CHARTES COMMUNALES
DU PAYS DE VAUD
DÈS L’AN 1214 A L’AN 1527
PAR
FRANÇOIS FOREL
président de la Société d’histoire de la Suisse romande.
LAUSANNE
GEORGES BRIDEL ÉDITEUR
1872
/V/
INTRODUCTION
La constitution idéale d’un peuple libre serait celle dans laquelle l’autorité centrale, les autorités provinciales et les administrations communales jouiraient chacunes, dans leur sphère respective, d’attributions proportionnées à leur étendue, à leur position et à leur importance.
Les diverses constitutions varient beaucoup à ce sujet. D’une part on trouve les constitutions fédératives des Etats-Unis d’Amérique et de la Suisse, dans lesquelles la confédération, les états et les communes se partagent dans une juste mesure les attributions de la souveraineté. D’autre part se présentent les états despotiques, où tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un seul homme. Entre ces deux extrêmes se classent, à divers degrés, les états constitutionnels tels que l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche, la France, l’Italie, etc. Mais il est inutile d’entrer ici dans les détails de cette classification.
Il existe aussi de grandes différences dans le développement historique des peuples. A de certains moments ils suivent une marche ascendante et tendent à une centralisation plus grande. C’est le plus souvent, lorsqu’après être partis d’une division primitive en petites peuplades ou provinces, ils cherchent à se grouper pour former /VI/ de plus grands états. A d’autres époques, ils suivent une marche inverse, c’est lorsqu’après avoir subi les inconvénients d’une centralisation trop grande, ils tendent à la décentralisation et parfois même au démembrement. Ces diverses tendances peuvent se présenter successivement chez le même peuple.
La question de la centralisation ou de la décentralisation est devenue une des plus graves questions des temps modernes, car elle s’agite un peu partout, et c’est la tendance vers l’une ou l’autre de ces directions qui détermine la ligne politique des états et des partis. La Suisse, notre chère patrie, semblait offrir à cet égard un exemple et un modèle digne de l’attention des historiens et des publicistes. Sortie des ténèbres du moyen âge à l’état de petites communautés ou souverainetés indépendantes, elle s’est peu à peu constituée par des ligues ou confédérations, qui ont fini par former un état fédératif, dont le pouvoir est doué de toutes les attributions nécessaires. D’autre part, on y trouve une répartition fort équitable de la souveraineté entre la confédération, les cantons et les communes. Mais les institutions humaines ne peuvent rester stationnaires: elles marchent toujours dans un sens ou dans un autre, vers le progrès ou vers la décadence, et la Suisse continue à se diriger actuellement dans le sens d’une centralisation toujours plus grande. Espérons que, tout en adoptant franchement les modifications nécessitées par les progrès de la civilisation moderne, elle saura résister aux entraînements de notre époque, et conserver ce caractère d’indépendance et d’autonomie qui a fait jusqu’ici sa prospérité et sa vie.
L’histoire, destinée à éclairer le présent par les leçons /VII/ du passé, est appelée à apporter son contingent dans ces hautes discussions, et son premier devoir est de faire connaître les documents qui doivent leur servir de base. Au nombre de ces documents figurent en première ligne les chartes communales ou provinciales qui ont été le point de départ de toutes nos institutions politiques. Il ne saurait être sans intérêt, dans un moment où les aspirations à l’unité se manifestent de tant de côtés, de jeter un coup d’œil sur l’époque où chacune de nos villes ou bourgades possédait une législation particulière et formait en quelque sorte un petit centre.
Le présent volume est consacré à la publication des anciennes chartes communales du pays de Vaud. Déjà en 1817, le baron de Grenus avait fait paraître la traduction d’un grand nombre de pièces relatives aux bonnes villes de ce pays. En 1847, nous avons publié, de concert avec M. Frédéric de Gingins, une série de chartes communales relatives aux terres épiscopales de l’évêché de Lausanne. Cette série, qui comprend les villes de Lausanne et d’Avenches, les quatre paroisses de La Vaux et d’autres terres immédiates de l’évêché, forme le VIIe volume des Mémoires de la Société d’histoire de la Suisse romande. Elle devait être suivie et complétée par la série des franchises communales du reste de l’ancien pays de Vaud dépendant des princes de Savoie et d’un certain nombre de seigneurs laïques. Cette seconde partie de notre travail était déjà préparée depuis longtemps, mais il lui manquait encore quelques pièces importantes, et son impression a été retardée par diverses circonstances dans le détail desquelles il est inutile d’entrer ici.
Dans l’intervalle, la publication des chartes et franchises /VIII/ communales des pays qui nous entourent a été continuée et complétée sur beaucoup de points. M. Gremaud a terminé la précieuse collection du Recueil diplomatique du canton de Fribourg, commencée par M. Werro. Les documents de la Gruyère ont été rassemblés et publiés par MM. Hisely et Gremaud. Les documents de la principauté de Neuchâtel ont vu le jour dans la grande et belle publication de M. Matile. Les chartes du diocèse de Genève, lequel comprenait une partie de la Savoie, ont été publiées par MM. Lullin et Le Fort. D’autres chartes de la Savoie ont été reproduites dans les Monumenta historiae patriae et dans les Mémoires de la Société d’histoire de Chambéry. Le Pays de Vaud soumis à la maison de Savoie, et par Pays de Vaud nous entendons ici non-seulement celui qui plus tard a formé le canton de Vaud, mais aussi celui qui constitue la majeure partie du canton de Fribourg, laissait une lacune regrettable pour l’étude de nos origines, et c’est cette lacune que nous venons essayer de combler aujourd’hui.
Nous aurions voulu pouvoir y joindre les nombreuses pièces du même genre qui concernent le Valais et qui attendent encore de voir le jour. Mais le Valais formait alors une circonscription politique distincte: nous n’avions pas toutes les pièces à notre disposition, et nous avons cru bien faire en laissant ce qui concerne ce canton comme un ensemble séparé, qui fera plus tard le sujet du travail de celui de nos collègues qui s’en est plus particulièrement occupé.
Il n’est pas nécessaire d’ajouter ici que la série que nous publions est loin d’être complète. Malgré tous nos efforts, il ne nous a pas été possible de fouiller dans toutes les /IX/ archives communales, et de mettre la main sur toutes les pièces qui peuvent s’y rencontrer, attendu que ces archives ne sont pas toujours dans un état qui permette des recherches approfondies. Nous croyons cependant que telle qu’elle est, cette collection pourra offrir quelque intérêt aux personnes qui voudront bien en entreprendre l’étude.
Les chartes qui forment le présent recueil commencent à la date de l’année 1214, par les franchises du bourg de Villeneuve, lequel venait d’être fondé au pied des murs du château de Chillon. Ces franchises se présentent comme le premier chaînon de la série. Celle-ci se termine à la réformation du seizième siècle, époque à laquelle le pays de Vaud fut conquis par les villes de Berne et de Fribourg et où la vie publique et communale subit une transformation complète.
Nous aurions peut-être dû, comme on l’a fait dans d’autres recueils du même genre, grouper nos chartes sous le nom de chaque commune en particulier, et faire des chapitres à part pour les chartes de Moudon, pour celles d’Yverdon, de Morges, de Vevey, de Romont, etc. Mais cette classification aurait présenté des difficultés de diverse sorte, et elle aurait eu le grave défaut de rompre la série chronologique et l’enchaînement historique qui doit toujours tenir la première place dans des travaux de ce genre. Nous avons donc suivi l’ordre chronologique pur et simple, et nous avons suppléé au défaut de classification par un répertoire alphabétique qu’on trouvera à la fin du volume, et dans lequel les pièces qui concernent la même commune seront réunies sous le nom de cette commune. L’ordre chronologique était d’ailleurs d’autant plus indiqué dans le présent recueil, qu’au fond la plus grande /X/ partie des villes du pays de Vaud ne formaient qu’un seul tout, puisqu’elles étaient pour la plupart soumises aux coutumes de Moudon. Ces coutumes étaient devenues une sorte de constitution uniforme et commune à tout le pays.
Pour être complet, nous aurions dû accompagner le texte de chacune de nos chartes d’un commentaire étendu, ou au moins de notes beaucoup plus fréquentes, soit sur le sens des mots, soit sur la signification des articles, soit sur l’histoire et la géographie du pays. Mais ce travail aurait allongé notre publication outre mesure, et il faut le dire, nous n’étions pas suffisamment préparé pour l’entreprendre, car, en pareil cas, ce n’est qu’après l’impression des textes qu’il est possible d’en faire une étude approfondie.
Nous avons fort heureusement trouvé un auxiliaire précieux en la personne de notre ami M. Charles Le Fort, qui a eu l’obligeance de prendre connaissance de nos feuilles, et qui, grâce à ses études antérieures, a pu plus facilement que nous exécuter un travail de comparaison entre les pièces nouvelles que nous avons publiées et quelques-unes de celles qui avaient déjà vu le jour précédemment. Ce travail, que M. Le Fort nous a permis d’imprimer à la suite de la présente introduction, en forme le complément et servira de guide aux personnes qui voudront entreprendre l’étude de notre recueil.
Nous nous bornerons à présenter quelques considérations générales sur l’histoire des institutions du Pays de Vaud, sur sa division géographique et sur le caractère des franchises qui font l’objet du présent recueil.
/XI/
Nous avons gardé peu de traces écrites de la législation de la Suisse romande avant le treizième siècle. La Loi gombette donnée par les rois bourguignons de la première race, et la Lex romana burgundionum, dont on a retrouvé le texte dans le recueil connu sous le nom de Papien, ont dû à la vérité exercer une grande influence sur le pays, mais les preuves et les détails de cette influence sont assez difficiles à discerner au milieu des ténèbres du moyen åge. Il semble toutefois que cette influence s’est conservée assez longtemps, car au onzième et douzième siècles nous trouvons encore dans les chartes la mention de personnes qui vivaient sous la loi salique, sous la loi burgonde ou sous la loi romaine 1 et bien qu’il soit assez difficile de préciser exactement le sens suivant lequel on doit entendre ces expressions, il n’est pas douteux qu’elles devaient se rapporter aux lois bien connues de l’époque barbare. A défaut de lois écrites, on ne peut guère connaître les institutions et le droit de ces époques reculées que par des inductions tirées de quelques passages des anciennes chartes, ou par l’interprétation d’un petit nombre de jugements qui nous ont été conservés, et ce procédé long et difficile ne peut conduire qu’à des résultats partiels et sujets à discussion.
Les premières dispositions générales que nous trouvons ensuite sont les reconnaissances (recognitiones) des droits /XII/ de la ville de Lausanne, qui datent du milieu du douzième siècle 1. C’est seulement au siècle suivant que nous voyons la série des chartes communales se développer progressivement par les concessions des évêques, des princes et seigneurs.
A côté et au-dessus des franchises communales, on vit éclore plus tard les germes d’une représentation générale des délégués des trois ordres, le clergé, la noblesse, et les communes. Ces assemblées d’états eurent lieu non-seulement dans les parties du pays soumises directement aux évêques, mais aussi dans celles qui relevaient de la maison de Savoie, et cette institution remarquable continua à fonctionner jusqu’au moment où la conquête du Pays de Vaud par les Bernois et les Fribourgeois vint y apporter des lois et des habitudes nouvelles.
La soumission du Pays de Vaud aux comtes de Savoie date des premières années du treizième siècle. Elle commença par l’acquisition du château de Chillon et de la ville de Moudon, et devint presque générale vers le milieu du même siècle par la série des conquêtes du comte Pierre. Sous la domination de ces princes, le Pays de Vaud, patria Vaudi, comprenait la plus grande portion du canton de Vaud, à l’exception de Vevey, de Villeneuve et du district. d’Aigle, qui faisaient partie de la province du Chablais. Le canton de Fribourg, ou du moins une grande portion de son territoire, était aussi compris dans le Pays de Vaud. Mais la souveraineté d’alors ne ressemblait guère à ce qu’elle est devenue de nos jours. Ce n’était pas un pouvoir uniforme s’étendant régulièrement sur toutes les localités du pays et les assujettissant à des lois et des charges partout /XIII/ semblables. C’était un faisceau compliqué de droits variés, qui étendait ses ramifications dans toutes les directions, et qui s’appliquait très diversement suivant les lieux ou les personnes. C’était plutôt une réunion de seigneuries, distinctes quant à leurs attributions et à leur étendue, et dont on ne pourait donner une idée claire de nos jours sans entrer dans la description des détails inextricables du régime féodal. Dans certains lieux le souverain jouissait d’une seigneurie directe; dans d’autres il ne recevait qu’un hommage pur et simple, ou accompagné de certaines redevances; dans d’autres enfin il ne percevait que certains droits spéciaux. Ses domaines étaient d’ailleurs entremêlés avec les terres de l’église et des couvents, ainsi qu’avec les terres des seigneurs inférieurs qui relevaient plus ou moins directement de lui. Il s’y trouvait aussi quelques seigneuries relevant complétement de l’étranger. Parmi les seigneuries du pays de Vaud, on remarquait entre autres le comté de Gruyère, la seigneurie d’Oron, les baronnies de Cossonay, de La Sarraz, d’Aubonne, et la seigneurie d’Orbe et d’Echallens qui appartint aux Montfaucon et plus tard à d’autres familles également étrangères.
Pour donner une idée complète de la subdivision géographique et administrative du pays de Vaud, nous ne pourrions mieux faire que de renvoyer au tableau très détaillé qui a été dressé par M. de Gingins et publié dans le tome VIII de nos Mémoires (pag. 501 et suiv.). Mais ce tableau est trop long pour être reproduit ici, et pour abréger nous nous bornerons à citer une énumération des députés aux Etats du pays de Vaud. Il en existe plusieurs et nous prenons celle qui est rapportée par Quisard 1 comme étant /XIV/ l’une des plus complètes. Nous faisons cependant, au sujet de cette énumération, une réserve dont on trouvera plus loin l’explication.
Ces députés étaient:
Pour les ecclésiastiques;
Les commandeurs de la Chaux et Romainmotier; les abbés de Bonmont, de Hautcrêt, du Lac de Joux et de Marsens; les prieurs de Payerne, du Grand Saint-Bernard, de Saint-Oyen de Joux et d’Oujon;
Pour les nobles;
Les comtes de Neuchâtel, de Romont, de Gruyère et l’évêque de Lausanne 1; les barons de Cossonay, de La Sarraz, d’Aubonne, des Monts et de Grandcour; les bannerets d’Estavayer, de Coppet, de Vuippens, de Prangins, d’Oron, de Montricher, de Fons, de Vufflens, de Vuillerens, de Cugy, de Bavois et de Vulliens;
Pour les patriotes;
Les envoyés des villes de Moudon, Nyon, Yverdon et Morges; des mandements de Cudrefin, Rue et les Clées; et des bourgades de Payerne, Orbe, Morat, Avenches et Montagny.
Dans d’autres actes on trouve encore cités comme ayant envoyé des députés aux Etats, les localités de Grandcour, de Sainte-Croix, de Corbières, de Saint-Denis et de Surpierre. Enfin, au nombre des châtellenies du pays de Vaud, dont les comptes se trouvent encore aujourd’hui réunis aux archives de Turin, on voit figurer les noms de Vevey et de Chillon, de Grandson, de Vaulruz, et de Grasbourg. /XV/
Mais il est à remarquer que ces énumérations de localités ont dû souvent varier suivant les temps et les circonstances, car il pouvait très facilement arriver que dans telle occasion certains députés se trouvassent momentanément absents, et quant aux châtellenies, leur représentation a varié suivant que telle ou telle seigneurie passait dans le domaine direct du prince, car alors ses députés se trouvaient classés au rang des patriotes. En revanche, lorsque certaines localités passaient en la possession de la noblesse, leurs députés cessaient de figurer au rang des patriotes et se trouvaient parmi les représentants des nobles. Ce principe est clairement exprimé par Quisard, à l’article 5 du chapitre précité.
Il est à remarquer, d’une manière générale, que la division en châtellenies, telle qu’elle existait sous la maison de Savoie, coïncide sur un grand nombre de points avec la subdivision en bailliages qui prit naissance sous la domination de Berne et de Fribourg, et qu’on y retrouve encore aujourd’hui certains traits de ressemblance avec la division moderne en districts. Cette subdivision administrative, qui peut être qualifiée d’excessive à raison de la petitesse des circonscriptions, a donc subsisté plus ou moins sous tous les régimes. Les populations s’y sont habituées, et ces habitudes sont maintenant un obstacle puissant à toute tentative qui pourrait être faite dans le but d’arriver à des circonscriptions plus étendues.
Les franchises du pays de Vaud présentent certains caractères communs, et cependant elles diffèrent entre elles sur beaucoup de points. A cet égard nous croyons pouvoir les classer de la manière suivante. Les unes appartiennent à certains types bien déterminés; les autres présentent des /XVI/ caractères spéciaux à la localité et doivent être considérées comme appartenant à des types particuliers ou non encore reconnus.
Parmi les types déterminés, nous indiquerons en premier lieu les franchises de Moudon, qui présentent un caractère parfaitement défini. Ces franchises, qui ne sont qu’un développement plus complet de celles de Villeneuve, ont été données par les comtes de Savoie. Elles se sont peu à peu étendues, avec ou sans modification, à la majorité des villes et bourgades du pays de Vaud, et comme elles présentent de nombreuses ressemblances avec les chartes contemporaines de la Savoie et du Chablais, on doit les classer dans la catégorie générale du type savoyard. Néanmoins, comme elles présentent aussi des caractères spéciaux et communs entre elles, on peut les considérer comme formant un type spécial au pays de Vaud et lui donner le nom de type vaudois ou type de Moudon.
Nous indiquerons, en second lieu, les coutumes de Lausanne et des terres immédiates de l’évêché qui se rapprochaient plus ou moins de la coutume contenue dans le plaid général de Lausanne. Elles présentent un caractère tout particulier, et peuvent avec raison être classées dans la catégorie du type de Lausanne.
En troisième lieu nous avons à signaler les anciennes franchises de Fribourg et de Morat, qui ont été données par les ducs de Zähringen et formulées d’après le modèle de celles de Fribourg en Brisgau. Ces documents n’appartiennent pas à notre recueil, et nous n’avons à les citer ici que parce que ces deux villes formaient la limite géographique où s’arrêtait l’influence germanique.
Cette limite du reste était assez variable. Car d’un côté /XVII/ nous trouvons dans les franchises d’Arconciel et de la Roche des emprunts assez considérables à la Handfeste de Fribourg. La charte de Corbières, dont nous ne possédons que des fragments, paraît même n’avoir été qu’une reproduction de cette même Handfeste. D’autre part, nous voyons en 1377 le comte de Savoie octroyer à la ville de Morat des franchises qui se ressentent considérablement des influences de la Savoie. Il pouvait d’ailleurs exister, en dehors des emprunts directs et officiels, des dispositions ou formules générales, plus ou moins connues de tous les clercs, qui formaient une sorte de domaine commun de l’époque, et qui se présentaient tout naturellement quand on avait à faire une nouvelle rédaction. Nous citerons, à cette occasion, l’art. 35 des franchises de Moudon, qui présente une physionomie très caractéristique, et qui se trouve déjà dans les franchises de Vevey et dans la Handfeste de Fribourg 1.
Il se rencontre d’ailleurs à cette époque des exemples d’influences à distance tout à fait mystérieuses. Nous en trouvons un cas frappant dans les franchises de Flumet en Faucigny, datées de l’an 1228. Il y est dit que certaines contestations commerciales seront jugées d’après le droit de la ville de Cologne 2. Une clause semblable et à peu près identique dans les termes se rencontre dans la Handfeste de Berne 3 qui, comme on le sait, se rattache /XVIII/ indirectement aux lois de Cologne. Comment cette clause a-t-elle pu se trouver également dans ces deux chartes? C’est un problème que nous soumettons à la sagacité de nos lecteurs.
Quant aux franchises à type particulier ou indéterminé, nous pouvons indiquer celles d’Aubonne, de Payerne, de Saint-Cergues, d’Estavayer, de Vaulrux, de la Roche, etc. Leur caractère était surtout la conséquence des circonstances locales ou momentanées qui y avaient donné lieu.
Les franchises d’Aubonne, datées de l’an 1234, furent données par les seigneurs particuliers de cette ville, et ne sont à proprement parler qu’une prononciation arbitrale, destinée à régler certains points de coutume locale.
Les franchises de Vaulruz, datées de l’an 1316, méritent une attention toute spéciale, parce qu’on y trouve la fondation d’une ville franche, instituée par Louis de Savoie. Nous avions eu déjà en 1214 l’exemple d’une pareille fondation, lors de la création du bourg de Villeneuve par le comte Thomas, et il est intéressant de comparer ces deux actes de fondation.
Les franchises de Payerne, de l’an 1347, sont plus importantes. La ville de Payerne, qui renfermait dans ses murs le célèbre prieuré dont la fondation remonte à la reine Berthe, occupait une position privilégiée et jouissait d’une indépendance exceptionnelle. Elle était administrée par un avoyer, à l’instar des villes de Berne et de Fribourg. Elle avait aussi un grand conseil, connu sous le nom de Conseil des cinquante. Ses franchises sont très développées /XIX/ et on peut y trouver un nombre considérable de dispositions claires et précises sur le droit civil proprement dit, entre autres sur les droits de succession. A ce sujet, nous devons appeler l’attention sur l’acte du 5 février 1348, par lequel les bourgeois de Payerne accordent au comte de Savoie, soit à son représentant, le droit de procéder aux recherches criminelles sous la forme d’une enquête. On avait précédemment conservé l’usage de la procédure par garanties (werenteyes), laquelle était probablement la même que celle qui, dans les pays d’origine germanique, permettait aux accusés de se libérer par la production d’un certain nombre de garants assermentés, conjuratores. On avait sans doute reconnu par expérience les inconvénients de cette procédure qui accordait trop de facilités aux coupables. Mais en même temps, et ceci fait bien ressortir l’indépendance de la ville de Payerne, celle-ci n’accordait le droit de procéder par enquêtes que pour le terme de dix ans, et se réservait de prendre d’ultérieures déterminations au delà de ce terme.
Les franchises d’Estavayer de l’an 1350 sont aussi fort développées et rédigées en français, contrairement aux habitudes de l’époque. Ce vieux langage, difficile à comprendre et qui ne peut souvent être interprété que par la connaissance du patois, est fort curieux à étudier au point de vue philologique. On peut remarquer que ces franchises sont écrites dans un style très ferme, et l’on y trouve des dispositions qui supposent une jurisprudence plus avancée qu’on ne serait tenté de le soupçonner à cette époque. On y voit, par exemple, à l’art. 19, qu’il n’était pas permis d’entreprendre une preuve par témoins, contrairement au contenu d’un titre. Item que nyons ne puet traire werenties /XX/ perlent en contre lettres en la dite court. On peut aussi remarquer des dispositions tout exceptionnelles qui portaient les appels à la cour de Lausanne, et qui suppléaient aux lacunes de la coutume d’Estavayer par celles de la ville épiscopale. Ces dispositions ne se rencontrent que très rarement dans les autres franchises du pays de Vaud.
Il ne nous est pas possible, dans une préface, de nous étendre plus longuement sur ces franchises à type indéterminé, dont chacune comporterait tout un chapitre d’explications et de commentaires. Nous préférons nous étendre plus longuement sur les franchises de Moudon, qui, après avoir été à l’origine de simples franchises locales, ont fini, en se généralisant, par devenir une sorte de constitution provinciale.
Ces franchises avaient été précédées par celles de Villeneuve, de l’an 1214, et par celles de Vevey (environ 1250) qui présentent avec elles de nombreux traits de ressemblance, en sorte qu’on peut les considérer comme appartenant au même type. Les franchises de Villeneuve, qui sont au nombre des plus anciennes du pays de Vaud et des pays circonvoisins, ont une importance majeure dans la discussion, parce qu’elles démontrent que l’origine des franchises du type vaudois doit être rapportée à l’influence directe de la maison de Savoie 1.
La plus ancienne rédaction des franchises de Moudon porte la date de l’année 1285, et quoique l’instrument /XXI/ authentique ne soit point parvenu jusqu’à nous, il n’y a pas lieu d’en révoquer l’existence en doute, d’autant plus que c’est à partir de cette époque que nous voyons les mêmes franchises accordées à d’autres communes, à Nyon et à Grandcour en 1293, à Vaulruz en 1316, à Yverdon et Romont en 1328, à Châtel-Saint-Denis en 1336, à Palézieux en 1344, à Coppet en 1347, etc. Il est à remarquer que ce n’était pas seulement un texte semblable qui était accordé à ces communes. On se bornait le plus souvent à leur octroyer les mêmes franchises qu’à Moudon ou les franchises de Moudon, sans qu’il fût nécessaire d’en rappeler les dispositions qui étaient censées suffisamment connues. Nous pouvons citer comme exemple caractéristique ce qui se passa en 1293, à l’occasion de la ville de Nyon. Les envoyés du comte de Savoie avaient promis aux bourgeois de cette ville, à l’époque de leur soumission, qu’on leur accorderait des franchises telles comme ils voudront avoir et sauront élire de Genève en amont, en la terre de monseigneur le comte 1. On voit plus tard que les bourgeois de Nyon avaient fait choix des franchises de Moudon, libertatem et franchesiam Melduni in Vaudo, et que le comte Amédée leur accorda l’objet de leur demande.
Nous devons nous arrêter un moment ici, au risque de répéter ce qui a été déjà dit par nous-même et par d’autres. Il est probable que les franchises de Moudon ont existé avant l’année 1285. Cela résulte, en premier lieu, de ce que dans le préambule de ces franchises le comte Amédée dit qu’il veut suivre l’exemple de ses prédécesseurs et qu’il se borne à confirmer les franchises déjà existantes. Or quand le comte Amédée parle de ses prédécesseurs au pluriel, /XXII/ cela ne peut s’entendre que du comte Pierre et du comte Philippe qui avaient régné avant lui. Cela résulte aussi de la mention relative aux franchises de Grandcour, de l’an 1293, dans laquelle il est dit expressément en parlant des franchises de Moudon, que c’étaient celles que les comtes Pierre et Philippe avaient accoutumé de tenir et observer. - Les actes authentiques antérieurs à 1285 ont-ils été perdus? Ces franchises étaient-elles seulement écrites sous la forme d’un cahier non revêtu de la sanction authentique? C’est ce qu’il n’est pas possible de préciser aujourd’hui. Mais cette dernière hypothèse n’a rien d’invraisemblable, car on trouve de nombreux cahiers de ce genre dans nos archives, et nous avons vu un cas semblable à Lausanne, où il est positivement prouvé, par la charte du 31 juillet 1357, que le Plaid général de cette ville était écrit dans un livre que l’on lisait chaque année aux assemblées de la commune 1. On sait d’ailleurs que ce coutumier n’a été transcrit sur parchemin et revêtu du sceau de l’évêque que quelques années plus tard, soit en 1368.
Il est d’ailleurs très naturel de supposer que les franchises de Moudon remontent au temps de Pierre de Savoie, car elles présentent de nombreux traits de ressemblance avec les franchises de Chambéry, de Montmélian, de Saint Genix d’Aoste, d’Evian, et d’autres semblables qui appartiennent à la même époque.
Nous publions une ancienne traduction en vieux français de la charte de Moudon. Cette traduction est /XXIII/ intéressante au point de vue de la connaissance de notre ancien langage roman, et l’on y retrouve un assez grand nombre de formes et d’expressions qui sont restées dans le patois du pays. On y remarque encore très distinctement la différence des cas de l’ancien français, car partout où le mot de seigneur est employé comme sujet de la phrase, il est exprimé par le mot sire. En revanche, partout où il est employé comme régime direct ou indirect, il est exprimé par le mot seigneur ou seignour. Cet usage des cas, qui est parfaitement connu des philologues, se rencontre dans tous les écrits français des douzième et treizième siècles, jusque vers le milieu du quatorzième siècle, époque à laquelle il disparut complétement. On peut s’assurer de ce dernier point par la comparaison avec la charte des franchises d’Estavayer de l’an 1350, qui est aussi écrite en vieux français, mais dans laquelle on ne retrouve plus la différence caractéristique des cas. Cette observation est importante, car elle témoigne de l’ancienneté de la traduction de la charte de Moudon, et elle est aussi un argument en faveur de l’antiquité et de l’authenticité du texte latin de cette charte.
Ce document, de même que toutes les chartes communales de l’époque, renferme un mélange de dispositions qui peut nous paraître incohérent, car on y trouve mélangés, sans ordre apparent, des articles concernant le droit public, le droit pénal, le droit civil, les contributions publiques et la police locale. Ces diverses catégories de dispositions seraient de nos jours classées dans autant de lois ou de codes distincts, mais alors on n’y regardait pas de si près, et une série de 60 à 70 articles tenait lieu de constitution, de codes et de recueil de lois. /XXIV/
On peut être surpris de ne pas rencontrer dans cette charte des articles accordant aux bourgeois le droit d’élire soit un conseil de bourgeoisie, soit des syndics ou gouverneurs, soit d’autres magistrats municipaux, ainsi que cela se voit dans les franchises d’Aigle, de Payerne et de Nyon. Mais nous croyons qu’il n’y a pas lieu de révoquer en doute l’existence de conseils ou magistrats municipaux. Tout l’ensemble de l’histoire du pays se réunit pour en démontrer la haute origine et la continuation non interrompue, et on les trouve mentionnés dans un grand nombre d’actes subséquents. Ce silence prouverait tout au plus que leur existence était si bien établie, qu’il n’y avait pas même besoin de la garantir et de la constater. Il faut d’ailleurs comprendre que les chartes ou franchises octroyées par le souverain étaient plutôt destinées à régler les rapports entre le seigneur et la commune, qu’à fixer l’organisation de cette dernière, qui était probablement laissée à la libre volonté de ses ressortissants.
En fait de droit pénal, on trouve dans ces franchises la règle en vertu de laquelle les grands criminels étaient remis à la merci du seigneur, qui pouvait disposer à son gré de leurs corps et de leurs biens. Quant aux délits de moindre importance, ils étaient punis par des bans ou amendes fixes de 3, 10, 30 ou 60 sols, énumérés avec le plus grand soin et exprimés en termes très précis. A l’exception des délits graves, personne ne pouvait être arrêté sans le consentement des bourgeois, qui formaient ainsi une sorte de jury.
A cette occasion nous devons dire quelques mots de la regiquine, expression inconnue ailleurs, et dont le sens est très difficile à déterminer. Ce mot, qui se trouve dans /XXV/ les chartes du type de Moudon, désigne évidemment un moyen de preuve ou une sorte d’enquête, car il y a des articles où il est dit que les personnes intéressées ne peuvent être admises à la régiquine, ce qui ne peut guère s’entendre que d’un moyen de preuve. Mais nous voyons ailleurs, dans les franchises de Montreux 1, que l’expression de régiquine pourrait peut-être être interprétée comme synonyme de torture. L’origine et la signification de ce mot bizarre demeurent donc une véritable énigme.
En fait de droit civil, on ne trouve qu’un très petit nombre de dispositions, qui se rapportaient probablement à des points contestés. Quant à l’ensemble de la législation on s’en référait à la coutume ou au droit coutumier, qui était censé connu de tous et qui n’avait pas besoin d’être plus expressément libellé. Il était de règle que le Pays de Vaud était régi par le droit non écrit, jure non scripo. Ces expressions sont souvent entendues par opposition au droit romain, mais il n’est pas douteux qu’elles s’appliquaient aussi à certains cas où il y avait doute sur la coutume et dans lesquels on faisait une enquête sur le droit. On consultait les coutumiers, consuetudinarios, qui étaient ordinairement d’anciens notaires ou praticiens, lesquels pouvaient se rappeler d’avoir vu appliquer tels ou tels principes dans les cas analogues, et dont l’opinion tenait lieu de loi. Nous possédons encore des enquêtes du même genre, entre autres celle du 5 juillet 1437, qui se trouve aux archives de l’état de Vaud et que nous voudrions pouvoir citer tout entière. Si nous ne le faisons pas, c’est uniquement à cause de son étendue 2. /XXVI/
Au premier abord la charte de Moudon ne semble pas s’être occupée de droit public, mais en y regardant de plus près, on y trouve quelques articles généraux, qui, malgré leur simplicité et leur concision, renfermaient le germe fécond d’où devait sortir plus tard la nécessité des assemblées représentatives. Le souverain ne pouvait imposer de nouveaux bans sans le consentement des bourgeois. Il ne pouvait exiger le service militaire connu sous le nom de chevauchée que pour huit jours, et dès qu’il fallait rester plus longtemps, il était nécessaire d’obtenir l’assentiment de la bourgeoisie. Il était admis d’ailleurs en principe que les bourgeois ne pouvaient être soumis à des contributions pécuniaires sans leur consentement, et l’on voit cette règle confirmée par des lettres reversales, dans un très grand nombre de cas où les bourgeois avaient consenti à une contribution, par grâce spéciale et sans préjudice de leurs droits. En consultant les actes de cette époque, on voit que ces contributions volontaires étaient accordées assez fréquemment, soit qu’elles fussent nécessitées par les guerres continuelles de l’époque, soit qu’elles fussent amenées par le désir bien naturel que les bourgeois avaient de se débarrasser de la présence incommode des hommes d’armes qui accompagnaient le prince dans ses excursions, soit qu’elles fussent le résultat de menaces ou de craintes de diverses sortes. L’existence des princes au moyen âge était ordinairement très nomade. Ils parcouraient fréquemment leurs états accompagnés d’une suite nombreuse, composée de seigneurs et d’hommes d’armes. Cela avait lieu surtout au commencement de leur entrée en fonctions, /XXVII/ lorsqu’ils venaient recevoir le serment de leurs sujets, et l’on comprend que ceux-ci fussent empressés de se débarrasser à prix d’argent d’une présence honorable sans doute, mais onéreuse à cause du grand nombre de personnes qu’il fallait héberger et régaler. Il est à remarquer d’ailleurs que l’octroi d’une contribution accordée par les bourgeois était fréquemment le prix d’une faveur ou d’une franchise accordée par le souverain. Cette clause se trouve fréquemment rapportée dans les actes, et il est même permis de supposer que des transactions du même genre ont pu avoir lieu dans beaucoup de cas, dont les actes officiels ne nous ont pas conservé la mémoire.
Or il est évident que du moment où de pareilles franchises avaient été concédées à la majorité des villes et bourgades du Pays de Vaud, il était plus facile et plus pratique de rassembler leurs délégués pour les consulter sur ces différents points, que de les interroger séparément. Cela conduisit naturellement à la convocation des Etats. D’un autre côté, ce n’étaient pas seulement les bourgeois qui devaient donner leur consentement. La noblesse avait aussi ses priviléges, le clergé jouissait d’immunités importantes, et de là naquit l’institution des Trois ordres, qui était d’ailleurs conforme aux idées de l’époque et qui était en vigueur dans une partie des pays de l’Europe.
A cette occasion nous ne pouvons passer sous silence le célèbre passage de Quisard qui parle, dans son projet de coutumier (lib. I, tit. 2, cap. 9), d’une assemblée tenue en 1264 par Pierre de Savoie et qui se composait des députés des trois ordres, tels qu’ils ont été indiqués plus haut. Cette assertion a donné lieu à de grandes controverses à la fin du siècle dernier et l’on a depuis /XXVIII/ lors clairement démontré que l’énumération des députés, telle qu’elle est indiquée par Quisard, est en contradiction avec les éléments connus du XIIIe siècle. Il est donc probable que Quisard aura puisé, dans quelque pièce d’une date plus récente, les noms qui figurent dans son énumération. Mais le fait lui même d’une convocation d’Etats sous Pierre de Savoie n’a rien d’invraisemblable, d’autant plus que nous possédons actuellement le texte d’une résolution qui a été certainement votée dans une réunion de ce genre. Ce sont les Statuts de Pierre de Savoie sur la procédure et les notaires, loi très complète et très développée, qui a été publiée dans nos Mémoires et Documents 1. Il est dit dans le préambule de ces Statuts, qu’ils ont été établis par la volonté et le consentement des nobles et non-nobles du comté de Savoie et de Bourgogne. Ces expressions s’appliquent nécessairement au Pays de Vaud, et quoique ces Statuts ne portent pas de date, comme ils donnent à Pierre de Savoie les titres de comte de Savoie et de marquis en Italie, cette circonstance place leur promulgation fort près de la date de 1264 indiquée par Quisard.
Quoi qu’il en soit du reste de cette première réunion, elle ne paraît pas avoir eu de suites immédiates, car ce n’est que vers le milieu du siècle suivant que nous commençons à trouver des preuves authentiques de la réunion des Etats du Pays de Vaud. Elles se multiplient depuis lors jusqu’à la conquête bernoise, et l’on peut voir dans les nombreux actes de cette époque et surtout dans les extraits des registres recueillis par Grenus, que nos Bonnes Villes étaient fréquemment appelées à envoyer des /XXIX/ délégués soit à Moudon, soit à Morges, soit même en dehors du pays et jusqu’à Chambéry.
A la même époque, les terres épiscopales jouissaient aussi des mêmes priviléges, et Lausanne voyait réunir chaque année l’assemblée des Trois Etats, dont on trouve l’institution et l’organisation détaillée dans le Plaid général de l’an 1368. A cet égard nous ne pouvons que renvoyer aux développements que nous avons donnés dans l’introduction du tome VII de nos Mémoires et Documents.
On voit par ce qui précède que le Pays de Vaud a joui sous la maison de Savoie d’une liberté relativement assez grande, soit par l’effet du développement des franchises municipales, soit à cause de ce genre de vie publique qui caractérise les pays d’Etats. Or on sait que cette forme de constitution, qui a toujours fixé l’attention des publicistes, a produit d’excellents résultats chez tous les peuples qui l’ont conservée et notamment en Angleterre. Cet état de liberté du Pays de Vaud est démontré par tout l’ensemble de l’histoire, et en particulier par le bon accord qui n’a cessé de régner entre les princes de Savoie et leurs sujets de ce pays. Il en était autrement à l’égard des villes de Genève et de Lausanne qui avaient conservé leur indépendance, et dont les princes de Savoie cherchèrent fréquemment à s’emparer par toutes sortes de moyens.
La vie publique était donc assez développée dans nos contrées avant la conquête bernoise, et c’est avec un sentiment pénible que nous sommes obligés de constater que, si cette conquête nous rendit à plusieurs égards de bons services, elle eut pour effet de diminuer les libertés politiques dont nous jouissions précédemment. Il ne faudrait cependant pas attribuer ce changement uniquement à un /XXX/ parti pris de nos nouveaux maîtres. C’était en partie un résultat de l’esprit de l’époque, et l’on vit peu à peu dans divers pays, et spécialement en Savoie et en France, le pouvoir absolu tendre à absorber les prérogatives exercées par les assemblées représentatives.
Sous le gouvernement de LL. EE. les communes vaudoises conservèrent leurs priviléges locaux. Quelques-unes même, comme celles de Lausanne et de Payerne, reçurent des dédommagements matériels, en étant largement associées au partage des biens de l’église. Mais la vie politique et la direction des grandes affaires se concentra tout entière entre les mains des patriciats de Berne et de Fribourg, et la convocation des assemblées représentatives cessa complétement, ou du moins n’eut lieu que pour des objets d’une importance secondaire, comme ce fut le cas pour la rédaction du coutumier de 1577.
Ce coutumier, qui fut rédigé par une réunion de délégués des principales villes du Pays de Vaud, reproduit presque intégralement le texte des anciennes franchises de Moudon, en y ajoutant toutefois un certain nombre de dispositions additionnelles que le développement de la pratique judiciaire avait rendues indispensables. Ce recueil, qui existe à l’état de manuscrit dans la plupart de nos archives et qui n’a jamais été imprimé, ne resta pas longtemps en vigueur. Il fut remplacé en 1616 par le coutumier du Pays de Vaud, rédigé par l’ordre et sous l’influence du gouvernement de Berne. Ce code beaucoup plus complet, mais qui portait l’empreinte très marquée de la législation germanique, est resté en vigueur jusqu’à nos jours, et ce n’est qu’en 1819 qu’il a été remplacé par le nouveau code civil du canton de Vaud.
Du reste le coutumier du Pays de Vaud ne s’appliquait /XXXI/ point au pays tout entier. Lausanne et une partie des anciennes terres immédiates de l’évêché étaient restées soumises au Plaid général, recueil de lois qui fut renouvelé en 1613, mais dont l’impression n’a jamais été permise. Le gouvernement d’Aigle, la ville de Payerne et celle de Grandson possédaient des codes particuliers qui ont été imprimés séparément 1. La vallée des Ormonts et la Gruyère avaient des lois spéciales. Les habitants de Rougemont et de Rossinières suivaient le coutumier de 1577; ceux de Château-d’Oex et de Gessenay suivaient les lois de Berne, et quant aux bailliages réunis au canton de Fribourg, les uns suivaient le coutumier de 1577, les autres un nouveau coutumier sanctionné par le gouvernement de Fribourg en 1650.
On voit que si le gouvernement de Berne avait attiré complétement à lui la direction exclusive des affaires, il avait au moins laissé au Pays de Vaud ses coutumes locales et une variété de lois qui peut être qualifiée d’excessive, mais qui satisfaisait à la fois aux désirs des sujets et peut-être aussi aux vues secrètes des gouvernants. La maxime reçue alors était qu’il fallait diviser pour régner. De nos jours on en formulerait une autre, toute contraire.
Nous ne pouvons passer ici sous silence un coutumier ou plutôt un projet de coutumier, qui n’a point reçu de sanction officielle, mais qui n’en a pas moins exercé une grande influence. C’est le projet de coutumier composé en 1562 par le commissaire Pierre Quisard, de Nyon, qui était à la fois un praticien distingué et un homme de grand talent. Ce code, qui a été publié tout récemment /XXXII/ par MM. Schnell et Heusler 1, présente une rédaction détaillée de la plupart des points admis par la jurisprudence du seizième siècle, et il contient des détails précieux sur le droit féodal de l’époque, matière compliquée, obscure, et dont les traditions tendent à s’effacer chaque jour de plus en plus. La publication de ce coutumier a été un véritable service rendu aux personnes qui s’occupent de la recherche des origines du droit.
On comprendra facilement que nous n’avons pu, par nos seules forces, chercher et rassembler tous les documents renfermés dans ce recueil. Il ne nous est pas possible, en ce moment, de conserver le souvenir de toutes les personnes qui nous ont aidé dans ce travail de longue haleine. Nous tenons cependant à exprimer nos sincères remerciements à MM. les syndics de Moudon, Payerne, Aigle, Nyon, Orbe, Les Clées, etc., qui se sont prêtés à nos recherches avec une grande libéralité, à M. de Crousaz, archiviste cantonal, dont le concours nous a été des plus précieux, ainsi qu’à M. Fr. de Mulinen qui nous a aidé par la communication des documents renfermés dans sa riche bibliothèque. Nous devons surtout des remerciements tout particuliers à M. Gremaud, qui a eu l’extrême obligeance de mettre à notre disposition les nombreuses pièces provenant des archives du canton de Fribourg, et qui a été pour nous un véritable collaborateur. Quant à l’étendue du service qui nous a été rendu par M. Le Fort, on pourra en juger par la lecture des intéressantes pages qui vont suivre.
/XXXIII/
OBSERVATIONS SUR LES CHARTES COMMUNALES DU PAYS DE VAUD
ET SUR LEURS RAPPORTS AVEC LES FRANCHISES DES CONTRÉES VOISINES
(Par Charles Le Fort)
Les chartes communales renfermées dans le présent volume constituent à la fois un monument précieux de l’histoire du Pays de Vaud et l’une des sources principales de son ancien droit. A ce double titre, leur publication sera favorablement accueillie au milieu de nous.
Mais ces chartes offrent une valeur scientifique plus générale, en augmentant le nombre des matériaux qui peuvent servir à l’étude comparée du droit et des institutions communales durant le moyen âge. La commune se rencontre en effet, à cette époque, dans la plupart des contrées européennes, elle est due aux mêmes causes sociales et politiques et révèle une même phase de civilisation. Elle offre néanmoins des degrés successifs de développement, et l’on peut, sur un fond à peu près identique, voir se dessiner des traits particuliers qui caractérisent des groupes distincts de franchises et de constitutions communales. Ces groupes correspondent, en général, à des régions géographiques, à la communauté d’origine nationale, aux dynasties de princes et de seigneurs. Ces causes d’analogie et de divergence se combinent entre elles et sont fréquemment modifiées par l’influence positive qu’exercent /XXXIV/ certaines constitutions urbaines sur la rédaction de franchises destinées à d’autres localités quelquefois très éloignées.
Les documents dans lesquels sont consignées les libertés communales s’éclairent ainsi et se complètent mutuellement: la mise au jour de textes encore inédits est un service rendu à la science. La publication des chartes du Pays de Vaud vient en outre combler une lacune souvent remarquée entre les franchises de la Suisse allemande, de la Savoie et de la Franche-Comté. Il est donc permis d’espérer que leur rapprochement avec des documents analogues déjà imprimés, fournira des données instructives, soit pour l’appréciation générale du mouvement communal, soit pour des recherches spéciales sur diverses branches du droit.
On ne saurait entreprendre dans le présent volume de pareilles études, mais on peut tout au moins les préparer et les faciliter, soit en cherchant à signaler la position des chartes vaudoises au milieu des institutions communales des pays voisins, soit en dirigeant l’attention des investigateurs sur un certain nombre de dispositions renfermées dans ces chartes.
La majeure partie de l’introduction a été effectivement consacrée à ce double objet et renferme des indications très intéressantes. Son auteur a estimé toutefois que l’un et l’autre point devrait être plus développé, et que, sans abandonner le caractère préparatoire de ce travail, on pourrait, sur certaines questions, comparer les chartes qui viennent d’être mises au jour avec d’autres déjà connues, relatives à des localités rapprochées du Pays de Vaud. En regrettant que notre honorable président n’ait point consenti à s’acquitter lui-même en entier et avec une complète unité de vues d’une tâche qu’il envisageait comme utile, nous n’avons pas cru devoir refuser la part de collaboration qu’il nous demandait: nous espérons avec lui que, malgré leur nature un peu spéciale, nos observations feront comprendre l’importance de cette publication et en faciliteront l’étude. C’est dans le même /XXXV/ but que, d’après les conseils et avec le concours de M. Forel, nous avons cherché à établir une liste chronologique de franchises et de statuts municipaux.
I
L’introduction a déjà signalé les divers groupes entre lesquels se répartissent la presque totalité des chartes communales dans les pays situés entre le Jura, l’Aar et le Léman.
En premier lieu se placent les franchises reconnues aux ressortissants urbains ou ruraux de l’évêque de Lausanne, et qui ont généralement pour type celles de la ville même où siégeait ce prélat. Elles ont déjà été publiées dans un précédent volume. On trouvera néanmoins dans celui-ci la charte dans laquelle les vassaux et censiers de La Roche (canton de Fribourg), réunis sous la présidence d’un commissaire épiscopal, reconnaissent les us et coutumes de cette localité. Ces coutumes présentent, en effet, de l’analogie avec les franchises de Lausanne, quoique certaines dispositions révèlent l’influence d’une autre ville, nous voulons parler de Fribourg. La charte d’Estavayer, en se référant, pour les questions controversées, aux franchises de Lausanne, semble indiquer également avec celles-ci une certaine parenté.
C’est en dehors des limites géographiques du présent recueil qu’il faut chercher les remarquables constitutions urbaines plus ou moins directement inspirées par les princes de la maison de Zähringen. Elles sont représentées principalement en Suisse par la Handfeste de Fribourg en Uchtland, dont la rédaction définitive de 1249 offre une grande importance au double point de vue de l’organisation municipale et du droit privé. Cette charte a servi de modèle aux franchises concédées par les comtes de Kybourg à Thoune et à Burgdorf, par divers seigneurs de la maison de Neuchâtel à Cerlier, Aarberg et Büren. Ainsi qu’on l’a fait observer, on peut même suivre /XXXVI/ des traces du droit des Zähringen dans les montagnes du Faucigny, car la charte de Flumet de 1228 est transcrite presque intégralement sur la charte originale de Fribourg en Brisgau de 1120. C’est évidemment à ce même type que l’on doit rattacher, soit les franchises actuellement perdues d’Arconciel, octroyées par le sire d’Aarberg et dont la dame d’Englisberg accorde en 1334 la confirmation expresse (Nº 26) 1, soit la charte de Corbière, formant le Nº 70 du présent volume.
La comparaison de cette charte avec celle de Fribourg en Uchtland est éminemment instructive. On reconnaît que la totalité des dispositions renfermées dans la première ont été empruntées à la seconde, mais que l’ordre des articles est changé, et que plusieurs de ceux-ci ont été abrégés ou modifiés. Certaines modifications sont insignifiantes; mais il en est une qui se rencontre identiquement dans une série d’articles et révèle une différence de constitution politique: il s’agit de la substitution du terme de nos, employé par le comte de Savoie, à celui de scultetus 2, qui figure dans la Handfeste de Fribourg.
Enfin, si la charte de Payerne, de 1347, offre trop de développements juridiques et de particularités pour se relier exactement à l’un des types connus, néanmoins elle a subi, ce nous semble, quelque influence des deux villes de /XXXVII/ Fribourg et de Morat. Elle se distingue, en particulier, par une organisation communale très développée.
L’action du droit municipal de la Franche-Comté s’est fait sentir de ce côté-ci du Jura. Les franchises accordées en 1214 à Neuchâtel ont été rédigées, nous dit la charte elle-même, secundum bisuntinas consuetudines, et elles ont servi, à leur tour, de modèle aux franchises d’autres localités voisines, telles que Boudry et Valangin. On peut, à propos de cette filiation, constater très nettement l’application d’un principe suivi au moyen âge, et d’après lequel, quand on transportait d’une ville à l’autre une charte communale, la première de ces villes demeurait pour la seconde une sorte de métropole judiciaire 1. On s’adressait à elle pour trancher des questions controversées; on s’y rendait pour chercher le droit ou, suivant l’expression neuchâteloise, pour prendre les entrèves. Neuchâtel prenait les entrèves à Besançon, Valangin à Neuchâtel, enfin le Locle, la Sagne à Valangin.
Le groupe communal de la Franche-Comté est représenté dans notre recueil par les franchises de Saint-Cergues, concédées par un souverain ecclésiastique, l’abbé de Saint-Claude. Elles concordent avec les traits principaux du droit municipal de la Franche-Comté 2, et on peut également les rapprocher des franchises de Gex, mises au jour dans le vol. XIIIme des Mémoires de la société d’histoire de Genève.
Tandis que les types signalés jusqu’ici ne peuvent revendiquer, dans le présent recueil, qu’un très petit nombre de documents, la presque totalité des franchises vaudoises non épiscopales appartiennent toutes à une seule et même famille, /XXXVIII/ celle des chartes de Savoie. Mais, comme les deux dernières, celle-ci ne se renferme point dans les limites du Pays de Vaud. Elle embrasse, à peu d’exceptions près, toutes les chartes communales concédées dans les diocèses de Genève et de Sion, ou, plus généralement, dans les pays situés entre le lac Léman et les Alpes. On comprend que l’on ait donné à cette famille le nom des princes qui ont étendu leur domination sur les deux rives du Léman et desquels émanent la plupart de ces chartes. Néanmoins il ne faudrait pas que cette désignation paraisse impliquer une coïncidence exclusive et absolue entre une dynastie et un type juridique rigoureusement déterminé. Les comtes de Savoie, nous venons de le constater à propos de Corbière et de Payerne, ont su se départir souvent de leurs formules habituelles pour tenir compte de la position géographique ou des antécédents politiques de certaines localités. Et, inversément, des franchises se rattachant évidemment à la même famille, ont été concédées par d’autres dynastes: ainsi dans le diocèse de Genève, par les comtes de Genevois; dans celui de Lausanne, par les seigneurs d’Oron, de Palézieux, d’Aubonne et de Montfaucon. D’autre part, s’il existe entre toutes ces chartes une réelle parenté, elles n’offrent point une unité strictement caractérisée: des variétés se laissent constater et aboutissent souvent à créer dans la même famille des rameaux distincts. Le rôle prépondérant d’une ville se fait plutôt sentir dans tel de ces rameaux, celui de Moudon, par exemple, que dans le groupe tout entier: et celui-ci renferme des principes qui le rapprochent d’autres groupes, soit qu’il ait subi l’action de l’un d’entre eux, de celui des Zæhringen en particulier, soit que tel ou tel de ces principes appartienne au patrimoine commun de tout le droit municipal du moyen âge.
Quelques-unes de ces diversités se lient au mouvement progressif des institutions et coïncident par conséquent avec l’ordre chronologique. Ainsi l’on peut rapprocher, comme /XXXIX/ présentant une rédaction à peu près identique, dans la première moitié du XIIIme siècle, les chartes de Montmélian, de Chambéry et de Saint-Genis d’Aoste; dans la seconde moitié, celles d’Evian, de Seyssel, de Rumilly et de Cruseilles, ces deux dernières émanées des comtes de Genevois. Les nombreux documents qui résultent de l’activité législative d’Edouard le Libéral, présentent des analogies frappantes et il en est de même de trois chartes du comté de Genevois, celles de Thones, Annecy et la Roche, rédigées au milieu du XIVme siècle. Quand aux franchises accordées par les seigneurs de Faucigny (de 1291 à 1310), elles sont presque identiques entre elles, mais offrent une physionomie très accentuée, et des principes à plusieurs égards divergents des chartes de Savoie, auxquelles on peut les rattacher néanmoins d’une manière générale.
Dans le ressort des chartes vaudoises, on voit se combiner d’une manière remarquable l’élément chronologique avec l’action positive exercée au travers de plusieurs générations par certaines franchises particulières. A ce double point de vue, l’attention doit se porter essentiellement sur deux chartes qui ont joué un rôle important, celles de Villeneuve et de Moudon. Leur comparaison montre l’étendue du progrès des idées et de l’industrie accompli en soixante-dix années 1. La première n’a été précédée dans les états de Savoie, en dehors de l’Italie, que par les statuts d’Aoste; elle renferme un nombre très restreint de dispositions destinées à garantir les ressortissants vis-à-vis du seigneur, et ne se compose guère que d’un double tarif: tarif de pénalité et tarif de redevances. Au contraire dans les franchises de Moudon, concédées en 1285, /XL/ et remontant peut-être plus haut, le régime commercial, l’instruction criminelle, les droits des bourgeois, sont l’objet d’une réglementation plus complète, en même temps que les obligations vis-à-vis du seigneur sont moins étendues. Mais chacune des franchises indiquées est le point de départ d’une série, le centre d’un groupe distinct, dont l’un prédomine dans le Chablais, l’autre dans le Pays de Vaud proprement dit. La charte de Villeneuve a été intégralement reproduite un siècle plus tard dans la coutume d’Aigle, augmentée, il est vrai, de quelques dispositions consacrant, dans une certaine mesure, le progrès des idées. A son tour la charte d’Aigle a été, sur la demande des ressortissants d’Yvoire (en Chablais), concédée à cette ville en 1324 1.
Comme on l’a indiqué, l’action des franchises de Moudon a été encore plus considérable: elles ont imprimé au droit municipal vaudois sa physionomie propre et influé sur la constitution politique du pays. Ces franchises ont été, en effet, tantôt concédées d’un seul coup à une ville comme étant les plus favorables aux libertés des citoyens (à Nyon, Grandcour, Vaulruz, Romont, Châtel-Saint-Denis, Echallens, Yverdun, Morges), tantôt reproduites à peu près textuellement, durant plus d’un siècle, dans diverses communes. Nous voulons parler de Palézieux en 1341, de Vevey en 1370 2, d’Orbe en 1404, de Montreux en 1449; enfin l’on peut suivre leur action dans les franchises de Payerne, de Cossonay, de la Tour-de-Peilz, et de Nyon (1439).
Ce sont par conséquent les chartes de Villeneuve et d’Aigle /XLI/ d’une part, celles de Moudon et des villes qui ont suivi ses traces d’autre part, qui doivent nous occuper immédiatement. En les étudiant, nous reconnaîtrons les progrès accomplis dans le cours du XIIIe siècle; nous constaterons les traits qui caractérisent la plupart des chartes vaudoises, ceux qu’elles ont de commun avec les divers rameaux de la famille de Savoie, ou avec les autres types prédominant dans les contrées voisines. Si notre analyse, à certains égards, paraît minutieuse, on doit se rappeler qu’un examen attentif des faits de détail peut seul étayer, d’une manière solide, des conclusions générales sur le mouvement social et juridique.
II
Les prescriptions renfermées dans les franchises communales touchent à des matières très diverses, mais elles répondent, pour la plupart, à une pensée unique, et tendent au même but. Il s’agissait essentiellement de garantir contre l’arbitraire du seigneur et de ses officiers les ressortissants d’une localité déterminée, de créer en leur faveur une société privilégiée où règnent la liberté et la paix.
Or on peut distinguer certaines directions dans lesquelles cette pensée se manifeste ordinairement, et qui constituent ainsi autant de chefs entre lesquels se répartissent sinon tous les articles de nos chartes, au moins le plus grand nombre, ceux qui se prêtent le mieux à des rapprochements avec des documents analogues.
C’est tout d’abord la consécration de la liberté personnelle et du droit de disposer de sa fortune, ce qui entraîne l’énoncé de quelques principes fondamentaux du droit civil, notamment du droit de succession. En second lieu, c’est la fixation précise des obligations et des redevances auxquelles les membres de la communauté sont astreints envers le /XLII/ seigneur à divers titres. Toutefois celles qui résultent d’un délit, se rattachent à un troisième chef, comprenant les prescriptions de droit pénal et d’instruction criminelle.
Ces trois ordres de garanties se rencontrent dans la charte de coutume comme dans la charte de commune proprement dite, à propos d’une communauté rurale aussi bien que d’une communauté urbaine. Mais c’est dans celle-ci que l’on voit apparaître un nouveau point de vue. Nous voulons parler de la vie commerciale ayant, pour centre, les marchés et les foires, et pour conséquence, l’extension aux étrangers eux-mêmes d’un régime de protection et de faveur. Enfin, et comme couronnement de l’édifice communal, viennent se placer les règles consacrant une organisation formelle des bourgeois et reconnaissant à leurs représentants des attributions régulières.
Ces divers chefs se rapprochent sur bien des points et s’appuient mutuellement; plusieurs dispositions se rattachent à la fois à l’un ou à l’autre.
A. Le principe fondamental du droit communal est la liberté personnelle. En combinant ce principe avec le délai ordinaire de l’ancien droit germanique, on déclara libre tout individu qui, sans être poursuivi, avait séjourné un an et un jour dans une ville ou une localité déterminée. C’est là une règle généralement admise en Allemagne 1, notamment dans les chartes des Zähringen 2 et qui a pénétré en Savoie 3, dans /XLIII/ la Franche-Comté 1, etc. On la rencontre dans toutes les chartes vaudoises 2, à l’exception de celle de Villeneuve.
Avant l’expiration de ce terme, le maître devait faire valoir ses droits contre le serf qui s’était réfugié dans la ville; et le mode de preuve était devenu l’objet de prescriptions précises 3. Dans la plupart des chartes du Pays de Vaud ci-dessus mentionnées, on exigeait le serment de deux personnes d’une condition égale à celle de l’individu poursuivi.
Mais dans le cas même où ce dernier avait succombé devant la poursuite exercée contre lui, il devait être escorté durant un jour et une nuit 4, et la même protection était due au bourgeois, qui avait pris la résolution de se retirer de la ville, car la liberté dont il jouissait ne devait pas se transformer pour lui en assujettissement 5.
Souvent on prescrit d’une manière expresse que le bourgeois est exempt de toute taille et redevance servile 6, mais /XLIV/ la liberté personnelle se révèle surtout dans la faculté absolue de disposer de sa fortune pour cause de mort. Cette faculté est tantôt expressément formulée 1, tantôt implicitement consacrée dans les règles relatives à la succession ab intestat 2. La charte de Moudon et celles qui l’ont prise pour modèle, ont mis en relief le droit du père vis-à-vis de ses enfants, et l’expriment d’une manière énergique en déclarant qu’il n’est pas tenu de donner en partage à son fils autre chose qu’un quarteron de pain et un bâton blanc 3.
Le pouvoir testamentaire, excluant le droit du seigneur à la succession, avait été souvent dénié à deux catégories de personnes, les bâtards et les usuriers.
Le droit des bâtards est expressément reconnu dans les chartes d’Aigle, d’Orbe et de Nyon (1439). Il en était de même à Yvoire et dans la rénovation des franchises d’Evian en 1324. Dans d’autres villes, le seigneur l’emportait sur les héritiers testamentaires, non sur la descendance directe du bâtard 4.
Quant aux usuriers, trois systèmes étaient en présence: leur exclusion complète du droit testamentaire 5, l’absence de toute restriction 6, enfin une distinction dépendant de leur position /XLV/ religieuse au moment de la mort. C’est dans le cas seulement où ils sont réconciliés avec l’église que leur droit est garanti, sinon tous leurs biens appartiennent au seigneur. Ce dernier système est celui qui domine dans le droit vaudois 1.
En l’absence de testament, les franchises communales confirment le droit de succession ab intestat, soit en se référant purement et simplement aux règles du droit 2, soit en indiquant le degré extrême de parenté collatérale: on voit le cercle s’élargir successivement, et correspondre tour à tour au troisième degré de computation canonique 3, au quatrième 4, et au cinquième 5.
La succession des conjoints n’est prévue que dans les franchises de la Roche, qui suivent en cela l’exemple de Fribourg 6. Celles de Payerne (art. 20) et de Nyon (1439) renferment des prescriptions assez compliquées sur le droit respectif des enfants de différents lits. Il est question également, à Payerne (art. 19 et 55), de la position des filles qui, dans la plupart des chartes de Savoie, doivent se contenter dans la succession paternelle de leur dot et de leur douaire.
Lorsque les parents ne se présentent point immédiatement, la succession, d’après un article de la charte de Villeneuve (littéralement reproduit un siècle plus tard à Aigle), est /XLVI/ attribuée au comte. Mais en général, cette attribution n’a lieu qu’après l’expiration d’un délai d’un an et un jour, durant lequel les biens vacants sont confiés à la garde de deux probi homines 1. Le seigneur est tenu de payer les dettes, et quelquefois de consacrer une somme en faveur de l’église: dans certaines villes, la fortune est affectée entièrement à des destinations d’utilité publique 2.
B. Les droits communément appelés seigneuriaux sont de genres très divers. Les uns résultent de la souveraineté politique, tandis que d’autres se rattacheraient plutôt à la propriété territoriale, au domaine direct.
On peut observer que dans le cours du temps, soit leur nombre, soit leur étendue tend à diminuer et qu’ainsi les charges sont moins lourdes, la liberté des ressortissants plus complète. Aussi aurons-nous plus d’une fois à signaler, non point les obligations prescrites par les chartes communales vaudoises, mais précisément celles dont ces chartes ne font pas mention, tandis qu’on les retrouve dans beaucoup d’autres localités.
Les obligations de nature militaire se réduisent à la cavalcade ou chevauchée 3. /XLVII/
Le devoir de chevauchée est déterminé soit par des limites régionales, soit par un nombre précis de jours. Le premier mode de fixation prédomine seul dans les chartes les plus anciennes, et il est intéressant à constater, car il sert à indiquer le ressort habituel des expéditions et les mœurs de l’époque.
Tandis qu’à Chambéry, Montmélian, Saint-Genis d’Aoste et Léaz, la chevauchée ne peut s’étendre au delà du Mont-Cenis et du mont Saint-Bernard, dans les chartes de Villeneuve, d’Aigle, de Saint-Branchier, elle a lieu dans le diocèse de Sion et autour du lac, mais pas assez avant dans les terres pour qu’on ne puisse revenir le même jour sur les bateaux. D’après le droit de Moudon, elle peut être exigée durant huit jours dans les trois diocèses de Sion, Lausanne et Genève 1.
Bientôt les dispositions relatives à la chevauchée porteront uniquement sur sa durée, et celle-ci tendra sans cesse à diminuer. Elle est d’un mois à Evian (1265) et à Saint-Maurice, mais plus généralement on adopte le délai d’un jour et d’une nuit 2.
Quant aux redevances financières, celle connue sous le nom d’aides, payée au seigneur dans certaines circonstances déterminées, ne se rencontre point dans nos chartes vaudoises, à la seule exception de celle d’Aubonne, qui offre, par son /XLVIII/ caractère d’arbitrage entre les seigneurs, une physionomie particulière 1.
Les aides appartiennent en effet au régime féodal ou patrimonial 2 bien plus qu’au droit communal, et cependant on les retrouve généralement dans les chartes de la Franche-Comté. Ce n’est point qu’en fait les communes vaudoises n’aient, à plusieurs reprises, voté des sommes souvent élevées à leurs seigneurs, dans les circonstances mêmes qui étaient prévues par le droit commun des aides féodales, par exemple lors de la dot d’une fille 3. C’était un subside voté par délibération expresse des communes, et dont le caractère de don gracieux était expressément reconnu dans les actes émanés du comte 4.
Un droit de navigation de 40 sous par année est exigé des habitants de Villeneuve. Cette somme doit être payée à Pâques entre les mains du châtelain de Chillon 5.
On connaissait sous le nom de credentia ou quarantena le droit de seigneurs laïques ou ecclésiastiques de prendre à crédit durant quarante jours, chez leurs ressortissants, les objets /XLIX/ nécessaires à leur entretien. Ce droit qui, suivant la charte d’Evian, était la coutume générale des villes de Savoie 1, qui avait été maintenu par les évêques de Lausanne 2 et de Sion 3, ne se rencontre dans le Pays de Vaud laïque qu’à Vevey (1236). Dans les chartes dont Moudon est le type, on se borne à dire que le bourgeois ne doit pas vendre au seigneur plus cher qu’à un autre, et que le gage par lui déposé doit être gardé pendant quarante jours 4.
La propriété des maisons situées dans les villes était soumise à deux genres de droits: impôt direct et régulier, et droits au moment de la mutation 5.
L’impôt étant déterminé par l’étendue du front de la maison, avait pris le nom de toyse 6. Très général dans toutes les villes situées sur les deux rives du Léman, comme sur les deux revers du Jura, le droit de toyse a sans cesse diminué. De 8 deniers par toyse à Villeneuve, de 7 à Chambéry, de 6 à Evian, Aoste, Saint-Branchier et Aigle, de 4 à Montmélian, de 3 à Gex et Léaz, il n’est plus à Moudon, Palézieux et Orbe, comme dans la plupart des chartes de Savoie, du Genevois, du Faucigny, que de 2 deniers 7.
La vente d’une maison entraîne à Villeneuve, Aigle, Yvoire /L/ un laud du 1/13 denier de la part du vendeur, autant de la part de l’acheteur; à Vevey 1/10 et de la part de l’acheteur une coupe de vin, plus tard uniquement ce dernier droit 1.
Il n’est question qu’à Aubonne, d’un droit de préférence réservé au seigneur lors de la vente des maisons, ainsi qu’il l’est à Saint-Genis d’Aoste, à Evian, dans les villes du Faucigny et de la Franche-Comté 2.
Tout en renvoyant à une section ultérieure ce qui concerne les foires et les marchés, nous devons parler ici des industries permanentes établies dans les villes et fournissant à leurs ressortissants des objets de première nécessité. Le seigneur intervenait, en effet, dans ces industries, par des redevances, des monopoles, une réglementation souvent minutieuse, et les prescriptions à ce sujet, très nombreuses dans nos chartes, sont de celles qui font le mieux connaître l’état social et économique du moyen-âge.
S’agit-il de la fabrication du pain, nous rencontrons à Moudon le moulin et le four du seigneur, soit moulin et four banal: nul ne peut moudre son blé ni faire cuire son pain ailleurs, à moins qu’on le fasse attendre plus d’un jour et d’une nuit. D’autre part, les obligations du meunier et du fournier sont précisément fixées (art. 48, 49); le boulanger, dont le bénéfice ne saurait dépasser une certaine limite, est soumis à une redevance annuelle, et un contrôle est exercé par le seigneur, avec le concours des bourgeois sur la qualité du pain (art. 54 3). /LI/
La profession de boucher, sans être toujours astreinte à des redevances 1, est l’objet de prescriptions sévères et minutieuses, destinées soit à restreindre le bénéfice, soit à garantir aux chalands la sincérité et la bonne qualité de la marchandise, et à prévenir tout ce qui pourrait nuire à la santé publique 2.
La vente du vin n’est pas moins réglementée, quoique le monopole du seigneur à ce sujet, assez général au moyen âge, ne se présente à nous que dans les chartes de Villeneuve et de Saint-Cergues 3; mais le tavernier est astreint à une redevance, et il ne doit pas arbitrairement, sans le consentement du seigneur et des bourgeois, augmenter le prix du vin 4.
Enfin les cordonniers sont généralement soumis à une redevance d’une paire de souliers à choisir parmi les meilleures, à la seule exception de deux autres paires 5. /LII/
C. Les prescriptions sur le droit pénal occupent dans les statuts municipaux du moyen âge une place considérable. Cette importance se justifie à un double point de vue. Il s’agit de sauvegarder la sécurité des personnes et des propriétés, de faire régner la paix et la justice, mais en même temps il faut atteindre ce résultat en garantissant les bourgeois contre l’arbitraire du seigneur et de ses officiers.
Aussi les franchises consacrent-elles souvent l’indépendance judiciaire de la ville, l’exclusion de poursuites devant les tribunaux étrangers. C’est là un des traits des chartes de Zähringen, et que l’on rencontre dans la confirmation des franchises de Moudon, dans celles de Payerne (art. 47), de Vevey et d’Orbe: on réserve néanmoins à Vevey les causes d’appel que le seigneur peut faire porter devant un tribunal en deçà des monts.
En thèse générale, une distinction foncière domine le droit pénal et l’instruction criminelle. On sépare les crimes dont la condamnation est absolument abandonnée au seigneur (in misericordia domini sunt), ce qui l’autorise à mettre à mort le coupable et à confisquer ses biens, et les crimes et délits aboutissant à une condamnation pécuniaire exactement fixée.
Dans la première catégorie figurent les homicidæ, latrones, proditores 1: quelquefois l’importance attachée à la loyauté des transactions avait engagé à frapper d’une peine aussi sévère ceux qui emploient deux mesures: une grande pour acheter, une petite pour vendre 2.
L’individu ayant commis un homicide est l’objet d’une /LIII/ prescription spéciale qui semble révéler un vestige de la vengeance du sang: il lui est interdit de rester dans la ville ou d’y rentrer à moins qu’il puisse alléguer des preuves évidentes d’excuses 1.
Des crimes et délits infiniment divers de nature et de gravité, n’entraînaient que des condamnations pécuniaires déterminées d’avance avec précision, et ne dépassant point en général un maximum de 60 sols. On trouve frappés de cette peine, non-seulement les faits que nous appellerions des délits communs, mais aussi, dans certaines chartes, le refus des obligations militaires envers le souverain ou la violation de règlements municipaux 2.
L’adultère est atteint du maximum de 60 sous 3, mais cette amende paraît dans quelques villes comme le rachat d’une condamnation humiliante 4. D’ailleurs, quant à ce délit, c’est la question de preuve qui préoccupait surtout: la charte de Vevey de 1236, exclut le témoignage d’individus appartenant à la maison du seigneur 5; la charte de Moudon et celles qui en dérivent exigent la constatation du flagrant délit, et le font dépendre de critères exactement déterminés 6. /LIV/
Dans l’impossibilité de rendre compte de la variété infinie des dispositions de droit pénal, nous indiquerons, à titre d’exemple, les délits frappés dans la charte de Moudon du ban de 60 sous: coups portés avec un bâton ou une arme quelconque (art. 22); jet d’une pierre lancée de telle sorte que le coup apparaisse sur le mur ou en terre, lors même que personne n’aurait été atteint (art. 23); épée tirée hors du fourreau de la longueur d’au moins une coudée (art. 24); dépossession violente de choses appartenant à autrui (art. 30); coups et blessures perpétrés contre une personne dans sa propre maison (art. 31).
Des peines moindres (10, 5, 3 sous) sont encourues par celui qui tire les cheveux des deux mains, par celui qui déchire les habits, qui frappe du pied, de la paume de la main ou du poing, qui profère certaines injures déterminées et non méritées 1.
Lorsque le délit est commis par une femme, le ban est généralement réduit de moitié 2. Il en est de même dans le droit de Moudon pour une rixe en dehors des limites de la ville 3.
Nous ne nous sommes occupés que de l’amende due au seigneur; une satisfaction tantôt précisément égale au dommage, tantôt fixée à l’avance 4 est payable à la personne lésée.
L’impunité pour un soufflet donné à un homme ou à une femme de mauvaises mœurs attaquant une personne honorable, déjà consacrée dans quelques chartes des Zähringen, devient de droit commun 5. /LV/
Le principe d’impunité, ensuite de défense personnelle ou sociale, nous apparaît sur une échelle assez large dans les chartes de Villeneuve et d’Aigle: impunité de celui qui ayant rencontré un brigand et ne pouvant s’en rendre maître le met à mort, et de celui qui, poursuivant dans sa fuite un individu qui a frappé du couteau, vient à le tuer.
Comme impression générale, on peut observer que le droit pénal occupe moins de place dans les communes vaudoises que dans certaines chartes de Savoie; ces dernières prévoient un nombre plus considérable de faits punissables, infligent pour quelques-uns, des peines humiliantes ou de mutilation (perte du poing pour le faux témoignage ou l’incendie) dont on peut se dégager à prix d’argent, et soumettent au contraire à une peine corporelle ceux qui ne peuvent pas payer l’amende 1.
La distinction entre les deux catégories de crimes se reflète dans des prescriptions de procédure qui intéressent la liberté des citoyens. Pour ceux des crimes qui ne sont pas réservés au seigneur, l’arrestation ne peut s’effectuer sans le concours des citoyens. (Moudon, art. 14; Vevey 1370.)
Le trait le plus caractéristique des chartes dont Moudon est le type forme en même temps le point le plus mystérieux de /LVI/ notre étude. Il s’agit de la regiquina. Les dispositions qui la concernent sont inscrites en termes presque identiques dans les franchises de Moudon, Palézieux, Vevey, Orbe, Montreux, mais il n’en est fait aucune autre mention dans notre recueil ni dans les documents parvenus à notre connaissance.
C’est évidemment un genre de preuve en matière pénale (si quis rixatur cum aliquo et percutit ipsum); c’est une preuve qui, tout en étant émanée d’une seule personne, peut suffire pour la condamnation, et, par conséquent, constitue un privilége pour le lésé. A ce résultat aussi grave doivent correspondre des conditions strictes. Elle est accompagnée d’un serment accompli devant des probi homines, en présence de l’accusé. En outre, elle ne doit point être fournie par celui qui a pris part à la rixe, et cette incapacité personnelle peut déjà faire l’objet d’un débat préalable.
C’est donc l’assertion publique, solennelle, orale, corroborée par serment, d’une personne désintéressée. Tels sont du moins les éléments qui paraissent devoir être dégagés de nos chartes, mais qui, s’ils permettent de préciser la question, ne suffisent point encore pour la résoudre. On peut se demander en particulier si, aux conditions de publicité, d’oralité, de serment, vient s’en joindre quelque autre, et si on doit rapprocher la regiquina de la torture, qui semble indiquée dans la charte de Vevey comme étant synonyme.
D. Un quatrième groupe de prescriptions concerne les foires et les marchés; elles nous appellent à envisager la ville ou communauté comme un centre commercial, attirant des étrangers et contribuant à la prospérité matérielle des ressortissants.
Les foires (nundinæ) ont lieu à certaines époques de l’année 1, les marchés (forum), chaque semaine. Le jour /LVII/ hebdomadaire du marché est d’ordinaire fixé dans les chartes, et souvent, si nous ne nous trompons, ce jour s’est maintenu jusqu’à l’époque actuelle.
Des prescriptions passablement compliquées s’efforcent dans plusieurs villes de favoriser les transactions du marché, en réprimant celles qui s’accomplissent en dehors du lieu 1 ou du temps déterminé. La charte de Moudon au contraire permet de vendre dans chaque logis (à la fenêtre) 2, sauf ce qui est vendu à la boucherie (in macello). Le marché ayant lieu le lundi, les marchands sont protégés du dimanche au lever du soleil jusques au mardi soir, et c’est durant ces trois jours que la vente peut avoir lieu (art. 7.)
L’étranger venu pour les transactions commerciales est en effet l’objet de garanties et de dispositions favorables. On prévoit les soins à lui donner en cas de maladie (Moudon, art. 5); les rixes dans lesquelles il est engagé sur le marché, les coups qui lui sont portés, entraînent une peine plus forte 3; on a même étendu aux étrangers qui meurent dans la ville, les prescriptions édictées quant aux bourgeois pour sauvegarder les droits de leurs héritiers 4. /LVIII/
D’autre part, c’étaient les étrangers qui étaient essentiellement appelés à payer soit les péages, soit les leydes, c’est-à-dire les redevances prescrites pour la vente de divers genres de marchandises. Les bourgeois étaient souvent exemptés des premiers et plus généralement encore des secondes 1.
Le refus de payer la leyde entraîne le ban de soixante sous; mais d’autre part on sauvegarde la bonne foi, et l’on a même imaginé, dans ce but, un moyen assez naïf de faire constater l’intention de payer la redevance: le marchand était autorisé à en déposer le montant sous une pierre, entourée de deux autres pierres, et après l’avoir recueilli devant deux témoins, il le représentait au jour suivant du marché 2.
E. La plupart des dispositions qui précèdent, présupposent un corps de bourgeoisie, une agrégation caractérisée par un ensemble de droits et d’obligations et dotée d’une position exceptionnelle.
Pour que ces droits soient entièrement garantis, que cette position soit assurée, il faudra que l’agrégation ait une existence collective, qu’une certaine autorité soit attribuée à ses représentants.
Dans les chartes de Moudon, Palézieux, etc., le séjour d’un an et un jour faisait acquérir non-seulement la liberté, mais, du même coup, le droit de bourgeoisie. Il pouvait y avoir en outre admission expresse, et celle-ci dépendait seulement des associés, car il est formellement interdit au seigneur de recevoir des bourgeois sans l’assentiment des bourgeois eux-mêmes 3. /LIX/
On n’exige point, d’autre part, pour l’admission à la bourgeoisie, une propriété immobilière d’une certaine valeur; il n’est pas question non plus dans les chartes vaudoises, de ces bourgeois externes (Ausbürger) qui ont joué un grand rôle dans certaines contrées de la Suisse, et faisaient de la bourgeoisie une corporation héréditaire, pleinement indépendante du domicile effectif.
A côté des droits et priviléges reconnus à chaque bourgeois envisagé isolément, certaines attributions sont conférées tantôt à la réunion de quelques-uns d’entre eux (pour l’arrestation des criminels, l’administration de la justice) 1, tantôt à leur universalité. Ainsi on doit obtenir le consentement des bourgeois pour recevoir, nous venons de l’observer, un nouveau membre de la commune, pour établir des amendes non prévues dans la charte, ou pour édicter des ordonnances de police 2.
Quant à des représentants de la communauté élus par elle, il n’en est question ni à Villeneuve, ni à Chambéry et Montmélian, ni dans la première charte d’Evian. Mais leur élection est l’objet d’un acte spécial pour Evian (1279), pour Aigle (1288) et pour Saint-Maurice (1290). L’établissement de quatre procureurs ou Syndics forme le premier article de toutes les franchises du Faucigny: il est prévu à Gex, dans plusieurs des chartes de 1324 et dans celles du Genevois, au XIVe siècle.
Les autorités électives, sous les noms de conjuratores, consilium, jurati, consules, constituent un des éléments essentiels des villes fondées par les Zähringen. L’advocatus était en général également nommé par les citoyens, mais à Fribourg les princes de Habsburg s’en étaient, durant un certain nombre d’années (de 1289 jusqu’en 1308), réservé l’élection. /LX/
Que nous apprennent à cet égard les chartes publiées dans le présent volume? Payerne, dont l’advocatus est nommé par le comte, possède des consules soit consiliarii et un conseil de cinquante personnes. Les quatre probi homines prévus dans la charte de Saint-Cergues rappellent les institutions de la Franche-Comté et du diocèse de Genève. Enfin la charte de Nyon (1439) énumère une série de procureurs et officiers (sindici, gubernatores, consules, bandereti, scribae, etc.) que les ressortissants de Nyon ont le droit de nommer.
Les chartes concédées à Moudon, Palézieux, Orbe, etc., signalent les officiers exerçant le pouvoir au nom du comte, tels que le Bailli, le Châtelain, le Vidomne et le Métral, mais ne mentionnent point des magistrats ou procureurs élus par la communauté. Toutefois ces représentants apparaissent dans le préambule de quelques-unes des chartes postérieures (à Vevey en 1399, à Orbe, au Châtelard), car ce sont eux qui se présentent devant le comte ou le seigneur pour réclamer les franchises au nom de leurs combourgeois. En outre, dans une lettre du comte de Savoie, de 1391 (Nº 71), relative à plusieurs villes à la fois, il est fait allusion aux quatre ou six probi homines de ces villes, et certains droits leur sont attribués.
Mais ces représentants de la communauté existaient-ils à l’époque des premières franchises, lors de la rédaction de celles de Moudon, par exemple? C’est une question délicate, à laquelle nous serions plutôt disposés à répondre négativement, car au XIIIe siècle on attachait à cet établissement une telle importance qu’on se fût efforcé de le faire reconnaître par le seigneur, ainsi que cela avait eu lieu pour d’autres villes des états de Savoie. En tout cas, si ces représentants existaient, ils n’avaient aucun rôle officiel, aucune attribution expressément garantie. D’autre part, les prescriptions assez nombreuses de nos chartes par lesquelles, les bourgeois dans leur ensemble ou un certain nombre d’entre eux, sont appelés à concourir à un acte judiciaire ou à exprimer un /LXI/ consentement, nous paraissent avoir peu à peu provoqué l’élection périodique de délégués. Ceux-ci, en effet, auraient été chargés, soit de remplir tel ou tel des offices attribués d’une manière vague à quelques bourgeois, soit de représenter la communauté, d’agir en son nom pour certains actes qui sont exigés d’elle, ainsi que pour la gestion d’intérêts purement matériels. Ce serait donc par la force des choses, et afin de réaliser en pratique des principes posés par les chartes communales, que des magistratures électives se seraient introduites. Nous ne pouvons toutefois formuler cette opinion qu’à titre de conjecture.
L’importance attachée aux franchises et aux droits qu’elles conféraient se trouve révélée et sanctionnée par le serment d’observer ces franchises. Un tel serment est imposé soit aux officiers du seigneur 1 (Vevey, Nyon), soit au seigneur lui-même (Moudon, Palézieux), et le serment des bourgeois n’est prêté, pour ainsi dire, qu’en réponse de celui auquel ils ont droit.
Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse. Si plus d’un lecteur a pu la trouver trop développée, d’autres auront reconnu sans peine, qu’elle n’a pas fait ressortir divers ordres de dispositions qui ne sont point sans intérêt, par exemple celles qui sont relatives aux gages, à la procédure civile, aux droits d’usage dans les forêts et pâturages. D’autre part, en nous efforçant d’esquisser une sorte de moyenne du droit communal vaudois, nous avons dû négliger quelques franchises plus ou moins anormales, mais qui offriraient sans doute, pour ce motif même, une foule de points dignes d’attention: nous avons surtout en vue les chartes de Payerne, d’Estavayer et de Nyon. Enfin nous nous en sommes tenus /LXII/ aux franchises originairement concédées, tandis que les actes successifs de confirmation pourraient, sous leurs formules monotones et redondantes, renfermer des dispositions additionelles ou dérogatoires, d’une certaine importance.
Nos indications très fragmentaires, n’ont pas eu, nous le répétons, d’autre but, que de montrer l’interêt que peut offrir l’exploration des pièces publiées dans ce volume, et de signaler une voie devant conduire à des recherches multiples et fécondes. L’abondance extrême des documents mis au jour depuis plus de trente années, impose l’obligation de les interroger avec soin afin de reconstruire les institutions et la vie sociale des générations écoulées.
Genève, août 1872.
Ch. Le Fort, prof.
/LXIII/
TABLEAU A CONSULTER
POUR L’ÉTUDE DES CHARTES COMMUNALES DE LA SUISSE OCCIDENTALE ET DE LA SAVOIE