LE VIDOMNAT DE MORGES ET SES ATTRIBUTIONS
PAR M. L. DE CHARRIÈRE.
Voici quels étaient les droits, les attributions et les prééminences des vidomnes de Morges:
1° En l'absence du châtelain le vidomne tenait le bâton de la justice, à toutes personnes, et commandait, pour le fait de cette justice, aux bourgeois de la ville.
2° Lorsque le châtelain tenait la justice, le vidomne, toujours assis auprès de lui, avait et prononçait la première connaissance de toutes les causes, tant civiles que criminelles.
3° Il percevait le tiers de tous les bans, clames, compositions, confiscations et adjudications, faits et encourus dans toute la châtellenie de Morges.
4° Il percevait les langues de toutes les grosses bêtes tuées aux boucheries de la ville.
5° Enfin, il percevait le tiers des droits qui se levaient sur les boulangers de la ville et de la châtellenie 1 .
L'office du vidomnat était tenu en fief du souverain, sous hommage lige.
Ses commencements ne sont pas connus. On le trouve mentionné, pour la première fois, non pas, à la vérité, /426/ comme existant déjà, mais comme devant ou pouvant être conféré, dans un projet de paix traitée entre Louis de Savoie, sire de Vaud et Jean (III), sire de Cossonay, remontant, probablement, à l'année 1297. Une des dispositions de ce projet de pacification porte que le prince savoisien remettrait, à titre de fief direct et perpétuel, le vidomnat de Morges, avec ses appartenances du dit lieu, au prédit sire de Cossonay 1 .
Ce traité resta à l'état de projet et ne reçut pas d'exécution. Comme Jean de Cossonay prétendait que le terrain (soit partie de celui-ci) sur lequel la ville de Morges avait été bâtie relevait de sa seigneurie, on peut supposer que la concession du vidomnat de cette ville était destinée à satisfaire ses prétentions à cet égard. On peut encore présumer que ce vidomnat eût compris des attributions plus étendues que celles que l'on trouve plus tard dans les mains des vidomnes de Morges, entre autres celle de l'exercice entier de la juridiction 2 .
A l'époque où remonte le projet de paix traitée entre Louis de Savoie et Jean de Cossonay, l'existence de Morges était récente. L'on sait que cette ville, qui devint bientôt importante grâce à son heureuse situation, aux franchises dont elle fut dotée, et au château fort qui la protégea, fut seulement bâtie après que la maison de Savoie /427/ eut ajouté le Pays de Vaud à ses domaines. Les souverains du pays y séjournerent fréquemment, ainsi que le prouvent nombre de leurs chartes, datées de Morges. Ce fut particulièrement le cas de Louis (II) de Savoie, baron de Vaud. La maison de Savoie attacha au château de Morges la mouvance de la plupart des fiefs de la contrée.
Il ressort d'informations juridiques concernant le vidomnat de Morges, prises dans l'année 1384, par ordre du comte Amédée (VII) de Savoie, qu'alors ce vidomnat appartenait à dame Jaquette du Solier (de Solerio, en latin), épouse de messire Lancellot Bourgeois, de Gex, chevalier, laquelle percevait et devait percevoir, sans contradiction, à raison de son vidomnat, le tiers de toutes les obventions, commises et échutes, occurentes dans la châtellenie 1 , sauf à Mollens, Apples et Préverenges 2 , selon le témoignage du chevalier Jean de Disy, demeurant à Morges et qui avait été précédemment châtelain de cette ville. Les points suivants ressortent encore des informations précitées, à savoir: Que les prédécesseurs de la prédite Jaquette du Solier avaient été vidomnes de Morges. Que Thobiet du Solier, donzel, son père, et Pierre Chantonay (ou Chamtonay), son aïeul maternel, avaient, l'un et l'autre, tenu et exercé pacifiquement le vidomnat. Pierre Chantonay serait ainsi le premier vidomne de Morges connu; il vivait sans doute au commencement du XIVe siècle. Enfin nous apprenons encore par les mêmes informations que, sous l'année 1380, Jaquette du Solier avait donné quittance, à Jean /428/ Champion, docteur ès lois, châtelain de Morges, chevalier 1 , de tous les émoluments qui lui appartenaient à raison de son vidomnat. A la suite de ces informations le comte Amédée de Savoie confirma Jaquette du Solier dans la possession du vidomnat de Morges et dans le droit de percevoir le tiers des offenses et des obventions 2 . Ce même droit fut aussi confirmé, sous l'année 1392, par Bonne de Bourbon, régente de Savoie, en faveur du chevalier Lancellot Bourgeois, en qualité de mari de Jaquette du Solier 3 . Ces jugaux tenaient encore le vidomnat de Morges dans l'année 1402 4 . Selon les manuscrits de l'historien Guichenon 5 , dame Jaquette appartenait à l'ancienne famille du Solier de Morette, originaire de Villeneuve d'Asti, en Piémont. Lancellot Bourgeois, chevalier, son mari, seigneur de Verny (Vernier) et de Lides, en Chablais, était le petit-fils d'Etienne Bourgeois, chevalier, gouverneur du pays de Gex. La famille du Solier a existé pendant plusieurs siècles, à Morges, où elle a été connue, avec le temps, sous le nom du Soleil. Elle est encore dans l'éclat en Piémont, où elle porte celui de Solar.
Le vidomnat de Morges appartenait, dans l'année 1444, à l'égrège maître, le noble Bertrand Marval, de Gex, secrétaire ducal apostolique 6 . Les cause-ayances de /429/ celui-ci à cet office ne sont pas indiquées, mais l'on peut supposer que ce vidomne était le gendre ou le petit-fils de Jaquette du Solier et de Lancellot Bourgeois. Encore vidomne en 1447, Bertrand Marval fut remplacé, la même année, par le chevalier Jean de Menthon, seigneur de Dusilly, mari de dame Guillermette, dans la possession de l'office du vidomnat. Ce chevalier reçut l'investiture du prédit office du duc Louis de Savoie, par les mains de Mermet Eviard, donzel, lieutenant de Jean de Ravoyre, châtelain de Morges 1 . Il y a toute apparence que dame Guillermette, l'épouse du nouveau vidomne de Morges, était la fille de Bertrand Marval, le vidomne précédent. Un document, daté de l'année 1452, nous apprend qu'elle et son mari reçurent alors un payement à raison de leur vidomnat de Morges 2 , circonstance qui nous prouve que cet office appartenait à l'épouse de Jean de Menthon. Le vidomnat demeura dans la famille de celui-ci, qui le tint en fief des ducs de Savoie.
Suivant l'usage abusif des amodiations, quoique généralement suivi alors, Jean de Menthon amodia aussi son vidomnat de Morges, une première fois, en 1449, au vice-châtelain de Morges, le donzel Mermet Eviard, sous diverses réserves et la ferme annuelle de dix-huit florins, et une seconde fois, en 1454, au donzel Girard de Monthey, pareillement vice-châtelain de Morges 3 .
Jacques de Savoie, comte de Romont et seigneur du Pays du Vaud, confirma, sous l'année 1472, les nobles frères Claude et Louis de Menthon (fils du défunt chevalier Jean) dans la possession du vidomnat de Morges et de /430/ ses droits 1 . Le premier était seigneur de Rochefort, en Bugey, et coseigneur d'Aubonne; le second, décoré de la dignité de chevalier, possédait la seigneurie de Dusilly. Après la mort de ce dernier, son frère Claude, devenu aussi seigneur de Dusilly, resta seul vidomne de Morges (il l'était sous l'année 1496). Le duc Philibert de Savoie le confirma, en 1501, dans la possession de ce vidomnat 2 .
On ne voit pas que, lors de la conquête du Pays de Vaud par les Bernois, le vidomnat de Morges ait été mis sous séquestre par les vainqueurs. Les nobles de Menthon, ses possesseurs, se soumirent sans doute aux nouveaux maîtres du pays, quoique, en leur qualité de membres distingués de la noblesse savoisienne, leurs sympathies ne dussent pas être pour eux. Au reste, quelques années après cette conquête, en 1547, la branche de cette noble famille, à laquelle appartenait le vidomnat de Morges, était représentée par trois jeunes gens, les nobles François, Claude et Jacques de Menthon, seigneurs de Rochefort, de Dusilly, coseigneurs d'Aubonne et vidomnes de Morges, fils du défunt noble et puissant seigneur Jean de Menthon, fils de Janus, fils lui-même de Claude de Menthon, mentionné ci-dessus. Ces jeunes gens, ainsi que leurs sœurs, se trouvaient sous la tutelle de leur aïeule paternelle, dame Marie de Gilliez 3 .
On trouve le Conseil de la ville de Morges recevant, le 8 mars 1546, François Mandrot pour vidomne du dit Morges, lequel était présenté, à cet effet, par la noble et généreuse dame Marie de Gillict (de Gilliez), tutrice de ses (petits) /431/enfants. Le Conseil réserva l'approbation du bailli bernois 1 . Gabriel Bégos, d'Aubonne, paraît avoir été vidomne avant François Mandrot 2 . On doit inférer de ce qui précède que, lorsque les nobles de Menthon ne voulaient ou ne pouvaient pas remplir personnellement les fonctions du vidomnat, ils se faisaient remplacer, avec l'agrément du Conseil de la ville. Mais, de quelle époque datait cette innovation?
Les Bernois n'avaient pas de faible pour les offices héréditaires dans les pays soumis à leur domination; ces offices leur paraissaient une limitation à leur autorité. Aussi ne négligeaient-ils jamais l'occasion de les faire passer, à titre d'acquisition, dans le domaine de l'Etat, lors qu'ils le pouvaient. De gré ou de force les nobles de Menthon leur vendirent leur vidomnat de Morges, qu'ils tenaient d'eux à titre de fief. Cette vente fut opérée, dans l'année 1552, par François de Menthon, seigneur de Rochefort, etc., l'aîné des trois frères mentionnés ci-dessus, lequel agissait, dans cette circonstance, tant en son propre nom qu'en celui de ses frères, de ses sœurs et de dame Marie de Gilliez, leur aïeule. Pour le prix de quatre cents écus d'or au soleil, marqués au coin du roi de France, /432/ les vendeurs cédèrent à LL. Ex. de Berne « leur entier tiltre du vidompnat de la ville et chastellanie de Morges, office, dignité, droits, préhéminences et dépendances d'icelui, à leurs prédécesseurs anciennement infeudé par les alhors princes de Savoie et aux dicts magnifiques seigneurs de Berne par les vendeurs recogneu. » Ceux-ci se réservèrent leur part de la dîme, dite de Cheseaux, et leurs maisons de Morges, si elles étaient une dépendance du vidomnat.
L'acte de cette importante transaction fut passé à Berne, dans la grande église, le 23 avril de l'année susdite, en présence des nobles, sages et provides Amey Rauier (Ravier), seigneur de Montricher, François Martine, de Perroy, maître d'hôtel de M. le comte de Challant, et Ferdinand Loys, seigneur de Prilliez, citoyen de Lausanne, témoins appelés 1 . Le 1er novembre suivant, à Genève, dans la maison où pendait l'enseigne de la Tour perse, le noble Claude de Menthon, frère de François, ratifia la vente du vidomnat de Morges. Et le lendemaîn, elle fut pareillement ratifiée, à Perroy, par Jean de Martine, en qualité de tuteur du noble Jacques, le troisième des frères de Menthon. Alors dame Marie de Gilliez, leur aïeule, était récemment décédée 2 . Tombé dans le domaine de l'Etat le vidomnat de Morges cessa d'être exercé, à notre connaissance du moins. Tels sont les renseignements, bien incomplets sans doute, que nous avons pu nous procurer sur ce vidomnat, sujet généralement peu connu.