LE COMBAT DE CHILLON
A-t-il eu lieu et à quelle date ?
NOUVELLES RECHERCHES
PAR
HENRI CARRARD
professeur.
/241/
M. le professeur Edouard Secrétan, notre très regretté collègue, a fait paraître, il y a vingt-cinq ans, dans le tome XIV du recueil Archiv fur Schweizerische Geschichte une note critique dans laquelle il discute la date qu’on peut assigner au combat de Chillon, mentionné dans les chroniques de Savoie. C’est, à notre connaissance, l’étude la plus récente faite sur un exploit guerrier dont la légende est connue, mais dont on ne sait pas bien ce que l’histoire doit accepter.
Ce problème a un sérieux intérêt pour la Suisse romande et la Savoie, mais nous ne croyons pas que M. Secrétan, malgré sa perspicacité et son savoir, ait réussi à le résoudre. Son travail aura cependant eu l’utilité de démontrer qu’on doit aborder la solution de la difficulté par d’autres voies que celles qui ont été suivies jusqu’à ce jour. Une route nouvelle a été entrevue, il faut s’y engager résolument.
Dans une étude récente sur l’origine des institutions municipales de Moudon 1 , nous avons cherché à démontrer /242/ que le comte Pierre a accordé aux habitants de cette ville des libertés très importantes. Ces libertés se rattachent aux statuts de ce prince, en développant ces derniers sur certains points et en y dérogeant sur d’autres, et témoignent d’une grande confiance réciproque entre les Vaudois et le comte.
Sur la foi de Quisard, nous estimons, de plus, que les Etats de Vaud, où la noblesse et les représentants des villes siégeaient avec le clergé, se sont réunis en 1264, ensuite d’un accord fait avec le comte Pierre. Nous partageons, avec M. Secrétan, qui l’a défendue avec autant de force que de talent, cette opinion, à l’appui de laquelle nous avons produit quelques arguments nouveaux dans le travail précité. On peut espérer, à notre avis, que le jour ne tardera pas à venir où il ne sera plus permis de contester cet essai de gouvernement représentatif, qui fait l’originalité et, dans une certaine mesure, la grandeur de l’ancienne histoire du pays de Vaud.
Mais cette appréciation favorable des institutions du comte Pierre ne peut guère se concilier avec le rôle qu’on veut lui faire jouer dans le combat de Chillon, surtout si ce combat a eu lieu entre les années 1264 et 1265, comme le soutiennent MM. Cibrario et Verdeil, ou en 1266, selon une rectification proposée par M. Secrétan, qui paraît concorder avec l’opinion de M. Vulliemin. L’œuvre législative de Pierre II n’aurait eu ni la valeur, ni le succès que nous lui avons attribués, si, vers la fin de la vie de ce prince, la noblesse et les communes vaudoises se sont soulevées contre lui et ont passé dans le camp de ses adversaires, s’il a dû combattre et vaincre ses propres vassaux, assiéger et prendre de force ses bonnes villes. /243/
Le désir d’éclaircir cette question nous a conduit à reviser l’étude des chroniques, et leur examen a confirmé ce que l’étude du droit nous avait déjà fait présumer : la nécessité d’éliminer la bataille de Chillon de l’histoire du comte Pierre. Il est très probable que ce combat a une réalité historique, mais le héros ne peut en être que son père, le comte Thomas.
I
Les chroniques, dans leur langage naïf et pittoresque, confirment ce que les documents font connaître des excellents rapports de Pierre et de ses sujets vaudois; ici, il faut citer textuellement : « Le conte Pierre desmora longuement au pays de Vaudz, et moultz ayma le pays, et y séjourna volontiers et y fist édyfier et fortifier sy grandement, que ce fust merveilles, et tellement traita ceulx du pays des plus grans jusques aulx maindres, qu’ilz l’amoyent, (re)doubtoyent et honoroyent; et de fait l’adoroyent comme leur dieu en terre, car il les gardoit sans leur fayre grevesses, en maintenant bonne justice et leur observant leurs costumes, libertés et franchises, et tellement les entretint, que ce tout le monde fust venus ilz n’eussent point prins d’aultres 1 . »
Il est impossible de concilier le long séjour de Pierre dans le pays de Vaud, la construction d’édifices nombreux et importants, l’amour passionné de ses sujets, avec l’assertion qu’en 1266, c’est-à-dire deux ans avant sa mort, les Vaudois auraient déserté ses drapeaux pour se ranger sous ceux de ses ennemis 2 . Cette difficulté n’existe pas si /244/ l’on s’en tient aux chroniques, car, d’après elles, le pays de Vaud a été conquis et non point reconquis à la suite du combat de Chillon, et la plus grande partie de la carrière de Pierre s’est passée depuis ce combat. Ce sont les historiens modernes qui ont fait naître l’embarras. La chronologie, la connaissance de certains actes, les a forcés à émettre la supposition d’une reconquête, mais cette supposition est toute gratuite et ne trouve d’appui ni dans les chroniques, ni dans l’histoire documentaire. Il y a là un de ces essais malheureux et trop souvent répétés d’utiliser la chronique en en dénaturant le texte et l’esprit. Si, comme nous l’espérons, nous parvenons à prouver que, dans le récit de la bataille, le nom de Pierre a été substitué à celui de Thomas par une erreur matérielle, toute autre difficulté tombe, et l’on peut accepter alors ce que l’histoire du droit et les chroniques elles-mêmes rapportent du développement des libertés vaudoises.
II
Les chroniques sont d’accord pour attribuer le gain de la bataille à un comte régnant de Savoie. Si ce comte n’est pas Thomas, il faut placer la date du combat après l’année 1263 où Pierre a ceint la couronne. C’est, en effet, l’hypothèse émise par MM. Cibrario, Vulliemin et Secrétan.
L’embarras des biographes du comte Pierre de trouver dans sa vie si remplie une époque où placer le combat de Chillon, sans se heurter à des impossibilités de nature physique et morale, a été extrême. M. Secrétan a démontré péremptoirement que la date de 1243 fixée par M. Wurstemberger, /245/ après beaucoup d’hésitation et d’angoisses, et celle de 1256 proposée par M. Simon Wagner sont inadmissibles. Mais M. Wurstemberger avait démontré, avec tout autant de force, que le combat ne peut avoir eu lieu ni en 1264, ni en 1265, ni en 1266, dates que lui assignent MM. Cibrario et Secrétan. Il est vrai que ce dernier a présenté de nouveaux arguments dans son mémoire; il a déployé beaucoup de science dans la computation de la date du compte de divers châtelains et dans leur explication. Mais, en 1266, Pierre faisait la guerre à Rodolphe de Habsbourg, et cela explique suffisamment l’emploi de quelques mille carreaux et fléchons et une chevauchée à Guminen. La circonstance mentionnée dans un acte qu’il n’y avait pas à Cossonay en 1267 un seigneur ferme et stable, ne prouve elle-même point que le seigneur de cette localité fût prisonnier de guerre à la suite du combat de Chillon. Tous ces petits détails, quel que puisse être leur intérêt, n’auraient probablement pas changé les conclusions si bien déduites de M. Wurstemberger. Ainsi, les historiens du comte Pierre se neutralisent réciproquement et ne parviennent pas à établir qu’à un moment quelconque de sa vie il ait pu livrer le combat.
Le terrain étant ainsi déblayé par les personnes les mieux qualifiées à cet effet, nous nous bornerons, pour écarter le comte Pierre, à reprendre, en l’appuyant sur des faits, l’argument simple, mais topique, tiré de ce que, bien avant l’époque où l’on fixe le combat de Chillon, il était maître des places fortes dont ce combat est censé lui avoir procuré la possession.
Dans une lettre écrite en juin ou juillet de l’année 1264 1 , /246/ le comte, alors en Flandres, donne à son représentant en Savoie l’ordre d’approvisionner les places fortes de Morat, Romont, Moudon, Rue et Yverdon, dans le pays de Vaud. La plupart de ces villes lui appartenaient dès longtemps. Pour expliquer les chroniques, qui parlent de la conquête de ces mêmes villes par Pierre, il faut supposer, ou que ces places sont toutes tombées devant l’ennemi comme des châteaux de cartes, ou qu’elles se sont toutes soulevées, suppositions téméraires, puisque Pierre n’a jamais perdu ainsi une seule ville; - passons !
On arrive par ce procédé à transformer la conquête en une reconquête; mais loin d’avoir expliqué les chroniques on se heurte de nouveau contre elles.
En effet, elles ne parlent pas de deux acquisitions du pays de Vaud, l’une avant, l’autre après le combat de Chillon. Selon elles, il a été acquis seulement à la suite de ce combat. « Pierre, conte de Savoye estant à Yverdon, il pensa un jour que par le moyen des bons prisonniers qu’il lavoit, qu’il porroit bien estre signieur du pays de Vaudz 1 . » Ce langage ne saurait s’appliquer à Pierre qui vingt-cinq ans plus tôt s’intitulait comte de Romont 2 .
Nous ne nous arrêtons pas aux suppositions qui placent le combat en 1243 ou en 1256, car Pierre n’était point alors comte de Savoie, mais déjà auparavant il possédait, dans le pays de Vaud, au moins Moudon et Romont. Il ne pouvait pas s’appeler comte de Vaud parce que ce titre appartenait à l’évêque dont il était l’avoué à Moudon. C’est sans doute par ce motif qu’il avait pris celui de comte de Romont, et, depuis l’année 1240, où ces deux villes lui /247/ appartenaient incontestablement, aucune raison sérieuse ne fait supposer qu’il les ait perdues un seul jour.
Selon un système que M. Wurstemberger a été bien près d’admettre, et vers lequel inclinent, sans le discuter, M. Hisely, dans un mémoire sur les comtes de Genevois, et M. Remigius Meyer, dans un travail lu, en 1873, à la société historique de Bâle, le fait d’armes de Chillon doit être attribué au comte Thomas et placé entre les années 1207 et 1211. Pour notre part, tout en nous rangeant à ce point de vue, nous plaçons la date de la bataille avant le mois de juin 1207 et probablement après l’année 1203.
M. Secrétan écarte Thomas par le seul motif que toutes les chroniques attribuent le combat de Chillon au comte Pierre. A cela la réponse est aisée : si toutes les sources nomment Pierre, elles sont unanimes aussi pour désigner Thomas sous ce nom erroné; c’est ce que nous tenterons de démontrer.
III
Cette démonstration va nous conduire à examiner les chroniques allemandes, vaudoises et savoisiennes, et particulièrement le mode de composition de ces dernières, mais, en attendant, nous voulons, sans plus tarder, présenter à nos lecteurs la première chronique française de la maison de Savoie. Nous avons déjà cité deux fois les Chroniques de Savoie qui ouvrent la collection des écrivains dans les Monumenta historiæ patriæ, de Turin. Elles sont connues aussi sous le nom d’Anciennes chroniques de Savoie. On les a souvent attribuées à Jean d’Orville, dit Cabaret; c’est à tort, car la chronique composée en français /248/ par Cabaret, sur le commandement du premier duc de Savoie (entre les années 1417 et 1420), est restée en manuscrit. Elle est un peu plus ancienne que les Anciennes chroniques. Tout en suivant fidèlement le récit de Cabaret, ces dernières y ajoutent, à côté de faits vraiment importants, beaucoup de détails dont une grande partie sont sans doute de pure imagination.
L’esprit des deux chroniques est un peu différent. Nous ne le dissimulerons point, Cabaret parle moins que son imitateur de certaines questions auxquelles nous nous intéressons fort, du rôle des trois états, des communes, de leurs libertés, de leurs franchises, de la manière dont les princes de Savoie faisaient rendre la justice à tous également, petits et grands. Il se borne, par exemple, à dire que le comte Pierre « fut ensevelys moult noblement et en grans pleurs, car moult vallyant prince et seigneur avoyt esté et fayt bonne justice 1 . »
Quoi qu’il en soit, les deux premières chroniques que nous venons de mentionner ont une importance fort supérieure aux œuvres des chroniqueurs subséquents, qui y ont apporté des corrections maladroites. Désirant faciliter à tous nos lecteurs le contrôle du présent travail, nous nous référerons essentiellement aux Chroniques de Savoie puisqu’elles ont été imprimées. Cependant nous ne négligerons point Cabaret; nous nous ferons particulièrement un devoir strict de citer ce dernier toutes les fois que son /249/ récit peut paraître moins favorable que les anciennes chroniques à la thèse que nous soutenons.
Voici comment cet auteur raconte la conquête du pays de Vaud 1 .
« Le conte Pyerre de Savoye voyant que sa fortune estoyt bonne et qu’il avoyt gaigné ces ennemys, qui au pays de Vaud n’avoyt pas ses barons ne chevalliers qui puissent pourter armes, renforce son ost de gens et d’engynst à grant force et se met en voie de conquester tout le pays de Vaud et chevauchie premyer à Moudon où il print le plain de la ville à force et tantôt après se rendent ceulx de la grosse tourt pour la doubte qu’ils eurent des trayts de bombardes, serpentines et d’autres engins qu’il menoyt à grant fource et ainsy fyrent les gens du bourc dessus, puis partyt de Moudon s’en va devant Romont qui de premier furent très rebelles 2 . Sy fayt incontynent le conte dresser engins et artyllerye devant et geter grosses pyerres si espessement qu’il les deffaysoyt du tout. Ceulx de Romont voyant leur vylle et eux ainsy en mal party se rendirent au conte leur vye sauve; cy les print a mercy et entra dedans et y fyt faire ung petyt chastel en un carré du bourg, puis delà s’en va à Morat. »
Cabaret ne mentionne pas les banquets où Pierre, qui ne manquait jamais d’inviter les dames, faisait « grande chière et honorable » et fêtait ses prisonniers si grandement que « plus ne se pouvait dire 3 . » Il parle plus sérieusement que les Anciennes chroniques des choses de la /250/ guerre. Pierre, après avoir pris Morat, força par la famine ceux d’Yverdon à se rendre. Après quoi il demanda au duc de Choppingen, qu’il avait fait prisonnier à Chillon, de lui donner pour rançon « le droyt qu’il avoyt au pays de Vaud et que donnast lycence à tous ses barons et gentilshommes du dyt pays qui lui feyssent fidélité et par ainsi il s’en iroyt quitte ou autrement il perdroyt la vie 1 . »
Les Anciennes chroniques adoucissent la menace en mettant dans la bouche du comte ces paroles. « Et se non je vous promes que encore n’estes pas échappés de mes mains et sy aurai le pays de Vaudz, vulliez ou non 2 . »
IV
Il est arrivé à Pierre, surnommé le petit Charlemagne, ce qui s’est passé pour l’empereur Charlemagne lui-même : la légende lui a attribué des faits qui lui sont bien antérieurs et qui concernent ses prédécesseurs, entre autres son père. On a fait la remarque qu’un grand nom est un foyer où la gloire aime à concentrer ses rayons. Ce n’est qu’avec beaucoup de peine qu’on se détache de la légende. Il est souvent triste de la voir tomber pièce après pièce; mais on doit se réjouir quand, sous son badigeon, on retrouve la noble figure de l’histoire. Quelquefois cependant cette apparition est d’abord assez mal accueillie. La question qui nous occupe en est la preuve; cela mérite d’être raconté.
Guichenon, le premier, a publié un diplôme constatant que le 1er juin 1207, le comte Thomas se présenta à Bâle devant l’empereur Philippe qui, non seulement l’investit /251/ de ses terres héréditaires, mais de plus lui inféoda les villes de Chieri et de Testone en Italie, et le château de Moudon, avec ses dépendances, dans le pays de Vaud.
Ce document paraissait inconciliable avec les chroniques qui racontent que le château et la ville de Moudon ont été pris par Pierre à la suite de la victoire remportée à Chillon sur le duc de Choppingen, puis lui ont été inféodés par l’empereur en confirmation de la cession faite par ce duc.
Aussi Ruchat, connu cependant en général comme le plus exact et le plus consciencieux de nos historiens, ne manqua pas de donner une bonne leçon à Guichenon, en l’accusant, dans les termes suivants, de produire un document apocryphe :
« Guichenon, historien savoyard, rapporte que Thomas Ier, comte de Savoie, ayant voulu prendre possession du château de Moudon, suivant la donation de l’empereur de 1207, l’évêque de Lausanne s’y opposa, prétendant que cette seigneurie dépendait de son évêché, mais qu’ensuite il s’en départit par divers traités du mois de juillet 1219. Ce bon historien a pris ceci, à ce qu’il dit, de l’histoire manuscrite de Pingon, mais ceci ne s’accorde guère avec notre histoire, et s’il est vrai que ce Thomas ait obtenu quelque chose de l’empereur, il faut que cela ait été fait fort secrètement, et il n’y a guère d’apparence que Berthold l’ait souffert sans rien dire. Paradin, qui a fait l’histoire de Savoie, n’en fait aucune mention et, bien loin de cela, le Savoyard n’a jamais rien eu à Moudon, ni au pays de Vaud qu’après que le comte de Savoie s’en fut emparé par les armes au temps des schismes et des confusions de l’empire, ce qui est arrivé plusieurs années après, ce /252/ que Guichenon ne saurait démentir, bien qu’il soit payé pour cela 1 . »
Jean de Muller, qui a beaucoup utilisé les matériaux préparés par Ruchat, et qui avait en lui une grande confiance, paraît douter aussi de l’authenticité de ce document 2 . Il admettrait cependant que l’empereur a pu le signer, sans savoir ce qu’il faisait, ou pour occuper Berthold, mais que celui-ci empêcha de son vivant par la force l’exécution de cet accord insoutenable.
Aujourd’hui la charte de 1207 est incontestée 3 , et il est admis comme certain que dès cette époque Thomas, qui avait à Moudon un châtelain, est resté en possession de cette ville qu’il a transmise à ses successeurs. Le problème qui, dans le siècle passé, troublait en Suisse Ruchat et Jean de Muller, et déjà auparavant en Italie Guichenon et d’autres historiens, reste à résoudre.
Les premiers ne pouvaient concilier les actes de Thomas avec ceux de Pierre, et refusaient d’admettre que celui-là eût possédé Moudon; les autres ne pouvant pas concilier les actes de Pierre avec ceux de Thomas refusaient d’admettre le combat de Chillon et la prétendue conquête du pays de Vaud qui en aurait été la suite.
De nos jours cette même antinomie a désespéré M. Wurstemberger, le savant et consciencieux historien du comte Pierre. Selon la parole très juste de M. Vulliemin, M. Wurstemberger, /253/ dans son travail approfondi sur Pierre de Savoie, n’a laissé aucune question soulevée sans en faire le tour. Cependant l’écrivain bernois n’échappe pas plus que les autres historiens qui ont traité ce sujet au reproche de placer la chronique, comme une sorte de légende, à côté de l’histoire documentaire, au lieu de les fondre en un tout harmonieux, logique et vrai.
Pour qu’une telle tentative ait quelque chance de succès, il faut commencer par rectifier les chroniques en tirant pour cela parti de leurs propres indications.
V
Le chroniqueur saxon, George Fabrice von Chemnitz, a écrit en latin, dans la seconde moitié du XVIe siècle, un ouvrage sur les origines de l’illustre maison de Saxe, à laquelle il rattache celle de Savoie 1 . Il fait une allusion fort claire à la bataille de Chillon dans le passage dont voici la traduction 2 : « A cette époque l’empire était troublé par la lutte de Philippe, duc de Souabe, d’Othon de Saxe et de Berthold de Zæringen. Ce dernier, homme doux et prudent, se retira devant Philippe et lui céda ses droits. Le Souabe et le Saxon restèrent en présence. En conséquence, Philippe donna au duc de Loffingen, l’un des landgraves de Stuhlingen, que les annales appellent Egon, la mission de partir de la Forêt-Noire pour aller revendiquer au nom de l’empire le Chablais et le val d’Aoste. Mais cette expédition échoua malheureusement. En effet, le duc fut fait prisonnier dans un combat, avec sept comtes, /254/ qui furent chargés de liens et dispersés dans les diverses parties de la Savoie. Ensuite plusieurs villes, Moudon, Romont, Rue (Rhona) et Yverdon furent prises, non sans une forte résistance. Le landgrave de Stuhlingen qui réclamait je ne sais quels droits sur la Savoie, dut les abdiquer et promit pour lui et pour ses héritiers de renoncer à l’avenir à les faire valoir. »
Selon ce récit, le combat a donc eu lieu avant 1208, année où, comme Fabrice le rapporte ailleurs, l’empereur Philippe fut assassiné 1 . Thomas ayant régné de 1189 à 1233, c’est lui qui a été le vainqueur, et lorsque l’empereur lui a inféodé en 1207 le château de Moudon, il en était déjà possesseur par droit de conquête.
M. Wurstemberger déclare que l’énigme serait résolue si Fabrice n’avait pas mis son général en rapport avec Pierre.
Examinons la question de plus près : même après M. Wurstemberger, il y a quelques glanures à faire.
Fabrice, après avoir parlé d’un voyage fait par Pierre II en Angleterre, de son retour et de la prise des Clées et de Rue, revient à Thomas, car c’est à celui-ci seul que peut se rapporter le récit suivant : « Sous ce règne la puissance de la Savoie s’accrut considérablement. En effet, les deux rois qui avaient cherché un appui à l’étranger eurent l’un et l’autre un triste sort. Du vivant même du comte de /255/ Savoie, l’un d’eux périt misérablement, tué par un ami dans la forteresse de Bamberg, l’autre mourut en exil, accablé de chagrin. Mais auparavant le comte de Savoie se rendit en Saxe auprès de ce dernier. Il fut reçu avec bonté et honoré comme issu des empereurs saxons. Il demanda au chancelier des lettres d’investiture de la Maurienne, de la Savoie et de Suze, possessions qui lui venaient de ses ancêtres, et lorsqu’il eut produit les diplômes des précédents empereurs, on fit droit à son désir avec beaucoup de bienveillance; mais, lorsque le chancelier lui demanda les titres des terres qu’il avait récemment acquises, le Chablais, le val d’Aoste et le pays de Vaud, le comte n’en fit point voir, montra son glaive nu et prouva ainsi qu’il avait gagné ces provinces par le fer et le sang. Le chancelier rapporta le fait au duc de Saxe. Celui-ci ne put retenir un sourire et ordonna de reconnaître le comte comme seigneur de ces contrées et prince de l’empire. Après quoi le comte prit congé de l’empereur et, comblé des marques de sa bienveillance, il quitta la cour de Saxe et retourna chez les siens. » Puis vient un récit succinct de la mort du comte à Chillon en 1268.
Nous aurons à revenir sur ces faits à l’occasion des chroniques de Savoie qui les rapportent avec des variantes. Pour le moment, bornons-nous à attirer l’attention sur la mention de la mort de Philippe (1208) et de celle d’Othon (1218), ainsi que sur l’observation que le comte de Savoie qui a vaincu le lieutenant de Philippe a survécu à cet empereur. Fabrice ne prononce pas le nom de ce comte, il ne lui donne pas même ce titre et se borne à dire « sabaudus » comme il dit « suevus » « saxo » pour les empereurs; /256/ mais il est certain qu’il s’agit d’un comte qui ne saurait être autre que Thomas, bien que par une erreur, dont la source remonte très haut, ses faits et gestes aient été introduits sous la rubrique de Pierre. En reproduisant involontairement cette erreur 1 le chroniqueur saxon entasse du moins tous les éléments nécessaires pour permettre de la rectifier.
Fabrice indique les sources où il a puisé et les distingue en « scriptores, annales, chronica et monumenta sepulcrorum. » Parmi les écrivains, il cite entre autres Paradin, qui a été beaucoup utilisé tant par lui que par E. Reussner, son continuateur; parmi les annales, il mentionne expressément celles de Savoie « annales sabaudici. » Cette dernière mention concorde avec l’expression dont il s’est servi pour désigner le lieutenant de l’empereur « dux Loffingensis quem Egonem annales nominant. » Ailleurs il parle d’ « annales tum Saxonici, tum Sabaudici. » Il oppose parfois les annales aux chroniques, par exemple à propos de Boniface III, comte de Montfort, « quem nostri annales omittunt choniatae (sic) referrunt. » Il ne serait pas /257/ impossible que Fabrice ait eu en main des annales aujourd’hui perdues 1 ; sa narration, surtout en ce qui concerne Pierre II, a des traits communs avec les chroniques de Savoie, mais l’ensemble de son travail et certains détails qui sont bien à lui empêchent d’y voir une simple copie de ces chroniques.
M. Secrétan estime que Fabrice, par une simple analogie de noms, a fait de Choppingen, le chef ennemi dont parlent les chroniques savoisiennes, un Loffingen. C’est à rigueur possible. Pour notre part, sans repousser le récit de Fabrice, si nous devions chercher un autre nom que celui de Loffingen nous n’hésiterions pas à voir dans ce chef « qui part de la Forêt-Noire » un Zæringen, et cela malgré la contradiction dans laquelle nous ferions tomber l’auteur à propos de ce nom même. M. Secrétan ajoute qu’il faudrait démontrer des rapports quelconques entre Rodolphe de Habsbourg et le Loffingen dont parle Fabrice. Il oublie que, d’après cet auteur, Loffingen était un lieutenant de Philippe, qu’à ce moment le comte Pierre était au berceau et que l’empereur Rodolphe ne devait naître que longtemps après. C’est Frédéric II qui a tenu ce dernier sur les fonts de baptême. On constate là le même parti pris que nous avons signalé chez Ruchat et chez Jean de Muller.
Quoi qu’il en soit de ces discussions, un point reste acquis : l’exclusion du comte Pierre par les sources allemandes.
VI
Il faut dire un mot des chroniques de Vaud. En général on ne leur attribue pas une grande valeur, car elles se /258/ sont souvent bornées à copier les chroniques de Savoie. Cependant, à l’époque qui nous occupe, elles ont commencé à être mieux renseignées et à faire preuve de quelque indépendance. Ruchat en cite une qu’il a vue et dont la date, s’il faut l’en croire 1 , serait bien antérieure à celle des chroniques les plus anciennes de la Savoie. On a conservé un extrait de cette chronique, où se trouve un récit du combat de Chillon, qui paraît n’avoir été emprunté à aucune autre source connue, et a par conséquent une valeur exceptionnelle.
Encore ici Pierre de Savoie est le vainqueur, mais il a pour adversaire le duc de Zæringen. « Pierre de Savoye ayant guerre avec le duc de Zayringue surprit le chasteau de Chillon et deffit l’armée du dit duc à Monstreux, là où se voient encor les ossements dans une chapelle proche l’église, et suivi de si près le dit prince, qu’il le print prisonnier rière Oron avecques quatre vingtz gentilshommes du pays de Vuaud, lesquels il fist conduire comme prisonniers de guerre à Yverdun et après il fust paysible possesseur du pays 2 . » Berthold de Zæringen, dont le souvenir s’est conservé très vivant en Helvétie et dans le pays de Vaud, où il a exercé sa domination, est mort en 1218 et n’a pu rencontrer Pierre sur le champ de bataille de Chillon. Aussi les écrivains se sont à l’envi écriés qu’il y avait là un anachronisme. Sans nul doute il y en a un, seulement on n’a /259/ pas vu qu’il pouvait porter aussi bien et même mieux sur le nom de Pierre que sur celui de Zæringen.
L’empereur n’avait pas intérêt à grandir la position de son ancien concurrent à l’empire, en le plaçant à la tête d’une armée, et le récit de Fabrice le met à l’écart. Mais le duc Berthold a fourni des contingents à l’armée impériale, il a dû s’intéresser à ses succès, il a souffert de sa défaite. Moudon lui a été enlevé, et plus tard il a fait en vain la guerre pour recouvrer cette ville. Le nom de Berthold de Zæringen concorde avec l’indication des sources qui disent que le chef de l’armée impériale avait des prétentions à faire valoir sur le pays de Vaud. Lui seul, comme recteur de Bourgogne, pouvait en avoir aussi sur le Chablais et le val d’Aoste. Enfin, sans attacher trop d’importance à ce mot, répété par toutes les chroniques, puisqu’il peut signifier chef d’armée, lui seul était un duc.
Ces concordances n’ont pas été cherchées, puisque la chronique qui nous occupe est la seule qui ne parle ni de l’empereur, ni de son lieutenant, ni des revendications de celui-ci. Elle ne donne pas non plus les noms des prisonniers. Sa sobriété peut inspirer une certaine confiance. On ne saurait être surpris que déjà à Chillon, la chronique, organe de traditions populaires, ait mis Berthold de Zæringen aux prises avec un comte de Savoie qui ne peut être autre que Thomas. Le passage de Chillon lui étant barré, Berthold devra passer plus tard la montagne pour aller se faire battre dans le Valais. Encore une fois Pierre se trouve éliminé. On peut confondre un comte de Savoie avec un autre. Il n’y a pas de confusion pareille à faire du côté des Zæringen, car Berthold a été le dernier de sa race.
D’autres chroniques vaudoises font livrer la bataille en /260/ 1259 par Pierre à Berthold V de Zæringen, créé gouverneur par Richard d’Angleterre. Prisonnier à Yverdon, le duc Berthold aurait cédé en 1260 le pays de Vaud à la Savoie. Cette date est celle où réellement le comte Pierre a acquis Yverdon des Montfaucon. Il y a là une confusion de noms et d’époques, mais cela montre la vivacité et la persistance de la tradition qui fait passer le pays de Vaud de la domination des Zæringen à celle des comtes de Savoie à la suite de la bataille de Chillon.
VII
Il nous reste à examiner les chroniques de Savoie. Les plus anciennes chroniques latines, dont l’une ne nous est parvenue que fragmentairement 1 , ne fournissent pas de renseignements sur l’objet de cette étude. A raison de leur importance, les deux premières chroniques françaises doivent nous occuper spécialement; elles confondent déjà les faits et gestes de Thomas avec ceux de son fils Pierre, et les attribuent en grande partie à celui-ci. Il est difficile, mais non pas impossible, croyons-nous, de rétablir ce qui appartient à chacun d’eux. L’étude de l’histoire de Fabrice et des chroniques vaudoises nous a préparé à ce travail et le facilitera.
Nous commencerons par une analyse succincte des Anciennes chroniques de Savoie. On voudra bien nous pardonner quelques redites, résultant de ce que Fabrice a raconté les mêmes faits.
Le Chablais et le val d’Aoste étant retournés à l’empire /261/ par la mort du seigneur Aymon 1 , l’empereur y envoya successivement plusieurs gouverneurs. « Et une foys il lavint (advint) que l’empereur y envoya pour governeur ung chivallier nommé monseigneur Herberad de Nydoe, frère au conte de Nydone. Et ce chevallier estoit fier, orguillieux, divers et d’orribles condicions, et n’estoit nulz qui peust besongnyer em payx aveques ly, et à payne voulloitil nul oyr ny escuter. » Ce gouverneur fit mettre en prison certains ambassadeurs de la maison de Savoie. Si « aspre » fut la prison que Guillaume de Rogemont, chef de l’ambassade, y mourut. Le comte Amédée et son frère Pierre, émus de cet outrage, attaquèrent le gouverneur impérial, le battirent et le tuèrent à Port-Valais 2 , puis firent la conquête du Chablais, du Valais et du val d’Aoste. Boniface, fils du comte Amédée, succéda à son père 3 . Ayant assiégé Turin, il fut fait prisonnier par les habitants de cette ville, où il mourut en captivité en 1256. Le comte Pierre hérita du trône et, pour venger son neveu, il mit le siège devant la ville de Turin qu’il prit par la famine. Sur ces entrefaites, l’empereur Frédéric, nouvellement élu, courroucé de la mort du gouverneur du Chablais, et désirant regagner cette terre, donna à cet effet des ordres au duc de Choppingen 4 , un prince d’Allemagne qui était /262/ seigneur d’une partie du pays de Vaud. Ce général vint mettre le siège devant Chillon, mais le comte de Savoie, après avoir gagné une bataille devant ce château et fait prisonniers le duc de Choppingen et un grand nombre de nobles vaudois 1 , s’empara du pays de Vaud, comme cela a déjà été raconté. Pour prix de sa liberté, le duc de Choppingen reconnut les droits que la conquête donnait au vainqueur et les fit ratifier par l’empereur Frédéric. Celui-ci fit de Pierre un grand comte et l’aima 2 , aussi il exerça paisiblement la seigneurie du pays. Puis un jour, sur l’invitation de la reine, sa nièce, Pierre partit pour l’Angleterre. Là il reçut des mauvaises nouvelles du pays de Vaud, où le comte de Genevois, seigneur des Clées, et de Rue, cherchait à susciter la rébellion. Mais le roi d’Angleterre donna aide et secours d’hommes et d’argent à son oncle. Ainsi muni, Pierre revint en hâte au pays, assiégea et prit Rue et les Clées, après quoi il fit la paix avec le comte de Genevois.
Suit le récit du voyage de Pierre à Bâle, où il rend hommage à l’empereur Othon, qui l’investit entre autres du Chablais, du val d’Aoste et du pays de Vaud. A cette /263/ occasion M. Wurstemberger, dans son ouvrage sur Pierre de Savoie, parle d’anachronismes, vraiment risibles, qui ont été rectifiés par les écrivains postérieurs, Pingon, Guichenon et par la Chronique d’Evian.
Pour notre part, c’est avec un soin pieux que nous allons recueillir ces prétendus anachronismes. La vérité apparaît, à peine voilée, dans la narration que les anciennes chroniques de Savoie font de l’entrevue du comte et de l’empereur. Dans l’espoir qu’il n’y a pas là une vaine illusion de notre part, nous sommes pressé de dire que si M. Wurstemberger n’a pas soulevé lui-même le voile, personne, sans ses travaux, n’aurait eu cette témérité.
Il est parlé de deux rencontres à Bâle d’un duc de Savoie avec un empereur; la première, celle de Thomas, est constatée documentairement, mais négligée par les chroniques; l’autre, celle de Pierre, est racontée par celles-ci avec une foule de détails intéressants, mais est incompatible avec l’histoire documentaire.
En réalité Cabaret et les Chroniques de Savoie ont utilisé, en l’attribuant à Pierre, quelque ancien récit concernant Thomas. Pour rendre à chacun ce qui doit lui revenir, nous citerons textuellement ces dernières chroniques :
« En celle sayson morust l’empereur Friderich, qui ennemys mortel estoit du conte Pierre de Savoye. » Ici il ne s’agit point de Frédéric II, contemporain de Pierre, dont le chroniqueur vient de parler en lui attribuant des faits apocryphes 1 , mais de Frédéric Barberousse qui mit le comte Humbert III au ban de l’empire et qui mourut sans /264/ avoir levé le ban en faveur de Thomas, successeur de Humbert. Il était naturel de rappeler ce souvenir, si, comme nous cherchons à le démontrer, le récit suivant s’applique, non à Pierre, mais à Thomas. Sans s’arrêter à Henri VI, le narrateur continue : « Et fust esleu à empereur le duc Otte de Bavyeres de la maison de Haidberg, et de par sa meyre il estoit de Sayxsogne. Et estoit pallatin sur le Rin, c’estoit roy des Romains en l’élécicon de l’empire; se mist à venir contremont le Rin et print à resevoir les homages de l’empire et vint jusques à Bale. » Les Chroniques de Savoie, d’accord avec Fabrice, désignent clairement Othon IV : sa mère, Mathilde était Anglaise, c’est-à-dire de la « Sayxsogne transmarine. » Othon est souvent appelé Othon de Bavière; son frère, si ce n’est lui, était palatin du Rhin et résidait à Heidelberg 1 .
A la vérité, les chroniques commettent une erreur, puisque Thomas se rencontra à Bâle avec Philippe et non avec l’anticésar Othon, mais elles sont plus exactes cependant que Fabrice, qui place l’entrevue en Saxe. S’il y a eu une confusion, fort compréhensible de la part d’un chroniqueur qui travaillait sans avoir les documents sous les yeux, du moins il n’y a plus d’anachronisme, une fois qu’on fait le sacrifice du nom de Pierre.
Le chroniqueur parle ensuite du départ de Pierre pour Bâle et des craintes de ses sujets qui « doubtarent, que l’empereur ne ly feist aucune vengiance. » Mais nous savons que Pierre n’avait rien à redouter, car le chroniqueur a /265/ déjà narré sa réconciliation avec l’empereur et dit que celui-ci aimait Pierre. Pour Thomas c’est autre chose; il venait de battre les troupes impériales et il allait, par son hommage, corroborer la paix avantageuse qu’il avait en quelque sorte imposée.
On conçoit que l’auteur du récit ait eu l’idée de revêtir Thomas d’une robe mi-partie de soie et de maille d’aubergion d’acier, et ait mis dans sa bouche de fières paroles, semblables à celles que la légende allait prêter à Guillaume-Tell 1 .
– « Beau cosin, dit l’empereur au conte, ce (si) je ne vous heusse voullu envestir de Chablaix, de Vaudz et d’Ouste, mais que je les heusse voulu avoir pour moy, que heussies vous fait par votre foy.
» Le conte ly respondist et dist : » – Monseigneur, vous en dirayge sur la foy et fidélité que je vous doy, je vous heuse tourné le costé armé et l’espée, et me fusse deffandu jusqu’à la mort l’espée au poing. »
On sent là un souffle épique. Thomas était jeune comme Achille. Ces paroles conviennent à son âge et non à celui de Pierre. Ce dernier, qui portait déjà le germe de la maladie dont il est mort, avait atteint la vieillesse. Si l’on s’en tient à la date fixée par M. Secrétan, il devait compter soixante-trois ans lors du combat de Chillon.
Le chancelier demanda, toujours à Pierre, qu’il lui « monstrât les viellies lettres de son investement, par /266/ povoir fayre les aultres dessus tant de Savoye, comme de Suse, et de Piémont et de tous les aultres pays. Et adonques le conte Pierre print sa grande espée et la saqua hors du feurre toute nue, et puis dist : Monseigneur le chancelier voyes sy les lettres que j’ay de mes signoryes; et puis ly monstra le pommeau de l’espée et ly dist : Vees cy le ceau, eutre lettre nayge. » Ces paroles sont très belles et naturelles dans la bouche de Thomas, c’est à peine si l’auteur du récit a eu à se mettre en frais d’invention. Thomas n’avait aucun titre sur Chieri et sur Testone; il n’avait sur Moudon que ceux que lui avait donnés sa bonne épée. Mais il a légué à ses successeurs ses propres titres, et Pierre n’était pas homme à renoncer à se prévaloir d’un titre, quel qu’il fût. Peu de princes en ont fait stipuler en leur faveur un plus grand nombre que lui; mieux que personne il a su s’en servir et en a connu le prix. Aux titres qu’a laissés Thomas, il pouvait ajouter ceux d’Amédée. Ceci nous amène à parler du Chablais et du val d’Aoste.
Toutes les chroniques rapportent que le comte de Savoie qui a livré la bataille de Chillon était en contestation avec l’empire au sujet de ces deux provinces. Le diplôme de 1207 ne dit rien à cet égard; il se borne à investir Thomas de tous les biens qui lui venaient de ses ancêtres. Cette clause, jointe au fait de sa possession, lui suffit et l’empire n’eut pas à subir l’humiliation de la renonciation expresse et forcée dont parlent les chroniques, qui relèvent les résultats acquis. Toutefois il était dans l’intérêt des comtes de Savoie de profiter de la première occasion favorable pour faire régulariser définitivement ce point. Elle se présenta lorsque, sous le règne d’Amédée IV, Frédéric II /267/ vint à Turin en 1238. Il érigea alors le Chablais et le val d’Aoste en duchés en faveur d’Amédée IV. Ainsi furent consacrés définitivement les résultats du combat de Chillon 1 .
Lors même que les diplômes de Frédéric II auraient donné lieu plus tard à quelque contestation, ils étaient trop importants, ne fût-ce qu’au point de vue du titre ducal, pour que Pierre négligeât de s’en prévaloir. Ce n’était pas à lui à les déchirer et sa bonne épée pouvait trouver un meilleur emploi.
Il est temps d’arriver à la fin de l’entrevue. Le chroniqueur nous apprend que le comte qui avait été fait « vicayre de l’empire en toux ses pays, fust moult en la grace de l’empereur et fust de son estroit conseil. » Y at-il là, comme on pourrait le croire, un ressouvenir du titre de vicaire impérial que Thomas reçut de Frédéric II quelques années plus tard ? A notre avis une telle supposition serait fort hasardée, Cabaret ne mentionnant pas le fait. Mais ce récit ne saurait point non plus concerner le comte Pierre. D’un côté, les chroniques ont déjà dit plus haut que l’empereur en fit un grand comte et l’aima; d’autre part, les documents établissent qu’il a reçu le vicariat impérial le 17 octobre 1263, c’est-à-dire avant et non, comme le voudraient les chroniques, après le combat de Chillon, si nous nous en tenons à l’époque indiquée par MM. Cibrario, Vulliemin et Secrétan 2 .
La narration se termine par le récit du départ de Pierre et de son arrivée à Chillon. « Il y maladia longtemps et ne povait chevauchier ne partir hors du chastel, ce non /268/ aucunes foys qu’il se mettoit en une nagelle et pregnoit de l’ayr sur le lac; et ainsi il cogneust sa mort et la finement de sa vie 1 . » Là, il s’agit bien de Pierre II, mais ce charmant morceau est un appendice. Le récit de la maladie et de la mort du comte vient à sa place naturelle sous la rubrique : « Comment le conte Pierre mourust en brief temps. »
Nous avons suivi jusqu’ici les anciennes chroniques. Les chroniqueurs de seconde main, qui sont venus plus tard, ont été malheureux dans les efforts qu’ils ont faits pour corriger ce qu’ils croyaient être de purs anachronismes. Non seulement ils en ont commis de nouveaux, mais ils ont remplacé par quelque chose de difforme des récits où la vérité sert de trame à la légende.
Symphorien Champier prétend que c’est l’empereur Richard qui fut courroucé contre Pierre parce que celui-ci avait occis et mis à mort le gouverneur « de Chabloys et d’Oste, » et que cet empereur chargea le duc de « Cheplungreen, lequel était seigneur en partie du pays de Vaulx, » de reconquérir ces provinces.
La chronique d’Evian, qui passe pour une des plus sûres, comprend qu’il est impossible de mettre en guerre Richard contre Pierre, qui était son neveu et son fidèle ami; aussi fait-elle intervenir Alphonse de Castille. Celui-ci établit un nouveau gouverneur; l’exemplaire de la chronique, qui se trouve à la bibliothèque cantonale vaudoise, le nomme Zæringen ou Chophingen 2 . /269/
Ce gouverneur est battu à Chillon et le comte de Savoie prend le pays de Vaud. Alphonse meurt, Richard, oncle du comte, reste empereur et en possession de l’empire, malgré la compétition de Rodolphe de Habsbourg. Se trouvant sur les bords du Rhin, il invite Pierre à venir lui prêter hommage. Les seigneurs de Savoie ne voulaient pas laisser partir le comte, craignant que l’empereur ne se vengeât de la mort du gouverneur; mais Pierre, qui était plus avisé et savait que ce dernier avait été envoyé de la part d’un ennemi de Richard, n’hésita pas à aller. Il fut admirablement reçu à la cour.
Dans cette chronique, le prudent Ulysse remplace le bouillant Achille. Mais Homère n’aurait jamais fait jouer à Ulysse le rôle que le chroniqneur donne à Pierre. Celui-ci sait qu’il n’a rien à craindre, pourquoi lui faire prononcer des paroles de défi contre l’empereur, à quoi bon, dans de telles conditions, revêtir ce vieillard malade d’une robe moitié d’or et de soie, moitié de mailles d’acier ? C’est à faire croire qu’il s’agit de continuer le jeu « que portez-vous sur le dos ? » commencé à la cour d’Henri, dans lequel les dames de la cour mettaient un oreiller d’or sur les épaules du comte. Ce n’est plus de l’épopée, c’est de l’opérette.
Et dire que M. Wurstemberger n’a pas vu le piège, et que, sous toutes réserves il est vrai, il a fixé l’époque de la scène vingt ans après la bataille, et en a transporté le théâtre à Berkhamstead où, d’après des documents authentiques, Pierre a prêté hommage à l’empereur en 1263 ! /270/
On se représente volontiers Thomas chevauchant avec ses compagnons le long de la Birse, à deux journées de marche de ses Etats, et prêt à y rentrer, comme un lion qui recule, si l’empereur s’était trouvé offensé. On ne voit pas le comte Pierre, un des premiers seigneurs de l’Angleterre, remplissant dans ce pays des fonctions politiques importantes, y transporter sa défroque et celle de sa troupe pour y jouer une comédie préparée longtemps à l’avance sur le continent, et cela devant l’empereur et son chancelier. Ceux-ci ont été bien bons d’en rire. Tous les Anglais n’en auraient pas fait autant. D’après les récits des historiens, ce n’était pas la bonhomie qui les distinguait.
Qu’on nous pardonne ce badinage : il est certaines démonstrations qu’on ne peut faire que par l’absurde !
VIII
Nous espérons avoir réussi à relier l’histoire documentaire et la chronique au moyen de la rencontre de Thomas et de l’empereur à Bâle. La chronique et l’acte du 1er juin 1207 s’éclairent mutuellement. Le duc de Zæringen et l’évêque de Lausanne étaient de trop grands seigneurs pour que l’empereur leur enlevât sans aucun motif, sans même alléguer un prétexte, la possession de Moudon. Il est probable que Thomas restitua une partie de ses conquêtes 1 pour conserver la possession de cette ville et que l’empereur fut heureux de consacrer cette entente, tout en se faisant un ami du chef de la puissante maison de Savoie, dont il venait de constater la valeur comme ennemi. /271/ L’opinion que le comte de Savoie n’aurait occupé Moudon qu’après l’inféodation de cette localité ne cadre ni avec l’histoire documentaire, ni avec les chroniques, car l’empereur s’engagea à le garantir dans sa possession. Plus tard, après la mort de Philippe, sous l’empereur Othon, le duc Berthold, « Ducatum Burgundie potenter regente duce Berchtholdo 1 » et l’évêque Roger, ont espéré reprendre cette ville; de là est née une nouvelle guerre qui s’est terminée par la paix faite à Haut-Crêt entre le comte de Savoie et le duc de Zæringen, le 18 octobre 1211, et par la conclusion d’un arrangement avec Berthold, évêque de Lausanne, dont le comte devint l’avoué.
Le texte du traité de Haut-Crêt ne nous est pas parvenu. On sait seulement que Thomas est resté en possession de Moudon. Il est assez probable que Berthold, élu le 13 janvier 1212 comme évêque de Lausanne, le fut avec la mission de faire la paix, et que, de son côté, il ne tarda pas à la conclure. Nous publions à la suite de ce mémoire trois instruments qui y sont relatifs. Le premier renferme la promesse de paix et en règle les préliminaires; les deux suivants, semblables entre eux sans être conformes, émanés l’un du comte, l’autre de l’évêque 2 , constatent l’exécution de ces préliminaires et l’état de paix. L’un de ces documents étant daté de Burier, le 3 juillet 1219, tous les écrivains considèrent cette date comme celle de l’accord, /272/ mais plusieurs circonstances nous font supposer qu’il est plus ancien.
D’abord la célébration des fiançailles de Marguerite de Savoie avec Ulrich de Kibourg qui a eu lieu à Moudon, le 1er juin 1218.
On peut remarquer aussi que le chapitre de Lausanne, bien qu’il fût resté étranger à la guerre, en avait reçu quelques éclaboussures, ce qui explique une pacification solennelle qui eut lieu à Evian le 21 août 1210 entre le chapitre et Henri, fils de feu Willerme de Blonay.
Plusieurs seigneurs de l’évêché 1 , des dignitaires considérables de l’Eglise et même un grand nombre de bourgeois de Vevey assistaient à cet acte. Il fallait donc que les hostilités eussent déjà cessé, car Evian appartenait au comte Thomas. A l’occasion de la paix du duc de Zæringen avec Thomas, l’évêque de Genève fit avec ce dernier un arrangement particulier. Il n’est guère probable que le nouvel évêque de Lausanne ait continué la guerre sans alliés. Le cartulaire de Lausanne parle des guerres que Roger soutint pour la liberté de l’Eglise, en laissant entendre qu’elles ont cessé avec cet épiscopat.
En 1215, l’évêque de Lausanne a fait acte de juridiction à Villeneuve de Chillon en adjugeant l’église de Compengie à l’Abbaie de Haut-Crêt, préférablement à Willierme, trésorier du chapitre. L’évêque a pris conseil auprès des « prudentes viri » de Villeneuve. Cette procédure se concilie difficilement avec la supposition d’un état de guerre encore existant. /273/
On peut aussi tirer quelque parti dans le même sens de la donation de terres à vigne, à Grandchamp, près de Chillon, faite en 1214 par Thomas à l’abbaie de Haut-Crêt, qui soutenait des rapports intimes avec l’évêque de Lausanne et devait en emprunter le territoire pour communiquer avec Chillon 1 .
Ajoutons qu’un certain laps de temps a dû s’écouler entre la stipulation du premier des actes que nous publions et celle des deux suivants. En effet, il a fallu constituer l’arbitrage prévu pour régler une difficulté entre le comte de Savoie et R. de Bottens, après quoi les arbitres ont dû instruire la cause et prononcer leur sentence; le châtelain de Moudon a été changé; enfin, le comte de Savoie, qui avait réservé les droits des seigneurs auxquels il devait hommage le jour où le premier acte intervint : « Salva fidelitate omnium dominorum quos hodie habeo, » ne parle plus de ces seigneurs dans l’acte définitif qu’au passé, « a dominorum quos tunc habebat » », ce qui paraît indiquer la libération de certains liens de vassalité.
Ici se pose une question intéressante : Quels étaient ces seigneurs ? Evidemment il ne s’agit pas de l’évêque de Genève, qui s’arrogeait quelques droits sur le comte. Mais il est possible, sans qu’on puisse l’affirmer, que Thomas en se faisant céder les droits utiles du duc sur Moudon, ait reconnu. au moins pour la forme, les Zæringen en qualité de recteurs de Bourgogne. Par suite de la mort de Berthold V, cette réserve, si elle a jamais été /274/ faite, perdit sa raison d’être en ce qui concerne la famille des Zæringen et ne fut plus rappelée que pour mémoire.
La promesse de paix nous apprend que Thomas avait causé quelque dommage à des habitants de Moudon. Cela peut être arrivé lors du siège de cette ville, après le combat de Chillon.
L’inféodation au comte de Savoie de Chieri et de Testone en Italie, fait le pendant de celle de Moudon en Helvétie. Testone dépendait de l’évêque de Turin, Chieri était à peu près libre.
Les Chroniques de Savoie rapportent que Pierre venait d’assiéger et de prendre Turin, lorsqu’il dut passer les Alpes pour aller combattre le duc de Choppingen. M. Wurstemberger a eu beaucoup de peine à admettre la réalité de cette expédition en Italie immédiatement après la mort de Boniface. L’inféodation de Chieri et de Testone, dans l’acte de 1207, pourrait mieux s’associer au souvenir de quelque campagne de Thomas dans ce pays. Tandis que, à Moudon, l’empereur promet de garantir le comte dans sa possession, de prendre sa défense envers et contre tous, et menace d’une amende de cent livres d’or tous ceux, petits et grands, laïques et ecclésiastiques, qui porteraient atteinte aux droits concédés, aucune clause semblable ne se trouve dans la donation de Chieri et de Testone. Elle ne fut que nominale; voici ce que les actes nous apprennent 1 .
Dans un traité de paix que l’évêque et la cité de Turin conclurent le 10 février 1200 avec les comtes de Biandrate et les communes de Chieri et de Testone, celles-ci /275/ avaient fait promettre à l’évêque et à la commune de Turin de rendre justice au comte de Savoie, à défaut de quoi elles déclaraient devoir lui porter assistance. C’est le seul document qui établisse quelque obligation de ces communes à son égard. Plus tard, le 4 mars 1204, une confédération étroite fut conclue entre les communes de Turin, de Chieri et de Testone. Turin payait la moitié des frais du gouvernement commun, Chieri et Testone ensemble l’autre moitié, on peut juger par là de leur importance. Toutes trois s’engagèrent réciproquement à se défendre envers et contre tous, et se bornèrent à réserver, en les limitant, certains droits appartenant à l’évêque de Turin. Cette alliance, qui ne rappelle pas les clauses favorables aux comtes de Savoie renfermées dans le traité de l’an 1200, paraît avoir été hostile à Thomas. Pour obtenir de l’empereur la mouvance de Chieri et de Testone, comme il avait déjà celle de Turin, et répondre par là à la confédération de 1204, Thomas a certainement dû exercer un grand prestige à la cour impériale. Peut-être que le combat de Chillon a plus contribué à le lui donner que des faits de guerre ayant eu pour objectif les villes italiennes. Celles-ci ne se soumirent pas au comte. En effet, déjà le 10 septembre 1207, deux mois seulement après l’inféodation de Chieri à Thomas, cette ville conclut avec l’évêque de Turin un traité renfermant divers accords dont la connaissance ne nous est pas parvenue. Comme l’évêque était l’ennemi du comte de Savoie, le traité fut sans doute dirigé contre ce dernier. Le 16 décembre 1210 un nouveau traité entre Chieri et l’évêque, plus onéreux pour la ville que le précédent, exclut toute idée de suzeraineté des comtes de Savoie. Evidemment Chieri ne les reconnaissait pas pour /276/ ses seigneurs; sans cela cette commune n’eût pas fait, le 10 juin 1210, avec le comte de Biandrate une convention par laquelle elle s’engageait à défendre celui-ci contre tout ennemi, hormis seulement l’empereur et l’évêque. Le 14 mars 1212, l’empereur Othon accorda à Chieri une charte très favorable qui ne maintint que les actes avantageux à cette ville; le traité du 12 février 1200 et l’inféodation de l’empereur Philippe, ne sont pas rappelés, partant on dut les considérer comme tacitement abrogés. Il est triste de dire que la ville de Testone fut complètement détruite en 1228 par les habitants de Chieri et ceux d’Asti. Thomas n’intervint pas dans cette guerre, mais il occupa, en 1233, le bourg de Moncalieri, que le reste des habitants de Testone avaient construit.
Les destinées de Chieri furent plus heureuses. Au mois de mars 1238, une charte de Frédéric II octroya à cette ville l’immédiateté. L’empereur n’aurait pas choisi, pour porter atteinte aux droits d’Amédée IV, l’année où il lui accordait de hautes faveurs. Il faut en conclure que le comte avait renoncé à se prévaloir de l’inféodation de l’empereur Philippe.
Chieri et Testone sont des types de ces villes italiennes si fameuses en même temps par leurs discordes et leur amour pour la liberté. A Moudon, il ne pouvait s’agir de liberté complète. Cette ville s’estima heureuse d’être gouvernée par des princes de nationalité romande, qui lui accordèrent, ainsi qu’à tout le pays de Vaud, avec l’autonomie et de larges libertés, une position privilégiée dans la monarchie. /277/
IX
L’examen détaillé du chapitre des anciennes chroniques relatif à la rencontre du comte de Savoie et de l’empereur n’a montré qu’erreurs, incohérences et contradictions, lorsqu’on l’applique au comte Pierre, tandis que les faits y relatés s’adaptent parfaitement à l’histoire de Thomas. Avant de poursuivre cette étude, disons un mot de la composition des chroniques 1 . Leurs auteurs, les uns historiens nomades, les autres attachés en qualité d’historiographes à la cour du prince, cherchaient à faire œuvre littéraire. Ils brodaient sur les matériaux qu’on leur fournissait et s’efforçaient en les réunissant de donner du relief à leur récit. Pour obtenir ce relief ils faisaient souvent ressortir quelques traits spéciaux du caractère d’un personnage en y rattachant certaines aventures, sauf à sacrifier tout le reste. Le comte Humbert était représenté comme un saint; son fils Thomas joue un rôle d’amoureux, à part cela tout ce qui le concerne est d’une sécheresse extrême. Cette pauvreté des chroniques à son égard sert de contrôle aux résultats que nous avons obtenus bien à tort, pour vêtir Pierre, qui n’en avait nul besoin, on a déshabillé Thomas. Celui-ci a été un grand prince et les chroniques, même avec leur parti pris, avaient autre chose à raconter de lui que les péripéties par trop fabuleuses de son mariage.
Il n’est pas besoin d’examiner fort attentivement la « chronique du comte Pierre » pour voir qu’elle mêle /278/ deux récits qui s’entrecroisent. Cela est évident au point de vue de la chronologie impériale. Quant au sujet qui nous occupe, M. Secrétan a déjà fort bien aperçu que le combat de Port-Valais et celui de Chillon s’excluent réciproquement; il en a conclu que ce dernier avait suivi l’autre à long intervalle, tandis que nous croyons qu’on peut attribuer à Pierre la victoire de Port-Valais, en la dépouillant de certains ornements et de tout ce qui fait double emploi avec le combat de Chillon, mais qu’il faut faire remonter celui-ci à l’époque beaucoup plus ancienne où Thomas venait à peine d’accomplir la moitié de sa carrière.
Nous avons déjà donné les motifs de notre opinion en parlant de la chronique de Fabrice et des chroniques vaudoises, de l’acte d’inféodation du 1er juin 1207 et des institutions du comte Pierre.
La date du combat de Chillon est déterminée par l’entrevue de Bâle qui l’a suivi. Il est vrai que les diverses chroniques de Savoie intercalent entre ces deux événements le voyage en Angleterre, les jeux de la cour, les fâcheuses nouvelles reçues du pays et le retour qui en fut la suite, enfin la lutte avec le comte de Genevois, tout autant de faits qui concernent le comte Pierre. On doit lui en laisser le charme et le mérite : « cuique suum. » D’autre part la grande image, un peu vague, de Thomas se précisera dans l’histoire. La « chronique de Thomas » a déteint sur celle de Pierre. Il est plus facile de restituer au premier ce qui lui revient que d’effacer de la « chronique de Pierre » certaines touches, certains raccords destinés à fondre en un seul deux personnages.
Pour compléter ce travail de restitution au profit de /279/ Thomas, il faudrait peut-être reprendre aussi à Amédée IV quelques rayons de la gloire de son père, dont les Anciennes chroniques de Savoie l’ont paré.
Celles-ci 1 racontent « comment le comte Amé fust seigneur de la cité d’Ougsta. » Amédée avait attaqué le val d’Aoste, mais, malgré tous ses efforts, il ne pouvait pas passer le pas de la Roche, appelé pierre taillée. A ce moment arriva la nouvelle que le gouverneur impérial avait été tué dans le combat de Port-Valais. Les Val d’Aostains, dans la crainte de recevoir un nouveau gouverneur allemand, qui pourrait les grever, les rançonner et emporter le trésor hors du pays, préférèrent se rendre au comte de Savoie, leur voisin, qu’ils connaissaient « et tellement fust acordé et tratye entre le conte et eulx que le dit conte seroit leur seigneur et eulx seroyent ses subjets, en ly rendant ses droys et deubz, et il leur conferma leurs libertés, franchises et coustumes du pays comme par avant ils avoyent uzés et accoustumés, ainsy comme il apert plus à plain aulx lettres qui alors en furent données escriptes et céellées. Et quand tout fust accordé et estraint, les barons, nobles et les governeux du pays et toux les troys estas vindrent vers le conte, et ly fyrent la fidélité. »
Dans ce qui précède, la note pacifique domine. Il s’agit de libertés et de franchises. Or, le val d’Aoste n’est nullement redevable de ses franchises à Amédée IV, il les doit à Thomas Ier et à Thomas II, tuteur de Boniface. La première charte de Thomas Ier est de 1188, trop ancienne ainsi pour avoir quelque rapport avec le combat de Chillon; mais M. Joseph Auguste Duc vient de publier, dans le tome XVIII des Miscellanea di storia italiana, une /280/ adjonction à ces statuts contenue dans une charte intitulée : « Scriptum de libertate civitatis, » dont il fixe la date à 1206 environ, c’est-à-dire lors de la seconde visite que Thomas fit à Aoste.
Cette charte débute par ces mots : « Cum inter vassalos et dominum concertatio sit honestissima beneficiis vincere beneficia. » C’est essentiellement un acte de répression contre les violences de la noblesse, car une amende de 500 livres est prononcée contre tout chevalier qui viendrait à l’enfreindre. Thomas accorde aux bourgeois de la cité d’Aoste des privilèges en matière de droit pénal et d’organisation judiciaire pénale, à la ville, la moitié des condamnations pécuniaires prononcées pour réprimer certains délits d’effusion de sang, et il pose un principe qui se retrouvera plus tard dans les franchises vaudoises, la post-position des droits du comte à ceux des lésés.
Cette charte coïncide avec le récit des chroniques et avec la date à laquelle nous avons cru pouvoir fixer le combat de Chillon. Sans en tirer des conséquences définitives, nous croyons devoir signaler cette coïncidence.
Revenons au comte Pierre. Un résultat négatif est maintenant acquis : aucune chronique, aucune histoire, aucun document, aucune source en un mot, ne permet de lui attribuer la victoire de Chillon à une époque quelconque de sa carrière. Notre but, en faisant cette démonstration, a été de mettre en relief le comte Pierre comme législateur et organisateur; ce but est atteint. Sa gloire comme guerrier en souffrira peu. Toutes les chroniques et les histoires qui lui attribuent l’exploit de Chillon ont été, sans doute, l’écho d’un nom prononcé par erreur pour la première fois par des annales ou des chroniques savoisiennes /281/ perdues, ou par la chronique vaudoise dont on n’a conservé qu’un fragment, nom qui dans la suite aurait été machinalement répété. Ce qui reste, c’est une grande loyauté dans les rapports mutuels du comte Pierre et des Vaudois. Ce souverain, qui souvent a beaucoup sacrifié à la politique et à l’ambition, a fait là de bonne et grande politique, une politique qui a eu des résultats durables et qu’on ne saurait trop louer.
X
Après avoir démoli, il faut reconstruire. Les chroniques désignent clairement Thomas, sous le vocable de Pierre, comme le héros de Chillon. Dans notre siècle de critique, le récit des chroniqueurs peut être mis en doute. Mais la réalité du combat est confirmée par d’autres faits que nous avons déjà indiqués en partie.
Nous ne rappellerons pas l’accord frappant qui existe entre les chroniques, rectifiées au moyen de leurs propres indications, et l’acte d’inféodation du 1er juin 1207; mais nous ajouterons quelques mots sur l’érection du Chablais et du val d’Aoste en duchés, par Frédéric II, en faveur d’Amédée IV. Ce fait, qui s’est passé en 1238, est parfaitement certain, du moins pour le Chablais. Au premier abord, il paraît peu naturel, puisque l’importance de chacun de ces duchés est moindre que celle de la Savoie, qui est restée un simple comté. L’octroi de l’empereur ne peut s’expliquer que par la volonté bien arrêtée de mettre fin gracieusement aux contestations dont parlent les chroniqueurs. Un duc avait revendiqué ces provinces; en en faisant des duchés, on les séparait nettement de toute circonscription /282/ de ce nom, sans qu’à cette époque ce titre donnât lieu à d’autres prérogatives.
En 1238, le souvenir du combat de Chillon était déjà lointain et aucun scrupule ne pouvait plus empêcher Frédéric de consacrer expressément les résultats de cette affaire.
Plusieurs chroniqueurs et même des historiens ont cherché à faire naître seulement sous le règne du comte Pierre la contestation des comtes de Savoie avec l’empire, relative au Chablais et au val d’Aoste. Cette invention n’a pas été adroite, comme l’a très bien prouvé M. Wurstemberger. Les Chroniques de Savoie disent textuellement (col. 159) : « Avint que le seigneur Amé (Aymon) qui signeur estoit de Chabloys et d’Auguste morus et trespassa sans lignée de son corps et sans enffans. Et par droit retourna la seigneurie à la sainte magesté de l’empire. » Le droit véritable n’est point d’accord avec celui que crée la féconde imagination du chroniqueur. En effet, Aymon ne possédait pas le val d’Aoste. Quant au Chablais, il le tenait du comte de Savoie, chef de sa maison, et non de l’empereur. Il n’est donc pas possible qu’à la suite de la mort d’Aymon, il y ait eu retour à l’empire.
A supposer qu’une telle éventualité eût été prévue dans l’acte d’inféodation 1 , c’est seulement à la mort de Boniface qu’elle a pu se réaliser. Or, Boniface est mort en 1263, probablement le 1er février, et c’est déjà le 17 octobre de la même année que Richard a inféodé à Pierre les deux duchés.
Avec la plus grande bonne volonté, on ne saurait placer /283/ dans ce court intervalle le siège de Turin, le voyage de Pierre en Angleterre, les combats de Port-Valais, de Chillon, leurs suites et nombre d’autres événements rapportés par les chroniques.
Quelques faits constatés authentiquement peuvent encore se rattacher au combat de Chillon, et, à ce titre, nous devons les mentionner.
En 1204, l’empereur Philippe a remporté en Allemagne de grands succès sur son compétiteur Othon, ce qui lui aura permis de faire une diversion en envoyant une expédition en Chablais pour établir des communications avec l’Italie.
Un autre fait se relie plus directement à notre thèse. Selon une mention contenue dans un diplôme de l’évêque Roger, le château de Blonay, qui domine le Chablais et peut menacer Chillon, a été pris vers les années 1203 ou 1204 1 . Le cartulaire de Lausanne rapporte de plus qu’un chevalier de l’ordre teutonique, nommé Tiez Blata, de Wiggerswyl, mort durant le siège, fit un legs à l’église de Lausanne 2 . Nos sources ne disent point par qui ni dans quelles circonstances la prise du château a eu lieu 3 . /284/
Pour éclaircir ces points, nous examinerons quels ont été les rapports de la famille de Blonay avec les comtes de Savoie, les duc de Zæringen et les évêques de Lausanne.
Dans son beau mémoire sur le rectorat de Bourgogne, M. de Gingins cite Vaucher de Blonay comme ayant été en bonne intelligence avec Berthold IV, beau-frère du comte Humbert III de Savoie. M. Verdeil ajoute, dans l’Histoire du canton de Vaud, que la maison de Blonay reconnut la souveraineté des Zæringen, enfin M. Martignier 1 va plus loin, car il soutient que cette maison fut presque la seule du pays romand qui accepta volontairement le pouvoir des Zæringen, et il paraît supposer que le château de Blonay fut assiégé par la ligue romande.
Toutes ces déductions se fondent sur une charte de 1177 ou 1178 2 , par laquelle Berthold IV, duc de Zæringen, fondateur de Fribourg, restitue au monastère de Payerne l’alleu sur lequel a été bâtie l’église de Saint-Nicolas. Il est dit dans ce document que le duc agit après en avoir délibéré avec les personnes attachées à sa suite « cum hominibus suis » et avec l’approbation de son fils. Les seigneurs de nationalité romande qui figurent comme témoins de l’acte, sont : Amédée, comte de Genevois, Ulrich de Neuchâtel, Vaucher de Blonay, Rodolphe de Montagny et Conon d’Estavayer.
Il faut se garder, croyons-nous, de déduire de cet acte la conséquence que les de Blonay auraient abandonné la cause de la Savoie pour embrasser celle des Zæringen. /285/ La position prise par Vaucher de Blonay s’explique, soit parce qu’il possédait des propriétés dans le pays de Vaud 1 , soit surtout par le fait des bons rapports que Humbert III de Savoie soutenait avec son beau-frère Berthold, qui lui avait conféré gratuitement les régales du Valais. L’intervention du comte Amédée de Genevois dans l’acte de 1177, comme homme lige du duc de Zæringen, n’a point empêché son successeur, Guillaume Ier, de se mettre à la tête de la ligue des seigneurs romands; pourquoi voudrait-on que Vaucher de Blonay, en assistant au dit acte, ait rompu à tout jamais lui et sa famille avec la cause romande et les comtes de Savoie ! Il ne l’a point fait, mais la question s’est présentée sous une autre face pour ses descendants vers 1204; c’est un anachronisme de parler de ligue romande en cette année. La ligue des seigneurs transjurains a été brisée par le duc Berthold vers la fin de l’année 1190, dans le combat qui fut livré entre Avenches et Payerne. A partir de ce moment, l’évêque Roger de Lausanne, qui avait été un des principaux moteurs du soulèvement national, dut prendre parti pour le recteur et combattre le comte de Savoie 2 . Celui-ci, assisté peut-être de quelques seigneurs vaudois, resta seul champion de la cause romande.
Ainsi que M. de Gingins le fait remarquer dans une note /286/ sur l’origine de la maison de Blonay, les membres de cette famille suivirent la fortune toujours croissante des comtes de Savoie, souverains du Chablais, bien longtemps même avant que ces princes eussent étendu leur domination sur le pays de Vaud. Une série non interrompue d’actes, dont nous rappellerons quelques-uns, mentionnent les de Blonay au nombre des premiers et des plus féaux barons de Savoie.
Dans l’acte de fondation de l’abbaye d’Abondance par Amédée III, en 1108, Amédée de Blonay et Girard d’Alinges sont qualifiés par lui de seigneurs principaux de la province du Chablais 1 . Dès lors les de Blonay figurent constamment parmi les conseillers du prince, et dans les diplômes leurs noms suivent de près ceux des membres de sa famille.
Ainsi dans un plaid tenu à Conflens, vers 1138, l’évêque de Sion rappelle que le comte Amédée avait renoncé à revendiquer les villages de Louèche et de Natters, du consentement de ses frères Reynold, Humbert et Guillaume et de ses barons Rodolphe de Faucigny, Boson des Alinges ... de Blonay 2 et nombre d’autres. On sait que les de Blonay sont eux-mêmes des Faucigny, car ils descendent d’Aymerard II.
Les clauses finales d’un acte de 1170 3 , relatif à des libertés nouvelles accordées à l’abbaye d’Abondance par Humbert III, sont d’autant plus intéressantes à rappeler qu’elles montrent le rôle des barons comme conseillers du prince. Il est dit : « Afin que toutes les dispositions qui précèdent soient dûment constatées et inviolablement /287/ observées à tout jamais, le comte a ordonné de les consigner par écrit, sous forme de stipulation, en les corroborant du témoignage des hommes de haute noblesse, « nobilium virorum atque sublimium » qui ont participé à toutes les tractations et conformément à l’avis desquels l’acte a été conclu. » Suivent les noms de ces personnes; le premier est celui de Vaucher de Blonay, le cinquième, celui de Boson, vicomte d’Aoste; l’un représentait le Chablais, l’autre le val d’Aoste, les deux provinces pour la possession desquelles le combat de Chillon a été livré.
Les de Blonay ont été avoués héréditaires de la royale abbaye de Saint-Maurice dans le Chablais. Enfin, c’est bien le cas de rappeler ici que, dans la seconde moitié du douzième siècle, ils ont exercé, pendant un temps prolongé, un droit d’engagère et de garde sur le château de Chillon. Vers 1160, Vaucher de Blonay, considérant ce château comme étant sa propriété sous condition résolutoire 1 , fit donation de certaines terres qui en dépendaient à l’abbaye de Haut-Crêt dont il était l’avoué.
La haute confiance que les comtes de Savoie avaient accordée à la famille de Blonay ne fut nullement altérée par les rapports de Vaucher de Blonay et de Berthold IV. Thomas Ier suivit les traces de ses prédécesseurs Humbert et Amédée, et entretint les meilleures relations avec les divers membres de cette famille. Un acte parle de l’affection que le comte portait à Gautier de Blonay. D’autre part, dans l’enquête faite le 11 septembre 1198 par les évêques de /288/ Genève et de Sion sur les droits réciproques que le comte Thomas et l’abbaye de Saint-Maurice pouvaient avoir dans la vallée de Bagnes, Wilherme de Blonay figure comme premier témoin laïque. Cette enquête constate, entre autres, que le comte peut exiger le service militaire, suivant la coutume de cette terre, et la corvée dans le château de Chillon « equitationes juxta consuetudinem terræ illius et manoperam in castro de Chillon. »
Les événements se préparaient, et l’occasion pour le comte d’user de ces droits n’allait par tarder à venir.
Lorsque l’évêque de Lausanne qui, si l’on en croit les faits énoncés dans la proclamation de son successeur, devait abhorrer le duc de Zæringen, fut bon gré mal gré contraint de s’allier avec lui, il y eut bien des déchirements dans le pays romand et plus d’une famille se divisa. Ce fut le cas des de Blonay, anciens vassaux de l’évêque à raison de la donation de Lambert de Grandson 1 .
La transaction conclue entre le chapitre de Lausanne et Henri, fils de Wilhelme de Blonay, prouve que ce dernier avait exercé des hostilités contre l’église. Il est très probable qu’il resta attaché au comte de Savoie durant la guerre. Au contraire, on rencontre dans le parti de l’évêque non seulement des dignitaires ecclésiastiques appartenant à la famille de Blonay, mais aussi le chevalier G. de Blonay, seigneur du château de ce nom 2 . On en a la preuve /289/ irréfutable, car plus tard le comte Thomas, en promettant à l’évêque de faire la paix, s’engagea par une clause spéciale du traité à rendre à G. de Blonay l’affection dont il l’honorait avant la guerre 1 . G. de Blonay ayant suivi le parti de l’évêque, son château servit de place forte aux adversaires de la Savoie. Roger, en disant qu’il fut pris, reconnaît l’avoir perdu.
Sans doute la garnison du château avait été renforcée par des soldats allemands, au nombre desquels se trouvait « Tietelmus Plata in obsidione mortuus. » Ces termes pourraient être interprétés en ce sens que ce chevalier figurait parmi les assiégeants, mais ils peuvent tout aussi correctement signifier qu’il se trouvait dans les rangs des assiégés. C’est leur sens naturel, puisque le duc de Zæringen et l’évêque faisaient cause commune. Le château doit avoir été pris par le comte de Savoie. Celui-ci, en rendant plus tard à G. de Blonay tout l’amour qu’il avait eu précédemment pour sa personne, lui aura sans doute rendu en même temps son château.
Il est possible que la prise du château de Blonay ait précédé le combat de Chillon. Dans cette hypothèse il faut /290/ peut être chercher parmi les compagnons de Tietelmus Plata le gouverneur dont, au dire des chroniques, l’empereur voulait venger la mort. Il se peut aussi que la prise du château de Blonay ait été le premier fruit de la victoire de Chillon et que les contemporains, en rappelant l’événement, aient entendu remémorer le souvenir de cette victoire. Nous nous bornons à émettre ces suppositions; les textes sont sous les yeux du public et chacun peut se former par lui-même une opinion. Vu la coïncidence des lieux et des époques, il nous paraît difficile d’étudier le combat de Chillon en faisant abstraction du siège de Blonay. Cet épisode montre tout au moins que depuis 1203 ou 1204 le théâtre de la lutte était voisin de Chillon.
Laissant les faits de guerre qui peuvent avoir été en rapport plus ou moins direct avec le sujet de notre étude, nous allons nous occuper d’un document qui paraît s’y rattacher. En l’année 1234 un traité fut conclu entre Landri, évêque de Sion, et Thomas de Savoie. Cet acte stipule que l’église de Sion n’est tenue à suivre en guerre le comte, du côté du pays de Vaud, que jusqu’à l’Eau-froide, torrent qui se jette dans le lac Léman près de la porte orientale de Villeneuve, et qui forme la limite entre les diocèses de Sion et de Lausanne. Toutefois il est ajouté : « Verum si quis potens homo veniret ad expugnandum castrum de Chillun tenetur episcopus pro posse suo venire ad defensionem dicti castri 1 . »
L’historien qui s’occupe de la bataille de Chillon, et qui, en suivant une voie indépendante, est arrivé à la fixer entre les années 1203 et 1207, a quelque peine à ne pas voir une confirmation de cet événement dans l’obligation /291/ imposée vingt années plus tard à l’évêque de contribuer à la défense du château au cas où quelque homme puissant viendrait à l’assiéger. La famille de Zæringen n’existait plus; sous ces termes « homo potens, » qui sont insolites en pareil cas, il faut donc, comme l’a fait M. Vulliemin, sans voir toute l’importance de cette interprétation et par conséquent sans idée préconçue, comprendre l’empereur et ses lieutenants. On combattait souvent l’empereur au moyen âge, mais dans un traité on n’aurait point osé le désigner nominativement comme ennemi. Ce document prouve qu’au commencement du treizième siècle la possession du Chablais n’était pas complètement assurée aux comtes de Savoie, qui, en 1224, croyaient encore avoir à redouter quelque grave attaque.
Ainsi, l’acte par lequel Frédéric II a érigé le Chablais et le val d’Aoste en duchés en faveur de la maison de Savoie, mettait réellement fin à une position tendue qui devait remonter au moins à l’époque du combat de Chillon.
Les récits des chroniqueurs, relatifs aux revendications de l’empereur ou de ses lieutenants sur le Chablais et le val d’Aoste, n’ont rien d’invraisemblable si l’on place ces revendications dans les premières années du treizième siècle.
Par suite de la haine des Italiens contre les Allemands, Philippe, lors de son élection, avait eu mille peines à se rendre d’Italie en Allemagne, et il avait couru de graves dangers dans ce voyage. Le maintien des communications entre l’Italie et l’Allemagne a été un but poursuivi avec constance par tous les empereurs depuis Charlemagne. Frédéric Barberousse avait naguère mis à feu et à sang les états des comtes de Savoie pour se procurer un passage. /292/ Or, la possession du Chablais suffisait pour donner à l’empereur Philippe celle du Mont-Joux et un débouché dans les plaines d’Italie par le val d’Aoste.
Une grande partie du Chablais dépendait de l’évêché de Sion, dans lequel les empereurs disposaient des régales selon leurs préférences en faveur des évêques où des comtes de Savoie.
Il est constaté par une bulle datée de Bâle, le 7 mai 1189, que l’empereur Henri VI avait replacé dans la mouvance immédiate de l’empire l’évêché de Sion 1 où les évêques recevaient précédemment l’investiture des régales des mains du comte de Savoie. « Sedunensem episcopatum ad manum imperii retinuimus specialiter, cujus ecclesie episcopi ante tempora illa de manu comitum Sabaudie per aliquod tempus recipiebant regalia. » En dehors de l’évêché, dans le Chablais vaudois, l’évêque de Sion et les comtes de Savoie débattaient à Chillon la question de savoir si l’évêque recevait l’investiture des régales du comte, oui ou non, tandis qu’ailleurs, dans cette partie de la province, les ducs de Zæringen exerçaient les droits du recteur dans leur plénitude. La situation politique de ce pays étant à ce point troublée et emmêlée, il n’y a rien de surprenant à ce que l’empereur ait pu avoir l’idée d’y exercer directement son pouvoir. Sans doute, par la bulle précitée, du 7 mai 1189, Henri VI, en conférant de sa main à Guillaume Ier d’Ecublens les régales dans l’évêché, avait promis que l’investiture en serait donnée de même aux successeurs de cet évêque, mais on ne trouve pas d’actes de confirmation en faveur de Nantelme d’Ecublens (1196), ni de /293/ Guillaume II de Saillon (1203), ni de Landri de Mont (1205).
Si le projet de réunir le Chablais et le val d’Aoste à la couronne impériale a été formé par l’empereur Philippe, il ne pouvait guère réussir sans l’adhésion des Zæringen, recteurs de Bourgogne et avoués des trois évêchés. Il est certain que le Chablais, simple prolongement du Valais, d’un côté, et du comté de Vaud de l’autre, faisait partie de la Transjurane. Pour le val d’Aoste, la question est plus délicate, mais une dissertation de Giantomaso Terraneo, publiée dans le tome XIII des Miscellanea de Turin, par M. le baron Bollati de Saint-Pierre, lève les doutes qu’on pouvait avoir à cet égard. Quels que fussent les droits héréditaires des comtes de Savoie sur le Chablais et le val d’Aoste, ces comtes y trouvaient des compétiteurs dans les ducs de Zæringen 1 . Une entente entre l’empereur et le recteur, la réunion de leur droits et de leurs forces, assuraient à l’empire la clef des Alpes. Or l’entente entre ces deux personnages venait d’être scellée par la vente que Berthold avait faite à Philippe de la couronne impériale. Quelles en furent les conséquences pour le Chablais et le val d’Aoste ? Si ces provinces ont été occupées comme le rapportent les chroniques, furent-elles administrées directement par l’empereur, ou bien leur gouverneur, simple chef militaire peut-être, fut-il désigné par les Zæringen ? On ne peut trancher ces questions en faisant abstraction des chroniques.
Ce qui est certain c’est que l’empereur Philippe, /294/ reconnu dans le Valais et le val d’Aoste, renonça, comme nous l’avons déjà dit, à ses prétentions sur le Chablais et le val d’Aoste en faveur du comte de Savoie, en investissant ce dernier, en 1207, des fiefs qu’il avait hérités de ses ancêtres « feudum suum quod per successionem a suis progenitoribus ad ipsum devolutum erat. »
L’histoire peut ainsi très bien cadrer avec le rôle que les chroniques font jouer à l’empereur en racontant ses prétentions d’abord, puis leur abandon.
Si l’on place l’empereur au second plan, les Zæringen, mentionnés dans plusieurs chroniques comme ses lieutenants, passeront au premier; encore ici l’histoire se trouve d’accord avec les chroniques.
Les efforts que firent Berthold IV et son successeur Berthold V pour faire reconnaître leur autorité dans le Valais, et qui aboutirent à la défaite de ce dernier duc à Obergestelen en 1211 1 , se rattachent très naturellement à une lutte suspendue après le combat de Chillon et reprise après la mort de Philippe.
Les intérêts en jeu étaient fort considérables, et le combat de Chillon, par ses résultats, a pris des proportions qui dépassent de beaucoup son importance matérielle. C’est pour ce motif qu’il a conservé une grande place dans les traditions populaires et les recherches des historiens.
Pour compléter cette étude il faudrait examiner quels ont été les rapports de Thomas avec l’empire en Italie, dans les premières années du siècle, et enfin quelles ont pu être les conséquences du combat de Chillon pour les prisonniers.
L’opinion générale des historiens est que Thomas a /295/ commencé par être partisan d’Othon, ce qui expliquerait parfaitement l’expédition envoyée contre lui par Philippe. Thomas a participé en 1206 ou 1215 à la prise de Casale, cité Gibeline. On discute entre ces deux dates. A notre avis, la prise de la ville doit être antérieure au traité conclu, le 21 avril 1213, entre Verceil et Alexandrie, qui renferme la clause suivante : « Item teneantur Alexandrini et commune Alexandrie quod bona fide prohibebunt homines Casalis et etiam alios redire vel ire ad habitandum in Casale et quod non patientur sed bona fide prohibebunt quod Casale reedificetur. » Il ne nous paraît pas conforme à une saine critique historique de voir dans cette clause une allusion à un événement futur 1 .
Nous n’avons pas trouvé mention d’aliénations ou d’emprunts quelque peu nombreux et importants, qui auraient dû être contractés si une rançon avait été exigée des prisonniers. Cela concorde avec le récit des chroniques d’après lequel le vainqueur se serait contenté d’une cession de territoire.
Bien des recherches doivent encore être faites avant qu’une lumière complète soit projetée sur ces époques reculées. Nous nous tiendrons pour satisfait si la lueur que nous avons cru entrevoir ne vient pas à s’éteindre, et si d’autres personnes, mieux qualifiées que nous, continuent ces recherches. Elles verront que l’étude des Anciennes chroniques de Savoie est pleine d’attrait. A côté de leur mérite littéraire elles sont une mine des plus riches pour l’histoire. Il s’agit seulement d’en bien suivre les divers filons.
/296/
DOCUMENTS RELATIFS AUX PLUS ANCIENS DROITS DE LA MAISON DE SAVOIE DANS LE PAYS DE VAUD
Les deux premières chartes publiées ci-après – pour la première fois en entier – proviennent des archives d’Etat de Turin, catégorie duché de Savoie, fasc. I, No 4. Ces actes sont extraits d’un rouleau en parchemin contenant la copie d’une longue série de documents; ils portent les chiffres 9 et 11. Le troisième acte, inédit jusqu’à ce jour, se trouve dans les archives de Vevey, lay. 8, paquet 2, No 15.
Ces documents, importants pour l’histoire de notre pays, ont été fréquemment cités d’une manière fautive.
I
Notum sit omnibus hujus carte auditoribus quod dominus et honorabilis comes Mauriane et in Italia marchio tractat et promittit talem pacem cum domino Lausanensi episcopo Berthodo facere et tenere, ita scilicet quod quicquid predictus episcopus per probos et ydoneos homines probare poterit quod comites Gebenenses olim in castro Meduni a predecessoribus suis recognoverunt, ipse comes et successores sui recognoscunt ab ipso Lausanensi episcopo et a successoribus suis et ipse hominium ei faciet, salva fidelitate omnium dominorum quos hodie habet, et ipse comes jurabit ei castrum et jura ecclesie defendere, hoc idem faciet jurare omnibus castellanis quoscumque imposuerit de cetero ac eciam existenti rationes et jura /297/ predicte ecclesie defendere et convenciones servare. Dum tamen ipse episcopo (lege : episcopus) castrum juret et jura castri defendere. Nulli homines proprii ecclesie recipientur pro habitatoribus in castro Meduni nisi de voluntate predicti episcopi. Homines autem quos dominus, Lausanensis episcopo (episcopus) in castro Meduni se habere asserit eo modo quo predecessores sui habuerunt habeat, et si super hoc aliqua oriretur dissensio per III homines de Meduno et per III de Curtiliaco sedaretur 1 . Dabit eciam dominus comes predicto episcopo C libras Lausanensium pro dampnis olim ecclesie et hominibus illius loci illatis, ita tamen quod dominus comes habeat litteras patentes et munitas sigillo domini episcopi et capituli quod nunquam de cetero neque comiti neque successoribus suis pro aliqua recognitione placiti vel mutagii possit aliquid exigere predictus episcopo (episcopus) vel sui successores.
Ergo dominum R. de Boltens (Renaldus de Bottens ? 2 ) satisfaciat ad noticiam II hominum comitis et II ipsius R. In eodem amore quo erat cum domino G. de Blonay ante hanc discordiam revertetur. Ad hec addicientes volumus quod episcopo (episcopus) Lausanensis pacem et guerram de Meduno facere possit ad jura ecclesie defendenda si quis eidem minaretur. Episcopo (Episcopum) vero quem in loco sui ad regendum episcopatum dimittet jurare facere (omnes) conventiones servare. /298/
II
B. dei gratia episcopus Lausanensis omnibus tam presentibus quam futuris rei gestæ memoriam. Noverint universi quod cum inter nos et nobilem virum Thomam comitem Sabaudie super castro de Melduno discordia verteretur, talis inter nos et ipsum composicio facta est, quod dictus comes a nobis in feodum recepit quicquid comes Gebenensis (comites Gebenenses) habuerant vel habuisse recognoverunt ab episcopis Lausanensibus in dicto castro de Melduno et inde fecit nobis hominium, salva fidelitate dominorum quos tunc habebat, et juravit nobis idem castrum et jura ecclesie nostre defendere et quod de Melduno possimus facere pacem et guerram. Hoc idem fecit castellanum suum de Melduno et habitatores Melduni jurare et quodquod (sic) castellani in futurum ibidem fuerint instituti jurabunt et jura ecclesie nostre defendere et convenciones in hoc scripto contentas servare. Nos eciam juravimus sibi et illis de Melduno castrum et jura castri defendere et si forte quod absit idem castrum caperetur nos non faceremus pacem vel treugas sine voluntate dicti comitis. Comes vero tenetur recipere dictum feodum Lausanne in curia episcopali ab episcopo nisi forte fecerit ei gratiam episcopo (episcopus) alibi recipiendi 1 . Nulli homines proprii /299/ ecclesie recipientur pro habitatoribus in castro Melduni nisi de voluntate episcopi, homines eciam quos in predicto castro nos habere asserimus eo modo quo predecessores nostri habuerunt habebimus et si super hoc aliquam oriri contingit dissensionem per tres homines de Melduno et per tres de Curciliaco sedabitur. Dedit eciam nobis predictus /300/ comes centum libras Lausanensium pro dampnis olim ecclesie illatis, ita tamen quod nec nos nec successores nostri hanc pecuniam pro aliqua recognicione placiti vel mutagii ab eo vel successoribus suis exigere possimus. Ad comes (lege : omnes) conventiones in hoc scripto expressas firmiter observandas nos et nostri successores predicto comiti et successoribus suis tenemur, ipse quoque comes et successores sui nobis et successoribus nostris ad easdem similiter observandas tenentur. Testes qui interfuerunt sunt hii, Landricus episcopus Sedunensis, Boso vice comes Augustensis, Nantelmus de Miolens, Aymo et Willielmus fratres de Turre, Rodulphus de Turre, Aimo de Ponte Vereo, Petrus de Amaisins, Burno de Avaluns, Amedeus de Saisons, Nantelmus de Tornon, Petrus de Toreto camerarius, Vuifredus marescaldus, Ulricus de Sent Branchier, Stephanus nepos ejus.
Actum est hoc apud Burie anno dominice incarnacionis MoCCo nonodecimo, Vo Nonas julii anno tercio pontificatus Honorii pape et ut hoc ratum habeatur sigillo nostro et capituli nostri presentem paginam fecimus roborari.
III
Ego vero comes Sabaudie et marchio Italie omnibus tam futuris quam presentibus rei gestæ noticio quod cum inter benedictum Lausanne episcopum et me comitem super castro de Melduno discordia verteretur talis inter nos compositio facta (est) : Quod ego comes ab eodem episcopo in feudum recepi quicquid comites Gebenenses habuerunt vel habuisse recognoverunt ab episcopis Lausannensibus in dicto castro de Melduno, et ex eo feci ego ipsi episcopo /301/ homagium, salva fidelitate dominorum quos tunc habebam, et juravi sibi dictum castrum et jura ecclesie Lausanne deffendere et quod de castro possit episcopus facere pacem et guerram. Hoc idem feci jurare castellanum meum de Melduno et habitatores Melduni. Quotquot etiam castellani in futurum ibidem fuerint instituti, jurabunt ei castrum et jura ecclesie deffendere et conventiones in hoc scripto contentas servare. Episcopus quoque juravit mihi, communitati et habitatoribus Melduni, castrum et jura castri deffendere, et si forte, quod absit, idem castrum caperetur episcopus non faceret pacem vel treugiam sine voluntate comitis Sabaudie.
Ego vero comes teneor recipere dictum feudum ab episcopo in curia sua Lausannensi, nisi forte faciat mihi gratiam alibi recipiendi. Nulli homines in ecclesia recipientur pro habitatoribus in castro Melduni, nisi de voluntate episcopi; homines etiam proprii quos in ipso castro episcopus se habere asserit, eo modo quo predecessores sui habuerunt habebit, et si super hoc aliquam dissentionem oriri contingeret per tres homines de Melduno et per tres de Curtiliaco sedabitur. Ego idem comes dedi episcopo centum libras pro dampnis olim ecclesie illatis, ita tamen quod nec episcopus nec successores sui hanc pecuniam pro aliqua recognitione placiti vel mutagii a me vel a successoribus meis exigere possit. Ad omnes conventiones expressas in hoc scripto firmiter observandas, ego comes et successores mei dicto episcopo et successoribus suis tenemur; ipse quoque episcopus et successores sui mihi et successoribus meis tenentur similiter observare. Testes qui interfuerunt sunt hi : Benedictus episcopus Sedunensis, qui proprium sigillum apposuit, abbas et prior Sancti Mauritii, Canonicus /302/ (Cono) prepositus, Reymondus cantor, Nicolaus de Chavornay, Petrus de Grallye, canonicis Lausanne, reverendus comes de Gruyre, G. de Blonay, R. de Orons, H. de Blonay, Girardus de Grandson, Petrus de Sancto Martino et R. filius suus, Vullielmus de Estavaye et R. frater suus, Jacobus de Albona et Willermus de Escublens. Nicholaus Dapifer et Dalmacius, milites, Amedeus de Sassonay qui tunc erat castellanus 1 .