon et promirent de se constituer comme otages pour le paiement de la dette. Ce fut sans doute une consolation pour lui de trouver tant d’amis. Mais lorsque quelques semaines plus tard il revint à la cour de Savoie, besogneux, un peu humilié et chargé d’une grosse dette 1 , il avait réellement sujet d’être mécontent d’Amédée VII. En effet, Othon s’étant préparé à défendre, les armes à la main, un jugement rendu par ce comte, aurait dû recevoir plus d’appui de sa part que cela n’avait eu lieu. Si, comme cela est probable, Bonne de Bourbon profita habilement de cet état d’esprit pour obtenir après coup l’assistance de Grandson, il est du moins prouvé que ce dernier est resté étranger à la conception du délit.
Grandville a placé son récit dans un cadre dont tous les détails sont exacts et bien observés. Il est évident qu’il a cru plaire à ceux qui l’interrogeaient, et excuser sa maladresse ou son crime, en chargeant la comtesse de noirs desseins contre la vie de son fils, tandis qu’elle n’en voulait qu’à la santé du comte. Mais sous cette réserve, dont Othon doit aussi bénéficier, le fond de la déposition paraît vrai.
Bien que cela semble paradoxal, cette vérité est attestée par le fait que le mauvais physicien échappa, malgré ses aveux, à la condamnation immédiate et terrible qu’il avait méritée. Il fut sauvé par la complicité de la comtesse. Si l’on avait mis Grandville en mains du bourreau, on aurait dû publier sa déposition, qui aurait été corroborée par sa mort. /191/
Nous partageons tout à fait l’opinion selon laquelle les ambassadeurs du Roy, des ducs de Berry et de Bourgogne, munis de la déposition de Grandville, ont mis à Bonne de Bourbon le marché suivant à la main : souscrire aux conditions qu’ils lui imposaient si elle ne voulait pas que les charges qui pesaient sur elle fussent publiées. Conseillée par le duc de Bourbon, son frère, l’orgueilleuse Bonne a cédé, et a ainsi reconnu tacitement une certaine culpabilité qu’elle paya cher.
Elle conserva en apparence le pouvoir, qui en réalité passa en mains du duc de Bourgogne, car elle s’engagea à se soumettre à tout ce qui serait décidé par le roi et ses frères, dont ce duc était de beaucoup le plus puissant. La confirmation du mariage promis entre Amédée VIII et Marie donna au père de l’épouse une influence prépondérante dans les affaires de Savoie, qui surpassa même celle qu’il aurait pu avoir si Amédée VII eût vécu. On ôta à la comtesse de Bourbon la garde de son petit-fils par le motif injurieux que la vie du jeune comte n’était pas en sûreté entre les mains de ses partisans. Enfin, on constata que les paroles proférées contre l’honneur de Bonne de Bourbon touchaient à l’honneur du roi et de ses frères, proches parents de la comtesse, mais nul ne fut inquiété à raison de ces injures.
Malgré tout, Bonne fut heureuse de sauver sa position à ce prix. Les partisans de la jeune comtesse, réunis en assemblée le 10 mai 1393, eurent de la peine à adhérer à ces arrangements pris la veille. Ils ne donnèrent même leur adhésion qu’en maintenant énergiquement le serment qu’ils avaient prêté de poursuivre de tout leur pouvoir tous ceux qui sont, seront ou pourront être coupables /192/ « et consentissants » de la mort du comte. Leurs signatures furent données à la requête des ambassadeurs du roi et des ducs de Berry, de Bourgogne et d’Orléans, qui approuvèrent cette réserve si énergiquement formulée. Nous avons découvert avec quelque surprise que l’ambassadeur du duc de Berry n’était autre que Ponchon de Langhat, bailli des montagnes d’Auvergne, le même qui venait de recevoir la déposition de Grandville. Il se jouait des seigneurs fidèles à la mémoire de leur souverain. Sous le couvert de la raison d’Etat il se passe, paraît- il, de singulières comédies ! La déposition de Grandville resta ignorée pendant cinq siècles et maintenant qu’elle nous est rendue, elle se trouve confirmée, au moins en partie, par les manœuvres auxquelles on s’est livré pour la cacher.
Il a suffisamment été parlé du procès de Pierre de Lompnes ; il nous reste encore quelques mots à ajouter sur celui d’Othon de Grandson. Les pièces n’en ont pas été conservées ; on sait seulement que les Etats de Vaud, ou tout au moins les communes vaudoises, ont été appelés par le bailli de Vaud et la commune de Moudon à délibérer en cette ville sur la question de savoir si le seigneur Othon de Grandson devait oui ou non être condamné. Il n’est pas douteux que leur réponse fut affirmative, et c’est à la suite de leur préavis qu’Othon fut condamné par défaut. Plus tard les communes vaudoises vinrent en aide à Gérard d’Estavayer dans son combat contre Othon. Il s’était porté leur champion et elles firent pour lui ce qu’on avait naguère cruellement reproché à Amédée VII d’avoir refusé à Grandson.
Grandville fut remis par le duc de Berry au duc de Bourbon, et, dans une captivité qui paraît avoir été assez /193/ douce, il termina sa vie au service de ce prince. Sa place eût mieux été partout ailleurs.
Le 10 septembre 1395, près de mourir au château d’Usson, il rétracta, sous le poids du serment prêté sur l’hostie consacrée, tous les aveux qu’il avait faits et affirma l’innocence de Pierre de Lompnes iniquement condamné, d’Othon de Grandson et de la comtesse de Bourbon ; mais il ne s’en tint pas là, il déclara que les médicaments dont il s’était servi n’étaient que de simples fortifiants et qu’Amédée était mort de la blessure d’un nerf qu’il s’était faite en tombant de cheval. Comme le fait observer Cibrario, cette déclaration in extremis ne pouvait être le dernier mot de la cause, car le vert-de-gris, qui avait été administré, n’a jamais compté au nombre des fortifiants. Les témoignages entendus dans l’enquête et les ordonnances faites par Grandville contredisent sa rétractation.
Il est très vraisemblable que cette rétractation de Grandville servit cependant de prétexte au jugement par lequel Charles VI assisté des ducs de Bourgogne, de Berry, d’Orléans et de Bourbon proclama l’innocence d’Othon. Ce jugement a fort peu de valeur, l’opinion publique ne s’y trompa point. On s’y trompera moins encore aujourd’hui. Nous savons que les ambassadeurs du roi et des ducs avaient procuré l’impunité au principal coupable malgré des aveux précis et complets : il était difficile d’être plus sévère pour Grandson que pour Grandville.
Si haut placés que fussent les souverains qui s’étaient constitués en tribunal de famille, ils n’inspirent pas de confiance comme juges.
Amédée VII, dans la guerre, dans les tournois et dans les plaisirs avait été le compagnon et l’ami du roi de France, /194/ son cousin. Lors de la seconde expédition en Flandre, Charles VI avait dit au duc de Berry, ainsi que le rapporte M. de Lettenhove : « Je veux que votre gendre, qu’on appelle comte Noir, depuis qu’il porte le deuil de son père, soit désormais connu sous le nom de comte Rouge. Pendant toute la guerre un noble feu a excité son courage, la couleur du feu doit être la sienne ! » Plus tard, à la cour du pape à Avignon, le roi et le comte furent logés ensemble, et quoiqu’ils fussent près du pape et des cardinaux, ils ne se pouvaient tenir et voulaient être toute la nuit en danses, en caroles et en ébattements avec les dames et les demoiselles d’Avignon. Froissard raconte que le comte de Genève, frère du pape, leur administrait leurs reviaux (fêtes). Il en tirait sans doute quelque profit dans l’intérêt de ses visées politiques.
De ces deux jeunes hommes, alors si heureux, l’un, le comte Rouge, était mort prématurément dans les plus cruelles souffrances ; l’autre, le roi, plus malheureux peut-être, était devenu fou et avait perdu jusqu’au souvenir de ses proches. Il ne pouvait pas présider un tribunal sérieux.
Les autres juges mirent en application le vieux proverbe qu’il faut laver son linge sale en famille ; chacun d’eux avait du reste quelque raison particulière pour ne pas être trop sévère.
Le duc de Bourbon, en donnant asile à Grandville, avait suivi une ligne de conduite qui ressemblait fort à celle de Grandson. En proclamant l’innocence de ce dernier, il faisait briller la sienne.
Les intérêts du duc d’Orléans dans le Milanais n’avaient pas été étrangers à la mort d’Amédée et cette mort les avait trop bien servis pour qu’il se montrât impitoyable. /195/
Le duc de Bourgogne avait obtenu tout ce qu’il pouvait désirer d’autorité en Savoie. Il dominait complètement sa tante, Bonne de Bourbon, qui était devenue la grand’mère de sa fille, et n’avait aucun intérêt à flétrir la comtesse en flétrissant Grandson. De plus, celui-ci comptait beaucoup d’amis et de créanciers à la cour de Philippe, ce qui plaidait en sa faveur.
Quant au duc de Berry, qui agissait habituellement sous l’influence du duc de Bourgogne, il ne s’occupait plus des affaires de Savoie depuis que sa fille Bonne, veuve d’Amédée, avait contracté en secondes noces un mariage avec le comte Bernard d’Armagnac. Du reste on ne peut avoir aucune confiance dans le duc de Berry, puisqu’après avoir écrit aux seigneurs de la Savoie qu’il y allait de leur honneur que la clarté se fît dans cette affaire, il leur avait soustrait le principal coupable dont il possédait les aveux.
Il faut décidément renoncer à l’opinion de M. de Charrière qui voit dans les soupçons auxquels Grandson fut en butte 1 , le résultat d’une cabale ourdie contre un représentant de la haute noblesse dynastique vaudoise et une calomnie dont l’histoire doit faire justice.
Nous préférons y voir, en opposition aux intrigues ténébreuses des cours, l’expression de la fidélité du peuple vaudois pour la maison de Savoie. Après avoir appartenu en apanage à la femme d’un comte de Namur, le pays de Vaud était rentré sous la domination directe de la Savoie. Il jouissait d’une liberté formant un contraste bien grand avec l’oppression et les persécutions auxquelles étaient /196/ alors soumis les peuples de France et des Flandres 1 . Peu de jours avant sa mort, le 23 septembre 1391, Amédée VII venait encore de reconnaître que les Vaudois n’étaient nullement tenus d’obéir aux lettres ou commandements du prince, si ce n’est que la clause suivante y fût mise : « Les coutumes du pays de Vaud étant observées. »
Les Vaudois ne voulurent pas que l’on pût leur reprocher d’avoir laissé un des leurs répondre à ce bon procédé en participant à un attentat aux jours d’Amédée. — Gérard fut leur champion, il n’eut pas à venger l’honneur de sa mère ou de sa femme, les historiens qui ont inventé cette fable ne savent pas même dire laquelle des deux, — il vengea l’honneur de la patrie de Vaud.
Nous ne terminerons pas ce travail sans faire remarquer l’importance que prennent les communes vaudoises à ce moment de l’histoire. Elles sont appelées 2 à se prononcer sur la manière dont elles doivent être gouvernées et sur la culpabilité d’Othon. De plus, on les invite à envoyer des députés aux Etats généraux et partiels de la monarchie pour connaître l’état de la maison du comte et voir si Bonne de Bourbon a été trompée ou non ; pour s’occuper du mariage d’Amédée VIII ; et enfin d’une arrestation de la comtesse. Il n’est pas facile, d’après les documents assez incomplets qui nous ont été laissés, de savoir quel parti ces communes embrassèrent. Beaucoup de représentants des communes s’étaient groupés autour de Bonne de Berry ; il semble que les communes vaudoises, hostiles à Grandson, devaient aussi se trouver dans ce camp. Cela n’est cependant /197/ point sûr et l’on a même l’impression opposée en lisant les documents. Ces communes, habituées à respecter leur souverain, ignoraient sans doute le rôle que la comtesse avait joué ; le secret a dû être mieux gardé que l’on ne pouvait le croire. Cependant en 1394 il y eut tout au moins de l’hésitation de leur part, car elles furent convoquées pour savoir si la comtesse devait entrer dans le pays de Vaud avec des troupes armées, droit qui n’aurait pu lui être contesté dans des circonstances normales.
Othon de Grandson est bien loin d’être le type de l’honneur chevaleresque. On peut seulement plaider en sa faveur les circonstances atténuantes. Loin d’avoir été récompensé par Bonne comme complice, il a souffert dans son honneur et sa fortune et est allé au-devant d’une mort presque certaine, dans un combat inégal, pour avoir obéi aux ordres de sa souveraine. Othon s’est constamment soumis à son sort sans se plaindre.
A cet égard sa conduite fut louable, quelles que soient les fautes impardonnables qu’il a commises.
IV
Dans cette cause célèbre, étrange et mystérieuse, il nous reste à faire intervenir un facteur certainement inattendu, qui a eu peut-être une part d’influence que nous nous garderons de préciser.
Grandville, qui disait avoir beaucoup étudié, avait peu appris la médecine ; en revanche, durant le cours de ses nombreux voyages dans une grande partie de l’Europe, et surtout en Afrique, il a fort bien pu devenir un adepte des /198/ sciences occultes. Plusieurs circonstances indiquent qu’il aurait eu recours à ce que nous appellerions aujourd’hui des suggestions hypnotiques.
Nous ne voulons pas nous appuyer ici sur des circonstances plus ou moins vagues où il est difficile d’expliquer autrement son influence extraordinaire, et nous nous bornerons à un ou deux points précis qui ont accompagné la mort du comte Rouge.
Quand le page de Loës, mettant la main à sa dague comme cela est consigné dans la procédure, saisit Grandville pour lui faire un mauvais parti et lui dit : « Ah ! traître, tu as tué le comte ! » le médecin répondit : « Pour l’amour de Dieu ne me tue pas ; je resterai à la disposition des comtesses et du conseil. » De Loës ajoute dans sa déposition : « A ce moment il me sembla que la main avec laquelle je tenais l’épée se séparait du bras ; alors le méchant médecin, sans répondre autre chose, prit un livre et se mit à lire. » Nous avons tous assisté à des expériences semblables de magnétisme. Cibrario fait observer que de Loës s’en alla en songeant peut-être que Grandville avait un pouvoir surnaturel. Aujourd’hui la science connaît et étudie ce pouvoir. Elle sait entre autres que les magnétiseurs se servent d’objets brillants sur lesquels ils appellent l’attention de leurs sujets. Or, les contemporains furent frappés de la garde dorée d’une épée que Grandville portait sous le bras. Cette coïncidence pourrait ne pas être purement fortuite 1 .
Les faits de suggestion ont certainement une importance historique. Il est bon de les recueillir avec soin, surtout /199/ lorsqu’ils sont de nature à modifier la culpabilité de certains personnages.
Ce motif doit être notre excuse auprès du lecteur qui trouverait quelque excentricité dans une telle explication.
La croyance dans la pratique des suggestions hypnotiques, considérées comme un art démoniaque, joue encore au XVe siècle un rôle très important dans l’histoire de la monarchie de Savoie. Nous nous bornerons à en citer ici deux cas qui ont trouvé leur dénouement à Morges. Ils sont pris dans la vie de Philippe sans Terre.
En 1462, Philippe fit arrêter Jaques Valperga et le traduisit à Morges devant une cour criminelle où siégeaient les « coustumiers » de la ville. L’accusé fut mis à la torture et on lui fit entre autres les questions suivantes : « s’il avait écrit un livre de sang de petits enfants. Item, s’il n’avait pas un diable dont il se servait et par le moyen duquel et par le dit livre il faisait des princes ce qu’il voulait. » Le chancelier, contraint par les tourments, avoua tout. Condamné à mort, malgré sa rétractation, il fut immédiatement lié et jeté au lac, et, tant y fut, que la mort s’ensuivit.
Dans le second cas il s’agit d’un envoûtement, fort bien décrit dans la chronique latine de Savoie. Elle raconte qu’en ce temps-là, 1470-1473, un certain chirurgien du nom de Jean de Medici, chirurgien de l’illustre seigneur Philippe de Savoie, comte du Bugey, et un frère jacobin de l’ordre des prêcheurs de la ville de Bourg en Bresse confesseur du comte, fabriquèrent une image de ce dernier avec un art sacrilège et la baptisèrent de son nom. En touchant cette image, ils parvenaient à produire une douleur correspondante chez Philippe. De cette façon ils eurent le pouvoir de lui donner à leur gré la santé et la /200/ maladie, d’acquérir ainsi ses bonnes grâces et de gouverner l’Etat. Mais un mauvais arbre ne saurait porter de bons fruits et Satan, qui connaît mille manières de faire le mal, a coutume de mal rétribuer ses sectateurs. Les manœuvres coupables ayant été découvertes par l’aide de Dieu, le prince en fut avisé et on s’empara des deux coupables qui avouèrent leur crime. Ils furent conduits dans le pays de Vaud, à Morges, et remis à des juges ecclésiastiques. Lors de la rédaction de cette chronique, ils étaient encore en prison.
Nous ne parlerons pas d’un prédécesseur de Valperga, Guillaume Bolomier, qui entre autres crimes fut condamné en 1446 comme coupable de celui de sorcellerie, et fut noyé à l’extrémité orientale du lac, près de Chillon devant le ruisseau de la Tinnière. La procédure ne renferme pas l’imputation de faits de suggestion.
H. Carrard.
PIÈCES JUSTIFICATIVES
I
Accord fait en la ville de Dijon le 19 septembre 1391, par l’entremise du duc, entre messires Raoul de Gruyères et Othe de Grantson.
En nom de notre Seigneur. Amen. Nous Sabin de Florey évesque de Morienne, Anthoine de Secel seigneur Dais, Guigne de Montbel seigneur d’Antremont, Faulque seigneur de Montchenu, Jehan de Courgeron, Jehan Mareschal, Jacques Mareschal, Jehan Lieme Raoul seigneur de Longvis, Pierre Baussant, Jacques de Villetes, Gaspard de Montmayol, Jehan de Clermont, Guy de Groslée, Guichart Marchant, Pierre de Mure Jehan de Sarraval, Pierre de Verdun, Gieffroy seigneur de Claveson, Claude de Montmayol tuit Chevaliers, Pierre Bellotruiche, Anthoine Bernardet, Martelet Martel escuiers, Jehan de Grangey, chevalier, Pierre Amblart, Pierre du Chaslelart, Jehan Defernay, Luquin de Saluces, Pierre Grange de Chamberieu, Guillaume de Cordon seigneur de la Marche, Pierre de Cordon son frère, Loys de Janmille, seigneur de Dyvonne, Hugues Deloirre seigneur de Cule, Estienne de Couet, /202/ seigneur de la Mure Jehan de Chemins, Guygne de la Ravoire, Huguenin de Lontinge escuiers, Loys d’Estrées dit le borgne de Chemins, Pierre de Chissey, Estienne de Baras seigneur de Romans, Orry Sue de Baras chevaliers, Guygne d’Aspremont, Pierre de Marmont, Guillaume de la Forest, François de Sarraval, Anthone du Solier de Yvonie, Guillert de Charles, Pierre Bon Yvart, Amé Bon Yvart, Calebert prieur de Genous de l’ordre de Saint Jehan de Jerusalem, Pierre de Montfalcon escuiers, Amey d’Oirley, Jehan de Tonneville et Arnault d’Urfie chevaliers, faccons savoir à tous ceuls qui verront et orront ces présentes lettres que nous et un chascun de nous de noz certenes sciences et pour bonne, saine et meliure déliberation sanz fraude ou déception aucune, congnoissons et confessons par la teneur de ces présentes que comme question ait esté nouvellement mehue en gaige de bataille par devant très excellant et puissant prince Monseigneur le Duc de Bourgoingne conte de Flandres, d’Artois et de Bourgoingne entre nobles et puissans hommes Messire Raoul de Gruyères chevalier appelant et demandeur d’une part et Messire Othe de Grantson chevalier, appelé et deffendeur d’autre part, et que icelles parties aient esté receues audit gaige de bataille et pour ycellui gaige faire et accomplir ycelles parties aient esté on champ de bataille et es lyces pour ce ordonnées par devant ledit Monseigneur le Duc en sa bonne ville de Dijon pres et appareilles de eulx combatre et faire leur debvoir pour la journée, se de la grâce de Dieu et dudit Monseigneur le Duc ny eust esté pourvehu et que pour eschiver le péril dudit champ de bataille et desdites parties et aussi le deshonneur de l’un ou l’autre desdites parties qui en eust peu ensuyr /203/ par mort ou autrement selon ce que à tel cas appartient les amis desdites parties aient humblement supplié audit Monseigneur le duc traictier et accorder ycelles parties et les recevoir audit traictié de sa bénigne grâce, et lesquelx ledit Monseigneur le Duc de sa dite grâce et par sa très noble provision, a mis à bon traictié et accord et du consentement d’icelles parties et mesmement de la supplication et requeste de nous tous les dessus nommez et d’un chascun de nous par certains moyens acordez et passez par devant ledit Monseigneur le Duc et desquels acord et moyens, nous tuit ensemble et chascun de nous nous tenons par ces présentes pour très bien contens et pour ycelle cause et par lesdiz moyens dudit traictié, nous et chascun de nous pour le tout ayens promis audit Monseigneur le Duc les choses dont cy après est faite mention en sa personne et nous obliger à lui à icelles faire tenir et acomplir et à lui paier la somme dont cy après sera fait mention. Que pour ladite cause et par lesdiz traictié et moyens faiz et passez par devant ledit Monseigneur le Duc dont nouz nous tenons pour bien contens comme dit est. Nous et chascun de nous en seul et pour le tout devons et confessons debvoir audit Monseigneur le Duc la somme de dix mille florins d’or pièce pour quinze solz parisis ou la monnoie bonne en la valeur et pour yceulx dix mille florins tourner et convertir par ledit Monseigr le Duc au proffit dudit Messire Raoul ou autrement là ou mieulx plaira audit Mgr le Duc et à sa bonne volenté. Et laquelle somme de dix mille florins en la valeur que dessus ou ladite monnoie en la valeur nous tous les dessus nommez et chascun de nous en seul et pour le tout avons promis et juré, jurons et promettons par noz foys et sermens c’est assavoir Nous /204/ le dit évesque la main touchée au piz et en bonne foy, et nous autres dessuz nommez par noz diz sermens pour ce donnez corporellement aux Sains Euvangiles de Dieu en la main du notaire recevant ces présentes, et soubz l’obligation de touz noz biens et des biens d’un chascun de nous meubles et nonmeubles présens et avenir quelconques lesquelx noz biens et un chascun de nous pour le tout obligeons par ces présentes audit Monseigneur le Duc et aus siens quant ad ce, rendre et paier audit Monseigneur le Duc ou à son certain commandement ayent ces présentes en sa dite ville de Dijon deans la feste de la Nativité Saint Jehan-Baptiste prochain venant ou autrement lui restituer touz coustz frais dommaiges, intérestz, missions et despens qui pour défault de ladite paye seront incorruz et soustenuz par ledit Monseigneur le Duc ou autres pour lui. Et avec avons promis et promettons par noz foy et sermens que dessus, et soubz les obligations que dessus au deffault de paie dudit debte tantost ledit terme, au cas que icellui debte ne sera paié audit terme, nous et chascun de nous en seul et pour le tout venir en noz propres personnes en ladite ville de Dijon en hostaiges et illec demorer et tenir hostaiges en noz propres personnes et à noz propres frais missions et despens, sans en jamais partir par quelque voie que ce soit jusques entière satisfacion dudit debte soit faite audit monseigneur le Duc ou à sondit certain commandement. Et quant à tenir garder, faire et acomplir toutes les choses dessus dites et chascunes d’icelles. Nous tous les dessus nommez debteurs et chascun de nous en seul et pour le tout nous submettons par ces présentes, et volons estre contrainz comme de chose adjugié par la cours dudit Monseigneur le Duc de Bourgoingne et par /205/ toutes autres cours tant d’église comme seculiers et par chascune d’icelles en telle manière que l’exécution de l’une ne demeure à faire ou cessoit par l’autre à la juridition de laquelle cours de Monseigneur le Duc et d’une chascune des autres dessus tuichées, nous et chascun de nous en seul et pour le tout submectons par ces présentes nous, noz hoirs et touz noz diz biens et les biens de noz héritiers. Et renonceons, nous les diz debteurs et chascun de nous en seul par ces présentes en ce fait à toutes exeptions tant de droit comme de fait, déceptions, fraudes, baraz, cavilations et autres allégations que nous pourrions dire ou alléguer contre les choses dessus dites ou aucunes d’icelles à la condition sanz cause ou pour cause non juste à ce que l’en pourroit dire, ledit traictié si acord non estre souffisant esclarcy ou compris cy dessus et non avoir esté ainsi fait et acordé comme cy dessus est tuichié. Atoutes grâces, respiz ou previlèges que nous ou aucun de nous pourriens empétrer de quelques personne que ce soit pour empeschier la solution avant dite. Atoute dispensation de serment. Atoute aide droit et escript et non escript. Atoutes exceptions allégations, barres, fuytes, cavilations et autres choses quelxconques que l’on pourroit dire ou obicier contre les choses dessus dites ou aucune d’icelles et par lesquelles ces présentes pourroient estre adnullées, empeschiées, recurdées ou retardées et généralement au droit disans général renonciation non valoir se l’espécial ne précède. Et encor voulons et consentons ces lectres estre faictes et reffaictes se mestiers est, les meilleurs que lon pourra faire audictre de saiges la substance du fait gardée. Entesmoing desquelles choses. Nous et chascun de nous en seul et pour le tout, avons requis et obtenu le seel de ladite /206/ cours de Monseigneur le Duc estre mis à ces lectres faictes et octroiées par nous et chascun de nous en ladite ville en la présence de discrette personne. — Aymonin Broignet de Pontailler demorant à Dijon, clerc dudit Monseigneur le Duc, de Bourgoingne, coadjuteur de Guillaume de Maxilly, notaire dudit Pontailler pour ledit Monseigneur le Duc, — et de discrète personne maistre Laurent Lamy, secrétaire dudit Monseigneur le Duc, de Messire Jehan de Cussiguey, chevalier, — et de Jehan seigneur de Baissey escuier, tesmoings ad ce appelez et requis quant à nous touz les dessus diz exceptez lesdiz Messire Jehan de Tonneville et Messire Arnault Durfie le dix neuvième jour du mois de septembre l’an de l’incarnation notre Seigneur courrant mil trois cent quatre vingt et onze. Et quant à nous les diz Jehan de Tonneville et Arnault Durfie le vingtième jour dudit mois en suiyant en ladite ville de Dijon en la présence dudit coadjuteur, présens ad ce Jehan le Nain, Jehan Baboillet et Etienne Grenot chevaliers, tesmoings ad ce appelez et requis, L’an dessus dit. signé : Broignet 1 .
II
Copie extraite de la page 577 du « Registre contenant divers contracts et traités entre la maison de Savoie et les Princes Étrangers. » (Archivi Camerali, art. 981, ter.)
Pacta alligantiarum fiendarum inter dominum comitem Sabaudie et communitates Florentie et Bononie et dominos Padue et Faventie. /207/
Pacta que dicuntur 1 fuisse petita M. ccc Lxxxx et tractata in civitate Padue inter magnificum militem dominum Anthonium de La Turre nomine domini Amedei comitis Sabaudie ex una parte, et colligatos qui tunc pro tempore erant, scilicet magnifica Comitiva Florentie et Bononie et magnificos dominos Padue et Faventie ex alia parte, fuerunt infrascripta. — Primo, quod firmaretur liga inter partes per tres annos duratura ad faciendum guerram contra Comitem Virtutum, sciendo quod dicti colligati tenerentur dare dicto domino Comiti Sabaudie xxm ducatorum pro stipendio lancearum mille, et vm ducatorum, pro stipendio balestarierum mille, et quatuor millia ducatorum pro provisione persone dicti domini Comitis, et mille ducatorum pro provisione dicti magnifici domini Anthonii singulis mensibus, et pro dicta provisione dictorum mille ducatorum dictus dominus Anthonius servire debet cum viginti lanceis et decem balisteriis equestribus.
Item, quod quicquid acquireret in dicta guerra dictus dominus Comes Sabaudie deberet esse ipsius domini Comitis. Item, quod quicquid acquisitum fuisset per dictum dominum Comitem deberet ipsi domino Comiti deffendi et conservari per dictos colligatos. Item, quod dicti colligati habere et tenere tenerentur lanceas ijm et pedites xxxm ad faciendum guerram ab ista parte inferiori contra Comitem Virtutum et ad impediendum ipsum Comitem Virtutum si molestare vel inquietare vellet dictum dominum Comitem Sabaudie in statu suo. Item, quod colligati dare debebant pagam quatuor mensium ante incohationem guerre per duos menses secundum pacta supradescripta, videlicet /208/ ducatorum cxxm in ratione xxxm suprascriptorum pro mense ut fiat dicta solutio in Avinione per litteras cambii. Item, quod postquam dictus Comes Sabaudie fecisset guerram suprascriptam et modis suprascriptis quatuor mensibus pro quibus solucio dictorum lxxm ducatorum facta foret, tunc singulo mense, durantibus dicta guerra et liga et servatis modis suprascriptis, solvi debeant ducati xxxm pro satisfactione pactorum suprascriptorum, et in Avinione modo suprascripto. Versavice primo, quod dictus dominus Comes Sabaudie facere teneatur guerram Comiti Virtutum cum omnibus suis subiectis, adherentibus et colligatis, terris, castris, villis, districtibus, et territoriis ad omnem instanciam et requisicionem dictorum colligatorum, et apperire passus suos et subiectorum, adherentium ac colligatorum ipsius, ad predictorum colligatorum instanciam et requisicionem, et dare dictis transeuntibus victualia pro denariis dictorum transeuntium pro precio justo et rationabili. Item, quod dictus Comes habere et tenere teneatur ultra dictas mille lanceas et mille balestarios, modo predicto sibi solvendos, suis sumptibus et expensis saltim de gentibus suis equestribus et pedestribus suprascriptis alias lanceas mille et alios mille balestarios facere debeat et tenere guerram super territorio Comitis Virtutum. Item, quod quicquid colligati vel aliqui eorum acquirerent esse deberet ipsorum colligatorum vel acquirentium ex ipsis. Item, quod quicquid acquisitum esset modo predicto per dictos colligatos vel aliquem ipsorum per dictum Comitem Sabaudie debeat deffendi et conservari ipsis acquirentibus vel alicui acquirenti. Item, quod dictus dominus Comes Sabaudie teneatur cum dictis gentibus suis suprascriptis impedire Comitem Virtutum si attentaret molestare colligatos /209/ cum suo esfortio in partibus istis vel aliquem ipsorum, quod statum talis molestari permittere non posset (sic).
Dans le traité authentique conclu le 17 février 1390 entre le comte Amédée VII de Savoie et Galeas Visconti figurent avec tout le cérémonial de chancellerie : Reverendus in Christo pater et dominus dominus Savinus Dei gratia episcopus Maurianensis et spectabilis miles dominus Challandi et Montis Joveti, ambassiatores, consiliarii, procuratores et nuncii speciales cum potestate plenaria, ut asserunt, ad omnia et singula infrascripta facienda etc., illustris et excelsi principis et domini domini Amedei comitis Sabaudie, ducis Chablasii et Auguste, in Italia marchionis ex una parte et spectabiles milites domini Nicolaus de Spinellis de Neapoli, comes Johe (sic), Anthonius de Porris comes Polencii, et Jacobus de Verme, consiliarii, procuratores, et nunci speciales cum potestate plenaria etc., illustris et excelsi principis et domini domini Johannis Galeaz vicecomitis, comitis virtutum, Mediolani etc., imperialis vicarii generalis, — ex altera.
III
Les lettres suivantes, que nous avons reçues depuis l’impression du mémoire, confirment pleinement nos conclusions. En même temps elles mettent au second plan les arguments historiques et juridiques que nous avons développés pour prouver que le chevalier de Grandson enterré dans la cathédrale n’est pas celui qui fut tué par d’Estavayer. Présentée avec précision et certitude par des maîtres, /210/ la preuve architecturale l’emporte sur toutes les autres lorsqu’il s’agit de fixer la date d’un monument. Nous publions d’abord la lettre que nous a adressée M. Louis Courajod, conservateur au musée du Louvre, le savant de France le plus versé, sans aucun doute, dans la connaissance de la statuaire du moyen âge.
« Paris, 24 novembre 1888.
» A monsieur Henri Carrard,
» Conservateur du musée cantonal de Vaud, à Lausanne.
» Monsieur et cher collègue,
» La réponse à la question que vous me faites l’honneur de me poser est des plus faciles à résoudre grâce aux documents photographiés et moulés que vous m’avez si gracieusement expédiés.
» Les petites mains, vues sur le coussin où repose la tête du chevalier, ne peuvent pas être autre chose que les mains des ANGES qui, suivant un usage assez répandu, figurent fréquemment à cette époque à côté de la tête des personnages étendus sur leurs tombeaux. La légende des mains coupées ne résiste pas à l’examen. Je vous l’avais dit de vive voix lors de notre rencontre à Paris. Car je me souviens que la simple description du monument m’avait permis de vous proposer à priori cette hypothèse. La vue du moulage ne me laisse aujourd’hui aucun doute sur l’exactitude de cette explication.
» Je ne suis pas en état de vous dire quel est le personnage représenté par l’effigie moulée et photographiée que j’ai en ce moment sous les yeux, mais je puis vous affirmer qu’il est matériellement impossible, pour toutes sortes de raisons trop longues à déduire, que l’exécution de la statue soit postérieure à l’année 1397. Cette statue porte au contraire tous les caractères de l’art de la première moitié du XIVe siècle. Je n’admettrai jamais qu’elle puisse être de beaucoup postérieure à 1340, et je la placerais volontiers de 1320 à 1350. Je suis tellement convaincu /211/ de cette vérité que, suivant le désir exprimé dans votre lettre, je vous autorise à faire de mon opinion l’usage que vous voudrez.
» Veuillez agréer, monsieur et cher collègue, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.
» Louis Courajod. »
Après avoir vu M. Courajod, à Paris, nous avons eu le plaisir d’accompagner dans la cathédrale de Lausanne M. Ferdinand de Mély, collaborateur de la Gazette des beaux-arts et correspondant du Comité des beaux-arts, que le gouvernement français a chargé d’une mission artistique dans la cathédrale de Chartres. M. de Mély, spontanément et instantanément, s’est prononcé dans le même sens que M. Courajod. Il vient à son tour, par sa lettre du 29 novembre, nous confirmer qu’il voit dans les petites mains celles des anges qui décoraient jadis le tombeau et qu’il ne descendrait pas au delà de 1360 pour la statue.
M. le baron H. de Geymüller, correspondant de l’Institut de France, nous a écrit de son côté ce qui suit :
« Si les formes composant le dessin général architectonique du monument remontent à des modèles employés déjà dans le dernier quart du XIIIe siècle et dans le premier quart du XIVe, le caractère de certains détails, tels que les bases et le feuillage, engagent à placer son exécuteur dans le second quart du XIVe. Toutefois, même en admettant que le monument soit dû à un maître dont le style fut « attardé, » je n’oserais pas en placer l’exécution à une époque postérieure à 1350. »
Nous témoignons notre reconnaissance à nos éminents correspondants pour l’intérêt qu’ils ont montré à la Suisse romande, à ses monuments, et à ses publications historiques. Nous remercions aussi toutes les personnes qui nous /212/ ont donné des renseignements techniques utiles et ont facilité nos recherches, particulièrement MM. Aloys de Molin, Charles Marcel, et les sculpteurs David et Raphaël Lugeon, qui sont chargés de la restauration de notre cathédrale, et dont nous ne saurions trop louer le talent et l’amabilité.
IV
Archivio di Stato in Torino, Seze. camerale, Inv. generale, art. 846 (n° 38 rosso) — Pergamena originale.
1392, 10 Agosto.
Jehan fils de Roy de France, Duc de Berry et dAuuergne, Conte de Poitou et dAuuvergne (sic), a Noz bien amez les Nobles et Communes de Pieumont et es aultres Nobles et Communes du Pais dela les mons 1 , feaulx et subgiez de nostre treschier fil le Conte de Sauoye, salut.
Vous sauez assez, ainsi que Nous tenons, que Nous faisons detenir en noz prisons le mauuaiz phisicien lequel on dit qui a empoisonne feu mon fil le Conte de Sauoie /213/ derrenierement trespasse, que Dieux absoille ; et pour ce que Nous desirons de tout nostre cuer, et aussi sauons que aussi faites pour la loyalte et amour que vous auez a nostre dit filz, sauoir les coulpables et consentans dicelles poisons, Nous auons ordonne nostre cousin le Prince de la Moree commissaire auecques pluseurs autres sur la poursuite dicellui fait en maniere que on puisse sauoir la verite et que, ycelle sceue, on en puisse faire pugnicon (sic) tele quil en soit memoire a touz jours. [Et] neantmoins escriuons a nostre treschiere et amee cousine la Contesse de Sauoye que a nostre dit cousin le Prince Elle baille pour lui et les autres commissaires [des] letres de commission pour actaindre le dit fait. Et oultre entendons enuoier briefment par de la aucuns de noz gens pour sauoir quelle diligence on [aura fait] en la dicte besougne. Et pour ce que Nous sauons que par votre bon moyen et aide ycelle besougne porra prendre plus briefue conclusion, Nous vous [escriuo]ns ces choses, et vous prions tresadcertes a vn chescun de vous que par votre grant honneur et faire votre deuoir vous vueilliez ou dit fait me[ctre] main et faire de votre pouuoir que le dit fait viengne a clarte, et en ce estre aidant et auoir bonne diligence ; car nostre entente est de aidier a sca[uoir la ] verite dicellui fait en maniere que, sil vient a clarte, les malfaiteurs soient pugniz selon leur deserte.
Donne a Auignon le xe jour daoust lan de grace mil ccc iiijxx et douze.
Par Monseigneur le Duc
Vous present
G. de Dampmart.
/214/ (Au dos) « Requisicio facta per Ducem Biturii filium Regis Francie hominibus et comunitatibus Pedemoncium quatinus cum domino Principe Achaye perscrutarentur veritatem intosicationis domini Comitis Sabaudie eiusdem Regis filii. »
NOTA. Les mots entre [ ] sont devenus illisibles par suite de l’altération du parchemin original.
V
Archivio di Stato in Torino, Categoria Ceremoniale, Funerali, Mazzo 1°, n° 1.
In nomine Domini amen. Anno eiusdem millesimo CCCmo nonagesimo quinto, indicione tercia, die decima mensis septembris.
Huius publici instrumenti serie omnibus sit maniffestum quod magister Johannes de Grandi Villa, phisicus illustris domini Ducis de Borbonio, summarie volens excusare per juramenta dominam Comitissam Sabaudie, dominum Odonem de Grandissono, et Petrum de Lompans inique condempnatum et occisum, de criminibus mentitis ; videns eciam se in langore grauissimo et circa fines dierum suorum ; in vita eius, iam debili sensu, tamen racionabîli, volens animam suam exonerare, velud fidelis christianus facere tenetur, sub juramento corporali in presencia Corporis Christi, coram testibus et nobis notariis subscriptis, magna forma juramenti per Christi sacramenta confessus est et sponte recognouit, sic dicens :
Quod illustris domina Bona de Borbonio Comitissa Sabaudie, mater illustris principis domini Amedei Comitis /215/ Sabaudie ultimo deffuncti, felicis memorie, nunquam dixit nec loquta est dicto magistro Johanni phisico nec secum tractauit, nec fecit dicere aut tractare per se aut aliam personam quod ipse magister Johannes facere deberet aut faceret uel facere consentiret aut procuraret, aut donaret aut donare mandaret vel consentiret aliquas pociones, confectiones et medicinas, aut alias res qualescumque que essent aut esse possent causa mortis predicti Domini nati sui, domini Comitis Sabaudie, aut debilitacionis suorum menbrorum aut virium, nec contra sue vite preiudicium in corpore aut aliqua parte eius, nec abreuiationis vite sue, neque perturbationis persone eius ad racionis permixionem aut sensus debilitacionem, neque per se neque per alium, neque de consiliis quibuscunque. In omnibus´ istis se innocentem et inmunem per predictum affirmauit juramentum, eciam asserens se innocentem et innoxium de omnibus illis que hostes et aduersarii prefate domine Comitisse, qui processus mentitos et extortos vi tormentorum contra ipsum magistrum Johannem fabricauerunt dolose et insultuose produxerunt ; sed continuo predicta domina Comitissa eius mater rogabat et requirebat care eundem magistrum Johannem quod ipse haberet bonam diligenciam in consiliis pro sanitate persone predicti domini Comitis Sabaudie et vxoris sue ad factum fecundationis ; et postquam idem dominus Comes fuit in infirmitate ex qua mortuus est, quod prefata domina eius mater, ut dignum erat et natura trahebat, ostendebat habere maximum dolorem de eiusdem domini Comitis malo, et credit sub sacramentis quibus supra quod eadem domina fuit et est multum dolens et mesta de malo et morte predicti sui filii, et que sibi accidit non ex hominum /216/ procuracione sed ruine et puncture nerui acceptis in tibia.
Item dicit et confitetur idem magister Johannes sub juramentis predictis quod ipse nunquam fecit nec fieri fecit per ipsum nec per alium, ipso sciente, medicinas nec alias res, qualescunque sint, que fuerint causa mortis predicti domini Sabaudie Comitis, neque debilitacionis suorum menbrorum nec alicuius ipsorum, nec abreuiacionis eius vite, neque perturbando seu diuertendo eundem ab eius bono sensu et racione, neque ab aliqua alia re quam haberet in proposito faciendi, nec aliquod malum fecit in eius persona aut omnium suorum et aliorum ; dicitque idem magister Johannes quod omnes medicine facte pro eodem domino Comite ad confortandum erant et recepte erant in scriptis et facte secundum libros et doctores medicine, et que vise et inspecte fuerunt per Consilium prefati domini Comitis et eidem Consilio relitte.
Item dicit et confitetur idem magister Johannes sub juramentis suis predictis quod Petro de Lompnis appothecario prefati domini Comitis Sabaudie idem magister Johannes nunquam dixit neque facere fecit ex parte predicte domine Comitisse nec alicuius pro sui parte nequeparte alicuius alterius persone quod ipse Petrus faceret neque fieri facere aliquas medicinas neque alias res, nec quod ipse donaret neque donare faceret predicto domino Comiti medicinas nec alias res que fuissent causa mortis predicti domini Comitis neque debilitacionis suorum menbrorum nec alicuius ipsorum, neque abreuiacionis sue vite, nec pro turbando seu diuertendo eundem ab eius bono sensu et racione, nec proposito suorum negociorum, nec aliqua alia re quam volebat deducere ad velle seu quam haberet in intencione /217/ seu proposito faciendi, neque aliud malum in eius persona. Et non credit aliquo modo quod idem Petrus de Lompnis nec aliqua alia persona mundi sit in causa mortis dicti domini Sabaudie Comitis preter ruinam, quam facien vulnerauit neruum tibie, et ad spasimum, denique ad mortem, ut est predictum, deuenit.
Item dicit et confitetur idem magister Johannes sub suis juramentis predictis quod dominus Odo de Grandissono miles nunquam dixit dicto magistro Johanni sui parte nec prefate domine Comitisse neque alicuius alterius persone, neque per aliam personam dicere fecit eidem quod ipse faceret neque fieri faceret Petro de Lompnis nec alteri persone aliquas medicinas nec aliquas alias res que essent causa mortis predicti domini Comitis neque debilitacionis suorum menbrorum nec alicuius ipsorum, nec abreuiacionis sue vite, nec pro turbando seu diuertendo ab eius bono sensu et racione, nec ab aliqua alia re seu negocio que haberet in intencionem et propositum faciendi, nec aliquod malum in sua persona ; nam ipse dominus Odo, de bello suo quod debebat habere in Dijono contra dominum Rodulphum de Grueria veniens, inuenit predictum dominum Comitem incipere egrotare de ruina sua que sibi tunc fuerat notifficata. Quem dominum Odonem magister Johannes dixit nunquam vidisse ante in vita sua.
Item dicit et confitetur idem magister Johannes sub iuramentis suis predictis quod omnia et singula que confessus est in castro Vssoni, in carceribus stando et tormentis et pressuris, pro occasionibus tangentibus mortem domini Comitis Sabaudie, malum eius persone seu debilitacionem eius virtutis et persone aut propositum diuertendi /218/ ab aliquibus suis negociis, aut aliquid mali in sua persona seu aliarum quecunque, dixit et deposuit et scribere permisit propter violenciam, vim et forciam, et propter maxima tormenta sibi facta et propter fortitudinem et vim corde factam in suam personam, videlicet ipsum tirando ad cordam et ponendo dum tiraretur grossos lapides in pedibus, faciendo eidem multa alia tedia illicita ad scribendum, stando in illis tormentis quasi per vnam diem integram, ultra alia tedia sibi sepissime facta. Et dum stabat in illis tormentis, specialiter dominus Johannes bastardus Camere, Ponchonus de Langyag, et Anthonius Magnini dicebant sibi : « Opportet quod dicas nobis rem facti secundum informaciones quas apportauimus, » dicendo sibi ea que per Antonium innuebant et magistrum Vitalem : « Dic nobis de istis quos dicimus ; » inter quos accusauit super predictis dominam Comitissam predictam ; et Anthonius Magnini vice alia ante Palmas fecit inquirere contra dominum Episcopum Mauriennensem et dominum Odonem de Vilariis, dominum Odonem de Grandissono, dominum de Cossonay, dominum Petrum de super Turrim, Anthonium Rana, Petrum de Lompnis, et multos alios de quorum nominibus non recordatur. Dicens et affirmans magister Johannes quod propter tormenta que sibi faciebant, si interrogatus fuisset deposuisset mendaciter quod ipse esset causa mortis omnium personarum mortuarum in toto mundo a triscentis annis vel pluribus citra.
Item dicit et confessus fuit sub juramentis predictis idem magister Johannes quod, factis et scriptis accusacionibus et deposicionibus per ipsum magistrum Johannem ut supra, Ponthonus de Lanjat voluit postmodum ipsum inquirere, et demisit inquisicionem omnium aliorum ut /219/ supra, sed habere conabatur et conatus fuit prefate domine Comitisse, domini Odonis de Grandissone, et Petri de Lompnis accusacionem, quam fecit xiija die decembris, die sancte Lucie, primam ipsam quam alia vice repeciit cum comminacionibus apud tormenta ; et in illa secunda vice voluit habere nefas mentitum per comminaciones contra dominum Ottonem de Grandissono et Petrum de Lompnis, ibique tunc affuit dominus Johannes de Balma, bastardus Camere, Anthonius Magnini ; cum multis aliis articulis que Anthonius inquirebat et inquiri procurabat contra quondam thesaurarium et contra dominum Odonem de Villariis et contra alios ut supra. Qui magister Johannes contra aliquos ipsorum, ut predictum est, deposuit ut voluerunt predicti Ponchonus, dominus Johannes bastardus, et Anthonius, propter tormenta et vigore ac metu tormentorum ante sibi factorum et alia vice occursorum, iuxta contenta in libro ipsorum quem portabant et augmentabant quando volebant.
Item dicit idem magister Johannes sub iuramentis predictis. quod ea que presencialiter dicit et confitetur ipse non dicit neque confitetur pro malo neque odio alicuius persone mundi neque pro precio nec amore, nisi pro pura et mera veritate que sic est sicut superius confessus fuit et dixit. Et licet ista presscripta possent habere materiam verborum prolixiorem, iuxta istoriam que cotidie de re gesta longius dicit, tamen effectus tocius siencie in ista cadit breuiore verborum substancia, nichil addens vel minuens de substanciali re veritatis.
Item supplicat ipse magister Johannes omnibus, a maiore usque ad maximum, beatis, pro isto mendacio expulsis, exheredatis, infamatis, accusatis, afflictis et /220/ pacientibus suspecciones et iniurias ignocenter, ut erga inuasores suos et omnes personatus eorum pro Deo omnipotente misericorditer se habeant, ipsos pocius ad caritatem assumentes quam ad vindictam trahentes ; nam pro Deo remittentes diuinam eciam consequentur graciam et remissionem.
De quibus omnibus et singulis suprascriptis prefatus magistro Johannes peciit et instanter requisiuit 1 nomine omnium quos tangit et tangere posset fieri per nos notarios tot publica instrumenta quot a nobis fuerint requisita.
Acta sunt hec in castro Montisbrisonis Lugdunensis diocesis, presentibus venerabilibus et circonspectis viris magistro Petro Vernini, magistro Roberto de Bona Valle, Johanne de Troleria, licenciatis in legibus, domino Matheo Guioneti cantore, domino Petro de Turnone canonico Ecclesie beate Marie Montisbrisonis, fratribus Johanne Bolla, Jacobo Dalmacii, Johanne Benentonis et Guillelmo Coleti Ordinis Minorum conuentus Montisbrisonis, magistris Stephano de Grangia, Petro Esteneuonis, Anthonio Jacobi, in legibus bacallariis, Stephano de Intraquis burgensi Cyuiniaci, Petro Fabri burgensi sancti Baldouerii (?), Petro Guigati burgensi Fori, Johanne Bollerii clerico regio, Andrea Audeberti, Roberto Troconis, Roberto de Vaures, Matheo de Campis burgensi Montisbrisonis, Roberto Troco, Petro Gordini, Guillelmo Raiace, et Andrea Fabri, notariis publicis et Curie Forensis juratis, testibus ad premissa vocatis specialiter et rogatis.
Et ego Jacobus de Vinols de Montebrisone, auctoritatibus /221/ imperiali et regia notarius publicus, premissis omnibus dum ut supra fiebant interfui vna cum testibus suprascriptis et Philippo Frayssan notario subscripto, et de ipsis rogatus, certis aliis negociis occupatus, predicta in formam publicam per fidelem notarium scribi feci et signum meum in testimonium premissorum apposui consuetum.
Et ego Philippus Frayssan clericus de Montebrisone, auctoritate regia publicus notarius, premissis omnibus dum ut supra fiebant presens fui vna cum testibus suprascriptis et Jacobo de Vinols suprascirpto, et de ipsis rogatus, certis aliis negociis occupatus, predicta in formam publicam per fidelem notarium scribi feci et signum meum in testimonium premissorum apposui consuetum.
(Au dos) Instrumentum magistri Johannis de Grandauilla, phisici, excusationis facte super accusatione facta contra accusatos de morte domini nostri Comitis, quam fecit super Corpore Christi. Quod non est neccessarium ostendi propter abrasuram ibi existentem, et etiam habetur aliud simile instrumentum.
VI
Archivio di Stato in Torino. — Lettere di Principi.
A ma tres chiere et tres amee suer Bonne de Bourbon, Contesse de Sauoye.
Tres chiere et tres amee suer. Willez sauoir que je ariuay cy mercredi derrain passe ; en ma compagnie pluseurs de noz parens, comme vous saurez par mes bien amez et feaul cheualiers messire Hymbert de Salemont et /222/ Hugo Bochu, porteurs des presentes, par lesquels vous saurez plus aplain toutes nouuelles. Encores nest venuz monseigneur de Berry, et monseigneur de Bourgogne doit estre hui a Chalon. Tres chiere et tres amee suer, jay amene cy mon bien ame conseillier maistre Andre Grangier, aduocat en Parlement, pour vostre fait, et pour estre plus a plain et plus seurement et certainement de tout vostre fait, je lenuoie devers vous. Si le rendez certain de tout et des choses quil vous demandera, et, tres chiere et tres amee suer, confortez vous, car a laide de Dieu vostre bon droit et innocence seront cogneuz et mis en bonne ordonnance. Et nous faites sauoir touz jours vostre bon plaisir, et je lacompliray a mon pouoir.
Tres chiere et tres amee suer, nostre Seigneur vous ait en sa garde.
Escript a Saint Jangon le xe jour d’octobre,
Le duc de Bourbonne
Benoît.
(Au dos, en italien.) L’année 13…, le 10 octobre. — Lettre du duc de Bourbon à sa sœur Bonne de Bourbon, comtesse de Savoie. Il lui annonce l’arrivée d’Andrea Grangier, avocat au Parlement, qui est chargé de prendre des informations auprès d’elle pour faire reconnaître son bon droit et son innocence.
A la page 184, nous avons parlé d’une lettre du duc de Bourbon à sa sœur, qui a été publiée par Louis Cibrario à la suite de son histoire du comte Rouge. Cet écrivain n’a pas connu la lettre échangée entre les mêmes personnages, que nous donnons ici. Elle a probablement été écrite en 1394, après l’arrestation de la comtesse à Aix (Grenus, Documents, p. 31). On sait /223/ que le roi, de l’avis des ducs de Berry, d’Orléans et de Bourbon, qui durent se réunir à cette occasion, déféra la décision de cette affaire au duc de Bourgogne à qui Bonne de Bourbon envoya son consentement le 13 mai 1395.
Il résulte de l’obligation où la comtesse s’est trouvée de faire reconnaître son innocence, et du fait que son frère a dû lui procurer un avocat pour sa défense qu’elle a été l’objet d’une accusation formelle et que son arrestation n’a pas eu lieu seulement pour des motifs politiques. Dans ces circonstances, la rétractation de Grandville est venue à point pour elle. Nous sommes heureux d’avoir pu publier in extenso ce document que, lors de l’impression de notre travail, nous ne connaissions que par des extraits. Il est certainement de nature à jeter quelque doute sur la culpabilité de la comtesse. Nous devons dire, à regret, qu’il ne nous a pas convaincu de son innocence complète. En le lisant on se sent en présence d’une pièce de procédure préparée de longue date et non d’une confession sincère et spontanée ; on y voit trop le travail de l’avocat, de maître Grangier peut-être, qui se prémunit contre de vaines chicanes et passe comme chat sur braise sur le point essentiel, le traitement du comte Rouge et ses suites.