MONUMENTS DE L’ANTIQUITÉ DANS L’EUROPE BARBARE
SUIVIS D’UNE
STATISTIQUE DES ANTIQUITÉS DE LA SUISSE OCCIDENTALE
ET D’UNE
NOTICE SUR LES ANTIQUITÉS DU CANTON DE VAUD
Par
FRÉDÉRIC TROYON
Conservateur des antiquités au Musée cantonal; membre de la Société d’histoire de la Suisse romande, de la Société générale d’histoire suisse, de la Société helvétique des sciences naturelles; membre honoraire de la Société des antiquaires de Londres et de la Société archéologique du grand-duché de Luxembourg; correspondant de l’Institut archéologique de Rome, de la Société des antiquaires de France, de la Société des antiquaires de Normandie, de l’Académie royale des belles-lettres, de l’histoire et des antiquités de Stockholm, des Sociétés archéologiques de Vilna, de la Poméranie, de Berlin, de Schwérin, de la Thuringe, de Mayence, de Sinsheim, de Zurich, de la Société neuchâteloise d’utilité publique, de la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, de la Classe des beaux-arts, de la Société des arts de Genève et de l’Association florimontane d’Annecy; membre correspondant de la Société des antiquaires d’Abbeville et d’Edimbourg; membre de la Société phil-américaine de Philadelphie; membre honoraire de La Société savoisienne d’histoire et d’archéologie, de l’Institut archéologique de Liège, correspondant de la Société des sciences naturelles de Neuchâtel, du musée Blakmore à Saliabury, etc.
LAUSANNE GEORGES BRIDEL ÉDITEUR 1868
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MONUMENTS DE L’ANTIQUITÉ DANS L’EUROPE BARBARE
INTRODUCTION.
Toute étude dont on fait son champ d’activité, ne tarde pas à s’agrandir, à étendre son horizon et à devenir un monde si vaste qu’on est obligé de se limiter à quelqu’une de ses parties, si l’on veut en faire le sujet de recherches approfondies. Cette observation, qu’on peut appliquer à la plupart des sciences, est vraie aussi quand il s’agit des monuments de l’antiquité dont nous avons à nous occuper. Afin de nous entendre dès le point du départ, et pour ne pas nous méprendre sur la valeur des mots, nous dirons que par l’antiquité nous comprenons tous les siècles qui se sont écoulés depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’introduction générale du christianisme en Europe. L’expression de monument a, dans l’archéologie, c’est-à-dire dans l’étude de ce qui est ancien, un sens plus étendu que dans le langage ordinaire. Cette expression ne s’applique pas seulement à l’architecture, mais à tout ce qui est écrit, à tout ce qui est le produit de l’art et de l’industrie. Ainsi, ouvrages de science, d’histoire et de littérature, édifices religieux et publics, constructions particulières, œuvres /2/ d’art, statuaire, sculpture, gravure, peinture, armures du guerrier, vêtements, ornements, meubles, ustensiles et objets divers, en un mot, tout ce qui nous révèle la vie des anciens peuples, rentre dans le vaste champ de l’archéologie. — Nous commencerons par en éliminer les ouvrages écrits qui appartiennent plus spécialement à la philologie, dont le but est d’interpréter ou faire connaître les auteurs anciens. Toutefois, nous recourrons à ceux-ci chaque fois qu’ils pourront jeter quelque lumière sur notre sujet. L’histoire, entr’autres, est un guide pour cette étude, qui devient à son tour un complément des sciences historiques.
Après cette élimination, il reste encore à examiner les monuments de l’art, les ouvrages matériels sortis de la main des hommes, et à déterminer leur destination et l’époque à laquelle ils appartiennent, dans chacun des pays où ils se retrouvent. Ce vaste champ n’a encore été exploré que partiellement. Quand on jette un coup d’œil d’ensemble sur les peuples de l’antiquité, on se trouve transporté dans un monde où apparaissent quelques points lumineux, au milieu de l’obscurité. Les parties les mieux éclairées ne laissent pas de projeter leurs ombres au loin. Au delà, quelques lueurs nous permettent d’entrevoir des populations nombreuses, qui se meuvent et se heurtent au fond de la scène, apparaissent un moment, et se replongent dans l’obscurité.
L’Egypte est un de ces pays qui attire tout d’abord notre attention par la haute antiquité de sa civilisation. La Grèce, l’Italie, offrent un sol riche en monuments, empreints de grandeur et de l’art le plus avancé. Quelques mots sur ce qui nous reste des peuples qui ont illustré /3/ ces contrées, serviront à nous introduire au sujet qui doit nous occuper plus tard.
EGYPTE.
L’Egypte 1 , dont tel de ses monuments a près de 4000 ans d’antiquité, conserve les témoignages d’un développement avancé, dès les âges les plus reculés. Une longue durée a été assurée à ses édifices par la construction de ses murs de briques ou de pierres de taille, liées par des armatures en bois, et dont la largeur va en diminuant de la base à la partie la plus élevée. Temples, palais, pyramides, obélisques, sont encore debout.
L’enceinte du palais de Louqsor, à Thèbes, renferme les ruines d’un temple dont la description donnera une idée suffisante de ce genre de constructions chez les Egyptiens. Une porte flanquée de deux espèces de tours carrées donne entrée dans une cour en carré long, ornée de portiques, dont le plafond repose sur des piliers cariatides. Au fond de la cour une porte conduit à un second portique soutenu par deux rangées de colonnes surmontées de chapiteaux ayant la forme d’un bouton de lotus. La lumière y pénètre par des jours pratiqués au plafond. Enfin, de ce second portique on passe dans le sanctuaire, de forme carrée, habité par le Dieu, ou l’animal sacré, son symbole vivant. Le temple a dans son ensemble 160 pieds de longueur sur 76 de largeur. Les colonnes, généralement sans /4/ base, de forme cylindrique, sont d’un très grand diamètre par rapport à leur grandeur. Des sculptures et des inscriptions les recouvrent, ainsi que les parois et le plafond du temple.
A l’entrée des édifices, on élevait parfois des obélisques. Ce sont de grands monolithes de granit rose, taillés à 4 faces, dont l’épaisseur diminue de la base au sommet terminé en pyramide. Ils reposent sur un piédestal carré, de la forme d’un dé, et ont parfois plus de 100 pieds de haut. Les faces, polies avec un grand soin, sont légèrement convexes pour éviter qu’à l’œil elles ne paraissent concaves. Des hiéroglyphes sont sculptés sur les quatre faces avec la plus grande pureté de dessin, et indiquent le motif de la fondation de l’édifice devant lequel on a élevé ces obélisques. — Celui de Louqsor, transporté à Paris, est haut de 70 pieds, et pèse 4457 quintaux.
Les monuments les plus gigantesques de l’Egypte sont les pyramides. La plus remarquable se trouve dans les environs de Memphis, sur une roche élevée d’une centaine de pieds au-dessus du niveau du Nil. Sa base, de forme carrée, mesure 716 ½ pieds de long sur chacun de ses côtés, et sa hauteur verticale 428 pieds. La première assise posée sur le roc porte 202 autres assises placées en retraite de manière à former un nombre égal de degrés ou gradins, en sorte que le monument s’élève en se rétrécissant et se termine à peu près en pointe à son sommet.
On a calculé qu’avec les matériaux employés à cette construction, on pourrait entourer l’Espagne d’un mur de 6 pieds de haut. A la face nord de la plus grande pyramide, au niveau de la 15e assise (environ 45 pieds au-dessus du sol) on a découvert l’entrée d’un couloir auquel /5/ correspondent d’autres galeries qui conduisent à deux salles de différentes grandeurs. Dans la plus spacieuse était un sarcophage de granit. Un puits taillé à l’intérieur descend à une grande profondeur au-dessous du niveau du Nil. — A quelque distance de ce monument est un sphinx colossal, devant lequel est ménagé une entrée qui communique aussi par des galeries souterraines à celles dont je viens de parler. L’antiquité de cette pyramide, qui doit être envisagée comme un tombeau, remonte au temps reculé où les Egyptiens ne connaissaient pas encore l’écriture, car il ne s’y rencontre, nulle part, une trace d’inscription, tandis que les autres monuments de l’Egypte en sont toujours couverts.
Les autres pyramides, d’âge postérieur et de grandeurs diverses, ne laissent aucun doute sur leur destination, elles servaient aux rois et aux grands personnages de lieux de sépulture.
Dans la Haute-Egypte, d’immenses excavations dans les montagnes de la Thébaïde, ornées avec une rare magnificence, étaient destinées au même usage. Voici la description qu’en donne Champollion 1 : « Un grand nombre de couloirs conduisaient, par des issues souvent déguisées, à la grande chambre où était le cercueil, ordinairement de granit, de basalte ou d’albâtre. Les parois de l’excavation entière, ainsi que le plafond, étaient couvertes de sculptures coloriées et d’inscriptions hiéroglyphiques où le nom du roi défunt était souvent répété. On y figurait ordinairement toutes les cérémonies funéraires, la pompe même de l’inhumation, la visite de l’âme du mort aux divinités /6/ principales, ses offrandes à chacune d’elles, enfin sa présentation par le dieu qui le protégeait au dieu suprême de l’Amenthi, ou enfer égyptien, et son apothéose. Rien n’égale la grandeur de ces ouvrages, la richesse et la variété de ces ornements. Les figures, quoiqu’en très grand nombre, sont parfois de grandeur colossale; souvent aussi les scènes de la vie civile se mêlent aux représentations funéraires: on y voit les travaux de l’agriculture, les occupations domestiques, des musiciens, des danseurs et des meubles d’une richesse, d’une élégance admirables; au plafond sont ordinairement des sujets astronomiques ou astrologiques. »
Il faut chercher dans la foi des Egyptiens la cause du soin qu’ils apportèrent aux sépultures, ils croyaient que le bonheur de l’âme était inhérent à l’état de conservation du corps. Aussi toutes les classes de la société faisaient-elles embaumer leurs morts, toutefois l’embaumement variait suivant la position que le défunt avait occupée dans la société. Les momies étaient parfois recouvertes de fines lamelles en or et ornées de bracelets et de colliers du même métal. Elles renferment souvent des amulettes et des papyrus portant les prières que l’âme adresse à chaque dieu, et la peinture de la scène du jugement. Il est curieux de rencontrer encore de nos jours un usage qui répond à ce dernier trait. Les Russes déposent aussi dans la tombe de leurs morts une feuille remise par le prêtre, et qui contient également des prières à Dieu et aux saints.
Les Egyptiens ont laissé plusieurs statues, dont quelques-unes, colossales, ont jusqu’à 40 pieds de hauteur. Dans la /7/ représentation de leurs divinités, ils ont reproduit la forme humaine pure, ou bien le corps humain surmonté de la tête de l’animal consacré à la divinité, ou enfin l’animal entier avec les attributs du dieu. Les matières les plus diverses ont été employées. La forme et les détails constamment les mêmes, pour le même sujet, étaient réglés par le culte. Même régularité sur les bas-reliefs, taillés dans le creux, de manière à ne pas faire saillie hors du plan.
Dans le style égyptien, les lignes droites ou peu courbées dominent dans le contour général de la tête. Ronde par derrière, elle a les traits de la physionomie très saillants; les oreilles s’élèvent au-dessus des yeux, ceux-ci sont très fendus et les lèvres saillantes. Les membres sont en général d’une longueur outrée.
La peinture fut aussi cultivée dès la plus haute antiquité; temples, tombeaux, momies, manuscrits en rendent témoignage. Des palettes et des coquillages contenant des couleurs ont été découverts par M. Passalaqua et déposés dans les riches collections de Berlin. L’éclat primitif que ces couleurs ont conservé malgré leur emploi sur les matières les plus diverses, laisse juger de l’habileté des procédés employés. Les observations sur le style égyptien s’appliquent aussi à la peinture. L’art des ombres, de la perspective, n’est pas très avancé, mais en revanche l’imitation des couleurs des êtres naturels est parfaite. L’étude des sujets est une source féconde de renseignements sur les usages, les mœurs et les costumes de cette époque.
La mosaïque, qui est aussi une sorte de peinture exécutée par l’assemblage de petits dés en pierre ou en émail, a /8/ été connue des Egyptiens, comme le prouve un fragment de cercueil de momie, conservé dans la collection de Turin.
Les pierres gravées ou camées forment à elles seules une science; la glyptique. Les sujets reproduits peuvent être divisés en trois classes: sujets mythologiques, historiques et chimériques.
C’est dans la collection égyptienne de Berlin qu’il faut entr’autres étudier tout ce qui a rapport aux ornements et ustensiles de la vie privée; formée par les recherches de M. Passalaqua et de M. le général de Minutoli, elle a été dernièrement enrichie par le récent voyage de M. le professeur Lepsius.
GRÈCE.
Après cette indication rapide des antiquités de l’Egypte, passons sur le sol de l’ancienne Grèce, patrie des arts les plus avancés.
Les constructions les plus anciennes de la Grèce, et qui remontent au temps des Pélasges, sont des murs sans mortier formés de pierres colossales et brutes, dont la superposition laisse des interstices qui ont été garnis avec soin de petites pierres. Parfois ces blocs immenses forment des polygones irréguliers sans interstice, comme on en voit à Corinthe et dans l’île d’Eubée. Plus tard vinrent les assises régulières, et les parements en pierre de taille.
Chez les Grecs les maisons des riches étaient partagées en deux appartements, celui des hommes et celui des femmes, qui occupaient la partie la plus reculée de la maison, /9/ où, d’après les mœurs grecques, elles restaient sédentaires, occupées avec les esclaves des travaux domestiques. Il paraît que les maisons grecques n’avaient qu’un seul étage. Le toit était une plate-forme entourée de balustrades, où les jours étaient pris plutôt que sur les côtés du bâtiment.
Les temples étaient fort nombreux, dans les villes et dans les campagnes. Ils avaient ordinairement la forme d’un carré long; quelquefois une cour entourée d’un portique ou d’une colonnade le précédait. Un portique entourait aussi l’édifice. C’est là que le peuple s’assemblait, les prêtres seuls ayant le droit d’entrer dans le temple où était la statue du dieu, œuvre des meilleurs artistes. L’autel dédié à la divinité était placé devant elle. Des peintures recouvraient les murs intérieurs et représentaient le mythe du dieu. Aux deux extrémités extérieures du temple s’élevait, au-dessus de l’entablement des colonnes, un fronton en triangle obtus, orné de statues ou de bas-reliefs. Des règles précises fixaient la proportion des dimensions. Plusieurs de ces monuments présentent les plus beaux modèles de l’architecture antique. D’après les divers ordres employés, ils sont empreints d’une beauté mâle et sévère, ou bien pleins d’élégance et de magnificence.
Ce n’était pas dans les temples seulement qu’on élevait des autels. D’abord de bois, on les fit ensuite de pierre et quelquefois en métal. En général un goût remarquable a présidé à leur exécution: carrés, ronds ou triangulaires, ils étaient couverts d’inscriptions et de divers ornements allégoriques.
Les Grecs, à qui l’on doit l’invention du drame, construisirent aussi les premiers théâtres, qui, très modestes /10/ dans les premiers temps, devinrent bientôt des édifices remarquables par leur grandeur et leur magnificence. La forme était celle d’un demi-cercle fermé par un bâtiment transversal. Là était la scène proprement dite. L’orchestre était placé entr’elle et les gradins, qui s’élevaient l’un derrière l’autre en demi-cercles concentriques. Deux entrées latérales conduisaient à l’orchestre où aboutissaient les escaliers des gradins. Chaque étage de ces gradins avait aussi quelquefois des entrées particulières. Les sièges étaient assignés d’après des règles particulières, et selon les classes diverses des citoyens. Comme les théâtres n’étaient pas couverts, on étendait au-dessus une grande toile teinte de couleur pourpre, et quelquefois très ornée, fixée d’un côté aux murs, et de l’autre à des mâts placés dans l’orchestre. Le goût des anciens pour le théâtre les engagea à ne rien négliger pour le perfectionnement de ces constructions.
Les sépultures dans les temps les plus anciens de la Grèce consistaient en tumuli ou collines de terre élevées sur la tombe du défunt. Du temps de la guerre de Troie ce genre de monuments était encore en usage, ainsi que nous l’apprend Homère. Plus tard, le mort fut brûlé, ses cendres placées dans une urne déposée en terre; au-dessus on élevait une colonne brisée ou une simple pierre de la forme d’un autel isolé, sur laquelle on gravait une inscription à la mémoire du défunt. Le luxe se mêla aussi à ces commémorations, et il reste encore des monuments funéraires où l’architecture et la sculpture ont déployé de grandes perfections.
Le style grec eut aussi plusieurs époques. La première époque a quelque chose de raide et de dur comme chez /11/ tous les peuples qui débutent dans l’imitation de la nature. Les têtes de ce premier style sont remarquables par la ligne inclinée, sans bosse ni enfoncement, qui forme à la fois le front et le nez. Les yeux presque de face sur les figures de profil, sont grands et enfoncés; la bouche formée par des lèvres saillantes et relevées; le menton droit et pointu; les cheveux volumineux et tressés, mais sans que rien fasse discerner une tête d’homme d’une tête de femme. Lignes droites, raideur et maigreur caractérisent ces premiers essais, ainsi qu’exagération sans grâce, ni beauté; mais cette sorte de véhémence prépara aussi les progrès de l’art vers le sublime.
Le second style se distingue par une parfaite correction dans le dessin et de plus justes proportions dans les parties. L’expression est plus modérée. Les contours remplacent les lignes droites. Phidias, Miron et Polyclète opérèrent cette réforme toutefois sans proscrire toute raideur, tout angle saillant dans les contours, le sublime se montrait sur les figures, mais avec une certaine rudesse, dénuée de ces contours mœlleux et coulants, de cette grâce qui caractérise les ouvrages du troisième style dont Lysippe et Praxitèle furent les créateurs, et qui se distingue par l’abandon de tous les traits anguleux. Enfin l’esprit d’imitation marqua la décadence de l’art. A force de rondeur, de mollesse, on détruisit la noblesse et la dignité de l’expression.
Outre les dieux et les héros, les Grecs figurèrent aussi des hommes. Ce que nous avons dit de leur style s’applique aux bas-reliefs qui ornaient les autels, la base des statues et surtout les tombeaux.
C’est dans les salles sépulcrales de la Grande Grèce, /12/ en Italie, qu’on trouve surtout ces nombreux vases peints dont l’étude constitue à elle seule, toute une science. Leurs formes dérivent, en général, de celle de l’œuf ou d’une cloche renversée; il en est qui présentent la figure d’une corne, d’autres, les patères, celle d’un disque élevé sur un pied élégant. Ils sont de grandeur très variées, hauts d’un pouce, à 4 et 5 pieds. En général, les formes sont belles et gracieuses, le col évasé, lorsqu’il n’est pas à col de cygne, et les anses ajoutées avec beaucoup de goût. Ce qui fait surtout le prix de ces vases, ce sont les figures qui les recouvrent. Sur les uns, dont le fond est jaune ou rouge, les figures sont tracées en noir, comme une espèce de silhouette. Ils sont en général du premier style, et leurs sujets appartiennent aux plus anciennes traditions mythologiques. Les vêtements, les harnais des chevaux et les roues des chars sont retouchés de blanc. On couvrit ensuite le vase de la même couleur noire en épargnant seulement la place et la forme des figures. Plus tard, les figures ressortent en jaune sur un fond noir. Le pied porte des ornements en labyrinthe, en méandres, en palmettes; une couronne orne le col, ou bien une tête de femme sortant d’une fleur. Ces peintures appartiennent aussi à divers âges, mais la plupart se distinguent davantage par la hardiesse de leur contour que par leur fini. La terre absorbant très vite les couleurs elles ne pouvaient être exécutées qu’avec la plus grande célérité. Des inscriptions ajoutent au prix de ces vases, le plus souvent elles indiquent le nom des personnages.
Ces vases, outre leur destination pour la vie privée et le culte servaient aussi d’ornements ou étaient délivrés comme prix dans les jeux publics. Aussi des collections /13/ importantes de ce genre d’antiquités existent-elles dans les principales villes de l’Europe 1. D’entre celles que j’ai visitées, les plus remarquables se trouvent à Munich, à Berlin, et dans le cabinet particulier du roi de Danemark.
Les Grecs portèrent la peinture au plus haut degré de perfection. Leurs premiers essais furent très postérieurs à ceux des Egyptiens. Ils ne datent pas même de l’époque du siège de Troie. Ils cultivèrent toujours la sculpture de préférence. On indique cependant de grands tableaux, tels que la bataille des Magnésiens en Lydie, comme peinte environ sept siècles avant Jésus-Christ. La Grèce eut depuis de nombreux peintres qui traitèrent tous les genres: architecture, paysage, histoire, fleurs, fruits, portraits, allégorie, burlesque, caricature. Il paraît aussi que Parrhasius peignit la miniature. Les Grecs employèrent la peinture à décorer les temples et les habitations. Souvent ils ajoutaient le nom, à la figure des personnages représentés. Ils se distinguaient surtout par la correction du dessin, le sentiment, l’expression, la pose des figures et l’idéal dont ils les animaient. L’histoire nous donne du reste une opinion plus avantageuse de la peinture grecque que les travaux qui nous en sont parvenus.
Les Grecs excellèrent dans l’art de la mosaïque. Ils surent ménager les nuances avec tant d’habileté, et donner aux figures une si grande harmonie dans ces /14/ compositions, qu’elles ressemblaient, pour peu qu’on s’en éloignât, à de véritables peintures. La mosaïque servit à orner les pavés, les murs et les plafonds des édifices publics et privés. En général, ils employaient les marbres de préférence à toute autre matière.
ÉTRURIE.
La contrée de l’Italie qui présente les plus anciennes traces de la civilisation est l’Etrurie, au nord de Rome. Dans ce pays, de même qu’en Sicile, existent ces murs cyclopéens formés de blocs immenses disposés de manière à présenter sur les parements des polygones irréguliers. Les temples des Etrusques avaient une forme oblongue. Ils consistaient aussi en un portique et le temple proprement dit ou sanctuaire, consacré à Jupiter, à Mercure et à Junon. Leurs monuments les plus importants sont les tombeaux. Ils creusaient dans le roc vif des grottes peu profondes, composées quelquefois de plusieurs pièces, mais ayant, en général, la forme d’une croix. Le corps du défunt est déposé sur le sol sans être brûlé. On voit encore aux environs de Tarquinia, près de 2000 de ces grottes. Les pilastres sont chargés d’arabesques, et une frise qui règne autour de ces grottes, est composée de figures peintes, drapées, ailées, armées, combattant ou traînées dans des chars attelés de chevaux. Ces scènes peintes sont très variées. On y retrouve les idées des Etrusques sur l’état de l’âme après la mort, des combats de guerrier à guerrier, des /15/ combats plus nombreux, un roi qui survient dans la mêlée, des danseuses, et d’autres sujets.
Les caractères principaux du style étrusque sont d’après les plus anciens monuments de ce peuple, les lignes droites, l’attitude raide, les défauts de proportion dans les membres. La forme des têtes est un ovale rétréci vers le menton qui se termine en pointe. Les bras des figurines sont pendants, les pieds parallèles, les plis des draperies marqués avec un simple trait. Le second style se reconnaît à quelques perfectionnements sans que la raideur et la gêne de la pose aient disparu. Apollon est fait comme un Hercule. Le troisième style est dû à l’influence des Grecs et se confond avec eux en une seule école pour la peinture sur vase.
Aux caractères généraux du style étrusque on ne confondra pas les monuments de leur sculpture avec ceux des Egyptiens, quoique l’exécution générale ait quelque chose d’analogue. Les Etrusques n’ont pas fait de figures en gaine ou à tête d’animal sur un corps humain. Leurs bas-reliefs les plus anciens sont en terre cuite et peints, c’est ce style raide, sec et maigre que les Romains nommaient tuscanien. Peu après se dévoile déjà l’influence des Grecs sur les arts de la vieille Italie. Les Etrusques figurèrent aussi des animaux, des monstres et des chimères, qui répondaient sans doute à des croyances populaires ou religieuses.
Les Etrusques cultivèrent la peinture avant les Grecs. Pline leur attribue un certain degré de perfection, déjà avant que les Grecs eussent échappé à l’enfance de l’art. De très anciennes peintures à Ardée en Etrurie, et à Lavinium, avaient encore du temps de Pline toute leur /16/ fraîcheur primitive. Cet auteur ajoute qu’on voyait aussi des peintures plus anciennes à Cæres, autre ville de l’Etrurie, desquelles il fait encore l’éloge.
Les vases des Etrusques, souvent confondus avec ceux des Grecs à cause de leur analogie, sont cependant plus anciens que ceux-ci. On ne peut contester l’origine de ceux qui ont été découverts dans l’ancienne Etrurie. Les figures sont généralement dessinées en noir sur un fond jaune pâle ou rougeâtre, et portent le costume particulier à la vieille Italie. Les hommes et les héros ont une barbe et une chevelure volumineuses. Les dieux et les génies des grandes ailes. Quand les inscriptions portent des caractères de l’alphabet étrusque, différents de l’alphabet grec, alors il ne peut y avoir aucun doute.
D’entre les antiquités étrusques il faut encore citer des plaques métalliques rondes ou elliptiques, munies d’une poignée, plaques dont une des faces est polie, tandis que l’autre porte des sujets mythologiques ou historiques gravés au trait. Ces pièces, qu’on a pris quelquefois pour des patères, n’étaient autres que des miroirs. M. Gerhardt, professeur à Berlin, a fait de ce genre de pièces une étude toute particulière, riche en résultats importants relativement à la mythologie des Etrusques. Il n’est pas sans intérêt qu’un de ces miroirs ait été découvert dans les ruines romaines d’Avenches. Le sujet qu’il porte est celui d’Hélène. Cette pièce a été déposée dans le musée de Lausanne. /17/
ROME.
Avant que Rome fût fondée, des peuples étaient nés, avaient grandi et vieilli sur le sol antique de l’Italie. La grandeur d’un nouveau peuple éclipsa des gloires plus anciennes et répandit au loin ses monuments, comme pour assurer le souvenir de sa puissance. Pour un œil tant soit peu exercé il n’est pas difficile de reconnaître les constructions romaines aux assises régulières de leurs murs, ou à la disposition des pierres, dont les joints présentent l’aspect d’un réseau.
La distribution des maisons des Romains diffère de celle des Grecs par le fait que les premiers vivaient avec leurs femmes dans un appartement commun. Bien qu’il y eût des règles observées assez généralement, il va sans dire que souvent on s’en écartait. Dans la maison du riche, les salles à manger, à recevoir les visites, la bibliothèque, la galerie des tableaux et les bains étaient particulièrement ornés. C’était surtout dans les maisons de campagne qu’on déployait un luxe sans bornes.
Ce que nous avons dit des temples et des autels grecs s’applique, en général, à ceux du peuple qui nous occupe, sauf quelques différences dans les proportions.
Les Romains élevèrent quelquefois des colonnes monumentales de grandes proportions, en l’honneur d’un prince ou d’un chef militaire. La colonne Trajane et la colonne Autonine, revêtues de bas-reliefs historiques, et munies d’un escalier à l’intérieur, ont servi de modèle à la colonne française de la place Vendôme. /18/
Les théâtres diffèrent peu de ceux des Grecs; seulement les Romains ont surpassé les Grecs en grandeur et en magnificence. On construisit des théâtres dans presque toutes les villes et dans les provinces conquises. A Augst près de Bâle, les ruines du théâtre sont encore imposantes. A Avenches, les parties qui en ont été découvertes ces dernières années par les soins de M. d’Oleyres, font vivement regretter qu’on n’ait pas apporté plus de soin à la conservation d’un pareil monument.
Les amphithéâtres furent particuliers aux Romains. C’étaient d’abord deux théâtres réunis, dont les gradins formaient ainsi un cercle. Plus tard, la forme elliptique fut généralement adoptée. Le sol se nommait l’arène, parce qu’il était couvert de sable; des gradins s’élevaient alentour; ils pouvaient contenir jusqu’à 80 000 spectateurs. C’étaient là que se donnaient les combats des gladiateurs et des bêtes féroces qu’on gardait enfermées dans des loges au niveau de l’arène. A l’extérieur, les amphithéâtres étaient divisés en plusieurs étages ornés d’arcades, de colonnes et de pilastres. En France l’amphithéâtre de Nîmes est célèbre; il ne reste plus de celui d’Avenches que quelques murs extérieurs et un enfoncement dans un verger.
Les cirques étaient essentiellement destinés aux courses de chevaux ou de chars, aux combats de gladiateurs et aux combats simulés. Trois portiques fermaient sur trois côtés l’enceinte générale du grand cirque de Rome. A une extrémité était la borne autour de laquelle les concurrents devaient passer sept fois.
Les Romains apportèrent, ainsi que les Grecs, un grand soin à la construction de leurs bains, dont ils faisaient un /19/ très fréquent usage. Ces bains étaient ornés de peintures, de bas reliefs et de statues. Outre les bains destinés au public il en existait dans beaucoup de maisons particulières. Il n’est pas rare d’en retrouver des ruines dans le canton de Vaud.
Les arcs de triomphe consistaient en de grands portiques élevés à l’entrée des villes, sur des rues, des ponts ou des chemins publics, à la gloire d’un vainqueur ou en mémoire d’un grand événement. Il en est d’une, deux, et trois arcades. Parfois ils portaient des statues équestres ou des chars de triomphe. Des bas-reliefs représentaient les armes des ennemis vaincus, des trophées de tout genre et même les monuments des arts qui avaient orné la marche du triomphateur. Plusieurs de ces portiques ont été gravés sur les revers des médailles romaines.
Les tombeaux les plus communs sont un cippe en pierre plus ou moins considérable, plus ou moins orné, ordinairement de forme quadrangulaire, et portant sur sa face principale l’inscription latine qui rappelle les noms, les titres et la filiation du défunt. Les cendres du mort étaient enfermées dans des urnes composées de diverses matières et de formes variées, avec ou sans inscription. Les urnes de la même famille étaient quelquefois déposées dans un local préparé à cet effet. Les murs intérieurs étaient percés de plusieurs étages de petites niches cintrées, et dans chacune desquelles on plaçait une ou plusieurs urnes. Des inscriptions indiquaient les noms et les titres des membres de la famille. C’est ce que les Romains appelaient columbarium, à cause de la similitude des niches avec les cases où les pigeons /20/ font leurs nids. Quand, à la suite d’une guerre ou d’un naufrage, le mort avait été privé des honneurs de la sépulture, on lui élevait un cénotaphe, tombeau vide qui portait les mêmes ornements que les tombeaux ordinaires. — Il n’est pas rare de retrouver chez nous des tombeaux de l’époque de la domination romaine. Un assez grand nombre d’inscriptions funéraires ont été recueillies à Nyon et à Avenches. Un colombarium a même été dé couvert il y a plusieurs années dans un champ aux environs de La Sarraz. Grand fut l’étonnement de l’agriculteur en pénétrant dans cette petite salle souterraine. A voir les murs ainsi garnis de vases, il ne douta pas que ce ne fût une pharmacie; mais ce qui le surprit fort, c’est que toutes les drogues étaient réduites en cendres; aussi après s’être bien assuré qu’il n’y avait plus rien d’utile, tout fut soigneusement détruit.
Les tombeaux étaient ordinairement déposés le long des routes. Aucun peuple de l’antiquité n’égala les Romains dans la construction des voies publiques. Non-seulement l’Italie en fut sillonnée, mais aussi les pays conquis. Les deux voies principales qui traversaient notre pays longeaient, l’une les bords du lac, l’autre le pied du Jura.
Les aqueducs, destinés à conduire les eaux, étaient souvent des constructions considérables. Pour vaincre les inégalités du sol on élevait des arcades, espèces de ponts, d’un, de deux ou de trois étages. Au-dessus était le canal enduit d’un ciment très dur. D’autres fois c’étaient des canaux souterrains d’une grande étendue comme on en trouve encore près de Nyon, de Cheseaux, d’Ursins et d’Avenches. On employait aussi des tuyaux en argile ou /21/ en plomb marqués du nom du potier ou du nom des consuls.
Quant au style romain, tous les ouvrages des premiers temps furent exécutés par des artistes étrusques. Les plus anciens monuments furent donc conformes au style contemporain de l’art étrusque. Il y a parité dans les figures, les attributs seuls peuvent les faire distinguer. — Dès la seconde guerre punique les artistes grecs remplacèrent les artistes étrusques à Rome. La prise de Syracuse fit connaître aux Romains les beaux ouvrages de la Grèce, et ils tournèrent bientôt en ridicule leurs anciennes statues d’argile. L’histoire de l’art romain se confond dès lors avec celle des vicissitudes de l’art grec. On peut remarquer seulement, comme une généralité, que les figures romaines sont plus ramassées, moins sveltes, plus graves et d’une expression moins idéale que les figures grecques.
Les Romains ne firent pas école. On retrouve dans les ouvrages exécutés sous les premiers empereurs toutes les pratiques de l’art grec, une touche ferme et sans recherche, pas de finesse dans les cheveux, mais beaucoup de fierté dans les masses. Sous Adrien, le style se montre plus fini, les cheveux sont plus travaillés, plus unis, plus détachés; mais en même temps, le style perd du grandiose de la belle époque grecque. Depuis Alexandre Sévère, le style tomba dans une imitation grossière; on la reconnaît aux sillons profonds tracés sur le front, aux cheveux à longues lignes, aux contours dessinés avec plus de force que de savoir, à l’incertitude des physionomies, à la richesse générale de la composition.
Ce fut surtout après les premiers empereurs que les /22/ Romains exécutèrent des bas-reliefs. On les employa particulièrement à l’ornement des arcs de triomphe, des colonnes triomphales et des sarcophages.
Les Etrusques enseignèrent aussi la peinture aux Romains, ils en ornèrent leurs premiers temples. Fabius peignit le temple de la déesse Salus, et reçut de là le surnom de Pictor. Sous Auguste, Marcus Ludius peignit des marines et le paysage historique comme décoration des maisons de campagne. Dans cette partie les Grecs furent encore les maîtres des artistes romains, dont le nombre fut du reste petit. Les victoires des consuls et les rapines des préteurs suffirent pour orner Rome de tous les chefsd’œuvre de la Grèce.
Les Romains perfectionnèrent l’art de faire les mosaïques, non sous le rapport du goût et de la composition, mais en ajoutant des matières nouvelles à celles que les Grecs avaient employées. Sylla fit exécuter la première mosaïque dans le temple de la Fortune à Palestrine; elle y subsiste encore en grande partie. Elles devinrent ensuite d’un usage général, et l’on en fabriquait de portatives pour les tentes des généraux en campagne. César en faisait porter une dans ses expéditions militaires. Au temps d’Auguste on employait surtout le verre colorié, et sous Claude on réussit à teindre le marbre et même à le tacheter. Sous le Bas-Empire, on vit à Constantinople des mosaïques en perles et en pierres précieuses. La richesse de la matière était ainsi substituée aux beautés de l’art, qui avait fort dégénéré.
Le nombre des mosaïques qui nous sont parvenues est assez considérable. On en a retrouvé à Nyon, Saint-Prex, Vullierens, Cheseaux, Baugy prés Vevey; trois à Orbe, dont /23/ l’une est conservée. Deux autres, découvertes par M. de Bonstetten, ont été détruites par malveillance; des dessins en ont heureusement pu être conservés. Celles d’Yverdon, d’Yvonand et de Cheyres ont été aussi détruites en partie. Les mosaïques d’Avenches offraient une grande diversité de sujets; des danses, des chasses ou des sujets mythologiques.
Pour juger de la grandeur des monuments romains c’est dans le midi de la France et en Italie qu’il faut en visiter les ruines imposantes. Nulle part on n’est plus transporté dans ces temps anciens qu’en parcourant la ville de Pompéi, devenue colonie romaine sous la dictature de Sylla, et recouverte de la lave du Vésuve l’an 79 de notre ère. Depuis 80 ans qu’on travaille à la déblayer on n’est pas encore arrivé à la moitié de l’œuvre. Cependant on peut y parcourir plus de 20 rues, visiter en détail de nombreuses maisons dont plusieurs sont ornées de riches peintures à fresque. On y a découvert deux forum, deux théâtres, un amphithéâtre et neuf temples. L’enceinte découverte a environ deux milles de tour. A une porte était encore une sentinelle dont on a retrouvé les restes avec ses armes. — Herculanum, qui avait subi le sort de Pompéi fut découverte un peu avant cette dernière en creusant un puits. On y a trouvé des statues en grand nombre, des inscriptions sur marbres précieux, des colonnes d’albâtre, temples, théâtres, palais, portiques, fresques admirablement conservées, mosaïques, en un mot, tout ce qui pouvait faire l’ornement d’une cité, ainsi qu’une foule d’objets divers, et même du pain, du grain et différentes provision de ménage.
C’est dans les collections publiques ou particulières /24/ qu’il faut chercher ce qui reste encore de vases, de statuettes de bronze, d’armes, d’ornements, d’ustensiles, de monnaies, répandu dans tous les pays qui tombèrent sous la domination romaine. Bien au delà encore, on retrouve de ces objets qui y ont été transportés, soit par le commerce, soit comme butin provenant du pillage.
LES BARBARES.
Pendant que les Grecs grandissaient dans les arts, et tandis que Rome méditait la conquête du monde, que se passait-il dans le reste de l’Europe? — Nous voyons de temps à autre des bandes de peuples dévastateurs faire une descente dans le midi, menacer Rome à son berceau, piller les trésors de la Grèce, et se retirer, chargés de butin, dans des contrées peu connues. Ces hardis aventuriers n’ont pas eu d’historiens. Les auteurs qui nous en ont parlé étaient leurs ennemis, et, à part un bien petit nombre, on peut s’assurer qu’ils manquaient de renseignements suffisants.
A côté de ces traits épars de l’histoire, nous devons, pour en connaître davantage, recourir à l’archéologie. Mais l’attention, captivée par les monuments du midi, s’est peu tournée vers le nord. Pendant que l’antiquité grecque et romaine a été explorée avec un soin digne d’éloges, on a comparativement peu fait pour le reste de l’Europe. Il faut le dire, les antiquités des peuples barbares ont trouvé de la défaveur. Dans la préoccupation où l’on était des monuments de l’art, on a repoussé ce qui au premier /25/ coup d’œil ne présentait pas le même attrait. D’autre part des travaux écrits dans un point de vue trop exclusif ou avec un système préconçu, auquel on cherchait à ployer tous les faits, ont servi à discréditer l’étude de l’archéologie barbare et l’ont empêchée de prendre dans la science le rang qu’elle mérite. — En restreignant le champ de l’archéologie au point de vue artistique, on a exclu un grand nombre de monuments; si l’on eût envisagé l’archéologie au point de vue historique, il y aurait eu place pour tout. Nous chercherons à saisir le fait archéologique en lui-même, dans sa liaison avec d’autres faits, dans sa signification relativement au peuple et au temps auquel il appartient.
Nous avons dit qu’en comparaison des antiquités grecques et romaines on s’était peu occupé des antiquités des peuples barbares. Ce n’est pas qu’on n’ait beaucoup écrit sur ce sujet. Déjà dans les siècles passés on s’est passionné pour les Celtes. Depuis un certain nombre d’années de nombreuses sociétés archéologiques se sont formées en Suisse, en France, en Angleterre, en Allemagne, dans le Nord, et en Russie, publiant chacune des mémoires ou des rapports annuels sur leurs travaux. Des écrits nombreux ont été publiés, mais en général ces publications traitent de découvertes plus ou moins isolées, et dans les jugements portés il est facile de se convaincre que les auteurs manquent souvent d’une connaissance générale et approfondie du genre de monuments dont ils traitent. On possède cependant sur les sépultures nationales de France l’ouvrage de Le Grand d’Aussi; sur les antiquités de la Normandie le premier volume du cours d’antiquités monumentales de Caumont, Schœpflin sur l’Alsace, de Fréminville /26/ sur la Bretagne française, les tumuli de l’Angleterre par sir Hoare et le Dr Stukely, les monuments antiques de la Grande-Bretagne par King, les antiquités du Mecklembourg par le Dr Lisch, celles de l’Allemagne par Wagener, le Dr Klemme et Keferstein, celles de Suède par Sjöborg et Nilsson, et celles de la Livonie par Kruse. Ces ouvrages de mérites divers, sont les parties plus ou moins incohérentes d’un tout sur lequel il n’a pas encore paru de travail étendu. Chaque publication a cependant sa valeur, en tant qu’elle renferme des faits. A cet égard, l’étude des collections est indispensable. Il en existe dans un grand nombre de localités; les plus remarquables sont celles de Dublin, de Schwerin, de Copenhague et de Dorpat. Enfin les fouilles que l’on pratique dans le sol sont la source la plus instructive pour l’archéologue. Si le travail n’avait pas été trop exclusivement celui du cabinet, si les découvertes avaient été observées de plus près on aurait bien souvent évité des méprises qui ne font que retarder les progrès de l’étude.
D’après ce qui précède nous laisserons de côté l’Afrique, l’Asie et l’Amérique, sauf à y faire quelques excursions lorsque notre sujet le comportera. Plus d’une fois les peuples sauvages nous fourniront aussi quelques éclaircissements sur l’usage d’objets divers qui leur sont communs avec les peuples de l’antiquité.
Le but que nous nous proposons dans ce cours, est de traiter dans leur ensemble les monuments de l’ancienne Europe étrangers à la culture classique, de présenter en un /27/ mot la contre-partie des antiquités de la Grèce et de l’Italie; mais souvent nous aurons à revenir sur celles-ci comme points de rapprochement, à aller du connu à l’inconnu pour tâcher d’obtenir des résultats satisfaisants.
Nous ne nous dissimulons pas qu’un travail de cette nature présente de grandes difficultés. Nous savons combien il nous manque de connaissances qui seraient nécessaires à notre but. D’autre part, le défaut de recherches dans bien des contrées rend impossible d’accorder à chaque pays les mêmes développements.
Quoi qu’il en soit, après avoir recueilli depuis plusieurs années un grand nombre de faits, après avoir parcouru une partie des contrées les moins connues, nous essayerons de présenter un ensemble, qui, nous l’espérons, ne sera pas sans quelque intérêt.
Notre plan sera une simple classification des monuments analogues qui se retrouvent en Europe; notre point de départ, l’arrivée des premiers habitants dans l’occident, dont nous suivrons la marche et le développement jusqu’à l’établissement général du christianisme. Enceintes sacrées, autels, habitations, retranchements, sépultures, armes, ornements, ustensiles, traditions, superstitions, nous occuperont tour à tour d’après leur importance. Nous espérons, en un mot, présenter les faits de manière à ce que chacun puisse aussi bien que nous être juge des conclusions que l’on doit en tirer.
Nous n’aurons pas sans doute à donner beaucoup de dates précises, de noms propres ou de descriptions de batailles, mais nous pourrons plus d’une fois nous rendre compte du genre de vie et de culture de peuples encore bien peu connus. Bien moins civilisés que les peuples du /28/ midi, ils sont aussi moins corrompus. Hardis, entreprenants, pleins de force et d’énergie, il y a chez eux de la vitalité, de l’avenir. Les hommes du Nord, du moins pour autant que nous pouvons les apercevoir sous leur ciel brumeux, et à en juger par les sagas, présentent déjà une vie toute chevaleresque, mais de la chevalerie moins le christianisme. — Solitaires et silencieux, leurs monuments ne frappent pas tout à coup, comme ceux de la Grèce et de Rome, mais, dans leur genre, ils ne sont pas moins surprenants par leur masses imposantes; demeures des fées, des nains et des esprits follets, l’agriculteur vénère encore ces monuments pleins de mystère.
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MONUMENTS DE L’ANTIQUITÉ DANS L’EUROPE BARBARE
Le champ ouvert devant nous est l’ancienne Europe barbare. L’espace à parcourir comprend bien au delà de deux mille ans. Ce fut environ 300 ans avant l’ère chrétienne que Pythéas, se trouvant dans la Grande-Bretagne, entendit parler de Thulé, c’est-à-dire de la Scandinavie, comme de la plus reculée des contrées septentrionales, dont les habitants n’étaient pas tout à fait étrangers à la civilisation et à l’agriculture. Les premières données historiques ne remplacent guère les traditions fabuleuses que 600 ans avant notre ère, et laissent ainsi dans l’obscurité plus d’un millier d’années à partir de l’époque où l’Occident aurait reçu ses premiers habitants 1.
Les monuments de ces siècles nombreux ne portent ni date ni inscription. Ceux qui sont extérieurs au sol /30/ consistent en des blocs de rochers plus ou moins considérables, dont la position seule indique qu’ils ont eu dans le passé une signification généralement méconnue de nos jours. Ou bien ce sont des collines qui recouvrent la cendre des morts et dont l’aspect rappelle parfois la grandeur des pyramides d’Egypte. Ce qui reste des habitations ne présente plus que quelques excavations dans le sol ou dans les rochers, et l’on y chercherait en vain les riches peintures des grottes de la Thébaïde ou des salles souterraines de l’Etrurie et de la Grande-Grèce. Tout, au premier aspect, paraît un chaos ténébreux, d’où l’on n’entrevoit guère la possibilité de faire sortir un monde. Cependant, en examinant de plus près ces débris du passé, chacun d’eux devient l’expression d’une manière d’être ou de faire; et pour être moins prompts à nous révéler leur secret, ils n’en piquent pas moins notre curiosité.
Pour que ces monuments reçoivent toute la valeur qu’ils sont susceptibles d’acquérir, on ne doit point s’arrêter aux frontières politiques d’un pays. Il faut les voir dans leur ensemble, répandus en Europe sur les rives des mers ou des fleuves, ou groupés dans l’intérieur des terres, tels qu’ils ont été déposés par les peuples dont ils sont les derniers vestiges.
Dans la même localité, ils appartiennent souvent à des âges très divers. Pour distinguer ceux-ci, il faut grouper les faits analogues, et les classer d’après leur ordre d’ancienneté.
Les monuments les plus propres à répandre quelque lumière sur cette classification ne sont point ceux qui ont été consacrés au culte ou à la vie civile, mais bien les sépultures enrichies dans la vue d’un monde à venir, et destinées /31/ à révéler à d’autres générations l’existence de ces anciens peuples. La solennité de l’entrée dans le Valhalla dépendait de la pompe des funérailles. Le guerrier devait être revêtu de ses plus belles armes, accompagné de ses serviteurs et de tout ce en quoi il faisait consister sa grandeur. Le pauvre emportait l’instrument de sa profession, la femme ses ornements et l’enfant ses joujoux. Hérodote 1 nous parle déjà de ces coutumes chez les Scythes. « Le roi, dit-il, après avoir été embaumé, était couché dans une grande fosse carrée, sur un lit de verdure. On formait autour de lui, avec des piques, une petite enceinte qu’on recouvrait ensuite de pièces de bois et de branches de saule. Dans l’espace vide étaient déposées des coupes en or et d’autres choses précieuses qui avaient été à son usage. On y plaçait une de ses femmes, son ministre, son écuyer, son échanson, son cuisinier et des chevaux. Cela fait, on remplissait la fosse de terre, et tous travaillaient à l’envi l’un de l’autre à élever un grand tertre sur le lieu de la sépulture. L’année suivante, on immolait encore sur cette colline cinquante serviteurs et autant de chevaux 2. »
Nous ne nous arrêterons pas sur ces sacrifices sanglants, mais nous recueillerons avec soin les objets déposés dans la tombe, car tous nous indiquent le genre de développement propre à l’époque à laquelle ils appartiennent 3. /32/
Si l’on pénètre dans ces anciens tombeaux, on verra qu’il en est un certain nombre qui ne renferment que des poteries grossières avec divers instruments en pierre ou en os, tels que haches, poignards, pointes de traits. Aucune trace de métal ne peut faire supposer qu’il ait été connu à cette époque. — Un autre genre de collines contient des armes mieux travaillées. Le cuivre ou le bronze sont employés pour les ornements et pour tous les instruments tranchants. L’or et l’argent remplacent quelquefois le bronze pour les bracelets et les colliers, mais le fer ne s’y retrouve pas encore. — Enfin, dans une troisième classe de tombes, on retrouve tous les métaux que je viens d’indiquer; seulement le fer est toujours employé à l’exclusion du bronze pour la fabrication des instruments tranchants, tels que haches, épées et fers de lance. Quelques faits rares, qui réunissent les caractères propres aux deux genres, trouveront plus tard leur place et leur explication. La suite justifiera aussi ce que nous nous bornons à affirmer pour le moment, c’est que ces divers genres appartiennent à des époques différentes et non simultanées, ainsi qu’à des constructions de tombeaux ou modes de sépultures particuliers 1. /33/
Plusieurs archéologues se sont élevés contre l’ordre de classification que je viens de présenter. Ils sont bien d’accord sur ce fait que l’emploi général du fer est postérieur à celui du bronze. Mais il en est qui pensent que ce dernier métal a été employé avant la pierre, apportée par des invasions de barbares. Il faut dire qu’en général ils cherchent à prouver l’existence d’une race autochtone en Europe, et qu’ils font de ceux qui employaient la pierre une espèce humaine d’une intelligence peu développée, venue de l’Asie, vaincue en Europe et réduite à l’état d’esclavage 1. — La question qui se présente ici est donc, relativement à l’espèce humaine, une question d’unité ou de pluralité. Dans ce dernier cas, l’occident devient aussi bien un centre et un point de départ que l’orient. Telle est l’opinion de M. le Dr Schreiber, de Fribourg en Brisgau. Il regarde le Celte comme l’espèce autochtone. Il en fait un peuple artistique répandu sur la plus grande partie de l’Europe, tandis que le Germain et le Slave ont une infériorité bien marquée. Je dois cependant ajouter qu’à ses yeux il ne reste plus en Allemagne du Germain que le /34/ nom. M. le Dr Klemme de Dresde, divise aussi l’humanité en deux espèces principales, souvent rapprochées dans le même pays: l’une, active, c’est-à-dire conquérante, intelligente, appelée à dominer; l’autre, passive, sans énergie, incapable d’une haute culture et destinée à l’esclavage ou à la soumission. — Si je mentionne ces opinions, c’est qu’elles ont réuni un assez grand nombre d’adhérents.
Quant au point par lequel elles touchent à notre sujet, il est facile de montrer que l’emploi de la pierre pour les instruments tranchants a été antérieur à celui du métal. Et nous verrons en outre que les plus anciens monuments se retrouvent en Europe sur deux grandes voies qui se dirigent vers l’orient et nous indiquent le point de départ des premières populations.
Il suffit de citer quelques faits relativement à la priorité de la pierre. Dans quelques parties de l’Allemagne, près de Lubeck entr’autres, on a fouillé de grandes collines recouvrant des salles sépulcrales dans lesquelles ne se trouvaient que des ustensiles en pierre. Au-dessus de ces salles, dans la terre dont on les avait recouvertes, étaient d’autres tombeaux, d’une époque nécessairement postérieure, renfermant des objets en bronze. Dans les salles, le mort avait été inhumé sans être brûlé; au-dessus, il avait été brûlé, et les cendres déposées dans une urne 1. Si l’on a égard au respect des anciens peuples pour leurs tombeaux, à leurs soins pour qu’ils fussent conservés intacts, il doit s’être écoulé un temps assez long avant que cette colline abandonnée ait été utilisée de nouveau pour /35/ un autre mode de sépulture. Ce fait, loin d’être isolé, se reproduit souvent dans le Jutland, le Seeland et la Scanie, tandis que je n’ai vu nulle part une tombe avec des instruments en pierre déposée au-dessus d’objets en bronze. — En outre, les formes des instruments en pierre les mieux travaillés sont celles des instruments en bronze les plus imparfaits, ce qui montre encore la priorité de la pierre sur le bronze.
Bien que le fer ait été connu très anciennement par plusieurs peuples, il a cependant été travaillé postérieurement au bronze. Préférable à celui-ci pour le tranchant, quoi qu’on ait dit à cet égard 1 , on ne comprendrait pas pour quelle raison on lui aurait préféré un métal moins dur. Chacun sait que chez les Grecs et les Romains le bronze fut employé avant le fer. Il en a été de même dans la plupart des autres pays de l’Europe. Il devait en être ainsi d’après la nature même de ces métaux et la manière dont les anciens les travaillaient. L’observation des antiquités en Europe fait voir, sans laisser aucun doute à cet égard, qu’on a moulé les métaux bien longtemps avant de savoir les marteler. Le moule ne pouvait être appliqué au fer, surtout quand il s’agit d’instruments tranchants. Il devait être martelé, ce qui exige un développement de l’art /36/ métallurgique qu’on ne pouvait rencontrer à son origine. La grande intensité de chaleur qu’il exige pour entrer en fusion était aussi un obstacle. Pausanias nous dit la grande difficulté qu’avaient les Grecs à travailler le fer, bien qu’ils l’aient connu fort anciennement.
Nous nous croyons donc autorisés à maintenir notre première classification qui constitue ainsi trois grandes périodes d’après les différentes matières employées pour les instruments tranchants.
I
PÉRIODE DES INSTRUMENTS TRANCHANTS EN PIERRE
OU AGE DE LA PIERRE.
Les traditions, l’observation des faits et l’histoire font de l’Asie le berceau des peuples, qui se répandirent de là sur la terre. Si nous suivons un moment la marche des populations qui se dirigèrent vers l’Europe à travers des contrées désertes, elles nous offrent l’aspect de nomades cheminant lentement avec les troupeaux qui servent à leur entretien, et ayant à lutter contre des obstacles de tout genre. Plus d’une génération a dû passer avant que ce premier flot de peuples ait rencontré l’Océan pour limite. Dans de telles conditions, on comprend que les hommes qui auraient connu le travail des métaux avant d’entreprendre cette vie nomade se seraient trouvés dans l’impossibilité d’appliquer leurs connaissances à /37/ l’exploitation des mines, aussi longtemps qu’ils n’avaient pas de demeures fixes. Les connaissances sans application, ne tardent pas à se perdre. Les matières qui étaient à la portée de chacun, la pierre, le bois et l’os, tinrent lieu de métal. Il paraît même que tous les peuples qui ont été chercher une patrie dans des terres incultes ou inhabitées ont débuté par là, à en juger par la présence de ces instruments en Amérique et dans certaines contrées de l’Afrique. Ce qui est certain, c’est que ce fait est commun au midi et au nord de l’Europe.
Antiquité de la première période.
Avant de passer à la description des objets qui caractérisent cette période, nous devons dire un mot de quelques découvertes propres à jeter du jour sur la haute antiquité à laquelle ils remontent.
A quelques lieues au sud de Rome, dans le Latium, restent encore des ruines d’Albe la longue; mêlées à une couche de terre végétale, elles reposent au-dessus d’une couche volcanique qui a dû son origine à l’existence d’un volcan voisin, mais dont les traditions historiques n’ont conservé aucun souvenir. Jusqu’ici rien que de très ordinaire. Ce qui l’est moins, c’est d’avoir découvert sous cette couche volcanique des urnes cinéraires toutes pareilles à celles du nord, avec divers objets en bronze analogues à ceux qu’on voit dans le musée de Copenhague; au-dessus, les cendres durcies du volcan ne permettent pas de supposer que ce dépôt leur soit postérieur. Plusieurs de ces pièces précieuses ont été achetées par M. de Bonstetten et /38/ seront décrites dans notre seconde période. Ce que nous voulons faire observer pour le moment c’est qu’Albe la longue, détruite l’an 665 avant l’ère chrétienne, était regardée à cette époque comme l’une des plus anciennes villes de l’Italie. Sa fondation, qui se perd dans une haute antiquité est cependant postérieure à la couche volcanique sur laquelle elle repose, tandis que les urnes sont non-seulement antérieures à Albe la longue, mais encore au volcan antéhistorique qui a recouvert cette contrée d’un lit de cendres et de lave. Bien plus, les objets en bronze découverts, remontent seulement à la 2me période, car les habitants de l’Italie, débutèrent, eux aussi, par le travail des instruments en pierre. On peut juger par là de l’âge reculé auquel remontent les premières migrations de peuples dans le midi de l’Europe. Les objets en pierres quoique rares en Italie, ont cependant été retrouvés en divers lieux. Je puis citer entr’autres quatre pièces découvertes à quelque distance d’Albano, parfaitement pareilles à celles dn nord. Ce sont trois pointes de flèches en silex et une hache d’une espèce de serpentine.
Indépendamment des faits que nous venons de citer, les données historiques que nous possédons sur le midi de l’Europe ne laissent aucun doute sur l’âge reculé auquel y pénétrèrent ses premiers habitants. Ces données nous manquent pour apprécier avec la même netteté l’antiquité du mouvement du nord, dont les peuples sont mentionnés pour la première fois environ 300 ans avant notre ère. L’histoire nous faisant défaut, nous chercherons à y suppléer à l’aide des sciences naturelles.
La Scandinavie, entourée en grande partie par les mers, ne paraît pas avoir présenté dès les premiers âges, /39/ l’aspect que nous lui connaissons. Le Jutland, le Seeland, le midi de la Suède, les promontoires et les îles de la Baltique formaient une même contrée, attenante au nord de l’Allemagne. De même que la Grande-Bretagne a dû être unie au continent, le sol Scandinave faisait corps avec la Germanie à une époque reculée. Notre sujet ne permet pas que par une digression trop étendue nous entrions dans la discussion des faits. Cependant nous citerons quelques observations à cet égard. Il n’est pas rare de retrouver dans les tourbières du midi de la Suède les restes non fossiles d’animaux divers, étrangers à cette région, d’où ils ont tout à fait disparu. Les mêmes espèces existent cependant encore en Allemagne. Alors qu’il y avait continuité de terrain, ces animaux s’avançaient donc dans le nord, durant la belle saison, et retournaient passer l’hiver plus au midi. Mais après la rupture du sol, ceux qui ne périrent pas dans cette catastrophe, eurent la retraite coupée, et ne tardèrent pas à succomber sous les rigueurs d’un climat pour lequel ils n’avaient pas été créés 1. Quelque ancienne que soit cette catastrophe, les naturalistes l’envisagent comme postérieure au déluge, et nous allons voir que ces contrées étaient déjà habitées par l’homme en ce temps-là.
Le sol Scandinave présente une direction ascendante du midi au nord, mais en même temps un mouvement de bascule encore sensible de nos jours, de telle sorte que d’après les observations scientifiques des derniers siècles, /40/ le nord tend à s’élever insensiblement tandis que le midi s’abaisse peu à peu dans la mer. Cette action, peu sensible d’un siècle à l’autre, ne laisse pas de produire de grands effets à travers des milliers d’années 1. La rupture du sol ne doit cependant pas être attribuée uniquement à ce mouvement graduel. Il existe en divers lieux les traces d’un mouvement violent qui paraît produit par un soulèvement brusque d’une part, et un abaissement subit de l’autre. Une grande inondation a jeté sur le midi de la Scanie des digues de sables et de gravier hautes de 40 à 60 pieds. Ces digues présentent ceci d’intéressant pour l’archéologue, c’est qu’elles recouvrent parfois d’anciennes tourbières, au fond desquelles on trouve des instruments en silex, produit incontestable du travail de l’homme, des écailles de tortues d’eau douce, étrangères à la Suède, mais communes dans le nord de l’Allemagne; des petits bois de cerfs, certaine espèce d’ours, et entr’autres l’urus, espèce de bœuf sauvage, qui au temps de César existait encore en Germanie, mais qu’on regarde comme ayant disparu dans le nord, avant l’arrivée de l’homme. M. le professeur Nilsson a cependant retrouvé dans une de ces tourbières, le squelette complet d’un de ces urus qu’il a fait remonter dans les collections de l’université de Lund. Ce qui rend cette pièce particulièrement précieuse, c’est la marque d’une blessure profonde qui a traversé deux vertèbres. La suppuration a un peu arrondi l’ouverture de la blessure, mais la suite ne laisse aucun doute qu’elle n’ait été faite par un large fer de flèche. Bien plus, l’obliquité est telle que l’animal a dû être frappé par /41/ derrière et recevoir le trait à peu près parallèlement à son dos. En un mot, un examen attentif de cette blessure montre qu’elle n’a pu être faite que par la main de l’homme.
Il faut observer que ces tourbières ont été fort anciennement de petits lacs, sur lesquels chassaient et péchaient les peuples primitifs. En poursuivant ces moyens d’existence, ils perdirent plus d’une fois leurs traits et leurs flèches dans ces eaux, d’abord lacs ou marécages, et tourbières plus tard. Ce fut donc après la formation de celles-ci qu’arriva la catastrophe dont nous avons parlé, à laquelle seule peuvent remonter ces hautes digues de sable et de gravier, et, aujourd’hui, c’est à travers ces couches épaisses qu’on retrouve des traces de l’art humain, antérieures à ces bouleversements, et qui nous montrent à quelle antiquité doivent remonter les premiers habitants dans le nord. Les instruments en silex, qui ont été découverts, sont des pointes de flèche à trois ou à deux tranchants et une espèce de hache ou coin.
L’intérieur du Jutland conserve aussi les traces d’une grande inondation. Au milieu de plaines considérables s’élève une haute colline de formation naturelle. Pour peu qu’on creuse à sa surface on trouve de nombreux squelettes d’hommes et d’animaux couchés sans ordre, pèle mêle. A la base du mont tout le sol est couvert de coquillages de mer. Que signifient encore ces faits, sinon la fuite devant l’inondation qui atteignit même, sur la hauteur, tous les êtres qui s’étaient hâtés d’y chercher un refuge?
Nous venons de voir des faits qui ont rapport à l’affaissement du sol et à l’inondation qui en fut la suite; nous en citerons encore un qui nous transporte plus au nord, /42/ dans le Bohüslän, et a rapport au mouvement d’ascension mentionné plus haut. Le professeur Nilsson faisant un voyage dans cette province, vint à s’arrêter vers des tailleurs de pierre qui extrayaient des matières d’un mont, près des bords de la mer. A peine est-il là que son œil investigateur s’arrêta sur des ossements humains. Il regarda de plus près, c’était un squelette pris dans un banc de coquillage; ce qui était surprenant c’est que cette espèce de roche n’avait point été creusée pour y placer un mort, mais celui-ci avait été recouvert de couches naturellement superposées. A ce fait, il n’est qu’une explication. Ce corps ne peut avoir été déposé là et recouvert par l’accroissement naturel du lit de coquillages, qu’alors que le banc était en état de formation, c’est-à-dire baigné par les eaux de la mer. Un homme avait donc disparu dans les flots à une époque où ce banc, loin d’être à la hauteur actuelle, reposait encore au fond des eaux. Il dut se passer un certain temps avant que ce corps fût recouvert d’un nouveau lit de coquillages épais de quelques pieds. Enfin un soulèvement produit par quelque catastrophe de la nature l’éleva à la place qu’il occupe aujourd’hui, et cela dans un temps où ce pays était déjà habité 1.
Ces divers faits rapprochés paraissent appartenir au même événement. S’ils ne nous donnent pas la date précise d’un siècle, ils n’en sont pas moins le témoignage irrécusable de l’antiquité reculée à laquelle remonte l’origine des premiers habitants dans le nord. /43/
Durée de la première période.
La période qui nous occupe ne présente donc pas une moins haute antiquité dans le nord, qu’au midi de l’Europe. Volcans et catastrophes antéhistoriques recouvrent également les débris de générations plus anciennes. Que les peuples primitifs aient eu des rapports en Orient avant de suivre des routes si diverses, ce n’est pas sans vraisemblance; mais la différence de climat et la proximité d’autres populations durent imprimer des directions différentes. Au midi, la période qui nous occupe fut de bien moins longue durée que dans le nord. Le petit nombre d’instruments en pierre qu’on retrouve soit en Italie, soit en Grèce indique que l’emploi du métal ne se fit pas longtemps attendre, tandis que ces instruments répandus en grand nombre sur les rives de la Baltique ne sauraient provenir d’une population plus considérable que dans le midi, mais bien d’un développement moins rapide 1. /44/
Formes principales des instruments.
La forme de ces instruments en pierre est plus variée qu’on ne le supposerait, eu égard à la matière employée. Nous allons en indiquer les principales, qui se retrouvent à peu près les mêmes dans tous les pays où existent des débris de l’âge primitif.
Le coin est une espèce de hache à un tranchant, sans trou, long de 3 à 15 pouces, de la même largeur aux deux extrémités, ou plus évasé vers le tranchant. Celui-ci est en arc de cercle, ou oblique; dans ce dernier cas, l’un des côtés du coin est plus court que l’autre. Lorsque le tranchant de ces pièces était endommagé, on le réparait en les aiguisant de nouveau. La coupe de l’extrémité opposée au tranchant présente parfois un carré long; dans ce cas le coin était fixé à la hampe au moyen de ligatures sur un embranchement à angle droit, à moins que la hampe ne fût recourbée. D’autres fois cette même extrémité entrait dans une hampe fendue ou entaillée dont la pesanteur suppléait à celle de l’instrument, souvent fort léger. Ces hampes en bois ont naturellement disparu par l’action des siècles 1 , mais la manière dont plusieurs peuples sauvages assujettissent des instruments tout pareils nous donne une explication plausible de ce qui a dû être fait dans l’anquité. La Nouvelle Zélande et la Terre de Feu permettent entr’autres de faire plusieurs de ces /45/ rapprochements. — Quant à l’usage de ces pièces, ainsi que de plusieurs autres, chez les anciens, on est souvent tombé dans l’erreur en donnant à chacune d’elles une destination toute spéciale. A l’enfance des sociétés il ne faut pas chercher d’un côté, des ustensiles de la vie domestique, et de l’autre, les armes exclusivement destinées à la guerre. La cognée devenait hache d’armes, et le couteau, poignard. La flèche ou le javelot atteignaient également l’ennemi, qu’il fût homme ou bête féroce. L’instrument qui nous occupe est encore employé par quelques peuples sauvages à creuser des canots. Après avoir abattu l’arbre et l’avoir dépouillé de ses rameaux au moyen du feu, ils carbonisent la partie qu’ils veulent creuser, et à l’aide de la pierre, du feu et d’une grande patience, ils obtiennent le résultat désiré. On a retrouvé dans des marécages du nord des troncs d’arbre qui portaient des traces du feu et d’un genre de travail tout pareil. Ces coins, même ceux des plus petites dimensions servaient aussi au combat, ainsi qu’on a pu s’en assurer par quelques découvertes en Allemagne. A peu de distance de Magdebourg, on a trouvé un crâne auquel était encore fixée l’arme qui avait donné la mort. C’était un coin en silex, long de 2 ½ pouces et large de 1 ½ sur le tranchant, attenant au crâne avec une masse d’argile calcaire. Un fait analogue a été observé dans la contrée de Quenstadt 1. Dans le nord de l’Allemagne, l’agriculteur, en labourant ses champs, trouve parfois des pièces dont la provenance lui est inconnue; il les croit tombées du ciel et les appelle coins du tonnerre ou pierres d’arc-en-ciel. Elles ont à ses yeux une valeur médicale. /46/ En Suède, le paysan s’en sert dans la magie. Après avoir traçé un cercle sur l’animal malade, il bat feu au-dessus à l’aide du briquet, et suspend ensuite la pièce au cou de l’animal dont il veut obtenir la guérison.
La gouge est un instrument pareil au précédent avec cette différence que le tranchant en arc de cercle est concave d’un côté et convexe de l’autre. Son emploi a dû être réservé presque exclusivement au travail sur bois.
Le ciseau de la forme et de la grandeur du ciseau du maçon est presque toujours en silex. Quelquefois son tranchant est taillé à la manière de celui des gouges.
Le marteau a des formes très variées, sans doute suivant sa destination. Il était une pièce importante dans la fabrication des autres instruments. Parfois, c’était une pierre de la forme d’un œuf, avec une petite concavité de deux côtés opposés, pour que la pièce tenue entre le pouce et l’index, échappât moins facilement. Ces concavités sont aussi au nombre de 3, de 4 ou de 5, disposées de manière à correspondre parfaitement aux extrémités de chaque doigt. On classe souvent avec les marteaux une pièce qui n’est pas sans quelque rapport avec la navette du tisserand, mais qui me paraît avoir été une pierre à aiguiser pour rafraîchir la pointe de certains instruments. Elle porte d’ailleurs toujours, sur l’un de ses côtés, une raie oblique qui ne laisse guère de doute sur son usage. Sa matière est ordinairement un grès ou une composition qui la rendait propre à cet usage.
La forme des haches est extrêmement variée. Les plus simples sont taillées à l’extrémité opposée au tranchant de manière à pouvoir être fixées dans une hampe fendue ou bien une rainure vers le milieu de la pièce répondait /47/ au même but. On a trouvé à La Côte dans le canton de Vaud une hache de ce genre. D’autres fois c’est une pierre à peine dégrossie, percée d’un trou pour recevoir la hampe. La hache à deux tranchants est plus rare, on en a cependant découvert une au-dessus d’Orbe, près d’Agiez. Souvent la pièce se brisait à l’ouverture destinée à la hampe et elle était jetée au rebut, à moins qu’un des fragments ne fût encore assez grand pour être percé de nouveau.
Quelques-unes de ces pièces étaient à la fois hache et marteau; d’autres, par leur fini et leurs formes allongées, donnent à penser qu’elles ont dû être des haches de commandement; enfin il en est dont le travail trahit déjà tellement d’habileté qu’elles font l’étonnement de tous ceux qui cherchent à se rendre compte de leur fabrication 1. La matière employée est ordinairement le grès, la serpentine, le basalt, le jade ou quelque roche compacte, suivant les pays où on les retrouve.
Les fers ou pointes de lance sont des lames de silex, longues parfois de 12 pouces sur 1 ½ de large, qui entraient dans une hampe fendue. Ces pièces assez rares se trouvent essentiellement dans le Danemark.
Les pointes de javelot sont à peu près de la même forme, mais de dimensions moindres.
Les pointes de flèches sont parfois triangulaires ou à trois arêtes, ou bien ce sont de très petites pièces de la forme d’un cœur allongé, d’un travail souvent délicat et /48/ très achevé. Dans le tombeau de Mersebourg étaient aussi représentés des arcs et des carquois.
Une autre espèce de traits consiste en des pointes en os de 6 ou 10 pouces de long, armées sur deux côtés de petits éclats de silex destinés à former le tranchant 1.
Les poignards de 3 à 12 pouces de long, ont la forme d’un fer de lance attenant à une poignée. Ils ont souvent été travaillés avec un soin surprenant. Je connais une seule de ces pièces, en silex blanc, d’environ 15 pouces de long, de la forme d’une lame d’épée. Elle est conservée dans la Bibliothèque de la ville de Lubeck.
Les couteaux ont été ordinairement travaillés avec beaucoup moins de soin. Il faut en excepter une pièce unique dans son genre, découverte il y a trois ans par le prince royal, actuellement roi de Danemark. Cette pièce a 12 pouces de long. Le tranchant en est légèrement arqué et la pointe arrondie. Si l’on tient compte que ce couteau a été travaillé sans le secours du métal, on ne pourra refuser une grande habileté à l’ouvrier qui a su tirer d’un morceau de silex un instrument de ce genre. — Les couteaux sont le plus souvent de simples éclats de silex dont la longueur ne dépasse pas 5 à 6 pouces. On en a découvert de nos jours un nombre considérable.
Le silex a été aussi employé à fabriquer des espèces de percets, instruments informes, qui n’ont été retrouvés jusqu’à présent qu’à Dietmarsen, dans le Holstein et dans l’île de Rügen 2. /49/
On possède aussi des scies en silex. Les unes, les plus rares, sont une lame droite, dentelée des deux côtés. Les autres ont la forme d’un croissant, dentelé seulement sur la ligne concave. Ces scies ont ceci de défectueux, c’est que la lame, plus épaisse que les dents, ne pouvait pas entrer dans le chemin pratiqué par celle-ci. Leurs dimensions montrent, du reste, qu’on n’a pu s’en servir que sur des pièces de bois peu épaisses comme les hampes des flèches et des traits. Il est curieux de retrouver sur les plus anciennes scies en bronze les mêmes formes et les mêmes défauts. Une scie en bronze de la Sibérie, conservée à Saint-Pétersbourg dans la collection du prince Gagarin, indique qu’on a cependant su obvier à ces inconvénients avant la découverte du fer. Toutefois, en Norwége, les plus anciennes scies en fer ont encore la forme du croissant et de la faucille.
Des hameçons également en silex, et de la forme des nôtres, quoique très informes, ont été retrouvés en Scanie, au nombre de deux ou trois seulement 1.
Des ancres de bateau en pierre sont conservées à Copenhague et à Lund.
Les instruments en os consistent essentiellement en marteaux, débris de cerf ou d’élan, en ciseaux, en harpons, hameçons, en pointes de traits, en poinçons et en aiguilles. Une découverte curieuse dans ce genre a été faite près de Genève, dans une caverne à ossements au pied du petit Salève.
L’ambre est déjà employé pour ornements. Ce sont de gros morceaux généralement bruts, percés d’un trou /50/ pour être réunis en colliers. Parfois on les retrouve réunis en grand nombre. Des dents d’ours et de sangliers, également percées d’un trou, étaient aussi suspendues au collier. Enfin, quelques unes de ces perles grossières sont en pierre ou en os.
Une partie des vases de cette période décèle l’enfance de l’art du potier. L’argile dont ils sont formés contient souvent de petites pierres siliceuses. Plusieurs, faits à la main, portent encore l’empreinte des doigts de l’ouvrier. Souvent ils ont été à peine cuits au feu. Leur couleur est généralement noire ou brun foncé. Les formes offrent une assez grande variété, et quelques-unes ne permettent pas de douter que ce genre d’art n’ait été perfectionné très anciennement. Il en est qui manquent de pied et sont munis sur les côtés d’oreilles percées d’un ou deux trous, par où l’on passait les cordons destinés à les suspendre ou à les rendre plus portatifs. Ceux-ci ont généralement des couvercles. D’autres ont la forme d’une sphère un peu applatie, surmontée d’un col étroit et allongé, forme que les Romains affectionnèrent bien des siècles plus tard. Le goût d’ornementation paraît déjà sur une partie de ces vases. Les dessins sont exécutés en creux à l’aide d’un poinçon: ce sont des lignes parallèles, des chevrons et des pointillages qui ont dû être exécutés sur l’argile avant de la soumettre à l’action du feu.
Ce sont là les vestiges qui nous restent de l’industrie des premiers habitants de l’Europe. Ils nous permettent de voir ce qu’un peuple privé de la connaissance des métaux est capable de produire; mais pour juger ces productions, nous devons nous placer dans le milieu qui était celui de ces peuples. De nos jours, enrichis par /51/ l’expérience et les découvertes de siècles nombreux, nous possédons, pour arriver à des découvertes nouvelles, des moyens que ceux qui nous ont précédé ont dû inventer un à un. Les corps ont été étudiés, analysés, réduits à leur état simple; on cherche la raison d’être de toutes choses; l’intelligence s’est repliée sur elle-même; la civilisation a été conquise. Telle n’est point l’humanité à son origine; telles ne peuvent être les générations nomades qui s’avancent à pas lents dans des contrées désertes. Les premiers soins de chaque individu sont de pourvoir à son existence personnelle, ou à celle de sa famille. Tout est à vaincre; tout est à découvrir. En nous plaçant dans ce point de vue, aucun des débris qui nous attestent les premiers efforts de l’homme vers le progrès ne sera indigne de notre attention. Nous ne demanderons pas d’eux qu’ils satisfassent aux exigences d’un art avancé, mais qu’ils nous révèlent les divers degrés de l’esprit humain dans son développement. Afin de nous rendre plus exactement compte de cette culture primitive, nous devons encore chercher les moyens employés pour la fabrication des instruments dont nous avons examiné les principales formes.
Lieux de fabrication.
Dans quelques pays on a trouvé, réunis dans un même lieu, un nombre plus ou moins considérable d’instruments ébauchés, inachevés, ayant parfois une face dégrossie et l’autre polie, ou bien percés seulement à moitié, le tout au milieu d’éclats de silex et de pierres de natures diverses. Ce sont là les débris d’anciennes fabriques. /52/ Plusieurs de ces lieux ont été découverts en Danemark. L’un, au nord de la Poméranie, sur l’île de Jasmund, près de Semper, était destiné à une fabrique d’instruments de silex, dont plusieurs étaient inachevés. D’autres existent au nord de l’Allemagne: dans le Mecklemburg, dans la contrée de Salzwedel, près de Magdebourg, et aussi en Lusace, vers Golssen. A demi-lieue, au nord de cette dernière ville, est une plaine de sable mouvant sur laquelle s’élève un retranchement circulaire, recouvert en partie par les sables. A l’intérieur, dans une couche compacte de cendres et de fins charbons, M. Schumann a trouvé, l’année dernière, de nombreux silex travaillés: coins, couteaux, pointes de traits, inachevés ou brisés, et de grandes pièces de silex qui servaient de matériaux 1. — En France, on a aussi découvert un de ces lieux de fabrique à Ecornebœuf, près Périgueux 2.
Ces découvertes permettent de juger avec certitude des moyens employés pour la fabrication. Le silex étant la /53/ matière la plus dure et la plus difficile, semble-t-il, à travailler sans le secours du métal, était cependant employé de préférence, dans toutes les contrées où il est naturel au sol. Après avoir choisi la pièce brute destinée au but qu’on se proposait, on commençait à la dégrossir à l’aide d’un des marteaux en pierre que nous avons décrits. L’art de l’ouvrier consistait à connaître les veines du silex, de telle sorte que chaque coup enlevât un éclat proportionné au but. Quand on prend quelqu’une de ces pièces inachevées, on peut compter tous les coups donnés par l’ouvrier et suivre les différentes manières dont il tournait et retournait, dans la main gauche, l’instrument qu’il confectionnait. Parfois un coup malheureux brisait l’instrument, qu’on devait jeter au rebut. C’était surtout pour les petites pièces, comme les pointes de flèches, qu’il fallait user d’un ménagement extrême. Sur une pointe de 6 lignes de long, on peut compter au delà de deux cents de ces éclats ou petites écailles enlevées à l’aide du marteau; et cependant on n’a là que la dernière trace du fini. On peut juger aussi des soins qu’exigeait ce travail quand il s’agissait de denteler une lame pour en obtenir une scie, ou de confectionner un hameçon dont les contours étaient si difficiles à ménager. Il est, en revanche, certaines espèces de couteaux dont la fabrication a été fort simple, et qui se détachaient d’un seul coup donné sur la pointe de l’espèce de noyau d’où on les enlevait. On a retrouvé en Danemark un de ces noyaux au milieu des nombreuses lamelles qui en avaient été détachées. Avec un peu de patience on est parvenu à les rajuster autour du noyau sans laisser le moindre interstice. Ces lamelles ou copeaux en silex étaient utilisées comme couteaux, ou taillées de nouveau pour en former /54/ des pointes de trait 1. Quant aux instruments, comme les haches, les coins et les ciseaux, on les achevait en les limant avec un sable siliceux sur une pierre de grès, qui faisait ainsi l’office d’une meule, mais d’une meule immobile. On voit dans le musée de Copenhague de ces meules, pierres plus ou moins informes, creusées au milieu par un long usage, sur lesquelles on a retrouvé des coins polis d’un côté et inachevés de l’autre, qui ne laissent aucun doute sur ce genre de fabrication. Plusieurs échantillons montrent aussi que lorsque le tranchant était émoussé, on l’aiguisait de nouveau sur la meule. Le procédé par lequel on obtenait le tranchant ou arc de cercle des gouges, est aussi simple qu’ingénieux. On choisissait à cet effet une pierre de grès d’une forme allongée, sur la longueur de laquelle on taillait une espèce de bourrelet arrondi, et parallèlement à celui-ci, une rainure on chéneau, de telle sorte que la coupe de la pierre présente dans sa partie supérieure la forme d’un S renversée. L’ouvrier, après avoir dégrossi le silex dont il voulait faire une gouge, limait l’extrémité de son instrument sur le bourrelet convexe afin d’obtenir un tranchant concave, puis il retournait sa pièce sur la chéneau concave à l’aide de laquelle se formait le côté convexe du tranchant 2. — La meule n’a souvent été employée que dans le but de donner au tranchant plus de mordant, mais souvent elle a été utilisée pour polir l’instrument dans son entier. — Les haches percées ont été l’objet de nombreuses discussions, dans lesquelles on cherche à expliquer comment on est /55/ parvenu à percer la pierre. Les nombreux originaux que l’on possède permettent de juger des tâtonnements des anciens pour arriver à résoudre cette difficulté. Sur quelques-unes de ces haches on voit des commencements de trous imparfaits, entrepris sur les deux côtés opposés, puis abandonnés; les uns, pointillés, montrent qu’on se servait de pointes en silex, avec lesquelles on cherchait à détacher parcelle après parcelle; d’autres, plus unis, se faisaient au moyen de petits cylindres, du sable et de l’eau. On comprend tout ce que ces procédés avaient de défectueux, le temps et la patience qu’ils exigeaient. Plus tard, un autre procédé fut découvert, mais comme il appartient à une époque un peu postérieure, nous en donnerons la description en tête de notre seconde période.
Ces premières difficultés vaincues, il n’est pas nécessaire de montrer comment l’os put être travaillé. Quant à l’art du potier, nous avons vu qu’il consista d’abord à façonner l’argile avec la main; cependant un grand nombre de vases de cette période démontrent d’une manière incontestable qu’ils ont été confectionnés à l’aide du tour. Celui-ci, une fois découvert, permit de varier les formes à l’infini. Enfin, il est probable que, déjà à l’époque qui nous occupe, la corne et le crâne de l’animal, dont on employait les os à divers usages, servirent de vases et de coupes.
Ces débris que nous venons de décrire sont les mêmes en Europe dans toutes les contrées où ils se retrouvent. Rares en Grèce et en Italie, ils le sont beaucoup moins sur les côtes occidentales de la France et dans la Grande-Bretagne. On les retrouve en Hollande, dans le Hanovre, sur les bords de la Baltique, où ils sont répandus en grand /56/ nombre, et parsemés çà et là dans le nord de la Russie et de la Sibérie, perdus dans la chasse ou de quelqu’autre manière, l’agriculteur les découvre souvent en labourant la terre. Mais là où ils sont surtout nombreux et bien conservés, c’est dans les sépultures, où leur présence indique un but religieux. — L’idée d’une vie à venir préoccupe les peuples de tous les temps. Leur paradis, qu’il se nomme Champs Elysées, Valhalla ou Prairies bienheureuses, est la réalisation d’un idéal, reflet des goûts et des mœurs de cette vie. La tombe est l’intermédiaire de deux mondes. Elle reçoit tout ce qui doit accompagner l’ombre de celui qu’on y dépose.
Tumuli du premier âge.
Nous allons pénétrer dans quelques-unes de ces salles funéraires, fermées depuis plus de 3000 ans, et leur demander la révélation des mystères qu’elles renferment.
Ce qui caractérise les tombeaux de cette période, c’est la construction des salles plus ou moins spacieuses 1 , recouvertes de terre de manière à former des collines parfois très élevées. Après avoir choisi le lieu de la sépulture, on dressait sur la surface du sol, dans une plaine ou sur une hauteur, des blocs ou de grandes dalles disposés de manière à former une enceinte circulaire ou carrée à l’intérieur. Des pierres plates, parfois colossales, recouvraient l’enceinte dans laquelle on plaçait le mort; puis on répandait de la /57/ terre alentour, et on l’entassait jusqu’à ce que la colline eût atteint la hauteur de 30, 60 et même 100 pieds. A la base de la colline, à mi-hauteur et à son sommet, on dressait parfois de grands blocs qui s’élevaient ainsi en arches concentriques sur le tertre tumulaire. Au sommet était un autel souvent colossal. Ces collines ont généralement la forme conique; qu’elles recouvrent ou non une salle, et quelle que soit leur élévation, on les appelle tumuli.
Nord de l’Asie.
Les tumuli sont répandus à l’infini en Europe, en Asie et même en Amérique. Les plateaux de la Scythie asiatique jusqu’à l’Océan, en sont particulièrement couverts. Ils se trouvent le long de l’Asie du nord, surtout sur l’Altaï, et s’étendent du fleuve Irtysch au fleuve Jeinissei, souvent en nombre si compact, qu’on peut conclure avec sûreté à une grande population. Les plus riches sont sur le Volga, le Tobol, l’Irtysch, et l’Ob; moins riches dans les steppes sur le Jenissei, ils paraissent plus pauvres encore au delà du Baikal. Les plus grands tumuli de ces contrées portent le nom de Kourganes 1. Ils renferment, sous une /58/ haute colline de terre, une salle construite d’immenses dalles, destinée à la sépulture d’un ou de plusieurs hommes. On trouve auprès des squelettes des vases de terre, la plupart vides, et des ornements en métaux précieux, des bracelets, des colliers, des boucles d’oreilles et des armes. Comme dans les tombeaux égyptiens, le squelette est quelquefois enveloppé d’une fine lamelle en or. Il reste du cheval déposé dans la tombe de son maître tout son harnachement: mors, étriers, boucles et garnitures. La colline est en outre surmontée de cercles de grands blocs ou piliers bruts 1.
Lors même que, par leur contenu, les tumuli dont nous venons de parler diffèrent de ceux que nous allons examiner en Europe, ils n’en doivent pas moins être remarqués, à cause de la similitude parfaite de leur construction. Il faut dire aussi que les fouilles beaucoup trop rares entreprises dans la Haute-Asie, ont eu bien plus essentiellement pour but de chercher l’or et l’argent, que la solution des questions historiques. Un examen plus attentif donnerait sans doute d’autres résultats; tout comme il est possible, et même probable, que les peuples de la Haute-Asie aient possédé, dès les temps les plus reculés, la connaissance de ces métaux que fabriquait déjà Tubal-Caïn, d’après le rapport de la Genèse. Nous avons du reste montré que cette connaissance des métaux n’a pu empêcher /59/ les émigrants nomades de retomber dans l’ignorance à cet égard; et l’on ne peut contester le fait que, durant de longues années, le travail des métaux fut étranger aux premiers habitants de l’Europe. Il paraît en avoir été de même dans le nord de la Sibérie, car j’ai vu des haches en pierre provenant de ces contrées. Les circonstances qui firent perdre la connaissance du travail des mines n’empêchèrent pas, cependant, la connaissance de tout ce qui était relatif aux usages de la sépulture. Ces usages, inhérents au culte, ne devaient et ne purent pas se perdre. L’intérieur de la tombe fut moins orné, mais on n’en éleva pas moins les grandes salles et les hautes collines.
Russie.
Du nord de l’Asie, et depuis les monts Ourals, ces grands tumuli se dirigent vers les provinces russes, baignées par le golfe de Finlande et la Baltique. Ils se groupent particulièrement le long des fleuves et des mers. Ce n’est pas qu’ils soient tous du même âge, mais plusieurs contiennent aussi de grandes salles sépulcrales, dont quelques-unes ont jusqu’à 20 pas de diamètre: ainsi sur les rives de l’Aa, en Livonie et en Courlande. Le manque de fouilles bien dirigées ne permet malheureusement pas de donner à ces vastes contrées la place qu’elles réclameraient dans notre sujet, Les monuments de la Russie, par leur position entre l’orient et l’occident, conduiront à la solution de bien des questions pendantes, dès qu’ils seront étudiés avec l’intelligence qu’ils réclament. Les faits sont les anneaux d’une longue chaîne, dont la direction n’est pas /60/ toujours facile à suivre, aussi faut-il s’estimer heureux lorsque quelque chaînon nous indique la voie 1.
Suéde.
En Suède, les tumuli de l’âge primitif se trouvent surtout en Scanie, déposés la plupart sur les bords de la mer, dont ils suivent les rives jusque dans la Westrogothie et le Bohüslän. Les collines sont élevées et souvent entourées de plusieurs cercles de grands piliers bruts; sur le sommet est parfois un autel formé d’une pierre colossale qui repose sur trois, ou un plus grand nombre de supports. Sur l’un des côtés de la colline, ordinairement à l’est, est l’entrée d’une galerie construite en grandes dalles et fermée par une plaque; le tout soigneusement recouvert de terre, de manière à ce que rien ne soit apparent à l’extérieur. Après avoir découvert et enlevé la plaque qui ferme l’entrée, on pénètre dans un couloir obscur, d’environ 20 pieds de long, où l’on peut à peine marcher debout; après quelques pas, on se trouve dans une salle spacieuse, ronde, ovale ou carrée. A la clarté du flambeau, on s’étonne de la grandeur des blocs dont sont formés les parois et le plafond de ces tombeaux antiques. Les interstices, garnis avec soin de caillous brisés, ont empêché la terre de pénétrer. Quand on regarde à ses pieds, on distingue le long des parois de petits amas d’ossements humains, qui, au /61/ premier coup d’œil, paraissent avoir été rejetés sur les côtés de la salle; mais en y regardant de plus près, il est facile de s’assurer que la position est naturelle, seulement il est évident que ceux qui ont été placés là n’ont pas été étendus sur le sol. Les os des jambes sont retombés, les genoux en avant, ou croisés sur les avant-bras. La colonne vertébrale et les côtes se sont affaissées sur elles-mêmes, et le crâne repose au-dessus, à moins qu’il n’ait roulé à côté. On a cru que le mort avait été assis, mais cette explication, comme nous le verrons plus tard, n’a aucun fondement. Auprès de ces ossements, dont la friabilité est extrême, reposent des armes en pierre et en os, des colliers d’ambre, et des vases qui avaient contenu quelque nourriture ou boisson, mais dans lesquels on ne retrouve plus rien. C’est à peu près là tout ce qui reste de ces anciennes générations, mais ces débris muets de la tombe sont encore féconds en révélations pour qui veut les in terroger.
En 1805, en découvrit en Westrogothie, à Axevallas, une salle pareille à celle que je viens de décrire. La galerie, de 14 pieds de long sur 4 de large, conduisait à une salle, longue de 24 pieds, large de 8 et haute de 9. Sur l’une des parois étaient quelques gravures indéchiffrables. Les morts, au nombre de 19, déposés aussi le long des parois, avaient été placés dans des caisses en pierre de forme cubique, n’ayant pas au delà de deux pieds carrés. Peu d’objets ont été recueillis: quelques pointes de flèches triangulaires, des couteaux de silex dont l’un était arqué, une perle d’ambre et un petit marteau de la même matière 1. Je dois ajouter que ces petits cercueils de forme /62/ cubique, qui contenaient des squelettes d’homme, ont été observés plus d’une fois dans les tombeaux de ce genre. Il paraît même que là où on ne les trouve plus, la pierre avait été remplacée par le bois 1.
Les monuments de cette période, dans le Boshüslän, présentent quelques variations: ainsi les instruments en pierre sont plus souvent avec des urnes cinéraires qu’avec des squelettes; ou bien les tumuli sont remplacés par des cercueils de grandes pierres, déposés à peu de profondeur en terre, longs de 12 pieds, larges de 4, et qui contiennent également des objets en silex 2. Ces longs cercueils existent aussi dans le Wermland, où le paysan les appelle: tombeaux des géants. Ces faits s’expliquent par la position septentrionale de ces provinces, habitées de moins bonne heure que les provinces situées plus au midi. Sur la fin de cette période, le mode d’inhumation reçoit plusieurs changements. Le bûcher est introduit; l’urne cinéraire déposée dans des collines moins grandes; et le bronze commence à paraître. La population accrue, pénètre davantage dans l’intérieur des terres; à cette époque seulement, les contrées de la Suède, au nord de celles que nous avons mentionnées, reçoivent leurs premiers habitants. On y chercherait en vain des tombeaux du premier âge, ainsi que dans toute la Norwége. /63/
Danemark.
Il est peu de pays aussi riches que le Danemark 1 en monuments de l’antiquité, le nombre s’en élève à environ 23 000. Les tumuli de l’âge primitif sont généralement les plus grands et les plus ornés à l’extérieur de cercles de piliers ou de grands autels. Ils recouvrent les mêmes galeries et les mêmes salles qu’en Suède. Le peuple les appelle aussi Jetten-Stuben, c’est-à-dire tombeaux des géants. Quelquefois la même colline renferme deux salles, ayant chacune leur entrée. On en voit de ce genre au Seeland, dans le comté de Fredericksborg, à Smidstrup, et sur l’île de Mœn. D’autres, à une salle, ont été ouverts à Jœgerspris 2 , à Udleire et à Oehm 3. — Dans le Jutland, comté de Thisted, il existe près d’Ullerup 4 un tumulus dont les particularités méritent d’être mentionnées. La galerie conduit à une salle de 24 pieds de long, sur 5 de large et 5 de haut. Sur le côté opposé au couloir, et vis-à-vis de celui-ci, est une petite salle circulaire de 6 pieds de diamètre et de 4 pieds de haut. Les dalles, placées à l’entrée de la seconde salle, sont chargées de figures sculptées, mais dont il est difficile de saisir la signification. Des figures pareilles ont été sculptées dans un tumulus /64/ d’Herrestrup 1 , dans le Seeland 2. Les morts, bien rarement étendus sur le sol, sont généralement accroupis le long des parois 3. Quelquefois ils sont dans des caisses cubiques, ou bien simplement séparés les uns des autres par une pierre. Le silex, l’os, l’ambre et les poteries les accompagnent également. Des squelettes d’hommes, de femmes, d’enfants, font supposer, avec assez de vraisemblance, que ces salles étaient des tombeaux de famille. Comme en Suède, les tumuli s’avancent peu dans l’intérieur des terres. Soit dans les îles, soit dans le Jutland, ils se groupent sur le rivage des mers 4. On est surpris de la grandeur des matériaux employés à ces constructions; et ce qui n’est pas moins remarquable, c’est que le côté des dalles tourné à l’intérieur doit avoir été taillé, pour présenter une surface si régulièrement unie. Cependant, dans tous ceux que j’ai visités, je n’ai pu remarquer aucunes traces de coups de ciseau de l’ouvrier. Il me paraît probable que le procédé encore employé de nos jours pour faire sauter le silex a été connu de ces anciens peuples. Il consiste à tailler de loin en loin des trous sur le banc dont on veut détacher une plaque. Ce premier travail exécuté, on introduit dans ces trous, à coups de marteau, des coins de sapin bien secs, sur lesquels on répand ensuite /65/ de l’eau bouillante. En se dilatant par l’action de l’eau, les coins font sauter la plaque qu’on cherche à enlever. Que ce procédé ait été employé pour obtenir ces immenses dalles, je n’oserais l’affirmer; mais ce qui est bien certain, c’est qu’ils ont connu un moyen pour les détacher, car leurs surfaces unies n’ont rien de naturel. Quant à la taille des trous, elle ne présentait pas autant de difficultés que sur les haches en pierre, qui demandaient bien plus de ménagements.
Allemagne.
Après avoir parcouru la Haute-Asie, le nord de la Russie, la Suède et le Danemark, nous allons passer en Allemagne et suivre la direction de l’orient à l’occident. — Au sud de Danzig, dans le district de Marienweder, entre autres au près de Schokau et de Bergelau, sont des tumuli dont l’un recouvrait une grande salle de 30 pieds de long. Les tumuli des environs de Culm (plus au sud), pareils à l’extérieur, n’ont pas encore été fouillés. A l’ouest de Danzig, surtout sur la frontière de la Poméranie 1 , dans le district de Marienweder 2 , et dans le grand duché de Posen, particulièrement le long de la Warta 3 , il existe de grandes collines artificielles, entourées de cercles de piliers, ils renferment des squelettes, des vases et des ustensiles en pierre. Quelques-unes de ces collines offrent une variété /66/ de construction que nous aurons à faire observer plus d’une fois par la suite. Après avoir élevé les dalles du caveau sépulcral, il a été recouvert de cailloux ou pierres dont la colline est entièrement formée, à l’exclusion de la terre. Afin de désigner ce genre de tumuli par un seul mot, nous emprunterons la dénomination qu’ils ont reçue des habitants de la Bretagne française: c’est celle de cairn, qui désigne donc une colline construite uniquement de pierres.
L’île de Rügen à elle seule possède environ 1900 tumuli, dont plusieurs de l’âge primitif sont entourés de cercles ou couronnes de pierres. Une colline près de Putbus renfermait un caveau de 15 pieds de long, divisé en huit compartiments, dont presque chacun, vu ses étroites dimensions, contenait seulement un squelette accroupi, avec des vases et des objets d’ambre et de pierre 1.
Mêmes tumuli avec cercles de piliers, caveaux, squelettes, au nord de Stettin 2 , à l’orient, dans le cercle de Dramburg, et au sud, dans les districts de Potsdam 3 , et /67/ de Francfort sur l’Oder 1. De l’Oder à l’Elbe on les trouve parsemés çà et là.
Au nord de la ville de Cœthen, s’étend une vaste plaine dans la direction de Grimsleben. Quand on est au centre, de quelque côté qu’on porte ses regards, on voit à l’horizon des collines tumulaires ou des blocs de granit gigantesques. Vus de plus près, ce sont des salles en plein air, dégarnies de la terre qui les recouvrait. Il en est de 30 pieds de long sur 11 de large. Cette demi-destruction permet de juger de la grandeur des matériaux employés. Tous sont des dalles carrées de dimensions diverses; j’en ai mesuré de 15 pieds de long sur 12 de large et 2 d’épaisseur 2. Ces matériaux viennent de Bernburg, où sont aussi des constructions du même genre. Toute la contrée baignée par la Saale et ses ramifications est riche en tombeaux de l’âge primitif. On les retrouve de Bemburg aux /68/ environs de Halle; plus au sud, vers Wettin, Lependorf, Trebenitz 1 ; près de Merseburg, dont un tumulus a conservé sur les parois de son caveau des sculptures représentant des haches d’armes, des arcs, des carquois et des lignes symétriques pareilles à celles qui font l’ornement des vases. Friedeburg, Brachwitz, Rossleben, ne sont pas moins riches. Mêmes tombeaux jusqu’auprès d’Altenburg et de Saxe-Weimar. Cercles de pierres au pied des collines; grands piliers dressés à leur sommet; salles spacieuses ou petits compartiments communiquant les uns aux autres par des ouvertures taillées sur les dalles de séparation 2 ; collines allongées recouvrant des galeries de plusieurs centaines de pieds de longueur; squelettes accroupis, instruments en pierre, colliers d’ambre, dents de chien ou de cochon percées d’un trou, vases noirs ornés de lignes en creux incrustées d’une matière blanche, sont les traits caractéristiques de ces monuments de l’âge primitif 3. C’est surtout dans les antiquités celtiques de Keferstein, et dans les mémoires de la société archéologique de Halle, publiés par les Drs Kruse et Fœrstmann, qu’il faut cher cher les descriptions des nombreuses découvertes que nous voudrions avoir le temps de reproduire ici en détail.
Dans le duché de Brunswik, ces tumuli paraissent être /69/ peu nombreux. Il n’en est pas de même plus au nord, entre autres dans les duchés de Mecklemburg, où l’on trouve des collines hautes de 60 pieds, surmontées d’un autel entouré de deux cercles de pierres. A l’intérieur, sont des salles parfois voûtées, les squelettes, les vases et les objets propres à cette époque 1. Même richesse dans les environs de Hamburg 2. — Le Hanovre, très peuplé plus tard, conserve moins de tumuli gigantesques de l’âge primitif 3 , si l’on en excepte ceux de la juridiction de Lüneburg 4. — Sur le stérile Sennerheide, dans la principauté de Lippe, sont de grandes collines tumulaires sur le contenu desquels on manque de renseignements.
A Rossleben, district de Merseburg, sur la Saale, était une colline sans cercle de pierres, qui renfermait une construction en dalles dans laquelle se trouvait un squelette couché sur le côté droit. Vers la tête étaient les fragments d’un vase orné de lignes et muni de deux anses. Un second squelette était accompagné d’une petite hache en pierre noire; un autre squelette avait un coin en pierre. On trouva neuf squelettes, mais seulement deux vases entiers, et deux dents de sanglier, dont l’une était percée. D’autres tumuli contenaient, entre leurs dalles, des squelettes reployés avec un couteau en silex, sans aucune trace de métal. — Dans la même contrée entre Bottendorf et Nébra, sont plusieurs tumuli, peu grands, avec constructions en pierre et squelettes reployés. On y a trouvé des coins en pierre, un couteau en silex et une gouge en /70/ pierre. Au milieu du caveau d’une colline étaient une grande tête de cerf encore munie de son bois, quelques traces d’ossements humains, plus un coin en silex grossièrement travaillé 1.
Une colline élevée des environs de Trebenitz (district de Merseburg) renfermait un caveau en pierre avec squelette. Dans chaque tombe étaient plusieurs œufs de poule qui tombaient au contact de l’air, et auprès des instruments en silex. (Keferstein, pag. 10.) Chez les Juifs, le premier repas après l’inhumation n’est composé que de sel et d’œufs, qui sont regardés comme un symbole de l’éternité; le sel figure dans toutes les cérémonies religieuses des Juifs, d’après le Lév. II, 12: « Dans toutes les oblations, tu offriras du sel. »
Non loin de Halle, près de Dœlau sur la Saale, un grand tumulus recouvrait une salle formée de plaque de grès, longue de 13 pieds, large de 7, avec des vases et des instruments en pierre. (Keferstein, pag. 24. )
Dans la contrée de Mehldorf, un grand caveau funéraire d’environ 20 pieds de haut, contenait des ossements humains, plusieurs vases, un marteau de grès et un petit marteau en silex 2.
A Niedleben, près de Halle, était une colline détruite en partie, mais ayant encore, en 1826, 53 pas de long, 34 de large et 10 pieds de haut. Elle avait été déprimée par la culture. A 1 ½ pied du sommet était la /71/ couverte. Deux urnes, reposaient à l’entrée. Dans la première partie de la tombe étaient des cendres, des fragments d’ossements, des dents de chiens et quelques petits couteaux en silex. La deuxième partie, plus vaste et renfermant des urnes, était séparée de la première par une plaque de 1 pied de haut. Elle contenait, outre les urnes, une table en plateau, un siège de chêne, quelques couteaux en silex, un coin en pierre, des dents de chien percées, quelques fragments d’ambre, un morceau d’ambre percé, de la forme d’un marteau 1 , peu de métal, et au coin de la salle deux squelettes affaissés sur eux-mêmes. Ici, malgré le siège, les deux squelettes ont la position de l’embryon, tandis que plus tard, dans le tombeau de Ruchow, en Mecklemburg, le mort est assis sur un siège.
La Westphalie, pauvre en monuments, possède cependant, près de Beckum, une allée de pierres longue de 80 pieds, sur 12 de large, dans laquelle on trouve de nombreux squelettes avec des urnes, des dents d’animaux percées et divers objets. On ignore si cette allée, maintenant en plein air, était autrefois couverte de terre, comme les salles dégarnies de Kœthen.
Dans plusieurs parties de la Hollande, les tumuli sont très nombreux. Plusieurs contiennent des vases et des instruments en pierre qui ne permettent pas de douter de leur antiquité; mais on manque des renseignements sur leur construction 2.
En Belgique, beaucoup de ces collines ont 30 pieds de haut et 3 à 600 pieds de tour 3. On cite un tumulus du /72/ Brabant, rasé en 1507, dont la hauteur était de 55 pieds sur 380 de circonférence, et qui recouvrait une salle sépulcrale 1.
Grande-Bretagne.
Les antiquaires anglais se sont beaucoup occupés des monuments de la Grande-Bretagne, mais dans leur classification, ils se sont généralement arrêtés aux formes extérieures qu’ils ont classées en forme de boule, épatée, elliptique, triangulaire, conique ou cloche. Assigner des âges divers d’après ces variétés extérieures est difficile. Heureusement que les descriptions qu’on possède sont assez exactes et nombreuses pour se diriger au milieu de ce labyrinthe. Dans toute la Grande-Bretagne, on trouve parsemés les cairns ou les tumuli avec salles et galeries de constructions diverses, contenant des vases et des instruments en pierre.
Les antiquaires de ce pays ont remarqué que lorsque le squelette est étendu de toute sa longueur, la colline est ordinairement moins élevée et renferme des objets en fer; tandis que dans les grandes salles, les jambes et les genoux du mort sont reployés sur le corps, auprès duquel on ne retrouve pas d’ustensiles ou d’ornements en métal.
Dans le comté de Sommerset, près de Wellow Stoney Litleton, est un cairn long de 107 pieds, large de 54, et /73/ haut seulement de 13. L’entrée n’a que 4 pieds de haut et conduit à une galerie de 47 pieds de long sur 3 à 4 de large. Elle, est divisée en trois parties par trois transepts ou espèces d’alcôves. On y a retrouvé beaucoup d’ossements, et entre autres deux crânes dont les fronts présentent fort peu de développement. Un fait rare dans un tombeau, c’est que quelques os carbonisés avaient dû passer par le feu. Ce cairn, à côté de l’inhumation qui y prédomine, témoigne donc de l’introduction du bûcher, nouveau mode de sépulture qui ne tardera pas à se répandre d’une manière générale. — Près de Bath (ville du comté de Sommerset) est aussi un cairn de forme ovale, long de 150 pieds et large de 75. Il recouvrait plusieurs caveaux séparés, avec des squelettes humains et des ossements de quadrupède. On trouve des tumuli pareils dans le pays de Galles, dans l’île d’Anglesey, en Irlande, en Ecosse et dans les îles Orcades.
Sur la côte occidentale d’Irlande, près de la ville de Iligo, on voit encore autour d’un cairn 60 grands tumuli entourés de cercles de pierres 1. A 4 milles de Drogheda 2 est un cairn de 320 pieds de diamètre, haut de 60 pieds. Sa base est entourée de piliers dressés. Une galerie longue d’environ 61 pieds 3 conduit à un caveau, octogone irrégulier de 9 pieds de diamètre. Son toit, haut de 20 /74/ pieds, est un dôme conique grossièrement formé par la projection des pierres du mur. Trois niches ou alcôves sont attenantes au caveau, à l’intérieur duquel on remarque quelques sculptures. On n’y a trouvé que deux squelettes et un vase en pierres. — Dans le comté d’Armagh, près de Kistlevi 1 , un cairn recouvre une grande salle divisée en plusieurs compartiments. — On trouve aussi en Irlande des cercueils formés de six pierres, ou de petits espaces carrés, grossièrement voûtés, au-dessous de la surface du sol, et recouverts d’une colline peu élevée. Près des squelettes sont des pointes de trait et des couteaux en silex, des colliers et autres ornements en coquillage, des vases d’argile contiennent parfois des os carbonisés.
Après ces descriptions de cairns, il n’est pas inutile d’insister sur ce fait: c’est que toute la Grande-Bretagne possède aussi les tumuli en terre, dont plusieurs ont 100 pieds de haut et recouvrent des salles toutes pareilles à celles de la Scandinavie. — En Ecosse, il est encore en usage de dire de nos jours: « Je veux jeter une pierre sur ton cairn; » ce qui signifie: « Je veux encore t’honorer dans la tombe ». On rapporte que les Scythes jetaient tour à tour des pierres sur le mort dont ils voulaient honorer la sépulture. L’usage a passé en Europe. Il existe encore aujourd’hui. Parfois dans les ensevelissements militaires, les soldats jettent chacun une pélée de terre sur le cercueil. J’ai vu aussi en Allemagne des femmes prendre une poignée de sable et la répandre également sur le cercueil de celui qu’elles venaient de perdre 2. /75/
France.
La partie la plus riche de la France en monuments des temps primitifs, est l’ancienne Armorique ou Bretagne. Sur les côtes de l’Océan et un peu plus en avant dans les terres on retrouve les cairns et les grands tumuli entourés de cercles de piliers. A l’intérieur, ce sont encore les allées couvertes, les salles spacieuses 1. L’inhumation prédomine, et la présence des instruments en pierre et en os révèle l’ignorance des métaux. — Non loin de Nantes, vers Procheville, on a fouillé, en 1835, une colline dont la salle renfermait 50 squelettes, avec des vases et des haches en pierre. — Dans le département des Deux-Sèvres, un tumulus des environs de Bongon recouvrait une grande salle. La galerie qui y conduisait était formée de neuf pierres, couvertes d’une seule plaque de 26 pieds de long. L’intérieur de la salle était plein de squelettes. On prétend que les vases qui reposaient auprès étaient remplis de noisettes et de glands. On y a trouvé des haches, des couteaux et divers instruments tranchants en pierre, un collier en terre cuite, un autre de coquillages, des dents d’ours et les os d’un chien. — Sur le golfe de Morbihan, dans l’île de Gavreunez, s’élève un cairn sur une allée de 18 supports et 10 énormes couverts; l’allée, étroite à son entrée, va en s’élargissant, et présente sur ses parois des sculptures de lignes serpententes et entrelacées, dessins tout pareils à ceux qui ornent la poterie 2. — Le grand /76/ tumulus de Fontenay-le-Marmion, près de Caen, est un cairn, autrefois entouré d’un cercle de pierres. Depuis nombre d’années on le dépouille de ses matériaux pour des constructions diverses, en sorte qu’il n’a plus qu’une vingtaine de pieds de haut sur 150 de diamètre. Il renferme 12 caveaux grossièrement arrondis, formés de pierres plates et brutes superposées, qui s’élèvent en faisant saillie à l’intérieur, de manière que les voûtes, au jourd’hui plus ou moins tronquées, devaient être à peu près coniques. Le plus grand caveau a 15 pieds à sa base et 14 ½ dans son état actuel; le plus petit n’a que 3 pieds de moins. Ces caveaux, indépendants les uns des autres, ont chacun leur galerie tournée vers la circonférence du tumulus. Au centre, six d’entre eux sont rangés sur deux lignes parallèles, du nord au sud, avec un intervalle de 14 pieds entre chacun d’eux. Les six autres caveaux forment deux lignes transversales aux extrémités des rangées précédentes. Au fond de ces salles circulaires, le sol consiste en une couche d’argile qui contient des ossements humains brisés, dont quelques-uns conservent des traces de l’action du feu. Les seuls objets qu’on ait trouvés, sont une petite hache en pierre verte et deux vases de terre noire, formés à la main, hauts de 4 à 5 pouces 1.
En France, l’agriculteur est souvent détourné de la destruction de ces monuments par les superstitions qu’il y rattache. Dans la Bretagne, le paysan les appelle Ti-Choriguet, c’est-à-dire la demeure des nains ou des esprits follets. En Suède, des paysans racontent qu’après avoir /77/ placé dans leurs maisons des blocs qui avaient servi à la construction d’anciens tombeaux, ils étaient agités toute la nuit par des bruits surnaturels ou l’apparition de spectres. Le bétail finissant par devenir malade, ils furent obligés de rendre ces blocs à leur destination primitive; aussitôt, tout rentra dans l’ordre.
Nous n’avons aucun doute que l’Espagne ne prît une large place dans notre travail, si elle avait été tant soit peu explorée. Jusques à présent, la Société archéologique de Madrid ne s’est guère occupée que des monuments romains et arabes, en sorte qu’on possède fort peu de chose sur les temps celtibériens. Les seuls tumuli que je puisse indiquer ici, sont de grandes collines, entourées de cercles de pierres, sur l’île de Minorca.
Partis de la Haute-Asie, nous sommes arrivés à l’extrémité occidentale de l’Europe. En dehors des contrées parcourues, nous ne trouvons, ni dans l’Allemagne centrale, ni au sud de ce pays, pas plus qu’à l’orient de la France, des tumuli que nous puissions rattacher à l’époque qui nous occupe. Vers le midi, des monuments analogues nous apparaissent çà et là; nous allons les examiner et chercher, en en suivant les traces, à remonter vers leur point de départ.
Canton de Vaud.
A l’entrée de cette nouvelle voie, nous nous trouvons transporté dans le canton de Vaud, qui se rattache par le Rhône aux côtes de la Méditerranée. — En Suisse, je ne connais jusqu’à présent qu’une seule localité dont les /78/ tombeaux puisse se rattacher avec certitude à ceux qui nous occupent: c’est la hauteur de Pierra-Portay, près de Lausanne 1. Il n’y a pas de tumulus et de grande salle, mais bien ce qui caractérise les sépultures les plus anciennes. Ces tombeaux, découverts en 1825, ont été décrits dans la Feuille du canton de Vaud, par M. le pasteur de Montet. Déposés à 3 pieds au-dessous de la surface du sol, ils étaient construits de dalles brutes, formant de petits espaces de 15 à 20 pouces de large, sur une longueur de 25 pouces à 4 pieds. La profondeur du vide était de 15 à 20 pouces. L’un, le plus petit, n’avait que 1 pied carré de vide. Cependant ces tombes, au nombre de 15, renfermaient chacune 1, 2 ou même 4 squelettes qui avaient été repliés ou accroupis dans cet espace étroit. On n’y a découvert aucun objet en métal, mais bien un couteau en silex et un fragment de stéatite aiguisé sur les bords. Ces tombes sont la reproduction de ces cercueils en pierre, à peu près carrés, qui remplissaient la salle du tumulus /79/ d’Axevalla, en Westrogothie, et on en retrouve de tout pareils dans le pays de Galles 1 et en divers lieux de l’Irlande.
Savoie.
La Savoie est encore un de ces pays qui manquent d’explorateur 2. Cependant, à en juger par la partie qui touche au canton de Genève, elle doit être riche en monuments de l’antiquité. — A un quart de lieue du village de Régny, non loin du Salève, on voit au milieu du bois, dans une vaste clairière, une espèce de cellule dont l’aspect est reproduit dans le 3e volume de l’Album de la Suisse romande. M. Blavignac, à qui j’emprunte ces détails, en a donné un plan géométrique dans sa Description de quelques monuments celtiques. Cette cellule, formée par la réunion de grands blocs, a environ 9 pieds de long, sur 8 de large. Sa hauteur intérieure ne dépasse pas 4 ½ pieds. Le plafond est un seul bloc de 15 pieds de long, sur 12 de large. Les dalles sont attenantes les unes aux autres, au moyen de saillies et de rainures correspondantes. Un péribole, ou enceinte, est formé sur l’un des côtés par neuf pierres plantées en terre. Cet assemblage porte le nom de pierres des fées. — Sur le flanc occidental des Voirons, près du torrent de la Chandouze, est la maison ou Cave des /80/ fées, qui a environ 10 pieds de long, 8 de large et 6 ½ de haut dans le vide. Elle est construite de 8 dalles de granit de 2 pieds d’épaisseur 1 , et engagée en partie dans la terre. Les interstices sont garnis de menus cailloux. Suivant la tradition, cette salle a été construite par les fées, qui apportèrent chacune sur leur tête l’une des pierres qui la composent. Quant à la grotte de Régny, une fée apporta tous les blocs à la fois: la couverte sur sa tête, une pierre sous chaque bras, et la dernière dans son tablier. — M. Blavignac voit dans ces grottes des autels druidiques destinés aux sacrifices. Nous examinerons dans la suite ce genre de monuments, qui diffère sensiblement de ceux-ci. Mais si nous les rapprochons des salles sépulcrales du nord dépouillées de la terre qui les recouvrait, comme on en voit en divers lieux, leur identité ne permettra pas de douter que les cellules de Régny et des Voirons ne soient les caveaux de tumuli détruits en partie. Sans accorder trop de valeur aux traditions nombreuses qui se rattachent à ces débris divers, je puis ajouter que les pierres des fées de Régny portent aussi le nom de Pierre des morts 2. /81/
Italie.
Avant d’examiner les collines artificielles qui se retrouvent en Italie, il est bon de rappeler qu’on ne connaît de tumuli élevés par les Romains qu’après de grandes batailles, ainsi celui que Germanicus fit construire six ans après la défaite des trois légions de Varus 1. Virgile 2 , il est vrai, parle d’un tertre élevé sur les cendres de Pallas; mais c’est une réminiscence des tombeaux décrits par Homère 3 et la reproduction d’usages antérieurs à la fondation de Rome. Chez les Romains, les monuments tumulaires consistaient en plaques de marbre plus ou moins ornées et couvertes d’inscriptions; en caveaux garnis de niches pour y déposer les urnes cinéraires, ou en constructions architecturales qui n’ont rien de commun avec l’âge qui nous occupe.
En Etrurie et dans le Latium, on voit encore plusieurs tumuli et cairns tout pareils à ceux du nord, antérieurs aux monuments étrusques et contemporains des murs cyclopéens. Ils renferment une salle de grandes dalles brutes avec des squelettes, des vases et divers objets 4. A l’intérieur, ces tumuli sont parfois ornés à leur sommet d’un cercle de blocs, ou entourés à leur base d’un fossé garni de pierres. A 22 milles de Rome, sur la route de Civita Vecchia, la contrée de l’ancien Alsium en possède de pareils. /82/ Un tumulus de 650 pieds de tour et 45 de haut, ayant une double couronne de pierres, a été ouvert il y a peu d’années. Il renfermait une salle construite de grandes dalles, dans laquelle on pénètre par une galerie de 35 pieds de long. — Près de San Marinella, un tumulus 1 de même construction contenait des squelettes d’hommes. Un autre tumulus, de 855 pieds de tour, des environs de Chiusi, recouvrait plusieurs salles. On montre dans le Latium, non loin de Pratina, emplacement de l’ancien Lavinium, une grande colline qui porte le nom de tombeau d’Enée 2. Plus tard, ces tombeaux deviennent les célèbres tombeaux étrusques, dans lesquels les anciennes formes prennent un caractère un peu différent. Le tumulus, construit en maçonnerie, renferme des salles ornées de colonnes et de peintures. Là, apparaissent les vases couverts de la représentation des dieux, les urnes d’albâtre élégamment travaillées, l’or, l’argent, le bronze, et tout cela avant la fondation de Rome. Vitulonia, capitale de l’Etrurie, détruite avant les temps romains, eut des colonies près de Nola et Capoue, à peu près à l’époque de Troie. Et cependant, toute cette civilisation est fort postérieure à l’âge qui nous occupe. — Dans la basse Italie 3 , les vases campaniens, entièrement pareils aux vases étrusques, se trouvent à côté des squelettes dans des salles construites avec de grandes plaques, qui reposent dans une couche volcanique de pierre ponce. Au-dessus est une /83/ excellente terre végétale; plus haut, une couche de sable et de coquillage; et enfin, par dessus ses différentes couches, la terre du sol actuel. On le voit, durant un certain temps, ces plaines furent inondées par les eaux de la mer. L’ancien temple de Puzzole, près de Baies, attribué à Jupiter Sérapis, et les temples de Pæstum, témoignent par les térébratules dont ils sont chargés qu’ils demeurèrent partiellement sous les eaux. On ne peut dire au juste à quelle époque remontent ces tombes campaniennes, certainement postérieures aux tumuli de l’âge primitif, ainsi que les tombeaux étrusques que les Romains appelaient déjà sepulcra vetustissima.
Les tumuli ont été observés sur quelques îles de la Méditerranée; sur celles de Minorque, de Malte et de Gozza. On les retrouve en Grèce avec les cercles de pierres et les grandes salles qui contiennent des squelettes d’hommes et d’animaux 1.
Dans l’Asie-Mineure sont aussi des tumuli de ce genre.
Des constructions pareilles existent en Crimée, sur les bords de la mer Noire, mais je dois ajouter que leur contenu révèle déjà la connaissance des métaux, de même que dans l’Asie du nord.
Il n’est pas sans intérêt de retrouver dans l’Indoustan de nombreux tumuli, ayant souvent 100 pieds de diamètre et au sommet un cercle de grands piliers bruts, dont plusieurs ont jusqu’à 16 pieds de haut 2. A l’intérieur, /84/ une salle de grandes pierres est ordinairement divisée en quatre compartiments, qui renferment des corps, des vases, des épées et des pointes de lance en métal, du fer tout oxidé et des objets en argent. Les habitants, qui ont une grande vénération pour ces tombeaux, les attribuent aux Pygmées; de même que les Bretons, ils en font la demeure des nains, tandis que les peuples du nord y voient l’œuvre des géants.
Enfin, dans le nord de l’Amérique 1 , on trouve des tumuli avec des salles de grandes dalles contenant souvent des squelettes, des haches et des coins en pierre tout pareils à ceux du nord de l’Europe. Les Péruviens ont aussi élevé des collines de ce genre, de dimensions gigantesques, mais dont le contenu révèle un âge postérieur.
Conclusions sur la première période.
Nous avons maintenant à rechercher les résultats que l’histoire peut retirer de l’examen des faits présentés jusqu’à ce moment. La haute antiquité de cette période ne nous permet pas de donner des dates précises. Cependant, en restant dans des limites très modestes, nous pouvons dire que le nord et l’occident de l’Europe reçurent leurs premiers habitants, au moins 1600 ans avant l’ère chrétienne. Cette date n’est pas assez reculée pour le midi, si nous tenons compte de l’ancienne civilisation de l’Etrurie, /85/ qui avait déjà ses colonies au temps de la guerre de Troie (environ 1200 ans avant Jésus-Christ). Les chronologistes mentionnent une colonie de Pélasges établis en Italie environ 1650 ans avant notre ère, et font remonter la fondation de Sycione, la plus ancienne ville de la Grèce, à dix-neuf siècles avant l’ère chrétienne. Enfin, Champollion attribue aux plus anciens monuments de l’Egypte au delà de 4000 ans d’antiquité 1.
Nous croyons avoir déterminé suffisamment les monuments de l’Europe qui remontent à ces temps primitifs. Les gigantesques constructions tumulaires dont le contenu révèle l’ignorance des métaux indiquent assez nettement les contrées de l’occident qui furent peuplées les premières. Après avoir donné la statistique de ces tombeaux, il ne sera pas hors de propos de jeter un coup d’œil d’ensemble sur leur disposition géographique. A défaut des ruines de bourgs ou de cités, nous pouvons être assurés que les lieux de sépultures ne sont pas éloignés des lieux d’habitation. Si nous prenons une carte, et si nous indiquons par un signe les différentes localités où nous nous sommes arrêtés, nous verrons en Europe tous les monuments primitifs se grouper sur les rives des mers et des fleuves, et se diriger vers l’orient par deux voies différentes. L’orient devient donc le point de départ. Nous avons vu, dans les vastes plaines de la Daurie et sur toute /86/ l’Asie du nord, les salles sépulcrales formées de dalles immenses, recouvertes de grandes collines de terre, et ornées à l’extérieur de cercles de piliers élevés. Ces tumuli, nombreux dans le nord de la Sibérie, passent au delà des monts Ourals, et se répandent dans les provinces russes, sur les bords du golfe de Finlande et de la mer Baltique. — En Suède, ils ne se retrouvent que dans les provinces méridionales; nombreux en Scanie, rares déjà dans le Bohüslän, ils ont à peu près pour limite le canal de Gotha, qui va de Gottenbourg à Stockholm. Les îles du lac Mélar, riches en monuments d’âges postérieurs, n’en possèdent aucun, que je sache, de l’âge primitif. — Le Danemark fut habité dès les temps les plus reculés; même sur des îles de peu d’étendue, les grands tumuli pénètrent peu à l’intérieur; déposés sur les rives de la mer, dans des contrées parfois sans culture, au milieu des forêts ou au-dessus des marécages, au fond des golfes ou sur des caps, on se trouve transporté dans un autre âge, et cet aspect étrange ne frappe pas moins que les ruines d’une ancienne cité. — Nous retrouvons les tumuli dans le nord de l’Allemagne, répandus autour de Danzig, d’où ils pénètrent dans l’intérieur des terres, en suivant les bords de la Vistule, jusqu’à Culm et Bromberg. De Danzig, ils s’étendent le long de la Baltique, sur les côtes de Poméranie et sur l’île de Rügen. De là ils remontent les rives de l’Oder jusqu’à Frankfort, et se dirigent vers la Warta, dans le grand-duché de Posen. — Les duchés de Mecklenburg, surtout celui de Schwerin, et les environs de Hamburg en possèdent plusieurs. Ici encore, ils remontent l’Elbe jusqu’au sud de la Prusse et se répandent dans les contrées baignées par la Saale et ses ramifications, mais on les /87/ chercherait en vain au sud d’Altenburg et de Saxe-Weimar, à en juger du moins d’après les faits connus. — Clairsemés dans le royaume du Hanovre, on les retrouve en Hollande, en Belgique et au nord de la France.
Bien que je n’aie pu obtenir encore une statistique complète des monuments de la Grande-Bretagne, les tumuli primitifs dont je possède la description pénètrent peu dans l’intérieur des terres, à moins qu’ils ne se rattachent à quelque grand cours d’eau. On les retrouve dans les Cornouailles, dans l’île d’Anglesey, en Ecosse, sur les îles Orcades et sur les côtes de l’Irlande.
Nous les avons vus au nord de la France, nombreux dans la Bretagne et sur les côtes occidentales, ou remontant le cours des fleuves.
C’est ainsi qu’en suivant ces monuments, on rencontre l’Océan pour limite. Leur continuité sur les bords des grandes eaux, et leur direction du golfe de Finlande au nord de la Sibérie et dans l’Asie du nord, nous permettent de retracer avec assez de certitude la première voie parcourue d’orient à occident, dans les régions septentrionales.
Le midi de l’Europe conserve encore assez de ces monuments, quoiqu’ils soient moins nombreux que dans le nord, pour reconstruire la voie parcourue par une autre invasion de peuples. Nous retrouvons ces tumuli sur les bords de la mer Noire, en Grèce, en Italie, entre autres dans le Latium et l’Etrurie, et sur les îles de Malte, de Gozza et de Minorque. — Enfin les tombeaux de Régny et des Voirons, en Savoie, ainsi que ceux de Pierra-Portay, dans le canton de Vaud, me paraissent se rattacher, par le Rhône et le Léman, aux rives de la Méditerranée et aux /88/ premières populations qui pénétrèrent en Europe par le midi.
Il est un point facile à déterminer. D’où venaient ces premières populations du midi, dont nous suivons les sépultures jusques sur les bords de la mer Noire dans la direction du Caucase? Ici, deux nouvelles routes, dont les jalons sont toujours les tombeaux primitifs, s’ouvrent devant nous. L’une, par le nord de la mer Caspienne se dirige vers les monts Ourals et nous conduit de nouveau dans la Haute-Asie. L’autre, par l’Asie-Mineure disparaît dans la Perse et se montre de nouveau dans les Indes, où elle rencontre la mer pour limite. Laquelle de ces deux voies fut suivie par les premiers émigrants? Je l’ignore. Je ne doute pas qu’une connaissance plus approfondie de l’orient n’indiquât de nouvelles voies. Peut-être les verrions-nous converger vers un point central, berceau de l’humanité. Bien d’autres questions encore nous reporteront vers cet Orient, vaste labyrinthe où l’on se perd faute d’un fil conducteur. Si ces immenses contrées ont un jour leurs explorateurs, elles permettront sans doute de voir nettement là où nous distinguons à peine au milieu de l’obscurité.
Je tiens à rappeler encore un fait. C’est que plusieurs Etats du nord de l’Amérique possèdent des tumuli tout pareils à ceux de la Scandinavie, avec salles et instruments en pierre, sans trace de métal.
Lorsque nous aurons vu, dans les périodes suivantes, combien les modes de sépultures diffèrent de celui que nous avons examiné jusqu’à présent, on pourra mieux apprécier la valeur des faits analogues sur lesquels nous insistons. Afin de bien préciser ces tumuli primitifs, nous /89/ rappellerons qu’en Orient, sur les bords du Jenissei et dans les Indes, ils renferment des objets en métal; tandis qu’en Europe et dans le nord de l’Amérique, ils ne contiennent que des instruments en os et en pierre 1. Peut-être que des recherches moins superficielles en Asie montreraient qu’il fut aussi un âge où l’art des mines était inconnu; cependant, je ne sais rien jusqu’à présent qui puisse justifier cette supposition. Je crois, du reste, avoir expliqué suffisamment comment cette connaissance dut se perdre par la vie nomade des premiers émigrants dans des contrées inexplorées.
Il nous paraît donc ressortir clairement, de tout ce qui précède, que les bords des grandes eaux furent les voies suivies par les premières populations qui pénétrèrent en Europe, les unes par le midi en suivant les côtes de la mer Noire et de la Méditerranée; les autres par le nord, le long de la Baltique et de l’Océan. — D’autre part, le nord de l’Amérique paraît avoir également son point de départ dans le nord de l’Asie par le détroit de Behring.
Dans tuntes les localités où l’on retrouve dans les tumuli les salles sépulcrales, on est frappé de la grandeur des matériaux employés. Il n’est pas rare de mesurer des dalles de 15 pieds de long sur 12 de large, et 2 à 3 d’épaisseur. La couverte d’une galerie souterraine, près de Bonyon, en France, n’avait pas moins de 26 pieds de long. L’élévation des collines, qui parfois dépasse 100 pieds, les dimensions des piliers disposés en cercle à la base, sur les flancs ou sur le sommet du tumulus, dominé par un autel gigantesque, rappellent un âge d’enfance, où la /90/ grandeur consiste dans la force du bras. Nous avons vu que la construction intérieure du tumulus est assez variée. Les salles, plus ou moins spacieuses, sont carrées, ovales ou rondes, recouvertes de grandes plaques ou d’une espèce de dôme. Parfois un tumulus n’en renferme qu’une seule, d’autrefois il en contient jusqu’à douze. Ces variétés ne permettent cependant pas de distinguer des populations différentes, car elles se retrouvent dans chaque pays, souvent rapprochées les unes des autres. Peut être sont-elles le résultat d’époques diverses durant le premier âge, tout comme elles peuvent répondre au rang différent qu’occupait le défunt ou sa famille au milieu de ces peuplades. On en peut dire autant des piliers plus ou moins nombreux autour de la colline. Nous en verrons plus tard la signification religieuse. Quant aux autels qui dominent parfois les tumuli, nous ne pouvons douter, d’après les usages rapportés par Hérodote, qu’ils n’aient servi à des sacrifices à la mémoire du défunt.
Une autre variété consiste dans la formation des collines au moyen de la terre ou des cailloux roulés. On ne peut l’attribuer à la nature du sol sur lequel on élevait ces monuments. Les cairns me paraissent avoir été destinés aux plus grands personnages. Souvent les collines en terre se groupent alentour. Ainsi en Irlande, près de Iligo, 60 collines entourent un cairn qui a l’air de les dominer. Les pyramides d’Egypte, ainsi que les tombeaux étrusques construits en maçonnerie, sont les cairns des peuples civilisés.
Un fait commun à tous ces tombeaux, est celui des galeries dont l’issue à l’extérieur est toujours soigneusement dissimulée. Le but évident de ces galeries était de pouvoir /91/ pénétrer de nouveau sans trop de difficultés dans les salles sépulcrales. On trouve en effet dans celles-ci des squelettes d’hommes, de femmes et d’enfants. Ils ne sont cependant pas assez nombreux pour être ceux d’une tribu entière. Ils doivent avoir appartenu à la même famille. Quelquefois, la salle étant pleine, les morts furent déposés jusque dans la galerie. Ces tombeaux étaient donc des tombeaux de famille, et ils nous révèlent ceci d’important, c’est que plusieurs de ces peuplades s’établirent dans des contrées de leur choix, et que plusieurs renoncèrent de bonne heure à la vie nomade, qui ne permet pas d’élever des tombeaux de familles.
Nous avons constaté, dans la plupart des tombeaux primitifs, l’attitude étrange donnée aux morts en les déposant dans la tombe. Le long des parois des salles sépulcrales, nous avons vu que les membres ont été reployés de telle sorte que les jambes sont retombées, les genoux en avant, par-dessus les avant-bras, tandis que la colonne vertébrale et les côtes se sont affaissées sur elles-mêmes. Les antiquaires anglais disent que les jambes sont reployées sur la poitrine. — Des cercueils cubiques en pierre, comme ceux de Pierra-Portay, dans le canton de Vaud, d’Irlande, du pays de Galles et d’Axevalla, en Suède, n’ayant environ que deux pieds carrés de vide, contenaient des squelettes d’hommes et de femmes, entiers mais reployés. En outre, Diodore de Sicile rapporte que les Troglodytes, peuple pasteur d’Ethiopie, passaient la tête de leurs morts entre les jambes, et les liaient dans cette posture avec des branches d’aubépine, qu’ensuite ils leur jetaient des pierres en riant jusqu’à ce qu’ils /92/ en fussent entièrement couverts 1. (Nous devons expliquer en passant que ces rires dans la sépulture, communs à plusieurs peuples de l’antiquité, étaient l’expression de leur foi. Ils pleuraient à la naissance des enfants, en pensant aux maux qui les attendaient dans ce monde: ils se réjouissaient à leur mort, parce qu’ils envisageaient la tombe comme le terme de leurs souffrances et le commencement d’une vie meilleure.) Enfin, on rapporte que les Guanches, anciens habitants des îles Canaries, donnent la même position à leurs morts.
Cette attitude ne peut provenir d’un simple caprice. On a voulu y voir l’attitude du repos, la position assise; mais un vide de deux pieds carrés ne permet pas de répondre à ce but. On a dit aussi que c’était afin de pouvoir réunir un plus grand nombre de cercueils dans un espace resserré, mais comment expliquer cette position lors que deux ou trois morts occupent seuls une salle spacieuse? — Un fait de même nature, propre à un autre pays et à un autre âge, nous permettra de donner une explication qui me paraît plus satisfaisante. J’examinais un jour différents objets que notre compatriote, M. le Dr Tschudi de Glaris a rapportés du Pérou. De ce nombre, étaient quelques momies qu’il avait lui-même découvertes. Grande fut ma surprise de retrouver la même attitude, et beaucoup plus nettement dessinée. Les corps, /93/ desséchés dans le sable, étaient encore recouverts de la peau et d’une partie des vêtements. Les jambes étaient reployées sur la poitrine, et les mains ramenées entre les genoux et le menton, ou croisées sur les jambes. Sur quelques momies on voyait encore les cordes dont on avait fait usage pour maintenir les morts dans cette position. Ma surprise s’accrut encore quand j’aperçus la momie d’un perroquet 1 provenant aussi de ces tombeaux péruviens. Au lieu d’être étendu comme les oiseaux dans les tombeaux égyptiens, il avait les pattes reployées sur le thorax, et la tête ramenée vers l’aile gauche. Cette position était évidemment celle du petit oiseau dans la coquille. D’autre part l’attitude donnée à ces momies, n’était autre que celle du fœtus dans le sein de sa mère. Le même fait reproduit en des lieux si divers devait avoir une même signification. Maintenant, si nous consultons les mythologies des anciens peuples, nous voyons que la terre est généralement envisagée comme la mère universelle /94/ du genre humain. Ce que nous connaissons de la foi des plus anciens habitants de la Gaule, de la Germanie et de la Scandinavie, nous apprend qu’ils croyaient à une vie à venir. Après leur mort les Péruviens allaient rejoindre l’invisible Pachacamac, les Incas, leurs rois retournaient auprès du soleil leur père 1. — L’homme, à sa mort, au moment de rentrer dans le sein de la mère du genre humain, recevait l’attitude de l’embryon, comme devant renaître pour une vie nouvelle. Cette attitude me paraît donc être le symbole de la foi à une vie à venir, à une naissance nouvelle, je dirai même à une résurrection des corps. Cette dernière idée paraîtra peut-être moins hasardée, si l’on se rappelle que plusieurs peuples sauvages de l’Amérique, entièrement étrangers à la religion révélée, croient à la résurrection des corps. Il n’est pas sans intérêt de rapprocher de cette explication le passage d’un auteur ancien 2 d’après lequel, Cécrops, qui vivait environ 1500 ans avant l’ère chrétienne 3 , ordonna à ses sujets de /95/ déposer leurs morts dans le sein de la mère universelle. Quant à l’objection qu’on pourrait tirer de l’ignorance des peuples primitifs relativement à l’anatomie, elle ne nous arrêtera pas longtemps si nous nous rappelons leurs sacrifices sanglants, et l’étude que les aruspices faisaient des entrailles de leurs victimes afin d’en tirer des présages 1.
On peut se faire une idée du genre de vie et du degré de culture de ces peuplades primitives par les instruments dont nous avons examiné les formes. Les haches et les coins eurent des usages divers. Ils servirent également aux travaux domestiques, à la chasse, aux combats. Il n’en est pas de même du ciseau, de la gouge, de la scie et du percet, destinés à tailler le bois. Il est des couteaux qui ont été des instruments domestiques, tandis que d’autres sont de véritables poignards. Les pointes de flèche, de javelot, de lance, ne laissent pas de doute sur leur destination. C’étaient des armes offensives dirigées contre des hommes 2 ou des bêtes féroces. Dans un âge où on ne portait pas d’armure, la fragilité de ces instruments n’empêchait pas de porter des coups mortels. L’ancre témoigne de la navigation. Les troncs d’arbres creusés et carbonisés à l’intérieur, trouvés dans des tourbières du Danemark, étaient les bateaux de ces anciens lacs; et rappellent la manière dont quelques peuples sauvages creusent leurs canots au moyen de la pierre et du feu. /96/ La découverte de quelques hameçons ne permet pas de douter que la pêche n’ait été un moyen d’existence.
On comprendra par la suite les raisons qui nous font renvoyer à une autre partie de notre cours l’étude des monuments relatifs au culte. Cependant une question se présente naturellement ici, c’est de savoir quels étaient les instruments dont les prêtres frappaient les victimes. Tout ce qu’on a avancé à cet égard de conjectures sans fondement, m’oblige à user de la plus grande circonspection. Aux yeux de quelques-uns, une pièce semble n’avoir de valeur qu’en tant qu’elle a été trempée dans le sang humain, ou tout au moins destinée au culte. Veut-on en connaître la raison? on vous fait observer quelque particularité dans la forme, qui constitue une variété, mais rien de plus. On a retrouvé quelquefois sous les autels et dans les enceintes destinées au culte, des couteaux, des poignards et des haches en pierre; mais rien dans leur forme ne les distingue des mêmes pièces déposées dans les tombeaux. En conséquence, nous pensons que la destination seule était distincte, tandis que la forme était commune. Les âges suivants nous présenteront à cet égard des renseignements plus satisfaisants.
Lorsque les coins que nous avons examinés sont de grandes dimensions, quelques antiquaires du nord en font des pioches destinées à la culture des terres. La conclusion immédiate, qui ressortirait de cette destination, serait la connaissance de l’agriculture de la part des peuples primitifs. Pour conclure à un tel résultat, il faut un point de départ plus positif, aussi nous garderons-nous de rien affirmer à cet égard. D’entre les instruments arrivés jusqu’à nous, nous n’en trouvons pas qui répondent à ce but /97/ d’une manière satisfaisante. Cependant l’absence de ces pièces ne nous permet pas de rejeter d’une manière absolue la possibilité de ce fait. Dans ces appréciations nous devons nous entourer de tout ce qui est propre à jeter quelque lumière, et bien que nous comprenions difficilement la culture des terres, vu l’insuffisance des ustensiles à nous connus, nous sommes cependant obligés de reconnaître qu’ils ont nécessairement possédé des instruments propres à cet usage. Cette affirmation deviendra évidente pour chacun, si nous reportons nos regards sur ces collines gigantesques élevées au-dessus des salles sépulcrales. L’absence d’excavation ou de creux sur le sol environnant montre que la terre a été apportée de loin ou que le sol a été nivelé. D’une part, les instruments nous permettent de conclure à ce qui a dû être fait avec leur secours, et nous font aller du moyen au but. D’autre part, les constructions nombreuses que nous avons décrites reportent notre attention sur la nature des moyens employés. Nous disons donc que l’érection de ces collines exigea l’emploi d’instruments propres à cet usage. La pioche et la pelle furent indispensables. La pioche put être armée d’un tranchant en silex. La pelle était sans doute en bois. On en voit encore de pareilles entre les mains des agriculteurs de la Suède. L’extrémité de la partie destinée à entrer dans le sol, est seulement garnie d’une bande en fer. La pioche et la pelle ne purent cependant suffire, à elles seules, pour entasser les terres jusqu’à 100 pieds au-dessus du sol. Il fallut, sinon des chariots, du moins des espèces de brancards. On le voit, les instruments indispensables aux premiers travaux de l’agriculture ne manquèrent point. — Dans le midi, Cécrops consacra une partie du moins de ses soins /98/ à la culture de la terre 1 ; dans le nord, l’agriculture fut-elle introduite aussi anciennement? Le fait n’est pas impossible, mais nous ne pouvons cependant l’affirmer.
Ce qui nous reste des populations primitives de l’Europe ne nous permet pas de porter à leur égard un jugement complet. Elles ont eu des connaissances dont nous avons peine à nous rendre compte. La dynamique, réduite à l’état de science, n’a pas encore atteint les résultats obtenus dans les premiers âges. Nous verrons dans la suite combien les plus grands blocs soulevés de nos jours sont peu de chose à côté des roches énormes transportées en ces temps-là à de grandes distances, et élevées à plusieurs pieds au-dessus du sol. Nous ne devrons pas oublier que malgré nos efforts pour reconstruire le passé, nous ne saisissons que des lambeaux, dignes d’étude sans doute, mais mutilés et incomplets; nous avons une partie des instruments, mais non les œuvres exécutées; nous avons les monuments de la sépulture, mais non ceux de la vie.
Un trait qui caractérise les populations à leur berceau c’est la préoccupation de l’utile. Lorsque le sentiment du beau se réveille et demande à être satisfait, les premières difficultés ont été vaincues, les conditions de l’existence se sont adoucies. L’inexpérience préside nécessairement à de premiers essais. Cependant ils n’en sont pas moins curieux à constater dans la période qui nous occupe. Dans ce nombre nous placerons d’abord les colliers d’ambre, d’os ou de coquillages qu’on retrouve dans quelques tombeaux. Les vases, confectionnés tout d’abord dans un but d’utilité, ne tardent pas à se recouvrir d’ornements en /99/ creux, qui consistent surtout en pointillages ou en lignes droites brisées, obliques ou parallèles. Les vases découverts dans les contrées de la Saale présentent un perfectionnement. L’artiste a incrusté dans le creux de la gravure une matière blanchâtre qui ressort sur le fond noir du vase. Nous avons mentionné les premiers essais de la gravure sur pierre en Suède 1 , dans le Jutland et le Seeland 2 , en Allemagne 3 , en France 4 et en Irlande 5. Ce sont des dessins pareils à ceux des vases, mais qui, à Merseburg, représentent aussi des armes. Je n’ai du reste observé nulle part la reproduction des figures humaines.
Si l’on eût apporté plus d’attention aux découvertes, et qu’on eût déterminé avec soin chaque ossement, nous pourrions sans doute donner une liste plus complète des animaux que l’homme avait réduits à la domesticité. De ce nombre nous pouvons indiquer la poule 6 , le cochon, le chien et le cheval. Je ne trouve dans ces découvertes aucune indication de la vache. Il me paraîtrait cependant étonnant qu’un animal de cette utilité fût resté inconnu.
Nous avons indiqué la présence, en divers lieux, d’ateliers ou anciennes fabriques d’instruments en pierre. Ce fait à lui seul constitue un état de la société qui permet à l’individu d’embrasser une profession. Dès que les vases ne furent plus formés à la main, mais au moyen du tour, /100/ cet instrument ne pouvant être la propriété de chacun, l’art du potier constitua de son côté une nouvelle profession. Ces faits témoignent, ainsi que les tombeaux de familles, de populations assises, condition nécessaire à l’exercice des professions. Et dès que les professions sont établies, il en résulte nécessairement l’échange, en d’autres termes: le commerce.
D’après ce qui précède, les premiers habitants de l’Europe s’avancent au nord et au sud, le long des grandes eaux, s’établissent sur les bords des mers et des fleuves, et s’adonnent à la pêche et à la chasse. Ils s’essaient dans la navigation; travaillent le bois, l’or et la pierre. Ils savent détacher des bancs de rochers des blocs immenses, qu’ils transportent à des distances considérables. Le potier perfectionne son art à l’aide du tour. La fabrication des instruments devient une profession. L’échange s’établit et avec lui le commerce. L’art commence à s’exprimer par des rayures diverses, par l’incrustation et par la gravure sur pierre. Les autels nous font voir qu’il est des dieux dont il faut rechercher la faveur ou apaiser la colère par des offrandes ou des sacrifices. L’exercice de professions et les tombeaux de familles ne peuvent provenir que de populations qui ont renoncé à la vie nomade. L’élévation des monuments et les dimensions des matériaux employés sont d’un âge où la grandeur consiste dans la force du bras. Enfin la dépouille mortelle de l’homme, déposé dans le sein de la mère universelle du genre humain dans l’altitude de l’embryon, nous paraît révéler la foi à une vie à venir et même à la résurrection des corps. Tels sont les résultats que l’étude des antiquités permet d’offrir à l’histoire sur un âge qui semblait n’ouvrir de champ qu’aux conjectures. /101/
On a pu juger de l’analogie frappante que présentent tous ces débris de l’âge primitif, soit en Europe, soit dans le nord de l’Amérique. Conclurons-nous qu’ils proviennent du même peuple? Cette identité sera-t-elle suffisante pour prouver que tous ont puisé au même point et à la même source? La reproduction de certains faits paraît révéler une origine commune, mais il en est d’autres dont la parité tient à une autre raison. Les habitants du nord de l’Europe et du nord de l’Amérique doivent avoir eu le même point de départ, l’Asie. Ceux du midi de l’Europe sont déjà moins faciles à déterminer et ne tardent pas à subir l’influence de l’Asie mineure et de l’Egypte. Si l’on connaissait mieux les temps primitifs de l’Egypte, je n’ai aucun doute qu’on ne trouvât des rapports surprenants avec le nord. Les pyramides ne sont qu’une modification des cairns. Parfois les momies sont recouvertes de feuilles en or, comme les squelettes des tombeaux de la Haute-Asie. Le papyrus, déposé dans le sarcophage, est encore reproduit de nos jours, en Russie, par le passe-port des morts. Le prêtre égyptien, de même que le peuple juif dans certains usages du culte 1 , se servait de couteaux en silex de la forme de ceux du nord. S’il était possible de faire une étude complète des commencements des divers peuples qui se sont répandus sur la terre, on verrait que ce qu’on prend souvent pour les traits caractéristiques d’un seul /102/ peuple, ou pour une influence immédiate, est propre à toute l’humanité à son berceau. Nous avons dit qu’il est certains faits qui révèlent l’emprunt à une source commune. Dans ce nombre nous placerons plusieurs particularités relatives à la sépulture: l’attitude de l’embryon, la forme analogue des salles et les mêmes arrangements des piliers à l’extérieur du tumulus. Ces usages se répandent dans des directions diverses, et, selon les circonstances, survivent plus ou moins longtemps. Mais pour ce qui est de la forme des instruments, produits de la nécessité, l’analogie tient à une raison dont l’explication demande quelques développements.
Des antiquaires ont avancé que l’identité des formes désigne un même peuple ou l’emprunt à une source commune. Il nous suffira de présenter quelques faits pour réfuter cette manière de voir. Les pointes de flèches en pierre de la forme d’un triangle ou d’un cœur allongé sont les mêmes, non-seulement dans les anciens tombeaux de l’Europe et du nord de l’Amérique, mais encore dans le Japon et chez les peuples modernes de la nouvelle Zélande. Les mêmes pièces munies d’une pointe destinée à entrer dans la hampe, se retrouvent en Europe, dans le Japon et dans le Mexique. Une forme plus compliquée, échancrée sur les bords pour donner à la ligature plus de solidité, est commune à la Suède, au Mexique et à la Californie. Les coins ou haches en pierre sont encore identiques en Europe, dans le Mexique, dans la terre de Feu et dans les îles de la mer du Sud.
Il serait facile de multiplier ces rapprochements, mais ceux-ci suffisent pour prouver que cette analogie de formes chez des peuples si éloignés les uns des autres, soit /103/ par l’espace, soit par le temps, ne peut provenir ni d’une même population, ni d’un emprunt à une source commune. Il n’est pas moins intéressant de rechercher les premiers essais de l’art chez les peuples de l’antiquité et de les rapprocher des productions des sauvages. L’idée du beau, chez les uns et chez les autres, s’exprime par des ornements tout pareils. Au début, on retrouve constamment la ligne droite ou brisée, les hachures, le pointillage, sur toutes les matières qui se prêtent à ce genre de gravure. Peu après, la main plus flexible, s’essaie à reproduire des lignes ondulées et des disques. Les entrelacs viennent plus tard, et il se passe un temps assez long avant que l’artiste tente de reproduire la nature animée. Le beau consiste d’abord dans l’ornementation de détail, et lorsqu’il s’élève à l’ensemble des formes, aux contours ondulés avec grâce ou noblesse, le peuple qui l’aura conçu de cette manière n’est plus un peuple barbare.
Après les faits que nous venons de présenter, nous ne pouvons expliquer ces rapports que par l’unité de l’esprit humain. C’est pour avoir négligé l’étude de l’ensemble qu’on établit trop souvent entre deux points isolés, détachés du tout, des rapports immédiats de parenté ou d’influence. Les faits prennent une autre signification quand on généralise ces recherches et qu’on tend vers le point de départ. Dès que les peuples, dans leur état d’enfance, indépendamment des lieux et des temps, présentent la même manière de faire, nous devons reconnaître qu’il y a chez eux unité d’esprit, communauté d’origine, en un mot: un seul Adam, une seule espèce.
En jetant un dernier coup d’œil sur cette période, les différentes voies parcourues nous reportent toutes dans /104/ l’intérieur de l’Asie. De là, des familles s’acheminent dans des directions opposées. Elles conservent du lieu de leur départ des pratiques religieuses, qui, introduites par l’homme, doivent être aussi modifiées par les hommes. Les besoins, à peu près les mêmes, sont satisfaits de la même manière. Arrivées en des lieux divers, ces familles deviennent peuples. Ces peuples s’isolent ou subissent des influences réciproques qui hâtent leur développement. Ils grandissent et s’individualisent. Le genre de vie et l’influence des climats réagissent sur eux. Les races se forment; les unes dégénèrent; mais toutes portent l’empreinte d’une origine commune.
II
AGE DE TRANSITION
DE LA PREMIÈRE A LA SECONDE PÉRIODE.
Il est des découvertes destinées à agir puissamment sur l’humanité. L’histoire moderne nous en offre plus d’un exemple. L’époque à laquelle nous sommes arrivés présente aussi une grande et importante découverte pour les anciens peuples de l’Europe, nous voulons parler de celle du métal. Au lieu de la pierre qui ne pouvait être travaillée que par la pierre, ils se virent enrichis d’une matière nouvelle, qui leur permit de se procurer de nouveaux instruments, à l’aide desquels ils purent faire plus et mieux, satisfaire à de nouveaux besoins, et se créer un /105/ nouveau genre de vie. Si l’on se rappelle le temps et la patience qu’exigeait la fabrication des instruments en pierre, et combien ils étaient défectueux pour tout travail un peu considérable, on ne peut douter du prix du métal qui présenta un tranchant plus vif et moins fragile, dès qu’on parvint à connaître la trempe et l’alliage.
Quant à la manière dont le métal fut introduit, nous devrons encore laisser parler les faits, seules données que nous possédions à cet égard. Leur observation nous sera surtout importante pour apprécier les jugements de la plupart des archéologues du nord de l’Allemagne. Ils affirment généralement que le bronze, introduit exclusivement par un nouveau flot de peuples, devint, pour ainsi dire, instantanément d’un usage général. La population primitive, détruite ou soumise à l’état d’esclavage, disparaît ou reçoit le métal. Quelques-uns vont même jusqu’à nier la possibilité de trouver réunis dans la même tombe la pierre et le bronze, qui n’auraient ainsi jamais été employés en même temps, dans le même pays. En un mot, ils tracent une profonde ligne de démarcation; ils arrivent à une véritable fin de chapitre, comme on en trouve souvent dans les livres, mais bien rarement dans l’histoire.
Au premier coup d’œil, cette opinion n’est cependant pas sans quelque vraisemblance, car il est en effet un grand nombre de tombeaux dans lesquels on ne trouve que la pierre ou le bronze seulement, mais en examinant de plus près, on finit par trouver un âge de transition qui passe ordinairement inaperçu. Une grande révolution paraît s’être opérée à cette époque, surtout dans le nord de l’Europe. De nouveaux peuples ont fait invasion. Une lutte s’engage. Les vaincus sont repoussés dans l’intérieur des /106/ terres. Plus la scène se remplit et s’agite, plus nous devons chercher à nous entourer de données certaines: dans ce but, nous allons recueillir des faits dont nous aurons plus tard à rechercher la signification.
Les mines de la Sibérie, si riches de nos jours, ont été explorées dès la plus haute antiquité. Les emplacements de plusieurs, abandonnés très anciennement, sont encore reconnaissables par les scories répandues sur le sol, et sont souvent exploités de nouveau. Il n’est pas rare d’y retrouver les instruments des anciens mineurs. Dans une de ces mines abandonnées, étaient des coins grossiers et une espèce de hache en roche serpentineuse, conservés dans la bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg. Employés à détacher le minerai, ces instruments appartiennent à un âge où le métal, encore rare, n’avait pas remplacé d’une manière générale la matière première. Ce fait nous apprend, en outre, que la Sibérie fut l’une des contrées d’où l’on tira d’abord le métal 1.
M. Nilsson a découvert en Scanie, dans le midi de la Suède, une trentaine de tombes, formées de cercueils en pierre, déposés dans la terre comme dans un cimetière. Je ne puis dire si les morts avaient été étendus ou accroupis, mais ce qu’il y a de certain, c’est que les armes étaient en silex et en os. Un crâne était traversé d’une pointe en os 2 encore attenante, des bracelets en bronze ornaient les avant-bras de ces mêmes squelettes.
Dans la collection publique de Greifeswald est un coin /107/ en pierre entouré en partie d’une spirale en bronze qui avait évidemment servi de ligature pour le fixer à la hampe. — En Poméranie, on a quelquefois recueilli dans les grandes salles de l’âge primitif des restes de fer à côté d’instruments en pierre 1. Le même fait a été observé dans le duché de Mecklembourg-Schwerin, où M. le Dr Lisch a aussi retrouvé, à côté de la pierre, quelques rares objets en cuivre, qui, soumis à l’analyse chimique, donnent le cuivre pur sans aucun alliage.
Les environs de Halle et les bords de la Saale possèdent plusieurs tombeaux de cet âge de transition. Près d’Osendorf, à une lieue de Halle, est un terrain sablonneux, dans lequel on trouve beaucoup de squelettes, la plupart reployés, avec des vases d’argile, des instruments en pierre, des broches et des spirales en métal 2. Sur le mont de Botlendorf (près de Querfurt, district de Mersburg) les plus grands tumuli ont reçu plusieurs morts dont les squelettes, étendus sur le dos, reposent dans des espèces de caveaux. Ils étaient accompagnés de vases noirs, rougeâtres ou bruns, plus ou moins ornés, de couteaux en silex, de deux haches en pierre percées, de quelques bagues en cuivre et d’un bracelet du même métal, entr’ouvert et orné de lignes gravées.
Dans un tombeau de Dornstedt 3 (bailliage de Schraplau, district de Merseburg) était un grand squelette avec des /108/ vases, un beau couteau en silex de 6 pouces de long, une hache, un coin en pierre verte, et un bracelet en bronze. Au fond de la tombe reposait la tête d’un petit chien, entre deux pierres plates.
Un tumulus de Weissenfels, près de Mersebourg, recouvrait une salle plus étroite à une extrémité qu’à l’autre. Vers la partie la moins large, était une espèce d’antichambre triangulaire. Ce tombeau contenait des vases d’argile, un couteau et une pointe de trait en silex, des os de souris et une épingle en cuivre 1.
Sur le chemin de Halle à Dælau on a ouvert un caveau long de 7 pieds, large de quatre, dans lequel se trouvaient des vases dont les lignes en creux étaient remplies de matière blanche, un couteau en silex et une bouteille en verre dont la forme était celle d’une petite citrouille 2. — Dans une colline, près de Rossleben, un tombeau de 5 pieds de long sur 2 de large, contenait des ossements, des tubes brun-foncé en verre en décomposition, et une grande coquille: la conque de Vénus ou Margaritifera 3. — Encore dans les environs de Halle, sur le versant méridional du mont de Petersberg, on voit plusieurs tumuli peu élevés. L’un recouvrait une caisse en dalles, longue de 3 pieds et demi, large et profonde d’un pied et trois quart seulement. Auprès du squelette reployé, étaient répandus au delà de 250 petits disques en nacre. La plupart n’avaient que 3 à 4 lignes de diamètre, et quelques-uns près d’un pouce. Trois étaient percés d’un trou au milieu, 20 pièces de nacre, également percées, étaient taillées en forme de /109/ dents, et accompagnées de 20 dents de cochon. Une petite pierre percée paraît avoir servi d’amulette, ainsi que les pièces précédentes. Enfin, des grains de colliers étaient formés de lamelles de cuivre enroulées en spirale 1.
D’après le rapport de de Caumont, des objets en cuivre se sont aussi trouvés plus d’une fois avec les instruments en pierre des anciens tumuli de la France.
Les tombeaux que nous venons d’examiner présentent l’introduction de quelques matières étrangères à la première période; mais ces débris, en métal ou en verre, se montrent là comme une exception à la manière de faire générale. Nous allons voir qu’à mesure que le métal s’introduit, la pierre devient à son tour l’exception, et ne paraît plus que comme la survivance d’anciens usages 2.
Dans le midi de la Suède, surtout en Scanie, on trouve fréquemment avec les armes en bronze, des pointes en silex. Une découverte de ce genre faite à deux lieues de Copenhague 3 , il y a environ trois ans, mérite d’être mentionnée. La colline recouvrait un cercueil en dalles, long /110/ de 6 pieds sur 2 de large. Dans l’intérieur se trouvait une peau de cerf, sur laquelle reposait un drap en laine qui enveloppait les os du mort, calcinés par le feu, et les objets dont on l’avait accompagné. De ce nombre était une épée en bronze avec un fourreau de cuir, une broche et une espèce de trousse en cuir, qui contenait deux couteaux en bronze, des pincettes du même métal, une pointe en silex, une queue de lézard, une griffe de faucon et une tête de souris. On ne peut admettre que ces derniers ossements aient été déposés là sans qu’il s’y rattachât quelque idée superstitieuse 1. De nos jours encore, dans le Jura neuchâtelois, on voit parfois des paysans courir dans les champs pour chercher une souris, qu’il faut saisir vivante. Après la capture, ils coupent avec les dents la tête de la souris, qu’ils placent dans un petit sac, et portent suspendue sur la poitrine, dans le but de se préserver du rhumatisme. L’antiquité et les temps modernes sont pleins de superstitions qui se reproduisent les mêmes, indépendamment des temps et des lieux.
Un pointe de lance en silex a été trouvée dans les environs de Stettin, avec un collier en bronze dont le travail appartient à un âge qui possédait des connaissances métallurgiques.
Dans le cercle de Salzwedel, entre Thüritz et Zethlingen, sont plusieurs tumuli, dont l’un, haut de 10 pieds, /111/ reposait sur un caveau long de 7, large de 4 et haut de 4. Une dalle de granit divisait l’intérieur en deux parties inégales. Les compartiments contenaient 14 vases en argile, dont trois seulement étaient des urnes remplies de cendres humaines, au milieu desquelles se trouvaient 4 anneaux de cuivre, des plaques et fragments du même métal, une aiguille en os longue de 4 pouces, et un marteau de grès feuilleté percé d’un trou 1.
On a découvert dans la contrée de Mehldorf 2 avec des vases, des épées, des pointes de lance et des traits en bronze, des marteaux de grès, des coins, des poignards, des couteaux et des pointes de lance en silex: quelques-uns de ces objets sont polis.
Dans plusieurs retranchements en terre, que nous aurons à étudier dans la suite, on trouve réunis des instruments en pierre, en bronze et même en fer: Ainsi à Golssen 3 en Lusace, et à Grimsleben 4 dans le duché de Cöthen.
En Bohême, près de la ville de Schlan, est un cimetière de l’âge païen, d’une étendue considérable. Dans une de ses tombes on trouva plusieurs vases en argile, un coin et un marteau en pierre, une pointe de trait en métal 5 , des os d’hommes et d’animaux, et un bois de cerf 6.
Non loin de Sinsheim dans le Grand-duché de Baden, des instruments en pierre accompagnent aussi des armes en métal 7. /112/
Ces faits suffisent pour constater dans le nord la fusion du 1er âge dans la 2e période. Dans le midi, le manque d’explorations ne permet pas de saisir tous ces degrés de développement, cependant il est curieux de retrouver chez les anciens Egyptiens des flèches et javelines en bois, armées de pointes en bronze, avec des traits armés en os ou en silex 1. Le même fait se reproduit en Amérique, où les Péruviens, après avoir atteint un haut degré de culture, continuent à déposer dans leurs tombes des marteaux en pierre au milieu d’objets en métal, d’étoffes et de quipos.
Nous voyons d’après ce qui précède qu’il est un moment où le métal, rare d’abord, paraît à côté des instruments primitifs, puis ceux-ci deviennent l’exception au milieu d’objets en bronze.
Introduction du métal.
Une question se présente ici: c’est de savoir de quelle manière le métal fut introduit. Les anciens habitants de l’Europe peuvent avoir découvert les moyens de tirer parti des mines du nord, soit fortuitement, ce qui est le cas de plus d’une grande découverte, soit en cherchant à s’approprier pour leurs instruments une matière préférable à l’os et à la pierre. Cependant, à en juger par les faits, il est plus vraisemblable que l’art des mines leur fut communiqué par de nouvelles familles venues d’Orient. A l’époque à laquelle nous sommes arrivés, le passage d’orient à occident ne présente plus les difficultés des /113/ premiers voyages d’exploration. Le long des fleuves et des mers, les voyageurs rencontrent des habitants dont l’hospitalité ne peut être mise en doute, aussi longtemps que l’étranger ne se présente pas en ennemi ou en conquérant. Les ornements et les armes apportés de l’orient durent frapper ceux qui en ignoraient la matière. Ils s’enquirent des moyens de se les procurer et tentèrent l’exploitation des mines. Ce que nous avançons, loin d’être une pure conjecture, ressort des découvertes que nous avons décrites. Les rares objets en fer trouvés dans les tombeaux primitifs ne peuvent être envisagés que comme une importation. S’ils étaient un produit de l’occident, nous ne tarderions pas à les retrouver plus nombreux; mais loin de là, ils disparaissent entièrement durant plusieurs siècles. La même observation doit être faite à propos des tubes et de la petite bouteille en verre dont nous avons parlé, et qu’on ne peut envisager comme un produit de l’art indigène. D’autre part, on ne peut mettre en doute que le verre n’ait été connu en orient à l’âge qui nous occupe, si l’on se rappelle qu’il se retrouve dans les plus anciens tombeaux égyptiens. Comme le fer, le verre reste longtemps avant de reparaître dans le nord de l’Europe, où il est apporté de nouveau par le commerce. Cette importation devient encore plus frappante par la découverte de la coquille Margaritifera, à Rossleben, et des disques en nacre de Petersberg. Le coquillage dont on tire les perles se trouve, il est vrai, dans plusieurs mers; cependant les bancs les plus riches sont dans la mer des Indes et, dès la plus haute antiquité, les Orientaux s’en firent un objet de parure, tandis que nous ne connaissons rien de pareil dans l’ancienne Europe. Quant à la nacre, elle se tire de /114/ mollusques, dont les espèces principales existent surtout sur les côtes de l’Amérique du Nord, dans la mer des Indes, dans le golfe Persique et dans la mer Rouge. S’il est difficile d’indiquer avec précision le point de départ, il n’en est pas moins évident que l’importation a eu lieu d’orient en occident. — Nous avons dit que les indigènes, à la vue des objets importés, tentèrent l’exploitation des mines. Sans nous arrêter à la découverte mentionnée d’instruments en pierre dans une ancienne mine de la Sibérie, nous ferons observer que les objets en cuivre déposés dans les tombeaux primitifs, dans les salles spacieuses ou dans les cercueils cubiques, présentent tous les caractères d’un premier essai de l’art métallurgique. Ce sont des épingles massives, des anneaux divers ou des spirales. Le cuivre n’est à peu près employé que pour les ornements. Soumis à l’analyse chimique, il ne présente aucun atome d’un alliage artificiel 1. Quant aux pièces en bronze qui purent être importées d’Asie, il est difficile de les distinguer de celles de l’âge suivant, mais on ne peut attribuer à l’Orient ces premiers essais, qui, du reste, ne tardent pas à se perfectionner. Le mineur paraît ainsi être resté en Orient, tandis que l’aventurier apporte le métal en Europe. Il possède les instruments, mais il ignore les procédés employés à leur confection. On trouve le minerai du cuivre, mais il y a encore à découvrir la trempe et l’alliage, seuls capables de donner le tranchant.
On se demande comment il arrive que le bronze ait été préféré au fer, métal dont les anciens ont reconnu la supériorité pour les instruments tranchants. Cette prééminence /115/ du bronze est cependant un fait constaté dans la plupart des pays 1. On ne peut en révoquer l’authenticité, mais il faut en rechercher la raison. Un des premiers obstacles qui dut arrêter dans le travail du fer, est la difficulté d’obtenir une intensité de chaleur suffisante pour faire entrer le minerai en fusion 2. La construction des hauts fourneaux exige des connaissances qui manquaient sans doute à cette époque. La fusion du cuivre ne présente pas les mêmes difficultés, ce métal dut être exploré le premier 3. D’autre part, les anciens ayant commencé par mouler les métaux, bien longtemps avant de savoir les marteler, la préférence devait être donnée au cuivre, qui se prête parfaitement à ce procédé, même pour des instruments d’une très grande ténacité, tandis que le moulage ne peut être appliqué au fer que pour des objets d’un /116/ certain volume et nullement pour des lames tranchantes. Le fer exige le martelage, qui, comme nous le verrons, est un art plus avancé que celui du mouleur. Bien que le fer ait été connu très anciennement, il ne fut qu’assez tard d’un usage général en Europe. Pausanias parle de la grande difficulté qu’avaient les Grecs à employer ce métal 1 , et Homère, qui décrit les armes en bronze des Grecs, mentionne déjà le fer comme une matière d’une très grande dureté.
Avant que l’usage du cuivre soit devenu général, il a dû servir à perfectionner la fabrication des instruments en pierre. Cette idée, repoussée par plusieurs archéologues, prend cependant le caractère de la certitude si l’on tient compte des faits. Dans le lieu de fabrique d’instruments en pierre, à Golssen se trouvaient déjà plusieurs instruments en métal. — A Prague, on voit dans les collections du musée national et de M. le baron de Neuberg des haches en basalt et en serpentine qui ont été découvertes avec de petits cylindres de la même matière. En examinant ces pièces de plus près, il est facile de se convaincre que ces cylindres ont été enlevés des haches qui les accompagnaient. En les replaçant dans les trous destinés à la hampe, ils présentent la continuation des veines de la pierre; leur longueur, à moins qu’ils n’aient été cassés, donne la mesure exacte de l’épaisseur de la hache; et leur diamètre est un peu moins grand que celui de /117/ l’ouverture. — Dans les collections de Berlin, de Schwerin, de Copenhague et de Stockholm, on conserve des haches en pierre inachevées, percées à moitié, de telle sorte que le noyau ou cylindre dont nous avons parlé n’est détaché de la hache que sur les côtés, par une ligne creuse ou rainure circulaire qui pénètre plus ou moins avant dans la pierre 1. La taille de ces rainures, dont les parois sont d’un grand poli, n’a pu être faite qu’à l’aide du métal. L’ouverture, parfaitement circulaire, indique l’emploi d’un instrument qui permettait de donner à ce travail plus de précision qu’avec la main. La manière dont on confectionne de nos jours certains vases en pierre, m’a donné l’explication du point qui nous occupe. Non loin de Chiavennaz, on travaille encore aujourd’hui la pierre ollaire d’après un procédé dont la simplicité garantit l’antiquité. On fixe à l’axe d’un tour le bloc qui doit être creusé. Une fois mis en rotation, il tourne en présence d’une pointe fixe qui pratique insensiblement une rainure circulaire, l’action de la pointe est facilitée à l’aide de l’eau et d’un sable siliceux. De même que les lames de nos scieries de marbre, ces pointes doivent être, non en acier, mais d’un fer doux, qui peut sans inconvénient être remplacé par le cuivre. Après avoir obtenu le premier vase, on en fait un second avec le noyau qui vient d’être détaché, puis un troisième, et ainsi de suite, autant que la pierre le permet. La description que Scheuchzer donnait de ce procédé en 1708 répond parfaitement à ce qu’il est encore aujourd’hui 2. Nous aurons à /118/ ajouter quelques mots sur ce sujet à propos des vases en pierre ollaire qu’on retrouve dans des tombeaux des premiers siècles de notre ère. Ce qui précède est suffisant pour montrer comment on a dû percer les haches en pierre, de manière à détacher du trou les petits cylindres découverts en Bohême. Deux choses étaient donc nécessaires à la taille des rainures circulaires: le métal et le tour. Le cuivre, une fois connu, a été employé pour la pointe, qui de nos jours est en fer doux. Quant au tour, nous ne devons pas oublier qu’étant déjà connu du potier, il a pu être facilement utilisé à l’usage que nous venons de lui assigner.
Un fait qui vient à l’appui de notre manière de voir, c’est qu’on n’a pas encore découvert, que je sache, de haches en pierre percées dans les tombeaux qui portent le caractère de la plus haute antiquité, tandis qu’elles se retrouvent dans l’âge de transition, non-seulement dans les contrées habitées le plus anciennement, mais encore dans celles où l’on n’a observé jusqu’à présent aucun tumulus de l’âge primitif. — Nous avons déjà vu que des instruments en pierre ont été découverts avec des objets en métal, en Bohême et dans le grand-duché de Baden. En parcourant les collections du centre et du midi de l’Allemagne, il en est peu qui ne possèdent quelqu’un de ces instruments, mais ces pièces sont essentiellement le coin ou la hache percée. L’absence des instruments tels que la scie, le ciseau et même le poignard, indique qu’une autre matière était employée à leur confection. L’absence des plus anciens tumuli témoigne d’un autre âge. D’autre part, la présence de ces haches dans l’intérieur des terres, loin des grandes eaux, montre qu’à l’âge de transition les /119/ populations se sont accrues et qu’elles ont pénétré dans des contrées inexplorées jusqu’à ce moment. La suite nous dira si elles ont recherché d’elles-mêmes un nouveau sol, ou si elles y furent repoussées à la suite d’une lutte.
Pour constater qu’une contrée a été habitée dès les temps primitifs, il ne suffit donc point d’y retrouver des instruments en pierre. Il faut tout d’abord s’assurer s’ils proviennent de tombeaux pareils à ceux que nous avons décrits. Ainsi, pour qu’une découverte ait toute sa valeur, il est indispensable de n’en négliger aucun détail. En vain aurait-on découvert dans notre canton des haches en pierre à Bex, à Vevey, à Chexbres, à la Côte, à Agiez, à Yverdon et à Payerne, on ne pourrait lui donner une place dans la carte géographique du premier âge, si les tombeaux de Pierra-Portay n’étaient venu confirmer la haute antiquité de ses premiers habitants.
En résumé, une fois que le cuivre fut introduit, il servit d’abord à quelques ornements et à perfectionner le travail de la matière première. Lorsque, à l’aide de la trempe et de l’alliage, il reçut plus de dureté, il fut employé pour les armes. Rare et précieux, il passa d’abord dans la main du riche et du puissant. Le pauvre garda longtemps la pierre. Dans quelques localités, loin d’avoir jamais été entièrement abandonnée durant l’âge païen, elle a même été encore employée comme arme plusieurs siècles après notre ère. Au XIe siècle, à la bataille d’Hastings, elle se trouvait entre les mains de plusieurs Normands; et Olaus Magnus raconte que, de son temps, les Finnois se servaient encore de pierres sphériques, percées d’un trou et fixées à l’extrémité d’une corde, qu’ils lançaient contre les jambes de l’ennemi, de manière à l’envelopper et à déterminer sa /120/ chute. — Il en fut de la découverte du métal comme de la plupart des grandes découvertes. La vapeur est connue depuis plusieurs années, et la mer est encore couverte de vaisseaux voiliers.
Indépendamment de la survivance des anciens usages, le prêtre conserva longtemps dans sa main la hache et le couteau en silex. La matière employée dans le culte devient matière sacrée et change difficilement. S’il pouvait y avoir quelque doute à cet égard, il suffirait de rappeler le passage d’Hérodote 1 , qui rapporte que de son temps les personnes chargées des embaumements chez les Egyptiens faisaient une incision sur le flanc du mort avec une pierre d’Ethiopie tranchante. M. Passalaqua a découvert en Egypte les instruments employés à l’embaumement. Déposés au musée de Berlin, on voit dans le nombre un couteau en silex blond, tout pareil pour la forme et la matière aux couteaux du nord. — Les Juifs eux-mêmes employaient aussi le couteau en pierre dans certaines cérémonies du culte. Il est mentionné dans les versets 2 et 3 du chapitre V de Josué. Les versions françaises traduisent ordinairement par couteau tranchant; mais l’expression hébraïque signifie en pierre, et la version des Septante traduit par couteau en pierre. De nos jours, les sectes les plus orthodoxes des Juifs se servent encore pour le même usage du couteau en silex.
Enfin, il se rattache à la matière première des idées superstitieuses; on la porte sous ses vêtements et on la dépose dans la tombe comme une amulette. J’ai trouvé plus d’une fois le silex à côté d’armes en fer dans des /121/ tombeaux postérieurs à l’introduction du christianisme. Pline raconte dans son histoire naturelle 1 qu’on regarde l’agathe d’une seule couleur comme rendant invincibles ceux qui la portent sur eux. Encore de nos jours l’agriculteur du nord accorde une valeur médicale à ces débris des premiers temps.
Ce sont là les dernières traces que je retrouve des instruments qui nous ont occupés jusqu’à présent. Généralement abandonnés dès une haute antiquité, plusieurs traversèrent cependant les siècles, à l’aide du culte et des superstitions.
III
PÉRIODE DES INSTRUMENTS TRANCHANTS EN BRONZE
OU AGE DU BRONZE.
L’introduction du cuivre en Europe n’eut pas lieu à la même époque dans le midi et dans le nord. Au midi, la période de la pierre a été de peu de durée, à en juger par le petit nombre de tumuli et d’instruments de l’âge primitif qu’on y rencontre. Lors même que les recherches sur ce point sont encore insuffisantes, on peut dire que ces monuments n’existent pas en groupes nombreux sur les bords de la Méditerranée, comme sur les rives de l’Océan et de la Baltique; et l’on ne peut admettre, /122/ toutefois, que le midi ait été moins peuplé que le nord. Les communications faciles entre l’Europe méridionale et l’Asie durent permettre une importation assez rapide des connaissances de l’Orient. L’Egypte eut des rapports très anciens avec la Grèce. Les récits d’Homère, même en faisant la part du poëte, nous montrent que les armes en bronze des Grecs, environ douze siècles avant notre ère, n’étaient point le produit des premiers essais d’un peuple dans l’art de travailler les métaux. L’époque reculée à laquelle pénètre la civilisation dans le midi fait remonter très haut les monuments de l’âge barbare. — Quant au nord, si l’on tient compte de l’antiquité de son commerce, antiquité constatée par la présence, à un âge très reculé, de l’ambre et de l’étain 1 en Grèce et en Italie, si l’on mesure la durée de la période du bronze limitée par l’introduction du fer, dont nous aurons à rechercher la date plus tard, on peut fixer à peu près à 1000 ans avant notre ère le point de départ de la période dont nous allons nous occuper.
Avant de passer à la description des tombeaux de cette période, il ne sera pas inutile de commencer par prendre connaissance des formes principales des armes, des instruments et des ornements qui la caractérisent. Nous rechercherons aussi les lieux de la fabrication, les procédés employés à cet effet, et les contrées d’où l’on tira le métal. Nous verrons qu’avec l’introduction du bronze, et avant le travail du fer, d’autres métaux et d’autres matières furent utilisés dans des buts divers. Une statistique /123/ rapide des tombeaux de cet âge nous permettra de juger de l’accroissement de la population et des contrées habitées. D’après les rapport et les dissemblances, nous essaierons de tracer les traits communs ou particuliers aux peuples dont nous allons examiner les débris. Nous ajouterons encore qu’au nord des Alpes et des Pyrénées, la période qui nous occupe s’étend à peu près jusqu’à l’ère chrétienne 1 , et parcourt ainsi un espace d’environ mille ans.
Armes, instruments et ornements de l’âge du bronze.
Celt. Une pièce, particulièrement propre à l’âge du bronze, reproduit par sa forme le coin de silex à tranchant évasé. Observée d’abord en Angleterre et en France, elle a reçu le nom de Celt, ou de hache gauloise, c’est-à-dire le nom du peuple auquel on l’attribuait. Bien qu’elle se retrouve dans tous les pays de l’Europe et qu’elle ait été le sujet de dissertations nombreuses, on est encore très partagé sur son origine et sa destination. Les bords des deux faces du celt sont généralement relevés de manière à recouvrir en partie l’extrémité de la hampe fendue à laquelle on l’assujettissait. En réunissant un certain nombre de ces instruments on peut en suivre tous les degrés de perfectionnement. Les rebords faisant saillie sont d’abord peu prononcés 2 ; bientôt ils se dessinent plus fortement. /124/ Le celt se rétrécit au milieu, puis il présente un point d’arrêt pour éviter qu’en frappant la fente de la hampe ne s’agrandisse. Quelquefois un des côtés est muni d’une oreillette par où passait peut-être un lien. Enfin on a ménagé une douille à l’extrémité opposée au tranchant, exactement comme à un fer de lance, aussi fallait-il recourber la hampe quand on voulait se servir de cet instrument comme d’une hache. La longueur des celts mesure de 2 à 8 pouces. Leur tranchant, plus ou moins arqué, varie de largeur. Ils ont tous été coulés dans des moules, et il n’est pas rare de les retrouver en grand nombre avec des masses de cuivre fondu. Un celt découvert dans une tourbière de la Suède porte encore sur son tranchant l’empreinte de racines fort petites, mélangées à la matière du moule. Il est rare qu’ils aient été ornés de dessins. Cependant, un celt des environs d’Athènes et deux d’Italie 1 portent les mêmes lignes. M. le Dr Eckmann, à Calmar, en Suède, en possède un sur lequel sont gravées de fines spirales 2 ; et dans les musées de Copenhague et de Schwerin 3 sont quelques-unes de ces rares pièces gravées 4. — En Italie, surtout dans la Pouille, on trouve des celts parfaitement pareils à ceux du nord. — En France 5 et en Angleterre, il n’est guère de cabinet qui n’en possède quelqu’exemplaire. — Au musée de Genève on conserve ceux qui ont été découverts au pied de la pierre à Nitton, à Collonge, près du fort de l’Ecluse, à /125/ Thonon, et en quelques autres lieux de la Savoie. — Dans le canton de Vaud on a trouvé des celts sous de grands blocs de granit à Charpigny et à Lamothe; en terre libre on dans des tombes, à Bex, à Ollon, à Yvorne, à Villeneuve, près de Montreux, de Vevey, de Chardonne, de Palézieux, du Chalet-à-Gobet et à la Côte 1. On les retrouve en Suisse dans les cantons de Neuchâtel, de Berne 2 , de Bâle et de Zurich 3. — Ils ne sont pas moins nombreux en Allemagne: à Darmstadt 4 , à Frankfort, à Mayence 5 et à Bonn 6 , sur les bords du Rhin. On les trouve en divers lieux de la Bavière 7 , en Autriche près de Vienne 8 , en Bohême 9 , dans la Silésie 10 , en Saxe 11 , dans la Thuringe 12 , dans le duché de Cœthen, où 50 ont été découverts ensemble 13 , à Magdeburg 14 , à Halberstadt 15 , dans le /126/ royaume de Hanovre 1 , dans les duchés de Mecklenburg 2 , dans le Brandenburg 3 , en Poméranie, où 91 celts étaient réunis dans le même lieu 4 , dans l’île de Rügen 5 et dans la Poméranie. — Ils sont particulièrement nombreux dans la riche collection de Copenhague 6. — Les cabinets de Lund 7 , de Colmar, de Wisby et de Stockholm en possèdent plusieurs. — Un seul a été découvert en Norvège. — En Russie, malgré le manque d’explorations, on en a trouvé dans la Courlande 8 et en Sibérie.
Après cette énumération, il est plus facile d’apprécier l’opinion des savants qui prétendent que cette pièce a appartenu exclusivement aux populations celtiques. Telle est la manière de voir de Keferstein et du Dr Schreiber de Fribourg en Brisgau. Disciples de Pelloutier, les populations celtiques ont à leurs yeux recouvert toute l’ancienne Europe. Le Dr Schreiber a publié un travail étendu sur les pièces qui nous occupent, travail dans lequel il avance que ces instruments en bronze sont toujours composés de cuivre et d’étain, genre d’alliage propre aux peuples celtiques 9. Cet ouvrage a soulevé des contradictions /127/ nombreuses. Dernièrement, Lindenschmidt a consacré un long article à ce sujet dans les Mémoires d’antiquités de Mayence 1. Il oppose à Schreiber que l’analyse de ces pièces lui a donné le cuivre et le zinc, alliage romain, et conclut qu’elles ont toutes été répandues d’Italie dans les autres pays 2. — Ces points de vue exagérés, dépouillés de leur entourage d’érudition, se réduisent à une question assez simple. Ces instruments découverts dans la Grande-Bretagne et dans les Gaules ont pu être attribués aux Celtes avec assez de vraisemblance; mais une fois ce point admis, on a conclu qu’ils ont dû être déposés par le même peuple dans tous les lieux où ils se retrouvent; tandis qu’il s’agissait de s’assurer auparavant si d’autres peuples n’avaient pas pu posséder le même instrument. Schreiber prouve qu’il a appartenu aux Celtes, Lindenschmid en trouve dont la fabrication est romaine; tous les deux ont raison à leur point de départ, mais nullement dans leurs conclusions. Nous verrons du reste bientôt que cet instrument ne fut pas propre à ces deux peuples seulement.
On n’a pas moins discuté sur sa destination, Grivaud de la Vincelle 3 et plusieurs autres prétendent qu’il servait à enlever la peau des animaux dans les sacrifices. Delcampe a même avancé dans les Mémoires de la Société des antiquaires de France 4 , que ces pièces servaient à l’escalade /128/ des murs en les enfonçant dans les joints des pierres, mais il oublie qu’elles sont surtout répandues dans les contrées où il n’y avait pas de fortifications en pierre. — On en a fait quelquefois la framée; cependant cet instrument ne répond pas à la description qu’en donne Tacite. Sans nous étendre davantage sur cette diversité d’opinions, nous ferons observer que le celt est, dans l’âge du bronze, la reproduction du coin en silex. Si celui-ci, comme nous l’avons montré, a servi de hache d’armes et d’instrument domestique, nous ne pouvons douter que le celt n’ait eu le même usage. Cette explication est du reste confirmée par l’emploi que les Mongoles et d’autres peuples de l’Orient font encore de cet instrument, dont ils se servent dans les combats et dans les travaux domestiques 1. Il est aussi connu en Chine, à en juger par le dessin d’un celt emmanché comme une lance, sur une coupe chinoise de la collection de porcelaine de Dresde 2. Il mentionne comme reproduit par le comte de Caylus 3 , un celt du sud de l’Amérique. Ces derniers faits nous apprennent que c’est en Asie qu’il faut chercher l’origine du celt; de là, il passe en Grèce et en Italie; il traverse la Sibérie, la Russie; il se répand dans le nord, dans le centre et à l’occident de l’Europe. D’abord il est en cuivre pur, puis il s’allie à l’étain et au zinc, suivant le degré de /129/ développement des peuples qui le fabriquent. Il traverse ainsi des pays et des siècles nombreux, jusqu’à ce que le fer soit employé à sa confection.
Haches.
Les haches proprement dites, en bronze, sont assez rares. Deux, coulées dans le même moule, ont été trouvées dans les mines de Smiejeff, en Sibérie 1. L’ouverture destinée au manche est très grande. — En Suède 2 , en Danemark, et dans les duchés de Mecklenburg 3 , on a découvert un petit nombre de haches en bronze, ornées de fines rayures percées dans leur largeur, et dont la forme est toute moderne 4.
Haches de commandement.
Il est un autre genre de haches qui, par leur fabrication et leurs ornements, doivent avoir eu une destination particulière. Le musée de Copenhague possède une de ces pièces qui mesure 16 pouces de long sur 10 dans sa plus grande largeur 5. Légèrement endommagée, on a pu se convaincre que l’intérieur est rempli d’une espèce de /130/ noyau en argile, autour duquel on a coulé le bronze, ce qui rend cette pièce peu propre à porter des coups. Sa forme est élégante. Dans les disques en creux qui la recouvrent sont incrustées de fines lamelles en or qui imitent très bien la dorure. Cette hache doit avoir été un insigne, une espèce d’enseigne, ou plus probablement encore une hache de commandement. Quatre autres pièces assez pareilles, ornées de fines gravures, mais non fourrées, ont été découvertes en Scanie 1 , en Danemark 2 et dans la Bavière 3. — Une autre hache de Rosenthal 4 , en Silésie, quoique d’une forme un peu différente, ne présente pas un travail moins fini.
On doit encore envisager comme insignes du commandement des instruments de 2 à 3 pieds de long, qui consistent en une hampe en bronze et une lame fixée à un angle droit, se rétrécissant vers sa pointe, légèrement arrondie. Ces pièces sont fourrées en argile et ornées d’anneaux en relief. On les retrouve dans les collections de Kiel, de Schwerin 5 et de Halberstadt 6. Deux ont été trouvées à Welbsleben 7 , près de Mansfeld (district de Mersbourg). — Un autre de ces instruments, de la forme /131/ d’une hache allongée à deux tranchants, est également munie d’une belle hampe en bronze 1. Découverte à Neunheilingen, dans le district d’Erfurt, elle est conservée à Dresde dans la collection du Dr Klemm.
Flèches.
Les flèches armées de bronze ne paraissent pas avoir été très connues en Europe. On en retrouve cependant les pointes en Italie 2 , en Bavière 3 , en Bohême 4 , en Silésie 5 , et dans le nord de l’Allemagne 6. On en voit à Saint-Pétersbourg un nombre considérable qui viennent de la Crimée. Leurs dimensions, toujours fort petites, ne dépassent pas un pouce de longueur. Elles sont munies de deux ou de trois ailes et d’un trou pour la hampe.
Javelots, lances.
Les pointes de javelot ou de lance 7 se découvrent bien plus fréquemment en France 8 , en Angleterre, en Suisse 9 , /132/ en Allemagne 1 , dans les pays du nord 2 et en Sibérie 3. La forme dominante est la même partout, malgré des variétés nombreuses relatives au plus ou moins grand élargissement des ailes. Dans le nord, quelques-unes de ces pièces sont ornées des plus fines gravures 4. L’une à Calmar en Suède 5 a la forme allongée d’un poignard. Dans la collection du baron de Neuberg, à Prague, il en est une dont les ailes peu prononcées sont découpées en demi-cercles dans toute leur longueur. Elle est accompagnée de trois pointes de pique en bronze de la forme d’un cône allongé. Quelques-unes de ces pointes de lance portent des marques du combat, entailles de quelques lignes de profondeur produites par le choc d’instruments tranchants 6.
Framée
.On s’est beaucoup occupé en Allemagne de la question de savoir ce qu’était cette framée, maniée avec tant d’habileté par les anciens Germains, au rapport de Tacite 7. /133/ Il dit que les Germains se servaient peu de glaives ou de grandes lances, mais bien de hastes ou framées, armées d’une pointe courte et acérée, avec laquelle ils combattaient de près ou de loin, suivant les circonstances. Le Dr Klemm 1 et quelques autres ont prétendu que la framée était le celt, mais la forme de celui-ci appartiendrait bien plus à la hache qu’à la haste. Deux passages d’auteurs anciens servent à éclaircir la description de Tacite. Dion 2 , décrivant le combat de César contre Arioviste, désigne la framée des Marcomans par une expression équivalant à celle de pique 3. Juvenal 4 place la framée dans la main de Mars, qui ne portait point une hache, mais une lance. Il reste à tenir compte de la distinction établie par Tacite entre la grande lance et le haste. La première, par ses dimensions, était peu propre au jet, tandis que la seconde, plus légère et très acérée, permettait de s’en servir d e près et de loin. La framée paraît donc avoir été une lance de petite dimension. La pièce unique de Calmar que j’ai mentionnée appartiendrait ainsi à la grande lance, tandis que les pointes de javelot et même de lance que nous avons décrites, et dont la longueur est toujours peu considérable, répondent à la description de l’ancienne framée 5. /134/
Poignards.
Les poignards sont des lames droites à deux tranchants, de longueurs très diverses; terminées en pointe, elles s’élargissent vers la poignée, ouverte en demi-cercle, à laquelle elles sont fixées par des clous rivés. La poignée est entièrement en bronze, courte et terminée par un pommeau évasé. Ces poignards sont ordinairement recouverts de fines gravures, et parfois d’ornements qui montrent qu’on apportait un grand soin à leur fabrication. Plus d’une fois, on a retrouvé les lames sans la poignée 1 , mais toujours elles portent les trous disposés en demi-cercles, destinés à recevoir les clous. Trois poignards ont été découverts dans le canton de Vaud, l’un à Ollon, derrière la Roche 2 , le second dans les tombeaux déposés sur le versant méridional de Charpigny, et le dernier, dont la conservation est parfaite, dans les environs de Bex 3. — Cinq poignards d’un beau travail, trouvés près de Thoune 4 , étaient accompagnés de celts 5. — En Allemagne, il est bien des collections où l’on ne rencontre pas de ces pièces; /135/ cependant, celle du Dr Klemm, à Dresde, en possède 10 1 , et celle des antiquités nationales de Berlin, 25 2. Je mentionnerai encore le musée de Copenhague, où se trouvent réunis le plus grand nombre de poignards. Un à Moscou 3. Une lame en bronze trouvée dans l’île d’Ithaque par M. le baron de Bosset, et conservée dans le cabinet ethnographique de Neuchâtel, me paraît, malgré sa longueur (13 pouces 2 lignes), avoir appartenu à l’arme qui nous occupe 4. Détachée de sa poignée, elle porte encore sur son élargissement les trous qui servaient à la fixer au moyen de clous rivés. L’analogie de cette pièce de l’ancienne Grèce avec celles du nord est un de ces faits qui, pris isolément, excite la surprise; mais la suite nous donnera l’explication de ces rapports, qui ont provoqué de la part de plusieurs archéologues des théories, selon nous, peu fondées. /136/
Epées.
La description que nous avons donnée de la forme du poignard convient, à quelques différences près, à celle de l’épée. Un trait qui caractérise celle-ci, c’est que la lame à deux tranchants, longue en moyenne de 16-20 pouces et renforcée vers le centre, se rétrécit assez subitement, à partir de la poignée, et s’élargit de nouveau jusqu’aux deux tiers de sa longueur, d’où elle se termine en pointe 1. A son origine, l’épée paraît avoir été fort courte et se confond presque avec le poignard, dont elle ne diffère guères que par une lame plus étroite 2. Quelquefois la lame est munie d’une pointe destinée à entrer dans une poignée en bois ou en os, ou bien la pointe est remplacée par un prolongement de la lame, aplati, relevé sur les bords des deux faces, et percé de trous pour y clouer des garnitures d’une autre matière. D’autres fois, on trouve la lame séparée du pommeau, auquel elle avait été réunie par une poignée en bois. Un petit nombre d’épées ont eu leur poignée coulée du même jet que la lame 3. Enfin, le dernier genre, qui présente le plus grand fini, consiste en une poignée en bronze fixée à la lame par des clous à têtes bombées, au nombre de 2 à 6, et disposés en demi-cercle. Le bronze est ordinairement couvert de fines /137/ gravures exécutées parfois avec beaucoup de goût, ou bien les ornements en creux, qu’on prendrait pour une ciselure profonde, ont été exécutés au moyen du moule. La croisière destinée à protéger la main se présente très rarement 1. Le pommeau évasé, aplati à l’extérieur, bombé ou orné d’un bouton, prend parfois plus de développement, et se prolonge en forme de croix, ou se termine en deux volutes élégantes 2. — En Danemark, quelques-unes de ces pièces sont ornées de fils et de lamelles en or. — Un trait commun à toutes ces poignées est leur peu de longueur. L’espace destiné à recevoir la main n’a guères plus de 20 à 25 lignes de long. Les différentes explications données sur la manière de tenir cette arme sont toutes également insuffisantes. Le plus simple est d’admettre que les populations primitives avaient la main plus petite que les peuples modernes. Souvent on ne trouve que les tronçons de ces armes, déposés dans les urnes cinéraires. Peut-être faut il voir dans ce fait une idée relative au défunt. Le guerrier mort, son arme est brisée, et les fragments sont mêlés à la cendre.
On a réuni dans l’antiquarium de Berlin quelques épées remarquables, provenant de pays divers. L’une, de la Hongrie est chargée de cercles concentriques, pointillages et de lignes ondulées. Une autre de la Macédoine est remarquable par sa parfaite conservation et par la largeur de sa lame 3. Deux viennent de l’Italie, la première a été /138/ trouvée avec son fourreau en bronze. La seconde se distingue de celles du nord en ce que son pommeau représente une tête d’homme, dont l’exécution appartient à un peuple avancé dans les arts. — Il est intéressant de retrouver sur les dessins des miroirs étrusques et des anciens vases grecs, des épées dont les lames ont le caractère distinctif de celles que nous avons décrites, c’est-à-dire le même renflement vers les deux tiers de leur longueur. On voit à Turin, dans la salle d’armes du roi, deux épées en bronze découvertes en Sardaigne, les seules de ce genre que je connaisse. La lame et la poignée coulées d’un même jet n’ont pas moins de 5 pieds de longueur. Elles sont munies d’une croisière longue de quatre pouces, la lame droite, et terminée en pointe, n’a qu’un pouce de large. — Les épées recueillies en France répondent à notre première description. On en a découvert dans le Poitou, l’Anjou, la Bretagne, la Picardie, la Normandie et le Département de la Manche 1. — On voit dans le musée de Genève une épée trouvée à peu de distance de cette ville 2 — Deux épées en bronze ont été pêchées dans le lac d’Yverdon près de Concise 3 — Une découverte intéressante /139/ est celle du Luissel au sud de Bex. Entre la montagne et la route de Saint-Maurice, est un mont auquel on arrive depuis Bex à travers des forêts de châtaigniers. Après avoir atteint sur la hauteur une maison isolée, on découvre un vallon mystérieux, baigné autrefois par un petit lac, le lac du Luissel, dont il ne reste qu’un marécage. Un double cercle de chênes séculaires indique l’ancienne élévation des eaux. A la fin du siècle passé, le gouvernement de Berne, voulant utiliser la tourbe de ce vallon, fit ouvrir du côté de Bex, un canal de dessèchement. Ce fut dans ce travail qu’on trouva au bord du lac, à 6 pieds de profondeur, trois pointes de lance, un couteau et trois épées en bronze longues de 22 à 25 pouces d’une parfaite conservation 1. L’une est restée à Lausanne, les deux autres ont été déposées dans le musée de Berne. Ce qui ajoute au prix de ces pièces, c’est la forme de leur poignée dont le pommeau est remplacé par deux embranchements qui s’enroulent en spirales ou volutes. En 1844 une épée parfaitement pareille a été découverte à Baasdorf près de Cöthen. Depuis j’ai retrouvé trois exemplaires identiques, l’un à Rügen dans la collection du prince de Putbus et les deux autres dans le Musée de Copenhague. La tradition rapporte que le lac du Luissel, appelé autrefois le lac du désert, fut témoin d’une grande victoire remportée sur les Romains par les Helvétiens, mais je ne puis dire si la tradition est antérieure à la découverte ou si elle a été provoquée par celle-ci. Elle s’abstient /140/ cependant de citer les noms de Cassius et de Divicon. Ce qui est certain, c’est que les travaux de dessèchement ont mis au jour des ossements d’hommes et de chevaux, et même, dit-on, des grains de froment, enfouis à une profondeur de 24 pieds. Il est fort douteux que les versants inclinés du vallon aient jamais permis à la cavalerie de livrer un combat sur les bords de ce lac; dans tous les cas, les armes ne sont point celles que portaient les Romains dans les derniers temps de la république. Cette retraite élevée, ces vieux chênes et l’aspect mystérieux de ce vallon me feraient plutôt supposer que ce lieu était consacré au culte; hommes, chevaux et armes étaient parfois voués à la divinité dont on voulait apaiser la colère, et jetés dans les eaux qui lui étaient consacrées. Quoi qu’il en soit, qu’il y ait eu dans ce lien sacrifice ou bataille, il serait intéressant de pouvoir y diriger de nouvelles recherches. — Des épées ont aussi été découvertes dans les cantons de Berne 1 et de Zurich 2. — Ces armes, loin d’être communes, ont cependant été retrouvées sur tous les points principaux de l’Allemagne 3. La collection des antiquités nationales de Berlin renferme 10 épées /141/ entières et les fragments de 29 1. Dans la collection de Schwerin 2 sont plusieurs épées d’un travail remarquable. — Stokholm 3 possède aussi de belles pièces; mais Copenhague 4 l’emporte en richesse sur tous les autres cabinets 5.
Les soins apportés à la fabrication des épées, et leur rareté, eu égard à l’ensemble des découvertes, ne permettent pas de penser que cette arme ait été d’un usage général, et confirme ce que dit Tacite à ce sujet 6. Cependant la description que les auteurs anciens donnent de l’épée des barbares, et particulièrement des Gaulois, ne répond pas à la forme que nous avons décrite. Tite-Live 7 dit qu’elle était très longue et sans pointe 8 ; /142/ Polybe 1 ajoute qu’elle se courbait souvent en frappant. Les deux épées de 5 pieds de long, découvertes en Sardaigne, répondent seules à cette description. Il en résulte donc que les courtes épées en bronze, surtout dans la Gaule, doivent être d’un âge antérieur à celui de ces écrivains, et cela d’autant plus qu’à l’époque où ils écrivaient la connaissance du fer commençait à pénétrer chez les Barbares.
Un fait a souvent frappé les archéologues: c’est l’analogie des formes dans le midi et dans le nord, c’est que les variétés que nous avons mentionnées sont propres à la plupart des pays et ne permettent pas en général d’établir des distinctions de peuple à peuple. Pour expliquer cette parenté on a émis une opinion très accréditée de nos jours. On prétend que ces épées sont romaines, qu’elles ont été fabriquées par les Romains et répandues par le commerce dans les autres pays de l’Europe. On refuse aux Barbares d’avoir possédé les connaissances nécessaires à leur fabrication. — Que dans les premiers temps de la République, et même plus tard, les Romains aient eu des épées pareilles, c’est possible et même probable. Toutefois cette forme ne leur appartient pas en propre, elle est de beaucoup antérieure; nous avons constaté son existence chez les Etrusques et chez les anciens Grecs. L’âge auquel Rome répandit ses produits jusqu’au nord, n’est pas celui où elle avait encore tout à conquérir, mais celui /143/ de sa grandeur; et, à cette époque, ses armes n’étaient plus en bronze, mais en fer. L’expression « mourir par le fer, » « détruire par le fer, » fréquemment employée par les auteurs latins montre que de leur temps ce métal était devenu d’un usage général pour les instruments tranchants. L’historien Josèphe, dans sa description des légions romaines qui assiégeaient Jérusalem, dit que les épées étaient en fer. Il est difficile de préciser le moment de l’introduction du fer à Rome, vu le silence des auteurs à cet égard; cependant un fait emprunté à la numismatique mérite l’attention. A peu près jusqu’au IVe siècle avant l’ère chrétienne les monnaies en bronze sont coulées tandis que celles en argent sont frappées; mais à partir de cette date, les monnaies en bronze portent l’empreinte du coin. Nous voyons par là que l’argent pouvait être frappé, grâce à la possession d’un métal plus dur, tandis qu’il manquait une matière propre à frapper le bronze. Dès que celui-ci est frappé à son tour, il faut qu’on ait connu le fer 1. Nous pouvons encore ajouter que ce ne fut certainement pas dès le premier moment de l’introduction du fer qu’on arriva à confectionner des coins de ce métal, il fallait avoir acquis un certain degré d’habileté; ce qui nous permet de conclure que le fer fut probablement d’un usage général à Rome vers le commencement du IVe siècle avant notre ère. — Longtemps après le bronze fut encore employé dans le nord pour la fabrication des /144/ armes. A l’époque où les Romains s’établirent sur les bords du Rhin, le Germain avait encore des armes en bronze qu’on retrouve parfois à côté des instruments en fer du vainqueur. Cette différence dans les matières employées à la même époque prouve suffisamment qu’il faut chercher ailleurs qu’à Rome, l’atelier des armes du nord. — Un dernier trait ajoutera encore quelque lumière à ce sujet. Depuis peu, on a soumis à l’analyse chimique les anciens bronzes de divers pays. Ceux du nord, avant l’introduction du fer, donnent constamment l’alliage du cuivre et de l’étain, tandis que les bronzes romains présentent l’alliage du cuivre et du zinc. Cette différence repose sur un fait dont nous donnerons la raison plus tard; pour le moment, il suffit de la constater, ce simple résultat, à lui seul, ne permet pas d’envisager, comme un produit romain, l’épée en bronze qu’on découvre au nord des Alpes et des Pyrénées. — Quant à l’identité de formes que nous avons mentionnée, nous admettons qu’elle doit provenir d’une origine commune. Il est trop de particularités d’une analogie frappante pour que nous puissions les expliquer toutes comme un produit de l’unité de l’esprit humain. L’analogie des formes dans la Macédoine, la Grèce, l’Etrurie, avec celles des pays baignés par la Baltique, pourrait se rattacher à ces deux voies qui plongent dans l’orient et dont on a parlé plus haut. Je n’ai pu, pour ce genre d’épées, comme pour les celts, m’assurer de leur existence en Asie, mais il paraît que c’est encore là qu’il faut chercher l’idée commune qui pénètre en occident par des voies diverses, et survit plus ou moins longtemps dans un pays ou dans un autre, suivant la marche du développement des peuples. Du reste, si l’analogie des /145/ formes est frappante, elle n’empêche pas que dans l’ornementation, on ne puisse saisir des traits caractéristiques et divers.
Armes et instruments en miniature.
Jusqu’à ce moment, je ne connais en Europe que trois pays dans lesquels on ait retrouvé des armes et instruments de dimensions si petites qu'on les prendrait pour des jouets d’enfants. Ce sont des épées ou des pointes de traits de 2 à 5 pouces de long, des lances en miniature avec leur hampe en bronze, de petits couteaux, de formes gracieuses, munis d’une poignée longue d’un pouce. Ces petites épées reproduisent dans leurs contours une partie des variétés que nous avons mentionnées. Quelques-uns de ces instruments ont été découverts sous les couches volcaniques d’Albano, dans le Latium; les autres sont du Mecklembourg-Schwerin 1 et du Danemark. Dans ces trois contrées on les a trouvés dans des cornes, mêlées aux cendres humaines. Leur antiquité, constatée en Italie par la découverte d’Albano, permet de supposer qu’ils sont aussi fort anciens dans le nord. Rien n’indique que les tombeaux auxquels ils appartiennent aient été des sépulcres d’enfants, et pourtant ils ne sont jamais accompagnés de grandes armes. Ils doivent ainsi remonter à une époque où le guerrier en descendant dans la tombe ne recevait que le simulacre de ses propres armes. On a supposé que ces épées en miniature avaient été des décorations, mais, dans ce cas, le défunt n’aurait pas été privé de sa lance ou de sa bonne épée. /146/
Armes défensives.
Les armes défensives ont été employées très anciennement dans le midi. Dans le nord, si l’on en excepte le bouclier, elles ont été beaucoup plus rares 1. La description de l’armure grecque et romaine ne rentre dans notre sujet qu’en tant qu’elle nous offre des points de rapprochement.
Le musée de Lausanne possède des plaques en bronze arquées et ornées de fines gravures qui proviennent des tombeaux de Verchiez, entre Aigle et Ollon. Ce sont de véritables brassards, les seuls de ce genre que je connaisse, ils rappellent un passage de Xénophon qui dit que les Grecs se recouvraient le bras droit de brassards en cuivre 2. Quand nous parlerons des bracelets nous verrons que plusieurs d’entr’eux, par leurs grandes dimensions, ont dû servir au même usage, tout en satisfaisant le goût de la parure.
Tacite rapporte que le casque était très rare chez les Germains 3 , et Diodore de Sicile raconte que, dans les combats, les Celtes rejetaient leurs cheveux en arrière /147/ comme une crinière de cheval 1. Il n’est donc pas étonnant de retrouver très rarement cette partie de l’armure. A Copenhague, est une seule pièce en bronze, ornée d’une lamelle en or, qui paraît avoir été une mentonnière. En 1847, le Dr Klemm a découvert dans une tourbière de la Basse Lusace un casque en bronze avec des épées et des bracelets 2. En Grèce on les retrouve déjà dans les tumuli avec des ossements d’hommes et d’animaux 3.
Bien que le bouclier ait rarement été conservé jusqu’à nos jours, il était cependant d’un usage très général dans l’antiquité. De forme carré long, ovale ou circulaire, la plupart du temps d’osier tressé ou d’ais en bois garnis de cuir 4 , on le recouvrait de couleurs vives et de signes magiques destinés à porter la terreur dans les rangs de l’ennemi 5. Chez les Barbares comme chez les Grecs et les Romains le déshonneur était attaché à la perte du bouclier sur le champ de bataille et non à celle de l’épée /148/ et des autres armes offensives 1. Plutarque 2 prétend qu’on voulait montrer par là que la guerre doit être plutôt un etat de défense que d’attaque. Parfois le milieu du bouclier était garni d’un umbo 3 , plaque relevée en bosse ou munie d’une pointe 4. Quelquefois, mais bien plus rarement, le bouclier entier était en bronze. Ces dernières pièces, qui sont d’un grand prix, ont été retrouvées en Ecosse; dans le Mecklembourg et en Danemark ils sont ronds 5 , convexes, ornés de disques en relief ou de lignes serpentantes, et rappellent la description que Tacite donne de ces armes chez les peuples des bords de la Baltique. — Dans le muséum Etruscum 6 on trouve la représentation de boucliers pareils. — On voit aussi à Copenhague des umbones en bronze, armés d’une pointe et ornés de doubles spirales gravées 7. /149/
Instruments de musique.
Il nous reste peu de chose des instruments de musique des Barbares. Il est à présumer qu’ils étaient peu nombreux, et quant aux instruments à cordes, ils auront tous été détruits par l’action des siècles.
On a cependant retrouvé dans les tombeaux de Charpigny, près d’Aigle, et à Darsekau, dans l’ancienne marche, des tubes en bronze d’un à 2 ½ pouces de long, qui paraissent avoir appartenu à des chalumeaux. Cet instrument, très généralement connu dans l’antiquité, se trouve non-seulement chez les Romains et les Grecs, mais aussi chez les Egyptiens et chez les anciens Mexicains.
Dans le musée de Prague est un fort petit instrument en bronze formé de deux branches parallèles qui s’écartent en arc de cercle dont les extrémités se réunissent. A leur point de jonction est une languette brisée qui parcourait l’écartement des branches. Cet instrument se place entre les lèvres et d’un doigt on fait frémir la languette dont les vibrations imitent celles d’une corde. On chante un air, en même temps qu’on fait résonner cet instrument, bien connu des enfants, qui n’est autre que la guimbarde.
Les peuples du nord employèrent fort anciennement les cornes pour s’animer au combat. La mythologie de l’Edda parle du cor d’Odin dont le son jetait la terreur et la consternation dans le cœur de ses ennemis. Le terrible cor d’Ossian n’était pas moins redouté. Un récit de la vie de Charlemagne dit que, dans un combat, les païens firent retentir mille cors. On peut juger du prix que les /150/ anciens peuples attachaient à ces instruments par la douleur qu’éprouvèrent les habitants du canton d’Uri après la perte de leurs cors, à la bataille de Wilmergen 1. — Deux cors en bronze ont été découverts dans le duché de Mecklemburg Schwerin 2 ; l’un entouré de gravures pareilles à celles que nous avons déjà fait observer; tous deux affectant la forme d’une corne de bœuf. — Une pièce du même genre, mais plus grande et plus recourbée, a été trouvée en Suède 3. — Les cors les plus remarquables, appelés loures par les Danois, sont conservés au nombre de sept 4 , dans le musée de Copenhague. Ils ne mesurent pas moins de 6 pieds, 4 pouces de long 5. Ornés d’anneaux de distance en distance, et de pendants vers l’embouchure, ils sont munis à l’autre extrémité d’une plaque circulaire et bosselée. Ces cors sont recourbés de manière à donner le tour et reposer sur l’épaule droite de celui qui les embouche; ils sont encore assez conservés pour pouvoir en tirer des sons qui ne ressemblent pas mal au beuglement du taureau.
Instruments domestiques.
D’entre les instruments de la vie domestique, le couteau est un de ceux dont l’usage est le plus général. La lame à un tranchant présente une forme particulière qui, malgré /151/ ses variétés, se rattache au même type dans le nord et dans le midi. A partir du manche la lame décrit un léger arc de cercle, concave sur le tranchant et convexe sur le dos; dans le prolongement la courbure est en sens inverse, la pointe se relève et se termine à peu près comme celle du sabre. Le manche est aussi varié que la poignée de l’épée, dont il reproduit souvent la forme. Les dimensions du couteau sont généralement fort petites, quelquefois il est orné de jolies gravures 1. Il en est quelques-uns, ainsi deux trouvés en Sibérie 2 , dont la lame est légèrement arquée en faucille. — Les couteaux ont été découverts en Italie 3 , en France, en Angleterre, à Genève au pied de la pierre à Niton 4 , au Luissel près de Bex 5 , dans le canton de Berne 6 , sur divers points de l’Allemagne 7 , en Danemark 8 , en Suède 9 et en Russie 10.
On voit à Schwerin 11 , à Bergen, dans l’île de Rügen, et /152/ surtout à Copenhague des instruments dont la forme est celle du tranchet du bourrelier, et qui paraissent avoir servi à couper le cuir. Des pièces pareilles ont été découvertes en Italie dans les environs de Pæstum, pièces réellement romaines mais du plus ancien style grec.
Un autre instrument qui, jusqu’à présent, me paraît propre au nord de l’Allemagne 1 et à la Scandinavie, consiste en une lame, dont la forme n’est pas sans quelque rapport avec celle du rasoir, bien qu’il soit douteux que sa destination ait été la même. La plupart de ces lames portent des gravures qui représentent l’ancien vaisseau des mers du nord.
La faucille est une faux en raccourci dont l’arc de cercle est généralement assez prononcé 2. Pline dit que les Druides se servaient de cet instrument pour couper le gui sacré du chêne et, bien qu’il ajoute que cette faucille était en or, on a longtemps envisagé comme destinées au culte celles de bronze, qui ont été découvertes en France. On sait cependant que les Romains s’en servaient dans l’agriculture et le grand nombre de celles qu’on a trouvées ces derniers temps ne permet plus de leur assigner un autre usage. Plusieurs, des environs de Thonon, sont conservées à Genève. Il y en a deux dans le musée de Lausanne, qui viennent des monts de Chardonne. On en a retrouvé dans les cantons de Neuchâtel et de 3 , et dans la /153/ plupart des pays de l’Allemagne 1. La collection du duc de Cotten en renferme 50, et celle des antiquités nationales de Berlin 51. En Danemark 2 et surtout en Suède 3 , elles sont moins nombreuses.
Dans le musée de Stuttgard est une belle serpe en bronze, trouvée dans les environs de Cronstadt, la seule pièce de ce genre que je connaisse.
Il est une forme particulière de ciseaux, employée encore chez nous pour tondre les moutons. Les branches tranchantes en dedans, tiennent à deux tiges parallèles dont l’extrémité se réunit en arc de cercle. Une paire de ciseaux de ce genre, conservée dans le musée de Copenhague, appartient déjà à l’âge qui nous occupe 4.
Nous avons vu ce qu’étaient les scies dans l’âge des instruments en pierre. En Danemark et en Suède 5 , on en retrouve en bronze du même genre, arquées, longues de 4 à 6 pouces. D’abord trop épaisses pour pouvoir cheminer dans le bois, la scie lame s’amincit, mais reste encore en arc de cercle. Enfin, une scie, trouvée dans un tumulus de la Sibérie 6 , présente un perfectionnement; sa lame droite et longue est dentelée sur ses deux bords 7. /154/
Une pièce de l’antiquarium de Munich, rappelle tout à fait le ciseau du charpentier. On ne peut douter que le celt n’ait souvent été employé au même usage. Deux ont été trouvés avec leur hampe, dans le Jutland; l’une avait 8 pouces de long 1 , et l’autre seulement 2 pouces et demi.
Les poinçons paraissent avoir été fort en usage chez les Scandinaves. On en voit plus d’une centaine à Copenhague 2. Quelques-uns ont une petite poignée en os ou même en ambre; tous sont en bronze, à l’exception d’un seul qui est en or. — Les aiguilles, moins nombreuses, sont percées d’un trou à l’une des extrémités ou sur le milieu de leur longueur. Elles ne permettent pas de penser qu’on ait pu exécuter à leur aide des travaux délicats.
Parfois on trouve dans les urnes cinéraires de la Bohême, de la Silésie 3 , du Hanovre et des bords de la Baltique 4 , de petites pincettes, longues d’environ 2 pouces, larges et ornées de gravures. Les paysans portent encore dans quelques provinces de la Suède un instrument du même genre, passé à un cordon qui donne le tour du cou, et qui sert à retenir sur la poitrine la partie supérieure du tablier. Le tailleur lie cette pincette vers le genou et y fixe la pièce d’étoffe qu’il veut coudre.
On voit dans quelques collections de l’Allemagne 5 des espèces de perles en argile de la grosseur d’une noix, /155/ trouvées seules dans les tombeaux, c’est-à-dire sans trace de colliers. — Dans les contrées où l’on se sert encore du fuseau, le fil passe à travers une pièce pareille, qui a reçu de là le nom de perle à filer. Longtemps cette explication m’a paru très insuffisante; cependant, j’ai fini par m’y ranger après avoir fait une découverte qui me paraît justifier cette manière de voir. Un sarcophage en pierre contenant un squelette de femme assez bien conservé, auprès duquel était, pour tout ornement, une seule de ces perles qui reposait vers la main droite. En examinant cette pièce de près j’ai vu que son ouverture était usée de telle sorte que le fil seul peut avoir produit des raies, témoins de l’activité de la fileuse 1.
M. le pasteur Augustin conserve à Halberstadt un hameçon en bronze suspendu à une petite chaîne du même métal. — On trouve parfois sur les bords des eaux et dans des tourbières des poids en terre cuite percés d’un trou, qu’on prétend avoir été destinés à retenir les filets du pêcheur au fond de l’eau. — Des objets assez pareils mêlés aux ruines romaines de notre pays, également en terre cuite, n’étaient que des poids à peser.
Ornements.
Le goût de la parure est inhérent à l’homme. Nous l’avons remarqué dès l’âge primitif; et quand le métal fut connu celui-ci fut employé à satisfaire les exigences du luxe aussi bien que celles de l’utilité. Il est souvent difficile de distinguer les ornements des hommes de ceux des /156/ femmes; anneaux, colliers, bracelets et broches leur étaient pareillement propres. — On retrouve quelquefois sur la tête ou dans l’urne cinéraire un anneau simple ou à torsade, entr’ouvert ou fermé. Les tombeaux de Charpigny, près d’Aigle, en renfermaient quelques-uns du genre le plus simple. D’autrefois les extrémités de l’anneau s’élargissent en plaques ornées de gravures ou surmontées de volutes élégantes; ou bien des feuilles métalliques, cannelées horizontalement, s’élèvent en s’évasant. On donne généralement à ces divers tours de tête le nom de diadème; mais ce n’est pas à dire qu’ils doivent tous être envisagés comme des insignes de la royauté. Ces ornements sont surtout propres au royaume de Hanovre 1 , aux duchés de Mecklembourg, à la Poméranie 2 , au Danemark et à la Suède 3. — Dans la collection de M. de Werder, à Magdebourg, sont six cercles concentriques et à torsade qui paraissent avoir eu le même usage. Dans le cabinet de M. de Preusker, à Grossenhayn, en Saxe, est une couronne en bronze de feuilles de laurier détachées les unes des autres et dont le travail délicat me paraît accuser l’industrie d’un peuple étranger à la Germanie. On conserve à Copenhague une lamelle ou bandelette en or, et à Stettin un diadème semi-circulaire, du même métal 4 , dont l’exécution révèle un grand développement de l’art. En Russie, les torques ou anneaux tressés, en argent ou en fils de bronze, se retrouvent souvent. /157/
Des peignes en bronze d’un âge reculé affectent déjà nos formes les plus communes. L’un, des environs de Greifeswald, était séparé du crâne par une spirale en bronze en tire-bouchon, dans laquelle avaient passé les cheveux 1. Un autre a été trouvé à Charpigny.
Les épingles, destinées à la chevelure ou aux vêtements, varient beaucoup de forme et de longueur. Longues de 4 à 15 pouces, elles se terminent par une tête ronde ou aplatie, gravée ou incrustée d’une lamelle en or. La tête est quelquefois remplacée par un disque à jour en forme de roue, ou par une plaque très mince, circulaire, ovale, en losange ou découpée. D’autres fois la tige de l’épingle s’enroule de manière à former quatre spirales. — Des épingles de formes très originales ont été trouvées dans le canton de Vaud, à Verchiez, à Bex et à Charpigny. Les épingles se trouvent partout 2 , mais sont particuliè rement nombreuses et variées dans le musée de Copenhague 3.
Le collier le plus usité durant cette période et porté essentiellement par les hommes de guerre, était un cercle de métal d’une seule pièce et parfois d’une assez grande pesanteur. Tite-Live nous apprend que Manlius reçut le surnom de Torquatus, pour avoir enlevé le collier d’un Gaulois géant, qu’il avait tué en combat singulier. /158/ Les colliers appelés torques, étaient chez les Romains la récompense et le signe de la valeur. Les exploits du tribun militaire Sicinius Dentatus furent récompensés par 83 colliers d’or et 60 bracelets 1. — Si les usages des barbares avaient été mieux connus nous pourrions voir des diversités de destination là où nous ne voyons que des différences de forme. Ces colliers sont ordinairement ronds, entr’ouverts ou fermés, ornés de rayures ou de torsades. Une statue en marbre du musée Capitolin 2 représente un Gaulois expirant qui porte le collier à torsade qu’on retrouve souvent dans les tombeaux. Les collection de Hanovre, de Halle, de Stettin, de Copenhague, de Stockholm et de Norwège, renferment des colliers desquels il se détache sur leur largeur quatre feuilles ou lamelles de bronze, contournées et ondulées de manière à reproduire à peu près les plis d’une fraise. A Copenhague et à Lund, sont aussi des colliers en bronze à trois rangs qui retombaient sur la poitrine 3. — On a retrouvé dans /159/ quelques localités les colliers en or dont parlent les auteurs anciens 1. L’un, de Saint-Gérand-de-Vaux, dans le Bourbonnais, d’une valeur d’environ 1000 fr., est composé d’un cercle ouvert dont les extrémités se terminent par des boutons concaves 2. — Les musées du nord possèdent dans ce genre de grandes richesses, mais la plupart de ces pièces me paraissent d’une époque un peu postérieure. — Nous mentionnerons encore des plaques en or très minces, de la forme d’un croissant, qui ne sont pas sans quelques rapports avec les hausse-cols des officiers. Les gravures dont elles sont ornées sont tout à fait de l’âge du bronze. Trois ont été découvertes en France 3 sur la presqu’île de Cotentin, et plusieurs autres en Irlande 4. — Strabon 5 dit que les Bretons portaient des colliers d’ivoire (sans doute d’os).
Des colliers plus portatifs, mais plus rares à cette époque, consistaient en perles ou grains d’ambre 6 , de verre de toutes couleurs, d’émaux et de terre cuite, passés à un /160/ fil de bronze 1. La présence de l’ambre dans les anciens tombeaux d’Albano, révèle la haute antiquité des rapports commerciaux entre le midi et le nord. On attribua de bonne heure à cette substance des propriétés particulières. Pline 2 rapporte qu’on faisait porter aux petits enfants des colliers d’ambre pour les préserver des charmes et des sorcelleries. Il ajoute que de son temps les jeunes filles de l’Italie transpadane en portaient aussi comme préservatif contre le goître et les maux de gorge 3. Quant aux grains de verre colorié et d’émaux, ils présentent partout en Europe une identité surprenante, et, mêlés à ceux qui proviennent des tombeaux égyptiens, il serait difficile de les en distinguer. Cette analogie nous indique qu’ils doivent avoir été répandus par le commerce chez les pays du nord.
L’absence d’un ornement fort en usage plus tard mérite d’être mentionnée; je veux parler des boucles d’oreille, dont aucune à ma connaissance n’a accompagné les objets qui nous occupent. En revanche les bracelets étaient très répandus 4. Les dames grecques les portaient souvent au /161/ dessus du coude, et quelquefois aussi au-dessus du poignet. On ne connaît rien de précis à cet égard chez les barbares, cependant un passage de Diodore de Sicile semble indiquer que ces deux manières étaient usitées chez les Gaulois. En parlant de l’or abondant qu’ils trouvaient dans les rivières, il dit qu’on l’employait à la parure des femmes et même à celle des hommes. Les Gaulois, ajoute-t-il, en font non-seulement des anneaux, ou plutôt des cercles qu’ils portent aux deux bras et aux poignets, mais encore des colliers entièrement massifs 1. La distinction de Diodore entre les ornements des bras et des poignets paraît faire allusion à l’usage adopté dans le midi. — Nous ne pouvons dire si, de même que chez les Romains, le bracelet fut aussi une récompense de la valeur, vu le manque de renseignements à cet égard 2. Les bracelets, de beaucoup les plus nombreux, sont en bronze. Leurs formes n’offrent pas moins de variétés que celles des colliers. Ils sont ronds ou ovales, unis ou gravés, fermés ou entr’ouverts, avec ou sans boutons aux extrémités. Parfois c’était une feuille ou bandelette qui donnait le tour du bras. D’autres fois, la pièce plus massive est concave à l’intérieur et convexe en dehors. La plupart sont coulés. Quelques-uns ont été évidés à l’aide d’un noyau en argile ou fourrés d’une matière étrangère à l’enveloppe. Ce sont aussi de simples joncs ou des fils métalliques plus ou moins épais, dont les extrémités sont quelquefois nouées. Il en est à torsade, et d’autres perlés comme les grains d’un collier. C’est /162/ surtout sur le bracelet que le graveur a déployé toutes les ressources de son art. Hachures, chevrons, lignes obliques, perpendiculaires ou parallèles, disques, cercles concentriques et pointillages, ont souvent été disposés avec goût 1. Une forme particulière de bracelets reproduit l’enroulement d’un serpent autour du bras. La tête du reptile, fréquemment indiquée chez les Grecs, l’est plus rarement dans le nord. Les tombeaux de Charpigny renfermaient un de ces anneaux en spirale, encore attenant à l’avant-bras du squelette. Ils ne sont pas rares en France et en Allemagne. On les retrouve même dans les tombeaux de la Sibérie, en or massif et d’une grandeur étonnante. Ce genre de bracelet a eu des destinations diverses. /163/ Ils servaient d’ornements, mais aussi d’armures ou de brassards pour protéger l’avant-bras contre les coups de l’ennemi. Nous verrons aussi dans la suite qu’on en détachait parfois une partie plus ou moins considérable, suivant la valeur du métal dont ils étaient composés, et que ces anneaux, dont parlent les auteurs anciens, servaient, à la place de monnaies, pour les échanges et le commerce. — On a découvert, dans les pays baignés par la mer Baltique 1 , des bracelets formés d’un fil de bronze d’une épaisseur d’environ 3 lignes. Le fil métallique a d’abord été roulé en spirale plate et serrée, d’un diamètre de 3 à 4 pouces, puis reployé de manière à former un anneau, dans lequel on peut passer l’avant-bras. Avec le prolongement du fil, on a fait une seconde spirale pareille à la précédente, en sorte que la pièce, dans son ensemble, présente l’aspect de deux disques fixés à un anneau 2. Comme les bracelets précédents, ceux-ci ont aussi rempli le double office d’ornements et de brassards. Je dois ajouter qu’ils sont toujours en bronze. Il n’est pas sans intérêt de retrouver la reproduction de quelques-unes de ces formes de bracelets de l’ancienne Europe chez les Ethiopiens actuels du pays de Bahr, vers les sources du Nil 3 , et chez les Cafres 4 de /164/ l’intérieur des terres. Ils portent des colliers, des bracelets et des anneaux de jambe en bronze pareils à ceux de la Germanie. — Les tibias des squelettes des environs de Halle 1 et de Sinsheim, dans le duché de Baden, portaient aussi de ces anneaux, lesquels étaient quelquefois une marque d’esclavage.
Dans l’antiquité, l’or a été connu de fort bonne heure et employé, comme nous l’avons vu, à des ornements divers. Les bracelets de ce métal sont généralement moins ouvragés que le bronze, mais non moins lourds et massifs. Il semble que chez les barbares sa valeur ait suffi à la parure. On a retrouvé de ces anneaux en or en France, en Angleterre, en Bohême 2 et particulièrement sur les bords de la Baltique 3 et dans la Sibérie. Cependant, lorsque ces pièces sont isolées, il est souvent difficile de déterminer leur âge avec précision, vu qu’elles reparaissent souvent dans la période suivante.
Dans le nord, l’argent paraît beaucoup plus tard que l’or, tandis qu’on le retrouve déjà dans nos contrées avec des armes en bronze. Deux beaux bracelets en argent, terminés à leurs extrémités par des têtes de serpents, et du poids de quart de livre chacun, ornaient les avant-bras d’un squelette découvert sur le mont de Charpigny. /165/
Des bracelets non moins rares, sont des anneaux en verre blanc ou de couleur, simples, perlés ou émaillés. Deux, conservés au musée de Lausanne, ont été découverts, il y a quelques années, dans les environs d’Echallens, avec un autre bracelet de pierre ollaire. Ceux qu’on voit dans le cabinet des antiquités de Fribourg 1 viennent de Gempnach, près de Morat. Trois bracelets, un en agathe et deux en verre bleu étaient au bras d’un squelette découvert à Horgen, sur les bords du lac de Zurich 2. Deux autres anneaux en verre sont déposés dans la riche collection de Wiesbaden 3 , deux à Londres et un à Saint-Pétersbourg, lequel a été trouvé dans le Caucase 4. Les Egyptiens portaient déjà des bracelets de ce genre, et ils sont encore en usage de nos jours dans quelques îles de l’Archipel. Voici ce que raconte à ce sujet un voyageur français 5 : « Pour en finir avec les habitants de Pathmos, je /166/ dois ajouter qu’en revenant vers le port, nous rencontrâmes une jeune fille d’une charmante figure, qui, moins sauvage que ses compagnes, entra en pourparlers avec nous et me vendit pour quelques sous un bracelet en verre qu’elle portait au bras. Cet anneau de verre bleu, que j’ai conservé, n’est assurément pas élégant, mais il offre une particularité remarquable à laquelle je n’avais d’abord pas pris garde; c’est son extrême petitesse; pas une main parisienne n’a pu se glisser dans ce bracelet qu’une paysanne de Pathmos avait retiré facilement de son poignet. Je ne saurais rien dire de plus flatteur pour les mains des dames de cette île, chez qui la mode de ces anneaux est générale. »
Les sagas islandaises nous rapportent que les bracelets de métaux précieux étaient quelquefois donnés en présent par les chefs. Ils nous apprennent aussi qu’on déposait de ces anneaux sur les autels, et que le serment le plus solennel était celui qu’on faisait en jurant par les bracelets consacrés à Odin. On envisage comme anneaux de serment des bracelets entr’ouverts, terminés par un évasement concave qui les rend peu propres à être portés. Telle est la forme qu’on observe encore sur quelques anciennes monnaies qui représentent un homme debout, couvert de vêtements amples, le bras droit élevé, avec un anneau dans la main 1. Plusieurs de ces anneaux en or ont été /167/ découverts en Irlande et en France, auprès d’autels druidiques, position qui répond à leur destination religieuse 1. On en voit un à Stockholm, six à Copenhague et un à Uelzen dans le Hanovre 2. Trois anneaux en bronze, qui peuvent être rapprochés de ceux-ci, ont été découverts, avec 13 celts et un fer de lance, sous un grand bloc granitique, dans la campagne de M. Taylor, à Charpigny.
La forme la plus générale des bagues en or ou en bronze 3 , est une spirale, dont le fil donne plusieurs fois le tour du doigt. Quelquefois, c’est un simple jonc, dont les extrémités sont nouées en forme chaton. Sur une bague en argent, accompagnée d’autres en or et des bracelets en verre de Horgen, était gravée l’image d’un cochon à long museau, genre de représentation très affectionné des Gaulois.
Ceintures.
Strabon 4 raconte que les prêtresses des Cimbres portaient des ceintures en bronze. Le petit nombre de ceintures entièrement en métal, retrouvé jusqu’à présent, permet de supposer qu’elles avaient une destination particulière. Une, des environs d’Arles en France 5 , est composée de deux rangs de plaques carrées en bronze, fixées les unes aux autres par des anneaux et au-dessous /168/ desquelles sont suspendues des plaques triangulaires, ornées de gravures. On a découvert près de Creil sur l’Oise un grand cercle d’or en torsade qui paraît avoir eu la même destination. Une ceinture en bronze de Stockholm est un simple anneau à torsade assez grand pour donner le tour de la taille. On en a trouvé une autre d’or massif en Sibérie qui donne six fois le tour du corps et dont les extrémités représentent des têtes de serpent 1. La plupart des ceintures ayant été en cuir on comprend qu’elles n’aient pu parvenir jusqu’à nous. — Chez les anciens peuples celtiques, une ceinture d’une dimension déterminée était déposée chez le magistrat et ceux d’entre les guerriers qui, en raison de leur embonpoint, ne pouvaient l’agrafer, étaient condamnés à payer une amende.
Fibules.
Les fibules répondent, soit par leur forme, soit par leur destination, à l’ornement connu de nos jours sous le nom de broche. C’est d’abord une épingle recourbée en arc de cercle, dont la pointe, élastique ou mobile, décrit la corde et se fixe à un crochet, après avoir pris l’ampleur du vêtement. La tige, ainsi reployée, reproduit autant de figures diverses que l’imagination de l’artiste en a pu créer. Ce sont des enroulements variés, des spirales doubles ou simples, des lamelles découpées ou reployées, munies d’une aiguille 2. La longueur des fibules ordinaires /169/ est d’environ deux pouces. On les retrouve en Italie, dans les tombeaux d’Albano, et dans tous les pays de l’Europe habités avant l’ère chrétienne. Le nord a cependant quelques formes qui lui sont propres et qui se distinguent par leurs grandes dimensions. Quelques fibules, longues de 5 pouces, propres au Danemark, à la Suède, et au Hanovre, sont composées de deux parties ovales, convexes et bosselées, réunies par un arc de cercle. D’autres, non moins volumineuses, ont la forme d’un entonnoir, surmonté d’un bouton, et portent des gravures de serpents ou dragons, dont les ondulations ont été tracées avec habileté 1. — Une fibule en bronze, trouvée en Silésie, près de Schweidnitz, ne mesure pas moins de 13 pouces de longueur, et pèse près de trois livres 2 ; elle est composée de deux grands disques en spirale réunis l’un à l’autre par une plaque ovale et gravée. La grandeur de cette pièce, placée sur la poitrine, permet de supposer qu’elle était à la fois ornement et armure.
Débris, symboles.
On découvre souvent divers débris en métal qui ont été la garniture d’objets dont les formes ne sont pas /170/ arrivées jusqu’à nous, et sur la destination desquels il est difficile de se prononcer. On trouve aussi de petites roues 1 , des disques, des croissants, des triangles et d’autres objets, percés d’un trou, ou munis d’un piton pour être suspendus. Un fait digne de remarque, c’est que la plupart de ces figures sont reproduites sur les médailles celtiques. M. Ferd. Keller de Zurich pense que ce sont là des emblêmes, les signes d’une langue symbolique. Chaque population aurait choisi une image, qui, comme emblême de la race, s’inscrivait sur ses médailles et ses étendards. La coïncidence des points, des zig-zags, des signes divers qu’on voit sur les médailles, les vases, les plaques en bronze, les bracelets et les fibules 2 mérite d’être étudiée, mais, pour arriver à des résultats positifs, il faut comparer et recueillir beaucoup. Au premier coup d’œil, toutes ces gravures indiquent une même manière de faire généralement répandue chez les peuples barbares. Un examen plus approfondi révèle des signes propres à certaines contrées; et souvent, en généralisant, ce qu’on avait pris pour les traits caractéristiques d’une localité se reproduit sous les mêmes formes à de grandes distances. Ainsi on a regardé quelquefois les doubles spirales, si souvent répétées sur les bronzes du nord, comme un ornement propre aux Scandinaves, et cependant, je les ai retrouvées sur des plaques venant du Caucase, sur les plus anciens vases étrusques et sur un camée égyptien. Pour éviter de tomber dans de pures conjectures, il est donc plus prudent de suspendre ses jugements, jusqu’à ce que les faits /171/ soient réunis en assez grand nombre pour permettre d’établir avec certitude les distinctions de peuple à peuple. De cette difficulté découle un autre résultat: c’est l’analogie de l’art dans des contrées si diverses et souvent à des âges très distants les uns des autres.
Cuir, étoffes.
Nous avons vu quels étaient les principaux ornements en usage durant la seconde période. Nous ne devons cependant pas oublier qu’on ne retrouve dans la tombe qu’une bien petite partie de ce qui y a été déposé. Les matières décomposables ont naturellement disparu; et lorsqu’il en reste quelque chose, ce ne sont que des parcelles trop incomplètes pour qu’on puisse juger de l’ensemble. Des restes de cuir, et même d’étoffe, ont été recueillis dans quelques tombes, et si l’archéologue se donnait plus souvent la peine de fouiller lui-même, ces débris seraient moins rares dans les collections. Qu’un sol humide ait pu conserver, même des lambeaux d’étoffes, durant plus de 2000 ans, ça doit paraître pour le moins douteux, aussi est-il nécessaire d’indiquer la raison de cette conservation. L’oxidation des métaux, et particulièrement du bronze, en se répandant sur les corps en contact avec l’objet oxidé, a la propriété de conserver une partie de ces corps; mais cette oxidation ne se répand pas assez loin, à moins que la pièce de métal ne soit fort grande, pour préserver entièrement de la décomposition la matière en contact, encore faut-il beaucoup de soins pour lever intacts ces débris, imprégnés la plupart du temps de l’humidité du sol. Exposés à l’air, leurs parties /172/ aqueuses se volatilisent, et ils finissent par reprendre quelque consistance. C’est ainsi qu’on a conservé le fourreau de cuir d’une épée en bronze, de petites graines, une trousse et des restes d’étoffe recueillis dans un tombeau du Danemark. Dans quelques collections, on voit des morceaux de cuir préservés par l’oxidation de garnitures en bronze 1. Les restes d’étoffes sont beaucoup plus rares. Le musée de Christiania, en Norvège, possède quelques-uns de ces rares échantillons, précieux par leur antiquité, mais d’un travail encore fort simple 2. C’est un tissu, ou plutôt une toile en laine d’une couleur brune, dont l’exécution ne donnerait pas une haute idée de l’art du tisserand si nous devions en apprécier le développement d’après l’étoffe conservée. Cependant, quand nous reproduirons ce qu’on connaît des costumes des anciens peuples, on pourra s’assurer que la métallurgie n’est pas le seul art qui ait été cultivé au milieu d’eux avec quelque succès.
Vases.
L’art du potier, déjà connu dès les temps les plus reculés, prend une grande extension dans la seconde période. Les vases d’argile jaune, brune, et plus souvent noirâtre, se retrouvent dans les anciens tumuli de la Grèce, de l’Italie et des autres pays de l’Europe. Nulle part ils ne sont plus nombreux qu’en Allemagne. /173/ Des milliers ont été découverts en Silésie. Souvent, à côté de l’urne qui contient les cendres du mort, sont disposés des vases, ordinairement vides et dans lesquels il ne reste plus trace des mets et des boissons offertes au défunt. Ces vases de la vie domestique présentent plus d’une forme encore reproduite de nos jours. La coupe évasée, à la manière de celle des Etrusques, a été retrouvée en Silésie 1 , ainsi que les formes de jatte 2 , de théière 3 et même d’oiseau 4. Parfois trois petits vases rapprochés ne forment qu’une seule pièce 5 , ou bien le même vase est divisé en deux ou trois compartiments 6. Plusieurs sont munis d’une ou deux anses, ordinairement rapprochées du col, plus rarement adaptées vers le pied 7. Dans le Wurtemberg 8 , la Saxe 9 et la Thuringe 10 , on a découvert des coupes en argile qui ont la forme d’une corne de bœuf. La coutume de boire dans des cornes fut générale dans l’ancienne Europe. On voit au milieu des antiquités grecques et romaines, de ces coupes dont la pointe se termine en tête de bœuf 11. Pline dit que les peuples du nord choisissaient de préférence pour boire les cornes de l’urus, à cause de leur vaste capacité 12. Elles étaient encore en usage chez /174/ les Grecs dans le IXe siècle. En 787, le concile de Calcuth, en Angleterre, défendit de célébrer la messe avec des calices de cornes. Ces cornes paraissent aussi sur d’anciennes tapisseries qui représentent la conquête de l’Angleterre par Guillaume-le-Conquérant, et le voyageur qui de nos jours visite les tumuli de Gamla Upsala, tombeaux d’Odin, de Thor et de Frey, ne tarde pas, dès qu’il a gravi les collines, à être rejoint par l’habitant du voisinage qui vient présenter à l’étranger la grande coupe de corne remplie d’hydromel 1. — Dans quelques localités, les tombeaux renferment des vases de dimensions très petites, d’un à trois pouces de haut, qui paraissent avoir été des jouets d’enfants 2 ainsi que des pièces en argile de la forme d’un œuf, dont l’intérieur évidé contient quelques petites pierres. — Près de Neustadt-Eberswald, on a découvert un grand nombre de creusets avec des scories et des fragments de bronze; arrondis à leur base, ils sont carrés à leur ouverture, tandis que ceux de nos jours sont triangulaires. /175/
Il est assez rare que les vases qui nous occupent soient en métal. L’un, de Schwerin, d’un diamètre plus grand que sa hauteur, se rétrécit en-dessous du col évasé et porte deux anses adaptées par des clous rivés 1. Un autre vase en bronze, de Berlin, a la forme d’une demi-sphère 2. Dans la collection d’antiquités d’Augsbourg est un vase en or de la forme d’une grande tasse, orné de cercles concentriques en relief 3 , produits par le bosselage. — Dans le Danemark, outre plusieurs vases en bronze, on en a découvert un d’une seule pièce en bois, accompagné des objets qui caractérisent cette période, mais on n’a pu le conserver intact 4.
L’urne destinée à recevoir les cendres du mort varie beaucoup de grandeur. Il en est de dimensions très petites et d’autres qui ont près de deux pieds de haut; quelquefois elle repose dans un vase plus grand. Elle est rarement munie d’un couvercle, celui-ci est remplacé par une pierre plate. La forme la plus généralement répandue est celle de la citrouille, surmontée d’un col légèrement évasé à son ouverture. — En Italie, on découvre dans la Campanie, au dessous de plusieurs couches de lave, des vases d’argile ronds et terminés en pyramide, /176/ avec une ouverture sur le côté, qui étaient des urnes cinéraires 1. De pareilles se trouvaient à Albano. La partie inférieure du vase répond à la forme la plus générale que nous avons décrite, tandis que la partie supérieure, qui fait corps avec le vase, représente un toit recouvert de chevrons en relief. L’ouverture carrée, pratiquée sur le côté, est parfois fermée par une espèce de porte en argile, fixée au moyen d’une petite barre de bronze qui passait dans les trous ménagés sur les rebords saillants de l’ouverture. Raoul Rochette voit dans cette forme la reproduction des anciennes habitations 2. Voici ce qu’il dit à ce sujet: « Il n’y a pas jusqu’à ces urnes de terre cuite, trouvées en 1817 près d’Albano, au-dessous d’un sol volcanique, monuments grossiers d’une industrie antérieure comme le peuple auquel elle appartenait aux temps anté-historiques du Latium, qui n’aient offert dans leur forme générale une copie de l’agreste habitation des vieux Aborigènes, avec son toit de chaume et sa petite lucarne, et dans la réunion des objets d’argile ou de métal qui s’y trouvaient déposés, le matériel indigent d’une civilisation ébauchée … On faisait ainsi de la forme et de l’ameublement des tombeaux une image d’habitation réelle, voulant reproduire une image, une ombre de la vie réelle 3. » — Il n’est pas sans intérêt de retrouver des urnes pareilles, mais toutefois sans que le toit soit aussi nettement dessiné, à Bonn, à Leipsick 4 , à Schwerin et à /177/ Copenhague 1. — Dans les campagnes des environs de Bonn, on se sert encore du même vase comme d’une veilleuse dans la chambre des malades.
Ce ne sont pas là les seuls rapports que présente la découverte d’Albano avec les antiquités du nord. La forme générale des vases, les ornements dont ils sont recouverts, le genre même de la poterie, reproduisent avec une parité de détails surprenante tout ce qui semblait caractériser les découvertes de l’Europe septentrionale.
On ne peut pas suivre avec une entière certitude les développements de l’art du potier durant la seconde période. Nous avons déjà signalé l’ornementation des vases durant les âges les plus anciens. Ce genre se poursuit encore le même, seulement il y a plus de variété dans les formes. Les ornements en creux témoignent d’une manière plus ferme et plus flexible. Les ondulations paraissent à côté des lignes droites et brisées. Le méandre, dont on a fait un ornement grec, paraît déjà sur les urnes d’Albano et du nord 2 , ainsi que de petites proéminences en argile sur le pourtour des vases 3. Il ne suffit pas de découvrir une urne d’un travail grossier pour déterminer sa haute antiquité. Souvent les produits d’arts très divers sont réunis dans la même tombe. Cette diversité d’exécution répondait à la différence des destinations ou au prix que voulait y mettre l’acquéreur.
Jusqu’à présent je ne connais qu’une localité dans le /178/ canton de Vaud où l’on ait recueilli des vases de cette époque. Ils ont été péchés dans le lac, à peu de distance de Concise, avec les deux épées en bronze que nous avons mentionnées. Des fragments de ces vases, conservés dans la bibliothèque d’Yverdon, sont d’une argile grossière, entremêlée de petites pierres, et sans trace d’ornements. Nous verrons, en parlant du mode d’inhumation, la raison pour laquelle ces vases sont si rares chez nous, tandis qu’ils se retrouvent en assez grand nombre dans la plupart des autres pays 1.
Dans le nord de l’Allemagne 2 , en Danemark 3 et en Suède 4 , on en a découvert quelquefois dans le sol, mais généralement sans que rien indique la présence de tombeaux, des vases en bronze et en or d’une forme particulière, qui sont généralement envisagés comme ayant servi au culte. Peu élevés et arrondis dans la partie /179/ inférieure, ils étaient destinés, n’ayant pas de pieds, à être suspendus. A partir de son plus grand diamètre, le vase se rétrécit brusquement et se termine par un col bas et cylindrique surmonté de deux petites anses 1. Leurs ornements diffèrent sensiblement du genre de gravure observé jusqu’à présent, ce ne sont plus les lignes droites ou brisées, mais des serpentages, des espèces d’entrelacs, des ondulations d’où s’échappent des têtes de dragons, des torsades, des cercles concentriques, des ornements divers disposés avec goût. Quelques-uns en relief ont été produits par le moule, d’autres sont finement gravés, le plus petit nombre présente une incrustation d’émail sur le bronze. Sur les vases en or les ornements sont reproduits par le bosselage. Au premier coup d’œil on se demande si le fini du travail n’appartient pas à un autre âge ou à un art étranger. Quant au premier point, quelques-uns de ces vases ont été retrouvés avec des bracelets, des pointes de javelot et des faucilles en bronze, c’est-à dire avec les instruments caractéristiques de cette période. D’autre part, s’ils provenaient de l’étranger, il serait surprenant qu’on ne les découvrît que dans les pays voisins de la mer Baltique; mais il y a plus, on peut se convaincre qu’ils ont été fabriqués dans le nord, par la découverte de l’un d’eux en Danemark, pris encore dans le moule dans lequel il avait été coulé. Le vase et le moule étant l’un et l’autre endommagés, il paraît que l’ouvrier les avait abandonnés comme une épreuve malheureuse. Quoi que rares, le musée de Copenhague en possède 15 en /180/ bronze et 8 en or de 3 à 7 pouces de diamètre. M. le professeur Giesebrecht, de Stettin, a publié un mémoire sur six de ces vases, et, d’après les ornements, il cherche à montrer que les uns étaient employés au culte du feu, et les autres au culte de l’eau 1 ; mais les points sur lesquels il s’appuie sont sujets à contestation. Quoiqu’il en soit, leur forme et leurs ornements diffèrent tellement de la poterie ordinaire, qu’ils doivent avoir eu une destination particulière, et, nous le croyons, une destination religieuse 2.
On peut faire rentrer dans cette catégorie quelques vases en argile, percés tout alentour de trous nombreux, qu’on croit avoir été employés pour brûler l’encens 3. Que les anciens peuples aient connu ce genre de parfum, il n’est pas permis d’en douter. On conserve dans quelques collections du nord 4 des espèces de pains d’encens, d’une couleur brunâtre, recueillis dans des tombeaux. Quand on approche cette matière du feu, il s’en dégage une fumée abondante qui répand encore un parfum agréable, non sans rapport avec l’encens employé de nos jours.
Anneaux monnaies.
Si dès les âges les plus anciens, l’établissement des professions introduisit l’échange, premier élément du /181/ commerce, on comprendra que ce moyen d’acquérir ait dû subir quelques développements dans la seconde période; mais avant d’arriver à posséder la monnaie, signe représentatif et conventionnel des marchandises, il y a plus d’un degré à parcourir. La monnaie n’était pas encore en usage chez les Grecs du temps de la guerre de Troie, du moins à en juger par le silence d’Homère à cet égard 1. On appréciait les richesses d’après le nombre des troupeaux. Pausanias dit qu’anciennement on payait les achats avec des bœufs, des esclaves, ou de l’or et de l’argent non façonnés 2. Longtemps, les peuples du nord eurent recours aux mêmes moyens d’échange, car l’argent monnayé n’y pénétra que fort tard 3. L’introduction du métal employé dans les échanges est déjà un progrès qui tend à faciliter le commerce 4. Avant d’arriver à lui imprimer une empreinte on s’en sert d’après un poids déterminé. Dans leurs transactions les anciens Egyptiens emploient des anneaux d’or ou d’argent, d’un poids et d’un diamètre réglés par l’autorité publique 5. César rapporte que les Bretons se servaient d’anneaux de fer 6. Les anneaux avaient aussi le /182/ même usage dans le nord, ainsi qu’on peut s’en convaincre par quelques découvertes un peu postérieures à l’âge qui nous occupe. On a retrouvé en plus d’un lieu, sur les côtes orientales de la Suède, des trésors enfouis à peu de profondeur dans le sol. Ils consistent en monnaies étrangères morcelées, en fragments plus ou moins grands d’anneaux d’or et d’argent, tous coupés, ainsi que les monnaies, avec un instrument tranchant. Les fragments d’anneaux ont appartenu à ces bracelets en spirale qui donnaient plusieurs fois le tour du bras. Quelques uns de ceux-ci ont fait partie de ces trésors. D’autres, recueillis ailleurs, ne sont plus complets. La coupe de l’une des extrémités montre qu’on en avait détaché quelques tours pour un usage qui ne peut laisser de doute. On le voit, le bracelet à spirale était non-seulement un ornement, mais aussi un moyen d’acquérir. L’argent, soigneusement caché de nos jours, se portait alors autour du bras, et sans doute avec ostentation. Je dois encore ajouter que si les découvertes mentionnées sont un peu postérieures à la seconde période, les bracelets qu’elles renferment sont la reproduction parfaite de ceux en or et en bronze que nous avons déjà décrits, et, l’on n’en peut douter, ils s’employaient au même usage.
Monnaies.
On a retrouvé quelquefois en Allemagne d’anciennes monnaies grecques, apportées par le commerce. Trente-neuf pièces, de 5 à 6 siècles avant notre ère, étaient enfouies près de Nakel, district de Bromberg, dans le grand-duché de Posen. On croit que, déjà à cette époque, les /183/ marchands grecs qui faisaient le commerce de l’ambre s’étaient ouvert à travers les terres une voie plus directe que celle des navigateurs, qui, pour arriver à la Baltique, avaient à doubler tout le continent.
D’entre les peuples qui nous occupent les Gaulois furent les premiers qui frappèrent des monnaies. Leur proximité de l’Italie et surtout leurs rapports avec la Grèce et l’Asie mineure par l’intermédiaire de Marseille leur apprirent à régulariser les moyens d’échange. Les plus anciennes monnaies celtiques sont sans tête et sans inscription. Concaves d’un côté et convexes de l’autre, elles portent une empreinte sur le côté creux, qui consiste dans la représentation d’anneaux, du soleil, de la lune et des étoiles, et aussi d’une espèce de cheval. On les retrouve en France, dans la Grande-Bretagne, dans le nord de l’Allemagne et en Hongrie. En 1771, on découvrit en Bohême, près de Podmokel un enfouissement de monnaies en or, d’un travail très imparfait, et d’une valeur d’environ 70 000 florins 1. En 1751, un de ces dépôts de 1400 monnaies en or et en argent fut découvert près de Friedberg, en Bavière. — Les monnaies celtiques de la seconde époque sont encore concaves et essentiellement de bronze. Chargées de signes symboliques, elles représentent aussi une tête, le cheval et le sanglier, ou bien les traits de la figure pris séparément: comme les oreilles, les yeux, le nez et la langue, ou enfin, un cheval en trois parties. On ne les trouve guères qu’en France 2 et en Angleterre. — Dans la troisième époque elles sont en or, en argent et en bronze; elles /184/ portent des empreintes de deux côtés, souvent accompagnées d’inscriptions, ce sont encore les signes symboliques, les têtes, le cheval et le sanglier. L’inscription indique le nom d’une peuplade, d’une ville ou d’un chef. Bien que le travail soit celtique, les figures rappellent la manière de faire des Grecs. Ces monnaies ne furent plus frappées depuis l’an 29 de notre ère 1. Celles de la dernière époque, propres surtout à la France et à l’Angleterre, se retrouvent aussi en Suisse 2 , cependant je ne connais aucune pièce de ce genre dans le canton de Vaud, sauf celle mentionnée dans le dictionnaire du Dr Levade à l’article Avenches, attribuée au roi des Huns, Attila 3. Il est actuellement constaté qu’Attila n’a jamais fait frapper de monnaies et que les pièces qui portent ce nom désignent un ancien chef gaulois.
Mines.
Avant la découverte des métaux, chacun trouvait sous sa main le bois, l’os et la pierre dont on se servait pour la fabrication des instruments. Pour que le métal devînt d’un usage général, il fallut rechercher les localités d’où l’on pouvait le tirer, apprendre à creuser les mines et à /185/ purifier le minerai 1. Les Grecs, d’après le rapport de Pline 2 , paraissent avoir d’abord tiré le cuivre de l’île de Chypre, puis de l’Eubée. 3 Ils explorèrent aussi l’Espagne fort anciennement. Il est à remarquer que les expressions de l’art des mines dans ce pays, et déjà du temps des Romains, sont empruntées à la langue grecque. Le minerai de cuivre de l’Andalousie et particulièrement celui de Cordoue était fort réputé. Les Romains le tirèrent aussi de la Tarentaise et de Bergame 4. Au rapport de César 5 et de Pline 6 , il fut également exploité dans les Gaules et dans la Germanie, sur le bord du Rhin. Des mines furent encore ouvertes dans le Danemark et dans la Suède, et l’on exploita fort anciennement le cuivre de la Sibérie 7.
Dès les temps les plus reculés, les Phéniciens allaient chercher l’étain dans les îles Cassitérides, aujourd’hui de Sorlingen, au sud de la Grande-Bretagne. Le commerce de l’étain, déjà mentionné par Hérodote 8 , est aussi ancien que celui de l’ambre. Homère parle de ce métal qui était connu de son temps 9. Les Romains le nomment /186/ plumbum album pour le distinguer du plumbum nigrum, expression par laquelle ils désignaient le plomb, qu’ils tiraient de l’Espagne 1 , tandis que le mot stanum était la dénomination du zinc.
Les Grecs découvraient l’argent 2 dans l’Attique, mais les mines d’or les plus voisines étaient celles de la Macédoine et de la Thrace 3. Quand les Phéniciens, il y a plus de 3000 ans, pénétrèrent en Espagne, ils trouvèrent des mines d’or et d’argent abondantes. Les Carthaginois, maîtres de ce pays, en tiraient de grandes richesses, jusqu’au moment où les Romains s’en emparèrent. Polybe raconte qu’il n’y avait pas moins de 40 000 ouvriers, exclusivement occupés aux mines de Carthagène 4. L’or était recueilli /187/ par le lavage dans l’Estramadure, l’Asturie et la Gallicie 1. Plusieurs auteurs anciens parlent des masses d’or que les Romains tirèrent des Gaules 2 , D’après Strabon 3 ce métal n’était pas rare dans la Bretagne. On l’exploitait aussi dans la haute Italie, dans les Alpes piémontaises 4 et près de Salzbourg 5. Keferstein prétend que le lavage était employé en Silésie et en Bohême 6. L’analyse chimique des objets en or de la Scandinavie donne l’alliage naturel de quelques mines des monts Ourals.
Tandis que les peuples du nord n’ont employé l’argent que longtemps après l’or, sans doute parce qu’il demande un art plus avancé pour être extrait des mines, ces deux métaux paraissent avoir été exploités en même temps dans le midi. Pline dit que l’Illyrie envoyait à Rome beaucoup d’argent 7. Strabon parle de l’abondance de ce métal en Espagne 8. Un aïeul d’Annibal, Barca, tira tant d’argent de l’Andalousie qu’il en fit faire des crèches et des sceaux pour son bétail. Tite-Live donne une idée de tout l’argent qui fut transporté d’Espagne en Italie 9. Les Gaulois /188/ déployaient un grand luxe dans leurs ustensiles et les harnais de leurs chevaux. Les Germains exploitaient aussi ce métal dans les contrées du Rhin, d’après le rapport de Pline, et tout récemment on a découvert dans les mines d’argent d’Overath, près d’Elberfeld, des instruments en bronze perdus par les mineurs à un âge où le fer n’était pas encore employé 1. C’est la reproduction, pour la seconde période, des instruments en pierre retrouvés dans les anciennes mines de la Sibérie 2.
D’après ce qui précède, et même en admettant que les rapports des auteurs anciens ne soient pas exempts d’exagération, on peut se faire une idée de la richesse des mines exploitées et l’on comprend que l’or ait pu être employé avec tant de profusion pour satisfaire au goût du luxe.
Fonderies.
Nous avons déjà fait observer que l’art de mouler les métaux précéda celui du martelage. Dans le Calvados, en France, vers les rochers de quartz qui dominent le lit de la Vire à Campaux, on a trouvé beaucoup d’instruments en bronze, ainsi que leurs moules et les vestiges du fourneau où l’on fondait le métal 3. A Ecornebœuf près de Périgueux, dans le département de la Manche 4 , étaient aussi /189/ d’anciennes fonderies. Il y en avait en Angleterre dans les comtés de Cornouailles 1 , d’Essex et ailleurs. En Normandie et en Angleterre on a retrouvé des moules de celts formés de deux pièces creuses qui ont été publiés par M. de Caumont 2. — Une fonderie de celts a été constatée en Suisse près de Wulfling, à 4 lieues de Zurich. — Ces lieux de fabrique sont très nombreux en Allemagne. Près de Gambach, district de Coblenz, étaient les restes d’une ancienne fonderie, avec moules, creusets et plus de 100 livres de bronze 3. — A Landshut, sur l’Isar, en Bavière, mêmes débris, avec couteaux en bronze et pointes de traits prises encore dans le moule. — En Bohême, près de Freistadt, c’étaient des faucilles inachevées à côté des masses en bronze fondu. — On a retrouvé des moules ou des creusets à Gross-Jena dans la Thuringe, à Brauenfels, dans la Hesse 4 , et à Neustadt-Eberswald 5. — A Plestlin 6 et au sud de Greifeswald, entre Loitz et Demmin, étaient des celts nombreux, à côté de masses fondues. Un fait a souvent causé la surprise de ceux qui l’ont observé, c’est que ces celts, quelque pareils et nombreux qu’ils soient, présentent toujours des variétés qui montrent qu’ils n’ont pas été coulés dans le même moule. Il paraît que pendant longtemps on n’a pas su fabriquer des moules dont les parties de rapport pussent se rejoindre et se séparer aisément. La pièce une fois coulée, on en brisait l’enveloppe, ainsi qu’on le voit sur quelques instruments pris au milieu de /190/ l’argile cuite. Il fallait ainsi, pour chaque objet, construire un moule nouveau qui différait toujours en quelques parties du moule précédent. Cependant on obvia plus tard à cet inconvénient, comme le montrent les moules découverts dans le Brisgau 1 , en France et en Angleterre. — Dans les collections de Genève, de Hambourg et de Copenhague sont les fragments concassés d’armes et d’ornements divers, qui, étant hors d’usage, avaient été remis au fondeur, sans doute pour la valeur du métal. Dans le nord, on retrouve parfois ces fragments dans les creusets, destinés évidemment à être fondus de nouveau.
Si nous insistons sur la reproduction de faits analogues, c’est qu’ils sont la meilleure réponse qui puisse être adressée à ceux qui prétendent que les armes et ornements en bronze qu’on retrouve dans les tombeaux du nord ont été apportés d’Italie. Dans la période suivante nous trouverons, mélangées aux antiquités barbares, des antiquités romaines importées par le commerce ou par le pillage; et leur rapprochement, en témoignant d’une différence d’art prononcée, permettra d’établir un parallélisme entre ces produits de cultures opposées. Le nord eut en outre ses mines d’or et de cuivre qui ne furent jamais ouvertes aux Romains, et l’on ne comprendrait pas pourquoi ceux qui étaient capables de les exploiter, n’auraient pas su en travailler le métal. Trop souvent, ces peuples auxquels s’attache l’épithète de barbares ont été regardés comme incapables de produire, et comme étant uniquement adonnés à la destruction. /191/
Travail des métaux.
Après avoir examiné les principaux objets qui caractérisent cette période, quelques mots sur leur fabrication rendront plus sensible le degré de développement propre à cet âge. Nous avons déjà fait observer, à plus d’une reprise, que le travail des métaux consista d’abord dans la fonte et le moulage; cependant l’art du martelage pénétra fort anciennement dans le midi 1. Homère nous donne à cet égard des renseignements précieux. Si la poésie idéalise ou ennoblit, elle n’en est pas moins la peinture de la vie, des mœurs, des usages des peuples. Lorsque Vulcain, à la prière de Thétis, forge des armes pour Achille, il met vingt soufflets en jeu sur ses fourneaux et jette dans le feu du cuivre, de l’étain, de l’or et de l’argent. Ensuite il place une grande enclume sur le billot, saisit d’une main un lourd marteau et de l’autre des tenailles, puis il fabrique un bouclier grand et fort, qu’il entoure d’un cercle resplendissant 2. En quelques vers, le poëte nous /192/ fait toute la description de la forge du maréchal: fourneaux, soufflets, enclume, tenailles et marteau; rien ne manque à l’atelier du forgeron. On sent que le poëte reproduit ce qui existait de son temps. Mais ceci n’est qu’une faible partie du travail: Bien plus surprenants sont les détails de la composition des sujets dont Vulcain orne le bouclier d’Achille, quand il représente, au moyen de l’or, de l’argent et de l’étain, la terre, le ciel et la mer, — le soleil, la lune, les constellations et les astres, — le joyeux cortège d’une noce au milieu d’une ville, — un jugement devant l’assemblée d’un peuple tumultueux, — l’attaque et la défense d’une ville assiégée, — les travaux des champs et de la vigne, — des bergers excitant vainement leurs chiens contre des lions qui déchirent des taureaux, — et enfin les réjouissances de vierges et de jeunes guerriers 1. — Dans chacun de ces tableaux est une animation qui n’appartient qu’à l’artiste; mais la conception d’une œuvre de ce genre ne peut être purement imaginaire; il fallait que du temps d’Homère on fût capable d’exécuter des sujets analogues, sinon avec la perfection du poëte, du moins avec assez d’habileté pour justifier la vraisemblance de cette peinture. — A l’arrivée de Thétis, Vulcain se rend en boitant au-devant de la déesse, appuyé sur les images /193/ en or d’esclaves qui marchent d’un pas ferme, et sont semblables à de jeunes filles vivantes, douées d’intelligence 1. Ici le poëte entre en plein dans le merveilleux, mais il n’en est pas moins étonnant de retrouver la description de véritables automates. — Ces détails suffisent pour donner une idée de la perfection à laquelle arriva le travail des métaux dans le midi au moins 1000 ans avant notre ère. On peut tirer une autre conclusion de cette fabrication des armes par le dieu du feu, c’est que la profession de forgeron était honorée et n’avait par conséquent pas encore passé chez les esclaves. Les Cyclopes, ces anciens explorateurs des mines, qui travaillaient dans les forges de Vulcain, furent mis au rang des dieux et eurent un temple à Corinthe, où on leur offrait des sacrifices. — Les traditions conservées par les sages expriment bien nettement la considération dont jouissaient, chez les peuples du nord, ceux qui travaillaient les métaux quand elles mentionnent le fils d’un roi finnois comme le plus célèbre des forgerons 2. Ce fait est important, en ce qu’il ne permet donc pas d’admettre, comme plusieurs l’ont avancé, que les armes du nord étaient fabriquées par des esclaves empruntés à l’étranger et particulièrement à l’Italie.
Si le nord resta fort en arrière dans l’art métallurgique comparativement au midi, si le moule fut longtemps préféré à l’enclume, nous devons cependant reconnaître que /194/ le martelage est fort ancien. Il n’y a pour s’en convaincre qu’à examiner de près les bracelets et les fibules à spirales doubles et plates que nous possédons 1. Un seul fil de bronze continu, un peu aplati et d’une largeur de 2 à 3 lignes, a suffi pour la confection de toute la pièce. Le fil, à l’une des extrémités, s’enroule en spirale, de manière à former un disque d’une grandeur déterminée, puis il s’élargit en plaque ou en anneau, suivant la destination de la pièce, après quoi il reprend son diamètre précédent et décrit de nouveau une spirale pareille à la première. Cette plaque ou cet anneau, formé d’une lamelle mince sur le milieu de la longueur du fil, ne peut avoir été produite que par le martelage. Le Dr Schreiber m’a dit avoir aussi observé quelques instruments dont le tranchant avait été rendu plus vif à l’aide du marteau, c’est-à-dire battu comme les agriculteurs battent encore leurs faux, d’autres sont aiguisés sur la meule. Malgré ces faits, il n’en reste pas moins certain que les instruments tranchants ont été coulés et non forgés, en sorte que le martelage, demeuré exceptionnel, est plutôt employé pour achever quelques objets d’ornements, sans constituer encore l’art du forgeron. Il est adopté pour étendre le métal, le réduire en feuilles, pour réparer le tranchant, mais non pour forger les armes. Quand nous disons que les feuilles de bronze, employées à divers usages, trop minces pour être sorties du moule, ont été martelées, c’est que nous hésitons à les envisager comme un produit du laminoir. Les hommes les plus versés dans la connaissance de l’antiquité ont en effet refusé, même aux Grecs et aux /195/ Romains, la découverte de cet instrument. Nous pouvons cependant constater leur erreur sur ce point, grâces à l’observation judicieuse d’un de nos compatriotes. M. Piccard, chargé par l’empereur de Russie de dessiner les antiquités de la Crimée réunies à Saint-Pétersbourg, me faisait remarquer une lamelle en or assez étendue, sur laquelle se reproduit de distance en distance un défaut toujours parfaitement le même. L’intervalle entre chacun de ces défauts répond exactement à la même ouverture du compas. Qu’en conclure, sinon que la feuille a été laminée et a reçu l’empreinte d’une paille de l’un des cylindres? Et même rien de plus simple que de retrouver le diamètre des cylindres, en prenant pour leur circonférence l’intervalle entre les accidents. Les tombeaux de Kertsch, d’où proviennent cette lamelle et bien d’autres trésors, renferment un grand nombre d’objets d’art grec, dont plusieurs remontent au IVe siècle avant notre ère. Il est difficile de dire à quel peuple appartient l’invention du laminoir, mais ce qui nous importe, c’est de constater son existence dans l’antiquité. Il est probable qu’une fois connu, l’usage ne tarda pas à se répandre. Ceci nous explique comment on a pu obtenir ces fines lamelles en or, fixées ou incrustées sur les bronzes Scandinaves, de manière à produire l’effet de la dorure.
Les vases en or consacrés au culte, et quelques objets en bronze de la seconde période, présentent divers ornements repoussés avec le poinçon ou d’autres instruments qui montrent que le bosselage a été connu aussi à une haute antiquité.
On trouve des fils en cuivre et en or d’une assez grande ténuité, qui ne peuvent avoir été obtenus qu’à l’aide de la /196/ filière. Employés à des bagues ou à des bracelets, ils conservent encore toute leur élasticité. Ainsi la tréfilerie, dans ses éléments du moins, appartient déjà à l’âge qui nous occupe.
Nous avons mentionné plus d’une fois les divers ornements qui recouvrent le métal. Quelques-uns, en creux ou en bosse, ont été produits immédiatement par le moule. D’autres, de beaucoup les plus nombreux, consistent en lignes gravées. Après avoir sorti la pièce du moule, on la réparait soigneusement; puis, à l’aide du poinçon ou du burin, on achevait le travail à la main, à moins toutefois qu’on n’ait eu quelque procédé mécanique pour ce dernier travail, supposition qui prend quelque vraisemblance quand on remarque la rondeur parfaite des disques, la régularité des spirales et la reproduction identique des mêmes ornements.
Un petit nombre d’objets porte des traces d’incrustation. La pièce de l’art le plus primitif dans ce genre est une petite pierre quartzeuse, conservée dans le musée de Copenhague, sur laquelle sont incrustées, sans symétrie et sans art, d’étroites lamelles de cuivre. L’incrustation de feuilles en or orne parfois des pommeaux d’épées, des têtes d’épingles et quelques autres objets. Sur quelques vases du culte les ornements ciselés en creux ont été remplis d’une espèce d’émail ou d’une matière étrangère à celle du vase. Quant à la poterie noire incrustée en blanc elle n’apparaît guères qu’à l’âge de transition, dans les contrées de la Saale.
Les Gaulois acquirent fort anciennement une assez grande habileté dans l’art de travailler les métaux. Pline leur attribue l’invention de l’étamage du cuivre avec du /197/ plomb blanc fondu, étamage qu’il était difficile de distinguer de l’argent même. Ils portèrent la perfection de cet art jusqu’à vernisser avec de l’argent les harnais des chevaux et l’attelage des chars 1. Philostrate dit aussi que les barbares qui habitaient l’Océan enduisaient fort délicatement d’or, d’argent et d’autres couleurs, le cuivre sortant rouge du feu, en sorte que tout ne faisait qu’un seul corps solide et un mélange d’émaux excellents 2.
Une question dont on s’est beaucoup préoccupé, est celle de la trempe ou de l’alliage par lequel les anciens sont parvenus à donner au cuivre, métal naturellement doux, la dureté et l’élasticité de l’acier. Les recherches les plus approfondies sur ce sujet ont été dirigées par le comte de Caylus, à qui nous empruntons les détails suivants 3. Philon, en parlant d’une machine qui servait à lancer les traits, formée de deux lames courbes qui avaient du ressort, dit que ces lames étaient faites d’un cuivre rouge, purifié et recuit plusieurs fois. On mêle, ajoute-t-il, à une mine pesant de cuivre, trois drachmes d’étain bien purifié; et après avoir fondu le tout ensemble, on en forme des lames, on leur donne une courbe légère, et /198/ lorsqu’elles sont bien froides, on les bat pendant longtemps. — Différentes expériences faites d’après ces données produisirent un alliage qui n’avait ni le grain ni la dureté des armes des anciens. — Dans un autre essai, on parvint à allier par la fonte une faible quantité de fer avec le cuivre rouge, puis, jetés en moule, on obtint une épée, qu’il n’y eut plus qu’à réparer et affiler sur la meule. Par ce procédé on obtint la dureté et le tranchant du bronze antique, mais moins d’élasticité et un peu plus de cassant. Du reste, les anciens ont pu arriver à ce résultat d’une manière fortuite, vu qu’il existe beaucoup de mines de cuivre ferrugineuses, dont le métal, en s’évitant la peine de le raffiner, possédait la dureté voulue. L’analyse montre en effet, dans quelques-uns, la présence d’un peu de fer avec le cuivre; ainsi, nous avons probablement là l’un des moyens employés, car ils purent varier beaucoup. La voie de la trempe, essayée par un simple fondeur, sur la demande du comte de Caylus, a réussi d’une manière tout à fait satisfaisante. Ses ouvrages n’étaient que de cuivre jaune pur, et consistaient en lames d’épées, en coins, en couteaux et même en rasoirs. Après les avoir fondus, travaillés et terminés, il les mit au feu et les trempa tout simplement dans une eau de boue, mêlée de suie, de sel et d’ail. Il obtint de cette manière un bronze qui avait toutes les propriétés que la trempe donne à l’acier. Après ce résultat, acquis par un homme sans étude, on s’étonnera moins que les anciens aient pu se passer, pour y arriver, des secours offerts par la science.
L’analyse chimique des anciens bronzes montre que les alliages étaient assez divers et que plusieurs ne sont pas le produit de l’art, mais bien celui des mines. On ne se /199/ donnait pas toujours la peine d’affiner suffisamment le cuivre, en sorte qu’il conserve parfois des traces de plomb, de zinc, de fer, de bismuth et d’arsenic. Cependant le cuivre pur se trouve souvent allié à un ou deux autres métaux dont les proportions sont évidemment artificielles. Il n’est pas sans intérêt de rapprocher les résultats de l’analyse d’anciens bronzes de différents pays. Quelques monnaies chinoises présentaient 10 à 20 parties d’étain et 80 ou 90 de cuivre. Des bronzes de l’Inde, de l’Egypte, et du midi de la Russie offraient des proportions analogues, et quelquefois 3 parcelles de fer sur 100 de cuivre. Les bronzes grecs ne renferment jamais le zinc, mais toujours l’étain dans des proportions très différentes, accompagné parfois de traces de plomb plus ou moins fortes. Il en est de même pour les anciens bronzes de l’Italie; mais plus tard, sur 100 parties d’alliage, on en trouve 15 à 20 de zinc, 1 à 10 de plomb et 1 à 3 d’étain. Les analyses en France et en Angleterre donnent 12 parties de plomb ou d’étain et 88 de cuivre. Parfois l’étain varie de 4 à 15. Pline dit que les Gaulois mêlaient 1/8 d’étain avec le cuivre, or les 12 parties indiquées forment le 1/8 de 96; il ne reste donc qu’une fraction qui a pu être négligée par Pline. En Allemagne, les bronzes romains présentent presque toujours l’alliage du zinc, tandis que ceux qui ont été découverts dans les tumuli de la 2me période se distinguent par l’absence de ce métal. Ils contiennent ordinairement 10 à 20 parties d’étain et aussi des traces de plomb et d’argent. Cette observation convient également aux bronzes des bords de la Baltique et à ceux des tombeaux Tschudes, vers l’Altaï, avec cette différence que les parties d’étain varient de 6 à 9 sur 100. — Le Dr Kruse, /200/ professeur à Dorpath, a fait analyser plusieurs bronzes de la Livonie et de la Courlande qui donnent en moyenne sur 100 parties d’alliages 79 de cuivre, 16 de zinc, 3 d’étain et 2 de plomb. Mais nous devons nous hâter d’ajouter que ces bronzes sont d’une époque postérieure à celle qui nous occupe, en sorte qu’ils ne peuvent entrer en ligne de compte dans les conclusions à tirer de ces faits. Les noms de d’Arset, Clarke, Klaproth, Rose et Berzelius nous garantissent l’exactitude de ces analyses. Nous voyons par là que l’emploi du zinc est propre aux Romains, mais non dès les premiers temps, tandis que l’étain est universellement répandu. Les mines de ce dernier métal sont cependant beaucoup plus rares que celles de zinc, qui se trouvent dans beaucoup de pays. Si le zinc est resté longtemps sans être employé, il faut en chercher l’explication dans les difficultés que sa fusion présente. Il fallut sans doute bien des essais avant d’arriver à savoir le fondre dans des vases bien clos. Autrement, il s’oxide rapidement au contact de l’air, se volatilise et se répand en flocons. L’alliage du cuivre avec le zinc étant ainsi le résultat d’un art plus avancé que l’alliage avec l’étain, il n’est pas étonnant qu’il n’appartienne d’abord qu’aux Romains. Mais le travail du zinc, une fois connu, se répand de proche en proche et devient général dès la chute de Rome.
Modes divers de sépultures.
Après nous être rendu compte de la nature des objets propres à la seconde période, ainsi que des procédés métallurgiques employés à leur fabrication, nous devons rechercher à quel mode de sépulture ils appartiennent. /201/
Les tombeaux de l’âge du bronze sont encore essentiellement les tumuli. Bien que leur grandeur varie beaucoup ils sont cependant, en général, moins élevés que ceux de la première période. Les piliers en pierres dressés à leur base, sur leur flanc ou sur le sommet, loin d’être la règle générale, sont tout à fait exceptionnels et apparaissent comme la survivance d’anciens usages. La construction intérieure présente de grandes variétés. Dans les contrées habitées dès les premiers temps, on retrouve quelquefois les salles spacieuses avec les restes d’un squelette assis, mais non dans l’altitude de l’embryon 1 ; ou bien ce sont des urnes d’argile renfermant la cendre des morts. La position reployée des squelettes ne tarde pas à disparaître généralement. Les morts sont couchés sur le dos, les bras étendus le long des côtés. On en a trouvé plusieurs réunis sous la même colline, et dont la position sur le sol répondait à celle des rayons d’un cercle ou d’une roue. Rarement ils sont étagés dans le tumulus. Quelquefois, au-dessus d’un sarcophage en pierre contenant un squelette, est une petite cavité destinée à recevoir une urne cinéraire. Cependant l’inhumation n’est pas généralement répandue. L’usage de brûler les morts l’emporte de beaucoup dans la plupart des pays. Les cendres humaines, renfermées dans une urne d’argile, sont parfois déposées sur les tumuli de l’âge primitif au-dessus des salles sépulcrales. Placées sur le sol, on se borne souvent à les recouvrir d’une colline de terres rapportées. Parfois l’urne repose sur un pavé, d’autres fois on l’entoure d’un cercle de pierres, ou bien elle est renfermée dans une petite caisse ou /202/ niche construite avec des plaques. Ces niches sont aussi recouvertes de cailloux roulés, amoncelés en grand nombre et au dessus desquels on a répandu une couche de terre plus ou moins épaisse, en sorte que ces tombeaux peuvent être appelés des demi-cairns. Il en est d’autres, appartenant à cette époque, qui sont aussi de véritables cairns 1. Ces tumuli divers ont été élevés pour un ou plusieurs morts. A côté des urnes, on trouve aussi des vases nombreux, quelquefois des squelettes humains et des ossements d’animaux, ainsi les deux modes de sépulture réunis; celui de l’inhumation et celui du bûcher. Dans quelques cas, le squelette inhumé est entouré d’armes et d’ornements qui témoignent de la considération dont jouissait le défunt, tandis que l’urne cinéraire ne contient autre chose que des cendres. D’autres fois, les débris de la parure sont mêlés aux cendres de l’urne, qui contient aussi les tronçons des armes, à moins que l’épée et la lance, laissés intacts, ne reposent auprès; à côté de ces restes honorés, sera étendu un squelette sans aucun ornement 2. Ces quelques mots suffisent pour montrer que les usages n’offrent plus l’unité des premiers temps. En donnant une statistique rapide de ces tombeaux, nous en retrouverons plus d’une fois les divers modes réunis dans la même localité 3. /203/
Les tumuli que nous venons de décrire sont répandus dans un grand nombre de pays de l’Asie. L’usage de l’urne cinéraire se retrouve dans d’anciens tombeaux du Bengale et des Indes. Dans les contrées du nord de l’Asie où nous avons rencontré les tumuli de l’âge primitif, sont aussi de nombreuses collines qui recouvrent des niches ou caisses de pierres, dans lesquelles sont déposés l’urne cinéraire et des objets de bronze coulés, comme couteaux, épées, marteaux, vases, bracelets, statuettes, miroirs métalliques et ornements de harnais. On y retrouve également les cairns dont les pierres recouvrent parfois des pointes de lance en bronze. Comme en Europe, ces tumuli varient beaucoup entr’eux par leurs dimensions et leur contenu. Nombreux aussi dans l’Asie mineure, ils se reproduisent dans la Grèce.
Homère nous apprend qu’au temps de la guerre de Troie, les Grecs avaient l’habitude de brûler leurs morts 1. Il existe encore en Grèce des tumuli qui contiennent une urne protégée par une niche de pierres. — Plutarque prétend qu’on avait retrouvé la tombe de Thésée, et qu’elle renfermait la lance et l’épée du héros. /204/
En Italie, en Sardaigne et en Espagne, il est des tumuli pareils à ceux de la Grèce, avec urnes cinéraires et instruments en bronze, mais nous manquons de descriptions assez détaillées pour donner à ces anciennes sépultures la place qu’elles réclameraient dans ce travail. Grâces à Carnevali, nous connaissons mieux les tombeaux d’Albano, provenant d’une population qui avait l’habitude de brûler ses morts et d’en déposer les cendres dans la terre sans élever, à ce qu’il paraît, de collines au-dessus. Nous ne reviendrons pas sur tous les détails de cette découverte; toutefois, nous rappellerons qu’un vase de grande dimension contenait, urnes, cendres et ossements calcinés, vases de la vie domestique, armes en miniature, fibules, épingles, anneaux, petites roues en bronze, ambre, petite idole en argile du travail le plus primitif, et un objet de même matière représentant l’oreille de sycomore des Egyptiens. — La même population paraît avoir occupé la Campanie dont les couches volcaniques recouvrent aussi de ces urnes qui, d’après Raoul Rochette, représentent les demeures des Aborigènes. Ce que nous avons dit des tombeaux étrusques et de ceux de la Grande Grèce montre que l’usage du bûcher ne passa pas chez ces peuples, qui continuent à déposer leurs morts dans des salles, à l’ornementation desquelles ils emploient toutes les ressources de l’art qui leur était propre. — Le bûcher et l’inhumation furent employés simultanément par les Romains. Pline dit que les premiers Romains ne brûlaient pas les cadavres, mais qu’ils les enterraient 1 , cependant /205/ il écrit ailleurs 1 que le roi Numa défendit d’arroser les bûchers avec du vin, et le même Numa, dans son testament, défendit de brûler son corps 2 , ce qui indique que c’était alors l’usage le plus répandu. Les deux usages se conservèrent. Une loi des 12 tables défendait de brûler ou d’enterrer dans les villes. Quelques familles, d’après Cicéron 3 , entr’autres la famille Cornélia, inhumèrent toujours leurs morts 4. Pline 5 assure qu’on ne brûlait les corps humains qu’après qu’ils avaient acquis des dents. De là vient que Juvénal désigne un enfant par ces mots: trop jeune pour être brûlé 6. En résumé l’inhumation fut cependant l’exception chez les Romains, jusqu’à l’introduction du christianisme 7.
En France, sont un certain nombre de collines artificielles qu’on appelle improprement tombelles, vu qu’elles ne renferment aucune trace de sépulture. Elles sont la reproduction de ces collines répandues dans les plaines de la Russie, qui, sans être des tombeaux, en ont cependant toute l’apparence à l’extérieur. On sait que dans la guerre les Russes allumaient souvent de grands feux à /206/ leur sommet, en sorte qu’elles paraissent avoir servi de signaux. Les tumuli proprement dits se retrouvent dans tous les départements de la France. Les plus anciens de la seconde période sont la continuation du premier mode de sépulture. Un grand cairn, ouvert en 1832 près de Villeplaine (département de l’Aveyron), renfermait une salle construite de grandes plaques, dans laquelle reposaient deux squelettes, dont l’un portait 12 anneaux et était entouré de plusieurs autres. Les tumuli de cette période sont moins grands que ceux de l’âge précédent, et montrent que l’usage du bûcher devint général. L’urne cinéraire n’est plus déposée dans des salles, mais simplement entourée de terre ou de pierres plus ou moins nombreuses. César 1 nous apprend que, de son temps, les Gaulois avaient l’habitude de brûler leurs morts.
Ces tumuli ne sont pas moins nombreux dans la Grande-Bretagne. La cendre des morts fut d’abord déposée dans un petit creux au milieu de l’aire du tumulus, puis dans un vase de poterie grossière; l’ouverture de l’urne est souvent tournée en dessous. Quelquefois le même tumulus recouvre l’urne et le squelette, réunissant ainsi les deux modes de sépulture.
En Suisse, le canton de Vaud est un de ceux où les tumuli ont été le moins observés, vu le peu de soins apportés à l’ouverture de ceux que le défrichement du sol a fait disparaître. Il reste cependant encore un certain nombre de ces collines coniques, mais plusieurs pouvant être des moraines, il est nécessaire de se convaincre, par une tranchée, si la superposition des couches est naturelle, /207/ ou si la terre a été rapportée par la main de l’homme. — Sur un plateau élevé, près de Sermuz, sont deux monticules séparés par un étroit passage. L’un a la forme d’un mamelon; l’autre, allongé, se termine par une terrasse en avenue, à laquelle on arrive par les versants rapides de la colline. On les nomme « les buttes de Sermuz. » M. le Dr Brière a entrepris la fouille du mamelon. Les recherches n’ayant rien produit, il paraît qu’il rentre dans la classe des tombelles que nous avons mentionnées. Cependant on ne peut douter que plusieurs de ces collines ne soient de véritables tumuli. Un monticule, voisin de Chavannes-sur-le-Veyron, arrondi et haut de 15 pieds, détruit il y a quelques années, contenait des cendres, des charbons et des ossements 1. Plusieurs ont été rasés au nord et à l’occident du village de Granges. Ils recouvraient de nombreux ossements. Dans l’un était une grande boucle en bronze; un autre renfermait un squelette recouvert d’une couche de charbons, sur laquelle reposait une matière blanchâtre, puis venait un lit de cailloux et enfin la terre végétale. — Au-dessus de Granges, Villarzel occupe une des sommités du Jorat. Cette commune, plus étendue dans le moyen âge que de nos jours, possède encore les ruines d’un château des évêques de Lausanne. Il en reste dans un lieu retiré, une grande tour, des terrasses, de vieux murs et une chapelle; alentour sont des fossés à demi-comblés; mais au delà, d’autres bien plus considérables sont creusés par la nature. C’est là, sur le bord du rocher qui domine le val étroit et profond, qu’a été /208/ déposée une colline élevée; parfaitement arrondie de la base au sommet, elle se termine par une terrasse qui lui donne l’aspect d’un cône tronqué; mal située pour servir de signal, nous partageons l’opinion populaire qui en fait un tombeau. Du côté de Mont-la-Ville, à 5 ou 600 pas du passage de Petrafelix, on voit dans un petit vallon plusieurs monticules de dimensions différentes, dans lesquels on assure avoir trouvé des armes. La tradition, habile à enrichir les faits les plus saillants de l’histoire, les attribue à des soldats romains qui auraient campé dans ce lieu, bien que le tumulus n’ait pas été en usage chez les Romains; d’autre part elle raconte que les tertres de Genollier et du Bois-du-Chêne sont des tombeaux élevés après une grande bataille, livrée, dans des temps très reculés, entre les Helvétiens et une nation qui voulait envahir le pays. On voit de ces mamelons ou collines coniques près de Gingins, Mont-le-Grand, Lavigny, Chigny, Crissier, Gollion, Suchy, entre Grandson et le Jura sur les bords de l’Arnon, vers La Lance, Valeyres-sous-Ursins, Combremont-le-Grand, Maracon et les Planches 1.
Le Mont Riond, au midi de Lausanne, est remarquable par la régularité de ses contours et ses formes arrondies; mais si l’on a égard à sa grandeur et au travail qu’aurait exigé le transport de toutes ces terres, il paraît peu probable qu’il ait été élevé par la main de l’homme. Les plus grands tumuli du nord sont fort au-dessous de ses dimensions; cependant il serait possible que la partie supérieure du Mont-Riond eût été utilisée pour des sépultures, /209/ d’après l’usage adopté de les déposer sur des lieux élevés. Dans les pays du nord, la tradition raconte que plus d’une élévation de ce genre est l’œuvre des géants. On montre en Scanie un lac creusé par un géant, qui, ayant des parents en Danemark, prenait là de la terre, afin de créer dans le détroit un îlot où poser le pied. A cet effet, il remplit un sac qui se creva jusqu’à trois fois. La terre répandue sur le sol forma les collines qu’on voit encore à quelque distance du lac. D’après la tradition, le Mont-Riond doit avoir eu une origine pareille. Gargantua, l’Hercule populaire, occupé à transporter des terres dans une hotte, s’achoppa à la tour de Gourze, fit quelques pas et tomba tout étendu sur les bords du Léman, en répandant par-dessus sa tête la terre de sa hotte. La formation du Montet près de Bex a la même origine, Gargantua s’était cette fois achoppé à la tour de Saint-Triphon.
Les tombeaux de la seconde période, les plus riches dans le canton de Vaud, diffèrent sensiblement, non par leur contenu, mais par leur construction, des monuments correspondants observés dans les autres pays. Non-seulement les corps n’ont pas été brûlés, mais ils n’ont pas même été recouverts de collines. On les a déposés dans des cercueils en dalles brutes, à une certaine profondeur dans le sol, à peu près comme dans les cimetières modernes, et sans signe apparent à l’extérieur. Je ne pense pas que ce genre de tombeaux soit uniquement propre au canton, mais on l’a sans doute peu remarqué à l’étranger parce qu’il ne frappe pas les regards comme les collines tumulaires. Non loin d’Aigle, est un plateau de la montagne, adossé contre un rocher à pic, et qui élevait ses broussailles plus haut que les châtaigniers de Verchiez. /210/ Défriché en 1835, on découvrit une centaine de tombeaux construits en dalles brutes, comme ceux de Pierra-Portay, c’est-à-dire trop courts pour avoir permis d’y étendre le mort. Avec les squelettes, se trouvaient des brassards ornés de gravures, des bracelets ronds ou en spirale et de grandes épingles en bronze. — Deux ans plus tard, des monuments pareils furent découverts à peu de distance de là, sur le versant méridional de Charpigny, attenant au mont de Saint-Triphon, mais les squelettes étaient étendus et non plus dans l’attitude embryonnaire. Plusieurs objets furent recueillis par les soins de M. le pasteur Buttin. Les bracelets se font remarquer par la variété de leurs formes. Le plus grand est un fil de cuivre, aplati et large de 4 lignes, qui donne dix fois le tour de l’avant-bras. D’autres sont des anneaux gravés, ronds ou ovales, fermés ou entr’ouverts. Deux, en argent fin, pèsent chacun 4 onces, et représentent des têtes de serpent à leurs extrémités. Outre les bracelets, on trouva trois celts, la lame d’un petit poignard en bronze, deux grandes épingles, une bague, une chaîne de six anneaux ronds réunis par 5 petits liens plats, quatre tours de tête en bronze, des tubes du même métal, diverses pièces difficiles à déterminer, et les fragments d’un petit vase en terre brune. — Les tombeaux de Trey, près Payerne, renfermaient des bracelets et un collier en bronze. — Dans beaucoup d’autres localités du canton, on a découvert des antiquités du même genre, mais on ne sait pas toujours si elles reposaient en terre libre ou dans des tombeaux.
Sur plusieurs points du canton de Berne, M. de Bonstetten a ouvert des tumuli, dont plusieurs paraissent /211/ appartenir à cette période. Le tombeau de Horgen, dont nous avons parlé, était, comme ceux de la vallée du Rhône, déposé dans le sol, sans colline au-dessus. Les tumuli du canton de Zurich, riches en objets divers, le sont aussi en poterie. On retrouve les mêmes monuments dans les environs de Constance. La Haute-Engadine, dans les Grisons, possède plusieurs tumuli, qui, manque de recherches, ne peuvent encore être déterminés. Quant aux vallées élevées des Alpes, on y chercherait en vain des monuments de cette époque.
Les sépultures n’offrent pas moins de diversité en Allemagne que dans les autres pays. Le mode primitif d’inhumation ne tarde pas à disparaître. Les instruments en bronze ne se retrouvent que rarement dans les salles sépulcrales des tumuli, et encore ceux-ci n’existent-ils que dans les contrées habitées durant la 1re période; aussi doit-on les envisager comme appartenant à l’âge de transition. Non loin de Farrenstädt, à quelque distance de Quarfort 1 , on a ouvert les caveaux de quelques collines qui renfermaient des poteries et des traces de bronze 2. L’un de ces caveaux avait 16 ½ pieds de long, sur 7 ½ de large et 3 ½ de haut. Les dalles des parois entraient dans des rainures pratiquées sur les couvertes qui forment le plafond 3. Au-dessus de celui-ci, étaient entassés des blocs de grandeurs diverses, recouverts à leur tour d’une couche de terre. Au milieu du caveau, /212/ reposaient les restes d’un squelette, autour duquel se trouvaient une trentaine de vases, dont plusieurs étaient munis de couvercles. On y recueillit deux pincettes en bronze et de petits anneaux du même métal de 2 à 3 lignes de diamètre 1.
En 1841, on trouva dans la Rodehügel 2 , à un quart de lieue d’Ober-Farrenstädt, un tombeau construit en dalles, mesurant 14 pieds de long, 4 de haut et 5 pieds 3 pouces de large. A l’intérieur, il était divisé en deux compartiments inégaux par une dalle sur laquelle on avait pratiqué une ouverture d’environ 2 pieds de diamètre. Dans le plus grand compartiment étaient les restes très décomposés d’un squelette, sans traces de charbons ou de cendres, une pointe de lance et un poignard en bronze dont la lame, large de 2 pouces, avait été fixée à la poignée par 5 clous rivés. L’autre compartiment ne renfermait que les fragments ornés de rayures d’une urne en belle terre noire, munie de 4 anses. D’un côté se trouvaient donc l’inhumation et les armes; de l’autre, les cendres sans aucun ornement; peut-être, le chef et son serviteur. L’ouverture pratiquée sur la dalle de séparation paraît indiquer qu’on croyait à la communication des mânes 3. — Il existe encore entre Weissenfels et Naumbourg, dans la contrée de la Saale, 70 tumuli, dont quelques-uns ont été fouillés. Ils recouvraient des salles, dans lesquelles les /213/ squelettes avaient l’attitude de l’embryon, auprès d’eux étaient des vases, des anneaux, des haches, des pointes de traits en bronze et des dents d’animaux 1.
En pénétrant davantage dans l’intérieur des terres, les anciennes populations ne construisirent plus ces salles spacieuses. Les morts inhumés, et plus souvent brûlés, sont disposés sur le sol ou sur un pavé, entourés de quelques pierres et recouverts d’une colline, qui n’a souvent que quelques pieds de haut. A moins d’avoir parcouru les contrées où se trouvent ces tumuli, on se fait difficilement une idée de leur nombre. Quelques-uns ont été fouillés, mais le plus grand nombre est encore intact, en sorte qu’il n’est pas toujours facile d’apporter dans leur classification toute la précision désirable. Plusieurs sont d’une époque un peu postérieure à celle qui nous occupe, mais à en juger par les fouilles, beaucoup aussi appartiennent à la seconde période. A l’occident de l’Allemagne, on les trouve répandus sur les bords du Neckar 2 et du Main. Dans la vallée de Regnitz on en a compté plus de 2000. Ceux qui ont été ouverts montrent que le bûcher a été plus fréquemment employé que l’inhumation. Mêmes tumuli sur les bords du Rhin, dans les provinces rhénanes, en Belgique et en Hollande. Ils se retrouvent pareillement en Wurtemberg, en Bavière et dans le centre de l’Allemagne. Séparés parfois par le mur romain, ils ne diffèrent ni de construction, ni de contenu. En Bohême et en Moravie, les tumuli qui renferment les instruments en bronze sont généralement peu élevés et recouvrent ordinairement /214/ des urnes cinéraires 1. — Nombreux dans la basse Silésie, ils se répandent dans les plaines ou les vallées de la Saxe, parfois sous la forme de cairns 2. Tout le nord de l’Allemagne possède la même diversité de constructions sépulcrales propres à l’âge du bronze 3. Dans le Hanovre, elles varient beaucoup de grandeur et sont souvent entourées de cercles de pierres 4. On en compte plus d’un millier dans le bailliage de Winsen, juridiction de Lünebourg, dont le sommet porte quelquefois une grande pierre ou un autel 5 — Particulièrement riches sont les duchés de Mecklembourg. A Ruchow était une colline de 20 pieds de haut et de 200 pieds de circonférence à sa base, sans aucun ornement extérieur. Elle portait le nom de Königsberg (colline du roi). On y découvrit d’abord une espèce de caveau voûté, ayant 14 pieds de long. Dans la direction de l’est à l’ouest, reposait sur pavé, un chêne long de 12 pieds et large de 6, creusé en forme de bassin, dans lequel était étendu, les bras sur les côtés, un squelette humain assez bien conservé, mesurant 7 pieds de long. Il avait à sa gauche les fragments d’une épée de bronze déjà brisée quand on la plaça dans le cercueil 6 ; et à sa droite une espèce de poignée carrée, plus un petit couteau 7 en bronze. Chaque main portait une bague d’un /215/ double fil en or. Une fibule formée de deux disques en spirale reposait sur la poitrine. Enfin, aux pieds du squelette se trouvaient deux vases d’une argile fine. — A côté de ce caveau, on en découvrit un second de 10 pieds de diamètre, pavé, mais sans cercueil. Il n’y avait plus traces de squelette, mais sur un petit espace se trouvaient réunis: deux bagues d’un double fil en or reployé en spirale cylindrique, deux colliers en torsade, deux paires de bracelets massifs, deux épingles, un couteau arqué, une urne et une espèce de boîte ronde en bronze, munie d’une anse. — A l’orient, un troisième arrangement de pierres recouvrait quatre urnes brisées, des os d’enfant à moitié brûlés, une petite bague de fil de bronze et des fragments de collier. A gauche de cette plaque se trouvait encore, entre des pierres, une urne qui contenait une bague en or, un double bouton de bronze et quelques autres objets. On a vu là le tombeau d’une famille princière, et le Dr Lisch attribue à ces inhumations successives la forme allongée de la colline 1. — Un tombeau d’un genre assez pareil, mais sans cercueil de chêne, a été reconstruit dans le musée de Schwerin. Il réunit pareillement les bagues en or et les armes de bronze, l’inhumation et les traces du bûcher. Je dois cependant ajouter que ces constructions sont exceptionnelles, bien qu’elles se rattachent aux modes les plus usités.
Dans les contrées de la Saale, l’urne cinéraire a été quelquefois déposée au-dessus des caveaux des tombeaux primitifs, plus souvent sur le sol ou dans un cairn recouvert d’une petite colline; d’autrefois le mort a été /216/ inhumé. Ces tumuli ne sont pas moins nombreux que ceux du premier âge. L’un vers Schkopau, près de Mersebourg, entouré d’un cercle de pierres, contenait des fibules, des épingles, des urnes en bronze et une centaine de celts 1. Dans d’autres, c’étaient des urnes, des épées de bronze 2 et des ornements de harnais 3. Parfois en Allemagne, ainsi près de Halberstadt, on a trouvé des urnes qui renfermaient les os non brûlés de petits enfants; peut-être ce fait doit-il être rapproché de l’usage des Romains qui ne livraient pas aux flammes les corps des enfants avant qu’ils n’eussent mis les dents. — Entre Wittenberg et Torgau, on voit des groupes de 50, 300 et même 400 tumuli. Répandus sur les rives de l’Oder, on les retrouve çà et là parsemés jusqu’à Kœnigsberg. Si plusieurs diffèrent de la description de Tacite, il en est cependant un grand nombre qui répondent aux paroles de l’historien, quand il dit que « chez les Germains les funérailles étaient simples, et que toute la distinction accordée aux personnages illustres était d’être brûlés avec certain bois. On ne jetait sur le bûcher, ajoute-t-il, ni habits, ni parfums, mais les armes du mort et quelquefois son cheval; puis on élevait une colline sur les cendres du défunt.» « Sepulcrum cespes erigit » (le tombeau est de simple gazon) 4.
On a retrouvé quelquefois en Danemark, sous les pierres dites de sacrifices, une niche en dalles renfermant l’urne cinéraire. D’autres fois, plusieurs caisses carrées sont recouvertes par la même colline. Le plus souvent il n’y en a qu’une sur laquelle on a arrangé des pierres en forme /217/ de voûte, d’autres pierres ont été rejetées sans ordre par dessus, et enfin la terre du sol. Dans l’urne sont déposés les petits objets, tels que les ornements et les fragments des armes, si elles ont été brisées; sinon, on les plaçait à côté de l’urne, ou bien au-dessus de la caisse. Dans quelques tumuli sont des cercueils en pierre assez grands pour y étendre un mort, et destinés cependant à recevoir les cendres du bûcher. L’urne est parfois aussi déposée sur le sommet ou sur les flancs des tumuli primitifs.
Les mêmes faits se reproduisent en Suède, où l’on retrouve aussi sous la même colline un cercueil avec squelette, entouré d’urnes cinéraires. Il est à remarquer que, dans ce pays, les monuments de l’âge de bronze ne s’étendent guère plus au nord que ceux de la période précédente.
Pendant que l’intérieur de l’Europe recevait de nombreux habitants, la Norwége n’était encore parcourue que par un petit nombre d’aventuriers. Jusques à présent on n’y a retrouvé que quatre tumuli de la seconde période, près de Stavanger, au midi de Bergen. Les morts n’auraient pas été brûlés, mais placés avec leurs armes dans des cercueils en pierre, entourés de la terre du tumulus. Quelques pointes de lance en bronze ont été découvertes à Walders, au centre de la Norwége et dans le district de Drontheim, sans trace de tombeaux. La rareté de ces pièces indique assez nettement que ce pays ne fut que parcouru, mais non point habité à cette époque; en revanche, les tumuli de l’âge suivant y sont déposés en grand nombre. Les fouilles qui y ont été dirigées avec intelligence, les collections parfaitement classées qu’on y a formées, permettent de tirer des conclusions que nous ne hasarderions point sur un pays inexploré. /218/
Dans les provinces russes du bord de la Baltique et du golfe de Finlande, sont de nombreux tumuli renfermant des corps inhumés ou des urnes cinéraires, mais beaucoup remontent seulement aux derniers âges du paganisme dans ces pays. Du nord au midi de ce vaste empire on rencontre un nombre infini de ces collines coniques ou demi-sphériques élevées par la main de l’homme. Toutes n’ont cependant pas été des tombeaux. Du Bois de Montpéreux a montré, dans un travail fort intéressant 1 , que plusieurs ont servi de limites territoriales; d’autres, qu’il appelle tumuli télégraphes, étaient de véritables signaux sur lesquels on allumait des feux pour annoncer l’approche ou la retraite de l’ennemi. Sur les tumuli pyrées, consacrés au culte, on entretenait le feu sacré. Des tumuli trophées ont été élevés en mémoire d’un événement dont on voulait perpétuer le souvenir dans la postérité, souvenir la plupart du temps effacé ou confus. Le manque de fouilles, dirigées avec ensemble dans un but scientifique, ne permet pas de tirer de ces divers monuments les renseignements que l’histoire serait en droit d’en attendre. Espérons que ces travaux seront entrepris pendant qu’il en est encore temps.
De la Russie, comme nous l’avons vu, ces tumuli à urnes cinéraires passent en Orient, et ils se retrouvent dans l’Asie du nord avec toutes les variétés observées en Europe. — Il nous reste maintenant à entrer dans quelques considérations générales sur la période dont nous venons d’étudier les monuments. /219/
Considérations générales sur la seconde période.
La statistique des tumuli du second âge nous reporte de nouveau en Asie, comme au point de départ. De là ces tombeaux se répandent en Europe, non-seulement sur les bords des grandes eaux, mais aussi dans l’intérieur des terres. De nouvelles familles humaines, issues de la population primitive ou venues de l’étranger, se sont établies dans la plupart des pays. Il n’est guères de plaines ou de vallées un peu étendues qui n’en conservent quelques vestiges. Cependant, les montagnes ou les contrées rudement accidentées restent généralement inhabitées. C’est à peine si la Norwége et le nord de la Suède sont parcourus par quelques explorateurs. D’après les rapports des auteurs anciens, les contrées habitées différaient sensiblement de ce qu’elles sont de nos jours. Le sol était recouvert de forêts plus vastes et plus nombreuses. Des marécages occupaient la plupart des lieux bas et les vapeurs qui s’en élevaient donnaient à l’atmosphère une plus grande crudité.
Les monuments de la seconde période, pris dans leur ensemble, présentent un caractère bien distinct de ceux que nous avons examinés auparavant; non-seulement le métal a été découvert, mais le mode de sépulture est tout autre. Les grandes salles sépulcrales ne tardent pas à être abandonnées. Au lieu de collines gigantesques et des cercles de piliers élevés, c’est tout simplement un petit tertre qui recouvre les ossements ou les cendres du mort. /220/ Si, comme nous le pensons, l’attitude reployée des squelettes eût un sens profondément religieux, l’introduction du bûcher ou l’usage de brûler les morts doit répondre à une foi nouvelle, à une autre croyance et probablement à un autre peuple. Hérodote dit que les Perses ne brûlaient pas les corps parce qu’ils regardaient le feu comme une divinité. Les Egyptiens s’abstenaient aussi du bûcher, parce que, ne croyant pas permis de livrer le corps aux animaux, ils envisageaient le feu comme une bête inanimée. D’autre part, les philosophes indiens, tels que Calanus, du temps d’Alexandre, terminaient leur vie par le feu lorsqu’elle leur devenait à charge. Les Grecs croyaient que le feu consumait tout ce qu’il y avait d’impur dans le corps humain. Euripide dit de Clytemnestre que son corps fut purifié par le feu 1. Héraclite, qui regardait le feu comme le principe universel, voulait qu’on brûlât les corps, afin qu’ils rentrassent plus vite dans leur élément primitif. Nous avons là des points de vue opposés qui nous assurent qu’à leur origine, ces deux modes répondaient à des idées différentes sur le culte et la divinité, et par conséquent à des peuples différents.
Cette conclusion doit paraître en contradiction avec l’histoire et les faits observés, mais il importe de ne pas oublier qu’il s’agit ici du point de départ, c’est-à-dire de ces modes à leur origine. — On nous opposera que quelques peuples, les Romains entr’autres, brûlèrent ou inhumèrent indifféremment leurs morts, et qu’ainsi la différence de sépulture ne conduit pas à une différence de peuple. Nous ferons observer que Rome, ainsi que beaucoup d’autres /221/ cités, fut d’abord un asile ouvert à tous les vagabonds, et composée d’éléments très divers auxquels on donna pour unité et pour but l’affermissement de l’état à l’intérieur et son agrandissement au dehors. Quand on régla ce qui avait rapport au culte, on dut tenir compte de cette formation et laisser juxtaposés les usages qui ne pouvaient être fondus. C’est par ces circonstances que nous nous expliquons l’emploi des deux modes de sépulture chez les Romains. Cette explication prend encore plus de poids si nous nous rappelons que Cicéron et Pline disent que quelques familles avaient l’habitude d’inhumer, tandis qu’on brûlait généralement les morts. On le voit, dans les premiers temps de Rome du moins, on ne passait pas indifféremment d’un mode à l’autre. Quelques-unes des familles qui s’abstenaient du bûcher venaient sans doute de l’Etrurie; d’autres de la grande Grèce ou de peuplades primitives. Numa, Sabin d’origine, ordonna qu’on l’inhumât. Quelques auteurs font descendre les Sabins d’une colonie lacédémonienne qui s’établit en Italie, et les habitants de Lacédémone avaient, à l’inverse des autres Grecs, l’habitude d’enterrer leurs morts 1. L’usage du bûcher étant le plus répandu, il en résulterait que la plupart des familles de Rome descendaient d’autres peuplades, qui envisageaient sans doute aussi le feu comme un moyen de purification. Il serait curieux de rechercher si l’usage de ne pas livrer aux flammes les corps des jeunes enfants ne provient pas de l’état d’innocence accordé à cet âge, et qui aurait ainsi rendu superflue la /222/ purification par le feu. Quoiqu’il en soit, l’idée primitive attachée à ces différents modes se perd durant le cours des siècles, et l’on voit le dictateur Sylla, contre l’usage de sa famille (Cornelia), ordonner qu’on brûlât son corps, dans la crainte qu’on ne le déterrât pour le jeter dans le Tibre, comme il l’avait fait des restes de Marius, son redoutable adversaire. — Ce qui s’est passé à Rome, ou dans d’autres contrées, n’empêche donc point d’admettre qu’à leur origine ces modes appartenaient à des cultes et des peuples différents, et si nos observations sont fondées, on peut conclure à une juxtaposition partout où on les trouve réunis. Depuis que cette question s’est présentée à nous, nous n’avons pas eu le temps de l’étudier suffisamment pour pouvoir recueillir sur l’orient les renseignements qu’il est possible d’obtenir. Ce que nous savons, c’est que l’usage du bûcher y est fort ancien, et que l’urne cinéraire s’y retrouve dans un grand nombre de tombeaux 1. — Maintenant, avec ces données, si nous portons nos regards sur les sépultures de l’âge primitif en Europe, et que nous examinions ensuite celles de la seconde période, nous reconnaîtrons qu’une grande révolution s’est opérée dans des âges antéhistoriques. Quand on s’est rendu compte du sens profond attaché aux sépultures les plus anciennes, et qu’on rencontre un autre mode emportant avec lui d’autres idées, d’autres dogmes sur la mort et la vie à venir, on ne peut comprendre le simple passage d’une foi à l’autre chez un peuple resté le même. Nous ne /223/ tarderons pas à voir que l’orient répandit en effet, avec la connaissance des métaux, de nouveaux flots de peuples sur l’Europe. Lorsqu’une foi disparaît et ne laisse plus que quelques vestiges au milieu d’une croyance nouvelle, comme les débris du vaisseau surnageant après la tempête, nous pouvons être assurés qu’une société a été brisée par une lutte profonde. — En partant de ce point de vue et en faisant un nouvel examen des monuments tumulaires qui, par leur construction ou par leur contenu, se rapprochent le plus du moment de la lutte, on pourra même juger des succès et des revers du peuple envahisseur. La prédominance de l’urne cinéraire nous montre qu’il fut généralement vainqueur. Cependant, là où nous retrouvons l’inhumation honorée par le dépôt d’armes ou d’ornements, on doit y voir la population primitive victorieuse ou retirée. Mais il y a plus, des familles de l’un et l’autre camp paraissent avoir été réduites à l’état d’esclavage. Quand nous trouvons le squelette étendu sans aucun ornement à côté de l’urne cinéraire qui renferme les derniers témoignages de la considération des hommes, nous avons là l’esclave de la race primitive, sacrifié à la mort de son maître. Mais si le squelette, déposé dans un sarcophage, est entouré d’urnes grossières ne contenant que la cendre des morts, les positions sont interverties 1. Voilà /224/ ce qui se présente à nous pour les temps les plus rapprochés de la lutte. Dans la suite, ce qui se passa à Rome dut être commun à beaucoup d’autres peuples. Par le cours des siècles et la mixtion des éléments, les souvenirs s’effacent; il ne reste que des faits dépouillés de leur signification, et qui, perdant leur valeur, sont modifiés ou abandonnés par simple convenance 1. Si l’on possède un jour des statistiques détaillées de tous ces monuments, il sera curieux de rechercher à quels peuples de l’orient appartient le bûcher ou l’inhumation, et d’arriver à déterminer les points de départ des invasions, en suivant leur marche vers l’occident. Ce que nous pouvons dire, quant au point qui nous occupe, c’est que l’introduction du bûcher en Europe remonte au commencement de notre seconde période. Sa haute antiquité est constatée dans le midi par les récits d’Homère, et entre autres par la découverte d’Albano. Dans le nord, l’ustion apparaît aussi anciennement que le métal. Les deux voies primitives furent parcourues de nouveau, d’autres furent peut-être ouvertes dans le centre de l’Europe. — Nous avons dit que la race primitive conserva ses demeures en plus d’un lieu; tel paraît avoir été le cas des Aborigènes dans l’Helvétie occidentale. Les tombeaux de Pierra-Portay nous ont révélé leur présence sur les bords du Léman. Ceux de Verchiez avaient la même construction, tandis que leur contenu les classe dans la seconde période. Retirés ou /225/ refoulés dans cette vallée des Alpes, les habitants purent pendant longtemps échapper ou s’opposer à la conquête des envahisseurs. Cependant cette population, dont nous ignorons le nom, ne peut être celle des Helvétiens qui, après avoir séjourné sur les bords du Rhin, dans le grand-duché de Baden 1 , pénétra plus tard dans le pays auquel elle a laissé son nom. C’est sans doute aux Helvétiens que nous devons les tumuli qui, comme celui de Chavannes-sur-le-Veyron, renferment des cendres humaines 2. — Dans plus d’un lieu les premiers habitants durent céder la terre qu’ils habitaient pour aller chercher une nouvelle patrie. Les Etrusques, dont les tombeaux confirment si bien leur ancienne origine, paraissent avoir été dans ce cas. Avant d’arriver en Italie, on croit qu’ils ont séjourné dans les Grisons, où les noms de plusieurs localités sont tout étrusques. Il est difficile de dire de quelle contrée ils arrivaient et combien de temps ils s’y sont arrêtés 3.
Nous devons ajouter que si dans l’origine ces deux modes de sépulture indiquent des peuples différents, on ne peut envisager comme un même peuple tous ceux qui participaient à l’un ou à l’autre usage. Le point de départ fut sans doute commun, mais ils s’établirent en Europe sous des noms très divers. D’un autre côté, si nous avons signalé deux moments d’invasion, nous ne voulons point limiter à ces époques seulement l’introduction en /226/ occident des peuples de l’Asie. Une fois les voies ouvertes, elles furent souvent parcourues. Cependant il ne serait pas sans intérêt de pouvoir constater le moment où de nouvelles populations se répandirent en Europe; c’est à ces derniers flots que me paraissent appartenir la plupart des noms connus dans l’histoire. On peut en excepter les Pélasges en Grèce, les Aborigènes en Italie, et peut-être les Ibères en Espagne. Il serait difficile de dire comment s’appelaient les premières populations fixées sur les côtes de l’Océan et des mers du nord. Leurs noms ne sont pas arrivés jusqu’à nous. Fort anciennement les Scythes occupèrent une grande partie de la Russie; les peuples des pays du nord compris sous le nom collectif de Scandinaves n’appartenaient pas tous à la même famille; les Germains occupaient l’Allemagne, et les Celtes l’Angleterre et la France 1 , d’où ils se répandirent en Espagne et prirent le nom de Celtibères. Nous aurons à apprécier les jugements portés sur les Celtes: Pour le moment, nous ajouterons seulement que les Scandinaves, les Germains et les Celtes avaient l’habitude, au temps de César et de Tacite, de brûler leurs morts, ce qui les distingue ainsi des populations primitives.
Pour en finir avec la question des sépultures, nous recueillerons encore les traits qui nous ont été conservés par les auteurs anciens sur les céremonies funèbres des Gaulois. Le mort, couvert de grands linceuls flottants, était suivi d’un convoi dont le nombre des assistants répondait à la considération du personnage. Le corps déposé sur le /227/ bûcher, on jetait dans les flammes tout ce que le défunt avait eu de plus cher 1. Des esclaves étaient égorgés 2 ; des parents se donnaient même la mort dans l’espoir de passer au nombre des divinités. On prêtait au défunt des sommes d’argent qu’il aurait à rendre dans l’autre monde 3 ; on livrait même aux flammes un compte exact de ses affaires et des lettres qui lui étaient adressées, ne doutant pas de l’intérêt qu’il aurait à les lire dans la vie à venir, durant ses heures de loisir 4. Il était dangereux de ne pas sacrifier beaucoup aux mânes des hommes vaillants, comme on peut s’en assurer par les paroles des Druides: « Tant qu’une lumière brûle et qu’elle est allumée, disaient-ils, elle n’incommode personne, mais aussitôt qu’elle est éteinte, outre les ténèbres qui succèdent toujours, elle jette une odeur forte qui est nuisible; de même les grands hommes, pendant leur vie, sont comme des flambeaux dont la lumière a quelque chose d’agréable, qui ne fait souffrir personne, tandis que, venant à mourir et à s’éteindre, ils excitent souvent des tempêtes et corrompent l’air. » Ceci montre suffisamment combien on devait mettre d’importance à célébrer avec une grande pompe les cérémonies funèbres des chefs, afin de se prémunir contre le pouvoir de nuire qu’on leur attribuait. Ces cérémonies /228/ se terminaient par des libations et des repas en l’honneur du défunt 1. Après avoir éteint le bûcher, on recueillait les cendres du mort, qu’on plaçait dans une urne, qui était ensuite recouverte des pierres et de la terre du tumulus. On a souvent prétendu que le corps était enveloppé d’une toile d’amiante qui, ayant la propriété de résister à l’action du feu, permettait de séparer les cendres du mort de celles du bûcher. Pline qui mentionne cet usage 2 , dit qu’il était employé pour les personnages les plus distingués. Il ne fut introduit qu’assez tard et, dans tous les cas, ne devint jamais général. Achille, rendant les derniers devoirs à Patrocle, ordonne d’éteindre le feu, puis il ajoute: « Nous recueillerons les os de Patrocle sans les confondre, ils seront très reconnaissables, car il était au milieu du bûcher. » Les Romains opéraient aussi ce triage avec un grand soin, ce qui n’empêche pas que les charbons du bûcher ne soient souvent mêlés aux cendres de l’urne.
Les divers objets dont nous avons étudié les formes et le travail, nous donnent une idée du degré de culture auquel arrivèrent les barbares pendant cette seconde période. Les débris de cuir qui ont été conservés permettent de s’assurer que la peau des animaux n’était pas simplement desséchée, mais qu’elle subissait une préparation qui devait avoir assez de rapports avec celle de nos tanneries. L’art du tissu leur était familier, les lambeaux d’étoffes arrivés jusqu’à nous étant de laine, il en résulte /229/ qu’ils connaissaient les moutons, qui servaient ainsi au vêtement et à la nourriture. Les perles à filer nous apprennent qu’on filait au moyen du fuseau 1. L’aiguille et les ciseaux étaient employés à la confection du vêtement, de même que le poinçon et le tranchet au travail du cuir. — L’exploitation des mines entraîne avec elle une certaine organisation sociale, chacun ne peut y travailler pour son compte; il faut une association ou, tout au moins, le commandement du maître, qui suppose la propriété établie sur des règles déterminées. Le cuivre, l’or, l’argent, l’étain et le plomb sont tirés du sein de la terre; si le fer n’a pas été absolument inconnu, du moins on n’a pas surmonté les difficultés qu’il fallait vaincre pour qu’il pût devenir d’usage général. Homère nous a appris à quel degré de perfection arriva le travail des métaux dans les contrées du midi. Au nord des Alpes, on accorde la préférence au creuset et au moule. Nous avons vu que le martelage, la tréfilerie, le bosselage, la gravure, l’incrustation sur pierre et sur bronze étaient aussi connus. On arriva au moyen de l’alliage et de la trempe à donner au cuivre la dureté et l’élasticité de l’acier. L’analyse des métaux nous a montré les rapports de l’alliage, dans lequel l’étain jouait le rôle principal, tandis que le zinc ne paraît d’abord que dans les bronzes romains. Les Gaulois inventèrent l’étamage du cuivre, et les barbares établis sur les bords de l’Océan surent enduire de divers métaux le cuivre sortant rouge du feu. — L’art du potier acquit aussi un grand développement; il est même des urnes qui, malgré l’action de plus de 20 siècles, ont conservé tout le poli et l’éclat que donne /230/ le vernis. — Marseille apprit fort anciennement aux Gaulois l’art de fondre le verre. Pline 1 nous dit que de son temps ils avaient acquis une certaine habileté dans ce travail. Il n’est cependant pas probable qu’il se soit répandu dans les pays du nord durant cette période.
Nous n’avons retrouvé en fait d’instrument de musique que le chalumeau et la guimbarde, ainsi que le cor destiné aux combats. Nous savons cependant que les Celtes avaient des bardes 2 qui s’accompagnaient dans leurs chants d’un instrument à cordes assez semblable à la lyre. Les bardes composaient des vers sur les actions glorieuses des héros, et leur autorité, quoiqu’inférieure à celle des Druides, était si respectée qu’on les vit faire poser les armes à des armées prêtes à en venir aux mains. Malgré la rudesse des mœurs, le langage du poëte n’en était pas moins celui des dieux. Les Germains avaient aussi leurs chants et leurs poëmes historiques; les scaldes des Scandinaves n’étaient autres que les Bardes des Celtes. Bien qu’on ait contesté l’authenticité des poëmes d’Ossian, ils peuvent nous donner une idée de ce qu’était la poésie chez les peuples du nord; il reste encore plusieurs chants des Scandinaves, dont nous pourrons faire quelques citations, quand nous serons arrivés à l’époque à laquelle ils appartiennent. — Il est à regretter qu’aucune poésie de ces âges reculés ne soit arrivée jusqu’à nous, mais on comprend que, se transmettant oralement, elles aient dû se perdre, car ce n’est que beaucoup plus tard que les runes furent disposés en alphabet. Avant la conquête des Gaules par les Romains l’écriture était cependant connue par /231/ quelques-unes des populations établies au nord des Alpes 1. César rapporte qu’après la bataille de Bibracte on trouva dans le camp des Helvétiens des tabelles écrites en lettres grecques qui indiquaient le nombre des hommes en état de porter les armes, ainsi que celui des vieillards, des femmes et des enfants 2. — Sur une pierre de Saulieu, en Bourgogne, sont gravés des caractères qu’on croit appartenir aux Gaulois 3.
La liste des ornements que nous avons donnée témoigne d’un grand goût pour le luxe 4 : Diadèmes, colliers, bracelets, bagues, épingles, fibules, ceintures et anneaux de jambes étaient une parure propre aux hommes et aux femmes; l’or, employé avec prodigalité, montre que l’art du clinquant n’était pas encore connu. Ces pièces en général n’ont rien de distingué par leurs formes, mais en revanche elles sont chargées d’ornements de détails, de disques et de lignes symboliques; on peut être surpris du soin et de la précision qui ont présidé à l’exécution de tous ces traits; cependant l’idée du beau fut peu développée chez ces peuples; elle ne s’exprima jamais par la simplicité du fond, l’imitation de la nature animée, la grâce /232/ des contours, la beauté des formes et de l’ensemble. Le beau consistait pour eux dans l’ornementation des détails, la vivacité des couleurs et la reproduction de l’extraordinaire 1. Il est curieux de voir ces traces de l’art que le bronze nous a conservées, reproduites sur l’ancien sagum, d’étoffe rayée 2 ou chargée de fleurs, de disques, de figures de toute espèce. Les Galls se paraient par le tatouage de signes symboliques. Les Bretons se teignaient le corps avec une substance verdâtre extraite de la feuille du pastel 3. On peut se représenter le Gaulois, ami de la parure, revêtu de braies, d’une chemise à manches et du sagum à carreaux éclatants. Ces guerriers robustes, de haute stature, au teint naturellement blanc, aux yeux bleus, aimaient à donner à leurs cheveux blonds 4 ou châtains une couleur rouge ardente 5 au moyen de l’eau de chaux ou d’une pommade caustique, puis, à moins de les /233/ laisser flotter sur les épaules, ils les relevaient en touffe au sommet de la tête 1. Le peuple portait la barbe longue, les nobles ne conservaient que d’épaisses moustaches. Le pauvre et le riche, comme toujours, différaient beaucoup de parure. Aussi quand l’usage des armes défensives fut introduit, la foule ne connut guère le casque, la cuirasse et le bouclier 2.
Appien dit que les Espagnols portaient des manteaux épais et repliés comme les chlamides, attachés avec des agrafes et qu’ils les appelaient sagum.
Les Germains portaient aussi le sagum, attaché au moyen /234/ d’une fibule, et à son défaut d’une épine 1. Les plus riches se distinguaient par un vêtement, non flottant comme celui des Sarmates et des Parthes, mais étroit, de manière à dessiner les formes du corps. Ils se couvraient aussi de la peau des bêtes féroces, les uns négligemment, d’autres avec recherche. Le vêtement des femmes était semblable à celui des hommes, si ce n’est qu’elles portaient plus ordinairement des toiles de lin ornées de pourpre et qu’elles laissaient la poitrine et les bras découverts 2. — Chez les Barbares les femmes paraissent, en général, n’avoir pas été vêtues bien autrement que les hommes; le même fait se reproduit encore de nos jours chez les Lapons, recouverts indistinctement d’une espèce de robe et d’un bonnet de fourrure. — En parcourant le nord de la Russie, on retrouve dans les campagnes un costume qui n’est pas sans rapport avec ceux dont les auteurs anciens nous ont laissé la description. La chaussure est parfois une bottine d’écorce de bouleau, tressée en natte. Le pantalon, plus ou moins ample, n’est autre que la braie des Gaulois. Enfin une blouse de couleurs vives, flottante ou serrée par une ceinture, compose le reste du vêtement, et rappelle le sagum dont elle reproduit la forme. Une robe est souvent l’unique pièce de vêtement des femmes. En hiver, la peau de mouton sert à se préserver du froid. — Les auteurs latins nous représentent à peu près demi-nus plus d’un habitant des pays /235/ du nord, ce qui paraît au premier abord invraisemblable. Ce que nous venons de dire des serfs de la Russie septentrionale fait comprendre que ces descriptions ont dû être écrites d’après les rapports de voyageurs qui avaient visité ces contrées dans les mois où le soleil, disparaissant à peine à l’horizon, répand une chaleur qui n’éprouve pas moins que les rigueurs des longs hivers. — Un vase découvert dans les tombeaux de la Crimée représente avec une grande exactitude le costume des anciens guerriers scythes 1. Ils portent la barbe longue; les cheveux flottants sont rejetés en arrière; un bonnet pointu prend toute la tête, ne laissant que la figure à découvert; le sagum est resserré autour de la taille par une ceinture étroite; le pantalon, pris dans les tiges des bottines, complète le vêtement; les armes sont la lance, l’arc, le carquois et le bouclier long, arrondi à ses extrémités. — Des figures reproduites par le bosselage sur un vase en or, d’un beau travail grec, représentent des guerriers à la suite d’une bataille, dont les uns, blessés, sont pansés par le chirurgien, tandis que d’autres bandent de nouveau leurs arcs ou paraissent s’entretenir du résultat de la journée 2.
De tout temps, la pêche et la chasse furent pour ces peuples un moyen d’existence. La plupart des animaux domestiques leur furent connus et dans quelques contrées la culture du sol prit un développement dont on ne se fait pas toujours une idée exacte. Pythéas 3 qui vivait trois /236/ siècles avant notre ère, rapporte que les habitants de Thulé, c’est-à-dire les Scandinaves, n’étaient pas étrangers à l’agriculture. Les Germains cultivaient le lin 1 et réduisaient leurs blés dans des demeures creuses ou souterraines qu’ils habitaient pendant l’hiver. Pline 2 raconte que l’Helvétien Hélicon, citoyen des Gaules, après avoir travaillé quelque temps à Rome de sa profession de charpentier ou de maréchal, en rapporta, à son retour dans sa patrie, des figues, de l’huile et du vin, ce qui détermina les Gaulois à passer les Alpes. Lorsque les Helvétiens se décidèrent à quitter leur pays ils ensemencèrent le sol de manière à pouvoir prendre sur les récoltes de 2 ans des blés en suffisance pour l’entretien de 368 000 personnes pendant 3 mois de campagne 3 — On ne peut douter que l’agriculture ne fut en honneur chez les Gaulois longtemps avant l’arrivée des Romains. Athénée 4 nous apprend que lorsque Euxenus, chef des Phocéens, s’unit à Petta, fille de Nannus, roi des Saliens, celle-ci présenta à son époux selon l’usage du pays une coupe pleine d’eau et de vin. Les Phocéens, qui apportèrent avec eux des plants de vignes et d’oliviers, trouvèrent déjà le raisin dans les Gaules avant la fondation de Marseille (an 530) 5. Dès le temps de Caton l’ancien on /237/ transportait dans l’Italie des plants de vigne des Gaules et entr’autres de Berri (Biturica) 1. — Varron 2 mentionne dans ce pays des contrées voisines du Rhin où la vigne, l’olivier et les autres fruits ne viennent pas, à moins qu’on n’ait fertilisé la terre avec une craie blanche. Pline loue les vins de Berri et de l’Auvergne. L’invention des tonneaux en bois est attribuée aux Gaulois. Le musée d’Avenches conserve une statuette en argile qui tient sous son bras un vase dont la forme est exactement celle de nos tonneaux, les douves et les cercles sont nettement indiqués, ainsi que le renflement du vase sur le milieu de sa longueur 3. Les Nerviens de la Gaule (peuples du Hainaut) de même que les Suèves de la Germanie, ne permettaient pas l’importation du vin au milieu d’eux, parce qu’ils croyaient que cette liqueur rend les hommes mous, efféminés et peu propres à supporter les fatigues 4. Ceux qui, d’après Vopiscus et Eusèbe, attribuent à Probus l’introduction de la vigne dans les Gaules, sont évidemment dans l’erreur. — La culture des grains ne fut pas moins avancée que celle de la vigne; Strabon parle des abondantes productions de froment et de millet, et dit que le nord de ce pays produit les mêmes fruits que le midi, à l’exception des olives, des figues et du raisin. Du temps de Cicéron les Romains importaient déjà considérablement de blé depuis la Gaule 5. Riche en foin 6 elle nourrissait de /238/ nombreux troupeaux de toute espèce 1. César dit que la Séquanie était la contrée la plus fertile 2. La culture du lin était très soignée, de même qu’en Belgique; on en faisait non-seulement des vêtements, mais encore des voiles de navire 3. Le citronnier était aussi connu, puisque César en décora son triomphe 4. Enfin les porcs, qu’on trouve si souvent représentés sur les monnaies celtiques, étaient remarquables par leur taille, leur force et leur légèreté à courir 5. La Gaule avait la réputation de faire les meilleurs jambons 6 , aussi, après la conquête, les Romains s’y approvisionnaient-ils de jambons, de saucisses et de cervelas 7. — Ces détails, tirés essentiellement des auteurs les plus rapprochés du temps de l’indépendance des Gaules, permettent de juger combien les tombeaux de la seconde période renferment peu d’instruments de la vie domestique. D’autre part il est curieux de voir l’habileté des Romains à puiser, même chez les Barbares, tout ce qui pouvait contribuer à leur développement, comme on peut s’en assurer par ce passage de Pline dans lequel il donne la description des charrues. Il faut en Italie, dit-il, huit bœufs pour tirer les socs gros et pesants. Les coutres servent à ouvrir le sol et à montrer le chemin au soc qui vient entamer la terre horizontalement. Une pièce de fer, contournée en bec à sa pointe, /239/ tient lieu de soc en quelques endroits. Quand la terre est légère, on remplace cette pièce par une barre de fer légèrement courbe et pointue à l’extrémité. Il est des charrues qui n’ont que le soc appointé, large au milieu et tranchant; ce dernier genre, introduit depuis peu, vient du pays des Rhétiens. Les Gaulois ont imaginé de faire porter leur charrue sur de petites roues. Leur soc, plat comme une pelle, tourne très bien les mottes de terre. Une paire de bœufs suffit à ce travail. Après avoir semé, ils hersent avec une espèce de claie, ferrée et dentelée, qu’ils traînent par dessus le labour 1. Pline ajoute qu’il est deux sortes de faux: celles d’Italie, courtes et faciles à manier, même parmi les buissons et les haies, en sorte qu’on fauche à une seule main. En Gaule, où il y a de grandes prairies, les faux sont plus longues, et on ne coupe pas le foin aussi près de la terre 2. (Les faucilles en bronze, découvertes en grand nombre, ont sans doute, pour la plupart, servi aux travaux de l’agriculture. Dans quelques pays on a retrouvé de petites roues en bronze, de quelques pouces de diamètre, munies d’un moyeu et de rayons tout pareils à ce que nous possédons de nos jours.) Les Gaulois avaient aussi des charriots à quatre roues, pareils à celui dont on voit le dessin sur la mosaïque de Bosséaz, près d’Orbe.
Dans son histoire des Gaulois, Amédée Thierry donne, d’après Posidonius 3 , la description suivante: « Autour d’une table fort basse on trouve, déposées par ordre, des bottes de foin et de paille: Ce sont les sièges des convives. Les mets consistent d’habitude en un peu de pain et /240/ beaucoup de viande bouillie, grillée ou rôtie à la broche; le tout servi proprement dans des plats, de terre ou de bois chez les pauvres, d’argent ou de cuivre chez les riches. Quand le service est prêt, chacun fait choix de quelque membre entier d’animal, le saisit à deux mains et mange en mordant; on dirait un repas de lions. Si le morceau est trop dur, on le dépèce avec un petit couteau dont la gaîne est attachée au fourreau de l’épée. On boit à la ronde dans un seul vase de terre et de métal que les serviteurs font circuler; on boit peu à la fois, mais en y revenant fréquemment. »
On a peu de détails sur le commerce des peuples du nord. On sait seulement que dès les temps les plus anciens, l’ambre fut recherché avec avidité. Pline 1 dit qu’on le tirait de la Grande-Bretagne, de quelques îles de l’océan septentrional, des côtes de la Germanie et de la Livonie. Les anciennes monnaies grecques découvertes près de Bromberg doivent provenir de ce commerce, ainsi que plusieurs verroteries. Pendant longtemps les Phéniciens surent s’approprier le commerce de l’étain qu’on trouvait dans la Grande-Bretagne et surtout aux îles Sorlingues, auxquelles ils donnaient le nom d’îles Cassitérides.
Nous avons vu que les premiers habitants de l’Europe construisaient déjà des canots, à la manière des peuples sauvages. Les auteurs anciens, qui donnent des détails nombreux sur la navigation dans le midi, parlent peu de celle du nord 2. Cependant les peuples riverains des grandes eaux, connurent l’art de construire les vaisseaux. Dans les tombeaux des bords de la Baltique on voit fréquement /241/ l’image du vaisseau gravée sur des instruments en bronze, souvent aussi on la trouve sculptée sur les rochers de la Suède. La proue et la poupe étaient également relevées. Un trait au milieu indique le mât et d’autres sur les flancs, les rameurs. Tacite rapporte que les Germains conservaient une image du vaisseau, symbole de leurs premiers voyages. De nos jours on en voit encore dans les temples sur les côtes de la mer, ils sont destinés à recommander les navigateurs aux prières des fidèles. Les sages parlent d’un dieu qui possédait un vaisseau construit avec tant d’art qu’on pouvait le démonter et le réduire en un volume si petit et si léger, qu’il n’incommodait nullement dans la marche. Une mer se présentait-elle devant les pas du dieu, il reconstruisait aussitôt son navire et sillonnait les eaux avec la rapidité du vent. S’il faut en croire la tradition, les Scandinaves transportaient parfois dans leurs expéditions des bateaux, au moyen desquels ils traversaient les eaux qui s’opposaient à leur marche. Les Lapons se servent encore de canots extrêmement légers d’un genre de construction sans doute fort ancien. Longs et étroits, terminés aux deux extrémités en pointes relevées, la carcasse est entièrement recouverte de peaux bien tendues qui ne laissent sur le milieu de la longueur qu’une ouverture circulaire, juste assez grande pour permettre à un homme d’y passer le corps. Assis dans le canot, on s’entoure encore la taille d’un linge, de manière que l’ouverture soit hermétiquement fermée. A l’aide de deux rames, le bâteau glisse légèrement au milieu des écueils, et s’il vient à être pris de flanc et recouvert par les vagues, il ne tarde pas à reparaître à la surface et à affronter de nouveaux périls. Les mâts et les bancs de rameurs propres à /242/ ces vaisseaux Scandinaves qu’on trouve gravés sur le bronze ou la pierre indiquaient de la part de ces peuples des connaissances avancées. D’après les dessins, on peut s’assurer que quelques-uns portaient déjà deux rangs de rameurs, et que le nombre de ceux-ci s’élevaient jusqu’à quarante. Il est vraisemblable que les vaisseaux phéniciens qu’ils virent arriver sur leurs côtes, leur donnèrent l’idée de perfectionner leurs constructions, mais de telles constructions n’en sont pas moins la preuve d’un développement d’industrie qui surprend dans ces temps reculés.
Si la profession de l’artisan était honorée chez les Barbares, celle des armes l’était bien davantage encore. Dans les assemblées du printemps, on sacrifiait aux dieux, afin de les rendre propices; puis on décidait de quel côté on porterait ses armes, à moins qu’on ne fût déjà engagé dans une lutte. Le casque, la cuirasse, les brassards étaient rares, l’arme défensive la plus usitée était le bouclier. Plusieurs affectaient de se présenter à l’ennemi le corps à demi découvert. Les armes offensives consistaient surtout dans la hache, la lance, le javelot 1 , l’arc et la fronde. Le poignard et l’épée paraissent avoir appartenu plus essentiellement aux chefs 2 — En décrivant ces différentes pièces du nord et du midi, nous avons déjà fait observer l’analogie frappante de leurs formes et même de leur ornementation. C’est le moment de résumer ce qui a été dit à ce sujet et d’en tirer les déductions qui se rattachent à l’histoire.
Plusieurs, frappés de cette identité, n’ont pas hésité à /243/ conclure que les Barbares ont reçu ces armes des Romains, mais nous avons vu qu’avant que Rome pût faire ce commerce, le nord les possédait déjà; et plus tard, le fer était travaillé dans le midi, tandis que les autres pays se servaient encore du bronze pour la fabrication des instruments tranchants. Sans revenir sur toutes les hypothèses avancées en faveur de l’origine romaine de ces pièces, nous rappellerons seulement que la présence dans le nord, des fonderies, des creusets et des moules, constate un travail indigène. D’autre part, la considération attachée à la profession de forgeron ne permet pas d’admettre qu’on ait employé comme artisans des esclaves étrangers. Enfin, à côté des formes analogues, nous verrons qu’il en est d’autres, propres à certaines contrées, et qui confirment de nouveau l’extension générale des connaissances métallurgiques. Ce fait établi, comment expliquer l’identité des formes sur des points si opposés? L’épée, le poignard et le couteau présentent partout les mêmes particularités dans la fabrication. L’espèce de hache appelée celt, est la même dans l’ancienne Grèce, l’Italie, et les autres pays de l’Europe. Cependant, les contours de ces instruments ne peuvent être attribués comme dans la première période à l’unité de l’esprit humain. Ce ne sont plus les formes simples et primitives; une idée mère a présidé à leur confection. — C’est ce type dont nous devons chercher l’origine: Le celt, avons-nous vu, est propre non-seulement à l’ancienne Europe, mais aussi à quelques peuples de l’Asie, entr’autres aux Mongols et aux Chinois; ainsi l’orient nous apparaît une seconde fois comme l’origine et le point de départ de ce nouveau développement. L’âge de transition nous a montré en effet /244/ que divers objets furent importés d’Asie fort anciennement. On retrouve même dans des tombeaux des coquillages de la mer des Indes qui laissent peu de doute sur cette marche d’orient à occident. En renonçant à attribuer à quelqu’un des peuples de l’Europe l’invention des formes qui nous occupent, les questions se simplifient et tout s’explique naturellement. Des populations participant à la même culture parcourent de nouveau les anciennes voies du nord et du midi, pénètrent dans l’intérieur des terres ou y repoussent les habitants primitifs. Des luttes incessantes contribuent à opérer une fusion, résultat de tous ces croisements, mais aussi à créer des peuplades dont chacune cherche à s’assurer, si non la prépondérance, du moins l’indépendance. Ces flots se répandirent sans doute à des moments divers, et subirent aussi des influences différentes. Dans le midi, les rapports avec des peuples avancés ne tardèrent pas à introduire des éléments civilisateurs; dans le nord, l’ancien genre de vie se poursuit à travers des siècles plus nombreux. — C’est donc en Asie que nous croyons devoir rechercher ces formes types qui, de là, se répandent en Europe par des voies diverses et servent plus ou moins longtemps dans une contrée ou dans une autre, suivant les circonstances dans lesquelles les populations se trouvent placées. Les formes dont on attribue l’invention aux Romains sont de beaucoup antérieures à l’existence de ce peuple. Ceux qui en font la propriété exclusive des Celtes sont obligés, pour être conséquents, de faire rentrer dans la famille celtique, non seulement les Pélasges et les habitants primitifs de l’Italie, mais encore les Germains. La confusion dans laquelle on tombe me paraît provenir de /245/ ce qu’on s’obstine à chercher en Europe un peuple qui y ait répandu en tout lieu son culte et son industrie. L’étude générale des monuments nous reporte au contraire vers une origine commune, d’où se sont détachés ces peuples divers qui prirent ou reçurent chacun leurs noms particuliers, et plus tard leur caractère propre. Il est encore un point sur lequel il est important de s’entendre. Quand nous parlons d’origine commune, il est certain qu’elle n’a point dû présenter la même unité qu’au point de départ des premières migrations. Nous ne pouvons apprécier toutes les diversités de langues et de cultes déjà introduites en Asie. Les monuments qui nous occupent se rattachent davantage à l’unité d’industrie et de culture, et c’est cette unité-là dont nous croyons devoir rechercher l’origine en Asie.
Après ces considérations, ce que nous avons avancé sur les modes de sépulture par l’inhumation et le bûcher prendra peut-être un peu plus de consistance. Il n’est pas sans intérêt de voir que l’ustion pénètre en Europe en même temps que ces instruments, dont le prototype du plus important, c’est-à-dire de la hache appelée celt, est évidemment oriental. L’ustion, paraissant avec une nouvelle industrie désignerait par conséquent l’introduction de nouveaux peuples ayant des traits communs de parenté.
Malgré les rapports sur lesquels nous avons insisté, il est cependant, quand on prend ces monuments dans leur ensemble, des manières de faire propres à certaines localités. Telle pièce, rare dans un pays, sera commune dans un autre; telle forme n’appartient qu’à certaine région. Rien de plus commun que les urnes cinéraires en Allemagne, rien de plus rare dans la Suisse occidentale, où l’usage de /246/ l’inhumation a prédominé. Les bracelets granulés sont surtout propres aux bords du Rhin; les vases chargés de rayures, au centre de l’Allemagne. La forme particulière des vases en métal destinés au culte appartient aux côtes de la Baltique, ainsi que la gravure fréquente du vaisseau, les grands cors de guerre, les haches de commandement, les bracelets et les fibules à grandes spirales plates 1. L’Irlande et le Danemarck se distinguent par la richesse de leurs bronzes. Toutefois, on ne possède pas encore des collections assez complètes pour établir des distinctions de peuple à peuple. Il est moins facile qu’on ne l’a cru de distinguer les monuments des Celtes de ceux des Germains et des Scandinaves; ce n’est pas tant l’invention des formes que leur modification qui peut les faire reconnaître. Et d’ailleurs si nous nous reportons dans ces temps reculés, la mobilité de ces peuples, leurs invasions incessantes, les flots poussant d’autres flots, se brisant et se mélangeant, les rapports continuels d’amitié et de guerre qui sont les uns et les autres des moyens d’échanger les idées, tout montre qu’on doit retrouver au nord des Pyrénées et des Alpes un genre de vie riche en faits analogues.
Si nous résumons les traits caractéristiques de cette période, nous voyons que l’exploitation des mines et le travail des métaux acquièrent un grand développement. L’art du potier se perfectionne, ceux du tisserand, du teinturier et du tanneur se retrouvent en tout lieu. La culture des blés et les soins des troupeaux paraissent généralement /247/ répandus. La charrue et la herse sont employées au labour. Dans les contrées les mieux exposées on possède l’olivier, le figuier et le citronnier. La vigne est déjà connue dans les Gaules 5 à 6 siècles avant notre ère. Le vin est resserré dans des tonneaux en bois tout pareils aux nôtres. Des vaisseaux, conduits par des voiles ou de nombreux rameurs, sillonnent les mers du nord. Le cor excite les guerriers au combat. La lyre des bardes et des Scaldes célèbre les hauts faits; la voix du poète est respectée. Les Helvétiens connaissent l’écriture. Enfin partout, le goût du luxe préside à la parure.
Après l’examen de ces faits, dont chacun est constaté, on se demande si l’on est bien en droit d’appeler Barbares les peuples qui possédèrent toutes ces connaissances. La question peut être posée, mais avant tout il faut s’entendre sur la valeur de cette expression. Si par Barbares on entend des peuples essentiellement rudes, grossiers et ignorants, nous croyons que la plupart de ceux qui nous ont occupé ne méritent que bien incomplètement l’emploi de cette épithète. Le sens primitif du mot barbare n’était autre que celui d’étranger; employé d’abord par les Grecs, puis adopté par les Romains, il s’y attachait une idée de défaveur. Sans suivre les différentes idées qui se rattachèrent à cette expression après les déprédations des peuples du nord, nous dirons que les Barbares sont à nos yeux, les peuples ou les hommes étrangers à la civilisation. Les connaissances industrielles et agricoles, la valeur dans les combats ne constituent pas à elles seules l’élément civilisateur; pour le compléter, il faut que la culture intellectuelle soit en honneur, que les lettres et les beaux arts viennent ennoblir l’esprit des hommes en leur révélant le /248/ culte du beau et du grand. Nous ne pouvons parler de l’élément religieux ou chrétien qu’il n’était pas encore donné de posséder; mais toujours est-il qu’à cette époque reculée les peuples qui nous occupent ne connaissaient qu’une demi-civilisation, que les beaux arts leur étaient étrangers, que leurs ébauches littéraires n’ont pu les sauver de l’oubli et qu’ils ont par la rudesse de leurs mœurs mérité le nom de Barbares. Il en est de même de tous ceux qui ne font du beau qu’un objet de parure ou de vanité, qui placent la matière au-dessus de l’esprit et honorent le bras plus que l’intelligence.
IV
TROISIÈME PÉRIODE
OU AGE DU FER.
Nous sommes arrivés à la fin de notre deuxième période après avoir parcouru les siècles nombreux qui se sont écoulés depuis l’introduction des premiers habitants en Europe jusqu’aux temps voisins de la naissance du Christ. La découverte de matières nouvelles, contribuant puissamment au développement des peuples, nous a permis, malgré l’obscurité de ces âges, de distinguer des moments divers par la classification des monuments analogues. Une fois qu’on fut arrivé par l’alliage et par la trempe à donner au cuivre des propriétés diverses, on se préoccupa moins de vaincre les difficultés que présente le /249/ travail du fer. Longtemps il fut envisagé comme un métal récalcitrant et aussi comme un métal de prix. Les Bretons l’employèrent d’abord pour les anneaux qui servaient de monnaie 1. Homère en parle comme de la matière la plus dure 2. Les habitants de Tyr firent présent à un roi d’une masse ou d’un lingot de ce métal comme d’une chose rare. Hérodote et d’autres auteurs mentionnent comme l’une des merveilles de Delphes l’offrande d’Alyattès, roi de Lydie, qui consistait en un grand cratère d’argent, dont la base, en forme de tour un peu conique, était en fer. Travaillé à jour, on y voyait plusieurs petits animaux se jouer à travers les feuillages qui l’ornaient; ces différentes pièces n’étaient point unies par des clous, mais au moyen de la soudure. Ce travail était attribué à Glaucus de Scio qui le premier trouva l’art de souder le fer 3. César trouva le fer en usage chez les Gaulois et les Belges 4. Tacite, en revanche, dit que de son temps il était rare chez certains peuples du nord 5. Ces détails suffisent pour montrer que l’usage du fer fut généralement répandu dès le commencement de notre ère. Les métaux connus auparavant continuèrent à être employés pour des objets divers, les instruments tranchants sont désormais en fer.
Avec l’introduction générale de ce métal s’ouvre une /250/ nouvelle période, mais elle est, comme la période précédente, unie à celle-ci par un âge de transition durant lequel le fer, encore rare, est envisagé comme plus précieux qne le bronze. Ce moment répond aux derniers siècles avant l’ère moderne. A mesure qu’on approche des temps historiques, relativement aux peuples du nord, la scène s’agrandit, les faits se multiplient, les individualités se dessinent plus fortement, et l’étude des monuments, féconde en résultats pour l’histoire, se poursuit à peu près jusqu’au Xe siècle de notre ère. Ce sujet étant beaucoup trop vaste pour pouvoir être traité dans ce cours, nous nous bornerons à en tracer une esquisse rapide qui permette de donner une idée du champ à parcourir.
Dans les périodes précédentes nous avons retrouvé la même manière de faire, propre à des pays très divers. Dans celle-ci on ne rencontre plus cette unité. — De vastes contrées sont tombées sous la domination romaine. Le vaincu, en subissant la loi du maître, conserve cependant encore quelques-uns des traits qui lui sont propres. De nombreux monuments d’architecture s’élèvent dans les provinces conquises, mais les inspirations n’en sont pas celles d’un peuple libre. — De nouveaux peuples descendent du nord, attirés par la douceur du climat et par la haine du nom romain; la désolation accompagne leur marche. — Rome tombe à son tour, et ses provinces passent sous d’autres maîtres.
D’autre part, les peuples qui conservent leur indépendance présentent le développement de l’ancien genre de vie. Les compagnons d’Odin s’établirent sur les bords du lac Mélar, se répandent dans l’intérieur de la Suède et ne tardent pas à recouvrer la Norwège. Les Wendes /251/ occupent l’orient et le nord de la Germanie. Des peuples divers se croisent et se heurtent, mais ils n’en continuent pas moins à élever les tumuli sur la cendre des morts et à sacrifier les animaux domestiques. Dans leurs tombeaux on retrouve les témoignages de leurs lointaines expéditions. Les objets d’art scandinave sont souvent accompagnés de bronzes romains. Les Varaigres rapportent de Byzance les monnaies du bas empire et les fibules à filigrane. Les monnaies cufiques ou arabes sont déposées par milliers sur les rives de la Baltique et sur les îles d’Oeland et de Gottland. Ces hardis aventuriers, déposaient souvent dans le sol des trésors qu’ils ne pouvaient confier à des demeures mal fermées. Courant à de nouveaux périls, tous ne revoyaient pas leur patrie. De nos jours il n’est pas rare de retrouver à peu de profondeur dans le sol ces enfouissements précieux pour l’histoire, et d’une valeur intrinsèque souvent considérable. Un fait peut donner une idée de ces pillages. Les monnaies anglo-saxonnes, clair-semées çà et là en Angleterre, sont extrêmement nombreuses en Suède. Telles pièces, très rares dans les collections de Londres, se retrouvent par centaines dans celles de Stockholm. On peut juger par là, combien furent grandes les dévastations des Scandinaves en Angleterre. Au commencement du IXe siècle, Anschaire arriva sur les bords du Mélar où il annonça l’Evangile aux païens. D’autres missionnaires furent reçus et écoutés. Les runes, employés essentiellement comme caractères magiques, furent réunis en alphabet; les temples païens, renversés, et les dieux détrônés. Cependant, ils sont encore vivants dans les souvenirs du peuple. Les symboles païens passent dans le nouveau culte. Des traditions nombreuses /252/ montrent le passage de l’ancienne foi, à la foi nouvelle. En résumé, ce n’est pas exagéré de dire qu’il y eut fusion autant que conversion.
Pendant que le nord poursuit son ancien genre de vie agité et tumultueux, mais pourtant continu, jusqu’au Xe siècle de notre ère, nous avons vu que les peuples qui étaient tombés sous la domination romaine prennent une autre direction. A la chute de Rome, des populations étrangères s’asseyent sur les ruines d’un ancien monde. Elles s’en approprient plus d’un débris pour la construction d’une société nouvelle, dont le christianisme est l’élément dominant. Sous l’influence de la foi, les sépultures se groupent en cimetières. Plus de tumuli, plus de sacrifices sanglants. La rupture d’avec les anciennes mœurs ne peut cependant être complète. Le guerrier emporte encore ses armes dans la tombe, l’artisan, les instruments de sa profession, le magistrat, les symboles de sa charge, la femme, ses ornements, et l’enfant, ses joujoux.
C’est à cette époque qu’appartiennent les tombeaux de Bel-Air. Les Helvéto-Burgondes qui occupaient alors l’Helvétie occidentale inhumèrent pendant plusieurs siècles leurs morts sur cette colline. Bien que les fouilles ne soient pas achevées, 271 tombeaux ont déjà été découverts. Plus de vingt localités dans le canton de Vaud présentent des sépultures semblables. On les retrouve dans plusieurs départements de la France, sur les bords du Rhin et dans le midi de l’Allemagne. Les objets divers qu’elles renferment sont d’une assez grande analogie et appartiennent évidemment à des peuples parents, placés dans des circonstances analogues. Cependant en examinant ces débris de plus près, il est aussi des traits de distinction: /253/ Ainsi dans les tombeaux des Francs dominent la hache d’armes et les objets en verroterie; dans ceux des Allemani, ce sont les longues épées, les colliers et les ornements en or; la damasquinure est plus riche chez les Burgondes, ainsi que les sujets symboliques gravés sur des plaques de bronze.
Ces derniers temps on a découvert à Echallens, sur la propriété de M. Gottofrey, ancien juge d’appel, divers objets qui, appartenant à cette époque, méritent d’être mentionnés. A peu de profondeur dans le sol sont déposés, sans ordre apparent, des squelettes d’hommes et d’animaux. M. le professeur Auguste Chavannes ayant eu l’obligeance de déterminer ces ossements, on a pu constater la présence du cheval, de la vache, du mouton, du cochon et du chien. D’entre les ossements humains, deux mâchoires ont appartenu à des individus de l’âge le plus avancé. Les fragments d’un vase d’une poterie grossière, une petite bague en argent, une fibule circulaire, une agrafe damasquinée et un couteau en fer, ne laissent pas de doute sur l’âge de ces débris, qui remontent à l’époque mérovingienne. Précédemment des coutelas ont été trouvés sur la même colline. Que conclure de cette réunion d’êtres si divers? La présence d’hommes âgés et de la plupart des animaux domestiques ne permet pas de voir là un champ de bataille. En attendant que de nouvelles découvertes viennent éclairer cette question, je ne trouve d’explication plausible qu’en admettant la marche ou la fuite d’une population qui emmène avec elle tout ce qu’elle peut sauver. Surprises dans un campement, hommes et bêtes peuvent avoir été frappés indistinctement et inhumés dans le lieu où ils étaient tombés. Un fait peut /254/ donner quelque consistance à cette manière de voir. Après l’établissement des Burgondes dans le pays, les Allemani firent une nouvelle invasion, souvent confondue avec les précédentes, et achevèrent d’anéantir ce que les Burgondes avaient épargné de la grandeur de Rome. Le moment de cette destruction répond à celui des inhumations d’Echallens, qui peuvent ainsi se rattacher à ces dévastations.
Telles sont les scènes que nous révèlent les monuments tumulaires de l’antiquité. Mais afin de compléter ces tableaux, nous consacrerons encore quelques leçons aux monuments du culte, et à ceux de la vie civile ou privée, en cherchant à jeter quelque jour sur ce sujet obscur, par les traditions et les superstitions, reflets de l’ancienne vie païenne.
Monuments du culte et de la vie civile, militaire et privée.
L’architecture fut étrangère aux peuples dont nous nous sommes occupés. Ils apportèrent beaucoup plus de soins à la construction des tombeaux qu’à celle de leurs demeures, qui n’étaient que de simples abris. Leurs divinités, trop grandes pour être contenues dans des temples, étaient adorées dans des lieux consacrés, mais découverts. L’enceinte de ces lieux était déterminée par de grands blocs de rochers, dont l’arrangement témoigne d’un but particulier. Des pierres dressées eurent une signification religieuse, et les autels ne laissent pas de doute sur cette destination. Les monuments du culte appartiennent à l’âge durant lequel le paganisme fut en /255/ vigueur; c’est dire qu’ils apparaissent dès les temps les plus reculés jusqu’à l’introduction du christianisme. Il est souvent difficile de distinguer leur antiquité relative, cependant on peut envisager ceux de ces monuments qui sont les plus gigantesques comme remontant à la première période dont ils rappellent les constructions colossales.
Men-hirs.
On voit dans un grand nombre de contrées des pierres brutes en forme de piliers, hautes de 5 à 18 pieds, dressés sur le sol et isolés dans les campagnes ou sur les hauteurs. Dans l’âge primitif ils s’élèvent parfois au-dessus des tombeaux. On les désigne généralement sous le nom de men-hir, expression populaire de la Bretagne française, qui signifie « pierre dressée. » En plusieurs lieux le peuple vénère encore ces pierres. Elles paraissent n’avoir pas été sans rapport avec les Hermès des Grecs 1 , statues antiques de Mercure, sans bras et sans pieds, qui consistaient en un pilier carré surmonté de la tête du dieu et quelquefois aussi de la tête d’hommes illustres. Les Romains empruntèrent des Grecs l’usage des Hermès qu’ils nommèrent Termes. Ils les placèrent dans les carrefours ou croisées des routes. C’étaient les gardiens et les protecteurs des chemins 2. Le dieu terme présidait surtout aux bornes /256/ des champs et punissait les usurpations. Chaque année les habitants de la campagne le couronnaient de guirlandes, lui offraient des libations de lait et lui immolaient un agneau en arrosant de son sang les bornes de leurs champs. Sur la roche tarpéienne s’élevait un pilier autour duquel les premiers rois romains célébraient les terminalia 1. Quand Tarquin le superbe choisit ce lieu pour élever un temple à Jupiter capitolin, les divers dieux qui s’y trouvaient consentirent à se retirer, mais le dieu terme résista à tous les efforts qu’on fit pour l’enlever et resta dans le temple qu’on construisait dans cet endroit 2. Les men-hirs des barbares n’ont cependant pas été, comme chez les Grecs et les Romains, consacrés surtout à Mercure et au dieu Terme. Grimm nous apprend dans sa mythologie allemande que les dieux germains étaient souvent représentés par des piliers bruts 3 , et plusieurs auteurs anciens disent que les habitants de Samos adorèrent, d’abord les dieux sous la forme de soliveaux, de troncs d’arbre, de pierres carrées ou coniques 4. A Pharæ, en Achaïe, 30 pierres carrées placées sur la place publique étaient honorées comme autant de dieux.
On retrouve les men-hirs dans l’île de Corse 5 et dans /257/ plusieurs contrées de l’Espagne entr’autres près de Grenade. — En France, ils sont le plus souvent carrés, d’autrefois, plus gros au milieu qu’aux extrémités, ils portent le nom de « quenouille à la bonne femme. » Quand ils se terminent en pointe, on les appelle peulvans, ce qui signifie figure de traits (peul trait, van figure). Quelques-uns, plantés en terre par la pointe, s’élèvent en forme de massue. Dans le département du Finistère, le men-hir de Plovan n’a pas moins de 50 pieds de haut. Le men-hir le plus élevé qu’on connaisse est celui de Lockmariaker dont la grandeur égale celle de l’obélisque de Luxor 1. Il reste de ces piliers dans presque tous les départements de l’ouest et du nord de la France 2 ; répandus le long de la Loire, ils sont particulièrement nombreux dans la Bretagne 3 , la partie supérieure porte parfois des rainures, taillées à une certaine distance les unes des autres. Il s’y rattache encore plus d’une pratique superstitieuse; dans quelques localités on a la coutume de les oindre d’huile et de les couronner de guirlandes de fleurs 4. — Nombreux aussi dans la grande Bretagne 5 , on les appelle pierres des géants et pierres des oracles. Les Ecossais leur /258/ accordent surtout une grande vénération. — En Suisse, la culture du sol a fait disparaître plusieurs de ces monuments. Tel a été le sort de ceux qu’on voyait autrefois près de Palézieux 1. Il en existe cependant encore quelques-uns au pied du Jura. En enlevant, il y a quelques années, un de ces piliers bruts près de La Mothe, entre Yverdon et la montagne, on découvrit deux celts en bronze, sur lesquels reposait la pierre qu’on venait de briser. Non loin de Champagne, au Clos de la pierre, existait un bloc pareil. A Champagne même, un immense pilier granitique a été enlevé il y a une quinzaine d’années. On en voit encore un à Bonvillars d’une forme élancée et de 10 pieds de haut. Entre Corcelles et la montagne, 4 men-hirs sont disposés en carré long. Au-dessus de Concise, en aval de la route, un de ces blocs, enfoui en partie par des terres de remblai, sert de borne sans avoir été déplacé. La tradition rapporte que ces pierres de Concise et de Bonvillars furent élevés en mémoire de la victoire des Suisses à Grandson, mais les instruments en bronze qu’elles recouvrent et leur présence en des lieux étrangers au champ de bataille disent assez qu’elles datent d’une autre époque. On retrouve le men-hir dans le canton de Neuchâtel et le long du Jura bernois; deux faucilles en bronze ont été découvertes sous l’un d’eux, près de Bienne. Entre Courgenay et Porrentruy est une immense pierre plate, plantée en terre par son extrémité la plus large; sa hauteur est de 10 pieds au dessus du sol, sa largeur de 5 pieds, et son épaisseur de 13 pouces; au milieu, a été pratiquée une ouverture circulaire de /259/ 15 pouces de diamètre. L’abbé Serasset 1 raconte que dans le siècle passé on creusa au pied de cette dalle et qu’on trouva à 5 pieds de profondeur une autre pierre de même grandeur, couchée horizontalement, dans laquelle la première était fortement enchassée et tenue avec des barres de cuivre, ce qui indiquerait qu’elle fut élevée dans la seconde période. Des documents attestent que dans le moyen âge des plaids se tenaient tous les ans auprès de la Pierre-percée. — En Allemagne 2 , les men-hirs sont appelés pierres des payens, pierres des Huns, pierres du soleil. On les retrouve dans le midi et le centre de l’Allemagne. Rares sur les bords du Rhin, de Manheim à Cologne, ils sont répandus en grand nombre dans le Hanovre, les duchés de Mecklembourg, et sur les bords de l’Elbe et de l’Oder. A quelque distance de Halle, près de Dölau, on voit dans un champ un pilier de grès dont la hauteur, y compris la partie plantée en terre (c. à. d. 7 ½ pieds, est de 25 pieds). Jusqu’à ces derniers temps, les pasteurs /260/ des trois paroisses voisines se réunissaient une fois chaque année auprès de ce bloc, et faisaient chacun un discours à la multitude qui les entourait. Près de Sangerhausen, dans la Thuringe, et, à 3 lieues de Sonderhausen, sont deux blocs percés chacun d’un trou. Dans certaines localités de l’Angleterre, des personnes de tout âge passent par un pareil trou afin de se préserver des douleurs; on y fait aussi passer les enfants pour les empêcher de devenir rachitiques. — Ces pierres percées se trouvent aussi en France et en Suisse, on connaît celle du Porrentruy. Quelques men-hirs portent aussi des entailles et des rainures, de même qu’en France. — Ces piliers isolés, rares en Danemark, se retrouvent dans la Norwège et sont très nombreux en Suède où ils recouvrent ordinairement des tombeaux. Parfois, plantés sans ordre, ils occupent de grands espaces de terrain, ils sont regardés comme indiquant un champ de bataille. Si le voyageur demande aux paysans ce que signifient ces piliers, on lui répond constamment qu’ils ont été élevés sur la tombe d’un chef; les fouilles confirment la tradition. Plusieurs de ces blocs, datant des premiers temps chrétiens, portent des inscriptions runiques qui rappellent simplement le nom et la filiation du défunt. Souvent le signe de la croix, uni à des sujets fantastiques, a été gravé sur la pierre.
Pierres mouvantes.
Pline 1 et Ptolémée 2 font mention de pierres énormes qu’on mettait facilement en mouvement, mais qu’aucune /261/ force ne pouvait déplacer. Cette description convient parfaitement aux pierres mouvantes qui existent encore dans plusieurs localités. Ce sont des roches arrondies à leur base, et parfois de la forme d’un ballon, posées sur une espèce de piédestal en pierre, souvent conique, et cela avec un équilibre tel que la moindre impulsion les fait vaciller. La grandeur de plusieurs de ces blocs est si considérable qu’on est tenté d’y voir un caprice de la nature. Cependant il est incontestable que les bases coniques ont été taillées par la main de l’homme de manière que leur pointe correspondît au centre de gravité du bloc qui repose au-dessus. Plusieurs superstitions se rattachent à ces pierres. Au coup de minuit elles font un tour sur elles-mêmes 1. Le diable les met parfois en mouvement, surtout la veille de Noël. On montre dans le canton de Vaud plus d’un bloc de granit qui, sans être déposé de la même manière, reçoit les mêmes impulsions. L’opinion la plus vraisemblable est celle qui prétend qu’on tirait différents présages de l’oscillation de ces pierres.
En France il en existe encore plusieurs. La pierre branlante de chez Barrat, près de Rochefort, a 22 pieds de long, 8 d’épaisseur, et 16 de haut; taillée en forme de ballon, elle se balance sur une base conique 2. Près de Thiers est la pierre de danse 3 , près de Clermont, la roche branlaire (20 pieds de long). Celle de Livernon, sur la rive du Lot, dans la province de Quercy, mesure 35 pieds de long, 20 de large et 2 d’épaisseur. Elles se retrouvent /262/ dans plusieurs départements 1 et entr’autres dans la Bretagne. — Ce genre de monument n’est pas rare en Angleterre et en Ecosse. On en voit dans les contrées de Cornouailles 2 , de York 3 et de Derby 4 ; l’une, dans le Sussex, pèse 9700 quintaux 5. — Les pierres mouvantes sont peu nombreuses en Allemagne. Celle du bailliage hanovrien de Copenbrügge pèse 12672 quintaux 6 ; une autre dans la Lippe, est tellement mobile que les coups de vent suffisent pour la mettre en mouvement. Le peuple prétend aussi en Allemagne que ces pierres tournent sur elles-mêmes au coup de minuit. — On en compte trois sur l’île de Bornholm, et plusieurs en Norwége, une entr’autres à Stavanger. — L’Amérique en possède plusieurs. « Le capitaine Dupaix, qui de 1803 à 1807 fit trois expéditions dans l’intérieur du Mexique, dans le but d’en explorer les nombreuses antiquités, rapporte qu’il rencontra, au sud-est de Cordova, et au milieu d’une savane immense, une grande roche de figure sphérique, ayant 22 pieds de /263/ circonférence. Elle est mise en équilibre sur son axe, de telle sorte qu’on peut la faire vibrer en la touchant seulement du petit doigt. A deux lieues plus loin, on en rencontre une à peu près semblable. Du reste il paraît que ces pierres sont assez nombreuses aux Etats-Unis. Dans l’Etat de Massachussets, il existe une pierre branlante d’environ 24 000 livres, posée par trois points sur un autre roc; il suffit d’un léger effort pour la mettre en mouvement. »
Autels, trilithes, dolmens.
Il nous reste encore un grand nombre d’autels des peuples barbares, isolés dans les plaines et sur les hauteurs ou réunis à d’autres monuments. Plusieurs sont de simples blocs de granit dont on ne peut reconnaître la destination que par les rainures, les creux circulaires et certains signes taillés sur la pierre. Au-dessous, on trouve parfois des celts et d’autres instruments en pierre et en bronze qui paraissent avoir appartenu au culte. Il n’en est qu’un petit nombre, dont on puisse dire avec certitude leur destination pour les sacrifices sanglants 1 ; il n’est du reste pas toujours facile de les distinguer de ceux sur lesquels on ne faisait que déposer les offrandes. Quelquefois, ces blocs reposent sur trois pierres ou supports, disposés à angle droit, mais peu élevés au-dessus du sol; d’autrefois leurs supports sont assez hauts pour pouvoir pénétrer sous la table de l’autel, comme dans une cellule, ce qui a fait donner en Allemagne, le nom /264/ d’autels-grottes à ces monuments. Les Français les appellent dolmens (tables de pierre) lorsque la table est horizontale, et demi-dolmens si elle est inclinée de manière qu’une des extrémités repose sur le sol. — On désigne aussi par les noms de dolmens, lécavènes 1 ou trilithes deux piliers, parfois très élevés, surmontés d’une table en forme d’architrave 2. La réunion de plusieurs de ces monuments rapprochés les uns des autres sur la même ligne, forme les autels prolongés de l’Allemagne, appelés en France allées couvertes 3. La différence d’élévation de ces divers autels a lieu de surprendre; cependant un fait propre au culte des anciens Grecs donne une explication satisfaisante de cette variété de construction; les autels que les Grecs élevèrent en l’honneur des dieux du ciel furent parfois très grands; l’un dédié à Jupiter Olympien n’avait pas moins de 22 pieds de haut 4. Ceux des dieux terrestres étaient peu élevés, tandis que pour les divinités infernales, on creusait souvent des fosses dans le sol.
Ephorus 5 , né vers l’an 352 avant notre ère, remarque /265/ qu’on ne trouve pas de temples en Ibérie, mais à la place, de grandes pierres réunies au nombre de 3 à 4, ce qui répond bien aux autels que nous venons de décrire. En Portugal 1 , près de Monte-Moro, est un autel dont la base, formée par d’énormes pierres qui se rétrécissent peu à peu vers le haut, supporte une autre pierre également gigantesque, mais plate et inclinée vers le midi. Trois ou quatre hommes peuvent s’abriter dans l’intérieur de ce monument. On en voit encore quelques-uns dans l’île de Corse. — Nombreux en France 2 , ils portent parfois le nom /266/ de pierres des fées ou des Fades, qu’on croit dériver de vates c’est-à-dire devin. Souvent ils sont déposés en groupes. Dans un petit district du département de l’Ardèche, on en compte environ 80. Sur les tables, quelquefois percées de part en part, sont souvent taillés des creux et des rainures. Encore de nos jours, les jeunes filles qui désirent se marier dans l’année montent sur ces blocs, y déposent une monnaie et sautent du haut en bas, ou bien elles placent, en guise d’offrande, dans les interstices des pierres, des flocons de laine couleur de rose liés avec du clinquant. La table de l’autel de Limalonge, dans le département des Deux-Sèvres, n’a pas moins de 22 ½ pieds de long, 12 de large et 4 d’épaisseur. Les allées couvertes, qui ne sont autres que des dolmens prolongés, présentent l’aspect de galeries ou de corridors fermés à l’une des extrémités, quelquefois divisés à l’intérieur en 2 ou 3 parties et terminés par un appartement carré ou arrondi. L’allée de Bagneux est remarquable par la grandeur des /267/ matériaux employés; longue de 60’ large de 20 et haute de 9, quatre énormes dalles de grès posées sur champ, ferment chacun des deux côtés. Il n’y a que 4 couvertes, dont l’une mesure 22 ½’ de long sur 21 de large. L’entrée est rétrécie par une plaque et l’autre extrémité est fermée par une seule dalle. — L’Angleterre possède la même variété d’autels que la France, ainsi que des allées couvertes de grandes dimensions. — Bien que la plupart de ces monuments aient dû disparaître dans notre pays avec les blocs erratiques, on en trouve encore çà et là des vestiges. Près de Genève, on voit dans le lac, à peu de distance du bord, les pierres à Niton ou Neyton, qui ont pu servir d’autel au Neith des Gaulois. Il y a environ deux siècles qu’on trouva au pied de la plus grande des celts et un couteau en bronze. Le mot niton, étant aussi l’un des noms du démon, la dénomination de ce bloc équivaut à celle de Pierre du diable, nom qui fut fréquemment donné à ces monuments lors de l’introduction du christianisme 1. Sur le mont de Charpigny, attenant à celui de Saint-Triphon, sont plusieurs blocs erratiques, dont l’un recouvrait des celts, des anneaux de serment et un fer de lance en bronze déposés en cercle dans la terre. Une découverte analogue a eu lieu à Juriens près de Romainmôtiers; mais il est difficile de conclure uniquement de ces faits à la destination religieuse de ces blocs. Sur une ancienne carte du bailliage d’Oron est indiqué par ces mots: « trois pierres, une sur les deux » un dolmen ou trilithe entre Maracon et la Rogive. Près de la Mothe sur les bords de l’Arnon, un bloc d’une dixaine de pieds de haut sur 7 à 8 de large /268/ reposait sur trois pierres où il avait été évidemment placé par la main de l’homme. Dans la Haute-Engadine, près de Sins, on voit aussi des autels isolés, entr’autres la pierre fitte qui a 18 pieds de haut sur 28 de tour 1. On ne retrouve du reste en Suisse aucune allée couverte, ni aucun de ces monuments gigantesques propres à d’autres pays.
Les autels, rares dans le midi de l’Allemagne et sur les bords du Rhin, sont surtout répandus au nord, dans les contrées habitées le plus anciennement. Ils portent les noms de pierres du diable, du mensonge, des druides, d’épreuve ou de châtiment, et aussi de la fiancée. Les trilithes, nombreux en France et en Angleterre, n’ont guère été observés qu’au sud de Weimar, où ils sont appelés portes du diable. Les blocs, sans support, sont surtout chargés de rainures, de petits creux circulaires, quelquefois de l’empreinte de mains ou de pieds. D’autres fois, l’autel repose sur trois pierres ou sur un plus grand nombre, disposées de manière à former une espèce de grotte. Entre Halle et Cœthen, au milieu du village de Werben, est un autel autour duquel la commune a l’habitude de s’assembler. /269/ A l’intérieur de la ville de Halberstadt, sur la place du dôme, on voit encore la pierre de mensonge qui a été jusques à la Réformation l’objet de la cérémonie suivante: Chaque année, le peuple se portait en foule autour de l’autel, sur lequel on plaçait une image, représentation du dieu auquel il était consacré; puis on entonnait certains cantiques et un chanoine abattait d’un coup de bâton la fausse divinité. La tradition, moins fidèle sur ce point, raconte que les habitants de Halberstadt, embarrassés dans la construction de leur temple, obtinrent du diable qu’il se chargeât de ce travail, en lui persuadant que ce bâtiment était destiné à devenir une auberge. L’édifice était à peu près achevé quand l’habile ouvrier s’aperçut qu’il avait été trompé. Irrité, il disparaît, et revient un peu après avec un bloc énorme pour détruire son œuvre. On parvint cependant, après beaucoup d’efforts, à calmer son courroux au moyen d’un compromis. Il fut convenu qu’on élèverait une auberge auprès du temple, et le diable déposa sur la place le bloc qu’il avait apporté, menaçant les habitants de la ville d’en faire usage s’ils venaient à manquer à leur parole. Ceux-ci ayant été fidèles à leur promesse, le bloc n’a dès lors pas été remué. — La hauteur moyenne des autels est de 5 à 7 pieds. Celui de Triptow, le plus grand de la Poméranie, mesure 19 000 pieds cubes. — Sur l’île de Rügen, non loin du village de Quoltitz, est une colline d’un aspect sauvage, couverte en partie de blocs erratiques, dont le plus grand a été choisi pour un autel. Long de 15 pieds, large de 12 et haut de 5, il est entouré de rainures ou petites rigoles qui paraissent destinées à donner un cours déterminé au sang des victimes. Un bassin circulaire a été taillé sur sa /270/ surface, avec plusieurs petits trous peu profonds. Un autre autel de l’île de Rügen appartient à un ensemble de monuments dont il ne doit pas être séparé. La partie nord-est de l’île est recouverte d’une grande forêt de hêtres qui s’étend jusque sur les rochers de craie de la rive, élevés d’environ 400 pieds au-dessus de la mer. Non loin de ces bords escarpés, une dépression du plateau forme un vallon plein de mystères. C’est là que les hêtres touffus et serrés projettent leurs ombres sur les eaux noires d’un petit lac, entouré en partie de roseaux. On l’appelle le lac d’Hertha. Sur la rive occidentale, s’élève un retranchement en terre, haut de 80 à 100 pieds, ménageant au nord un étroit passage par lequel on pénètre dans ce sanctuaire de forme ovale, découvert du côté du lac. Ce retranchement qui a environ 400 pas de tour et 200 pieds dans son plus grand diamètre porte le nom de Herthabourg. Au nord de l’enceinte est un autel de granit peu élevé, terminé en arête, d’où descendent deux faces inclinées et légèrement concaves. Au pied du bloc, sur le milieu de sa longueur repose un bassin en granit qui paraît avoir été destiné à recevoir le sang des victimes. Auprès de l’autel une pierre peu élevée présente une surface plate sur laquelle sont sculptées les marques de pieds humains. La tradition raconte qu’une druidesse ayant des rapports avec un jeune homme du collège des druides, les prêtres inexorables eurent recours aux mystères de leur culte pour découvrir la coupable. A cet effet, ils firent passer toutes les druidesses sur la pierre d’épreuve. Lorsque la prêtresse coupable d’amour monta sur le bloc, elle y laissa l’empreinte de ses pieds. Convaincue par là de son crime, elle fut précipitée dans la mer du haut des rochers voisins. /271/ Tacite 1 parle d’une île au nord de la Germanie, qu’on croit être celle de Rügen, où se trouvait une forêt, au milieu de laquelle était un char consacré à la déesse Hertha. Il n’était permis qu’au prêtre seul de toucher à ce char parce qu’il savait à quel moment arrivait dans ce lieu la déesse qu’on y adorait. Quand il sentait la présence de cette divinité, il attelait des buffles au chariot et le suivait avec une grande vénération. Tout le temps que durait cette cérémonie, étaient des jours de fête, et partout où le char allait on le recevait avec beaucoup de solennité. Chacun déposait les armes, on ne respirait que la paix et le repos jusqu’à ce que le prêtre eût reconduit dans son sanctuaire la déesse rassasiée de la conversation des hommes. Alors on lavait le char dans un lieu secret, ainsi que les étoffes qui le couvraient, et la déesse elle-même; on se servait pour cela d’esclaves qui étaient aussitôt après jetés et engloutis dans un lac voisin. — On sait que l’île de Rügen était en grande vénération chez les Germains pour les mystères du culte qu’on y célébrait, et la description de l’historien ne permet guères de douter que la localité dont nous venons de voir les monuments ne soit celle où se pratiquait la cérémonie du char de la déesse Hertha. — Les autels prolongés ou allées couvertes, rares dans les contrées de la Saale, sont nombreux dans le nord de l’Allemagne. Le Hanovre en possède plusieurs de grandes dimensions. Dans le bailliage d’Haspsted, on en voit deux près de Reckum, dont l’un a 72 pieds de long sur 18 de large.
Dans le Mecklembourg, l’allée de Granzin est formée /272/ de plaques de granit de 10 pieds de large, et porte le nom de four du diable. Deux allées près de Bergedorf ont chacune 50 pas de long. La Hollande possède aussi plusieurs autels, surtout dans la province d’Over-Yssel, habitée par les Frises. Keissler mentionne 54 autels et allées couvertes dans la seigneurie de Drenthe. Les allées ont de 30 à 76’ de long sur 7 à 12 de large, et sont aussi formées de dalles gigantesques. On a retrouvé auprès, des fragments de poterie et quelques instruments en pierre.
Nous nous bornerons à constater la même richesse de monuments en Danemark, en Norwège et en Suède, tout en faisant observer que les trilithes ou dolmens isolés, en forme de porte, ne s’y rencontrent guères. Les habitants de la Suède rendent encore, en plus d’un lieu, un véritable culte à ces autels de l’âge païen. Leurs pratiques superstitieuses étant une survivance de l’ancienne foi, méritent d’être recueillies. Près de Linde, en Westmanie est la pierre des Elfes, bloc isolé sur lequel sont taillés plusieurs de ces petits creux de 2 pouces de diamètre qu’on a observés sur un grand nombre d’autels, sans pouvoir en saisir la destination. Lorsque les habitants de la contrée ont un enfant malade, ils se rendent auprès de l’autel, remplissent un de ces petits creux d’une matière grasse, de beurre ou de suif et y déposent une petite poupée, simulacre grossier de l’enfant malade, afin de se rendre propices les elfes, esprits malins ou protecteurs qui veillent sur la santé de la famille. Sacrilège est la main qui enlève ces ex-voto de l’autel où ils ont été déposés 1. — Dans les provinces russes, vers la Baltique, sont aussi, en plusieurs /273/ lieux, des pierres et des arbres sacrés sur lesquels on dépose, comme offrandes, de petites monnaies. Sur quelques blocs, on montre les traces des pieds des géants. Il n’est pas sans intérêt de retrouver dans le Brésil des autels de pierres tout pareils à ceux de l’ancienne Europe 1.
Pierres taillées ou sculptées.
Aussi longtemps que les peuples qui nous occupent ne possédèrent que des instruments imparfaits, on comprend que l’art de la sculpture ait dû leur être étranger. Si dans la suite les monuments du culte restent des piliers bruts, il faut que le développement de l’art ait été arrêté par des idées religieuses. Il est en effet extrêmement rare de retrouver la représentation de quelque figure humaine. Nous pouvons cependant citer un petit nombre de monuments de ce genre qui sont arrivés jusqu’à nous.
Non loin du mont Salève, entre les villages de Troinex et de Bossey, s’élève la Pierre aux Dames, un bloc curieux par son travail, dont nous empruntons la description au mémoire sur quelques monuments celtiques de M. Blavignac. « La pierre qui porte cette sculpture, dit-il, est un bloc de 10 pieds de longueur, 4 de largeur et environ 5 de hauteur; ce bloc est placé au sommet d’un monticule de forme conique, ayant à sa base plus de 100 pieds /274/ de diamètre sur près de 18 de hauteur. La sculpture occupe l’extrémité orientale de la face de la pierre tournée vers le sud; elle représente 4 femmes ayant une taille de pygmée, car, bien que leurs têtes soient de grosseur naturelle, leur hauteur totale ne dépasse pas deux pieds. Toutes ces figures, autant du moins qu’on peut en juger sur un ouvrage aussi imparfait, ont la tête nue; elles sont revêtues d’une sorte de tunique, et tiennent dans leurs mains, ramenées au milieu de la poitrine, un objet semblable à une bourse. Cet ouvrage curieux ne peut être attribué qu’aux peuples qui habitèrent nos contrées antérieurement à la domination romaine. Le genre de travail, l’exacte orientation du bloc, dont l’axe est dans la direction du nord-ouest au sud-est, le ruisseau qui coule encore au pied de la colline, les noms de crîto et de Pierre-aux-Dames ou aux Demoiselles, donnés de temps immémorial au monticule et au monument qui s’y trouve, tout concourt à nous démontrer que sa consécration a eu lieu sous l’influence du culte druidique. — Mais pour quels motifs et à quelles fins eut lieu cette consécration? Des difficultés sans nombre s’opposent à la solution complète de ce problème. Près de la pierre on voit d’autres fragments granitiques. M. Salverte se basant sur l’ensemble de ces blocs et sur une tradition locale, a cru trouver dans la Pierre-aux-Dames un monument astronomique. » Voici ce qu’il dit à cet égard: « La tradition s’exprime uniformément sur l’antiquité immémoriale de la Pierre-aux Dames; le bloc, ajoute-t-il, couvre la sépulture de quatre amantes infortunées, qui, éprises du même amant, en furent tour à tour chéries et délaissées, et l’une après l’autre expirèrent consumées /275/ de regrets. Suivant quelques récits, l’amant perfide repose lui-même à côté de ses victimes; la place de son tombeau est marquée par le second bloc de pierre, dont la destination se rattache à celle du premier. Que le monticule couvre un sépulcre, cela n’a rien d’impossible, mais on n’admettra pas aussi facilement, au moins dans le sens littéral, le reste de la légende. Si, au contraire, on veut le considérer comme une allégorie; si l’on songe à la position orientée de la principale pierre, à la possibilité apparente que la seconde ait été une pierre droite, un monument solaire; si l’on se rappelle que, chez presque toutes les nations, le soleil, sous différents noms, a eu tantôt des tombeaux, tantôt des cénotaphes, représentation mystérieuse de la fin et de la renaissance de l’année, qui seront les quatre amantes tour à tour chéries et délaissées? Les quatre saisons qui, aux termes fixés par la nature, se ravivent tour à tour, et se lèguent, en expirant, les faveurs du dieu de la lumière. Et près de leurs emblèmes, dirigé vers le point du ciel d’où part sa chaleur la plus féconde, le dieu lui-même aura trouvé un emblème dans cette pierre droite, dont l’ombre indiquait aux regards la marche du jour, et les diverses époques de l’année. » — M. Blavignac n’admet pas cette interprétation qui s’appuie sur une tradition qu’il croit peu ancienne. Les fouilles qu’il a dirigées sur cette colline ont eu pour résultat de constater sa formation naturelle, et il croit que ce monument consacré aux dames ou fées, dont il porte la représentation, était l’objet d’un culte de la part des habitants de la contrée.
M. de Bonstetten verrait là un monument gallo-romain. Il prétend qu’on a trouvé au dessous des tuiles romaines. /276/ Le fait serait intéressant à constater. Si les Huns, comme on le dit, ont eu des monuments pareils, ou même d’autres peuples du temps des invasions, les sculptures, sans rien avoir de gallo-romain, peuvent être de cet âge ou même postérieures. On mentionne chez les Kourganes entre le Dniéper, le Tereck et l’Oural des statues grossières qui s’étendent jusque dans le Caucase et principalement aux environs de Bakhmout. Voici ce qu’en disait Ruysbock au XIIIe siècle. « Pour les Comans, ils ont coutume d’élever un tertre sur la sépulture du mort, et lui dressent une statue, la face tournée vers l’orient, et tenant une tasse à la main vers le nombril. Aux riches et grands ils dressent des pyramides ou petites maisons pointues; et j’ai vu en des endroits de grandes tours de briques, et en d’autres des maisons bâties en pierre, encore qu’en ces quartiers-là on n’y en trouve point. J’ai vu aussi une sépulture où ils avaient suspendu seize peaux de cheval sur de grandes perches, quatre à chaque face du monde; puis ils y avaient laissé du cosmos (liqueur distillée du lait de jument fermenté) pour boire, et de la chair pour manger. Cependant ils disaient que ce mort avait été baptisé 1. J’y ai remarqué d’autres sépultures vers l’orient: c’étaient de grands carrés de pierres, les unes rondes, les autres carrées; puis quatre pierres longues aux quatre coins à l’entour de cet espace » Le costume et les traits, dit Pallas, indiquent pour ces statues une origine mongole. Toutes ont le visage tourné vers l’orient et sont placées sur des tombes de moyenne grandeur. Il est probable qu’elles sont l’ouvrage d’un peuple beaucoup plus ancien /277/ que les Comans, et les tombeaux dont parle Ruysbock doivent être attribués à diverses nations. Dans les contrées les plus orientales, toutes ces figures grossièrement taillées n’offrent le plus souvent qu’une simple marque; mais dans les plaines qui bordent la mer d’Azof, et surtout dans celles du nord, elles sont déjà sculptées avec assez d’art pour qu’on y puisse reconnaître le type de la face, les proportions des membres, une partie du costume, et les ornements des deux sexes; elles y sont assez multipliées pour faire présumer que la nation qui les y a placées a dû faire un long séjour dans ces lieux; les images des hommes sont toutes coiffées d’un petit bonnet rond qui couvre le sommet de la tête, semblable à celui que les Mongols portent encore aujourd’hui; le contour de la tête est rasé; les cheveux du sommet forment trois tresses qui se réunissent et tombent sur le dos; l’habit court, les courroies passées par-dessus l’épaule et les bottes n’ont cependant pas les formes usitées aujourd’hui chez les Mongols. Les figures des femmes ont des bonnets qui ne ressemblent en rien à ceux du peuple du nord de l’Asie; mais les colliers de coraux et les tresses de cheveux appartiennent aux Mongols. Les statues des deux sexes ont aussi, comme ces peuples eux-mêmes, des figures larges et plates. Toutes ces statues tiennent des deux mains, sur le ventre, une tasse ou petit vase, comme on représente certaines idoles du Thibet, et il serait très difficile d’en donner au juste l’explication. Si l’on en juge par les traits caractéristiques de ces figures, elles doivent provenir d’une nation mongole, et si les Huns ont fait partie de la même race, comme l’analogie de quelques mots de leur langue avec celle des Mongols et la description de leurs /278/ caractères physiques par les écrivains grecs, semblent l’indiquer, on pourrait à juste titre leur attribuer ces monuments. Peut-être même pourrait-on désigner en particulier la tribu des Oelets, qui doit s’être retirée anciennement à l’ouest suivant la tradition des Kalmouks. Ammien Marcellin fait déjà mention de ces statues sur les bords du Pont-Euxin, et compare la forme de leur visage à celle des Huns. Elles ne portent jamais d’inscription. On peut les attribuer aux anciens Huns avec d’autant plus de vraisemblance qu’elles remontent au temps où le christianisme florissait parmi les peuples du Caucase, ceux-ci au lieu de statues élevaient des croix de pierre, encore clair-semées dans ces contrées.
Il est rare aujourd’hui de trouver à l’ouest du Don, des figures de ce genre sur la place même où elles ont été érigées, ajoute Pallas. La plupart ont été enlevées, et gisaient à la surface du sol ou au bord des routes, jusqu’à ce que le gouvernement russe eût donné l’ordre de réunir les plus remarquables dans un musée qu’il se propose de former à Ekathérinoslaf. Cependant nous en avons encore rencontré un certain nombre aux environs de Bakhmouth, en 1837; quelques-uns se trouvent au milieu des bourgades. A Petropavlofka, entre Ekatherinoslaf et Bakhmouth, elles étaient fichées en terre en face de la maison de poste. On pouvait y reconnaître la plupart des caractères mentionnés dans la description qui précède, moins les vêtements et les courroies dont il n’y a pas trace. Mais de plus on y remarquera une certaine obésité qui caractérise plusieurs nations d’origine mongole.
Que la pierre aux Dames de Genève soit antérieure ou postérieure à l’ère chrétienne, c’est de ce genre de statues /279/ qu’elle semble se rapprocher. C’est encore vers cette pierre que le soir des brandons on allume le premier feu, chef de file de ceux de la contrée. Elle porte sur sa surface un petit bassin allongé mais qui n’a cependant pas le caractère de ceux du pied du Jura. Il faudrait s’assurer si ceux que porte la pierre à Niton ont été taillés, comme le suppose Blavignac, en vue de l’érection d’une croix lors de l’introduction du christianisme.
D’après M. Blavignac, l’objet cylindrique qu’on voit à la main des figures de la pierre aux Dames est une bourse qui indiquerait que le monument a été dédié aux fées gardiennes des trésors de la terre. Sans nous arrêter à cette dernière idée, qui nous paraît peu fondée, nous nous bornerons à rapprocher ces sculptures de la pierre aux Dames de figures pareilles provenant de contrées fort éloignées. En Russie on a trouvé dans un tumulus du gouvernement d’Orenbourg une coupe en billon qui porte une figure dont l’attitude, le vêtement et l’objet mystérieux entre les mains sont parfaitement pareils aux sculptures de la pierre aux Dames. On conserve dans le bâtiment de l’université de Moscou trois statues en grès, d’un travail grossier, qui présentent plus d’un trait analogue. M. Du Bois de Montpéreux dit que dans une assez grande étendue du midi de la Russie, on trouve des tumuli couronnés de statues plus ou moins informes, que le peuple appelle baba 1. Un passage d’Ammien Marcellin mentionne déjà ces statues auxquelles il compare les Huns. /280/ Ces statues portent évidemment sur leur figure le type mongol, saillant surtout dans l’expression des yeux. La plupart tiennent des deux mains sur le ventre une espèce de gobelet, que M. Du Bois a cru reconnaître pour celui qui était employé dans les cérémonies des Parsis, disciples de Zoroastre. Mais il ajoute que tout le monde n’est pas d’accord à ce sujet et qu’on a voulu voir dans cet objet cylindrique un livre roulé plutôt qu’une coupe. Il est à observer que bon nombre de ces tumuli à statues se trouvent dans le pays de Gherrus où, d’après Hérodote, les Scythes inhumaient leurs rois 1. Aucune fouille régulière n’a encore fait connaître l’intérieur de ces collines en sorte qu’on ne peut dire si ce sont des tombeaux ou des constructions religieuses. Ce n’est pas seulement dans le midi de la Russie qu’on trouve les baba. Pallas en a vu beaucoup sur les bords du Yéniseï, en Sibérie, et quelques-unes clair-semées près de l’Irtisch et du Samara. Plus on va vers l’orient, plus ces statues sont grossièrement taillées; ce sont des figures qui n’offrent qu’un simple masque, tandis que sur les rives de la mer d’Asof, elles sont sculptées avec assez d’art pour qu’on puisse y reconnaître le caractère national des figures 2. Il est curieux de retrouver au pied de Salève la représentation de figures analogues, et cela, comme dans le midi de la Russie et l’Asie du Nord, sur une colline de forme tumulaire. Ce qui n’est pas moins surprenant, c’est que la /281/ pierre aux Dames soit le seul monument de ce genre observé en occident, du moins à notre connaissance. Il existe bien dans les collections de Stuttgardt une statue en grès de grandeur surnaturelle, découverte, il y a deux siècles, en Wurtemberg. La raideur de l’attitude ne permet pas d’en faire un travail romain. Elle représente une femme vêtue d’une robe sans ampleur qui retombe jusque sur les pieds; les bras pendants sont ramenés sur le devant du corps; la tête est nue, et de grandes tresses pendent le long du dos, de la même manière que chez les paysannes wurtembergeoises. Cette statue n’a donc ni le costume, ni l’objet cylindrique qui distinguent les baba. Ces grossiers essais sont les seuls que nous connaissions de l’art du statuaire chez les Barbares. On voit cependant dans différentes collections les images informes d’hommes ou d’animaux en bronze et même en fer, mais elles appartiennent en général aux premiers temps chrétiens.
Il existe en France un grand nombre de blocs creusés 1 , dont la destination est douteuse, bien qu’ils ne soient pas tumulaires, on a trouvé sous l’un d’eux, à Louviers en Normandie, des squelettes disposés dans le sol comme les rayons d’un cercle. A Saint-Sulpice sur Rille, près de l’Aigle, un support de dolmen porte trois petits croissants gravés en croix et disposés en triangle 2. Près de Lock-Maria-Ker est un autre dolmen dont un support est /282/ chargé de moulures verticales, arquées par le haut, et rangées par ligne les unes au-dessus des autres. Les sculptures les plus compliquées trouvées en Bretagne sont à l’intérieur de la cellule placée à l’extrémité de l’allée couverte près du golfe de Morbihan. Ce sont des cercles, des croissants et d’autres figures dans des encadrements divers 1.
En Angleterre on voit près de Salisbury un rocher qui a été taillé de manière à pouvoir reconnaître la forme du cheval. Ailleurs ce sont des bassins, des vases géants, des grottes, des sièges ou des sortes de trônes 2. — Dans la Loppa sont des rochers de grès de plus de 100 pieds de haut, sur lesquels on a taillé des degrés et des cellules, mais les sujets chrétiens qu’on voit auprès, et la retraite qu’en firent des ermites dans le XIIIe siècle permettent de douter que ces rochers aient été taillés avant l’introduction du christianisme. On montre de même, dans la Suisse saxonne et dans la contrée de l’Oder près de la Bohême, des piliers naturels d’une grande élévation qui présentent des figures diverses et qu’on croit avoir été taillés par la main de l’homme, cependant, malgré leurs formes pittoresques ou originales, je n’ai pu y voir que le produit d’un simple caprice de la nature. — Quant à la sculpture Scandinave, je ne puis mentionner que les images des vaisseaux gravés sur les rochers. Les figures fantastiques, qui recouvrent plusieurs pierres tumulaires, sont toujours accompagnées d’inscriptions runiques, qui datent d’une époque postérieure à celle qui nous occupe. /283/
Cromlecks, lits des Huns, alignements, groupes de pierres.
Les monuments du culte, que nous venons de décrire, sont des blocs de formes et de destinations diverses, isolés ou groupés sans ordre. Il est un grand nombre de blocs pareils déposés ou dressés sur le sol de manière à entourer un espace déterminé ou à former des figures diverses. Nous avons déjà vu des cercles de piliers enceindre ou couronner les tumuli de l’âge primitif. Ces mêmes cercles ont souvent été formés sur les plaines, avec un autel ou un grand menhir au centre, mais sans aucune trace de sépulture. Ces arrangements figurent aussi des demi-cercles, des ellipses, des carrés, des triangles, des alignements droits ou sinueux. C’est par l’examen de ces monuments que nous pourrons nous faire une idée de leur destination chez les Barbares.
Il n’est pas sans intérêt de retrouver dans l’ancienne Grèce les vestiges d’arrangements pareils et de pouvoir connaître les idées qui se rattachaient à ces blocs. Pausanias raconte que dans la ville de Phares, en Achaïe, on voyait un marbre de forme carrée, surmonté de la tête de Mercure; auprès du Dieu était un oracle et au-devant une table de marbre, à laquelle étaient fixées des lampes; il y avait en outre une trentaine de pierres carrées qui portaient toutes le nom de quelque divinité et auxquelles les Pharéens rendaient un culte. Dans les temps les plus reculés, tous les Grecs en général rendaient de même les honneurs divins à des pierres brutes qui leur tenaient lieu /284/ de statues. « Celui qui veut consulter Mercure, ajoute Pausanias, vient vers le soir, brûle de l’encens sur la table, remplit les lampes d’huile et les allume, met sur l’autel, à droite de la statue, une pièce de monnaie du pays et demande ensuite à l’oreille du dieu ce qu’il veut savoir. La question faite, il s’en va de la place publique en se bouchant les oreilles; lorsqu’il en est dehors, il les débouche en retirant les mains et prend pour la réponse de l’oracle la première parole qu’il entend 1. » Ce passage montre clairement que dans les temps les plus reculés, des pierres brutes étaient vénérées par les Grecs comme des dieux et que ces images informes n’étaient pas seulement isolées, mais réunies en groupes, à l’intérieur desquels se trouvait un autel placé devant l’image d’un oracle et du dieu principal, dont on obtenait des révélations au moyen de certaines offrandes. Non-seulement on retrouve chez les Barbares le même arrangement de blocs, mais la tradition leur donne en outre des dénominations qui rendent ces rapports encore plus frappants. Nous avons vu que quelques tumuli de l’Italie sont aussi entourés de pierres disposées en cercle. — Sur les îles de Malte, de Gozzo 2 , de Majorque et de Minorque, on voit plusieurs de ces monuments de pierre. — En Espagne, près de Garla, d’Anto et de Penalva, de grands autels sont souvent /285/ entourés de piliers. Entre Oporto et Almeida, dans le Portugal, est un cercle de 9 men-hirs de 8 pieds de haut 1. — En France, l’arrangement des pierres figure des carrés, des ellipses, des cercles, ayant un ou deux rangs, avec ou sans fond à l’extérieur. Quelquefois une entrée, à laquelle on arrive par un double alignement de blocs, a été ménagée à chaque point cardinal. Les cercles portent le nom de cromlecks (crom courbe, leck pierre) ou de cercles druidiques; le peuple les appelle Dames ou noce des fées. Les allées ou alignements sont formés de pierres disposées parallèlement, sur deux ou un plus grand nombre de rangs, en ligne droite ou sinueuse. Ces diverses figures, isolées ou combinées, renferment parfois plusieurs men-hirs et autels simples ou prolongés. — Les parties les plus riches de la France sont la Bretagne 2 , le Poitou, l’Anjou et le Vivarais. — A Gillainville, près de Chartres, est une ellipse de 60 pieds de long 3. Dans le pays chartrain, on voit encore un grand carré long et dans l’île aux Moines sur le golfe de Morbihan, un cromleck elliptique de 300 pieds de long sur 200 de large. — Le sanctuaire de Bonneval 4 est formé de 100 blocs énormes, qui recouvrent un espace long de 500 pieds et large de 200. Sur la rive gauche dn Rhin est le jardin des fées, près de Lutzelhausen, dans les Vosges. On y voit un beau cromleck de 100 pieds de diamètre, dont une partie est formée de grands /286/ blocs et l’autre d’un mur cyclopéen; à l’intérieur sont d’immenses pierres, débris d’anciens autels. Quelques lieues plus loin, dans la contrée de Dabo, on montre une construction analogue, nommée le château égyptien 1. — D’entre les alignements, le monument le plus célèbre est celui de Carnac 2 , dans le Morbihan. Onze files parallèles, dirigées du S. E. au N. 0. occupent un espace de 763 toises de long sur 47 de large. A l’extrémité N. 0., toutes ces files partent d’un grand demi-cercle, nommé Ti-choriguet, c’est-à-dire demeure des nains. La plupart de ces pierres, toutes en granit, sont des men-hirs dont les plus grands ont 18 à 20 pieds de haut. Plusieurs ont été plantés la pointe en bas; d’autres blocs pèsent de 7 à 8000 livres. Dans le siècle passé, on comptait encore environ 4000 de ces piliers; lorsque l’alignement était complet, il devait en avoir près de 10 000. Le peuple y voit une armée de géants pétrifiés. Sur les côtés de ce monument, sont de grands carrés, des cromlecks, des autels, deux men-hirs énormes de 35 et 63 pieds de haut, et de grandes collines artificielles. Cette armée de rochers informes, au milieu de bruyères, avec un horizon bordé de sapins, nous reporte à ces âges reculés où les processions s’avançaient le long des piliers sacrés jusque vers les enceintes où les Druides accomplissaient les mystères de leur culte. — Les alignements d’Ardouen, disposés sur 9 files parallèles (du N. au S.), d’une demi-lieue d’étendue, se replient un peu vers l’ouest et se terminent vers un de ces petits lacs consacrés à quelque divinité. Au point de départ, est une /287/ ligne droite diagonale, formée de blocs, et munie d’un grand menhir à chaque extrémité.
L’Angleterre est encore plus riche que la France en monuments du culte. Ce sont des cromlecks autour d’un men-hir géant, des cercles simples ou concentriques renfermant un autel et un men-hir, auxquels on arrive parfois par des allées sinueuses; d’autrefois, plusieurs cromlecks sont disposés de manière à former un grand triangle. Sur l’île seule de Jersey on comptait dans le XVIIe siècle plus de 50 de ces arrangements. Dans quelques localités on les appelle Parcs d’Arthur et aussi temples des Druides. Nous nous bornerons à la description des deux monuments les plus remarquables. — Au commencement du siècle passé on a détruit en partie le grand cromleck d’Aveburg, dans le comté de Wilts. Placé sur un plateau d’où le terrain s’abaisse de tous côtés, il se composait d’au moins 660 pierres, dont plusieurs pèsent 1400 quintaux. Le grand cercle, de 140 toises de diamètre, était formé de 100 piliers, hauts de 15 à 16 pieds et placés à 27 pieds les uns des autres; à l’entour, un fossé circulaire, avec une levée de terre à l’extérieur, présentait comme les gradins d’un amphithéâtre. Le grand cercle renfermait deux cromlecks doubles 1 , dont l’un entourait un men-hir de 20 pieds de haut, et l’autre un autel ou vaste dolmen. A partir du cercle extérieur, deux grandes avenues, formées chacune de 200 piliers, se prolongeaient au loin en serpentant et se terminaient par un ovale, figurant la tête d’un serpent. Entre les deux ovales s’élève la colline de /288/ Silbury, tumulus gigantesque de 2000 pieds de pourtour et 121 de haut 1. Ces avenues en forme de dragon ne sont pas rares en Angleterre. — Près de Dartmoor dans le comté de Devon, une allée droite de 1143 pieds de longueur, s’élargit au milieu en ovale, et se termine aux extrémités par un cercle, du milieu duquel s’élève un grand men-hir. — A 6 milles de Salisbury, est le Stone-henge, l’un des cromlecks les plus remarquables, connu sous le nom de danse des géants. Ses ruines imposantes gisent sur une colline de formation naturelle dans une grande plaine. Il était composé de 4 cercles concentriques, dont le plus grand, de 100 pieds de diamètre, compte 30 piliers, hauts de 15 à 18 pieds. Ces piliers supportent un nombre égal de grandes pierres horizontales qui se joignent par leurs extrémités et forment une espèce d’architrave continue et circulaire. L’extrémité supérieure du pilier a été taillée de manière à présenter des saillies qui s’emboitent dans les trous pratiqués sur les pierres horizontales. Le second cercle, à 9 pieds du précédent, était formé de 29 men-hirs de 7 pieds de haut. Le troisième cercle, à 13 pieds du second, légèrement elliptique ainsi que le quatrième, consistait en dolmens ou trilithes en forme de portes, dont la hauteur s’élevait graduellement jusqu’à 25 pieds du côté du nord-ouest 2. Le cercle central se composait de 20 men-hirs, hauts d’environ 6 pieds. A l’intérieur /289/ sont des débris d’un autel gigantesque. Un fossé de 30 pieds de large, entre deux levées de terre, formait une cinquième enceinte circulaire d’environ 300 pieds de diamètre 1. Toutes ces pierres doivent avoir été apportées de Marlborough, à une distance d’environ 16 milles. De grands tumuli, au nombre d’environ 120, ont été élevés autour de ce monument. On croit que c’est à cette construction que se rapporte un passage de Diodore de Sicile, qui raconte, d’après Hécatée 2 , qu’il y a dans l’océan, vis-à-vis du pays des Celtes, une île beaucoup plus grande que la Sicile, dont les habitants portent le nom d’Hyperboréens. Ils prétendent que Latone est née chez eux et adorent Apollon au-dessus de tous les dieux, aussi lui ont-ils élevé un grand temple de forme circulaire.
L’Irlande possède plusieurs cromlecks, parfois concentriques, et renfermant souvent des autels, des men-hirs ou un cairn. On les retrouve aussi en Ecosse, mais quelques cercles, au lieu de piliers, sont formés de blocs peu élevés qui entourent un autel. Ces lieux étaient consacrés au culte et à la vie civile. Dans les îles Orcades, la justice se rendait autrefois dans des enceintes pareilles. Les nobles s’y réunissaient aussi pour élire leurs princes, jusqu’au temps de la Bulle d’or, donnée par l’empereur Charles IV, en 1356. — L’usage, longtemps conservé dans la Grande-Bretagne, de danser en rond autour des cromlecks, est propre à la plupart des autres pays. /290/
Il existe plusieurs cercles druidiques en Savoie, l’un entr’autres sur la route de Dovaine à Thonon au milieu duquel sont deux blocs de grandes dimensions. — Jusqu’à présent les cromlecks n’ont pas été observés dans la Suisse.
Les bords du Rhin, le midi et l’orient de l’Allemagne, jusqu’à la Saxe, la Bohême et la Moravie, ne possèdent pas de ces monuments, tandis qu’on en trouve un grand nombre dans le nord et les contrées habitées durant la Ve période. La forme prédominante n’est pas celle du cromleck appelé aussi danse des pierres. Le plus souvent, l’enceinte embrasse un espace plus ou moins grand, de forme elliptique ou carré long; à l’intérieur, le sol est parfois un peu élevé et recouvert de petites pierres, comme seraient celles d’un pavé, il porte souvent des piliers nombreux, des autels-grottes et des autels simples, jusqu’au nombre de 16. Le peuple appelle ceux-ci les lits des Huns. Ils occupent quelques parties de la Hollande. Le duché d’Oldenburg en possède plusieurs; l’un, près d’Engelmanns-Beeke, a une longueur de 333 pieds sur 22 de largeur; il est formé de 100 piliers de granit de 10 pieds de haut, dont plusieurs sont taillés comme des sièges à dossier; il renferme un autel-grotte qui a pour tables 5 grandes plaques. Bien qu’on ait détruit beaucoup de lits des Huns dans le Hanovre, il en reste encore plus de 2000. Quelques-uns, longs de 2 à 400 pieds peuvent être pris pour des allées. Dans la contrée d’Uelzen, le baron d’Erstorff en a compté 290. Nombreux dans les duchés de Mecklembourg, leur longueur varie de 40 à 150 pieds. De là ils se répandent dans l’ancienne Marche et la Thuringe. On en voit plusieurs dans le Brandenbourg et le nord de la /291/ Prusse 1. Dans les environs de Stettin, ils sont mélangés à des cromlecks. — Les cercles entourant de grands men-hirs ne sont pas rares, près de Dantzig et de Kœnigsberg 2.
Il est à remarquer que les lits de Huns répandus dans plusieurs parties du Danemark 3 , sont le plus souvent groupés sur les côtes et pénètrent peu dans l’intérieur des terres. Dans la paroisse de Rachlow, on en compte une centaine. Ils présentent souvent une grande variété de forme et de grandeur. — Il est difficile, à moins de les avoir visités, de se faire une idée du nombre de ces monuments en Suède. Outre les formes mentionnées jusqu’ici, il en est qui sont propres à ce pays, ainsi des carrés vides ou pavés ayant à chaque coin un menhir de 20 à 26 pieds de haut, des triangles pareillement vides ou pavés, avec les côtés droits ou rentrants, dominés par trois grands piliers aux angles et un quatrième au centre; le sol est quelquefois couvert de cailloux ou pierres roulées, rapprochées en grossières mosaïques de manière à former certains signes. La forme de vaisseaux longs de 120 à 140 pieds avec les mâts et les bans de rameurs, est souvent reproduites l’aide de piliers. On voit encore, près d’Upsal, le cercle qui entoure la grande pierre sur laquelle Eric, d’après un ancien usage, fut proclamé roi de Suède. La réunion de ces monuments divers sur les presqu’îles et sur les îles, présente un aspect étrange. La superstition, bien plus encore que la stérilité du sol, empêche qu’on ne les /292/ détruise 1. Tel de ces blocs apporté dans la construction d’un bâtiment a été suivi d’esprits surnaturels qui faisaient entendre pendant la nuit des bruits mystérieux ou des gémissements, et troublaient le repos à la chambre et à l’étable, jusqu’à ce qu’on eût remis à sa place le bloc enlevé par une main profane. — La Norwége possède à peu près les mêmes formes que la Suède. Le cercle de Stavanger mérite d’être mentionné, soit par sa construction, soit surtout par les idées qui s’y rattachent. Vingt-quatre pierres carrées et oblongues ayant chacune 4 pieds de hauteur forment un cercle de 200 pieds de circonférence; entre chacune d’elles reposent trois pierres blanches, rondes et beaucoup moins grandes; au milieu, se trouve une grande table carrée, et sur l’un des côtés, deux pierres blanches; l’intérieur est divisé en huit parties égales par autant de rayons ou lignes de petites pierres allant de la table à la circonférence. On prétend que ce cercle était destiné aux Things, ou assemblées du peuple, et que le puissant Jarl Erling Skalgson y réunissait ses sujets au Xe et XIe siècle de notre ère. Dans ces enceintes on jugeait les procès, on célébrait les mariages et on pratiquait les cérémonies du culte 2. /293/
Il n’est pas sans intérêt de pouvoir constater la présence des cromlecks dans l’Asie du nord, sur la presqu’île indienne et dans le Bengale, sur les montagnes de Pundua, où il existe des constructions en architraves, pareilles à celles de l’Angleterre. Dans le Brésil on trouve aussi des autels et des arrangements semblables aux lits de Huns, auprès desquels on a découvert divers objets en bronze.
Parfois, dans les enceintes de l’ancienne Europe, on retrouve des squelettes humains ou des urnes cinéraires avec des instruments en pierre ou en bronze. D’après ce fait, quelques archéologues ont prétendu que ces constructions étaient des monuments funéraires. S’il en était ainsi, on ne comprendrait pas pourquoi, dans le plus grand nombre, on ne découvre aucune trace de sépultures. Assez de faits témoignent qu’ils étaient essentiellement consacrés au culte et à la vie civile; malgré cette consécration, on comprend que dans certains cas, le prêtre ou même le chef n’aient pu être inhumés dans ces enceintes. La sépulture dans ces lieux me paraît correspondre entièrement à l’inhumation dans les temples chrétiens.
Murs cyclopéens et retranchements en pierres.
Un genre de construction, qui caractérise l’époque pélasgique, porte le nom de murs cyclopéens; ils sont /294/ formés d’énormes rochers bruts, posés les uns sur les autres et garnis de petites pierres dans leurs interstices, mais sans aucune trace de ciment ou de mortier; tels étaient les remparts de Mycènes et de Tyrinthe 1. Peu après les blocs furent taillés en polygones irréguliers de manière à éviter les interstices. La Grèce 2 et surtout l’Etrurie en conservent des restes importants. On les retrouve dans l’Italie moyenne et inférieure. Souvent ils occupent des hauteurs et affectent la forme circulaire; plus d’une fois on a élevé des temples dans ces enceintes ou des remparts sur ces anciennes constructions 3 — Dans la Sardaigne et les îles Baléares, on trouve de grandes tours rondes et coniques, formées de pierres colossales, juxtaposées sans ciment, et qu’on prend quelquefois pour des tombeaux 4. Ces murs gigantesques n’appartiennent pas seulement aux contrées habitées par des Pélasges, comme on le croit généralement; on les retrouve encore dans plusieurs pays au nord des Alpes et des Pyrénées 5. La Bretagne française possède quelques retranchements de cette nature 6 , mais les plus remarquables appartiennent /295/ aux contrées montagneuses de l’orient et du nord de la France. Près d’Amiens, est le camp de l’étoile. Nous avons déjà mentionné le jardin des fées et le château égyptien. Le mur des païens, voisin de Strasbourg, a beaucoup de rapports avec ceux de l’Etrurie. Haut de 10 à 15 pieds et formé d’énormes blocs grossièrement taillés en polygones 1 , il entoure sur une longueur de plus d’une lieue les sommets des trois monts voisins et mesure 10 502 mètres de tour. On y arrive par un chemin large de 12 pieds, long d’une demi-lieue, et couvert de pierres plates qui reposent sur une couche de gravier au-dessous de laquelle est un lit de cailloux brisés. Il est difficile de pénétrer le but d’une construction de ce genre dont on a fait tantôt une enceinte sacrée et tantôt un retranchement celtique que les Romains auraient utilisé. Un mur pareil dans le voisinage, appelé le château des païens, renferme un grand autel de /296/ pierre. On en voit plusieurs dans les Vosges, entourant des espaces plus ou moins grands, ou suivant une ligne sinueuse de même qu’un mur frontière 1.
En Angleterre, ces murs épais entourent des espaces ronds ou carrés, de dimensions souvent si petites qu’ils n’ont pu servir à la guerre; ils renferment parfois des autels, des tumuli, et des cairns dans le pays de Galles. Ceux des comtés de Derby et de Cornouailles ont de 32 à 243 pieds de diamètre; parfois les enceintes sont doubles et entourées d’un fossé. Ces retranchements sont nombreux en Irlande. A l’intérieur de l’un, on a découvert sous le sol plusieurs caveaux circulaires de 6 pieds de diamètre, entièrement vides et communiquant les uns aux autres 2.
En Ecosse, ils sont souvent entourés de men-hirs et d’autels. L’un de ces retranchements est regardé comme le tombeau d’Ossian; un autre, dans le comté d’Argyle, couronne d’un cercle le sommet d’une colline et renferme deux petits cercles pareils, à côté l’un de l’autre, de la même manière que le cromleck d’Avebury 3. On trouve aussi des cercles concentriques au nombre de deux et même de cinq, ayant chacun 10 pieds d’épaisseur. Il est en Ecosse de ces murs excessivement larges, qui portent le nom de retranchements vitrifiés 4 ; formés de blocs siliceux, un commencement de fusion a été opéré par le /297/ feu; on croit que c’était dans ces enceintes qu’on entretenait le feu sacré; l’une est appelée demeure ou château /298/ de Fingal; elle est placée sur un mont escarpé prés de Dingwall, comté de Ross. /299/
En Allemagne, ces constructions de la forme d’un triangle, d’un carré, d’un polygone ou d’un cercle, occupent /300/ également des hauteurs, et parfois se trouvent dans des lieux tels, qu’elles n’ont pu avoir aucune utilité pour la défense, malgré leurs deux ou trois rangs de murs. A l’intérieur sont des men-hirs, des autels et des tombeaux; d’autres ont été pris dans le retranchement que les Romains élevèrent, du duché de Hesse à la Bavière, ce qui ne permet pas de douter qu’ils ne soient antérieurs à notre ère. Celui de Honberg, dans le nord de la Franconie, élevé de 12 à 15 pieds n’a pas moins de 6 000 pieds de tour; large de 60 pieds à sa base, il n’en mesure que 10 à 15 à son sommet. Les sommités du Taunus en ont plusieurs. Du pied de ce mont on peut les suivre sur une ligne qui se dirige vers la Bohême; il en est qui n’ont pas moins de 30 à 40 pieds de haut. Dans la principauté de la Lippe-Detmold, est un mont entouré à sa base, au milieu de sa hauteur et à son sommet, de murs de 20 pieds d’élévation, construits avec des blocs de la hauteur d’un homme. A quelque distance de Schwerin, un de ces murs, de 1000 pieds de longueur, 20 de large et 12 de haut est rempli de terre à l’intérieur. Un autre, non loin de Neu-Strelitz, entoure un champ de quelques milliers d’arpents sur lequel sont plusieurs centaines de cairns. — Dans la forêt de Blumenthal, au nord-est de Berlin, et plus loin, près d’Oderberg, ces retranchements décrivent de grands carrés irréguliers, divisés en plusieurs compartiments. — Dans la Lusace, sur les confins de la Saxe et de la Silésie, ces constructions, parfois triangulaires, sont gigantesques; quelques-unes portent les mêmes traces de feu qu’en Ecosse. Les murs cyclopéens de la Bohême et de la Moravie affectent en plus d’un lieu la forme du polygone 1. /301/
On retrouve aussi en Suède des murs de l’âge païen, mais ils diffèrent sensiblement de ceux des autres pays. Si les grands blocs ont été quelquefois employés à leur construction, plus souvent on s’est servi de pierres d’un petit volume, mais juxtaposées sans aucun ciment. Plusieurs hauteurs dans la Westmanie sont couronnées de murs irréguliers qui suivent sur deux ou trois rangs les accidents du terrain, et ont l’aspect de véritables forts. On voit dans l’île d’Oeland une construction d’un genre unique appelé le fort d’Ismantorp. Elle consiste en un mur circulaire épais de 10 pieds, renfermant un espace de 460’ de diamètre. On peut pénétrer à l’intérieur par quatre entrées différentes. Des avenues ressemblant aux rues irrégulières d’une ancienne ville, permettent de communiquer à nonante-trois divisions ou compartiments, dont il est difficile de comprendre l’usage, vu leurs petites dimensions 1. Quelques-uns ont prétendu qu’on avait voulu figurer en ce lieu le plan d’une ville étrangère, ce qui est peu vraisemblable. — Les murs des provinces russes de la Baltique renferment des cairns, et ressemblent à ceux de l’Allemagne 2. /302/
Nous avons déjà fait observer que l’emplacement de plusieurs de ces constructions était peu propre à la défense en cas de guerre. Un séjour un peu prolongé y eût été impossible, par l’éloignement où ils se trouvent souvent de toute source d’eau. Si quelques-uns présentent de grandes dimensions, plusieurs embrassent un espace trop étroit pour permettre à une bande armée, même peu nombreuse, de s’y retrancher. D’autre part l’analogie de leurs formes avec les cromlecks, et la présence d’autels et de menhirs à l’intérieur de ces murs, portent à croire que la plupart d’entr’eux ont été élevés dans un but religieux. Généralement rares, en France et en Allemagne, dans les lieux où se groupent les cromlecks et les lits de Huns, c’est-à-dire, dans les lieux habités le plus anciennement, ils se répandent davantage sur les hauteurs, à l’intérieur des terres, et occupent surtout les Vosges, le Taunus, le centre de l’Allemagne, la Bohême et la Moravie. Les tumuli qu’on trouve parfois à l’intérieur recouvrent l’urne cinéraire et les objets propres à la /303/ seconde période. Appartiendraient-ils à la seconde invasion d’orient en occident, dont nous avons parlé?
Retranchements et constructions en terre.
Il existe dans quelques pays de l’Europe des retranchements et constructions en terre, élevés durant l’âge païen dans des buts divers. Une partie consiste en des levées de terre formant des espèces de remparts ou retranchements circulaires, hauts de 40 et même 100 pieds. L’espace circonscrit est généralement élevé de quelques pieds au-dessus du sol, et présente, quand on le fouille, une couche épaisse de cendres et de charbons, auxquels sont mêlés du blé carbonisé, des débris d’ossements, de poterie et d’instruments divers, en fer ou en bronze. Si le pays où on les trouve a des contrées marécageuses, c’est dans ces lieux bas, et au milieu des eaux, qu’ils ont été élevés de préférence. Ils sont particulièrement nombreux en Russie; l’archéologue Dolega Chodanowsky les a observés de la Cama à la Vistule, et de la Dwina aux monts Balkan et à la mer Adriatique; il en a compté presqu’autant que de milles carrés occupés par les Slaves 1. /304/ Les chants populaires, recueillis entre le Dnieper et le Don, parlent de ces retranchements comme des lieux sacrés où les Slaves avaient l’habitude de faire leurs sacrifices et de célébrer les fiançailles. Dans les provinces russes voisines de la Baltique, ils occupent aussi les marécages. En Lithuanie, ce sont de préférence des collines artificielles hautes de 100 à 160 pieds, terminées en terrasse comme un cône tronqué, et présentant à leur sommet des traces de feu et de sacrifices 1. Moins hautes en Esthonie, ces collines sont entourées de retranchements circulaires de 20 à 40 pieds de hauteur. On les retrouve /305/ dans une grande partie de la Pologne. En plus d’un lieu, dans les âges suivants, le chevalier a élevé au-dessus son fort ou son château. Ces constructions présentent en Allemagne les mêmes caractères qu’en Russie; elles s’élèvent sur les marécages et renferment une couche épaisse de cendres et de charbons. Mais on ne les retrouve que dans les contrées habitées par les Wendes, membres de la famille slave. Au IIIe siècle de notre ère ces peuples arrivèrent sur les bords de l’Oder, et à la fin du Ve siècle ils s’étendaient jusqu’à l’Elbe, même au-delà de Lunebourg; ils occupèrent l’orient de l’Allemagne au-dessus du Danube, la Franconie, jusqu’à Bamberg, Wurzbourg et Fulda, les contrées de la Saale et l’ancienne Marche. Quelques colonies wendes allèrent même jusqu’en Hollande dans la province d’Utrecht et jusqu’en Angleterre dans le comté de Wilts. Leur culte ne fut remplacé par le christianisme que du IXe au XIIe siècle. Ces monuments slaves de l’Allemagne présentent quelques variétés de construction. Les uns sont des retranchements simples, doubles ou triples, larges et hauts de 60 à 70 pieds, de forme triangulaire, carrée et plus souvent circulaire; l’aire intérieure contient de fortes traces de feu 1. D’autres sont des collines arrondies, terminées en terrasse et ordinairement entourées à leur base d’un fossé plein d’eau. C’était sur des hauteurs pareilles que les Slaves avaient l’habitude de construire leurs temples en bois; ils ont été remplacés plus d’une fois par des églises chrétiennes. Ces monuments sont souvent accompagnés de cimetières slaves, qui consistent en de légères /306/ élévations du sol où se trouvent des centaines d’urnes cinéraires, toutes rapprochées les unes des autres et contenant divers objets en fer. Ces monuments sont nombreux en Silésie, dans les environs de Kœnigsberg, de Dantzig, dans la Poméranie, le Brandebourg, les duchés de Mecklembourg où on en compte plus de 50, et dans le royaume de Hanovre, dont l’un, du bailliage de Lingen, entouré de trois retranchements, n’a que 30 pas de diamètre. Le duché d’Oldenbourg en possède plusieurs auxquels se relient des lignes de retranchements fort étendus et qui diffèrent un peu des précédents. Celui de Damme, long de 480 pieds, est un heptagone allongé uni à un retranchement qui décrit un arc de cercle. On ne peut douter que chez les Slaves la plupart de ces places n’aient été consacrées au culte, d’après les traditions nombreuses qui s’y rattachent; cependant plusieurs peuvent avoir servi de forts ou de retraites. On sait que les barbares échappaient souvent aux légions romaines en se retirant dans leurs marécages, où il était difficile de les suivre. L’aire élevée permettait à ces populations de séjourner quelque temps au milieu des eaux. Les traces de feu et les restes de blé calciné, d’ossements et d’ustensiles, indiquent aussi leurs moyens de subsistance. — On retrouve encore les constructions slaves dans l’ancienne Marche, près de Magdebourg, dans le duché de Cœthen et aux en virons de Halle, à l’orient de la Saale, dans le duché de Saxe-Weimar, le nord de la Bavière et le royaume de Saxe. En Bohême et en Moravie, contre l’usage général, ces constructions dominent les hauteurs dont le sommet a été aplani avec soin et entouré de retranchements; la couche caractéristique de cendres est épaisse de plusieurs /307/ pieds et contient beaucoup de matières organiques. Non content d’utiliser les monts naturels, on a souvent encore élevé des collines artificielles.
La France ne possède pas de monuments tels que ceux que nous venons de décrire. Cependant on voit dans la Bretagne de petits remparts en terre mêlés de cailloux, renfermant parfois des dolmens ou des menhirs sur un sol inégal et trop étroit pour avoir servi de camp. Les formes sont carrées, ovales, rondes ou semi-circulaires; d’autre fois ce sont des lignes simples, doubles ou triples, avec ou sans fossé, imitant les alignements de pierre. Jusqu’à présent on n’a pas observé les couches de cendres et de charbons 1. — En Angleterre, un petit nombre de retranchements rappellent ceux des Slaves et sont généralement attribués aux Saxons 2.
Remparts et retranchements militaires.
Bien que certains des murs des païens et des retranchements en terre dont il a été question aient été destinés au culte, beaucoup ont pu cependant être employés à la défense. Pendant longtemps les barbares regardèrent comme un déshonneur de placer un mur entre eux et l’ennemi, aussi mettaient-ils leur gloire dans la force du bras. Le courage personnel et la ruse suppléaient à l’art des combats. Ils songeaient bien plus à l’attaque qu’à la /308/ défense. Plus tard, ils apportèrent plus de réflexion dans la lutte et apprirent à élever des remparts. Les renseignements que nous possédons à ce sujet se bornent à peu près à ceux que César nous donne dans ses commentaires; ils témoignent de l’héroïque défense des Gaulois. Voici sa description de leurs remparts et abris: « Les Gaulois 1 se servent assez souvent pour élever leurs murailles de longues pièces de bois qu’ils couchent à terre parallèlement; ils les placent à une distance de deux pieds l’une de l’autre, les fixent intérieurement par des traverses et remplissent de beaucoup de terre l’intervalle qui les sépare. Ils posent ensuite un rang de grosses pierres ou de fragments de rochers, et, lorsqu’ils ont placé et rassemblé convenablement ces pièces, ils établissent dessus un nouveau rang de poutres, disposées comme les premières, en conservant entr’elles un semblable intervalle; de telle sorte que les rangs de pièces de bois ne se touchent pas et ne portent que sur des fragments de rochers interposés. L’ouvrage est ainsi continué jusqu’à la hauteur convenable. Cette construction et la variété de ses matériaux n’est pas désagréable à la vue. Ces murailles sont d’une grande commodité pour le service et la défense des places, car les pierres qui les composent résistent aux incendies, et les pièces de bois aux efforts du bélier. »
Les remparts n’étaient cependant pas tous construits de la même manière; plusieurs consistaient en des levées de terre pure ou mêlée de pierres. Les Gaulois avaient deux sortes de forts ou d’oppida, les uns étaient des /309/ habitations dans des espèces de camps retranchés qui ressemblaient à des villes fortes: ainsi Avaricum chez les peuples du Berry, Alesia chez les Mandubii, Gergovie chez les Arvernes et Lutetia chez les Parisii; les autres oppida étaient des retranchements où l’on se retirait en temps de guerre; il en existait dans l’Armorique, chez les Belges et les Venètes, ils étaient situés sur les monts ou sur des îlots dans les marécages. Les Venètes plaçaient leurs oppida sur des promontoires voisins de la mer, transformés en îles par le flux, et rendus inabordables; s’ils étaient pris, ils se sauvaient par mer dans des oppida voisins 1. Strabon dit des Bretons 2 que les forêts leur tenaient lieu de forteresses, qu’ils coupaient un grand nombre d’arbres et formaient de ces abattis de vastes enceintes dans lesquelles ils établissaient des cabanes pour eux et des étables pour leurs troupeaux. César 3 raconte que leurs enceintes étaient au milieu des bois, défendues par un retranchement et un fossé. Il en reste beaucoup dans le pays de Galles, dans les comtés de Cornouailles, de Lancastre, de Shrop, de Cambridge, de Herfort, d’Essex et ailleurs. Plusieurs renferment des traces circulaires et ovales d’habitations. Sur les hauteurs sont des enceintes irrégulières, entourées d’un fossé et d’un rempart en terre mêlée de cailloux, et sur la pente s’élevaient d’autres remparts. On voit aussi quelques-uns de ces travaux en France. Le camp de Sandouville est sur une éminence presque carrée, défendue au nord par un /310/ escarpement de 300 pieds sur la Seine, à l’est et à l’ouest, par une inclinaison surmontée d’un rempart haut de 8 à 10 pieds. Le nord, de niveau avec la campagne, a été garni d’un rempart long de 400 toises, élevé de 40 à 50 pieds et bordé d’un fossé de 30 pieds de largeur. A l’intérieur était une seconde enceinte, et une entrée avait été ménagée à chaque extrémité de la première ligne de défense, Le camp de Boudeville est sur un cap formé par la Seine, et divisé en trois parties par trois remparts parallèles, Dans l’enceinte la plus étroite est la pierre-gente. Vers la pointe du promontoire on remarque trois chemins creux qui, partant du même point, descendent en divergeant comme les branches d’un éventail la côte escarpée, jus qu’au fond de la vallée, ce qui permettait d’évacuer le camp à couvert jusqu’au port de Tancarville 1. — Ces divers faits, observés en France par M. de Caumont, nous permettent de juger des moyens de défense employés par les autres peuples.
Habitations.
Les barbares, qui consacrèrent au culte de leurs dieux et à la sépulture de leurs morts des monuments dont l’érection dut demander des efforts inouïs, apportèrent fort peu de soins à la construction de leurs habitations. Strabon 2 nous apprend que les maisons des Gaulois étaient /311/ rondes 1. Ils les construisaient avec des poteaux et des claies, les garnissaient intérieurement de cloisons en terre et couvraient le toit de bardeaux en chêne et de paille hachée, mêlée d’argile 2. Vitruve donne la même description des habitations de l’Ibérie 3 et ajoute que, sous Auguste, Marseille n’était pas encore couverte de tuiles. D’après César et Tacite 4 , les demeures des Bretons et des Germains étaient pareilles à celles des Gaulois. Les Germains avaient aussi des demeures souterraines dans lesquelles ils réduisaient leurs récoltes et se retiraient eux-mêmes pendant l’hiver 5. On voit encore dans le Harz des cabanes de bûcherons qui ne sont pas sans rapports avec celle des anciens; rondes et construites de pieux, leurs toits coniques sont ouverts à leur sommet pour laisser échapper la fumée du feu allumé au milieu de la /312/ demeure. Les observations sur le sol ont montré que si la forme circulaire est prédominante, les formes ovales et rectangulaires étaient aussi employées. Ce qui reste de ces chétives constructions consiste en fondements de pierres sèches et en dépressions elliptiques et circulaires plus ou moins profondes appelées margelles, dans lesquelles on trouve des charbons, des ustensiles et divers témoignages d’habitations. Quant aux demeures souterraines, plusieurs sont encore assez intactes. Les margelles sont nombreuses en France, surtout dans le Berry et la Normandie. Elles ont de 20 à 100 pieds de diamètre, sur 6 à 18 pieds de profondeur, et sont construites de manière que l’eau ne s’y arrête pas; on y trouve des charbons, des instruments de cuivre, des fragments de poterie, de nombreuses écailles d’huître et des ossements d’animaux. Il existe des deux côtés de la Somme des galeries souterraines de 7 à 8 pieds de large et de même hauteur, auxquelles communiquent à droite et à gauche des cellules creusées dans la roche, au nombre de 25 à 40. On croit qu’elles ont encore été utilisées aux IXe et Xe siècle pour se mettre à couvert des Normands 1. On voit des cavités pareilles dans le département de la Sarthe, dans le pays Chartrain et dans la Champagne. — Les margelles sont fréquentes en Angleterre, surtout dans le comté de Berk, où 273 sont réunies. Dans le comté de Derby, 53 sont déposées sur deux lignes. Les comtés d’Hertford, de Kent et d’autres possèdent des salles souterraines et des galeries comme celles de la Picardie. En Ecosse (comté d’Aberdeen), sur un espace d’un à deux milles, /313/ on a découvert une soixantaine de chambres souterraines construites en pierres brutes. — En Suisse, des margelles ont été observées dans une forêt de Bâle-Campagne 1 et dans la Haute-Engadine 2. — On retrouve les margelles dans le midi de l’Allemagne, dans le duché de Saxe-Weimar, en Lusace, dans le duché de Cœthen, en Poméranie, sur les lacs du Lunebourg et dans le duché de Brunsvrick, où elles sont disposées deux à deux et munies de forts murs de 300 pieds de tour 3. Elles contiennent, de même qu’en France, divers débris dont on ne peut se rendre compte qu’en admettant des habitations dans ces lieux 4.
Considérations générales.
Quand on visite ces arrangements de pierres, on est frappé tout d’abord de la grandeur des matériaux /314/ employés. On a vainement recherché par quels moyens ces anciens peuples sont arrivés à dresser des monolithes de /315/ 50 et 60 pieds de haut, ou à élever au-dessus du sol des pierres d’une excessive pesanteur. Dans le XVIIe /316/ siècle, l’architecte Perrault tira gloire d’avoir posé sur le fronton de la colonnade du Louvre, deux pierres, pesant /317/ chacune 4000 quintaux, et cependant les barbares, qui ne connaissaient pas la dynamique réduite à l’état de science, /318/ ont élevé des blocs du poids de 9000 et 12 000 quintaux! L’histoire de l’architecture dans le moyen âge nous /319/ montre comment un peuple animé par la foi est capable d’employer ses forces et ses ressources pour élever au dieu qu’il adore un temple qu’il croit lui être agréable. On a vu nobles et prélats se mêler à la foule et traîner eux-mêmes les matériaux qui devaient servir à la construction des édifices religieux. Un entraînement pareil a dû présider à l’érection de ces blocs, dont les dimensions /320/ gigantesques ne peuvent être considérées sans un profond étonnement.
La destination des divers monuments que nous venons d’examiner ressort plus nettement si l’on rapproche les dénominations populaires et les données que nous fournissent les auteurs anciens sur ce sujet. Non-seulement les Grecs adorèrent d’abord leurs dieux sous la forme de piliers bruts, mais cet usage survécut encore en quelques lieux de la Grèce jusqu’à l’introduction du christianisme 1. Pausanias dit que, suivant l’ancien usage, la statue d’Hercule, à Hyette en Béotie, était une pierre toute brute 2. Les Thespiens, qui vénéraient l’Amour par-dessus tous les dieux, en avaient une statue fort ancienne, qui n’était autre qu’une pierre brute 3. Lorsque Vespasien alla consulter Vénus à Paphos, l’image de la déesse était une grossière pyramide de pierre 4. Les habitants de Delphes avaient l’habitude d’oindre une pierre d’huile et d’y déposer de la laine non lavée 5. C’était d’une pierre, que la Sibylle de Cumes tirait ses oracles 6 , et les Romains couronnaient le dieu Terme de fleurs. En Grèce, ces pierres étaient ordinairement des piliers carrés, et en France la plupart des men-hirs ont la même forme. Encore de nos jours 7 , on les oint d’huile, on les pare de guirlandes de /321/ fleurs; vénérés dans la plupart des pays, on les appelle pierres du soleil, pierres d’oracles. Les sagas du nord disent que des esprits protecteurs demeurent dans ces pierres; le peuple y voit des spectres pendant la nuit et y entend des bruits mystérieux 1. L’évêque Isidore de Séville nomme les men-hirs, pierres de Mercure (lapides Mercurii), c’est dire qu’ils étaient à ses yeux de véritables Hermès. Dans les anciennes chroniques, il est souvent question des Hermès, surtout, en Allemagne. Lorsque Charlemagne eut défait les Saxons, il détruisit, près d’Heresbourg, en Westphalie, leur idole qu’ils appelaient Irmensul, et emporta l’or et l’argent qu’il trouva dans ce lieu. Grimm fait voir dans sa mythologie allemande que ce mot désigne la colonne ou le pilier d’Hermès 2. Les Germains adoraient un Ermis ou Hermès 3. Sa statue était un pilier de bois ou de pierre, c’est-à-dire un men-hir. Ce pilier est aussi appelé colonne universelle, comme soutenant toutes choses. L’or et l’argent désignent les offrandes à Hermès. — Ce dieu n’était cependant pas le seul auquel on élevait des piliers. En Suède, on a le Thorssaulen c’est-à-dire le pilier de Thor 4. D’après ces divers faits on ne peut douter que le men-hir n’ait été /322/ la représentation de la divinité. Seulement, pour rester autant qu’il est possible dans les limites du vrai, nous ferons observer que toute pierre dressée n’a pas eu nécessairement la même destination. Quelques-unes peuvent avoir été simplement commémoratives ou élevées dans le but de conserver le souvenir d’un événement. D’autres, lorsqu’elles reposent sur une tombe, sont de véritables cippes ou pierres tumulaires, mais il n’en est pas moins certain que le menhir fut aussi l’image de la divinité.
Dans les cultes qui nous sont mieux connus que ceux du nord, les autels étaient d’espèces ou de consécrations diverses, selon qu’ils étaient destinés aux oblations ou aux sacrifices, et suivant les divinités en l’honneur desquelles ils étaient élevés. La variété de leur construction indique qu’il dut en être de même chez les barbares, et les différences de dénomination le confirment. Plusieurs sont appelés autels ou pierres des fées. Nous avons vu en Suède la pierre des Elfes, sur laquelle on dépose encore des offrandes pour se concilier la protection de ces esprits; une étude plus complète montrera peut-être que les mêmes formes répondent aux mêmes noms. Les flocons de laine, déposés sur les dolmens de la France, rappellent l’usage des habitants de Delphes. Les offrandes de petites monnaies, en France et en Russie, avaient déjà lieu en Grèce sur l’autel de Phares 1. Le nom de pierre d’épreuve, donné à quelques blocs, reçoit son explication par la tradition de Rügen qui nous apprend comment fut découverte la druidesse qui entretenait des rapports avec /323/ un jeune homme du collège des druides. Souvent aussi ces blocs sont appelés: pierres du mensonge ou du diable. Les pierres mouvantes sont mues par le diable. Lorsque les missionnaires annoncèrent le christianisme aux barbares, il paraît qu’en général, ils ne nièrent pas l’existence des faux dieux; soit par crainte, soit, peut-être, que telle fut leur conviction, ils se bornèrent à les faire envisager comme des dieux mauvais, émanant du principe du mal; ils les détrônèrent du ciel, d’où ces dieux se réfugièrent sur la terre, dans les forêts, dans les rochers, dans les lieux marécageux; leur culte, déclaré abominable, demeura secret, et ce sont ceux qui vivent encore dans les superstitions populaires sous des noms divers et des formes surnaturelles. Plus d’un monument, consacré aux anciens dieux, prit dès lors le nom du prince des ténèbres; le fidèle s’en éloigna, mais il n’en crut pas moins à ces puissances inférieures, vaincues, mais non détruites 1. Les pierres auxquelles se rattachent le nom du diable, témoignent ainsi de leur ancienne destination religieuse. /324/
Les détails curieux conservés sur l’Hermès et les piliers bruts de Phares, offrent des rapports non moins étonnants avec les cromlecks et les lits de Huns, dans lesquels on voit aussi, en plus d’un lieu, l’autel et le men-hir, ou l’image du dieu principal entouré d’autres dieux. Hécatée parlait déjà d’un temple circulaire de la Grande-Bretagne. Le peuple appelle les cromlecks: temples des druides, demeures des nains, jardin des fées, ou bien danse des pierres, danse des fées. L’usage de danser à l’entour s’est conservé. Ces danses primitives étaient des rondes; elles faisaient partie des cérémonies du culte, ainsi que les processions le long des avenues de piliers. Les rondes se sont conservées, les unes, comme expression de la gaîté du peuple, les autres comme danses des sorcières et des esprits malfaisants. On sait combien dans le siècle passé les rondes étaient en honneur dans notre pays. Le paysan russe s’y livre encore avec abandon, et j’ai vu de ces rondes, à l’intérieur de Moscou, sous les remparts du Kremlin. Si elles excitent en général à une douce gaîté, il est des moments où l’on doit savoir s’en abstenir, de peur de tomber sous l’influence d’esprits malins, ainsi que le démontre une tradition suédoise. La jeunesse d’un village, en Jemttland, s’était réunie à l’auberge pour danser. C’était un samedi soir. On n’avait cependant pas la coutume de se livrer à des amusements sur la fin de ce jour, car depuis un temps immémorial, ce moment avait été scrupuleusement solennisé dans ces contrées. Aussitôt que vint à sonner la cloche du soir, tout travail cessa, le laboureur quitta ses champs et se prépara à célébrer dignement le jour du repos. Mais la jeunesse paraissait avoir tout oublié pour le plaisir. Plus la soirée avançait, plus la danse s’animait; /325/ une gaîté folle s’était emparée de tous les esprits. Tout à coup, paraît un inconnu, qui se tenait dans un coin de la chambre, auprès du joueur de violon. Les danseurs s’arrêtèrent pour le regarder. C’était un homme encore jeune, vêtu de noir, avec des traits assez agréables, quoique fort pâle. Dans ce moment, l’ironique sourire de ses lèvres glaça d’effroi tous les assistants. Les yeux de l’inconnu, fixés sur eux, les rendaient immobiles. Un instant après, il tira de dessous son habit un violon, et se mit à jouer lentement une ronde, dont les sons bien connus ranimèrent la compagnie. On écoutait avec ravissement et l’envie de danser surmontait toute crainte; quelques-uns commencèrent; alors le musicien hâta la mesure; jamais on n’avait entendu des sons si gais, si animés; ne pouvant y résister, toute la compagnie s’unit bientôt à la ronde joyeuse; le vieux joueur lui-même, qui jusqu’alors n’avait jamais quitté sa place dans le coin, n’échappa point à l’entraînement général, et jetant loin de lui son violon, il prit part à la danse rapide. Quelques-uns essaient enfin de s’arrêter, mais en vain; ils veulent se cramponner à quel que objet, mais leurs membres se détachent du corps. L’inconnu les fait sortir de la salle, dansant, toujours avec délire; la ronde se poursuit à travers les broussailles et les rochers; un pouvoir magique les pousse jusqu’au sommet d’un mont élevé; à chaque tour, les malheureux laissent quelque lambeau de leur corps, et tous sont conduits au néant par cette danse furieuse. Le joueur inconnu était Satan. — La dénomination de danse des fées, donnée à quelques cromleks, se rattache à ce qu’on raconte de la riola, ronde nocturne des sorcières. La ronde, usitée dans les cérémonies du culte, fut quelquefois représentée /326/ comme la danse d’êtres malfaisants. Si le peuple aperçoit quelque part, dans les plaines ou dans les clairières des forêts, un cercle de gazon desséché, il ne doute pas que la chette, présidée par le grand bouc, n’ait été tenue en ce lieu.
Dans la plupart des pays, les divers monuments du culte sont souvent appelés pierres des géants. On comprend que la grandeur de ces blocs ait pu faire croire à l’existence d’une race d’hommes dont la taille et la force étaient fort au-dessus de celles de nos jours. Un examen attentif des restes humains conservés par les tombeaux des époques les plus diverses, ne confirme nulle part cette illusion de tous les temps. Si les Romains parlent souvent de la taille élevée du Gaulois ou du Germain, c’est que les habitants de l’Italie étaient généralement en dessous de la grandeur moyenne. Lorsque les Grecs voulaient représenter sur leur théâtre Hercule ou les premiers héros, ils donnaient à leurs acteurs une taille de 4 coudées 1 , c’est-à-dire de 5 pieds et 8 pouces de France, ce qui nous permet de juger de la taille de ce peuple. Il ne paraît donc pas que l’humanité ait dégénéré à cet égard. — Dans quelques localités, le nom de géant semble avoir été donné au peuple victorieux; cependant on les regarde généralement comme la race primitive. C’est ainsi que les envisagent les Suédois lors qu’ils racontent qu’une femme de géant, s’approchant /327/ un jour de quelques laboureurs, se mit à rassembler dans son tablier, hommes, bétail et charrues, qu’elle porta à son mari dans la montagne. Celui-ci s’en fâcha et lui dit: Tu n’avais pas à les toucher, car ils doivent nous succéder un jour. Dans le nord, les géants sont envisagés comme des êtres malfaisants, émanant du mauvais principe. On désigne aussi par ce nom les païens avant leur conversion au christianisme, et on les représente comme ennemis de la foi nouvelle. Dans ce cas, les pierres des géants sont simplement celles qui ont été élevées par les païens ou pour un culte païen.
S’il pouvait rester quelque doute sur la destination religieuse des blocs dont nous venons de parler, il suffirait de consulter les canons des anciens conciles. Un concile de Tolède 1 , de l’an 681, condamne les adorateurs des pierres. — Celui d’Arles 2 , de l’an 452, déclare que si des infidèles allument des flambeaux ou vénèrent des arbres, des pierres ou fontaines et que l’évêque néglige d’abolir cet usage dans son diocèse, il doit savoir qu’il est coupable de sacrilège. — Le XXIIe canon du concile de Tours 3 , de /328/ 567, ordonne de chasser de l’Eglise tous ceux qui persisteront à faire des cérémonies qui n’ont pas de rapport à celles de l’Eglise, devant des arbres, des sources et certaines pierres. — Le concile de Nantes 1 , dans le VIIe siècle, ordonne aussi d’enlever et de jeter en des lieux où l’on ne puisse les retrouver les pierres vénérées dans des forêts ou des lieux en ruines, objets des tromperies des démons, et sur lesquelles on dépose des ex voto, des chandelles allumées et d’autres offrandes. — Un concile de Rouen 2 défend de brûler les cierges ailleurs que dans les églises, et parle de ces pierres comme d’autels auxquels le peuple rattache l’existence de certaines divinités capables de faire le bien ou le mal. — Les capitulaires de Charlemagne 3 reproduirent les mêmes défenses, et une /329/ loi de Canut 1 , roi d’Angleterre et de Danemark exige qu’on cesse de mettre sa confiance en des bocages et en des pierres, ou d’observer des superstitions traditionnelles; il déclare barbare l’adoration d’idoles réputées divines, du soleil, de la lune, du feu, des eaux courantes, des sources et des pierres. Ces divers passages montrent combien l’ancienne foi comptait d’adhérents au milieu de populations réputées chrétiennes; ils nous donnent aussi plus d’un renseignement sur les pratiques du paganisme, qui sont encore la base de nos superstitions. D’autres croyances furent adroitement substituées aux anciennes; telle source fut placée sous l’invocation d’un saint; telle pierre fut surmontée de la croix; on éleva en bien des lieux, objets d’une ancienne vénération, des chapelles ou des temples chrétiens; plus d’une cérémonie païenne fut introduite dans l’église, en en détournant la signification primitive. L’ancien symbolisme passa dans le nouveau culte; il y eut substitution et accommodement.
Les pratiques du culte, arrivées à notre connaissance, /330/ présentent de grands rapports dans l’Europe barbare; mais si nous avons retrouvé dans la plupart des pays des autels et des menhirs de même genre, les enceintes sacrées présentent des variétés de constructions propres à certaines contrées. Nous voulons parler des cromlecks ou lits des Huns, des murs cyclopéens et des retranchements en terre. Nous avons déjà fait observer que les premiers sont répandus dans les contrées habitées le plus anciennement. En Danemark, ils se groupent essentiellement sur les côtes de la mer. En Allemagne, ils sont surtout répandus dans les plaines au nord de Cologne, de Cassel, de Magdebourg et de Bromberg, là où domine le plat-teutsch. En dessous de cette ligne, les murs cyclopéens occupent les hauteurs et pénètrent dans les lieux habités pendant la seconde période. Cette différence de population de la haute et de la basse Allemagne est fort ancienne. Pline parle de deux grandes nations en Germanie, dont chacune se divise en beaucoup de peuplades; au nord étaient les Ingævones, au sud, les Hermiones. — En France, les cromlecks de l’Armorique s’étendent le long des fleuves et les murs des païens de l’est se relient à ceux de l’Allemagne, et sont déposées sur des hauteurs, de même qu’en Angleterre et en Ecosse. — Les retranchements entourant une épaisse couche de cendres, et célébrés par les chants populaires de la Russie comme des lieux sacrés, ne se retrouvent en Allemagne que dans les lieux occupés par les Slaves, et sont postérieurs aux monuments précédents. — Les cromlecks observés dans l’Asie du nord, dans les Indes et dans le Bengale paraissent pénétrer en Europe avec les familles primitives qui élevèrent leurs tumuli gigantes ques sur les bords des grands eaux. Nous avons indiqué /331/ l’existence de monuments pareils dans le nord de l’Amérique, et il n’est pas sans intérêt de retrouver dans le Brésil les autels bruts et les cromlecks. — D’autre part, les murs des païens se groupent dans l’intérieur des terres, auprès des tumuli appartenant à l’âge de l’ustion, et datent de la seconde période, âge qui nous paraît répondre à une nouvelle invasion d’orient à l’occident; mais ces enceintes renferment encore l’autel et le men-hir. — Enfin les enceintes en terre, qui remontent à l’invasion des Slaves, datent de la troisième période, et ne se rattachent plus au culte des piliers bruts ou des Hermès, commun aux âges précédents.
Nous venons de voir les Barbares vénérer les arbres et les pierres, habités par des génies ou des êtres surnaturels; ils rendaient aussi un culte à l’eau, au feu et aux astres. Teut ou Teutatès, dieu des Celtes et des Germains, présidait, suivant les uns, aux batailles; selon les autres au commerce, à l’intelligence et à la parole. C’est de Teut que César a voulu parler quand il dit que les Gaulois adorent par-dessus tout le dieu Mercure. On croit qu’Abelion était le même que Belenus, envisagé généralement comme Apollon ou le soleil. — Esur était Mars, le dieu de la guerre, auquel on immolait les captifs, et quelquefois ses propres enfants. Les noms de plusieurs autres dieux ont été conservés par des inscriptions latines, mais leurs attributions sont généralement peu connues. Tous les Gaulois, dit César, se vantent de descendre de Pluton; c’est pour cela qu’ils comptent les espaces du temps, non par les jours, mais par les nuits. Ils croient qu’Apollon chasse les maladies, que Minerve a donné les commencements aux manufactures et aux arts, et que Jupiter a pour son /332/ partage l’empire du ciel. La nation gauloise, ajoute-t-il, est fort superstitieuse. Ceux qui sont dangereusement malades, ou qui se trouvent en péril, promettent d’immoler des victimes humaines et se servent pour cela du ministère des druides. Ils croient qu’on ne peut obtenir des dieux la vie d’un homme, qu’en sacrifiant un autre homme à sa place. Ils font des figures d’homme, d’une grandeur énorme, avec de l’osier, dont ils remplissent tout le vide d’hommes vivants; ils y mettent ensuite le feu et font périr tous ceux qui sont dedans. D’après eux les supplices des voleurs, des brigands et des autres scélérats sont fort agréables aux dieux; mais quand ils en manquent, ils prennent aussi des innocents 1. — On s’est souvent récrié contre cette barbarie. Nous n’essaierons pas de la justifier en disant que les Egyptiens, les Grecs et les Romains immolèrent aussi plus d’une fois des victimes humaines, mais nous devons rechercher l’idée qui ressort de ce genre de sacrifice. La valeur de l’offrande me paraît exprimer la mesure d’amour ou de crainte qu’inspire la divinité. Le dieu, dont on apaise le courroux avec un peu d’encens ou de farine, est un dieu moins redoutable qui celui qui exige des sacrifices d’un plus grand prix. Si le sang humain doit être répandu, c’est qu’on se fait du dieu une idée plus sévère. On peut même dire que le besoin de réconciliation, et par conséquent que le sentiment du péché est proportionné à la /333/ grandeur de l’offrande. Il ressort donc de ces faits que les barbares avaient de la divinité une idée plus grande et plus sévère que les peuples du midi. Ils croyaient, dit César, qu’on ne pouvait obtenir des dieux la vie d’un homme qu’en sacrifiant un autre homme à sa place. Cette foi renferme en elle un pressentiment vague sans doute, mais pourtant un pressentiment de ce que devrait être un sacrifice capable de racheter l’humanité ou de la réconcilier avec son dieu. Si la vie d’un homme ne pouvait être sauvée que par la vie d’un autre homme, il en ressort clairement la conséquence, que pour apaiser la colère de la divinité contre les hommes, il fallait une victime surhumaine. Ainsi, ces sacrifices peuvent en quelque sorte être envisagés comme une préparation au dogme principal du christianisme. Là où l’idée de Dieu était plus austère et le sentiment du péché plus profond, la doctrine de réconciliation devait avoir plus d’accès; mais les voies d’accommodement et de substitution, qui furent souvent employées, durent nécessairement apporter des obstacles à l’intelligence de la foi nouvelle et à son adoption.
Il ne nous est parvenu de la théologie des Gaulois et des Germains que des idées incomplètes. Les prêtres en faisaient l’objet d’une science secrète, qu’il était défendu d’écrire, et qui se transmettait oralement aux initiés; cependant d’après les rapports des auteurs anciens, nous savons qu’ils croyaient à la métempsychose et à l’immortalité de l’âme. Il paraît d’après un passage de Plutarque 1 , que les Celtes plaçaient leur paradis dans la Grande-Bretagne. /334/ Démétrius raconte qu’il y a près de la Grande-Bretagne quelques îles désertes, qu’on appelle les îles des Génies et des Héros. Il suivit un jour, par curiosité, un roi qui s’embarquait pour la plus voisine de ces îles; ils n’y trouvèrent qu’un petit nombre d’habitants qui vivaient dans une pleine sécurité parce que les Bretons les tenaient pour sacrés. Aussitôt qu’ils eurent mis le pied sur l’île, il s’éleva une violente tempête, accompagnée de différents prodiges, de coups de vent et de tourbillons de feu. Après que la tempête fut apaisée, on leur apprit qu’il venait de mourir quelque grand personnage … On leur raconta aussi qu’il y avait dans ces contrées une île où le géant Briareus gardait Saturne, qu’il tenait enchaîné et endormi. Ce sommeil était un nouveau charme, que l’on avait inventé afin de le lier, et il avait autour de lui plusieurs génies pour le servir. — Le passage suivant de Procope 1 est encore plus précis. On prétend que les âmes des morts sont portées dans la Grande-Bretagne. Je vais, dit-il, rapporter la chose comme les gens du pays me l’ont racontée souvent et avec beaucoup de sérieux, bien que je sois fort porté à croire qu’elle ne se passe qu’en rêve. Le long de la côte opposée à cette île se trouvent plusieurs villages occupés par des pêcheurs, des laboureurs et des marchands qui vont trafiquer dans la Bretagne. Sujets des Francs, on ne leur a jamais imposé aucune tribut; ils prétendent en avoir été déchargés, parce qu’ils sont obligés de conduire tour à tour les âmes. Ceux qui doivent faire le service de la nuit suivante se retirent dans leur maison dès l’approche de la nuit, et se couchent tranquillement en attendant les /335/ ordres de celui qui a la direction du trajet. Vers minuit, ils entendent quelqu’un heurter à leur porte et les appeler à voix basse; sur-le-champ, ils se jettent à bas de leur lit, et courent à la côte, sans savoir quelle est la cause secrète qui les y entraîne. Là, ils trouvent des barques vides, et cependant si chargées quelles s’élèvent à peine au-dessus de l’eau d’un travers d’un doigt. En moins d’une heure, ils conduisent ces barques vers la Bretagne, tandis que le trajet est ordinairement de 24 heures pour un vaisseau qui avance à force de rames. Arrivés à l’île, ils se retirent dès que les âmes sont descendues de la barque, qui devient alors si légère qu’elle effleure à peine l’eau. Ils ne voient personne, ni pendant le trajet, ni dans le débarquement, mais ils entendent, à ce qu’ils disent, une voix qui articule à ceux qui reçoivent les âmes, le nom des personnages qui étaient sur la barque avec celui de leur père et des charges dont elles étaient revêtues. Si dans ce nombre ils se trouve des femmes, la voix indique le nom des maris qu’elles ont eu
.Chez les peuples celtiques, les principaux ministres de la religion portaient le nom des druides; ils avaient sous eux des ministres subalternes: les Eubages, devins et sacrificateurs, et les bardes qui chantaient les hymnes divins et les exploits des héros. Les druides, philosophes, astronomes, médecins et interprêtes des lois, étaient les dépositaires de la doctrine et les oracles des dieux; étrangers à la guerre, ils ne payaient aucun tribut; revêtus dans l’origine du pouvoir suprême, ils le cédèrent dans la suite aux brenns ou chefs des guerriers. Leur théologie reposait sur la métempsychose et l’immortalité de l’âme 1 , mais ils /336/ avaient soin de la rendre secrète en ne permettant pas qu’elle fût écrite. L’éducation des initiés ne durait pas moins de 20 ans, pendant lesquels on leur faisait apprendre un nombre prodigieux de vers obscurs qui contenaient la doctrine. Les druides menaient une vie fort retirée; cachés dans le fond des forêts, ils n’en sortaient que rarement, et c’était là que toute la nation allait les consulter. Ils avaient plusieurs collèges, dont le plus considérable était dans le pays chartrain 1 , où résidait leur chef suprême 2. Ils présidaient aux états, disposaient de la guerre et de la paix, et déposaient les magistrats et même les rois, s’ils venaient à violer les lois du pays. La justice ne se rendait que par leur ministère 3 ; et ceux qui refusaient d’obéir à leurs décisions étaient frappés d’anathème. Ils s’adonnaient à la magie et attachaient des vertus mystérieuses à certaines plantes. La sélage s’arrachait de la main gauche; la verocine, propre à guérir toutes les maladies, se cueillait avant le lever du soleil, le premier jour de la canicule, après avoir offert à la terre un sacrifice d’expiation 4. Un des actes les plus solennels était celui de cueillir le gui de chêne. Pline nous a conservé la description de cette cérémonie: « Les druides n’ont rien de plus sacré, dit il, que le gui et le chêne qui le produit; ils choisissent des bois sacrés qui soient de chêne, et ne font aucune /337/ cérémonie sans être ornés des feuilles de cet arbre … Ils croient que tout ce qu’il porte est envoyé du ciel, et que c’est une marque qu’il a été choisi du dieu. On ne trouve le gui que rarement, et quand on l’a trouvé, on va le chercher en grande cérémonie: On observe sur toutes choses, que ce soit (au mois de décembre) au sixième jour de la lune, par lequel ils commencent leurs mois, leurs années et leurs siècles, longs de 30 ans seulement; parce que la lune commence au sixième jour d’être dans sa force, sans qu’elle soit pourtant arrivée au milieu de son accroissement. Le gui reçoit un nom qui indique sa propriété de guérir tous les maux. Après avoir préparé le sacrifice et le repas, qui se font sous un arbre, ils amènent deux taureaux blancs, auxquels on lie les cornes pour la première fois. Le prêtre, vêtu de blanc, monte sur l’arbre, coupe le gui avec une faucille en or, et le reçoit dans son vêtement blanc, après quoi il immole les victimes et prie les dieux de rendre ce présent favorable 1. » Au premier jour de l’an on distribuait ce gui comme une chose sainte, et c’est de là qu’est venu, l’ancien dicton français: au gui, l’an neuf. — On peut se représenter les druides, couronnés de feuilles de chêne, portant un collier en or 2 , vêtus d’une longue robe blanche 3 et marchant les pieds nus. Leurs femmes partageaient la considération qu’on avait pour leurs maris et habitaient des sanctuaires interdits aux hommes. Plus d’un empereur romain vint les consulter. D’autres /338/ druidesses vivaient dans le célibat, c’étaient les vestales des Gaules; elles portaient des vêtements blancs avec une ceinture en bronze, et tiraient entr’autres leurs présages du tournoiement et du murmure de l’eau. Le druidisme, souvent persécuté par les Romains, ne disparut d’une manière générale que vers le VIe siècle de notre ère.
César dit que les Germains ne reconnaissent d’autres dieux que ceux qu’ils voient, et dont ils reçoivent quelques bienfaits, tels que le Soleil, Vulcain, c’est-à-dire le feu et la Lune. Tacite, mieux instruit, nomme plusieurs autres dieux. Mars et Mercure auxquels ils immolaient des victimes humaines, Hercule dont ils chantaient les louanges en allant au combat, Hertha qui visitait la terre certains jours de l’année, Isis, adorée par les Suèves, sous la forme d’un vaisseau. Ils rendaient aussi un culte à quelques divinités Scandinaves, telles que Wodan et Freija. « Les Germains, pénétrés de la grandeur des choses célestes, dit Tacite, croient qu’il ne faut point renfermer les dieux entre les murailles d’un temple, ni leur donner une figure humaine. Ils consacrent des bois et des forêts, et donnent les noms des dieux à ces lieux secrets et reculés, qu’ils n’osent regarder à cause de la vénération qu’ils leur portent. Ils observent, plus que toute autre nation, le vol des oiseaux, et se servent des sorts auxquels ils ont beaucoup de foi … Ils tirent aussi des présages des chevaux qu’ils nourrissent à frais communs dans ces bois sacrés, et il n’en est point qui aient une plus grande valeur aux yeux de la nation. » Les devineresses germaines n’étaient pas moins honorées que les druidesses des Gaulois.
Les Scandinaves plaçaient à la tête de leurs divinités /339/ Odin, le dieu terrible et sévère, créateur du ciel et de l’air, Thor, dieu du tonnerre et des ouragans, dont le char était traîné par deux boucs, et Frey, le plus doux de tous les dieux, qui gouvernait la pluie et le soleil, et tout ce qui naît sur la terre. Frigga, la Vénus du nord, accompagnait son mari Odin à la guerre et partageait avec lui les armes de ceux qui avaient été tués. Balder, fils d’Odin, avait en partage la sagesse, l’éloquence et une si grande majesté que ses yeux en étaient resplendissants. Hoder, dieu aveugle, était doué d’une grande force. Tous ceux qui dans leurs procès prenaient Forsite, fils de Balder, pour leur juge, s’en retournaient réconciliés. Outre les trois divinités principales, et les ases au nombre de 12, il existait des nains et des génies en grand nombre. Les Elfes habitaient les eaux paisibles, et les Jetten les grandes chutes d’eau et les rochers. Loke était le principe du mal, le calomniateur des dieux, le grand artisan des tromperies; beau de figure et fécond en perfidies. Il eut de la géante Angerbode, messagère de malheurs, trois enfants: le loup Fenris, le grand serpent de Mygdar et Hela ou la mort. Le père universel précipita le serpent dans la mer, mais il s’y accrut si fort qu’il ceignit la terre entière et put encore se mordre l’extrémité de la queue. Hela fut précipitée dans les enfers où elle distribue des logements à ceux qui meurent de maladie ou de vieillesse. Sa salle est la douleur, sa table la famine, son couteau la faim, son valet le retard, sa servante la lenteur, sa porte le précipice, son vestibule la langueur, son lit la maigreur et la maladie, sa tente la malédiction. Les dieux élevèrent le loup Fenris qui rompit deux fois les chaînes énormes dont on l’avait lié. On réussit à l’enchaîner à l’aide d’un simple cordon /340/ fabriqué par un nain, mais il est dit qu’à la fin du monde ce monstre rompra ses chaînes. Loke, retenu dans une caverne, produit les tremblements de terre en s’agitant, et sera tué par Heimdal, l’huissier des dieux. — La cour des dieux se tient sous un frêne dont les branches couvrent la surface du monde. Un aigle, dont l’œil perçant découvre tout, repose sur ses branches. Un écureuil y monte et en descend sans cesse pour faire ses rapports. Des serpents attachés à son tronc s’efforcent de le détruire. Sous une racine coule une fontaine où la sagesse est cachée. Dans une source voisine, qui est la fontaine des choses passées, trois vierges puisent l’eau dont elles arrosent le frêne, elles disposent les jours des hommes et se nomment le passé, le présent et l’avenir.
La cosmogonie des Scandinaves présente deux principes: l’âme créatrice et l’élément congelant ou la matière, la lumière et la nuit, le chaud et le froid, le créant et le détruisant, du combat desquels sort la vie. « Dans l’aurore des siècles, dit une poésie, il n’y avait ni mer, ni rivages …; on ne voyait point de terre en bas, ni de ciel en haut; tout n’était qu’un vaste abîme, sans herbes ni semences. Le soleil n’avait point de palais, les étoiles ne connaissaient pas leurs demeures, la lune ignorait son pouvoir. — Alors il y avait un monde lumineux enflammé du côté du midi, et de ce monde s’écoulaient sans cesse dans la lune, qui était au nord, des torrents de feu étincelants, qui, s’éloignant de leurs sources, se congelaient en tombant dans l’abîme. L’abîme se combla peu à peu, jusqu’à ce qu’un souffle de chaleur, venu du midi, fondit les vapeurs qui s’en exhalaient et en forma des gouttes vivantes d’où naquit le géant Yme. De lui descendent les géants, race /341/ mauvaise et corrompue comme leur auteur. Il en sortit une race meilleure, celle de Bor, père d’Odin. Les fils de Bor tuèrent Ymer et sa race, dont il n’échappa qu’une famille. Un nouveau monde prit naissance. La mer et les fleuves furent formés du sang du géant, la terre de sa chair, les montagnes de ses os, les rochers de ses dents, et la voûte du ciel de son crâne. Les fils de Bor trouvèrent un jour deux morceaux de bois flottants, dont ils formèrent l’homme et la femme Askus et Embla, desquels descend la race des hommes qui a eu la permission d’habiter la terre. »
Quant à la fin du monde, les sages rapportent qu’il viendra un temps de corruption où se déchaîneront tous les éléments mauvais. La terre sera inondée; le loup Fenris dévorera le soleil; les astres s’enfuiront et l’armée des mauvais génies et des géants entrera pour attaquer les dieux. Mais Heimdal fait résonner sa trompette bruyante. Les dieux s’arment, Odin attaque le loup Fenris, il en est dévoré, et Fenris périt au même instant; Thor est étouffé par le venin du dragon expirant. Le feu consume tout. Mais bientôt après, une nouvelle terre sort du sein des flots, ornée de vertes prairies, les champs y produisent sans culture; les calamités y sont inconnues. Les justes l’habiteront et se réjouiront pendant les siècles. Alors, celui qui gouverne tout rend la justice divine et envoie les coupables dans une demeure éloignée du soleil, où le poison pleut par mille ouvertures, tandis que Balder revient et habite avec Hoder la salle des victoires d’Odin et le sanctuaire des dieux.
On peut juger par là de la liberté dont l’habitant du nord usait avec ses dieux, il brave la destruction même, /342/ en n’admettant qu’un monde et des dieux périssables. De là ressort cette teinte tragique dont la doctrine est si fortement empreinte dans tous ses développements. Les chants héroïques révèlent un culte basé sur la nature. La terre est fille de la nuit; éclairée par le soleil, elle est fille et épouse d’Odin. Des eaux, des pierres, des oiseaux sont adorés comme des dieux. La mort est un voyage, et la foi à la transmigration des âmes a pu donner lieu au récit de la réapparition d’Odin à différentes époques. L’habitant du nord a conservé plus d’un souvenir de ses anciens dieux. Dans cette survivance du culte païen, on doit distinguer des éléments divers, dont nous mentionnerons seulement la foi à des êtres surnaturels et la croyance à la magie. Celle-ci, plus répandue qu’on ne le pense généralement, consiste surtout à entrer en rapport avec un monde surhumain pour en obtenir des révélations ou même des secours en vue de certains buts; ces pratiques, très pareilles dans les divers pays de l’Europe, me paraissent être une continuation des mystères des anciens cultes, tandis que la foi pure et simple à des êtres surnaturels découle des idées religieuses mises à la portée de chacun. Les fées et les esprits follets se retrouvent aussi dans le Nord. Les Elfes, dont nous avons parlé, vont parfois dans les maisons tenir leurs danses gracieuses. Les servants suédois, nommés Tomtequbbar ou petits vieux, grands d’un à deux pieds, vêtus de gris, coiffés d’un bonnet rouge, n’ont qu’un œil au milieu du front. Parfois ils échangent leurs enfants contre ceux des hommes, aussi doit-on pour s’en préserver tenir une chandelle allumée jusqu’au baptême de l’enfant; usage qu’observent aussi soigneusement les agriculteurs du Wurtemberg. /343/ Les Tomtequbbar, loin d’être toujours hostiles, remplissent le grenier de celui qui a su se ménager leurs faveurs. Ces lutins sont souvent serviables, et quelquefois aussi vaniteux. Une ménagère occupée à tamiser de la farine dans son garde-manger fut obligée de remettre son travail au lendemain. Quelle fut sa surprise en retournant dans le garde-manger, dont elle avait toujours la clef sur elle, de trouver l’ouvrage fait. Dès ce jour, toutes les fois qu’elle voulait de la farine tamisée elle n’avait qu’à l’arranger le soir avec le tamis, et le matin l’ouvrage était fait. Ayant grande envie de voir le tamiseur inconnu, elle ne put s’empêcher une nuit de regarder par le trou de la serrure. Elle vit un petit lutin en guenilles qui tamisait de toutes ses forces. Voulant le récompenser, elle fit un joli petit habit qu’elle plaça dans le garde-manger. L’habit disparut, mais la prochaine fois où elle arrangea de la farine, l’ouvrage ne fut pas fait. Alors elle se mit au guet et ne tarda pas à voir le lutin qui se promenait en long et en large; les mains dans les poches, et charmé de sa nouvelle parure, il fredonnait « Monsieur est élégant, il ne tamise plus. » — Il est quelques traditions suédoises qui présentent un mélange curieux des idées païennes et chrétiennes. L’une raconte qu’un prêtre entendit un soir une musique délicieuse, au moment où il traversait un pont jeté sur un torrent. Il vit un jeune homme découvert jusqu’à la ceinture, assis sur les eaux, et portant un bonnet rouge sur une chevelure blonde et bouclée qui retombait sur ses épaules. Il tenait dans sa main une harpe d’or, d’où il tirait les sons les plus ravissants. Le prêtre reconnut Necken, l’esprit des eaux, et dans un zèle exagéré il lui dit: D’où viens que tu joues si gaîment! tu sais pourtant /344/ que tu ne seras jamais sauvé, car ce vieux bâton desséché que je tiens dans ma main portera des feuilles et des fleurs avant que tu n’obtiennes ta rédemption! Le malheureux joueur de harpe jeta son instrument à l’eau et pleura amèrement. Le prêtre continua sa route; mais quel ne fut pas son étonnement, en voyant éclore sur son bâton des feuilles et des fleurs! Il vit dans ce prodige une révélation du ciel et un reproche de ce qu’il prêchait si mal la doctrine consolatrice qu’il était appelé à enseigner. Il retourna en hâte sur le pont et trouva le pauvre Necken qui fondait toujours en larmes. Vois-tu, lui cria-t-il, mon vieux bâton porte déjà des feuilles et des fleurs; de même l’espérance peut fleurir dans le cæur de tout être, dans la certitude que son Sauveur existe: Necken, heureux et consolé, reprit sa harpe et le rivage retentit toute la nuit des sons joyeux qu’il en tira.
Quand on rapproche les superstitions de contrées éloignées les unes des autres, on est souvent surpris des rapports qu’elles présentent. Le culte, rendu aux génies, bons ou mauvais, occupe partout une grande place. On leur attribue les maladies, et on les apaise par des moyens pareils. L’esprit humain, toujours curieux d’anticiper sur les temps, cherche à dévoiler l’avenir et a recours à maint présage ou moyens de divination; les miroirs magiques sont encore consultés, non-seulement en Europe, mais aussi en Afrique et en Asie. Il reste au milieu de nous plus de traces, qu’on ne le suppose, de ces âges reculés, qui nous apparaissent au premier coup d’æil entourés d’épaisses ténèbres: après des recherches plus complètes, nos petits neveux liront sans doute couramment là où nous n’épelons qu’avec peine. /345/
NOTE
Du culte des esprits.
Dragons. — En Franche-Comté, un Raimond de Saint-Sulpice, que Sinner fait vivre bien gratuitement au XIIIe siècle, aurait terrassé cette espèce d’hydre, il aurait mérité, pour prix d’un service si éclatant, que toute sa postérité fût exemple du paiement de l’impôt. Semblable à celle de l’Apocalypse, cette bête n’avait pas moins de sept têtes, et elle ravageait tout. Le conducteur de la diligence de Neuchâtel à Pontarlier me disait à ce sujet, le 5 juin 1826, que le dragon aurait avalé ses deux chevaux en travers sans les mâcher. M. Depping (La Suisse, tom. III, pag. 179, édition de 1824) rapporte, d’après Businger et Zelger, une pareille fable sur Underwald. M. Raoul Rochette (Lettres sur la Suisse, tom. III, pag. 127 et suiv.) en répète aussi de semblables sur le Drachenried et le Drachenloch. La Gargouille de Rouen et tant d’autres ne sont pas plus historiques. Tous ces contes de dragons sont renouvelés de l’Inde et de la Chine. Monnin, Du culte des esprits dans la Séquanie, note 8 et note 33. Du Cange. Glossarium ad script. mediæ;, et infim. latinit. « Effigies draconis quæ cum vexillis, in ecclesiasticis processionibus deferri solet, quâ vel Diabolus ipse, vel hæresis designatur, de quibus triomphat Ecclesia. Diabolus enim, ut ait S. Augustinus (Hom. 36), in scripturis sanctis, leo et draco est, leo propter impetum, draco propter insidias. » — En Egypte, un disque, accompagné de la figure du serpent et de deux ailes, désigne l’éternité, la vie et la sublimité. St. Clément, savant d’Alexandrie, fait observer que chez les Juifs la vie et le serpent se rendent par le même mot hevah, havah, hovah. (Exhort. ad gentes.) Le serpent d’airain est l’image de la vie et du salut. (Nomb. XXI, 8; Math. III, 14, 15.) Le serpent chez les Romains représente la vie et la santé, salutis draco; il s’entortille aux autels du dieu Salus. — Sur la côte du Malabar, le serpent à chaperon, nommé Nalla-Pamba, est l’objet d’un culte particulier. — Fo-hé ou Fé, ne dans les Indes environ 1022 ans avant Jésus-Christ, fondateur de la monarchie actuelle des Chinois, usurpateur des attributs du Tout-Puissant, est représenté sous la forme d’un serpent ailé, et désigné sous le nom de dragon. — Les Celtes adoraient un être invisible, Teut, qu’ils représentent par un animal dont le nom chez eux désignait aussi la vie. Sur la tête du serpent, un globe lumineux annonce sa gloire et son éternité, il avait des ailes et un corps embrasé; telle est la Vouivre de la Séquanie, dont le nom signifie vivre, comme celui d’hévah. Il a aussi des yeux d’escarboucle. — Au delà de l’Indus, le 28 juillet, a lieu la fête des Naga ou dieux-serpents, tribu de divinités souterraines qui gardent /346/ d’immenses trésors, où l’éclat des diamants supplée à l’absence des rayons du soleil. On leur offre un peu de lait et de beurre fondu. (Un serpent gardait le trésor de Bel-Air, ainsi ailleurs. J’ai entendu parler plus d’une fois de serpents portant une pierre de grand prix sur la tête.) On les représente sous forme humaine de la tête au nombril, et sous la forme du serpent pour le reste du corps. Les mâles y sont armés de cimeterres et protégés de boucliers. Les filles de Naya sont comme les fées et les nymphes des Mille et une nuits. — Notre fée Mélusine est moitié femme, moitié couleuvre, le dragon s’éclaire d’un disque de diamants, il est gardien des trésors, les fées se plaisent dans les grottes, avec un peu de beurre on apaise l’esprit sauvage; c’est aussi du beurre qu’on met dans les bassins des autels du nord.
Mélusine ou Mère Lusine, joue un grand rôle dans l’ouest de la France, elle apparaît dans l’air sous la forme d’un serpent de feu. Les Lusignan portaient pour cimier une Mélusine. « En terme de blason, c’est une figure échevelée, demi-femme, demi-serpent, qui se baigne dans une cuve où elle se mire et se coiffe. » Elle apparaît souvent aussi comme poisson, et souvent se baignant, elle préside à l’élément de l’eau.
Règne de la terre. — Beaucoup de vallées de l’Alsace et de l’Allemagne ont leur chasseur sauvage. A la montagne bleue de Montbeillard, un génie crie ou chante pendant la nuit des paroles lamentables. On s’en préserve en portant sur soi du beurre et du sel. C’est avec du beurre fondu et du lait que les Hindous se rendent propices leurs Dévata et autres dieux. L’homme mystérieux du Bugey vit en vrai sauvage sur les montagnes et reçoit du lait en offrande. Sur d’autres monts, c’est un magnifique seigneur botté, armé, casqué, chevauchant dans les airs sur son blanc palefroi. On a vu son coursier attaché en dehors d’une roche escarpée, impatient du retour de son maître. Des contrebandiers, munis d’un secret, ont été reçus en croupe, et ont ainsi fait leur fortune. N’est-ce pas là le White-horse des Anglo-Saxons, qui a donné son nom à la colline du Cheval-Blanc, dans une vallée du Berkshire? (Mémoires de la Société royale des antiquaires, tom. V, pag. 217. De la tradition populaire sur l’armurier ou forgeron Vélant, par M Depping, qui trouve dans le fond de l’Inde l’origine de cette fable.) — L’antique seigneur des ruines du château d’ Holiferne, qui dominait sur les vallées de l’Ain, de l’Anchéronne et de la Velome, fait retentir les monts du son des cors, des voix humaines et des aboiements prolongés, au milieu desquels il se plait. On entend ailleurs les chasses miraculeuses du bon roi Arthus (Holoferne, signifie en hébreu vaillant capitaine). Un garde-forestier les a vus dans une clairière, c’étaient une foule de grands seigneurs, de belles dames, de piqueurs, les uns mangeant sur le gazon, les autres gardaient les chevaux ou donnaient la curée à de nombreux limiers. Ces chasseurs, c’est l’Arthus que les Bretons ne croient pas mort, c’est l’Aratus des bois de l’Angleterre, et peut-être l’Herthus ou /347/ Hertha du nord. C’est ainsi que dans les Gattes du Malabar, Parasurama, ce héros au teint vert, court encore, une arme à la main, à travers les forêts de palmiers. — Près de Maizières, sur les bords de la Loue, la dame verte présage des malheurs. La dame verte de Clément, après avoir fatigué sa meute, conviait a un repas frugal auprès d’une source, le comte de Montbeillard. Elle préside et surpasse de la tête de jeunes dames, aussi espiégles que jolies, qui se plaisent à lutiner les jeunes garçons égarés. Entre les villages de Neuchâtel et Remondans, est la Roche de la dame verte. Les Mæsiens d’Asie adoraient un soleil vert, dit l’Apollon Gryneus. — Vert peut venir de Herta, la terre. Le Verdier était l’ancien garde général forestier. Verdage, l’ancien gardien du bétail dans les bois; ils étaient vêtus de vert. Le printemps, à cause de sa verdure, s’appelait Er chez les Grecs, Ver chez les Latins. Le dieu étrusque et romain des vergers s’appelait Vertumne. — Les Indiens de la côte de Coromandel peignent en vert Wishnou dans sa septième et huitième incarnation. — Les habitants de Pékin couvrent de tuiles vertes le temple de la terre de Ti-Tang, et de tuiles bleues la pagode du ciel. — La dame verte est la déesse de la terre et du bois, comme la Diane d’Ephèse, ainsi que la diane Aritia, près de Rome. — Haarets ou erets en hébreu, arika en caldéen, signifient la terre. Hareth, chez les anciens Perses, était l’ange que le Créateur avait préposé, dès le principe des choses, à la garde du globe terrestre. Airta et arte en gothique, arda dans le runique, ertha dans la langue des Francs, earth en anglais, aert en flammand, erd en tudesque, signifie terre, et ce mot terra n’est qu’une inversion d’aret, sur lequel se sont modelés tous ceux que nous citons ici. — L’Herthus ou l’Hertha des Germains est le dieu persan Haretk, dont le culte apporté par les Kimris et les Suèves a conservé le nom de Herte, Earth, dont l’aspiration adoucie a fait Verte et Berthe. Au nom de Berthe se sont ralliés des souvenirs fabuleux. (Même fait pour Berthe de Bourgogne.) C’est un nom de femme très connu dans le nord.
Les Suèves adoraient Isis sous la forme d’un vaisseau. (Germ. 40.) L’oie, animal amphibie, exprimant le régne de la terre et de l’eau, fut consacrée à Isis, elle est placée aux pieds d’Herthe, la même qu’Isis (?). Ensuite, au lieu de l’oie entière, on tailla un pied de l’idole en patte d’oie (?). De là, la reine Pédauque (?). De là l’enfantement d’un monstre à tête de canard par Berthe, épouse du roi Robert. Berthe au long pied vient peut-être d’Isis, qui avait un pied dans une barque, son symbole est pris de sa chaussure. Isis présidait à la culture du lin, de là la quenouille aux mains de la déesse. On jure par la quenouille de la reine Pédauque. Des fées de la Normandie furent changées en oies. L’oie est la monture de Brahma dans l’Inde et le symbole de la vigilance. Elle est dédiée à Sarassouadi, l’une des huit mères de la terre, qu’on compare à Isis. — Nos dryades rieuses, folâtres, voluptueuses, égarant les jeunes garçons dans les bois, ne sont pas méchantes comme leurs /348/ sœurs d’Asie, qui enlèvent, à l’est de la mer Morte et dans le nord de l’Arabie, les voyageurs, afm de jouir de leurs embrassements pour les conduire ensuite dans les précipices.
La tante Arie, Airie dans la campagne. Junon Aeria, reine de l’air, génie bienfaisant du pays d’Ajoie, descend de l’air pour récompenser la jeunesse studieuse et docile, mêler la filasse suspendue à la quenouille au jour du carnaval; elle file elle-même, fête les enfants à Noël, ceux-ci la reconnaissent au bruit de la sonnette de l’âne sur lequel arrive la tante Aerienne. — Dans une caverne près du château de Milandre, entre Delle et Montbéliard, une fée garde un trésor, assise vers son coffre-fort dont elle tient les deux clefs toutes rouges de feu entre ses dents transparentes. Un grimoire manuscrit indique le secret pour saisir, sans se brûler, les clefs de cet esprit qui préside à l’élément du feu. — Dans les ruines du château de Maiche (arrondissement de Montbéliard), un cochon noir couvre un trésor; c’est l’esprit d’un ancien seigneur avare, qui, une fois tous les cent ans, rode autour de la bourgade, une clef toute rouge à la gueule et cherche un homme assez hardi pour la lui prendre et le délivrer par là de sa transformation. Un soir d’hiver il apparut à un homme sous une forme humaine, qu’il lui est permis de reprendre, sans doute pour ne pas effrayer les gens, et le pria de l’attendre à minuit précis dans un souterrain du château. Le bonhomme promet, s’y rend, le porc noir lui apparaît, la gueule enflammée et tenant la clef entre ses dents; à cette vue, le matheureux s’enfuit, et l’âme désolée disparaît en poussant des cris lamentables. Il y a là certains rapports avec la religion de Bouddha: là où l’on trouve la métempsycose en Orient, sont des dieux à tête de cochon, et qui souvent ont des clefs à la main. Les dieux porcs de l’Asie s’appellent Warraha, Wara. — Verrat en français, varrai en patois, signifie pourceau mâle, comme dans l’Hindoustan, de même que Verrès en latin. Le culte dominant des Celtes était celui de la terre, et partout elle fut divinisée sous des noms différents; elle était représentée par l’animal qu’on lui sacrifiait. Les Suèves Estyens se faisaient honneur du symbole (Germ. cap. 45, formas aprorum gestans), et leurs descendants des bords du Rhin, dans la Souabe et à Bâle, ont maint hôtel sous les auspices du cochon noir ou du sanglier. — On voyait, en 1824, sur une porte de Porrentruy, un cochon et une truie sculptés en bas-relief, ce sont les armoiries d’Autun (siège d’un collège de Druides), et la ville avait un cochon sculpté sur une de ses portes. Près de Porrentrui est Courtemantrui, — rapport entre truie et druide (?). — Le sanglier était les armes parlantes d’Ephèse. Iphisou, sanglier d’Apis ou de la terre, dit Pelloutier. D’Opis les Latins ont fait ops, opes, richesses, — de là le trésor et le cochon noir, — de sou vient sus, sues. Dans le patois de la Franche-Comté, la sou est la loge des pourceaux. Les médailles romaines rappelant la fondation d’Alba Troia offrent /349/ une laie avec ses marcassins. — Une autre appellation des prêtres gaulois est celle de gore. Les gores des Bretons sont les lutins des monuments druidiques. En ancien français et en patois normand, gore signifie truie, gorin, gorel, goury, petit cochon. La truie qui file, de la cathédrale de Saint-Pol-de-Léon, est une druidesse ou une idole de la terre. Depuis le Xe siècle ce mot est devenu un outrage; gôr, dans la Bresse, est l’outrage le plus sanglant. Les mahométans désignent sous le nom de gaures les infidèles. Kourin, chez les Arméniens, désigne un homme instruit dans les choses secrètes. Chez les Syriens, khoury, désigne un porc; gourou est un brahmane chez les Indiens. Ces noms sont restés dans la terre où l’on place le berceau des nations; la province de Gouria, dans la Colchide où l’antique Dioscuria, existe sous le nom d’Isgaur, la ville de Gory sur le Kur de l’Ibérie, la Goriace des sources de l’Euphrate, la Corduène des anciens dans les monts Gordiens, où sont encore les enfants des Curdes, le désert des Pétigores du nord du Caucase au Tanaïs des Amazones. Ainsi les mots asiatiques de wara, gor, sou, troïa, sont restés dans notre dialecte. Les Varasques ou Warais ne rendaient-ils pas un culte tout particulier au cochon noir ou à la terre.
A Bonlieu, un esprit servant soigne pendant la nuit le bétail, de temps immémorial. C’est un squelette n’ayant conservé que les yeux, fort beaux, il est vrai; son crâne est couvert d’un bonnet rouge et pointu (coiffure du Tomtegubbar suédois), aussi l’appelle-t-on carabin. La plaisanterie ne doit pourtant pas aller trop loin. Un jour, apostrophé par un batteur de grange, celui-ci fut enlevé par les cheveux sous la charpente et remis en place, sans mal, mais corrigé. D’autres lutins font le travail des domestiques somnambules. — On voit dans la plupart des pays de l’Europe des femmes jeter à terre, en commençant le repas, une cuillerée de lait ou de bouillon, sans qu’elles sachent pourquoi. Ce même usage existe dans la Tartarie en faveur des Pénates.
La dame du lac Narlay est une vieille femme habitant une grotte qui a donné aux eaux du lac la propriété de blanchir le linge sans lessive et sans savon. « Or la tradition veut que par l’effet d’un châtiment céleste, un village ait été englouti à l’endroit même où s’est creusé le bassin du lac. Une mendiante s’était présentée à toutes les portes, et n’ayant pu trouver un asile pour la nuit, si ce n’est sous le toit d’un pauvre vieillard, Dieu, pour venger la suppliante, aurait noyé le village entier, et n’aurait excepté de ce terrible exemple que la maison hospitalière située à l’extrémité … A minuit de Noël, tous les ans, on entend au fond du lac chanter le coq du village sous-marin.
Maires, génies d’origine céleste. — Mara, démon femelle des Suédois, qui les oppresse durant le sommeil; Macre, spectre nocturne des Allemands; Meiiar, vierges dont les femmes Scandinaves obtiennent une heureuse délivrance, remplissant aussi les fonctions des Parques ou Moraï des Grecs. — /350/ Maire, en franc-comtois, suffocation, cauchemar. Dans le Bugey et la Bresse voisine de Lyon, est la Chauchevieille, ailleurs la Chaussepaille. C’est la vieille et pâle Fouleuse. — Chaucher, c’est tomber avec force.
Les meiiar sont les vierges, les maïr les mères. Il est curieux de voir les vierges présider aux enfantements. Vesta était au rang des déesses-mères. La chaste sœur d’Apollon et Junon répondaient aux vœux des mères de famille.
La fête du mois de mai célèbre le mariage du dieu avec la terre. Le soleil arrivant à l’étoile de Maïa, et renouvellent avec la belle nymphe l’union d’où naquit Mercure (De bel. Gallico, VI, 27), c’est-à-dire commençant à féconder la terre chargée de fleurs. On a fait de Maïa un surnom de Cybèle.
La belle de mai, nommée Mairiotte, est la petite maire ou mariée. Pourquoi le même honneur a des magistrats et des vierges? Serait-ce que le gouvernement primitif des peuples appartenait à des vierges consacrées, à des druidesses? N’est-ce pas parce que Meïar signifie vierges qu’on appelait vierg ou vergobret les maires de la Gaule? En plusieurs lieux de la France, on choisit la plus jolie petite fille pour être l’image vivante, la nymphe de la divinité, on la pare ou la porte en triomphe de maison en maison, collectant comestibles et vin. Dans la Bresse, la reine ou jeune mariée, ornée de fleurs, rubans, bijoux, ouvre la marche conduite par un jouvenceau. Si l’époux ne paraît pas, c’est que les Celtes ne souffraient pas le simulacre de l’Etre suprême. — Des auteurs du XVIe siècle disent qu’au chef-lieu du Val-de-Miége, à la fête de St. Antoine, d’après un usage antique et païen, se rendait une foule d’hommes et de jeunes filles passant la journée dans les ris, les jeux, la danse et les festins. C’est à notre dame de Miége que s’adressent la jeune fille pour avoir un mari, et l’épouse pour avoir des enfants. Dans quelques localités, les jeunes filles vont certain jour de l’année s’exposer sur le marché, là où autrefois leurs pères les vendaient. (Même usage chez les Arabes et dans quelques parties de la Chine.) (Foire des domestiques à Moudon.)
On a la croix qui vire (substitution de la pierre branlante), près du ruisseau de la Bleine.
Pour se guérir de la fièvre, on forme avec de la paille une étoile à six rayons, on la porte sur une éminence, on s’agenouille devant le soleil levant, on récite des prières, ensuite on gagne la rivière la plus proche, on y jette le soleil de paille, on en détourne aussitôt la vue, et l’on s’en va sans regarder en arrière. — Les Hindous font des ablutions accompagnées de prières qu’on récite à voix basse, elles consistent à se baigner dans le Gange en tenant respectueusement à la main deux ou trois brins de paille, que de vieux brahmanes vous offrent à cet effet.
Du milieu de l’étang de la Roussière et de Sure, que traverse le chemin de Lyon à Villars, s’élèvent deux grands mamelons de terre rapportée, appelés poipes. L’un était un autel, l’autre la demeure du ministre du dieu. La colline /351/ est entourée d’un fossé circulaire, un autre effleure le premier, l’enferme d’un grand ovale et laisse dans l’intermédiaire deux parties de terrain, places en forme de croissants. Le château de la Pape, près de Lyon, doit son nom à une poipe sur laquelle il a été construit. D’après Hérodote, les Scythes adoraient Jupiter sous le nom de Papeus. Les Russes donnent aux prêtres le nom de popes, les Moriaques celui de papas. En Italie le pape est papa. Le monticule présente un cône tronqué de 50 pieds environ de haut, boisé sur ses flancs, contourné par un sentier et surmonté des fondations d’une tour en brique. Si elle est gauloise (?), elle a du être octogonale (d’après J. Picot, Histoire des Gaules, tom. III, pag. 60), forme observée au Tubet, à la Chine et au Japon. La résidence du souverain pontife du Tubet à H’lassa est un pavillon octogone dans un bosquet touffu sur une île, au milieu d’un étang sur le mont Pakmou-ri. Au plus grand étage de cette tour, le grand Lama se rend presque inaccessible à la vue des humains. Veleda apparaissait au haut de la tour qu’elle habitait chez les Bructères. (Tac. Hist. liv. IV, cap. 45.) Sur la poipe de Saint-André, la fée de Riotier se montre quelquefois sans aucun vêtement. Rapports des déesses-mères et prêtresses gauloises, également nues on vêtues. Les femmes au sein découvert, voilées, assises, tenant un enfant ou une patère à rosace, rappellent la déesse chinoise Quania ou Quonia.
A Moutier-en-Bresse, on pratique des superstitions sur la pierre de St. Vit. (Description du duché de Bourgogne, par Courtépée, tom. IV, pag. 249-250.) — Helmodus, au XIIe siècle, signale une même dévotion à St. Vit, dans l’Ile de Rügen.
En Séquanie comme ailleurs, on a des fées, dames, demoiselles. Près de Simandre et de Chavennes, la pierre fiche est regardée comme la quenouille d’une fau. Elles enseignent aux bergères dans les grottes l’art de filer et de coudre. Les Romains, comme nous, tenaient la quenouille d’Asie, et la donnèrent aux trois Parques filandières. On a les trois dames blanches qui dansent. Il y a l’herbe qui égare, celle qui arrache les fers des chevaux, la fleur miraculeuse qui fait aimer des plus rebelles. (Même plante en deçà du Jura.) Au Mont un paysan avait tamponné avec un bouchon de bois l’ouverture d’un nid de pies dans un arbre. Le père était dehors, trouvant l’issue fermée, il revint avec une herbe dans son bec, qu’il posa sur le tampon et le fit ainsi sauter hors du trou. — Un voleur avait une herbe à laquelle ne résistaient les serrures d’aucune prison.
Sur le château de Montaigne, près de Vesoul, apparaît tous les ans la reine blanche, sans tête, qui en fait le tour à minuit. — Pourquoi ces dames sont-elles blanches? c’est à cause du vêtement blanc des druidesses. Les images des démons étaient couvertes de blanc quand les Gaulois les promenaient au IVe siècle. (Voir la vie de St. Martin. Histoire des Gaulois, de Picot, tom. III). /352/
Croyances populaires de l’Ecosse.
L’Elf ou l’Elfin est l’esprit le plus populaire des basses terres de l’Ecosse. — Le Red-Cap, gardien des ruines, se tient assis sur un pan de mur, le front dans les deux mains. — Le Brownmann of the muirs, vêtu de mousses et de lichens sombres, habite les bruyères. Les légendes représentent des esprits des eaux cuirassés d’écailles. — Le Shellycoat fascine le voyageur, qu’il égare de sa voix aiguë et du cliquetis de son armure d’écailles. — Le Brownie, esprit du foyer, crie à ceux qui prolongent la veille: « Allez vous coucher, gentlemen, et laissez-moi ma braise de minuit. » — Les Elfes, vifs, agiles, capricieux, sont utiles quand on les traite bien, nuisibles quand on les irrite. Ils sortent des montagnes à la nuit, dansent dans les prés au clair de la lune, où ils laissent des cercles de verdure; ils donnent la crampe aux bestiaux, que le pâtre ne peut guérir qu’en les frottant de son bonnet de laine bleue. Ils se vengent des insultes avec les cailloux triangulaires des ruisseaux, nommés têtes de flèche de fées. — Un soir, sir Godfrey Mac-Culloch, dans le Galloway, se promenant à cheval, fut accosté par un petit vieillard habillé de vert et monté sur un beau cheval blanc. Celui-ci dit qu’il était l’hôte du seuil de sa porte et qu’il avait à se plaindre de ce que le tuyau d’une gouttière se vidait au-dessus de sa retraite. Godfrey, bien que surpris, l’assura que la gouttière serait changée de place, ce qui eut lieu. Bien des années après, sir Godfrey eut le malheur de tuer dans une querelle un gentilhomme du voisinage. Il fut condamné à mort, à Edimbourg. Arrivé à l’endroit fatal, le petit vieillard fend la foule avec la rapidité de l’éclair, monté sur son beau cheval blanc, emporte sir Godfrey en croupe, franchit murailles et fossés, et dès lors on ne revit jamais ni vieillard, ni criminel. — On a beaucoup d’égard pour l’Elf; dans l’île de Man, par exemple, on ne se met jamais au lit sans avoir rempli d’eau fraîche un roseau ou un tuyau de paille, où les Elfes viennent se baigner dès que tout le monde a fermé l’œil. Quand ces rapports d’amitié existent, on les appelle bons voisins, les bonnes gens, comme dans les Highlands on appelle le diable, le bonhomme (goodman). Les Elfes aiment surtout les nuits sereines, les beaux cours d’eau, dont les galets aplatis et les cailloux creusés sont les plats et les coupes de leurs festins. Dans les jours sereins, ils traversent les airs en longue cavalcade, et souvent on entend le bruit de leurs fouets et de leurs brides pendant leurs courses aériennes. Tous les moyens leur sont bons pour se procurer des chevaux. Ce sont eux qui fatiguent la nuit ces chevaux qu’on trouve le matin haletant dans leurs étables. Ils prennent les plus grands et les plus beaux chevaux. Plus rarement ils les achètent, témoin ce paysan qui vit disparaître dans la terre, avec son cavalier, le cheval qu’il venait de lui vendre. Parfois ce sont des chasses bruyantes avec le son lointain d’un cor. /353/
Partout les Elfes ont le pouvoir de guérir, et font part quelquefois de ce don aux humains. Une jeune fille nommée Anne Jefferies, étant dans un jardin, vit tout à coup six petits êtres vêtus de vert franchir, d’un saut, le mur d’enceinte. Longtemps elle fut malade de sa frayeur. Sa maîtresse étant sortie un jour se blessa à la jambe; à son retour la jeune fille la guérit par le simple attouchement de sa main, et assura que les Elfes qui avaient fait le mal l’en avaient prévenue aussitôt. Dès lors elle fit de nombreuses cures, mais sans vouloir jamais rien accepter. De la moisson à Noël elle fut nourrie par les fées et ne mangea que de leur pain, gâteau délicieux. Elle en recevait onguents et drogues; l’argent paraissait ne pas lui manquer. Souvent on la voyait danser toute seule sous les arbres du verger, elle assurait qu’elle dansait avec les fées. Les prêtres et les magistrats la firent enfermer dans les prisons de Bodwin, où elle passa trois mois sans manger et en sortit vivante. En 1696 elle vivait encore, mais on n’a pas su la cause qui avait éloigné d’elle les fées.
En Géorgie, à quelque distance de Gori, l’église abandonnée de Saint-Georges était entourée d’un fil de coton qui en faisait deux ou trois fois le tour. « Je distinguai plusieurs de ces fils, ainsi que des niches, des échevaux de coton, des boucles de cire, et même des monnaies déposées sur le seuil des portes. Je vis aussi une main de fer et des fers de chevaux cloués sur la porte principale; d’autres de chevaux, d’ânes ou de mulets décoraient la porte de la tour d’entrée. » ( Voyage autour du Caucase, Du Bois de Montpéreux, tom. III, pag. 221.)
Vierge et trésor.
En Crimée, la veille de St. Jean, une vierge apparaît sur le sommet du fameux tumulus du mont d’or, attendant l’amant avec lequel elle partagera ses trésors. Sur la cime du Ghélinkaïa, elle apparaît aux passants, leur sert à boire. A Rügen, elle s’est réfugiée sur le Waschstein de Stubbenkammer, gros bloc erratique qui s’élève au-dessus du rivage; à Pokroi, en Lithuanie, elle se poste sur un petit tertre, au milieu d’une prairie baignée par le Kroi. « C’est la déesse Ligho ou Lido des Lithuaniens, leur Vénus, révérée encore aujourd’hui dans leurs chants, et dont la fête se célèbre chaque année la veille de la St. Jean. Les femmes, en chantant, courent dans les bois, chercher des fleurs auxquelles elles attribuent de grandes vertus; les hommes allument de grands feux au milieu des champs, ou mettent le feu à une tonne de goudron suspendue à une haute perche et dansent autour avec des flambeaux: puis ils font des processions autour de leurs maisons et de leurs propriétés. »
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SUITE DE L’AGE DU FER
(Extrait d’un second cours.)
AVANT-PROPOS.
Le cours qui précède traitait esssentiellement des monuments des peuples barbares, depuis les temps les plus reculés jusqu’au Ier ou IIe siècle avant l’ère chrétienne. La méthode suivie a été une simple classification, consistant à grouper les faits analogues. Après avoir déterminé l’ordre de succession de ces divers groupes, nous les avons examinés séparément, cherchant à déduire les conclusions qui nous ont paru ressortir nécessairement de l’observation des faits. La matière que nous nous proposons de traiter cette fois étant la suite de ces recherches, notre méthode sera la même. Nous aurons à étudier les débris qu’on retrouve cà et là en Europe, et qui y ont été déposés par les barbares durant un millier d’années environ. Au lieu de pouvoir, comme précédemment, suivre un développement harmonique de période en période, nous aurons à constater des individualités et des développements divers. La scène change; de vastes contrées tombent sous la domination romaine. Des peuples nombreux sillonnent l’Europe. Le christianisme se répand; Rome succombe; un monde nouveau est en formation. Mais avant d’étudier /356/ les débris qui se rattachent à ces divers moments il ne sera pas hors de propos de récapituler rapidement les résultats auxquels nous sommes parvenus. Ce résumé nous servira d’introduction.
Les peuples chez lesquels il n’y eut pas d’architecture proprement dite n’ont guère laissé de leur passage que des tombeaux et des monuments du culte, parfois gigantesques, le plus souvent informes. L’usage d’inhumer les morts avec leurs ornements, leurs armes et les instruments de leur profession permet de se faire une idée du degré de culture de ces anciennes sociétés. — Il est des tombeaux nombreux dans lesquels on ne retrouve que des instruments en pierre, sans trace de métal, d’autres qui renferment essentiellement des objets et des instruments en bronze, à l’exclusion du fer, d’autres enfin dans lesquels le fer est employé à divers usages. A ces trois classes répondent des modes de sépultures et des moments distincts dans le développement de la culture humaine.
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MONUMENTS DE L’ANTIQUITÉ
AGE DU FER
Première période.
Ce fut durant l’âge le plus reculé que la pierre tint lieu du métal, dont le travail était encore inconnu aux populations primitives. Ces peuples, allant à la découverte d’un monde inhabité, nomades ou changeant souvent de contrée, ne pouvaient explorer les mines, construire et entretenir des établissements qui demandent déjà toute une organisation sociale. La matière, qui se rencontrait sous la main, était façonnée pour les besoins les plus pressants. Cette condition devint loi pendant plusieurs siècles, et l’on est souvent surpris du parti qui fut tiré de moyens si restreints. Ces débris nous reportent à un âge anté-historique, difficile à déterminer par des chiffres, mais qui s’étend au moins de l’an 2000 à l’an 1200 avant l’ère chrétienne. Les instruments en pierre et en os, dont plusieurs sont parfois d’une époque très postérieure, ne caractérisent pas à eux seuls cette période reculée. Ils doivent être rapprochés du lieu de leur découverte, de ces tumuli élevés qui recouvrent les grandes salles sépulcrales; ils doivent accompagner ces sarcophages à peu près cubiques dans lesquels le mort reployé présente l’attitude de l’embryon. Ces constructions tumulaires, répandues dans le nord de l’Europe, sur les côtes de l’Océan et de la Baltique, /358/ se dirigent au-delà des Monts-Ourals, dans l’Asie du nord et vers la Mongolie. D’autres, plus rares, permettent cependant de reconstruire une voie, au midi de l’Europe, sur les bords de la Méditerranée, de la mer Adriatique, de l’Archipel et de la mer Noire. De là, elle traverse le Caucase, et pénètre en Asie. L’existence de ces monuments est même constatée dans la direction du détroit de Behring et dans l’Amérique du Nord, tandis que les tronçons d’une autre voie reparaissent dans les Indes. L’absence de ce genre de tumuli dans le centre de l’Europe, la direction de ces diverses voies convergeant en Asie, nous reporte vers le berceau de l’humanité, d’où se détachent ces premières familles qui pénètrent en Europe le long des grandes eaux, et dans le nord de l’Amérique par le détroit de Behring.
Dans les âges où l’on élevait ces immenses tumuli, souvent entourés de piliers bruts et surmontés de grands autels, les instruments en pierre déposés dans les tombes présentent des formes variées: ce sont des haches, des coins, des gouges, des ciseaux pareils à ceux des maçons ou des charpentiers, des marteaux, des pointes de lance, de javelot et de flèche, des poignards, des couteaux, et même des scies en silex, ainsi que des hameçons et des ancres de bateau. L’ambre, des coquillages et des dents d’animaux, percées d’un trou, servaient de colliers ou d’amulettes. Des vases d’argile grossière commencent à se recouvrir de quelques ornements. L’étude de ces pièces nous a fait voir qu’elles avaient été fabriquées par des procédés aussi simples qu’ingénieux. — Il résulte aussi des faits observés que ces peuples s’adonnaient entr’autres à la pêche et à la chasse, sans qu’on puisse affirmer /359/ qu’ils aient été entièrement étrangers à l’agriculture. Ils connurent la navigation, du moins dans ses premiers éléments. Le travail de l’os et de la pierre présente parfois un fini surprenant. Ils surent détacher des rochers des blocs immenses, qu’ils ont souvent transportés à des distances considérables. On est à se demander de nos jours par quel déploiement inconcevable de force et de dextérité on est parvenu à soulever les blocs destinés au culte ou à la construction des salles sépulcrales. On retrouve déjà les premiers essais de l’art, exprimés par des pointillages, des rayures diverses, par l’incrustation et par la gravure sur pierre. L’imperfection du dessin n’en montre pas moins une population chez laquelle la préoccupation de l’utile commence à faire place au sentiment du beau. Plusieurs animaux, entre autres le cheval, le chien, le cochon et la poule étaient réduits à l’état de domesticité. La découverte des lieux de fabrique nous a révélé, non-seulement les moyens employés à la confection des instruments, mais encore l’établissement de professions. Avec celles-ci l’échange devient nécessaire, et le commerce prend naissance. L’existence de tombeaux de famille ou de tribu ne peut provenir que de populations qui ont renoncé à la vie nomade, peu propre à l’exercice de professions et à l’établissement de lieux de fabrique. Les autels nous font voir qu’il était des dieux dont il fallait rechercher la faveur ou apaiser la colère par des offrandes ou des sacrifices, et la dépouille mortelle de l’homme, déposée dans le sein de la mère universelle du genre humain, avec l’attitude de l’embryon, nous paraît révéler la foi à une vie à venir, et même à la résurrection des corps.
Les constructions et les instruments de cette période /360/ reculée ont tous un aspect frappant de parenté. Il faut cependant distinguer à cet égard les traits qui proviennent d’un emprunt à une source commune, de ceux qui, étant propres à l’enfance des sociétés, sont plus particulièrement l’expression de l’unité de l’esprit humain.
Age de transition de la première à la seconde période.
Nous avons dit qu’il est une classe de tombeaux d’après lesquels on voit que le bronze a été d’un usage général, même pour les instruments tranchants. Toutefois, l’introduction de ce métal n’a pu être instantanée. L’observation des faits, quoique très incomplète, indique un âge de transition pendant lequel le métal apparaît çà et là, comme une rareté, au milieu d’instruments en pierre, tandis qu’un peu plus tard, c’est la pierre qui devient l’exception. Il dut en être ainsi. Le prix attaché à la matière nouvelle en fit tout d’abord la propriété du riche et du puissant. Elle servit aussi à perfectionner les instruments primitifs et à percer les haches d’un trou pour y introduire la hampe. La découverte de lourds marteaux en pierre dans des mines de cuivre de l’Autriche et de la Sibérie témoigne de la rareté du métal. Une fois qu’il fut généralement répandu, la pierre resta encore entre les mains du prêtre, comme matière sacrée, et pendant bien des siècles, le peuple lui accorda la valeur d’amulette. — En même temps que le métal, de nouveaux modes de sépulture sont introduits, et les tombeaux pénètrent déjà plus avant dans l’intérieur des terres. /361/
Seconde période.
L’introduction du métal en Europe paraît avoir été plus ancienne dans le midi que dans le nord; cependant il a dû être connu dans le nord plus d’un millier d’années avant l’ère chrétienne, et il s’est écoulé environ 800 ans avant que le fer ait été d’un usage général. La connaissance de l’étain, du plomb, de l’or et de l’argent suivit de près celle du cuivre, bien que dans certaines contrées 1 , l’argent ne paraisse guères qu’avec le fer. La conquête de ces nouvelles matières eut une puissante action sur le développement des sociétés durant cette période, ce dont on peut se faire une idée en examinant les débris qui sont arrivés jusqu’à nous. Les armes offensives sont des haches de formes variées, dont quelques-unes ont été des insignes de commandement, des épées, souvent d’un beau travail, munies de poignées courtes et ornées, des poignards de même genre, mais avec des lames plus longues et moins larges, et des pointes de lance, de javelot et de flèche, simples ou chargées de gravures. Les armes défensives sont plus rares, on a cependant retrouvé des brassards, un casque et des boucliers entièrement en bronze. Les loures ou cors gigantesques du Danemark complètent cet appareil guerrier. — D’entre les instruments domestiques, on possède entre autres des serpes, des faucilles, des couteaux, des scies, des ciseaux, des poinçons, des aiguilles, des perles à filer, des hameçons /362/ et des poids de filet. — Les ornements présentent une grande variété de formes et de gravures: ce sont des diadèmes, des peignes, des épingles et des colliers, des bracelets, des bagues, des anneaux de jambe, des ceintures et des broches. Quelques parties d’étoffes et de cuir, restes de vêtement, ont été conservées, ainsi qu’un grand nombre de vases d’argile et d’urnes cinéraires. Les vases du culte sont ordinairement en bronze et quelquefois en or. — Quelques passages d’auteurs anciens et la découverte de mines anciennement exploitées, dans lesquelles se trouvaient des instruments de cette période, montrent que le métal fut déjà exploité alors dans les îles de Chypre et d’Eubée, en Espagne, dans les Gaules, dans la Grande-Bretagne, chez les Germains et les Scandinaves, et même en Sibérie. Dans plusieurs lieux des fouilles ont révélé l’existence de fonderies dont l’antiquité est constatée par la présence et la nature de divers objets ébauchés ou pris en partie dans les moules. L’art du mouleur précéda celui du forgeron, cependant on connut fort anciennement l’enclume, le laminoir, la tréfilerie, le bosselage, la gravure et l’incrustation sur métal. La trempe et l’alliage donnèrent au cuivre le tranchant et l’élasticité de l’acier. Au moyen de l’analyse chimique on est arrivé à des résultats intéressants en déterminant les proportions suivies dans l’alliage et en constatant que l’emploi du zinc est beaucoup moins ancien que celui de l’étain.
Les tombeaux qui renferment ces divers objets diffèrent sensiblement des grandes salles sépulcrales et des tumuli élevés de l’âge primitif. L’attitude de l’embryon disparaît; les corps, étendus sur le dos, reposent dans un cercueil en dalles brutes, ou simplement sur un pavé, ou même en /363/ terre libre. Le plus souvent le mort a été brûlé. L’urne, qui renferme les cendres, contient aussi des débris d’ornements et des armes brisées. Les vases sont quelquefois déposés dans une niche, d’autres fois entourés de cailloux roulés et parfois placés dans la terre sans aucun entourage. Les collines qui recouvrent ces sépultures sont généralement moins grandes que dans la période précédente 1 : elles ne portent plus, ni autels, ni couronnes de piliers 2. Dans quelques contrées, les tombes sont déjà déposées par alignement dans la terre, sans qu’aucun ornement à l’intérieur du sol indique leur existence.
La statistique des divers modes de sépulture nous reporte en Orient, comme à leur point de départ; de là ils se répandent en Europe et pénètrent dans la plupart des pays. Quand on les rapproche de ce que l’inhumation fut primitivement, et si l’on tient compte qu’à leur origine ils provenaient de croyances diverses et de peuples divers, on ne peut douter qu’une grande révolution ne se soit accomplie et que d’autres populations n’aient fait invasion. Une lutte violente s’est engagée. Les habitants primitifs, vainqueurs sur quelques points, ont été vaincus sur les autres, soumis ou refoulés dans l’intérieur des terres. Une fusion s’est opérée sous une influence nouvelle. D’entre ces populations qui nous apparaissent comme un tout homogène, plusieurs se sont formées d’éléments différents, qui s’harmonisent en se développant, mais non sans conserver quelques caractères de leur diversité d’origine. /364/
On voit les connaissances humaines s’agrandir et se multiplier durant cette période. L’exploitation des mines et le travail des métaux acquièrent un développement qui entraîne avec lui toute une organisation sociale. L’art du potier se perfectionne, ceux du tisserand, du teinturier et du tanneur se retrouvent partout. La braie et le sagum aux carreaux éclatants, vêtements des anciens Gaulois, sont aussi propres à d’autres peuples. Le sol est livré à la culture, on possède la herse, des charrues de formes variées, des chariots à quatre roues. Le blé, le milliet et le lin sont cultivés, ainsi que l’olivier, le citronnier et le figuier dans les contrées les mieux exposées. Le midi des Gaules connaît déjà la vigne 5 à 6 siècles avant notre ère, et le vin est resserré dans des tonneaux en bois, pareils à ceux dont nous nous servons de nos jours. Les blés et les troupeaux d’animaux domestiques deviennent un article important de commerce entre la Gaule et l’Italie, de même que l’étain et l’ambre, dans la Grande-Bretagne et sur les bords de la Baltique. Des vaisseaux à doubles rangs de rameurs ou conduits par des voiles de cuir ou d’étoffe de lin sillonnent les mers du Nord 1. Le grand cor excite les guerriers aux combats et la lyre des bardes et des scaldes célèbre les hauts faits. L’art, encore imparfait, s’exprime par un goût excessif de la parure, des couleurs éclatantes et des ornements de détail, sans savoir s’élever à la pureté des contours, à la simplicité du fond et à l’imitation de la nature animée 2. /365/
Un fait remarquable est l’identité des formes dans les contrées les plus diverses. On a vu là l’extension de l’industrie du midi répandant ses produits jusqu’au nord, mais un examen attentif nous conduit à chercher de nouveau en Orient l’idée première qui préside à ce grand développement. L’ensemble de ces monuments nous frappe davantage par de nombreux traits d’analogie que par les caractères distinctifs d’un peuple à un autre peuple. On a tracé de profondes lignes de démarcation qui s’effacent peu à peu devant une étude générale, aussi ne sera-ce qu’après avoir beaucoup recueilli et comparé qu’on parviendra à saisir des traits caractéristiques, que nous ne croyons pas encore suffisamment déterminés.
Arrivés au terme de cette période, nous nous sommes bornés à tracer une esquisse rapide de la période suivante, sur laquelle nous avons à revenir maintenant; mais afin de compléter ce tableau quelques moments ont été consacrés aux monuments du culte 1. Des découvertes récentes, dans le pays, se rattachant à ce sujet, il ne sera pas hors de propos de résumer aussi fort brièvement ce que nous avons dit à cet égard.
Monuments du culte.
Les Barbares n’élevèrent pas de temples proprement dits. Ils adoraient leurs divinités dans des lieux consacrés /366/ dont l’enceinte était seulement déterminée par des blocs de grandeurs diverses. Les cérémonies du culte se pratiquaient aussi sur les lieux hauts, auprès des eaux courantes et dans les forêts de chêne; le plus souvent pendant la nuit, de préférence à la clarté du jour. La connaissance des présages constituait à elle seule toute une étude. Si les auteurs anciens ne nous ont laissé que des renseignements très incomplets sur ces croyances, nous en retrouvons des traces nombreuses dans les traditions populaires et dans ces superstitions de tout genre qui ont encore cours au milieu de nous. Un grand nombre de contrées conservent aussi des blocs informes, objets d’une ancienne vénération, dont nous avons eu à retracer les genres principaux.
La plus ancienne représentation des dieux de la Grèce consistait en des pierres brutes affectant la forme carrée ou conique; plus tard la partie supérieure de ces blocs représenta une tête humaine, et ils reçurent le nom d’Hermès: tels étaient les dieux Termes des Romains; dans les fêtes qui leur étaient consacrées on les oignait d’huile et on les couronnait de guirlande de fleurs. Ces piliers bruts et sans tête, appelés en France Men-hirs, se retrouvent en Asie et dans la plupart des pays de l’Europe, où l’on a encore dans quelques localités l’habitude de les oindre d’huile et de les couronner de fleurs. En Espagne les premiers chrétiens les désignaient comme les pierres de Mercure. Chez les anciens Germains ils portaient le nom de colonnes d’Hermès et chez les Scandinaves, celui de colonnes de Thor; on les appelle encore de nos jours, pierres des oracles et pierres du soleil; la hauteur de ces monolithes est en moyenne de 8 à 10 pieds; les plus /367/ considérables que l’on connaisse mesurent 50 et 63 pieds d’élévation.
Bien plus rares sont les pierres mouvantes, blocs gigantesqnes du poids de 9 à 12000 quintaux placés en équilibre sur un piédestal terminé en pointe, de manière que la plus légère impulsion les fait vaciller, tandis qu’ils ne pourraient être déplacés sans un grand déploiement de force. On tirait autrefois différents présages de l’oscillation de ces pierres. Au coup de minuit, elles font encore un tour sur elles-mêmes, et des esprits malins s’amusent souvent à les mettre en mouvement. On montre dans le canton plus d’un bloc de granit, qui, sans être déposé de la même manière, reçoit les mêmes impulsions.
Il reste encore un grand nombre d’autels des peuples barbares isolés dans les plaines et sur les hauteurs ou réunis à d’autres monuments. Plusieurs sont de simples blocs de granit dont on reconnaît la destination par les rainures, les creux circulaires et certains signes taillés sur la pierre. Au-dessous on trouve parfois des haches et d’autres instruments en pierre et en bronze qui paraissent avoir appartenu au culte. Il n’est pas toujours facile de distinguer ceux sur lesquels on ne faisait que déposer les offrandes de ceux qui étaient destinés aux sacrifices sanglants. Quelquefois la table de l’autel, peu élevée au-dessus du sol, repose sur trois supports disposés à angle droit; d’autres fois, ces supports sont assez hauts pour former une espèce de cellule, ce qui leur a fait donner le nom d’autels-grottes. Les Français les appellent dolmens lorsque la table est horizontale, et demi-dolmens quand elle est inclinée de manière que l’une des extrémités repose sur le sol. On désigne aussi par les noms de dolmens, lécavènes /368/ ou trilithes, deux piliers, parfois très élevés, surmontés d’une dalle en forme d’architrave. La réunion de plusieurs de ces monuments, rapprochés les uns des autres sur la même ligne, forme les autels prolongés de l’Allemagne, appelés en France allées couvertes. Cette variété de constructions tient sans doute à la diversité des dieux, des sacrifices et des offrandes. C’est ainsi que chez les Grecs, les autels des dieux du ciel étaient plus élevés que ceux des dieux de la terre, tandis que pour les divinités infernales on creusait souvent des fosses dans le sol. Les dénominations populaires rattachées aux traditions jettent parfois quelque jour à cet égard. Le peuple donne en plus d’un lieu à ces autels les noms de pierres des druides, des fées ou des elfes, pierres d’épreuves, pierres de châtiment ou pierres de la fiancée. Après l’introduction du christianisme, ils reçurent ceux de pierres du mensonge ou pierres du diable.
Les premiers conciles condamnent sévèrement les cérémonies qui se pratiquaient encore pendant la nuit auprès de ces autels; ils ne nient point l’existence des faux dieux qu’on y adorait, mais ils en font des dieux mauvais, des dieux vaincus, qui ne pouvaient résister au vrai Dieu. Il n’est pas sans intérêt de retrouver ces idées exprimées par quelques épopées chevaleresques du moyen âge.
Si la sculpture proprement dite ou la représentation de figures humaines paraît très rarement sur les monuments du culte, c’est que le développement de cet art a dû être arrêté par des idées religieuses. L’un de ces blocs exceptionnels est la pierre aux dames de Genève, qui représente, en demi bosse, les figures de quatre femmes, dont les proportions, l’attitude, et le vêtement offrent un /369/ rapport surprenant arec les baba du midi de la Russie et du nord de l’Asie. On peut encore citer comme essai de l’art du statuaire chez les Barbares, la statue de femme, de grandeur plus que naturelle, découverte dans le Wurtemberg. En France, on voit sur quelques blocs, des moulures, des croissants et des encadrements divers. En Angleterre, des rochers ont été taillés en forme de bassins, de vases gigantesques et de sièges. Quant à la sculpture Scandinave on ne peut mentionnner que les images de vaisseaux gravées sur les rochers. Les figures fantastiques qui recouvrent plusieurs pierres tumulaires sont accompagnées d’inscriptions runiques qui datent d’une époque postérieure à celle qui nous occupe.
Les divers monuments dont nous venons de parler sont des blocs de formes et de destinations diverses isolés ou groupés sans ordre. Un grand nombre de blocs pareils sont déposés ou dressés sur le sol à peu de distance les uns des autres, de manière à entourer un espace déterminé, et à figurer des cercles, des ellipses, des carrés, des triangles et des alignements droits ou sinueux. Un autel et un grand men-hir occupent souvent le centre ou les extrémités de ces figures appelées Cromlecks en France et lits des Huns en Allemagne. La ville de Phares, en Achaïe, possédait un de ces arrangements; chaque pierre portait le nom d’un dieu et recevait les honneurs divins. Auprès de l’autel était un Hermès dont on obtenait des révélations au moyen de certaines offrandes, et en allumant des lampes sur la table. Non seulement on retrouve chez les Barbares le même arrangement de blocs, mais la tradition leur donne des dénominations qui rendent ces rapports encore plus frappants. Ce sont les cercles /370/ druidiques, les temples des druides, les jardins, les danses ou les noces des fées. Dans quelques contrées, le peuple exécute encore ses rondes alentour; ailleurs ce sont les esprits malfaisants qui y tiennent la riola ou la chette, présidée par le grand bouc; pendant la nuit des bruits mystérieux ou des apparitions témoignent de la présence des êtres surnaturels auxquels étaient consacrés ces monuments.
On se fait difficilement une idée du nombre et de la grandeur des matériaux employés. Lorsque les alignements de Carnac étaient complets on y comptait environ 10 000 piliers. La France occidentale, l’Angleterre, le nord de l’Allemagne et la Suède possèdent un grand nombre de ces enceintes. On les retrouve aussi dans le midi de l’Europe, dans le nord de l’Asie, dans les Indes, dans le Bengale, même dans le Brésil.
Un genre de construction qu’on croit généralement propre à la Grèce et à l’Italie porte le nom de murs cyclopéens. La Sardaigne et les îles Baléares possèdent de ces constructions ainsi que plusieurs contrées au nord des Alpes. En Angleterre, en Irlande et en Ecosse ces murs entourent des espaces plus ou moins grands, ronds ou carrés. Sur les bords du Rhin ils portent le nom de murs ou château des païens. Du centre de l’Allemagne ils passent en Bohême et en Moravie. En Suède ils affectent des formes particulières, tandis que dans les provinces russes de la Baltique ils ressemblent à ceux de l’Allemagne. A l’intérieur, la présence d’autels et de men-hirs indique leur destination religieuse, et la découverte d’urnes cinéraires semble les faire remonter à la seconde période. /371/
Un autre genre de murs ou de constructions des temps païens consiste en des levées de terre, hautes de 10 à 100 pieds, et de forme circulaire, ovale, carrée ou triangulaire. L’espace circonscrit est généralement plus élevé que le sol environnant et présente, quand on le fouille, une couche épaisse de cendres et de charbons, auxquels sont mêlés des débris d’ossements, de poterie et d’instruments divers en fer ou en bronze. Ces constructions occupent également les lieux élevés et les marécages. Particulièrement nombreux en Russie, les chants populaires les célèbrent comme des lieux sacrés destinés au culte. En Lithuanie, ce sont de préférence de grandes collines artificielles terminées en terrasse, comme un cône tronqué, et présentant aussi à leur sommet des traces de feu et de sacrifices. On les retrouve en Allemagne dans toutes les contrées habitées par les Wendes. Le manque de fouilles, en France et en Angleterre, ne permet pas de dire au juste si ces espèces de retranchements ont été consacrés an culte ou à la défense en temps de guerre.
Les monuments du culte présentent de grands rapports dans l’Europe barbare, mais si nous avons retrouvé dans la plupart des pays des autels et des men-hirs de même genre, les enceintes sacrées présentent cependant des variétés de constructions propres à certaines contrées. Nous voulons parler des cromlecks ou arrangements de blocs, des murs cyclopéens et des retranchements en terre. Les premiers sont surtout répandus dans les contrées habitées le plus anciennement. Du nord de l’Asie, nous les voyons pénétrer en Europe le long des grandes eaux avec les familles primitives; on les retrouve aussi dans les Indes, et même dans le nord et le midi de l’Amérique, sur les bords /372/ de l’Ohio, et dans le Brésil. — D’autre part, les murs des païens se groupent davantage dans l’intérieur des terres, auprès des tumuli appartenant à l’âge de l’ustion. Au nord des Alpes, ils nous paraissent appartenir à la seconde grande invasion d’orient en occident, bien qu’ils renferment encore l’autel en pierre et le men-hir. Enfin, les enceintes en terre, propres surtout au nord de l’Asie, à la Russie et à l’Allemagne, datent de la troisième période, et ne se rattachent plus au culte des piliers bruts ou des Hermès, comme cela avait lieu aux âges précédents.
Découvertes faites en 1849 dans le canton de Vaud.
Nous aurions maintenant à parler de quelques monuments du culte découverts récemment dans le canton de Vaud et qui répondent à un ensemble de monuments dont la reproduction en Suisse est propre à jeter quelque jour sur le passé obscur de l’ancienne Helvétie.
Au pied du Jura, entre les communes de Mont-la-Ville et de Lapraz, le bois des Queues descend de la montagne sur un terrain livré à la culture. Ce bois, ainsi que les forêts voisines, contient plusieurs blocs erratiques, dont quelques-uns sont d’une grandeur étonnante, ce qui n’empêche pas l’un d’entre eux de faire un tour sur lui-même au coup de minuit. Le plus remarquable est cependant bien loin d’avoir ces dimensions colossales qui attirent les regards du passant. Long de 10 ½ pieds sur 4 à 5 de largeur, il présente une surface en triangle /373/ allongé, à peu près isocèle, dont le sommet ne s’élève qu’à un pied et demi au-dessus du sol, tandis que la base du triangle est presque à fleur de terre. Le bloc est exactement orienté du levant au couchant 1 , et ses côtés descendent verticalement dans le sol. Les habitants de la contrée l’appellent la pierre des Ecuelles parce qu’elle porte sur sa surface des bassins taillés dans le granit. Ces bassins sont au nombre de 25. Deux sont ovales, et les 23 autres ont la forme d’une demi sphère concave. Le plus grand mesure 9 pouces de diamètre sur 4 ½ de profondeur et les plus petits ont à peine 2 pouces d’ouverture; quelques rainures peu nettes courent en sens divers et aucun ordre apparent n’a présidé à la disposition des bassins. — Un examen attentif ne permet en aucune manière de voir là des accidents produits par la nature. D’autre part, la dureté du granit et la régularité des contours ont exigé une main ferme et exercée; mais dans quel but a-t-on pu creuser ces curieuses entailles? Faites dans les temps modernes, elles seraient un jeu dont on ne pourrait comprendre la raison 2 ; pratiquées dans l’antiquité, elles s’expliquent facilement. Nous trouvons en effet cette explication en rapprochant ce bloc des blocs analogues conservés dans l’occident de la France et dans les pays du nord, où l’on voit des pierres de dimensions très diverses, couvertes des mêmes bassins et des mêmes rainures, isolées /374/ ou placées au centre des cercles druidiques. L’agriculteur et l’antiquaire y reconnaissaient les autels du culte païen. Beaucoup d’opinions ont été émises sur la destination de ces petits bassins; celle à laquelle nous donnons la préférence nous a été suggérée par les superstitions qui se pratiquent encore de nos jours en Suède, dans la province de Westmanie. Près de Linde, est la pierre des Elfes, objet d’un culte superstitieux. Quelqu’enfant devient-il malade, les parents vont pendant la nuit auprès de l’autel et, afin de se rendre favorables les Elfes, protecteurs de la famille, ils remplissent l’un des bassins d’une substance grasse au milieu de laquelle ils placent une petite poupée informe, image de l’enfant malade; parfois, ils allument aussi, dans le même but, une lumière sur l’autel 1. Ces traits sont d’une grande analogie avec les cérémonies qui se pratiquaient sur l’autel de Phares, en Achaïe, et nous ne pouvons douter que ces usages n’aient été répandus dans la plupart des pays de l’ancienne Europe quand nous lisons dans les canons des conciles du IVe au IXe siècle les anathèmes prononcés contre les adorateurs des pierres, accusés de déposer pendant la nuit des ex-voto sur certains blocs, dans certaines forêts, d’y allumer des cierges, d’y invoquer des esprits malfaisants et d’y pratiquer les cérémonies de l’ancien culte. Peu à peu, ces cierges et ces ex-voto furent admis sur des autels chrétiens. On retrouve encore dans le Wurtemberg, et plus particulièrement dans la Bavière, des images informes de vaches et de chevaux 2 /375/ qui ont été déposées dans l’intérieur des temples, afin d’obtenir la santé du bétail malade. Ainsi se perpétuent à travers les siècles les pratiques du culte qu’on rendait aux faux dieux. La survivance de ces anciens usages et l’analogie des blocs auxquels ils se rapportent suffisent pour indiquer la destination de la pierre aux écuelles de Mont-la-Ville 1.
Sur le sol fortement ondulé qu’occupe la commune de Burtigny, s’élève, au nord-est de ce village, la haute colline de Prévond d’Avaud que couronne le bois des Tattes. Les vieillards de la localité se souviennent d’avoir vu à la place de ce jeune bois de sapins un pâturage couvert de blocs de granit. La plupart de ceux-ci existent encore, mais parfois ils se cachent dans des fourrés qui en rendent l’abord difficile. Tel est le cas de la Pierre Féboux, bloc erratique qui mesure 4 ½ pieds de hauteur sur 39 de pourtour. Sa surface affecte la forme d’un heptagone irrégulier, dont les côtés descendent en plans inclinés qui avancent sur le sol ou rentrent sous la pierre. Ce bloc ne porte pas moins de 104 bassins circulaires ou ovales, et groupés sans aucun ordre; les plus grands ne mesurent que 5 pouces de diamètre à leur ouverture; quelquefois, deux bassins sont unis l’un à l’autre par une rainure en ligne droite, d’autrefois, les rainures descendent en ondulant sur les côtés du bloc. On le voit, la Pierre Féboux appartient encore à la classe des autels dont nous venons de /376/ parler. Non loin de là, une pierre, longue de 5 ½ pieds sur 2 ½ de largeur, est arrondie en arc de cercle dans sa partie supérieure; le long de cet arc sont taillés 7 bassins de grandeur pareille, déposés sur la même ligne à des distances égales. — Une autre pierre, à peu de distance de la forêt porte aussi 7 petits creux disposés de la même manière. — Il n’est pas sans intérêt de retrouver cette même disposition, au nord de l’Allemagne, sur un autel du Brandenbourg 1. Enfin, à l’entrée du bois des Tattes, est un bloc colossal, qui mesure 70 pieds de tour sur 10 ½ de hauteur. On l’appelle la Pierre à Roland; elle est le rendez-vous des jeunes bergers, qui aiment à danser sur sa plateforme inclinée. Un autre bloc, un peu moins grand, n’est éloigné du précédent que de 47 pieds. La tradition raconte que Goliath, étant sur la Dôle, s’amusait à jouer au palet. Il jette une pierre pour but qui va tomber à 4 lieues de distance sur le Prévond d’Avaud; le second bloc, le plus grand, qu’il lance d’une main ferme, dépasse le but; irrité de l’avoir manqué, Goliath arrive en quelques pas, et de sa bonne lame, partage en deux pièces le gigantesque palet. L’agriculteur du voisinage montre en effet une fissure verticale de 7 pouces de large, qui divise le bloc en deux parts; il fait observer avec soin que ces deux fragments ne peuvent appartenir qu’à la même pierre, et il ne conçoit pas qu’une autre force que celle d’un géant ait pu opérer cette rupture, mais il n’explique pas comment il arrive que le palet de /377/ Goliath s’appelle la pierre à Roland 1 ; il montre en outre l’empreinte du pouce de Goliath, empreinte indiquée par une ouverture si petite qu’elle fait honneur à la main du géant. Un géologue verrait sans doute dans cette rupture du bloc le témoignage d’une chute violente, déterminée par le travail d’un glacier; l’antiquaire y cherche moins le travail de la nature que celui de la main de l’homme, qui a aussi laissé ses traces sur la pierre à Roland. On y voit en effet les restes d’un grand bassin circulaire de 17 pieds de diamètre sur 3 pieds de profondeur; on y distingue encore les empreintes un peu effacées d’un pied humain et de pieds de chevaux. Ce bloc porte ainsi les caractères de ces pierres d’épreuve sur lesquelles on faisait monter les accusés; l’innocent passait impunément, mais, d’après la tradition, le coupable y laissait l’empreinte de ses pas, et, convaincu de crime, il ne tardait pas à en subir le châtiment 2.
Ces monuments du culte, pareils à ceux du Nord jusque dans les plus petits détails, révèlent une foi qui devait avoir beaucoup de points communs. Leur situation indique l’existence d’une population répandue dans le pays jusqu’au pied du Jura, et cependant ces blocs étaient utilisés comme des autels, non-seulement avant /378/ l’introduction du christianisme, mais encore avant la domination romaine en Helvétie. On peut se représenter à cette époque le pays couvert de forêts et de marécages nombreux; les demeures circulaires, chétives, construites de claies, d’argile et de chaume; répandues ou groupées dans les campagnes et sur les bords du lac elles n’étaient point alignées à la manière de nos villes; la richesse des habitants consistait en esclaves et en troupeaux, ils mettaient leur orgueil dans leurs armes, dans leurs ornements et dans la force de leurs bras. Les autels de cet âge reculé rappellent les cérémonies nocturnes du culte, les offrandes, les lumières allumées dans l’obscurité des bois et les épreuves entourées de mystère; d’autres découvertes vont nous révêler les sacrifices et les sanctuaires des prêtres.
A l’extrémité du plateau du Châtelard, qui s’étend au couchant de Chavannes sur le Veyron, s’élève une colline ou mamelon en forme de cône tronqué, haute de 22 pieds sur 114 de diamètre à sa base. Ce monticule est posé sur le bord d’un précipice, au fond duquel le Veyron roule ses eaux dans un lit accidenté et resserré par de hautes parois de grés molasse. Du côté du plateau, deux fossés, profonds chacun d’environ 10 pieds, ceignaient la base de la colline en arc de cercle, dont les extrémités restaient ouvertes sur le ravin. Le propriétaire du sol vient de combler en partie ces fossés avec divers débris enlevés à la colline, et la tranchée, opérée à cet effet, a permis de constater la curieuse construction de ce monticule. A la base est une couche étendue de cendres et de charbons, épaisse d’environ un pied, sur laquelle repose un lit de cailloux roulés et de la terre argileuse. Au-dessus viennent de nouvelles couches de cendres et de charbons, /379/ de pierres et de terre, qui se succèdent ainsi alternativement jusqu’au sommet de la colline, dont la dernière couche de terre a environ 2 pieds d’épaisseur. Les couches sont interrompues çà et là par des excavations ou des vides d’autant plus surprenants que la terre qui en forme les parois n’est soutenue par aucun corps solide il faut sans doute qu’une matière décomposable ait permis la formation de ces cavités, qu’il est du reste difficile d’expliquer d’une manière satisfaisante. Cette construction par couches successives diffère déjà de celle des tumuli dans lesquels on retrouve l’usage de l’ustion, mais la différence du contenu est encore plus prononcée: De nombreux débris d’ossements et d’objets divers sont mêlés aux couches de cendres et de charbons; d’entre les ossements, les uns sont à moitié carbonisés, les autres, sans marque de feu, ont été plus ou moins concassés, et portent parfois des entailles, évidemment faites avec des instruments tranchants, tous ont été dispersés de telle sorte qu’il ne reste nulle part l’assemblage d’aucun squelette; ce sont de nombreux restes du cheval, de la vache et du cochon; un os d’oiseau bien conservé, paraît être l’humerus d’un faucon, d’autres ossements, non encore suffisamment déterminés, paraissent appartenir à des animaux sauvages; mais un fait dont il faut prendre note, est l’absence totale d’ossements humains. On a découvert en outre des fragments de verre et de poterie grossière, une masse de fer carrée, du poids de 8 ½ liv. 1 , un ciseau en fer, des fers de flèches ou de traits, dont la pointe est en carreau allongé, un éperon /380/ sans molette muni d’une longue pointe terminée par 4 pans, un mors de cheval ou grand bridon, formé de 4 branches ou barres unies par des anneaux 1 , et un fragment de coquillage marin. Cet assemblage d’objets divers et d’ossements d’animaux, sans traces de sépultures ou d’urnes cinéraires, ne permet pas de voir un tumulus dans le monticule artificiel de Chavannes et reporte notre attention sur les sacrifices et les cérémonies qui les accompagnent. Mais avant d’entrer dans ce point de vue, nous devons rechercher si l’antiquité présente des faits analogues qui puissent jeter quelque jour sur la découverte qui nous occupe.
Pausanias 2 dit qu’un autel de Jupiter Olympien était formé des cendres des victimes brûlées en l’honneur du dieu et qu’il s’élevait à la hauteur de 22 pieds. Apollon possédait un autel pareil à Thèbes, ainsi que Junon à Samos. Il est à regretter qu’on n’ait pas de description plus détaillée de ces monuments, cependant il est certain que ces cendres ne purent être amoncelées à la hauteur de 22 pieds qu’à la suite de nombreux sacrifices, et il est permis de douter qu’elles aient été complètement séparées des charbons et des cendres du bûcher. Quoiqu’il en soit, nous voyons ici des autels en forme de monticule s’élever graduellement par des sacrifices successifs, et l’on envisage ces constructions comme étant antérieures à la migration des Doriens dans le Péloponèse 3 , migration fixée à l’an 1190 avant notre ère. Ce genre d’autels, tout à fait étranger aux beaux temps de la Grèce, ne se retrouve /381/ nulle part chez les Romains. En revanche, nous avons vu que les contrées, occupées par les Slaves, conservent de nombreuses enceintes consistant en levées de terre, à l’intérieur desquelles le sol est exhaussé par d’épaisses couches de cendres et de charbons, débris de nombreux sacrifices; et il existe encore dans les cercles de Rakonitz 1 et Bunzlau, en Bohême, des monticules artificiels, dont la terre est mêlée de cendres, d’ossements et de fragments de poterie, de même qu’à Chavannes. Dans les provinces russes de la Baltique, sont aussi plusieurs collines, parfois très élevées, qui ont laissé le souvenir d’une destination sacrée et qui portent des traces de feu sur leur sommet. Il est à regretter que le manque de fouilles ne permette pas de juger de leur construction intérieure. — Près de Schochwitz, dans la contrée arrosée par la Saale, une colline ne renfermait que des ossements d’animaux, et dans les environs de Bayreuth 2 , deux monticules de 16 pieds de haut recouvraient chacun une couche de terre brûlée de 8 pieds d’épaisseur sans traces d’ossements humains. Ce qui distingue surtout ces collines des tumuli, c’est l’absence de sépulture. Les sacrifices à la mémoire des morts étaient parfois extrêmement sanglants, et nous aurons à en citer un exemple frappant emprunté à l’Irlande, mais là où il n’existe pas de traces de tombeaux, on est obligé de reconnaître que c’étaient des lieux destinés aux sacrifices en l’honneur des divinités 3. /382/
Pour rechercher la manière dont se célébraient ces sacrifices sur les bords du Veyron, il n’y a qu’à se rendre compte des faits observés. Une enceinte circulaire tracée sur le bord du précipice était entourée d’un double rang de fossés destinés à marquer les limites et sans doute aussi à écarter la foule. Sur l’aire consacrée, s’élevait le bûcher, ce dont on peut se convaincre par l’action du feu sur la terre rougie. Les os à demi-brûlés et ceux qui ne portent pas de trace de feu rappellent l’usage de réserver une partie de la victime pour le repas sacré, tandis que le reste était livré aux flammes. Les entailles faites sur les os avec des instruments tranchants témoignent, soit de l’immolation, soit du morcellement des victimes. De nouvelles fouilles nous permettront de compléter la liste des animaux offerts en sacrifice. Nous avons déjà indiqué les principaux animaux domestiques et le faucon, cher aux chasseurs. A la mort des anciens héros du nord de la Germanie on les représentait déjà s’avançant vers un autre monde avec un faucon dans la main gauche et tous les insignes de la puissance. — L’offrande s’unissait au sacrifice. On sait qu’on jetait dans des lacs mystérieux consacrés aux divinités, des trésors, des armes et divers objets auxquels on attachait du prix; dans les cérémonies funèbres on accompagnait aussi le défunt de tout ce qui lui avait été le plus cher, et ici, nous retrouvons les mêmes dons offerts aux dieux; l’artisan consacre les instruments de sa profession, le guerrier ses armes et son cheval, de /383/ même que le chasseur son faucon. — Ajoutons, en passant, que le mors de cheval découvert permet de conclure d’après ses dimensions à l’introduction dans le pays d’une race de taille élevée, ce que d’autres découvertes ont du reste déjà constaté 1. D’entre ces débris, le fragment de coquillage marin, que nous n’avons pu encore faire déterminer, acquerra de la valeur s’il appartient à l’une de ces espèces propres seulement à certains parages. Dans ce cas, il pourrait révéler le point de départ d’une tribu ou tout au moins la direction de relations commerciales. — Après ces sacrifices et ces offrandes, après le repas et l’extinction du bûcher, tout ce qui n’avait pas été consumé était répandu sur l’aire consacrée avec les cendres et les charbons, ensuite une couche de pierres et de terre déposée au-dessus empêchait que ce qui avait été offert aux dieux ne fût profané ou dispersé. — Ainsi se forma la base de la colline; puis de nouveaux sacrifices et de nouvelles couches, rélevèrent peu à peu jusqu’à la hauteur de 22 pieds. Si ce tableau est encore trop chargé d’ombres, nous laissons à l’imagination le soin de représenter tout un peuple accouru à ces fêtes, et se pressant autour de l’enceinte occupée par les prêtres et les victimes. Les lustrations, les prières aux dieux, l’immolation, les révélations sur l’avenir par l’étude des entrailles, la flamme du bûcher s’élevant dans les airs, les cérémonies du repas sacré, les libations, la voix du prêtre annonçant la faveur ou le courroux des dieux, les transports de joie ou l’abattement du peuple, ce sont là tout autant de traits qu’il appartient à la poésie d’animer, mais /384/ que l’histoire doit se borner à mentionner, ne pouvant les peindre avec la précision qu’on est en droit d’exiger d’elle.
Il reste encore une question à traiter: celle de savoir à quelle époque et à quel peuple remonte ce lieu de sacrifices. — Lors même que dans les premiers temps du christianisme beaucoup d’usages païens s’étaient conservés, on ne saurait comprendre que des cérémonies de ce genre eussent été possibles et eussent pu échapper à la surveillance sévère des ministres de la religion; en outre, les objets découverts ne sont point ceux qui caractérisent cette période helvéto-burgonde. — Sous la domination romaine, nous ne retrouvons pas d’usages pareils, et si les dieux des vaincus sont associés à ceux des vainqueurs, les druides n’en sont pas moins poursuivis, massacrés ou réduits à se cacher; ceux-ci ne pouvant plus présider à ces sacrifices publics, on ne comprendrait pas que les prêtres romains les eussent remplacés dans des cérémonies qui leur étaient étrangères. — Nous devons ainsi remonter aux âges antérieurs à la conquête des Gaules; cependant la présence du fer 1 et l’absence d’armes en bronze ne nous permettent pas de nous éloigner beaucoup du temps de l’émigration des Helvétiens, auxquels il faut donc attribuer ce lieu de sacrifices 2. On est toutefois en droit de se demander si les Helvétiens connaissaient déjà les éperons, car les auteurs anciens n’en font aucune mention en parlant des barbares; on a même contesté quelquefois l’emploi de l’éperon chez les Grecs et les Romains, /385/ prétendant que l’expression calcar signifiait un simple aiguillon, mais un examen plus attentif ne laisse pas de doutes à cet égard 1 ; ainsi Virgile 2 et Silius Italicus parlent du talon armé de fer, ferrata calce, Columelle compare l’ergot du coq à un éperon, et des découvertes dans des ruines romaines ont mis au jour des éperons en fer dont quelques-uns sont même munis d’une molette 3. — Une autre circonstance peut encore surprendre, c’est la forme des pointes de traits et d’éperon, qui rappelle, au premier coup d’œil, les carreaux des arbalètes du moyen âge, mais d’un autre côté, cette forme à quatre pans est déjà propre aux pointes de lance représentées sur les anciens vases grecs et siciliens 4 , et la réminiscence de cette forme au moyen âge n’a pas lieu de surprendre, quand on voit les monnaies mérovingiennes reproduire les types et les signes des anciennes monnaies celtiques, que le /386/ développement de l’art romain dans les Gaules semblait avoir fait oublier. D’après ce qui précède, nous croyons pouvoir dire que ce sont les Helvétiens qui élevèrent cette colline, par des sacrifices successifs, peu de temps avant leur émigration.
Un autre genre de monuments existe encore dans les bois de la commune de Gollion, entre Morges et Cossonay. Au nord de ce village est la colline de Brichy, grande élévation naturelle 1 , surmontée d’un bouquet de sapins. Un monticule, au milieu de ce petit bois, porte le nom de Fort de Brichy. C’est un tertre de la forme d’un cône tronqué, entouré d’un fossé circulaire de 15 pieds d’ouverture sur 5 de profondeur; depuis le fond du fossé le tertre mesure 14 à 15 pieds d’élévation, 120 pieds de diamètre à sa base et 75 au sommet; la plate-forme par laquelle il se termine est creusée en bassin concave de 4 pieds de profondeur 2. — A quelque distance de Brichy, dans le bois du Châtelard, au sud-est de Gollion, on voit vers le bord d’un ravin au fond duquel coule la Venoge, une grande colline arrondie, de 23 pieds de hauteur sur 1200 de pourtour, surmontée d’une grande plate-forme ou surface plane 3. A sa base, elle est entourée du côté /387/ opposé au ravin par un fossé de 24 pieds d’ouverture sur 7 de profondeur. Depuis quelques années on extrait de ce mont du sable et du gravier, et les excavations pratiquées dans ce but ne laissent pas de doute sur sa formation naturelle, seulement il est évident que les contours réguliers de ce mont, son terrassement et le fossé creusé à sa base, sont le travail de la main de l’homme. — Sur un troisième point au levant de la même commune, le plateau de Bovex se termine brusquement par un précipice, au fond duquel est le lit souvent desséché d’un petit torrent. Au milieu des broussailles qui recouvrent la lisière du plateau s’élève un mur ou retranchement en terre, qui décrit un demi-ovale, et dont les extrémités reposent sur le bord du ravin; ce mur, long de 222 pieds, a 10 pieds d’élévation et 3 de largeur à son sommet; l’enceinte qu’il entoure ainsi à moitié est une terrasse ovale, ouverte sur le précipice, et longue de 135 pieds sur 84 de largeur. Le niveau de cette terrasse est de 2 ou 3 pieds plus élevé que le plateau dont elle est séparée par le retranchement. Attenante à un sol cultivé, c’est aux broussailles qui la recouvrent qu’on doit la conservation de cette enceinte.
D’après les dénominations populaires de forts et de Châtelard, on devrait envisager ces constructions comme des points de défense, mais il ne faut pas accorder trop de valeur à ces dénominations, surtout si nous nous rappelons que la colline de sacrifices de Chavannes porte aussi le nom de Châtelard; il est d’ailleurs difficile de comprendre comment on aurait pu utiliser pour la défense des espaces aussi circonscrits que ceux de Bovex et de Brichy. D’autre part, ces constructions n’offrent pas de rapports avec ce que nous connaissons des camps romains et des /388/ retranchements gaulois. En revanche le fort de Brichy est une reproduction de l’Erdburg, du nord de l’Allemagne, dont la destination religieuse est généralement reconnue. Le Châtelard rappelle aussi ces hauts-lieux consacrés au culte, entourés d’un fossé, sur lesquels on vit en plus d’une contrée les Slaves élever leurs temples en bois, les chrétiens leurs églises et les chevaliers leurs châteaux. Enfin le retranchement de Bovex, quoique dans des dimensions moins considérables, ne présente pas moins de rapports avec le fameux sanctuaire de l’île de Rügen, connu sous le nom d’Herthabourg; ce dernier est ouvert sur le lac d’Hertha de la même manière que la terrasse de Bovex sur le précipice qu’elle domine. — Si nous ne sommes pas dans l’erreur en attribuant une destination religieuse aux constructions en terre de Gollion, elles ne peuvent provenir que de la période helvétienne avant la conquête des Gaules par César ou d’une occupation de ces contrées par les Wendes.
Les découvertes récentes dont nous venons de donner la description, sont, croyons-nous, les premières de ce genre qui aient été observées en Suisse, et se relient à un ensemble de monuments qui constatent des rapports de foi surprenants entre les populations primitives de l’Europe.
près avoir assisté à l’établissement des premiers habitants en Europe, à la marche de leur développement et à l’extension de leur foi, nous avons à reprendre l’étude des monuments qui nous servent de guide à l’époque où le fer commence à devenir d’un usage général et à remplacer le bronze employé pour les instruments tranchants, de même que le bronze avait remplacé l’os et la pierre. /389/ Cependant, avant d’entrer dans cette troisième période, nous avons à mentionner un âge de transition qui présente la fusion d’une des époques dans l’autre.
AGE DE TRANSITION DE LA SECONDE A LA TROISIÈME PÉRIODE.
Premières notions du fer en Europe.
Quelques passages d’auteurs anciens et l’observation de faits nombreux démontrent suffisamment qu’il fut un âge pendant lequel le bronze était employé pour les armes et les instruments tranchants. La découverte de ce métal eut une puissante réaction sur le développement des peuples, limité auparavant par l’imperfection des instruments en pierres et en os. Une fois qu’on sut donner au cuivre, au moyen de l’alliage et de la trempe, le tranchant et l’élasticité, on comprend qu’on se soit moins préoccupé de vaincre les difficultés que présente le travail du fer, car le fer a été connu longtemps avant qu’il soit devenu d’un usage général. Il est difficile de préciser le moment où il remplaça le bronze dans la fabrication des armes; aussi, pour jeter quelque jour sur cette question, encore fort obscure, nous devons recueillir tous les renseignements à notre portée.
Si le fer a été travaillé en Orient aussi anciennement /390/ que les autres métaux 1 , il n’en n’est pas moins certain que les connaissances métallurgiques suivirent une marche différente dans la plupart des autres pays. L’Egypte elle-même, malgré sa civilisation avancée, ne paraît pas avoir fait grand usage du fer. Longtemps, on a cru qu’il lui était complètement étranger, mais les recherches de M. Passalacqua ont mis fin à toute incertitude en découvrant sur les momies de Thèbes des bracelets, des anneaux, des bagues et des spatules en fer 2. Du reste, cet emploi du fer pour les ornements indique assez qu’on attachait du prix à ce métal et qu’il était peu répandu. — Les Grecs attribuaient la découverte du fer à Celmus et Damnaneus, dactyles du mont Ida. Les marbres de Paros 3 en fixent la date à l’an 1432 avant notre ère; cependant les héros d’Homère portaient encore des armes en bronze, et lorsque le poëte veut peindre la dureté du cœur humain, il le compare au fer comme à la matière la plus rebelle. Hésiode dit aussi, en parlant des Egyptiens et des premiers Grecs: « Leurs armes étaient de bronze, leurs maisons en étaient couvertes, ils fabriquaient leurs outils avec le bronze, et le fer, ce métal noir, obscur, /391/ n’était pas encore employé 1. » Il résulte de ce passage, que le fer était déjà répandu chez les Grecs, environ 800 ans avant notre ère 2.; toutefois, moins d’un siècle /392/ auparavant, il devait avoir encore plus de valeur que le bronze, puisque Lycurgue l’employait pour la monnaie, en même temps que l’or et l’argent 1. Théodore de Samos, qui vivait vers l’an 700 avant Jésus-Christ, trouva l’art de jeter en fonte des statues de fer 2. Hérodote et d’autres auteurs mentionnent comme l’une des merveilles de Delphes l’offrande d’Alyattès, roi de Lydie, qui régna dans le VIIe et VIe siècle avant notre ère. Cette offrande consistait en un grand cratère d’argent, dont la base, en forme de tour un peu conique, était en fer; travaillée à jour, on y voyait plusieurs petits animaux se jouer à travers les feuilles qui l’ornaient; ses différentes pièces n’étaient point unies par des clous mais au moyen de la soudure; on attribuait ce travail à Glaucus de Scio, qui le premier, trouva l’art de souder le fer 3. D’après Pausanias, les Lacédémoniens, dans le VIe siècle avant notre ère, cherchant l’explication d’un oracle, crurent la trouver dans l’atelier d’un forgeron. Ils virent la chose nuisible dont parlait le Dieu, dans le fer, si redoutable aux humains, puisqu’on s’en /393/ servait à la guerre 1. Dans le Prytanée était un tribunal où l’on jugeait le fer 2 et les autres instruments qui avaient servi à commettre un meurtre. Cette expression, juger le fer, indique nettement que les instruments tranchants étaient de ce métal. — On peut conclure de ces divers passages que le fer commença à être d’un usage général dans la Grèce dès le VIIIe siècle avant notre ère; au VIIe siècle on l’emploie à divers objets d’art; peu après, ce mot désigne tout instrument tranchant, et enfin Aristote parle de l’acier, mais non comme d’une découverte récente 3.
Bien que les armes des Etrusques fussent en bronze, on doit admettre, d’après le comte de Caylus, que le fer ne leur a pas été absolument inconnu. Ce savant antiquaire décrit un Hercule de ce métal 4 , qu’il envisage du reste, comme une grande rareté. /394/
Quant aux Romains, Tite-Live dit 1 qu’ils se servaient d’armes en bronze dans les temps les plus reculés. Ce passage donne donc à entendre qu’ils ne restèrent pas longtemps sans employer le fer 2. Nous manquons de renseignements précis sur la date de ce changement, cependant, à l’époque des guerres puniques les armes en bronze n’étaient plus en usage. « Les Celtibériens, dit Polybe, excellent dans la fabrication des épées, car celles qui sortent de leurs ateliers sont très avantageuses pour frapper d’estoc et de taille. C’est pour cela que vers le temps des guerres d’Annibal les Romains renoncèrent à leurs anciennes épées et adoptèrent celles des Espagnols 3. — Ils les imitèrent pour la forme et la fabrication, mais jamais ils ne purent amener le fer au même degré de pureté et de perfection 4. » Ce qui distinguait ces épées, de celles /395/ employées auparavant, ce n’était pas le métal, mais la forme. Avant la seconde guerre punique 1 , l’épée romaine n’avait qu’un tranchant 2 et se rapprochait ainsi davantage de la forme du coutelas que de celle du glaive espagnol. D’après le rapport de l’historien Josèphe 3 , les légions romaines au siège de Jérusalem étaient armées d’un poignard et d’une épée en fer. L’expression « mourir par le fer » qu’on trouve si souvent dans les auteurs romains ne laisse pas doute sur la matière employée de leur temps pour les instruments tranchants 4. Il faut toutefois en excepter les instruments consacrés au culte, pour lequel on conserve l’ancienne matière. Virgile 5 et Ovide 6 rapportent que les magiciennes se servaient de faucilles en bronze pour cueillir les herbes destinées à leurs enchantements 7. Le prêtre rattachant une idée religieuse à la matière consacrée par un long usage aux cérémonies religieuses ou aux superstitions on comprend cette /396/ survivance d’anciennes coutumes dont il serait facile de multiplier les exemples 1. — Il n’en est pas moins certain que le fer fut d’un usage général chez les Romains avant les guerres puniques, et les Celtibériens, qui étaient leurs maîtres dans l’art de fabriquer les armes 2 , ne connurent pas ce métal moins anciennement qu’eux 3. Strabon 4 , dit que les Espagnols portent des colliers de fer.
Il est plus difficile de déterminer l’époque de l’introduction du fer au nord des Alpes et des Pyrénées. Polybe 5 dit cependant que les Gaulois suspendaient leurs épées à des chaînes de fer ou de bronze, en guise de baudriers, mais la trempe de leurs armes était si mauvaise, que le premier coup les faisait plier, et pendant que les soldats gaulois /397/ perdaient le temps à redresser avec le pied leur épée longue et sans pointe 1 , les Romains les égorgeaient 2. A cette époque, les armes des Gaulois n’étaient pas encore toutes en fer 3 , et la mauvaise qualité de celles-ci indique qu’ils étaient peu habiles dans la fabrication de ce métal. Lors de la conquête des Gaules, César parle plus d’une fois, dans ses Commentaires, de leurs instruments en fer et des mines qu’ils exploitaient 4.
Du temps de César, le fer était rare dans la Grande Bretagne, où l’on se servait plutôt de cuivre importé 5 , et où la monnaie était en fer 6 , de même qu’en Grèce au temps de Lycurgue. — Les habitants de l’Ecosse 7 et de la Belgique 8 fabriquaient aussi des ceintures, des colliers et d’autres ornements de fer, à la manière des anciens Egyptiens.
La connaissance du fer paraît avoir été un peu plus ancienne dans le midi de l’Allemagne que dans le nord. Strabon 9 parle des mines de fer de la Norique, et Tacite, /398/ qui mentionne celle des Goths 1 , dit que ce métal était rare chez les Oesties, sur les bords de la Baltique 2. Nous verrons plus tard que du temps de la domination romaine quelques Germains portaient encore des armes en bronze, mais nous croyons, d’après le passage de Tacite, que dans le nord de l’Allemagne le fer a été introduit un peu plus tôt que ne le pensent plusieurs archéologues, qui en attribuent l’introduction aux Wendes.
On doit faire remonter la connaissance du fer chez les Scandinaves à l’arrivée des Suèves sur les bords du lac Mælar. Tous les tombeaux qu’ils ont déposés dans la Suède moyenne et dans la Norwège font voir une grande habitude dans le travail de ce métal. On ne peut douter que les compagnons d’Odin n’aient apporté l’art métallurgique de l’Asie 3 et qu’ils n’aient contribué à le répandre au nord de l’Europe.
D’après ce qui précède, nous sommes autorisés à conclure que le fer était généralement répandu chez les peuples barbares de l’Europe au commencement de notre ère, et même l’on ne peut douter que quelques-uns d’entr’eux ne l’aient connu avant cette époque. Si d’une part cette connaissance a dû se répandre de proche en proche, ce qui paraît le fait général, on doit admettre, d’un autre côté, qu’elle a été parfois importée par l’invasion de populations qui avaient habité ou séjourné dans des contrées où ce genre d’industrie était plus développé. /399/
Nous dirons encore quelques mots sur les mines d’où l’on extrayait le minerai de fer 1.
Les Grecs exploitaient le métal dans les îles /400/ d’Eubée 1 et de Crète 2. — Les Phéniciens employaient 5000 ouvriers aux mines de Verceil 3. — L’Espagne, après avoir /401/ fourni en abondance les métaux précieux dans l’antiquité, eut aussi des mines de fer 1. Strabon mentionne aussi des mines de fer dans les Gaules, entre la Garonne et la Loire 2. Les Bretons exploitaient, sur les côtes de leur île, quelques mines de fer, mais qui, d’après le rapport de César, n’étaient pas abondantes 3. — Nous avons déjà mentionné celles de la Norique 4 et des Goths 5. — En Suède, le procédé par lequel les agriculteurs tirent le fer des marécages est sans doute fort ancien; il remonte peut-être à l’entrée des Suèves dans ce pays. Quoi qu’il en soit, lorsque Pline parle de l’aimant de l’île Basilia 6 , il ne saurait être question que du pays des Scandinaves, lesquels en connaissaient donc l’existence à l’époque de Pline.
Nous avons vu que l’emploi du fer est généralement répandu en Europe au commencement de notre ère, cependant on peut se demander si les mines exploitées du temps de Strabon, de César, de Tacite et de Pline, remontent à la même antiquité qu’en Grèce. L’étude des faits jettera quelque jour sur cette question, mais, pour le moment, nous ferons seulement observer que les Romains des premiers temps portaient des armes en bronze, pendant que les Grecs employaient déjà le fer à cet usage, et que les Romains avaient changé de métal, alors que les /402/ Gaulois alliés d’Annibal, combattaient en Italie avec des armes de bronze. La présence de ces deux métaux indique assez qu’à cette époque, les Gaulois en étaient à un âge de transition. D’après ces faits, nous voyons que la connaissance du fer dans l’antiquité marche avec le développement de la culture. Les peuples de l’Italie ayant travaillé ce métal moins anciennement que ceux de la Grèce, on comprend que les nations étrangères à la civilisation du midi durent arriver plus tard encore à cette connaissance. Si l’Espagne suit une voie un peu différente, c’est qu’elle fut, dès la plus haute antiquité, exploitée par des étrangers, d’abord par les Phéniciens et les Grecs, puis par les Carthaginois et les Romains, tandis que les pays moins riches étant abandonnés à leur propre développement, rentrent dans la loi naturelle. La Gaule ayant subi l’influence du midi à un plus haut degré que la Germanie et le nord dut ainsi connaître le fer un peu avant ces dernières contrées, mais comme il n’était pas encore d’un usage général dans les Gaules deux siècles avant l’ère chrétienne et qu’il était rare chez les Bretons 1 et chez les Belges du temps de César, il s’en suit que nous nous trouvons de nouveau reportés au commencement de notre ère comme à l’époque durant laquelle ce métal commença à être généralement répandu.
Après avoir suivi ces différentes phases de développement nous avons à rechercher les faits qui indiquent /403/ l’âge de transition, durant lequel le fer, encore rare, paraît au milieu d’objets en bronze dont la forme et les ornements rappellent la manière de faire propre à la période précédente; car il est à remarquer qu’une fois le fer répandu on retrouve plus rarement les bracelets et surtout les lourds colliers de bronze chargés de fines gravures. D’un autre côté, les derniers moments de cette transition présentent çà et là de rares instruments tranchants en bronze avec des objets en fer, au milieu desquels ils apparaissent comme les derniers vestiges d’un art abandonné.
Le manque de fouilles bien dirigées ne permet de saisir qu’un petit nombre d’anneaux de la chaîne qui unit un âge à un autre âge. Il suffit du reste d’en indiquer quelques-uns pour se rendre compte de la marche graduelle du développement. La question est importante au point de vue de l’histoire; faute d’une étude d’ensemble, souvent on a pris l’exception pour la règle; on a conclu du particulier au général, impatient d’arriver à un résultat trop souvent préconçu. — Mais pour ne pas anticiper sur les conclusions, nous devons laisser parler les faits 1.
Dans le royaume de Hanovre, M. le baron d’Estorff a exploré avec un soin particulier la contrée d’Uelzen, riche en monuments de l’âge païen 2. Un tombeau de la seconde période renfermait une pointe de lame en bronze dont l’ouverture de la douille traverse en se rétrécissant tout l’instrument dans sa longueur; une pièce en fer insinuée dans l’ouverture, dépasse légèrement la pointe endommagée du /404/ fer de lance, comme pour protéger le bronze par la dureté de son métal 1. L’arme est l’ancienne matière, et le fer paraît là comme un auxiliaire destiné à la fortifier.
Le duché de Mecklembourg-Schwerin a trouvé dans le Dr Lisch un explorateur zélé et intelligent. Trois tumuli, qu’il envisage comme appartenant aux derniers temps des armes en bronze, contenaient quelques débris de fer qui répondent encore à l’introduction de ce métal 2.
Le midi de l’Allemagne présente des découvertes bien autrement caractéristiques. — Près de Hallstadt, au sud de Salzbourg, on a trouvé, en 1846 et 1847, une suite de tombeaux disposés à peu de profondeur dans le sol 3. L’ustion et l’inhumation sont réunies dans le même lieu; les squelettes, couchés en terre libre, sans trace de cercueils en pierre, ont les pieds tournés au levant. Les urnes cinéraires étaient également placées en terre libre à côté ou au-dessus des squelettes. — Cette réunion des deux modes de sépulture n’est pas rare dans les tumuli, mais, le plus souvent, l’un ou l’autre mode présente quelque différence dans l’ornementation. Rien de pareil à Hallstadt. Les squelettes et les urnes étaient accompagnés de la même quantité et du même genre d’objets; les pièces découvertes et décrites par le professeur Gaisberger sont des bracelets en bronze, ovales et entr’ouverts, simples ou ornés, des anneaux de grandeurs diverses, des fibules de formes variées, dans le genre d’épingles à ressort, ou bien à doubles spirales comme celles de la Sibérie et des bords de la Baltique; un fil en or à torsade, et des /405/ épingles à cheveux, longues, droites et ornées de têtes sphériques; quelques lamelles de cuivre bosselé ont appartenu à des ceintures ou peut-être même à des espèces d’armures. — On en a découvert de pareilles dans des tumuli de la contrée de Sigmaringen 1 , adaptées à de légères couches de bois, de cuir et d’étoffe de laine, évidemment destinées à donner à la lame de cuivre plus de résistance, sans ajouter trop à sa pesanteur. Les tombeaux de Hallstadt renfermaient en outre des grains de collier d’ambre, d’argile et même de verre émaillé. La poterie grossière, chargée de lignes et de disques en creux, n’offre aucun rapport avec celle des Romains. Au milieu de ces divers objets, étaient encore une pointe de flèche en bronze, des couteaux et des pointes de lance en fer, avec quelques débris de ce métal. A peu de distance de Hallstadt, du côté de la tour de Rodolphe, on a trouvé, avec des sépultures pareilles, dix-sept anneaux de bronze, des perles d’argile et de verre émaillé, et enfin des instruments de bronze et de fer.
Des recherches non moins heureuses sont celles que M. de Bonstetten a dirigées dans le canton de Berne. Les dix tumuli qu’il a fouillés près d’Aneth présentent, indépendamment de quelques légères variétés, la construction suivante: Lors de l’inhumation, après avoir tracé l’aire circulaire du tumulus, on arrangeait sur le sol de larges dalles brutes, de manière à former une espèce de pavé sur lequel étaient déposés le mort et les divers objets dont on l’accompagnait. Des pierres informes recouvraient ensuite ces débris, puis des cailloux roulés, jetés en abondance sur ce premier lit, formaient pour ainsi dire le noyau /406/ de la colline, qu’on achevait en répandant par-dessus une couche plus ou moins épaisse de sable, de gravier et de terre, jusqu’à la hauteur de 6 à 15 pieds. On a retrouvé dans ces tombelles des restes d’étoffe, des anneaux en bronze, simples ou à spirale élastique, des broches à ressort, des bagues, des morceaux d’ambre percés d’un trou, de larges anneaux en bois noir, assez grands pour bracelets et d’une conservation étonnante, de grands brassards en bronze ornés de disques et de fines gravures, et des umbo de même métal. Un poignard en fer dans un fourreau de bronze est la reproduction parfaite de la forme celtibérienne, adoptée par les Romains, tandis que la plupart des autres objets sont la survivance d’un art plus ancien. Ces tumuli contenaient en outre des fragments de poterie grossière, un vase formé d’une mince feuille de bronze, une chaîne à filigrane en or, 17 perles ou grains de collier d’or soufflé, et une espèce de couronne en or, de la forme d’une calotte, consistant en une feuille très mince, ornée de lignes, de petits disques et de triangles repoussés. Ce qui n’est pas moins curieux que les pièces précédentes, ce sont des débris de chariots dont il reste entr’autres des treillis en bronze, les cercles en fer des roues et les garnitures en bronze des moyeux et des rayons; des restes de harnais en cuir ornés de nombreuses têtes de clous en bronze et un mors de cheval ou bridon en fer de petite dimension, complètent cette précieuse découverte 1. — M. Muller de Nidau. a aussi fouillé plusieurs tumuli dans la même contrée, où il a retrouvé sinon la même richesse, du moins la /407/ réunion d’armes en bronze et en fer qui constatent l’âge de transition dont nous nous occupons en ce moment.
Trois tumuli 1 du Hardt, près de Bâle, recouvraient plusieurs squelettes dont les uns reposaient dans des cercueils en dalles brutes, d’autres en terre libre, d’autres enfin à l’intérieur d’enceintes formées par un cercle de pierres brutes, sans ciment, ni mortier. Les ornements qui accompagnaient les morts sont encore les bracelets, les anneaux de jambe, les bagues, les colliers, les boucles d’oreilles et les fibules à ressort. D’entre les anneaux, 60 sont en bronze, 12 en fer et 10 en os. Ces tombeaux contenaient aussi des grains de collier en ambre, en os et en verre bleu ou blanc, transparent ou émaillé, deux pointes de traits, deux poignards en fer très endommagés par la rouille, et des fragments de poterie grossière. — Un fait important, relativement à l’âge de cette découverte, c’est que, sous la terre des tumuli, se trouvaient à 1 ½ pied de profondeur dans le sol des tuiles romaines qui dénotent que ces sépultures sont postérieures à l’entrée des Romains en Helvétie, bien qu’elles appartiennent à une époque où le christianisme n’était pas encore répandu dans cette contrée 2.
Dans les environs de Mayence, des tombeaux de l’époque romaine, déposés dans le sol sans colline au-dessus, contiennent des anneaux simples ou gravés, des épées 3 , des poignards 4 , des faucilles et des celts en bronze 5 , de /408/ même que le castellum romain près de Wiesbaden où l’on retrouve aussi des armes en fer. — Dans les ruines romaines de la Suisse les instruments tranchants en bronze paraissent très rarement. Je ne connais qu’une découverte de ce genre, faite à Bionnens dans le canton de Fribourg, où l’on a trouvé un celt en bronze avec des ciseaux à ressort et une hache en fer.
On voit dans l’ancienne Marche, au sud-est de Salzwedel, près de Güssefeld, des irrégularités du sol peu sensibles, de forme convexe, entourées ou recouvertes de cercles de pierres. Quand on creuse sur ces légères élévations du sol on découvre à 2 ou 3 pieds de profondeur des urnes cinéraires en argile noire ou jaunâtre déposées dans le sable et couvertes avec une pierre plate. — C’est dans ces urnes qu’on a retrouvé des ornements et des armes reployées en un volume assez petit pour pouvoir y être renfermées; de ce nombre, étaient une épée en fer à deux tranchants, longue de 22 pouces, des pointes de lance en fer et l’une en bronze. Cette dernière n’est pas, comme les précédentes, munie d’une douille, mais elle se fixait dans une hampe fendue, et la partie qui entrait dans le bois porte encore trois clous rivés 1.
Dans le voisinage de Falkenstein, dans le Harz, est la colline d’Osterberg qui porte plusieurs tumuli, en forme de mamelons arrondis; l’un renfermait une urne de bronze et un grand nombre d’autres en argile. Sur l’urne de bronze, pleine de cendres et d’os humains carbonisés, /409/ étaient deux épées en fer, reployées, larges d’environ 2 pouces, et dont l’une porte une croisière. Sur ces lames d’épées reposait une pointe de lance en bronze; ça et là dans la colline on trouva encore d’autres pointes de lance en bronze et en fer avec deux umbo et quatre fibules en fer 1. Un tumulus de Ausleben, non loin de Magdebourg, recouvrait plusieurs urnes cinéraires et quelques objets en bronze et en fer, en outre 142 monnaies romaines du Ier et du IIe siècle de notre ère 2.
Au nord de l’Allemagne, près de Marien-Werden, non loin de Danzig, huit celts en bronze étaient accompagnés de monnaies cufiques, qui remontaient du VIIe au Xe siècle de notre ère 3. — Enfin Saxo le grammairien, raconte que le prince Magnus enleva, l’an 1129, une hache en bronze d’un temple de la Suède consacré à Thor. Nous verrons bientôt ce qu’on doit penser de l’emploi de ce métal à un âge si peu reculé 4.
Quand on a étudié avec attention les armes et les ornements de la période précédente, on ne peut se dissimuler que si les découvertes de Hallstadt, d’Aneth et du Hardt présentent des traits d’une analogie incontestable avec cet art ancien, il est d’autres caractères qui annoncent une manière de faire nouvelle. Plusieurs formes vont disparaître, d’autres, exceptionnelles, vont se développer et se répandre. Les grains de colliers en verre, en argile et en /410/ émail, à peu près inaperçus précédemment, commencent à remplacer le lourd collier de bronze. — Dans les tombeaux de Hallstadt, le fer est déjà employé pour les armes et les instruments tranchants, à l’exception d’une seule pointe de flèche. — A Aneth, l’usage du fer est encore plus répandu, quoique la gravure du bronze soit celle d’un temps reculé. L’art avec lequel l’or est soufflé et repoussé n’est plus des âges primitifs, où l’emploi des métaux précieux se fait avec prodigalité, et le poignard dont nous avons parlé atteste l’influence du Romain, bien plus que celle du Celtibérien. — Les épées et les poignards en bronze trouvés dans les tombeaux et les ruines romaines des environs de Mayence et de Wiesbaden, ne peuvent être attribués aux dominateurs dont les armes étaient en fer. Il faut ainsi reconnaître que plus d’un homme de guerre de la Germanie portait encore à cette époque des armes en bronze. — A Falkenstein et à Gussefeld, les lances en bronze sont mélangées avec les lances et les épées en fer dans des contrées où les Romains n’étendirent jamais leur domination. Près de Magdebourg le fer se trouve avec des monnaies du IIe siècle. — Enfin les celts en bronze de Marien-Werden, déposés dans le sol au Xe siècle, présentent un exemple intéressant de la longue survivance des anciens usages. — Quant à la hache de Thor enlevée par Magnus au commencement du XIIe siècle, elle nous rappelle que le prêtre regarde comme sacrée la matière qu’il a une fois reçue pour le culte et qu’il est le dernier à l’abandonner.
Les résultats auxquels nous arrivons sont tellement conformes à ce qui a dû se passer, qu’on peut se demander s’il ne suffisait pas de les indiquer, sans entrer dans /411/ autant de détails. On comprendra mieux l’importance que nous mettons à les établir par des faits lorsque nous aurons dit un mot des questions historiques auxquelles ces détails se rattachent. — Plusieurs archéologues prétendent que le fer a été introduit instantanément dans la plupart des contrées de l’Europe par des peuples envahisseurs, qui apportaient cette connaissance de pays étrangers; là où ils s’établirent, ils anéantirent la population vaincue ou l’obligèrent de chercher une autre patrie; l’art, apporté avec eux, demeura, dit-on, chez eux sans en sortir, et chacun poursuivit le genre de travail qui lui était propre. C’est ainsi qu’on établit de profondes lignes de démarcation d’un peuple à un autre peuple, et que l’on croit reconnaître le Celte à ses armes en bronze, et le Germain aux armes en fer. — Une étude plus complète aurait fait voir que ce qui a pu se passer de cette manière dans un petit nombre de contrées n’était point un fait général. Souvent on a pris pour des différences de peuples ce qui n’était que des différences de temps ou de développement chez une même nation. Les Celtes, qu’on a dit n’avoir employé que le bronze, travaillent le fer avant les Germains. Ceux-ci, auxquels on refuse le métal attribué aux Celtes, déposent pendant longtemps, ainsi que nous venons de le voir, des armes en bronze dans leurs sépultures, à côté d’instruments en fer. Si l’étude des monuments nous engage à repousser les distinctions absolues ce n’est point que nous méconnaissions les individualités, car l’analogie des formes ne conduit pas nécessairement à l’identité de la langue et des mœurs. Nous ne nions point non plus la possibilité de trouver des traits de distinction dans les produits de l’art métallurgique, seulement, pour /412/ les établir avec certitude, on manque de recherches assez complètes. — Nous aurons à revenir sur ces questions; pour le moment, ce que nous tenions à constater, c’est ce développement graduel qui s’opère plus ou moins rapidement après toute découverte destinée à réagir sur l’humanité.
TROISIÈME PÉRIODE
INSTRUMENTS TRANCHANTS EN FER.
Si la découverte du cuivre fit oublier peu à peu l’emploi de la pierre et de l’os il n’en fut pas de même relativement aux premiers métaux connus, quand on parvint à vaincre les difficultés que présente le travail du fer. Le bronze, au lieu d’être abandonné, continue à servir à des usages divers, mais ce qui caractérise cette nouvelle période, c’est que les instruments tranchants sont en fer et non plus en bronze. Dans la période précédente nous avons fait remarquer l’analogie des sépultures, des vases, des armes et même de la gravure sur métal dans l’Europe ancienne, y compris les premiers temps de la Grèce et de l’Italie. Au moment où nous sommes arrivés, cette identité de formes et d’usages disparaît. La Grèce et l’Italie ont acquis un développement tel que pendant longtemps elles ont attiré à elles seules l’attention des antiquaires. La Sibérie, la Gaule, la Bretagne et le midi de la Germanie tombent sous la domination romaine et reçoivent le christianisme dès les premiers siècles de notre ère. Les autres contrées de l’Europe, qui échappent à /413/ cette domination, sont en général amenées beaucoup plus tard à la foi nouvelle, aussi nous présentent-elles le développement du paganisme jusqu’au Xe siècle, et même en quelques pays, jusqu’au XIIe siècle de notre ère. — Dans la première partie de cette période, nous rechercherons les monuments du nord de l’Europe qui sont la suite naturelle de l’ancien genre de vie qui nous a occupé jusqu’à présent, et, dans la seconde partie, nous reprendrons les provinces romaines, en examinant, particulièrement dans notre pays, ce qui nous reste des quatre premiers siècles de l’ère chrétienne. Après la chute de Rome, nous assisterons à la formation d’un nouveau monde, en recueillant les débris déposés ça et là dans le sol du commencement du Ve au Xe siècle, époque à laquelle commence l’étude des chartes, qui ne peut rentrer dans notre sujet.
PREMIÈRE PARTIE.
Le mode de sépulture le plus ancien en Europe se distingue moins par les constructions gigantesques d’un âge durant lequel la force du bras était surtout en honneur, que par l’attitude de l’embryon donnée à l’homme après sa mort. Plus tard, les morts sont étendus sur le dos, ou bien, après avoir été consumé par le bûcher, leurs cendres sont recueillies dans des urnes. On retrouve ces squelettes et ces urnes en terre libre ou entourés de pierres, sous des collines plus ou moins élevées, selon la considération dont jouissait le défunt. L’époque à laquelle nous sommes arrivés reproduit les divers genres de sépulture usités dans la deuxième période, et présente en outre quelques variétés propres à certaines contrées. /414/ Nous décrirons ces différentes constructions pour chacun des pays dont nous aurons à nous occuper.
Irlande.
Si la Bretagne proprement dite a passé sous la domination des Romains quelque temps après les Gaules, l’Irlande (Hibernia), peuplée de Gaëls et d’Ibères, ne fut pas comprise dans leur empire, et ce ne fut que dans le Ve siècle que St. Patrice y remplaça le culte des druides par celui du christianisme. C’est à ces derniers temps qu’appartient une découverte remarquable faite dans le comté de Meath, près du village de Dunshaughlin. Une colline arrondie, de 520 pas de tour sur environ 8 pieds d’élévation, était entourée d’un fossé, comme on en voit souvent autour des tumuli d’Irlande. La terre de ce monticule était mêlée d’un nombre si considérable d’ossements d’animaux qu’on en chargea 150 voitures: c’était surtout des os de vaches, de cochons, de chèvres et de chiens, mais aussi des os de chevaux, d’ânes, de cerfs, de renards et d’oiseaux. La plupart des crânes de vaches étaient percés d’un trou. Beaucoup d’antiquités mêlées aux ossements reposaient à la base de la colline; au centre de celle-ci, à environ deux pieds sous la surface du sol, étaient couchés deux squelettes d’hommes, sans trace de cercueil. A 16 pieds de profondeur au-dessous de l’aire du tumulus, des solives de chêne, posées sur la marne et le sable, étaient liées les unes aux autres par des traverses rendues fixes au moyen de forts cloux en fer. Sur les bords de cette espèce de parquet en damier s’élevait une paroi de poteaux de chêne, de 8 à 10 pieds de /415/ hauteur, engagés dans les solives. D’autres parois de poteaux divisaient l’intérieur en cellules remplies de terre de marécages, d’antiquités et d’ossements d’animaux. Il est à remarquer que la plupart des cellules ne renfermaient chacune qu’une seule espèce d’animaux. Outre de nombreux bois de cerfs, les antiquités consistaient en armes, en ornements et en instruments de cuisine et de maison. Les lames des épées en fer se terminent par une pointe acérée; elles étaient accompagnées de lames de poignards, de nombreux couteaux de formes et de grandeurs diverses, de fers de lance, de piques et d’un umbo de bouclier en fer, ainsi que toutes les autres armes, dont pas une seule n’était en bronze. — L’os, le bronze et le fer étaient employés pour des épingles de 4 à 6 pouces de longueur, avec lesquelles se trouvaient un étui d’ébène, des peignes et des broches ornées d’émaux et de mosaïques. Sur un os, ont été sculptés des volutes et d’autres ornements pareils à ceux que portent d’anciennes croix dressées sur les tombeaux chrétiens de l’Irlande. — D’entre les instruments domestiques, il faut mentionner deux meules de moulin à bras, des pierres à aiguiser, des chaînes et une hache en fer, 4 vases de bronze d’une forme élégante, plusieurs instruments de 3 pouces de diamètre, pareils à de petites poêles à frire, de petits disques de bois, d’argile et d’ardoise, et des ciseaux à ressort 1.
Un des faits les plus remarquables de cette découverte est la construction des cellules en bois de chêne à 16 pieds de profondeur dans le sol. Nous retrouverons en Danemark et en Russie des salles sépulcrales formées de /416/ solivaux et recouvertes de terre, mais dont la base ne descend pas au-dessous du sol environnant; elles contiennent des tombeaux et des ornements divers, tandis que les cellules de l’Irlande ne présentent pas de traces de sépultures. Les deux squelettes d’hommes, couchés sous la colline, reposaient au-dessus des parois de poteaux; si la description qui en a été faite est exacte, il faut en conclure que des animaux furent immolés en grand nombre en ce lieu, avant qu’on y donnât la sépulture aux morts. Après que ceux-ci eurent été déposés sur cette couche épaisse de victimes, ils furent recouverts des débris de nouveaux sacrifices. Si l’on examine attentivement les détails de cette découverte, on ne peut voir là le fait d’une simple mortalité, car, dans ce cas, on ne comprendrait, ni la construction des cellules, ni le dépôt d’armes et d’ornements. D’un autre côté, les trous observés sur plusieurs crânes, ne laissent pas de doute sur la mort violente ou l’immolation des animaux. Mais ce qui a lieu de surprendre, c’est le nombre excessif des victimes, qui va fort au delà de ce que nous apprennent les récits homériques 1. — Quels étaient donc les deux personnages en l’honneur desquels tant de sang fut répandu? L’histoire n’a pas enregistré leur nom, et aucune inscription ne vient nous aider à soulever ce voile; ce qu’il y a de certain c’est qu’ils durent jouir d’une grande considération pour qu’on ait cru devoir sacrifier autant à leurs mânes. — La présence d’ustensiles domestiques a pu surprendre au milieu de ces divers débris, mais l’usage n’en a pas moins été répandu; /417/ la Norwége en offre des exemples curieux. En déposant tous ces instruments dans la tombe, on croyait ajouter à la grandeur du héros et à l’éclat de son entrée dans le Valhalla. — L’âge de cette colline, est postérieur au Ier siècle de notre ère, on doit le conclure non-seulement de la présence du fer, mais de la sculpture sur os et bien plus encore des broches émaillées et à mosaïque 1 , genre d’art que les Romains répandirent dans les provinces du IIe au IVe siècle. L’époque de ce monument répond ainsi aux derniers temps pendant lesquels le paganisme fut encore en vigueur en Irlande.
Allemagne.
Les Romains, après leur établissement dans le midi de la Germanie, élevèrent un grand mur en terre, retranchement destiné à protéger leurs conquêtes contre les envahissements du Nord. Ce mur, de 130 lieues de longueur, appelé quelquefois mur du diable, s’étendait du Rhin au Danube, dans la direction de Dillenbourg, Wetzlar, Hanau, Wertheim, Halle, Dünkelsbühl et Ratisbonne. Il passait ainsi au nord de la Hesse, de Nassau, de Baden, du Wurtemberg et de l’ancienne Bavière 2. Des deux côtés /418/ du retranchement, les tumuli sont répandus en grand nombre sur le sol de l’Allemagne, mais pour le moment nous n’avons à nous occuper que de ceux qui furent /419/ élevés dans les parties de la Germanie étrangère à la domination romaine. La plupart des variétés de constructions observées dans la période précédente se reproduisent /420/ dans celle-ci; cependant l’arrivée des Wendes introduisit un nouveau mode de sépulture dont nous aurons à donner le description.
Bien que les relations peu nombreuses qui nous sont parvenues sur les cérémonies funèbres des anciens Germains soient fort incomplètes, il n’en est pas moins /421/ intéressant de réunir ces traits épars. Tacite dit que les corps des Germains de distinction étaient brûlés avec des bois odorants et que leurs cendres étaient recouvertes d’une colline de terre. — La mort dans les combats était honorée par les Goths ainsi que par la plupart des autres peuples; si le défunt avait été un hardi navigateur, son corps était déposé sur un vaisseau auquel on mettait le feu, et tout disparaissait dans les eaux 1. La chronique de /422/ Pierre Durburg de l’ordre Teutonique nous a conservé des détails curieux sur les cérémonies funèbres des anciens Prussiens. « Lorsqu’un homme, et surtout un noble, venait à mourir, on le plaçait sur un siège au milieu de sa famille et de ses amis qui lui disaient: Halélé, n’avais tu pas une maison commode, une belle femme, pourquoi es-tu mort? N’avais-tu pas de beaux troupeaux, des chevaux légers à la course, de bons chiens de quête? Qui t’a chassé du monde, Halélé? On étalait les richesses en lui répétant les mêmes questions, et comme il ne répondait point, ceux qui étaient présents, le chargeaient de leurs derniers adieux pour leurs amis et leurs parents décédés 1. On /423/ faisait au défunt des présents funéraires; pour les hommes, c’était une épée qui devait les défendre contre leurs ennemis; pour les femmes, une aiguille et du fil dont elles devaient se servir pour raccommoder leurs vêtements dans ce long voyage. Les pauvres étaient enterrés, les nobles consumés sur un bûcher. Les parents accompagnaient le convoi à cheval, l’épée à la main, jetant des cris pour écarter les esprits malfaisants. Arrivés au lieu de la cérémonie, le cortège faisait trois fois le tour du bûcher, en répétant les mots: Halélé, pourquoi as-tu quitté la vie? On brûlait avec le mort des meubles, des chevaux, des chiens, des faucons, tout ce qui avait servi à ses besoins /424/ ou à ses plaisirs sur la terre; quelquefois même, des femmes, des esclaves, attachés au défunt, étaient précipités dans les flammes. Des panégyristes, nommés Talissons ou Ligustons, faisaient l’éloge du mort, qu’ils croyaient voir dans les nuages, monté sur un cheval blanc, revêtu d’armes brillantes, tenant trois étoiles dans la main droite, un faucon dans la main gauche, et s’avançant vers un autre monde, dans tout l’éclat de la puissance et de la gloire 1. »
Les tumuli de cette période, avons-nous dit, ne se distinguent guère par leur construction de ceux de la période précédente, bien qu’ils présentent en général des dimensions moins considérables; cependant au point peu avancé où en sont les recherches, quelques faits se présentent comme des irrégularités accidentelles qui doivent pourtant avoir leur raison d’être. Ainsi, entre Weimar et Dornburg, près de Ramstedt, était un tumulus de 35 pieds d’élévation. Au centre, le tombeau principal, formé de grandes plaques et recouvert de 4 dalles, contenait deux squelettes, l’un d’homme, l’autre de femme, de chaque côté se trouvait une petite cellule, et tout auprès, le squelette d’un petit enfant reposait dans une caisse ou cercueil en pierre. Un peu plus loin, un squelette également protégé par des pierres, était entouré de vases, de dents d’animaux, de couteaux en fer et d’autres objets. D’autres tombes consistaient en simples rangées de pierre; quelques-unes, audessus du tombeau principal, conservaient encore quelques restes de cercueils en bois sous de petites voûtes de pierres sans mortier 2. On a trouvé, dans ces divers /425/ tombeaux, des cornes, des vases, des anneaux, des grains de colliers en verre et en cristal, une bague, des boucles d’oreilles enrichies de carnioles, des agrafes de bronze et d’argent, et quelques instruments en fer 1. — Un autre tumulus, près de Wernburg, entre Ravis et Pössneck, recouvrait plusieurs cercueils en pierre, 20 squelettes, des armes, une urne de verre et des objets en fer 2. — Vers Mücheln, non loin de Merseburg, les urnes des tumuli étaient accompagnées d’ornements divers et d’éperons en fer 3.
Dans l’Ancienne Marche, on trouve des petites collines, pareilles à un segment de sphère, dont la base est souvent entourée de blocs informes, pris en partie dans le sol. A l’intérieur, les urnes cinéraires sont déposées en grand nombre dans la terre ou le sable, quelques-unes ont pour couvercle un plateau en argile, et plusieurs contiennent avec les cendres, des jouets d’enfants, des couteaux en fer, des grains de colliers en verre, des fibules, des épingles, des anneaux et des chaînes en cuivre ou en fer. Les ornements sont variés et différents parfois d’une colline à une autre colline 4.
Au nord de l’Allemagne, les tombeaux de l’âge qui nous occupe sont des espèces de cimetières, dans lesquels on retrouve, non des squelettes, mais des urnes cinéraires déposées en grand nombre dans le sol. Ces places d’urnes /426/ proviennent essentiellement des Wendes ou Slaves qui arrivèrent au IIIe siècle sur les bords de l’Oder, et s’étendirent jusqu’à l’Elbe, et au delà de Lüneburg, à la fin du Ve siècle. Ils pratiquèrent leur culte dans ces contrées jusqu’au IXe, et même en quelques lieux, jusqu’au XIIe siècle de notre ère 1. — Les parties sablonneuses de l’ancienne Marche possèdent beaucoup de ces places d’urnes, entr’autres sur les hauteurs du Feldmark, sur le Windmühlenberg et sur le Sandberg. Les urnes reposent dans le sable à une profondeur d’environ 2 pieds; quelquefois une pierre plate leur sert de couvercle, souvent elles sont si nombreuses qu’elles se touchent toutes. Leur contenu est à peu près le même que celui des tombeaux de l’âge précédent 2. — A Wœnig, près de Bergen, dans le Hanovre 3 , ces urnes, avaient été déposées sur un pavé à peu de profondeur dans le sol, et au-dessus de chacune d’elles, était un bloc de granit en guise de pierre sépulcrale. — Dans le district de Potsdam, on a découvert près de Gnewikow, six urnes d’argile disposées en cercle, à une égale distance les unes des autres, sous la surface du sol. Au centre se /427/ trouvait un beau vase en bronze dont l’anse est adaptée, de chaque côté du col, à un anneau qui surmonte une tête ailée. Un umbo, des épées reployées, des fers de lance, des ciseaux à ressort et des éperons, tous en fer, occupaient l’espace compris entre le vase de bronze et les urnes d’argile.
En général, ces sépultures sont un simple dépôt dans le sol avec des dispositions diverses, mais au nord de la Pomérellie elles reproduisent un genre de construction propre à plusieurs tumuli, dont elle ne diffèrent que par l’absence des collines artificielles. A un mille et demi au sud-ouest du point où la presqu’île d’Héla s’unit à la terre ferme, s’élève, dans une grande plaine, une hauteur naturelle, choisie anciennement pour lieu de sépulture. Les tombeaux qui y ont été déposés offrent la construction suivante: A une profondeur de 3 ou 4 pieds gisent des dalles brutes placées horizontalement qui servent de base à d’autres dalles posées de champ, de manière à former des caisses cubiques, recouvertes d’une ou plusieurs pierres plates. Une grosse pierre repose sur le couvercle. Quelques-unes de ces caisses ne contiennent qu’une urne, d’autres n’en renferment pas moins de 10. La forme et la grandeur de urnes varient, l’une portait les traits d’une figure humaine, dont les oreilles étaient représentées par celles du vase 1 , deux autres avaient aussi de petites anses en forme d’oreilles, percées chacune de deux trous où passaient des anneaux en bronze ornés de perles d’ambre /428/ et de verre. Dans les urnes, ou à côté, on a recueilli d’autres anneaux pareillement ornés de perles, une bague, une fibule à ressort en bronze et quelques fragments d’anneaux en fer. — Sur une autre colline de la même contrée, dans le domaine de Klein starzin, près de Radischau, d’autres tombeaux ne différaient des précédents que par la forme de la cellule, qui, au lieu d’être carrée, était circulaire et construite de pierres informes à la place de dalles. — A l’ouest de Danzig, on a trouvé, sur les hauteurs de Hagelsberg, plusieurs urnes, l’une avec des monnaies cufiques et un vase dont le couvercle était surmonté de la figure d’une femme éplorée (en bronze). — Enfin, au sud de Danzig, près de Gischkau, les urnes d’un tombeau en pierre, contenant des cendres, un anneau, des perles d’ambre, de verre bleu, et trois deniers en argent de Domitien et d’Adrien 1.
Ces places d’urnes existent dans plusieurs lieux du Hanovre, entr’autres près de Lunebourg. Elles sont nombreuses dans les duchés de Mecklenbourg 2 , dans la Poméranie et la Pomérellie. Plus rares en Thuringe que sur la rive droite de la Saale, on les retrouve dans les environs de Magdebourg, dans le Brandenbourg, et sur les bords de l’Oder 3 , surtout au sud du district de Frankfort. Dans les environs de Breslau 4 on a recueilli plusieurs milliers de /429/ ces urnes. Les places d’urnes sont aussi fort répandues dans la Lusace, dans le royaume de Saxe 1 dans la Bohême 2 et dans la Moravie 3. — Les noms des collines et des villages auprès desquels on les retrouve sont fréquemment d’origine slave, l’absence de ce genre de cimetières dans les contrées qui ne furent pas occupées par les Wendes ne laisse d’ailleurs pas de doute sur la population à laquelle on doit attribuer ce mode de sépulture.
Malgré le grand nombre de ces places, on doit cependant reconnaître que pendant que les Wendes déposaient leurs urnes cinéraires sous la surface du sol, les Germains continuèrent, en plus d’un lieu, à élever les tumuli selon leur ancien usage. On peut s’en convaincre par la présence, dans quelques-unes de ces collines, de vases 4 ou d’autres objets enlevés à des temples chrétiens, et déposés dans les tombeaux païens comme des dépouilles qui témoignaient des hauts faits du défunt. Ainsi s’explique la rencontre assez fréquente d’objets d’un art étranger.
Une dernière classe de tombeaux rentre dans les /430/ cimetières proprement dits, dont l’usage se répandit avec le christianisme. — Les tombeaux, déposés dans le sol par alignements plus ou moins réguliers, sont généralement construits avec des pierres brutes, entre lesquelles le mort est étendu sur le dos. Les armes et les ornements sont encore ceux qu’on retrouve dans les tumuli et les places d’urnes, mais parfois d’un art un peu plus développé 1. Il est difficile de les attribuer avec certitude à l’époque chrétienne, à moins qu’ils ne renferment des monnaies qui indiquent leur date, ou des symboles de la foi nouvelle. Dès qu’ils sont éloignés des lieux d’habitation ils remontent toujours à une certaine antiquité, vu que l’usage d’inhumer autour des temples suivit de près l’introduction du christianisme dans ces pays. — On a découvert de tels cimetières dans les environs de Meiningen 2 et d’Erfurt. Ces derniers contenaient quelques vases, des colliers en chaînes d’argent ou en perles d’ambre et de verre, des anneaux, des ornements de bronze ou d’argent, et beaucoup de couteaux en fer 3. — Plusieurs cimetières ont été fouillés dans le duché de Saxe-Weimar; on y a trouvé des vases d’argile, des anneaux de bronze et de fer, des bagues en or, des /431/ boucles d’oreilles enrichies de carnioles, des colliers d’ambre, des fibules ornées d’émaux, des perles de verre en mosaïque, des armes en fer, comme pointes de traits, couteaux, poignards, épée à deux tranchants, des dents de chevaux et des os d’oiseaux. Au-dessus des tombes étaient quelquefois des pierres disposées en cercle, mais le plus souvent aucune marque à la surface du sol n’indiquait leur existence 1. On a aussi observé des tombeaux pareils dans la Thuringe 2 et sur les côtes du Meklembourg 3.
Formes.
Si l’on jette un coup d’œil d’ensemble sur les objets découverts dans les divers genres de tombeaux que nous venons de mentionner, il est facile de saisir de nombreux traits de distinction avec la période précédente. — Les bracelets, beaucoup moins nombreux, ne présentent plus le même genre de gravure. Les colliers, au lieu d’être formés d’un cercle de métal, se composent de grains d’ambre, de verre et d’une pâte argileuse. L’ambre provenait des bords de la Baltique. Il est difficile d’indiquer la provenance des autres perles, de formes et de couleurs variées. On en trouve des sphériques, des cylindriques, des elliptiques; elles sont unies ou à parties saillantes, transparentes ou opaques, émaillées ou à mosaïque, ornées de disques ou de lignes ondulées. Ces grains de collier, avec leur diversité, se retrouvent partout en Europe à l’âge /432/ qui nous occupe, et ce qui n’est pas moins surprenant, c’est que quelques-uns paraissent déjà à côté des momies égyptiennes, avec tous les caractères propres à ceux du Nord 1. Cette analogie de formes et de teintes, à des époques et dans des contrées si distantes les unes des autres, doit faire remonter l’invention de cet art à une haute antiquité, cependant il ne se répand qu’assez tard on Europe, sans qu’on puisse dire de quelle partie de l’Asie il a été importé 2. — Plusieurs fibules reproduisent les formes anciennes, mais on ne trouve plus ces broches à grandes spirales qui ne servaient pas moins d’armure que d’ornements; quelques-unes sont munies d’une plaque en fer allongée ou triangulaire 3 que nous ne tarderons pas à retrouver sur les agrafes; d’autres, en bronze doré, sont ornées de ciselures profondes 4 qui remplacent la légère gravure de l’âge précédent. Les boucles munies d’un ardillon commencent à paraître 5. Les armes ne présentent pas un changement moins sensible. L’ancienne épée, avec sa petite poignée et le tranchant ondulé de sa lame, est remplacée par une épée plus longue, avec poignée en os ou en bois; le pommeau et la croisière en fer sont encore rares 6 , la lame droite, large et à deux tranchants /433/ parallèles, se termine brusquement en pointe peu acérée. La facilité avec laquelle on les a reployées pour les déposer dans les urnes permet de douter de leur qualité. Quant aux sabres recourbés qu’on voit entre les mains des Germains sur la colonne Trajane, on ne peut dire s’ils sont une invention de l’artiste, ou si leur absence totale dans les collections de l’Allemagne provient d’un manque de fouilles suffisantes. — Le fer de lance, en se rapprochant davantage de l’ancienne forme, reçoit parfois des dimensions plus considérables. — La hache en fer prend dans quelques cas assez rares la forme du celt 1. — Le bouclier n’est plus entièrement en métal; garni de fer sur les bords, il est revêtu au centre d’un umbo circulaire dont la partie proéminente est demi-sphérique ou terminée par une pointe assez pareille au col allongé d’un vase. — Au lieu de l’ancien couteau légèrement arqué, la lame affecte la forme la plus usitée de nos jours. — Les faucilles sont plus grandes et moins larges que celles de bronze 2 — Les ciseaux ne diffèrent des précédents que par le métal. — Des éperons, propres au nord de l’Allemagne, consistent en un petit arc de cercle, fixé à la chaussure par des clous, et muni d’une forte pointe conique 3.
Les vases et les urnes en argile occupent une grande place dans les antiquités de cet âge, et reproduisent la plupart des formes que nous avons décrites précédemment. Le moyen le plus sûr pour apprécier l’âge auquel ils appartiennent, est de tenir compte des objets qui les accompagnent. /434/ La plupart sont bruns, jaunâtres ou noirs; les uns sont d’une argile grossière, mêlée de petites pierres siliceuses; d’autres, d’une pâte très fine, ont conservé le brillant du vernis. Les ornements dont les vases sont revêtus, consistent toujours en pointillages et en lignes gravées, droites, parallèles, brisées ou ondulées avec plus ou moins de bonheur. Un petit nombre d’urnes reproduisent les traits de figures humaines et de quadrupèdes informes 1 ; il n’est pas moins rare de retrouver des lettres, qui, du reste, n’offrent aucun sens 2. Souvent on a cherché des distinctions de peuples dans la diversité des formes et des ornements, mais ces essais restent infructueux vis-à-vis de découvertes qui présentent toutes les variétés réunies en un même lieu 3. Les vases en bronze et en verre sont le plus souvent le produit d’un art étranger. — On a retrouvé quelquefois dans des tumuli des lions et des griffons en bronze avec une ouverture sur la tête ou sur le dos destinée à introduire le liquide qui se répandait en suite par la gueule de l’animal; l’extrémité de la queue est ordinairement ramenée entre les deux oreilles de manière à former une anse. Ces vases curieux ont souvent été envisagés comme appartenant à l’ancien culte 4 ; un examen /435/ plus attentif n’a pas tardé à faire voir qu’ils étaient employés dans les temples chrétiens, d’où les païens du nord les ont enlevés plus d’une fois et déposés dans leurs tombeaux comme trophées. L’inventaire des ornements et objets divers d’un temple chrétien du moyen âge parle de vases nommés manilia, « destinés à répandre l’eau sur les mains des prêtres et dont la forme est celle de lions, de griffons, de dragons, d’oiseaux, et d’autres animaux 1. » Ces vases se retrouvent avec les plats évasés ornés de sujets chrétiens et d’inscriptions mystérieuses qu’on voit encore sur les fonds baptismaux de quelques églises. Ils ont été répandus sur toute l’Europe, de la Sicile à l’Islande, du Xe au XVIe siècle. Les inscriptions se réduisent à un petit nombre de légendes dont l’origine est orientale. En rapprochant les variétés, il est facile de se convaincre de l’ignorance de l’ouvrier, qui imitait les caractères sans en comprendre la signification 2. Ce fait nous montre que ce n’est pas chez les païens de l’Europe qu’il faut chercher la forme primitive de ces vases curieux, appropriés plus tard au culte chrétien. Si les inscriptions nous conduisent à ce résultat, on reconnaîtra aussi que la représentation du lion et du griffon ne peut être originairement propre à l’Europe; d’un autre côté, le travail de ces pièces ne répond en rien à l’art métallurgique de l’âge /436/ qui nous occupe. — Ici encore, déterminer le point de départ n’est pas chose facile. Une indication moins incertaine que celle dont je vais parler aurait fait faire un pas à la question. Un marchand d’antiquités me montrait dans sa collection à Moscou deux lions et deux plats pareils à ceux que je viens de décrire; il prétendait que ces pièces venaient des Indes, où l’on s’en sert, disait-il, à un usage religeux. Sans nier la possibilité de cette provenance, on ne doit cependant pas accorder trop de confiance aux assertions d’une personne intéressée.
On trouve aussi en Allemagne quelques figurines en bronze dans lesquelles on voit la représentation d’anciens dieux germains. Le cabinet d’antiquités de Sondershausen conserve l’image un peu mutilée du dieu Püstrich 1 , remarquable par son embonpoint. — Une représentation du soleil, découverte en 1745, dans la Poméranie, consiste en une plaque de bronze, haute de 3 pieds 7 pouces, sur la quelle le buste et la tête rayonnante du dieu ressortent par le bosselage 2. César dit que le culte du soleil était généralement adopté par les Germains et qu’il avait été apporté d’Asie. — Au musée de Strélitz sont plusieurs figures informes et grotesques, dans lesquelles on a cru reconnaître les principaux dieux des Slaves et des Germains 3, mais la critique a jeté en doute l’authenticité de la plupart de ces pièces qui paraissent être l’œuvre d’un faussaire du siècle passé. — D’autres statuettes, prises /437/ quelquefois pour d’anciens dieux, sont généralement d’un âge postérieur au paganisme 1.
Sur les côtes méridionales de la Baltique, on a retrouvé quelquefois au milieu de monnaies cufiques, des colliers de fils d’argent tressés avec art, dont nous aurons à constater l’origine étrangère à propos des nombreuses découvertes de ce genre en Suède. Plusieurs objets d’art romain ont aussi été transportés dans ces contrées 2 , ainsi que les monnaies en or des rois mérovingiens 3. L’or, abondant dans la période précédente, accompagne rarement les antiquités de cette époque, tandis que l’argent, à peu près inconnu précédemment, commence à se répandre; mais l’incrustation de l’argent sur le fer n’a encore paru qu’une fois sur une broche d’Haguenau, dans le Mecklemburg 4.
Le contenu des tumuli et des places d’urnes ne présente pas de différences assez prononcées pour distinguer les produits d’art des familles slaves et germaines qui occupaient le nord de la Germanie, mais quant aux idées religieuses la fusion fut plus lente à s’opérer, ainsi que nous le voyons par les divers modes de sépulture usités à la même époque.
Danemark, Suède et Norwége.
Les monuments des trois royaumes du Nord, malgré quelques traits de distinction, doivent être rapproché les /438/ uns des autres. Dans les âges précédents, le Danemark et le midi de la Suède nous ont déjà offert un riche champ d’observations, et cela à une époque où la Norwége était encore inhabitée et où la Suède moyenne ne comptait qu’un petit nombre d’établissements. Durant la période actuelle, ces dernières contrées reçoivent une population qui a laissé de nombreuses traces de son existence et joua un rôle important dans le Nord.
Quand on cherche à se faire une idée exacte des modes de sépulture usités anciennement on se trouve souvent entouré de renseignements divers et parfois même contradictoires, ce qui provient presque toujours de recherches incomplètes, en sorte que chacun pose comme une règle générale des observations partielles. L’erreur, la plupart du temps, provient de l’exagération du vrai. — En tenant compte de ces éléments opposés, il en résulte que les tombeaux du Danemark, dans lesquels on retrouve le fer, présentent dans plusieurs cas l’usage de l’ustion. L’urne cinéraire est protégée par une caisse en pierre carrée ou oblongue, ainsi que les objets qui suivaient le défunt dans la tombe; des pierres étaient amoncelées par-dessus et recouvertes d’une couche de terre 1. — Cependant à l’époque qui nous occupe, l’usage le plus général chez les Danois fut l’inhumation dans des tumuli plus ou moins élevés. Ils avaient l’habitude d’ensevelir le défunt avec son cheval. On retrouve ordinairement, à côté des deux squelettes, une épée en fer, un éperon, un étrier et un mors; quelquefois, la bride est ornée de plaques d’argent; au lieu d’un seul étrier on en trouve deux, et la hache d’arme remplace /439/ l’épée 1. — Dans le nord de l’Amérique, l’usage d’ensevelir les guerriers avec leurs chevaux existe encore de nos jours. Un voyageur anglais 2 raconte à ce sujet qu’il a vu rendre les derniers devoirs au chef fameux d’une tribu. Le corps du guerrier était placé sur son cheval de bataille; tandis qn’un homme retenait celui-ci par la bride, d’autres jetaient de la terre alentour … Peu à peu, la terre s’élève, recouvre le cheval, puis le guerrier … Ces travaux se poursuivent ainsi, et une hauteur considérable domine aujourd’hui cette contrée.
Le midi de la Suède a beaucoup de points de rapports avec le Danemark. L’inhumation y a été observée plus fréquemment que l’ustion 3. — Dans la Suède moyenne et dans la Norwége, les tumuli ont des caractères communs qui les distinguent de ceux dont nous venons de parler. Généralement moins grands que ceux du Danemark, ils sont souvent entourés à leur base de blocs disposés en carré, en triangle ou en forme de vaisseau. D’autres, sous ces arrangements de blocs à l’extérieur, recouvrent souvent des pierres amoncelées autour d’une caisse en pierre ou en bois, dans laquelle repose l’urne cinéraire avec des armes en fer, des fibules et des grains de colliers émaillés ou à mosaïque. Ici, l’ustion est générale et confirme l’observation de Snorro Slurlussea qui écrivait, il y a environ 6 siècles, que l’usage du bûcher avait duré moins longtemps en Danemark qu’en Suède et en Norwége. L’Islande, qui fut peuplée par des Norwégiens dans le IXe siècle, conserve des collines peu /440/ élevées, entourées comme les précédentes de blocs pareillement disposés 1.
Les tombeaux de cet âge sont répandus en grand nombre dans les pays du Nord 2. Les terres étant généralement peu cultivées, le sol a conservé l’aspect qu’il présentait il y a mille ou deux mille ans. L’aridité d’un rocher et les /441/ superstitions du peuple ont puissamment contribué à la conservation de ces monuments, groupés par centaines sur les îles et les presqu’îles, et parfois aussi dans l’intérieur des terres, au milieu des pâturages. En face de tant de richesses, l’antiquaire s’est davantage attaché à décrire l’extérieur des collines qu’à en rechercher la construction intérieure.
Le plan de ce cours, qui est indiqué par l’auteur à pag. 413, n’a pas été poursuivi au delà du point où nous nous arrêtons ici, du moins, dans les manuscrits que nous avons eu sous les yeux. (Note de l’éditeur.)