RECHERCHES SUR LA DONATION FAITE AU MONASTÈRE DE FRUTTUARIA PAR LE COMTE OTTON-GUILLAUME
LE 28 OCTOBRE 1019
LUES DANS LA SÉANCE DU 20 MAI 1847 DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES DE TURIN 1 .
Les doutes que nous nous sommes permis d’élever, dans le mémoire précédent, sur la valeur historique de la charte de 1019, donnée en faveur du monastère de Fruttuaria par le célèbre comte Otton-Guillaume 2 , ayant donné lieu à quelques observations au sein de la classe des sciences historiques, nous avons éprouvé le besoin de donner plus de développement à l’expression de notre pensée, après avoir derechef soumis cette question délicate à l’examen le plus scrupuleux.
Durandi avait été frappé avant nous de la difficulté d’expliquer comment, dans le cours de moins d’un quart de siècle, les propriétés importantes qui font l’objet de cette donation ont pu passer des mains de divers princes et seigneurs dans celles de plusieurs églises. Il attribue simplement /476/ cette invraisemblance, soit à l’inefficacité de la donation elle-même, soit aux troubles qui, en agitant à cette époque la haute Italie, y rendaient la propriété plus ou moins incertaine et précaire 1 .
Toute plausible que soit d’ailleurs cette supposition, elle est trop vague pour nous satisfaire entièrement, d’autant moins qu’une publication plus correcte des chartes déjà connues et la mise au jour de plusieurs documents inédits, n’ont fait que compliquer la question et ajouter à son obscurité.
L’antique abbaye de Fruttuaria, fondée en 1003 par Guillaume, abbé de St. Bénigne de Dijon, sur les terres de son patrimoine en Piémont, était située dans la seigneurie de Volpiano (Vulpiano), sur les confins d’une forêt déserte, nommée Sylva Gerulfia, qui s’étendait sur tout le territoire actuel de St. Benigno entre l’Amalone et l’Orco: cette forêt n’était qu’une fraction du vaste canton forestier désigné dans les documents du temps sous le nom collectif de la Vualda ou Gualda, borné par l’Orco à l’est, la Stura au sud-ouest, et s’étendant jusqu’aux rives du Pô. Des portions de ce territoire furent désignées plus tard par les divers noms de Silva Vulpiana, de Torfa ou Leyni, et de Dulfia; un seul quartier conserva le nom de Vauda dans la partie inférieure de la province de Canavès 2 .
Au levant, la Vualda était séparée par l’Orco, d’un autre canton forestier nommé Sylva Fulgicia ou Fullicia (Foglizzo), qui bordait la rive gauche de cette rivière, depuis son embouchure dans le Pô près de Chivasso (Clavasium) jusque /477/ dans le voisinage de San Giorgio, en remontant vers le nord. Cette forêt ainsi que les sept ou huit villages et métairies (villæ, curticellæ) bâtis dans ses clairières 1 dépendaient de la grande ferme royale qui fut d’abord désignée sous le nom de Curtis regia, puis du Curtis de Orco (ou Orio), et enfin sous celui de San Giorgio, d’après un château fort (castrum) construit au-dessus du manoir principal vers la fin du Xe siècle ou au commencement du XIe 2 . Cette terre royale confinait vers le nord et le nord-ouest au val de Cly (vallis de Clivy) 3 et à un autre domaine de la couronne portant le nom de Canava (Curtis Canava) ou Canavisia: celle-ci ne comprenait alors que le haut Canavès et les vallées alpestres où prennent leurs sources l’Orco, la Soana et la Chiusella 4 .
Les territoires dont nous venons de tracer rapidement les limites, furent successivement démembrés du domaine royal (fiscus regius) 5 et concédés à l’église épiscopale de St. Eusèbe de Verceil par les empereurs et les rois d’Italie dans le cours des IXe et Xe siècle. L’empereur Charles le Gros avait disposé en faveur de cette église, dès l’an 882, du fisc royal de Curtis regia (San Giorgio) avec toutes ses dépendances, forêts, villages et métairies, et spécialement le district de Fulgicia, et le val de Cly 6 . Louis III, dit l’Aveugle, ajouta /478/ à cette libéralité le don du domaine de Canava, comprenant la vallée supérieure de l’Orco, à partir de Rovoredum (ou Bosconero) sur la rive occidentale de ce torrent 1 .
Après la déposition de ce monarque infortuné, le fisc (corte) de Canava retourna, à ce qu’il paraît, au domaine de la couronne, puisque les rois d’Italie Bérenger II et Adalbert, son fils, en disposèrent en faveur du couvent des Dames de Ste Marie de Pavie (an. 951) 2 . En compensation de cette donation, ces princes restituèrent à l’évêché de Verceil plusieurs fiscs qui lui avaient été octroyés par l’empereur Charles le Gros 3 ; néanmoins la donation resta de nul effet pour les Dames de Pavie, Bérenger et son fils ayant été proscrits à leur tour avec tous leurs parents en 964, et leurs possessions confisquées au profit de la couronne par la dynastie des Ottons.
Par suite de cette révolution les anciennes possessions de l’église de Verceil furent en grande partie aliénées par les évêques eux-mêmes 4 ou usurpées par les marquis d’Ivrée. /479/ Arduin, chef de cette puissante maison, s’appropria, à main armée, les domaines de cette église dans le Canavès au préjudice de l’évêque Pierre, siégeant alors (an. 996): il s’en suivit un sanglant conflit qui porta le fer et le feu jusque dans le palais du prélat; Pierre périt lui-même dans l’incendie; ce meurtre sacrilège ayant été, à tort ou à raison, imputé au marquis d’Ivrée, il fut proscrit par le pape et l’empereur, et ses terres furent confisquées au profil du fisc 1 .
L’ambitieux évêque Léon, successeur de Pierre, se montra habile à profiter de ces circonstances et du crédit dont il jouissait auprès de l’empereur. Il obtint du monarque, non-seulement la confirmation des donations faites en 882 par Charles le Gros, et en 901 par Louis III, des vastes domaines du Canavès, mais en outre le don et la possession des châteaux forts, métairies et villages construits dans le ressort domanial de ces terres royales depuis la date des premiers diplômes 2 . L’empereur lui accorda encore la concession de tous les domaines et revenus de la couronne dans les comtés de Verceil et de Santhia (ou S. Agatha), avec exemption de toute supériorité temporelle, spécialement de celle des marquis d’Ivrée 3 . Ces immenses donations élevèrent l’évêque de /480/ Verceil au rang des plus riches princes de la Lombardie; elles sont contenues dans cinq chartes successives des années 999, 1000 et 1001; nous ne nous occuperons ici que de ce qui a rapport aux possessions de l’évêque dans la région du Canavès (moderne). Les divers territoires mentionnés dans ces chartes et dont la propriété utile et la juridiction supérieure (districtum) étaient confirmées à l’église de Verceil 1 , se retrouvent tous dans les localités principales et les territoires fiscaux (cortes regales) qui occupent le bassin inférieur de l’Orco et les vallées supérieures du Canavès dont nous avons indiqué plus haut la situation et l’étendue; il faut y joindre les terres confisquées sur le marquis Arduin, telles que Rivarolo et Rovoredo (Bosconero) dans l’ancienne Sylva Gerulfia (mandement actuel de San Benigno de Fruttuaria); Rivarossa (Rivaruptum) dans la sylva de Front et de Volpiano, et enfin le château fort de Sparone, avec les vallées d’Orco et de Soana dont il défendait l’abord 2 . Ainsi l’évêque de Verceil fut souverain de la presque totalité du pays nommé, au XIIIe siècle, Dominium Canapitii, et qui formait, à l’époque dont nous venons de parler (Xe siècle), un canton indépendant du comté d’Ivrée, en conséquence des priviléges et de l’immunité temporelle (mundiburdium) dont jouissait ce prélat 3 . Toutefois son triomphe fut de peu de durée. Otton III, son protecteur, étant mort (24 janvier 1002), Arduin, marquis d’Ivrée, fut porté au trône d’Italie par ses partisans asssemblés à Pavie /481/ (15 février) 1 . L’un de ses premiers actes fut de recommencer les hostilités contre l’évêque Léon et de s’emparer des domaines qui lui avaient été adjugés par l’empereur défunt. Secondé par Cunibert, prévôt de l’église de Verceil, et par une partie du clergé de cette cathédrale, le nouveau roi ravagea les domaines de son ennemi, en distribua un certain nombre aux clercs et laïcs qui l’aidèrent dans les cruels effets de sa haine implacable 2 , et conserva pour sa part la marche privilégiée du Canavès qu’il réincorpora avec le comté d’Ivrée 3 . Plusieurs chartes successives données dans les premières années de son règne et d’autres émanées de son successeur et rival, l’empereur Henri, mentionnent les faits que nous venons d’indiquer. On remarque entre autres dans l’une des premières 4 , que le roi Arduin (en 1003) dispose en faveur d’un diacre de l’église d’Ivrée, nommé Tedevertus, de l’ancien fisc royal (corte ou curtis regia) d’Orco et du château de St. Giorgio qui venait d’être construit sur ce territoire; il joint à cette donation les forêts qui en dépendent, savoir la sylva Fulgitia (Foglizzo) et le val de Cly (Valchy ou Valchiusella) en Canavès. Cette importante concession comprenait le domaine utile et tous les droits de juridiction et de tonlieu attribués à la suzeraineté 5 . /482/
Arduin céda à son frère le comte de Vuibert le fisc de Canava avec toutes ses dépendances, comprenant la vallée supérieure de l’Orco; lorsque la fortune lui devint contraire, il se retira au château fort de Sparone, où il soutint un siège opiniâtre qui fit même donner à ses partisans le surnom de Sparonistes.
Au nombre des adhérents du marquis d’Ivrée, l’histoire mentionne particulièrement les seigneurs de Volpiano, dont les domaines s’étendaient sur les deux rives inférieures de l’Amalone dans le Canavès; Vuillelme ou Guillaume, célèbre abbé de St. Benigne de Dijon 1 , et, comme nous l’avons vu plus haut, fondateur du monastère de Fruttuaria, était issu de cette maison. Son père Robert et son aïeul Vibo, d’origine teutonique (gente Suevus), possédaient la terre de Volpiano à titre de vassaux immédiats (vassi regii) 2 . St. Guillaume avait plusieurs frères, dont les deux aînés, Gothefroid et Nithard 3 , prirent une part active aux guerres que soutint Arduin, d’abord contre l’évêque de Verceil, plus tard contre son compétiteur l’empereur Henri II; aussi ils partagèrent ses revers, et furent contraints de se retirer dans l’abbaye de St. Benigne en Bourgogne 4 . Le plus jeune des seigneurs de Volpiano, nommé Anselme, ne paraît pas avoir suivi les /483/ traces de ses frères, car il resta en possession d’une partie des domaines de sa famille en Piémont 1 .
Ce fut dans la première année du règne d’Arduin, sous ses auspices et ceux de la reine Berthe sa femme, que St. Guillaume, au retour d’un voyage à Rome et relevant d’une grave maladie, conçut la pensée de fonder un monastère de son ordre, sur les domaines de sa famille; il lui donna le nom de St. Benigne de Fruttuaria 2 . Dès l’origine ce monastère fut la victime de nombreuses difficultés résultant des troubles qui désolèrent l’Italie.
L’empereur Henri II, ayant passé les Alpes à la tête d’une nombreuse armée, fut reconnu roi d’Italie le 4 mai 1004 3 . Arduin, proscrit et vaincu en 1014, se retira dans ce même monastère de Fruttuaria, où il mourut peu après 4 . L’empereur confisqua et réunit à la couronne toutes les propriétés du roi déchu, celles de sa famille et les terres de ses partisans 5 ; il révoqua toutes les donations faites au préjudice de l’église de Verceil; déjà en 1007 il avait restitué à cette église le fisc d’Orco ou San Giorgio et le val de Cly avec toutes leurs appartenances, dans les limites désignées par le diplôme de Charles le Gros, et en opposition avec la donation faite par Arduin en faveur du diacre Tedevertus 6 . En 1014, /484/ poursuivant sa vengeance sur les partisans du prince détrôné 1 , l’empereur remit encore à l’évêque de Verceil le fisc de Canava, confisqué sur le comte Vuibert, frère d’Arduin, et d’autres fiefs 2 . L’évêque Léon se retrouva ainsi légalement investi des domaines du Canavès qui lui avaient appartenu avant le règne du dernier marquis d’Ivrée.
Quoique l’empereur Henri eût, en 1006, approuvé la fondation de Fruttuaria en prenant ce monastère sous sa protection 3 et en le plaçant sous la sauvegarde directe de plusieurs grands seigneurs voisins, entre autres de Mainfroi, marquis et comte de Turin 4 , il n’en est pas moins certain que la donation faite à Fruttuaria fut plus ou moins annulée par ces dispositions rigoureuses; aussi, pour conserver quelques biens à son monastère subalpin, le saint abbé fut-il contraint d’user de moyens détournés, dont nous retrouverons les traces dans des actes subséquents. Ses frères aînés, réfugiés à St. Benigne de Dijon, y prirent l’habit religieux et cédèrent leur part de l’héritage de la terre de Volpiano à l’abbaye de Fruttuaria 5 . Cette donation paraît être restée de nul effet, puisque ces biens furent adjugés par l’empereur à l’église de Verceil 6 ; mais, en 1023, l’abbé /485/ Guillaume étant rentré dans ses bonnes grâces, Henri lui accorda un nouveau diplôme de confirmation générale; d’où l’on peut conclure que ce monastère était déjà rentré en possession d’une partie des terres de la maison de Volpiano, comprenant à peu près les deux mandements actuels de San Benigno et de Volpiano 1 , sans s’étendre au delà, comme le démontrent assez clairement deux chartes de Conrad II, l’une du 7 avril 1027 et l’autre de l’an 1029 (environ), en faveur de l’église de Verceil; toutes deux rappellent la sentence de confiscation rendue contre Arduin et ses adhérents par l’empereur Henri et confirment à l’église de Verceil la possession des anciens domaines royaux (cortes) du Canavès 2 , quant à la supériorité territoriale et quant aux droits régaliens et au domaine utile. — Ces vastes propriétés appartenaient encore à l’évêque de Verceil dans la seconde moitié du même siècle, comme le prouve le diplôme de confirmation de l’empereur Henri III, de l’an 1054 3 .
Jusqu’ici nous ne nous sommes point occupés de la charte /486/ de donation d’Otton-Guillaume, comte de Bourgogne, en faveur de l’abbaye de Fruttuaria, sous la date de 1019, qui fait l’objet de notre travail. Les recherches qui précèdent prouvent toute la difficulté de cette question, puisque le fait de cette donation se montre en contradiction évidente avec les chartes que nous venons d’énumérer. Si, reprenant un à un les noms des diverses localités dont fait mention la charte d’Otton-Guillaume, nous recherchons successivement leur provenance, nous arrivons à conclure, à peu d’exceptions près, ou que ces propriétés n’ont pu appartenir à Fruttuaria, ou qu’elles n’ont pu lui parvenir en vertu de la charte de 1019. Ainsi: Curtis regia (Corteresse); Curtis Orgy (Orco); villa S. Georgius (San Giorgio), ne formaient, à cette époque, qu’un domaine d’un seul tenant (tenere), et ce n’est que plus tard que l’on trouve ces localités désignées par des noms divers comme elles le sont de nos jours 1 .
Caucele (Cusseglio), Macugniacum (Macugnano), Cicumnium (Ciconio), Lusiniacum (Lusiglie), Fullicia (Foglizzo), Cabiarium (Cevario), n’étaient que des localités dépendantes du fisc de San Giorgio 2 , qui ne cessa, comme nous l’avons démontré plus haut, d’appartenir à l’église de Verceil, que pendant l’usurpation de peu de durée du roi Arduin.
D’autre part, comme nous l’avons aussi expliqué, la silva Gerulfia (Fruttuaria), la silva Vulpiana (Vulpiano), la silva Tolfa, près de Leyni, n’étaient que des fractions du district forestier compris sous le nom collectif de Vualda (la Vauda), dépendant de même de l’évêché de Verceil; ce district renfermait encore Feletum (Felelto), villa Viligulfum (Vigolfo), /487/ Castrum Longobardorum (Lombardore), Vulpia (Volpiano), et curte Dulfia (Dulfo), dépendance de Brandizzo 1 . Suivant l’usage de ces temps, l’église de Verceil aliéna le domaine utile de la Vualda au profit de divers bénéficiers clercs ou laïcs, qui plus tard en firent l’objet de donations particulières en faveur de l’abbaye de Fruttuaria; tels furent Volpiano concédé par les seigneurs de ce nom 2 , Obbiano (curtis Obbiani), au territoire de Rivarola, donné en 1006 par Berthe, fille d’un seigneur nommé Amédée 3 . Felleto, Lombardore, Vico-Gisolfo ne furent donnés à ce monastère que vers le milieu du XIe siècle, par un seigneur nommé Arduin 4 , de la maison des comtes de Castellamonte. Quant au val de Cly (dans le Canavès), il faisait, comme nous l’avons vu, partie du domaine de l’église de Verceil 5 . Il est vraisemblable que celle-ci en céda une partie, à titre de fief ou autrement, à l’évêque d’Ivrée 6 , qui la fit entrer dans la /488/ dotation de l’église de St. Etienne d’Ivrée lors de sa fondation en 1041, confirmée l’année suivante par l’empereur Henri III 1 .
La charte d’Otton-Guillaume mentionne encore Chivasso, localité que quelques auteurs confondent avec Chivassa dans le Biellais, qui, ainsi que Bioglio (Bedulium, lieu voisin), était du domaine de Verceil 2 ; tandis que Chivasso, sur le Pô, était encore du domaine de la couronne en 1164 3 .
C’est ainsi que la vérification des terres désignées dans la charte d’Otton-Guillaume conduit à prouver que ces localités ne pouvaient lui appartenir à cette date, ni sous le rapport de la propriété utile, ni sous celui de la supériorité territoriale. Doit-on en conclure que cette charte est entièrement apocryphe, nous ne pouvons pas l’affirmer, mais nous croyons qu’elle a été interpolée, et nous sommes confirmé dans notre opinion par l’examen d’une interpolation du même genre, bien évidente, placée dans la charte de confirmation des biens de l’abbaye de Fruttuaria par l’empereur Henri II (publiée par Guichenon sous la date de 1014) 4 , laquelle, quoique antérieure de cinq ans à la charte d’Otton-Guillaume, mentionne cette prétendue donation. Ajoutons que le diplôme du même empereur de l’an 1203 ne fait aucune mention du comte Otton-Guillaume, ni de la donation de ce prince en 1019, quoique cet acte, pour /489/ être complet, eût dû recevoir la sanction du souverain 1 .
C’est ici le moment d’expliquer ce que nous avons voulu dire en avançant que l’abbé Guillaume avait eu recours à des moyens détournés pour éluder les confiscations prononcées tant contre Arduin et sa famille que contre ses adhérents. Nous nous servirons pour cela de deux chartes publiées par Guichenon et qui en offrent une preuve assez remarquable 2 . La chronique de St. Benigne de Dijon raconte que Gérard, comte de Metz, gratifia cette abbaye de la moitié des revenus de la terre de Gondrecourt en Lorraine 3 . Loin de faire cette donation, selon la forme ordinaire, l’abbé Guillaume proposa au comte un mode d’échange évidemment simulé de cette part de la seigneurie de Gondrecourt, contre les terres que ses frères Godefroi et Nithard de Volpiano avaient léguées à son abbaye; cet échange fut stipulé par un acte daté de Metz, du 3 des nones (3e) de février an. 1020 4 . A la même date et le même jour le comte de Metz signa un acte de rétrocession de ces biens en faveur du monastère de Fruttuaria, lui abandonnant tous les domaines dont l’abbé venait de lui transférer la propriété 5 . Pour bien apprécier la valeur de ces actes, il faut se rappeler que /490/ Gérard, comte de Metz, avait épousé Eve de Luxembourg, sœur de l’impératrice Cunégonde, et qu’il était par conséquent beau-frère d’Henri II; l’abbé Guillaume dut se servir utilement du crédit de ce puissant vassal pour se disculper auprès de l’empereur d’avoir, lui et les siens, soutenu le parti d’Arduin 1 ; il y réussit sans doute, puisqu’il obtint du monarque la restitution des terres léguées par ses frères à l’abbaye de Fruttuaria.
D’autre part, l’abbé Guillaume était intimement lié avec Otton-Guillaume, fils adoptif d’Henri, duc de Bourgogne, auquel il avait succédé comme avoué de l’abbaye de St. Benigne de Dijon 2 . Il est vraisemblable que, selon le but qu’il se proposait par l’échange ci-dessus, le saint abbé sollicita du comte Otton-Guillaume une cession générale des biens situés en Italie (entre les Alpes Pennines, la Doire Baltea et le Pô), qui avaient jadis appartenu à la race proscrite des premiers marquis d’Ivrée, dont ce prince était issu, afin de déguiser l’origine des propriétés concédées à Fruttuaria et d’éluder ainsi l’effet des confiscations décrétées par l’empereur; c’est là la seule explication que l’on peut donner de l’existence du document illusoire et de nul effet de l’an 1019, si l’on admet jusqu’à un certain point son authenticité matérielle. Nous devons observer en général que ni l’histoire contemporaine, ni les chartes de la même époque, ne fournissent /491/ aucune preuve qu’Otton-Guillaume, comte de Bourgogne, ait conservé aucune relation avec l’Italie. Lorsque la dynastie des Ottons s’éteignit en 1002, la couronne d’Italie fut usurpée par le marquis d’Ivrée sans qu’aucune tentative ait été faite en faveur de l’héritier des Bérengers. Bien loin de reconnaître l’empereur Henri, vainqueur d’Arduin, comme le suppose la charte de 1019 1 , le comte Otton était, de 1018 à 1020, en opposition directe et armée avec cet empereur, soit avec Werner, évêque de Strasbourg, qui commandait les troupes impériales, et on le voit s’efforcer à contraindre Rodolphe, dernier roi de Bourgogne, son suzerain, à révoquer la cession de ses états faite par ce faible monarque en faveur de son neveu l’empereur Henri 2 .
Un autre fait frappant, c’est qu’en 1024, après la mort de ce dernier, les grands d’Italie s’étant rassemblés à Pavie pour procéder à l’élection d’un nouveau roi, loin de songer au comte Otton-Guillaume, ils offrirent successivement la /492/ couronne de Lombardie à Robert, roi de France, à Hugues, son fils, et, sur leur refus, à Guillaume, duc d’Aquitaine et comte de Provence, qui la repoussa également 1 . On ne peut donc supposer que le comte de Bourgogne eût encore l’influence au delà des Alpes que lui aurait assurée la possession des propriétés importantes mentionnées dans la charte de 1019. Il est plus vraisemblable qu’il n’y était point retourné depuis la proscription de sa famille et qu’il fut à peine connu des seigneurs italiens 2 , quelque puissant et illustre qu’il fût d’ailleurs dans ses nouveaux établissements au delà du Jura. Les dons faits par ce prince à l’abbaye de St. Benigne de Dijon et qui passèrent par filiation à St. Benigne de Fruttuaria, étaient pris sur ses domaines en Bourgogne 3 , et la plupart des chartes qui renferment le détail de ses libéralités sont approuvées par le comte Guy (Vido), son fils aîné, ou par le comte Reynaud, son fils puîné, ou, enfin, par Otton, comte de Mâcon, fils de Guy et petit-fils d’Otton- Guillaume 4 . Or aucun d’eux ne paraît dans la charte de 1019; on sait cependant de quelle importance était à cette époque la confirmation d’un acte quelconque par les fils et agnats même les plus éloignés.
Pour compléter notre commentaire sur la charte /493/ d’Otton-Guillaume, il reste à expliquer comment le fisc de Curtis regia (San Giorgio) a passé du domaine de l’église de Verceil, à laquelle il appartient encore en 1029, entre les mains d’Humbert II, comte de Savoie, lequel en fit donation à l’église d’Ivrée par une charte de l’an 1094, récemment découverte dans les archives de cette église.
Les partisans du système de Della Chiesa, sur l’origine de la royale maison de Savoie, en faisant un rapprochement entre cette donation et celle du comte Otton-Guillaume, ont cru y trouver des arguments nouveaux en faveur de ce système; mais l’exposé que nous venons de faire des nombreuses vicissitudes que subirent les domaines en question dans le cours du XIe siècle détruit au contraire la plupart des hypothèses plus ou moins ingénieuses bâties sur ce texte.
En premier lieu, observons que le débat suscité par la possession des terres royales (cortes) du Canavès n’existait qu’entre Léon, évêque de Verceil, et la famille d’Arduin, dernier des marquis d’Ivrée de la seconde race, qui n’avait aucune relation de parenté avec le comte Otton. En second lieu, les prétentions de ce dernier ne pouvaient que s’éteindre devant la proscription dont sa maison avait été la victime, non-seulement sous les trois Ottons, successeurs des Bérengers, premiers marquis d’Ivrée et rois d’Italie, mais encore sous l’empereur Henri II, qui fut le dernier de la dynastie saxonne, dont sa race était l’ennemie déclarée.
Nous avons fait observer que l’empereur Henri avait placé le monastère de Fruttuaria sous la protection spéciale du marquis Odolric Mainfroi II, comte de Turin, qui n’avait pris aucune part à l’usurpation du marquis d’Ivrée 1 . /494/ Sous le règne de Conrad le Salique, successeur d’Henri, le marquis Mainfroi étendit ses possessions des bords de la Stura et du Pô jusque dans le Canavès et le comté d’Ivrée 1 . Lui et tous les siens firent des dons à l’abbaye de Fruttuaria en 1010 environ 2 , et la comtesse Berthe, sa femme, donna à ce couvent, vers 1037, les deux tiers de la terre de Brandizzo, sur les confins de la Vualda de Volpiano 3 ; enfin la comtesse Adelaïde, leur fille, ajouta à ces bienfaits (en 1070) la cession du surplus de cette seigneurie 4 . Vers 1080, cette même illustre princesse, veuve du marquis Oddon, chef de la royale maison de Savoie, étant en pleine possession du principat temporel (principatus) de Fruttuaria 5 , intervint en qualité de suzeraine dans le traité de partage conclu entre l’abbaye-mère de St. Benigne de Dijon et celle de Fruttuaria 6 ; jusque-là les propriétés des deux couvents étant demeurées plus ou moins en commun. Assistée du marquis Pierre, son fils aîné, la comtesse Adelaïde tint un plaid pour les intérêts du couvent dans le Canavès 7 . La comtesse Agnès, sa petite-fille, veuve de Frédéric de Montbelliard, légua au monastère de Fruttuaria la moitié de sa terre de Villanova près de Balanguerro 8 . Ces faits démontrent suffisamment que la souveraineté du Canavès avait passé en majeure partie aux enfants d’Adelaïde, comtesse de Turin, et du /495/ marquis Oddon, soit par la munificence de l’empereur, soit par quelque arrangement particulier fait avec l’église de Verceil 1 . Il est dès lors aisé de comprendre comment, après la mort de la comtesse Adelaïde et de Pierre, son fils aîné, qui ne laissa qu’une fille, Agnès, le comte Humbert II, neveu de Pierre, entra en possession des domaines que son aïeule possédait dans le Canavès et put disposer, en faveur de l’église d’Ivrée, de la terre de San Giorgio avec les sept ou huit villages qui dépendaient de cette vaste seigneurie. Depuis cette époque, San Giorgio et le val de Cly appartinrent à l’église d’Ivrée, à laquelle les comtes de Biandrate prêtèrent hommage, soit directement, soit par l’intermédiaire des marquis de Montferrat 2 , jusqu’au moment où cette église céda ses droits de supériorité aux comtes de Savoie, souverains du Piémont. Quant au val de Cly, elle l’inféoda, au XIIe siècle, aux comtes de St. Martin 3 .
Dans son histoire généalogique de la royale maison de Savoie, Guichenon 4 a déjà fait ressortir l’inconséquence du système de Louis Della-Chiesa, historien du Piémont, sur l’origine de cette illustre maison 5 ; les modifications que lui ont fait subir des écrivains mieux instruits 6 ne font qu’augmenter les difficultés qu’oppose à ce système l’étude historique /496/ de la race des comtes de Bourgogne et d’Otton-Guillaume en particulier. Les chartes n’attribuent à ce prince que deux fils ayant eu postérité, savoir: 1° Guy, l’aîné, mort avant son père vers 1002, laissant un fils nommé Otton, tige des comtes de Mâcon; 2° Reynaud Ier, comte de Bourgogne, chef de cette maison illustre et puissante 1 .
Ce point d’histoire n’avait jusqu’ici été contesté par personne. Aussi longtemps que la découverte de quelque document authentique ne fera point connaître d’autre descendance mâle issue d’Otton-Guillaume, on ne peut supposer l’existence d’un troisième fils; le comte Raynaud, dans la fondation de l’église de St. George de Vesous et de St. Anatole de Salins, où il institue des prières solennelles pour sa famille, le fait dans des termes qui semblent indiquer qu’il n’avait eu qu’un frère 2 .
Quant à la supposition que le comte Otton-Guillaume est le même personnage dont il est parlé dans les chroniques de Savoie sous le nom de Bérold ou Gérold, nous remarquerons que, pour y trouver un peu de vraisemblance, il faudrait qu’il y eût quelque analogie entre les faits que l’histoire contemporaine attribue au premier et le rôle que ces chroniques prêtent au second.
Depuis la mort du duc Henri de Bourgogne, en 1002, Otton-Guillaume, son fils adoptif, fut uniquement occupé à défendre pied à pied son héritage contre Robert, roi de France, qui lui disputait cette succession. Vers 1016, cette /497/ longue lutte se termina par une transaction 1 , mais il eut à soutenir les quatre années suivantes une guerre tout aussi sérieuse contre l’empereur Henri II 2 . Durant cette même période, 1000 à 1020, le duc Bérold, au dire de chroniques non contestées par les partisans du système de Della-Chiesa 3 , aurait été occupé, en premier lieu, à chasser les Sarrazins de la Provence, puis à raffermir la couronne de Bourgogne sur la tête du faible Rodolphe, et enfin à délivrer la région des Alpes des brigands qui l’infestaient 4 . Il n’est guère possible de reconnaître là l’identité des deux personnages.
Qu’il nous soit donc permis de conclure:
1° Que la donation faite en 1019 par Otton-Guillaume au monastère de Fruttuaria ne peut être admise en bonne critique comme un acte parfaitement authentique;
2° Que ce document ne saurait avoir la portée historique qu’on lui a prêtée, et qu’il ne peut servir d’appui au système proposé par Della-Chiesa et adopté, avec quelques modifications, par le savant auteur d’une nouvelle histoire de la monarchie de Savoie.