NOTICE SUR L’HISTOIRE DES COMTES DE BIANDRATE
LUE DANS LA SÉANCE DU 17 DÉCEMBRE 1846
DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES DE TURIN. 1
PREMIERE PARTIE.
Origine et possessions des comtes de Biandrate aux XIe et XIIe siècles.
Au nombre des plus puissants barons des riches vallées du Piémont, figurent avec éclat dès le XIe siècle les comtes de Biandrate 2 , qui prirent leur nom d’une petite mais très ancienne ville, aujourd’hui chef-lieu d’un mandement de la province de Novare 3 .
Dans la seconde moitié du XIIe siècle, la juridiction des seigneurs de Biandrate s’étendait sur les territoires des diocèses d’Ivrée, de Verceil et de Novare, ainsi que dans les /420/ mandements de Quiers et de Mondovi 1 ; à peine la ville même de Novare échappait-elle à cette juridiction. Ces vastes domaines leur étaient successivement parvenus, soit par des alliances avec les maisons souveraines qui dominaient dans ces contrées, soit par des concessions directes obtenues de la libéralité des empereurs, soit enfin par divers traités avec les villes indépendantes du Piémont qui briguèrent tour à tour leur puissante protection.
La haute valeur et les talents politiques qui distinguèrent si éminemment plusieurs des membres de cette maison, aussi bien que le nombre de ses vassaux, lui assurèrent un rôle important au milieu des factions qui divisèrent, dès le XIIe siècle, la noblesse et les communes de la haute Italie. L’histoire de ces temps malheureux nous montre en effet les comtes de Biandrate au nombre des principaux chefs du parti impérial dont ils furent les plus constants et les plus fermes défenseurs 2 .
Malgré les recherches de plusieurs auteurs modernes, pour soulever le voile qui dérobe l’origine des comtes de Biandrate 3 , elle n’en est pas moins restée fort obscure jusqu’ici. Les uns la font remonter à un comte Obizo, mari de Bérangère, fille de Gui, marquis d’Ivrée, et petite-fille de Béranger II, roi d’Italie: par ce mariage le comte Obizo aurait acquis les vastes domaines que sa famille a possédés dans le Canavès (Canapicium) jusque vers la fin du siècle dernier 4 . D’autres, s’appuyant sur des traditions de famille, /421/ rattachent les comtes de Biandrate à la dynastie du fameux Aleran, premier marquis de Montferrat, dont les nombreux descendants se partagèrent à titre d’apanage les immenses possessions concédées à cet illustre magnat par l’empereur Othon Ier (an. 967) 1 .
Cette seconde version nous paraît entourée de plus de vraisemblance: elle se confirme d’ailleurs par plus de données historiques que la première, qui nous semble d’autant plus hypothétique que la majeure partie des domaines des anciens marquis d’Ivrée furent, comme on sait, confisqués après la catastrophe qui leur arracha la couronne d’Italie 2 .
Au reste, l’insuffisance des ressources scientifiques à notre portée ne nous permet guère d’approfondir ces divers systèmes et moins encore d’entreprendre une histoire détaillée de la maison des comtes de Biandrate. Nous nous bornerons à suivre les destinées de l’une des branches de cette illustre famille, peu connue en Italie, parce que, dès le milieu du XIIIe siècle, elle demeura fixée dans le Haut- Valais, où elle acquit d’importantes propriétés et exerça une influence proportionnée à son rang et à sa haute extraction.
Il est à remarquer que les plus anciennes possessions patrimoniales des comtes de Biandrate étaient situées, non dans le Montferrat ou la marche d’Ivrée, mais dans le diocèse de Novare et le val de Sésia 3 ; ils étaient maîtres, dès les /422/ dernières années du XIIe siècle, à titre d’alleu (allodium), du bourg de Sésia, de Varallo et de la forte place de Rocca 1 .
Les domaines et les fiefs que ces seigneurs ont possédé dans la marche d’Ivrée et le Canavès, n’ont pu leur parvenir que dans la première moitié du même siècle, puisqu’à la fin du XIe le château de St. Giorgio, chef-lieu de leurs domaines, appartenait encore soit au comte Humbert II de Savoie, soit à l’église d’Ivrée; qu’il nous soit permis d’entrer à cet égard dans quelques détails qui nous paraissent indispensables.
Le plus ancien document qui fasse mention du château et de la terre de St. Georges en Canavès, est un diplôme d’Arduin, marquis d’Ivrée et roi d’Italie, de l’année 1003 2 , par lequel, à la requête de Berthe, sa femme, il donne à un diacre de l’église d’Ivrée, nommé Tedevertus, la terre de Corteregia, ou Curtereccio (Curtis regia), sur la rivière de l’Orco, avec le château voisin de St. Georges (Sancti Georgii castrum) et la vallée de Cly (vallem Clivis) dans le comté d’Ivrée: les termes de l’acte indiquent que la construction de ce château était très récente 3 ; un peu plus tard le bourg de St. Georges, les villages de Corterezzo, Cuccelio ou Coceli (Causele), Cicognio (Cicumnium), Luziglio (Lusigniacum) et Foglizzo (silva Fullicia), qui formèrent ensuite la châtellenie de St. Georges, se trouvent mentionnés entre plusieurs autres dans la cession problématique faite en 1019 4 à l’abbaye /423/ Ste-Benigne de Fruttuaria, par Otton Guillaume, comte de la haute Bourgogne, fils d’Adalbert, marquis d’Ivrée et roi d’Italie.
Enfin, par une charte du 14 septembre 1094, Humbert II, comte de Savoie et marquis d’Italie, donne à l’église cathédrale d’Ivrée le château de St. Georges avec les terres (villas) qui en dépendaient; savoir: Cuceglio (Coceli), Cevario, Corterezzo, Cicognio (Cicuno), Luziglio (Lusila), Osegna (Osena) et Musobolo 1 . Ces donations successives renferment des contradictions évidentes assez difficiles à concilier: pour n’en donner qu’un seul exemple, nous ferons remarquer que la vallée de Cly, donnée par Arduin à un dignitaire (diaconus) de l’église d’Ivrée en 1003 2 , appartenait encore à cette église en 1044 et fit partie de la dotation du monastère de St. Etienne d’Ivrée fondé par l’évêque Henri en 1041 3 . Comment donc se peut-il que le comte Otton Guillaume donne, en 1019, au monastère de Fruttuaria, une propriété dépendante en ce temps de plein droit de l’église d’Ivrée? Il serait facile de démontrer également que d’autres localités, mentionnées dans la charte de 1019, n’ont point appartenu à ce monastère, ou, s’il les a possédées, ce ne fut qu’en vertu de la donation des premiers fondateurs 4 . Il paraît donc qu’il ne faut pas attacher une trop /424/ grande importance historique à la charte d’Otton-Guillaume, puisque, même en la tenant pour authentique, elle n’a point été suivie d’un effet réel, et il reste évident que les domaines étendus, qui sont l’objet des trois chartes que nous venons de mentionner, ont changé plusieurs fois de main dans le cours du XIe siècle 1 . Il n’est pas moins certain qu’à la fin du même siècle, le château et la terre de St. Georges en Canavès devinrent la propriété de l’église d’Ivrée et n’appartenaient point encore à la maison de Biandrate: reste à découvrir en quel temps et à quel titre ils en acquirent la possession.
A partir de la donation du comte Humbert II en 1094, l’église d’Ivrée conserva la supériorité territoriale et féodale sur la seigneurie de St. Georges jusqu’en 1337 2 , où l’évêque céda au comte Aimon de Savoie les divers hommages dus à son église par des seigneurs du Canavès 3 . Il est certain aussi que les marquis de Montferrat, seigneurs suzerains de cette portion du diocèse d’Ivrée, tenaient de l’évêque, à titre de fief immédiat, la seigneurie de St. Georges 4 ; plus tard les comtes de Biandrate se reconnurent à diverses reprises /425/ comme feudataires de la maison de Montferrat 1 . Il est naturel de supposer que cette terre leur échut par une inféodation des princes de Montferrat, issus de la race d’Aléran, à une époque que nous allons nous efforcer de fixer approximativement.
Dès le XIIe siècle, la maison de Biandrate se trouve étroitement unie à la première dynastie de Montferrat; on les voit s’élever, grandir ensemble, quand la fortune les seconde, et partager les mêmes revers lorsque la faction impériale a le dessous.
Dans un grand nombre de chartes stipulées par les souverains de Montferrat, ou en leur présence, les comtes de Biandrate interviennent fréquemment, tantôt comme garants, tantôt cnmme témoins 2 , et toujours en alliés ou parents. L’un d’eux, le comte Guillaume, est qualifié de neveu de Guillaume le Vieux, marquis de Montferrat, dans une charte du 9 mai 1158 3 . Ce Guillaume de Biandrate était fils d’une sœur du marquis et du grand comte Guido 4 , que nous verrons jouer un rôle important sous le règne de l’empereur Frédéric Barberousse, dont il était cousin germain par sa femme; nous pensons que ce fut ce /426/ mariage 1 qui fit passer la seigneurie de St. Georges dans la maison de Biandrate sous réserve de l’hommage dû aux marquis de Montferrat 2 .
Le château de St. Georges, bâti près de la rive gauche de l’Orco, dans le diocèse d’Ivrée, devint le chef-lieu (capo di castellata) des possessions de la maison de Biandrate: son mandement ne fut érigé en comté (contado) qu’en 1523 par l’empereur Charles-Quint 3 ; il comprenait, outre le gros bourg de St. Georges, six communes populeuses, savoir: Cortereccio, Cuceglio, Luziglio, Cicogno, Foglizzo et Ozegna 4 . Il avait, en outre, la supériorité sur les arrière-fiefs de Corio, de la Rocca et d’autres du même territoire 5 .
Il ne faut pas confondre cette châtelleuie de St. Georges (S. Georgi de Canapicio) avec une autre seigneurie, érigée /427/ en marquisat, située dans le Montferrat, et qu’on distinguait par la dénomination de San Giorgio delle Langhe 1 ; celle-ci appartenait également à la maison de Biandrate, promptement subdivisée en nombreuses branches plus ou moins riches et puissantes 2 . La principale d’entre elles fut, sans contredit, celle des comtes de St. Georges en Canavès; elle subsiste encore avec éclat, après avoir fourni cinq chevaliers de l’ordre suprême de l’Annonciade et exercé les charges les plus éminentes de l’Etat 3 .
Fidèles aux traditions de leur maison attachée à la faction Gibeline, les comtes de St. Georges refusèrent de reconnaître la souveraineté de la maison de Savoie 4 , jusqu’à l’extinction de la première race des marquis de Montferrat. Le premier d’entre eux qui se rendit feudataire des comtes de Savoie fut François, seigneur de St. Georges, qui fit hommage à Philippe de Savoie, prince de Piémont en 1326 5 .
Quelle que soit l’origine de la maison de Biandrate, l’histoire lui assigne un rang élevé parmi la plus ancienne et la plus illustre noblesse du Piémont: ses membres sont déjà qualifiés de comtes avant la fin du XIe siècle, époque où cette dignité n’est attribuée qu’aux grands vassaux de la /428/ couronne. Le comté de Biandrate comprenait le château et le bourg du même nom, à quelques lieues de Novare, sur la rive gauche de la Sesia, et plusieurs autres fiefs considérables, relevant des évêques de Verceil et de Novare. Nous citerons entre autres, Montegrande, Vicolongo, Silavengo, Arborio; le château et seigneurie de Briona, et enfin le val de Sesia, où ils possédaient Varallo et la place forte de Rocca 1 ; au moyen de cette dernière ils dominaient dans les hautes vallées, depuis Borgosesia jusqu’aux glaciers du Mont-Rosa.
Albert ou Ubert et Guido, comtes de Biandrate, sont, avec Ardicius, les plus anciens dynastes de cette race. Il y a toute apparence que les deux premiers étaient frères 2 , car ils gouvernaient en commun leur comté. Ils firent une convention, datée du 5 février 1093 3 , avec leurs vassaux nobles (milites) habitant l’enceinte murée du bourg de Biandrate (Blandrato), par laquelle ils accordaient à leurs chevaliers la faculté de transmettre à leurs héritiers directs (fils ou filles) les manoirs (sedemina) et autres biens dont ils jouissaient à titre de fiefs (beneficium), à charge de service militaire. On voit par cet acte que le bourg de Biandrate formait déjà une commune (communitas) régie par une administration municipale formée de douze consuls (consules) librement élus et investis d’une juridiction civile et de la police 4 . /429/
Il présente encore un exemple assez remarquable de l’application des lois promulguées par Conrad le Salique sur l’hérédité des arrière-fiefs 1 et indique la tendance bien marquée des hauts barons subalpins à attirer dans les petites villes ou bourgs murés, dont ils étaient les maîtres, à l’aide de concessions et de priviléges (beneficia), la petite noblesse (valvasores minores vel milites) répandue dans les campagnes voisines 2 .
En augmentant ainsi une milice placée plus directement sous leur main, les seigneurs s’assuraient une armée mieux disciplinée et toujours disposée à guerroyer à leur service; c’est par ce moyen qu’ils furent à même, plus tard, de soutenir les longues et funestes luttes qui désolèrent la haute Italie au XIIe siècle.
Observons enfin que ce document prouve que, dès l’origine, les comtes de Biandrate figuraient au nombre des grands vassaux de la couronne (regum capitani, regni valvassores), qui ne reconnaissaient d’autre suzeraineté que celle des empereurs et rois teutoniques, puisque sa rédaction ne réserve « que la suzeraineté impériale 3 , » sans faire aucune mention des évêques des diocèses de Novare et de Verceil. L’indépendance primitive de ces comtes est d’ailleurs pleinement confirmée par le diplôme de l’empereur Frédéric Ier au comte Guido, du 21 février 1156 4 . Le monarque, /430/ après avoir rappelé toutes les prérogatives dont la jouissance avait été accordée aux ancêtres de ce seigneur par ses prédécesseurs, y ajoute en outre le droit exclusif de « sauf-conduit » (conductum) dans toute l’étendue du diocèse et comté de Novare, avec le privilége de présider aux duels judiciaires (pugna) 1 .
Par cette concession, l’évêque de Novare se trouvait limité dans l’exercice de sa juridiction temporelle, à cause des prérogatives régaliennes accordées aux comtes de Biandrate 2 .
Cet exemple est une preuve de plus de l’erreur où tombent quelques historiens modernes, en étendant outre mesure la souveraineté ecclésiastique au moyen âge, en restreignant au delà de la vérité l’influence des seigneurs et princes laïcs 3 . Cette erreur provient sans doute de ce que l’on a pris la partie pour le tout, c’est-à-dire « la banlieue privilégiée de la cité » (districtum vel comitatum civitatis), dans laquelle l’évêque exerçait pleinement la juridiction comitale, pour « le diocèse ou la province entière: » dans celle-ci /431/ la juridiction était ordinairement partagée entre l’église et un ou plusieurs comtes laïcs indépendants 1 .
Le comte Albert Ier (Ubert) de Biandrate est encore nommé, avec le marquis de Montferrat et d’autres hauts-barons, à la suite de l’empereur Henri V, dans deux diplômes de 1111 et de 1119 2 . La comtesse de Biandrate, sa femme, est célèbre dans l’histoire pour le courage avec lequel elle se mit à la tête de ses vassaux du Novarais et les conduisit au secours des Milanais en guerre avec les gens de Côme 3 .
Guido, fils du précédent, était dès 1140 en plein exercice du pouvoir. Le 13 février de cette même année il fit un accord avec le chapitre de St. Gaudence de Novare, an sujet de quelques manses (mansi) que cette église possédait dans la terre de Brione, où le comte avait un château fort 4 . Il ajouta à l’autorité exercée par ses prédécesseurs la lieutenance impériale (præsidium regale) sur les villes et provinces du Milanais (Transpadane) 5 . La Cispadane obéissait au même titre au marquis de Montferrat 6 . Cette prépondérance s’explique par les liens de parenté qui unissaient ces deux illustres familles à la famille impériale de Souabe 7 . /432/
En 1147-1148 le comte Guido accompagna son beau-frère le marquis de Montferrat à la croisade que commandait l’empereur Conrad III, laquelle, comme on le sait, demeura sans résultat à cause de la perfidie des Grecs, qui força les croisés à revenir sur leurs pas. Lorsque l’empereur Frédéric Barberousse passa pour la première fois en Lombardie (octobre 1154), Guillaume le Vieux, marquis de Montferrat, et le comte Guido de Biandrate lui rendirent hommage à Roncaglia: dès lors ils prêtèrent à ce monarque un appui efficace et persévérant dans toutes les guerres qu’il eut à soutenir contre les villes lombardes, et tous deux accompagnaient l’empereur au siége d’Asti et de Quiers en janvier 1155 1 .
En récompense du secours qu’il en avait reçu, l’empereur fit don au comte de Biandrate des terres de Purcile et du Val-di-Masia dans l’Astesan 2 ; quelques-uns des descendants de ce seigneur adoptèrent même le nom de comte de Purcile 3 . Après avoir reçu à Rome la couronne impériale 4 , Frédéric retourna en Allemagne, et, dans un diplôme, daté de Francfort 20 février 1156 5 , confirma à « l’illustre comte Guido de Biandrate » les priviléges accordés à sa maison.
Au mois de juin de la même année, les Milanais prirent /433/ les armes contre les gens de Pavie; l’harmonie qui avait régné jusque-là entre les marquis de Montferrat et les Biandrate fut ébranlée par cette querelle. Les Milanais confièrent le commandement de leurs troupes au comte Guido; il assiégea et prit le château de Vigevano, défendu par Guillaume le Vieux, marquis de Montferrat, chef des Pavesans; la prise de cette forteresse fut suivie d’une paix assez douteuse entre les deux bandes ennemies 1 .
Lorsque l’empereur Frédéric eut heureusement terminé la guerre de Bohême, il ramena son armée en Lombardie, afin de réprimer la révolte de la cité de Milan: cette ville, investie par cette armée dans les premiers jours d’août 1158, ravagée au dedans par la peste et la famine, ne tarda guère à être réduite aux plus cruelles extrémités. Guido de Biandrate, aussi sage que vaillant, et porté d’ailleurs en faveur de Milan, dont il était citoyen, se résolut à profiter de la confiance qu’il inspirait aux deux partis pour épargner si possible à cette ville opulente la ruine dont elle était menacée par la colère de l’empereur. Après avoir obtenu son assentiment, il se fit ouvrir les portes, et, au milieu de la population soulevée en tumulte, il harangua les bourgeois avec tant d’éloquence qu’il persuada à tous de s’en remettre à la magnanimité de Frédéric, lequel, à son tour, les reçut à merci 2 . La conduite du comte dans cette circonstance témoigne hautement combien il était digne des faveurs de son souverain.
Les villes libres du second ordre telles que Asti et Quiers, qui naguère avaient éprouvé les effets de la colère impériale /434/ et commençaient à se relever de leurs désastres, s’étaient hâtées d’envoyer leur soumission et des contingents de troupes 1 : néanmoins l’empereur rendit à cette époque, à l’église de Turin, la ville de Quiers, qui s’était insensiblement soustraite à l’autorité de l’évêque; soit que ce prélat ne se sentit point assez fort pour contenir ses hommes, soit, ce qui paraît plus vraisemblable, que la chose eût été concertée à l’avance, l’évêque de Turin remit immédiatement au comte Guido de Biandrate la seigneurie de la ville de Quiers et de son territoire à titre de fief de son église 2 . Cette inféodation fut confirmée la même année 1158, dans un diplôme, par lequel l’empereur concède en outre le plein domaine de la seigneurie de Quiers avec tous les droits royaux (regalia) 3 , réservés dans la concession. Dès lors les comtes de Biandrate ajoutèrent à leurs titres celui de seigneurs de Quiers 4 , qui, par la suite, fut purement honorifique.
Le siége patriarcal de Ravenne étant venu à vaquer l’année suivante (1159), l’empereur en pourvut Guido III, fils puîné du comte Guido, appelé à ce poste éminent par le suffrage du clergé et du peuple 5 : comme il était déjà cardinal-diacre de la sainte église romaine, le comte de Biandrate, son père, fut à Rome pour solliciter en faveur du nouvel archevêque l’agrément du pape et la mise en possession /435/ de son siége; mais dans l’intervalle Adrien IV mourut, et son successeur, le fameux Alexandre III, refusa nettement de ratifier la nomination de Guido, ajoutant ainsi un grief de plus entre l’empereur et la cour de Rome. Le comte de Biandrate et son fils furent même compris dans la bulle d’excommunication fulminée presque aussitôt contre Frédéric et ses principaux adhérents 1 .
Toute la faveur impériale ne put préserver le comte Guido d’être enveloppé dans les revers qui terminèrent la seconde campagne de ce monarque en Italie, contraint de repasser les Alpes en fugitif, après avoir subi une défaite totale (mars 1168). Les villes de Novare et de Verceil, qui adhéraient secrètement à la ligue des cités lombardes, délivrées des troupes impériales, mirent le siége devant le château de Biandrate, où étaient retenus une partie des ôtages que l’empereur les avait forcées de lui remettre. La place fut emportée d’assaut, la garnison allemande passée au fil de l’épée et les otages délivrés 2 .
De ce moment la terre de Biandrate cessa d’appartenir à la maison illustre qui en portait le nom: conquise par les confédérés Guelfes, elle fut abandonnée aux villes de Novare et de Verceil, qui rasèrent le château et démantelèrent l’enceinte fortifiée du bourg. On alla même jusqu’à stipuler, dans un traité subséquent, « que les fortifications de Biandrate ne pourraient être relevées et qu’il ne serait point permis aux comtes de Biandrate d’habiter soit dans le bourg, soit dans le voisinage 3 . » En 1199 ces villes se partagèrent /436/ les habitants « homines de Blandra 1 , » et en 1201, pour achever cette œuvre de destruction, elles étendirent le partage aux domaines et forêts de l’ancienne seigneurie, tant à Biandra même qu’à Vicolongo et autres communes de ce ressort 2 ; c’est ainsi que le comté de Biandrate, incorporé dans les domaines des deux républiques voisines, disparut de la liste des grands fiefs de la couronne dès les premières années du XIIIe siècle.
Le comte Guido de Biandrate ne parait plus dans l’histoire depuis cette conquête 3 . Il avait eu au moins trois fils, Guillaume, mentionné plus haut, qui paraît être mort avant son père; Guido, cardinal et archevêque de Ravenne; et Otton l’aîné, qui continua la lignée. Cet Otton Ier, comte de Biandrate, figure dans un acte très remarquable du 11 octobre 1170, par lequel il prêta le serment de bourgeoisie (cittadinanza) de Verceil et promit de le faire jurer par quarante chevaliers de sa suite; il s’engagea, de plus, à faire la guerre en faveur de la commune de Verceil avec ses vassaux de Montegrande et du Val-Sesia 4 . Le même fit encore d’autres traités avec Verceil en 1182 et 1190 5 ; il paraît être décédé dans l’année 1191, après avoir soutenu /437/ le parti impérial avec autant de fermeté et de vaillance que son illustre père 1 ; il laissa trois fils, qui formèrent les trois branches principales de la maison de Biandrate, savoir: Raignier, Ubert et Godefroi ou Gozzo 2 .
PREMIÈRE BRANCHE.
Le comte Raignier jouit d’une haute faveur auprès de l’empereur Henri VI, dont il reçut, pour lui et ses fils, la seigneurie (poderie) de Nice (Niciæ) dans l’Alexandrie, enlevée à un marquis nommé Henri, dont la famille n’est pas indiquée 3 ; il était mort en 1209. A cette date nous trouvons ses trois fils Conrad, Guido II et Obizzo, contractant un échange avec Otton IV, roi des Romains, par lequel ils rétrocèdent la seigneurie de Nice, contre tout ce que l’empire possédait en fief dans la ville, comté et diocèse d’Ivrée, y compris le château royal (castellaccio), et les honneurs et les revenus attachés à cette ancienne résidence des marquis d’Ivrée 4 ; ils reçurent, en outre, une terre désignée sous le nom « d’Erasci, » et quarante marcs d’argent à prélever /438/ annuellement sur le péage de la ville de Turin. Dans cette charte curieuse sous beaucoup de rapports, le territoire d’Ivrée est qualifié de comté, comme dans le diplôme du roi Arduin de l’an 1003, que nous avons cité plus haut; ce qui indique qu’à partir du couronnement de ce prince, le titre de marquis d’Ivrée ne fut point renouvelé 1 . Quoi qu’il en soit, cette branche de la maison de Biandrate ne jouit pas longtemps d’une libéralité qui lui assurait une certaine prépondérance sur les grands vassaux de ce territoire: les bourgeois d’Ivrée, remuants et altiers, se soulevèrent bientôt contre les nouveaux seigneurs qui leur avaient été imposés par la volonté impériale, ils chassèrent les officiers préposés dans leur ville par les comtes de Biandrate, et même ils rasèrent le château fort (castellaccio) qui la dominait 2 .
DEUXIÈME BRANCHE.
Ubert II, chef de cette seconde branche, seigneur de Quiers, ne nous est qu’imparfaitement connu. Il y a lieu de croire qu’il suivit l’empereur Frédéric Ier à la croisade et qu’il y perdit la vie aussi bien que son souverain; il est certain qu’il était mort en 1192 3 , laissant trois fils, Ubert III, Otton II et Godefroi II, seigneurs de Quiers; ils étaient /439/ encore jeunes tous trois et sous la tutelle des comtes Raignier et Godefroi, leurs oncles 1 ; ce dernier traite en cette qualité pour ses neveux avec la commune de Quiers dans une charte de l’an 1209, qui est rappelée dans deux chartes postérieures de 1224 et 1229 2 . Godefroi II jouit d’une grande faveur auprès de l’empereur Frédéric II, car à la mort de Ugolin, comte de la Romagne et podestat de Ravenne, il fut investi du gouvernement de cette province et des dignités de ce seigneur; le diplôme qui constate ce fait est daté de Messine, juin 1221 3 .
Nous allons quitter ici l’histoire des deux branches aînées de la maison de Biandrate; elles ne tardèrent point à se subdiviser en de nombreux rameaux dont le détail nous entraînerait fort au delà de notre sujet. Nous nous attacherons uniquement à la troisième branche issue du comte Godefroi Ier ou Gozzo, fils d’Otton et petit-fils de Guido; il eut en partage les domaines allodiaux de sa maison dans le Canavès et dans le Novarais; ses descendants se divisèrent en deux branches, dont l’une resta fixée dans le Canavès, tandis que l’autre forma des établissements sur les deux versants du Simplon et dans le Haut-Valais, où elle subsista avec distinction pendant une période de plus de 150 ans.
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SECONDE PARTIE.
Les comtes de Biandrate du Valais.
TROISIÈME BRANCHE.
Le comte Godefroi Ier, appelé aussi Goccius ou Gozzius, fils du comte Otton et petit-fils du comte Guido de Biandrate, paraît déjà dans la trêve conclue entre sa maison et la ville d’Ivrée par l’entremise des consuls de Verceil en 1192 1 .
Le 16 mai 1204, le même investit son vassal Pierre de Fluma, à titre de fief, de toute sa terre de Rocca « en lui remettant une verge (fustis). » Dans cet acte passé au château de Rocca, le comte se réserve, outre l’hommage lige, une redevance de dix-huit livres impériales 2 , payables à chaque mutation du seigneur ou du vassal, et en outre plus de 40 deniers (soecle) 3 de rente annuelle.
Le comte Gozzius renonça, en 1224, aux droits qu’il possédait sur la ville de Quiers, conjointement avec ses neveux, fils du comte Ubert 4 , dans le but, à ce qu’il paraît, d’augmenter ses propriétés dans la région des Alpes. Il ne vivait plus en 1237, comme l’indique un ancien rôle (à cette date) des redevances dues à ses héritiers par divers /441/ feudataires des vallées italiennes et valaisannes 1 . Ce rôle fait voir que le comte Godefroi avait acquis des biens dans le val di Vedro et dans la vallée de la Saltine du côté de Brigues en Valais. Il laissa trois fils, Pierre, vivant en 1229, qui continua la lignée des seigneurs de San Giorgio en Canavès 2 , Godefroi III du nom, et Rodolphe; le second figure comme fils et héritier du comte Gozzius de Biandrate, dans un hommage daté de Rocca, du 16 décembre 1242 3 .
Jusque-là, les diverses branches de la maison de Biandrate paraissent avoir possédé en commun le Val-Sesia et d’autres terres. Le 12 mai 1246, le comte Godefroi III et son cousin Ubert IV, qui se dit fils du comte Otton II, passèrent un acte au bourg de Varallo, au sujet du partage de leurs vassaux. Il ne reste de ce titre qu’un fragment presque indéchiffrable aux archives de Sion 4 . A la suite de ce partage, les habitants de la commune libre du Val-Anzasca, soit qu’ils fussent obérés de dettes, soit qu’ils eussent besoin de s’assurer la protection d’un seigneur puissant, engagèrent tous leurs biens meubles et immeubles au comte Ubert pour la somme de cinquante livres impériales, suivant la quittance annexée à l’acte qui fut passé en présence de Otton de Mandello, podestat de Novare, en décembre 1247 5 . Les gens /442/ d’Anzasca n’ayant pu se libérer au temps prescrit de leur engagement auprès des seigneurs de Biandrate, ils ne tardèrent point à perdre leur qualité d’hommes libres et à tomber dans la servitude; quoique de peu d’importance, ce fait historique tend à mettre au jour l’une des causes fréquentes de l’introduction du régime féodal dans des contrées abruptes et reculées, que leur position aurait dû abriter contre ce joug.
Le comte Ubert de Biandrate, de son côté, dont les biens étaient aux environs de Quiers, ne retint guère entre ses mains l’engagère de la commune d’Anzasca, il la transféra à Pierre de Castello, seigneur des vallées voisines d’Antigorio et de Formazza qui s’étendent depuis Domo d’Ossola jusqu’aux glaciers du Griess.
Ce Pierre de Castello était peut-être un descendant du valvasseur Guido Rhodis, auquel l’empereur Otton IV inféoda, dit-on, le val d’Antigorio et les vallées attenantes (an. 1200 environ) 1 . Les nobles de Castello tenaient encore comme feudataires de l’église de Novare la cour de Matarello 2 , aux portes de Domo d’Ossola, fief qu’on appelait anciennement le petit comté.
Godefroi III, comte de Biandrate, seigneur du Val-Sesia, épousa Aldise (Aldixia), fille de Pierre de Castello 3 . En faveur de cette alliance, ce dernier céda à son gendre tout ce qu’il possédait dans le val d’Anzasca, par un acte du 8 juin 1250, auquel nous aurons occasion de revenir 4 . /443/ Ce mariage conféra aussi au comte Godefroi des droits sur des biens qui devaient échoir à Aldise de Castello, du côté maternel. Sa mère paraît avoir appartenu à la maison des seigneurs de Viége, qui était riche et puissante dans le Haut-Valais au XIIIe siècle 1 . Cette parenté nous semble résulter assez clairement d’un document de l’an 1249, par lequel Jocelin de Viége, vidomne (vice dominus) de Sion, conjointement avec Godefroi de Biandrate, acquiert par indivis (ex æquo) des héritiers du vidomne Thomas, prédécesseur de Jocelin, tous leurs droits au vidomnat de Sion 2 . Si nous ajoutons à la parenté que fait présumer ce document, que la comtesse Aldise devint l’unique héritière des deux frères Pierre et Jocelin de Viége, nous croyons pouvoir avancer que sa mère devait être leur sœur 3 . Les domaines de ces seigneurs s’étendaient non-seulement dans la vallée de Viége qui aboutit au mont Rosa, mais aussi dans les dixains de Brigue, de Naters (Narres) et de Conches (Gombs) jusqu’aux sources du Rhône. La comtesse Aldise, du vivant même de ses oncles, avait apporté à son époux une portion de la vallée de Viége, puisque, dans l’acte de cession du val d’Anzasca, dont nous avons déjà fait mention, le comte de Biandrate se réserve le droit de transplanter une partie de ses habitants /444/ dans la vallée de Viége en qualité de colons. Ce qui eut lieu en effet pour le val de Saas, partie supérieure de la vallée de Viége qui communique à celle d’Ansasca par le col du Monte-Moro. En revanche le comte Godefroi transféra, dans la contrée qui lui avait été cédée par son beau-père, des habitants du Haut-Valais qui fondèrent les colonies de Macugnana au val d’Anzasca et de Rima au Val-Sesia: la langue primitive de ces émigrants allemands s’est conservée jusqu’à nos jours dans ces localités. Telle est l’origine de ces colonies germaniques qui, par leur langage et leurs mœurs étrangères, ont excité à plusieurs reprises la curiosité des philologues et les recherches des historiens 1 .
Le but de ces déplacements dans les populations était, comme le comte l’exprime lui-même dans l’acte, de mettre fin à des querelles sans cesse renaissantes entre ses vassaux piémontais et valaisans, à l’occasion des pâturages alpestres dont ils se disputaient la possession; par le mélange de ces peuplades on devait peu à peu amener la fusion de leurs intérêts 2 . C’est ainsi que, tandis que des endroits du val de Saas conservent des noms d’origine italienne, le val Formazza renferme des localités germaniques peuplées par des Hauts-Valaisans qui y furent transplantés par les seigneurs de Castello, vers le milieu du XIIIe siècle 3 . C’est, sans contredit, l’un des faits les plus curieux du régime féodal, qui forçait les populations surabondantes des plaines fertiles à se porter dans les lieux les plus déserts et /445/ les plus sauvages des contrées montagneuses et à y former des établissements permanents; et cela sans tenir aucun compte des délimitations politiques ou nationales posées entre les divers états. Ce système oppressif, mais si utile à la civilisation, ne put être appliqué que dans la période assez courte du servage absolu dont on voit s’adoucir la rigueur dès la fin du XIVe siècle.
De graves dissentiments ne tardèrent point à éclater entre les comtes de Biandrate et la ville de Novare, dont les troupes s’emparèrent des domaines des comtes dans le Val-Sésia. Ils leur furent restitués le 2 février 1258, à la suite d’un accommodement par lequel le podestat et la commune municipale réintégrèrent les comtes Godefroi et Rodolphe de Biandrate dans la pleine et entière possession du Val-Sésia 1 . On voit, par ce document, que les communes rurales du Val-Sésia formaient entre elles une communauté générale (universitas), dont le chef-lieu était le bourg de Varallo 2 . Le gouvernement de Novare faisait régir cette communauté politique par un podestat dont le traitement était prélevé sur une portion des revenus appartenant aux comtes de Biandrate: l’on ne sait point si ces seigneurs, après avoir recouvré le Val-Sésia, y maintinrent le régime établi par les Novarais, ou s’ils se contentèrent de la supériorité féodale; cette dernière supposition est la plus vraisemblable à cause des progrès journaliers que faisait à cette époque le système communal.
Cette charte de l’an 1258 est la seule qui fasse mention de Rodolphe de Biandrate; il ne dut point laisser de postérité, /446/ puisque sa part de la seigneurie du Val-Sésia passa aux héritiers du comte Godefroi, son frère, comme nous aurons occasion de l’expliquer plus loin.
Vers le même temps, Pierre de Viége et Jocelin, son frère, moururent sans laisser d’héritiers en ligne directe 1 : leurs domaines patrimoniaux, ainsi que les fiefs de la majorie de Viége, passèrent à leur nièce la comtesse Aldise, femme de Godefroi de Biandrate, qui prit le titre de major de Viége, comme il se voit par un document de l’an 1291, stipulé après la mort du comte; cet acte, dont il n’existe plus qu’un fragment, rappelle que les habitants de Macugnana et du val d’Anzasca s’étaient révoltés contre l’autorité de leur seigneur, puisque, soumis par la force de ses armes, ils étaient rentrés en grâce 2 .
La tradition attribue au comte Godefroi le mérite d’avoir rétabli les communications entre les vallées piémontaises et celles du Valais par les cols de Monte-Moro ou Saasserberg 3 . Cette tradition s’accorde assez avec la position des propriétés alpines du comte de Biandrate et se confirme par ses plans de colonisation qui sont attestés par des documents contemporains; on peut même soupçonner que les rudes travaux qu’il fut, dans ce but, forcé d’imposer aux habitants des vallées limitrophes devinrent une des premières causes de la révolte de ces peuplades 4 . Le passage du Monte-Moro, rendu /447/ praticable aux mulets et bêtes de somme, comme l’attestent les larges dalles dont il est pavé, fut très fréquenté jusqu’au XVIe siècle 1 .
Au commencement de l’an 1270 le comte Godefroi de Biandrate mourut, comme le prouve une charte du 13 juillet de cette même année 2 : Aldise, fille de Pierre, seigneur de Castello, y est qualifiée de veuve du comte Godefroi de Biandrate, et mère de Jocelin: tous deux étant au bourg de Domo d’Ossola, ils s’engagent envers Etienne de Saxo (de Naters en Valais) pour la somme de 100 livres mauriçoises, par une obligation stipulée devant plusieurs notaires du pays.
Le comte Godefroi laissa trois fils, savoir:
1° Guillaume l’aîné, qui suit;
2° Jocelin, qui continua la lignée des seigneurs de Viége;
3° Pierre ou Peterlinus, mort vers l’an 1272 sans laisser de postérité.
Après la mort de leur père, les comtes Guillaume et Jocelin firent un accord, de concert avec leur mère, pour régler son douaire et les dettes contractées par le feu comte. Cet acte est daté du 28 août 1272 3 . La comtesse Aldise y est qualifiée de « majorissa » ou dame de Viége, dans son propre droit 4 , ce qui confirme nos conjectures quant à sa naissance. On voit dans ce même acte que Jocelin eut en partage les domaines /448/ possédés en Valais par la maison de Biandrate, à l’exception du château de Viége et de ses dépendances, réservés en usufruit à la comtesse sa mère 1 ; tandis que le comte Guillaume eut pour sa part les possessions de sa famille dans les vallées du Piémont 2 .
Ces deux frères virent s’augmenter leurs domaines par une donation de leur grand-père, Pierre de Castello, qui leur céda tout ce qui lui appartenait dans le val di Vedro (vallis Doveri) et au Simplon, depuis le pont de Crévola jusqu’à Brigue en Valais 3 . Elle fut la source de difficultés entre les héritiers de Guillaume et Jocelin, et Martin, fils de Pierre de Castello leur cousin, issu selon toute apparence d’un second mariage.
Le comte Guillaume de Biandrate était mort avant l’année 1288 4 , laissant plusieurs fils sous la tutelle de son frère Jocelin, seigneur de Viége. Tant en son nom qu’en celui de ses neveux 5 , ce dernier reçut d’Englesius, évêque de Novare, une nouvelle investiture des dîmes ecclésiastiques du Val-Sésia, que le comte Godefroi, son père, tenait de l’église de Novare à titre de fief d’honneur 6 . Les termes de cette /449/ investiture, aussi bien que ceux d’autres actes, font supposer que Jocelin avait hérité d’une part des biens du Haut-Novarais, échus à son frère Pierre; l’autre moitié appartint aux enfants du comte Guillaume: ses fils Jean et Vuillelme continuèrent la lignée des seigneurs de Rocca et vivaient encore en 1291 et 1311 1 , mais les documents que nous possédons ne nous permettant pas d’établir la filiation de ce rameau des comtes de Biandrate, seigneurs du Val-Sésia, nous continuons la branche des seigneurs de Viége proprement dite.
Jocelin, comte de Biandrate, chef de la branche valaisanne, épousa Mathilde, fille de Pierre d’Aoste, chevalier, et petite-fille de noble Mathilde de Naters en Valais 2 ; elle apporta en dot au comte Jocelin le vidomnat de Naters qu’elle avait hérité par cette dernière 3 ; il en portait déjà le titre en 1285, comme l’indique le testament de Normand, chantre de la cathédrale de Sion, oncle de sa femme 4 . /450/
La juridiction des vidomnes de Naters embrassait la portion du dixain actuel de Brigue qui est située sur la rive droite du Rhône; de cette manière, lorsque le comte Jocelin fut en possession de l’héritage de la comtesse Aldise sa mère, il se trouva l’un des plus riches seigneurs du Haut-Valais. Les actes contemporains le qualifient tantôt de « comte, » tantôt de « major ou seigneur de Viége; » ce dernier titre continua à être porté par ses descendants, soit dans les chartes, soit dans les traditions du pays 1 .
Le siège épiscopal de Sion, après une vacance de quelques années, fut occupé par Boniface de Challant en 1290 2 . Ce prélat, cherchant à ranimer l’activité du commerce de transit entre Milan et Lyon par le Simplon et le Valais, acquit de Martin, fils de Pierre, seigneur de Castello, une centaine de serfs du val di Vedro, destinés à entretenir le passage du Simplon 3 . Cette aliénation de patrimoine occasionna des remontrances du comte Jocelin fondées sur divers titres et principalement sur le droit de retrait lignager (jus sanguinis proximitate) alors en vigueur dans le Valais; en vertu de ce droit, tant en son nom qu’en celui du comte Jean son neveu, il se pourvut auprès de la cour séculière de l’évêque, afin d’être admis à opérer le retrait contre le payement des sommes payées à son oncle Martin de Castello. Le procès-verbal de cette revendication est daté de Sion le 5 juin 1291 4 ; elle devait décider par le fait de la possession /451/ du val di Vedro et de toute la montagne du Simplon depuis le pont de Crevola jusqu’à Brigue. Le document que nous citons ne donne pas la conclusion du procès, mais plus tard on voit le comte Jocelin maître du territoire en litige, à charge de prêter hommage à l’évêque et de pourvoir à la sûreté des communications par la voie du Simplon 1 .
L’hospice de St. Jean, au sommet de la montagne, dépendant des commanderies de St.-Jean-de-Sarquenen (en Valais) et de Conflans (en Savoie), avait été fondé au commencement du XIIIe siècle 2 et doté par les anciens seigneurs de Naters.
A la mort de l’empereur Rodolphe (1291), l’évêque Boniface se déclara pour l’archiduc Albert, son fils, contre Adolphe de Nassau, son compétiteur, élu roi des Romains en 1292: tout le Bas-Valais suivit l’impulsion du prélat, tandis que les principaux seigneurs du Haut-Valais, tels que les barons de la Tour-Châtillon et de Rarogne, les nobles de Supersax et de Moerel, de même que les seigneurs de l’Oberland bernois, embrassèrent la cause de ce dernier et en prirent occasion de refuser l’hommage dû à l’évêque pour les fiefs qu’ils tenaient de l’église de Sion; ils s’emparèrent même des châteaux et des revenus de la mense épiscopale 3 .
L’évêque, appuyé du concours des Bas-Valaisans, et aidé de sa propre famille, qui était la plus riche et la plus puissante du val d’Aoste, prit les armes à son tour pour contraindre les rebelles à retourner à son obéissance; il trouva un allié auprès du comte de Biandrate, resté fidèle aux traditions /452/ gibelines de sa famille. On le voit en effet figurer comme l’un des principaux adhérents dans le traité que Boniface de Challant conclut en 1296 avec la ville de Berne à l’effet d’obtenir que cette cité ne soutiendrait en rien les seigneurs ligués contre lui 1 . La lutte dura de 1292 à 1299, et se termina enfin par la défaite totale des ennemis de l’évêque 2 . Les biens des seigneurs du Haut-Valais les plus compromis furent confisqués, incorporés au domaine épiscopal ou cédés à ses plus fidèles partisans, à charge d’hommage lige 3 . Les domaines du comte de Biandrate situés dans les dixains supérieurs ayant beaucoup souffert pendant la durée des hostilités, notamment le bourg et l’église de Viége qui furent brûlés par les troupes de la faction opposée 4 , il en fut indemnisé par la cession du vidomnat héréditaire du dixain de Conches; l’évêque lui accorda en outre, à titre d’alleu, une portion de ce dixain qui depuis fut appelée « la comté» (Grafschaft) 5 », dont il ajouta le titre à ses autres qualifications 6 . Ces domaines ne formaient point entre eux cependant un territoire concret, ils étaient séparés les uns des autres par les biens de l’église de Sion 7 et par le /453/ comté de Moerel (Morgia), qui relevait du comte de Savoie 1 .
Le comte Jocelin fut caution pour l’évêque de Sion dans un traité conclu par ce prélat avec Amédée V, comte de Savoie, en 1305, au sujet de la liquidation des dettes contractées envers ce prince par le chapitre de Sion 2 . Il vivait encore en 1306, comme le témoigne un acte privé stipulé en sa présence à cette date 3 , mais il a dû décéder peu après laissant trois fils:
1° Jean, comte de Naters, chevalier, déjà mort en 1315, laissant un fils nommé Antoine dont on parlera plus loin 4 .
2° Pierre, major ou seigneur de Viége, mort sans héritiers mâles; Alise sa femme, dont la famille n’est pas connue, était déjà veuve en 1315 5 .
3° Thomas, chanoine et chantre de la cathédrale de Sion 6 , qui survécut à ses deux frères; quoique d’église, il eut part aux grands biens que possédait son père dans le Haut-Valais; il devint major de Viége après le décès de son frère Pierre 7 , et fut près de quarante ans chantre et chancelier du chapitre de Sion, dignité à laquelle sa haute naissance ajoutait un nouvel éclat.
Vers la fin de l’épiscopat de Boniface de Challant, il fut /454/ brouillé avec ce prélat, à l’occasion de quelques nouveaux statuts auxquels il crut devoir s’opposer 1 ; il devint, par ce fait, chef d’un parti dans le sein du chapitre qui dura plusieurs années. Boniface, homme absolu et altier, s’en vengea en prononçant la confiscation par commise des fiefs que la maison de Biandrate tenait de l’église de Sion, entre autres la majorie de Viége, le vidomnat de Naters et la seigneurie du Simplon 2 . Thomas de Biandrate, ayant persisté dans son opposition, même sous l’évêque Aimon, successeur de Boniface 3 , il fut soumis aux censures de l’église qui prononça contre lui et ses adhérents une sentence d’excommunication lancée par l’autorité de l’archevêque de Tarentaise et publiée à Sion le 26 mars 1311 4 . Deux années plus tard le chantre Thomas, ramené à l’obéissance, reçut l’absolution de l’évêque Aimon le 23 août 1313 5 ; cet acte fut suivi de la restitution des biens appartenant à la maison de Biandrate, qui avaient été mis sous séquestre. Mais, pendant toutes ces querelles, Thomas avait contracté de grosses dettes; se trouvant hors d’état de les acquitter et pressé par ses créanciers, il fit cession, sous clause de rachat, à son neveu Antoine, comte de Naters, du château et de la majorie de Viége avec ses dépendances, à charge de payer huitante-cinq livres mauriçoises à la comtesse Alise, veuve du comte Pierre, qui lui étaient dues sur son douaire 6 . Par un acte subséquent, /455/ le comte Antoine se reconnut débiteur de son oncle pour une somme de cent-soixante livres mauriçoises, comme complément du prix de cette cession 1 .
Quelques années plus tard (1325) le chanoine Thomas se résolut à faire bâtir une chapelle dédiée à Tous les saints, auprès de sa résidence habituelle, le château de Valère; son neveu fut encore obligé d’assurer à cette nouvelle fondation une rente annuelle de douze livres mauriçoises, assignée sur ses biens paternels 2 .
Antoine, comte de Biandrate, seigneur de Naters et vidomne de Conches, mourut jeune encore en 1331 3 ; il avait épousé Isabelle, sœur de Pierre de la Tour, seigneur de Châtillon et vidomne de Sion pour l’évêque Aimon, son oncle 4 , et laissa deux fils mineurs, savoir:
1° Rodolphe, qui mourut adolescent 5
2° Antoine II du nom, qui continua la lignée.
Après la mort de son neveu, le chanoine Thomas opéra le rachat du majorat de Viége 6 . Il fit son testament à Sion le 3 septembre 1337 7 ; après avoir choisi pour le lieu de sa sépulture l’église de St. Théodule (eccles. inferior) et fait divers legs pieux, il institua le chapitre de Sion pour son /456/ héritier universel et sans faire aucune mention de sa famille 1 . Cet acte, arraché à la caducité d’un vieillard lorsque les tuteurs et parents de ses petits-neveux suivaient un parti contraire à celui de l’évêque 2 , n’eut aucun effet quant à l’héritier principal et ne conserva quelque valeur qu’à titre de codicile, comme nous le dirons plus tard. Le testateur ne mourut qu’en 1339 3 , son anniversaire fut longtemps célébré dans l’église où il avait été enseveli 4 .
La comtesse Isabelle se remaria vers l’an 1334 à François de Compey, chevalier de la noble famille de ce nom en Genevois 5 ; elle eut un fils de ce second mariage nommé Jean, auquel nous aurons occasion de revenir 6 .
Les fils du comte Antoine demeurèrent sous la tutelle de leur mère et de Pierre de la Tour-Châtillon, leur oncle. La majorie de Viége passa après la mort de Thomas à François de Compey, qui en fut investi par l’évêque et le chapitre de Sion pendant la minorité des comtes de Biandrate 7 . /457/ De nouveaux troubles éclatèrent bientôt dans le Valais; le schisme qui divisait l’empire en fut le prétexte, tandis que l’ambition de deux maisons rivales et puissantes en fut la cause véritable 1 . Guichard Tavelli venait d’être élu évêque de Sion (1342), sa famille nouvellement établie dans le Bas-Valais y était soutenue par les princes de Savoie 2 . Les sires de la Tour, voyant leur prépondérance menacée par cette élection, soulevèrent contre ce prélat le peuple du Haut-Valais, auquel ils persuadèrent que l’évêque compromettait l’indépendance du pays. Deux factions ennemies se formèrent de ce conflit, celle des « patriotes » ayant à leur tête les seigneurs de la Tour, et celle des « épiscopaux » qui eut pour chefs les Tavelli 3 . La maison de Biandrate fut fatalement enveloppée dans le premier de ces partis; pendant plus d’un quart de siècle le Valais fut déchiré par la guerre civile; le comte Amé VI de Savoie y intervint à deux reprises comme médiateur. La lutte sanglante entre les deux factions rivales se termina par l’extinction de la maison de Biandrate et le bannissement des barons de la Tour, dont l’ambition en avait été le principal élément 4 . Durant cette époque fatale, Antoine II du nom, fils d’Antoine Ier, comte /458/ de Biandrate, ayant atteint sa majorité, prit possession des domaines paternels dans le Haut-Valais. Il résidait avec sa mère et son beau-père au château de Viége, nommé aussi Belregard. En 1355 (15 décembre) il prend le titre d’Antoine de Viége dans un acte où il fait cession des fonds qui lui appartiennent dans le bourg à F. de Platéa, damoiseau de Viége 1 . Le 22 février 1361 il assista au mariage de Pierre, fils de messire Humbert de Chivron, vidomne de Sion, avec Catherine, fille de Jean Esperlin, major de Rarogne 2 . Antoine de Biandrate n’a point marqué dans les troubles qui agitèrent le Valais; peut-être que quelque infirmité physique le privait de jouer le rôle que lui imposait sa naissance; en revanche, F. de Compey, second mari de sa mère, et son oncle Pierre de la Tour-Châtillon, se montrent les plus rudes champions du parti opposé à l’évêque. Tous deux en sont les principaux chefs, lors du premier traité de paix ménagé par le comte de Savoie en 1352 3 . La guerre ayant éclaté de nouveau en 1354 et en 1362 4 , les Bas-Valaisans, usant de représailles, se saisirent de Jean, fils de F. de Compey, et des enfants en bas âge d’Antoine de Biandrate, qui étaient sous la garde du commandant du château de Supersax (Saxo) près de Naters; ils furent retenus comme ôtages 5 au château de la Soie (Setæ). Peu de temps après, F. de Compey fut tué dans l’un des combats meurtriers qui /459/ signalèrent cette seconde guerre 1 . Isabelle, sa veuve, et le comte Antoine périrent aussi de mort violente, victimes de ces haineuses discordes. Leur mort forme un des épisodes les plus dramatiques de ces temps malheureux.
Isabelle et son fils aîné habitaient leur château de Viége; ne se trouvant plus en sûreté dans cet asile menacé par les troupes de Tavelli, au milieu de la nuit et malgré les rigueurs de la saison (4 au 5 décembre 1365), ils tentèrent de se réfugier au bourg de Naters; poursuivis avec acharnement par une bande d’ennemis, ils furent atteints au pont du Rhône, impitoyablement massacrés et leurs cadavres précipités dans le fleuve 2 . Ce meurtre horrible, dont la tradition accuse hautement les Tavelli, ne resta point impuni; Antoine de la Tour se vengea plus tard d’une manière digne de ces temps barbares, en faisant précipiter à son tour, par une des fenêtres du château de la Soie, l’évêque Guichard Tavelli 3 .
L’assassinat de la comtesse Isabelle et du comte de Biandrate eut un tel retentissement que le pape Urbain V dut ordonner à son légat de se rendre en Valais pour faire une enquête à ce sujet, aux fins d’en poursuivre et punir les coupables; il devait s’efforcer aussi de mettre un terme aux /460/ excès de la guerre civile qui déchirait ce malheureux pays. Le comte de Savoie seconda la mission du saint-père par le poids de ses armes 1 .
Le prélat romain, conjointement avec des arbitres nommés par le comte Amédée VI, prononça (30 mai 1366) une sentence qui devait mettre fin aux dissensions en réglant d’une manière ferme et équitable les droits des parties contendantes; elle fut confirmée à St. Maurice par le comte de Savoie (le 29 juin 1370) et nous paraît d’un assez haut intérêt pour en rapporter ici ce qui concerne plus particulièment notre sujet 2 .
En premier lieu, l’évêque Guichard Tavelli est tenu de faire juger et punir par son bailli et selon la rigueur des lois les meurtriers du comte de Biandrate et de sa mère. Secondement, les restes mortels de ces deux victimes seront recueillis et transportés à Sion pour y recevoir dans l’église cathédrale une sépulture conforme à leur rang; cette cérémonie fut fixée à la prochaine fête de l’Assomption de la sainte Vierge (15 août); l’office devait être célébré par cinquante chapelains entourés de cent cierges allumés. En outre, il est ordonné de fonder dans la même église deux chapelles desservies chacune par deux chapelains chargés à perpétuité d’une messe par jour pour le repos de leurs âmes; les frais de ces pieuses fondations devaient être prélevés sur les biens de ceux qui seraient reconnus coupables du crime. Troisièmement, Jean de Compey et les enfants d’Antoine de Biandrate devaient être immédiatement libérés de la captivité dans laquelle on les avait retenus jusqu’alors. Enfin, tous /461/ les biens de la maison de Biandrate, dont les partisans de l’évêque s’étaient emparés, étaient restitués soit aux enfants du défunt comte, soit à messire Jean de Compey, son frère; et cela dans un délai qui ne devait pas dépasser quinze jours à dater de la prononciation 1 .
Le soin de veiller à l’exécution de cette sentence arbitrale fut confié par le comte de Savoie à quelques-uns des principaux seigneurs de la patrie de Vaud, tels que Jean de Blonai, bailli du Chablais; Guillaume de Grandson, sire de Sainte- Croix, et Jean de Montfaucon, chevalier, seigneur d’Orbe et d’Echallens 2 .
Ce document prouve qu’Antoine de Biandrate était marié et père de plusieurs enfants à l’époque de sa mort, mais il n’indique ni le nom de sa femme, ni le nombre de leurs enfants 3 . Au dire d’un ancien historien du Valais, l’un des fils du comte Antoine fut tué à la bataille de St. Léonard (1376), combat meurtrier où périt la fleur de la noblesse, sous les coups des patriotes allemands soulevés en masse sous le prétexte de venger la mort de l’évêque Guichard qu’ils avaient cependant combattu pendant toute la durée de son règne 4 .
Depuis cette époque, les historiens du Valais ne font plus aucune mention de la maison de Biandrate. Les propriétés allodiales qu’elle possédait dans ce pays et au Simplon, qui furent épargnées par les désastres de la guerre civile et de la /462/ révolution démocratique qui en fut la conséquence 1 , passèrent à Jean de Compey, frère utérin du comte Antoine. Les fiefs qu’il tenait de l’église et chapitre de Sion firent retour à la mense épiscopale. Les nobles de Platéa, naguère vassaux des comtes de Biandrate, leur succédèrent dans une partie des fiefs de la majorie de Viége qui fut divisée. Les vidomnats de Naters et de Viége passèrent aux sires de Chivron (de Tarentaise) par investiture de l’évêque Edouard, comte de Savoie en 1382 2 . Les terres du dixain supérieur ou des Conches furent partagées entre des seigneurs du second ordre (domicelli), dont quelques-uns comme les Castello 3 , les d’Urnavas (Ornavasco) et les Botza étaient originaires du Novarais 4 .
Jean de Compey paraît avoir aussi hérité du domaine et château de Viége dont il prit le surnom 5 ; on y ajoutait même quelquefois par courtoisie celui de Blandrate, quoi qu’il n’y eût aucun droit 6 . Il jouit dans le pays d’une partie de l’influence de ses prédécesseurs, on le voit député en 1410 pour les dixains supérieurs 7 . Il mourut peu après, ne /463/ laissant qu’un fils naturel du nom de Jean, qui prit le surnom de Compey et fut jurisconsulte (jurisperitus); le chapitre de Sion le constitua son procureur général (procurator et officialis) en 1418, lui assignant un revenu de 20 sols mauriçois, en outre du casuel de la chancellerie du dixain de Sierre 1 .
Ainsi s’éteignit, presque dans l’obscurité, le dernier rejeton de deux nobles familles ruinées et anéanties par les discordes de la guerre civile.
La branche des comtes de Biandrate, seigneurs de Viége, de Naters et de Conches, dont nous venons d’ébaucher l’histoire, portait pour armoiries: Deux lions rampants dont on ne connaît pas les émaux 2 .
Celle des comtes de St. Georges en Canavès, qui s’est continuée jusqu’à présent, portait: De gueules au St. Georges d’argent, à cheval et armé, soutenu d’une terrasse de sable, portant une épée nue dans la main dextre levée 3 .
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TABLEAUX GÉNÉALOGIQUES

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LISTE DES DOCUMENTS CITÉS
Si les documents que nous avons pu recueillir dans le Valais sur la branche des seigneurs de Biandrate fixée dans ce pays, ne sont pas plus nombreux, il faut l’attribuer surtout à la destruction des châteaux de Viége, de Naters et de Biel, résidence habituelle de ces comtes, brûlés et saccagés à plusieurs reprises par les patriotes allemands dans la guerre d’extermination qu’ils firent à la haute noblesse du pays, aux XIVe et XVe siècles. — On sait que cette guerre ne se termina que par l’expulsion totale de la noblesse et la conquête du Bas-Valais, sur la maison de Savoie, qui avait longtemps dominé en suzeraine sur la plus grande partie de la vallée du Rhône 1 .
N° I.
Investiture du fief du château de Rocca au Val Sésia par le comte Gozzo de Biandrate, 16 mai 1204
2 . /468/
N° 2.
Les héritiers de feu Thomas, vidomne de Sion, cèdent au comte Godefroi de Biandrate le vice-domnat de Sion. — An. 1249, 20 novembre.
Archives de Valère (ex A. J. de Rivaz, Diplom., tom. XI, pag. 684) 1 .
N° 3.
Willelme de Moerell 2 , damoiseau, vend à Jocelin de Viége, vidomne de Sion, la seigneurie de la vallée du Simplon 3 .— An. 1287, 25 février.
Ex Archiv. Valesiæ. Apud A. J. de Rivaz, Diplom., tom. XI, pag. 526.
N° 4.
Le podestat et la communauté de la ville de Novare remettent les comtes de Biandrate en possession de leurs droits dans le Val Sésia 4 . — An. 1258, 2 février.
Des archives de Valère. Apud A. J. de Rivaz, Diplom., tom. XI, 576.
N°5.
Obligation de dame Aldisie, veuve du comte Godefroi de Biandrate, et de son fils Jocelin, envers Etienne de Saxo, de Naters, pour la somme de 100 livres mauriçoises. — An. 1270, le 13 juillet 5 .
Archives de Sion. Recueil diplomatique de M. A. J. de Rivaz, XII, pag. 97. /469/ N. B. Suit le transfert successif de cette créance à divers particuliers.
N° 6.
Aldise, dame de Viége, veuve du comte Godefroi de Biandrate, traite avec ses fils Willelme et Jocelin au sujet de son douaire. — An. 1272, 28 avril.
Archives de Valère, à Sion. Apud A. J. de Rivaz, Diplom., tom. XI, pag. 728.
N° 7.
Hommage prêté à Englesio, évêque de Novare, par le comte Jocelin de Biandrate. — An. 1288, 22 novembre.
Archives de Sion. Diplom. de M. A. J. de Rivaz, tom. XII, pag. 199.
N° 8.
Jocelin, major de Viége, fils de feu Godefroi, comte de Biandrate, revendique auprès de l’évêque de Sion, Boniface de Challant, la seigneurie des vallées du Simplon, depuis le pont de Crévola en Piémont jusqu’à Brigue en Valais, comme petit-fils du seigneur Pierre de Castello. — An 1291, 1er juin 1 .
Diplom. de M. A. J. de Rivaz, tom. XII, pag. 247.
N°9.
Acte passé à Viége en présence de Jocelin, major de Viége, et de Pierre, son fils. — An. 1307, 21 novembre.
A. J. de Rivaz, Diplom., tom. XII, pag. 511.
N° 10.
Excommunication prononcée par Bertrand de Bertrandis, /470/ archevêque de Tarentaise, contre plusieurs chanoines du chapitre de Sion. — An. 1311, 26 mars.
Archives de Valère. Apud A. J. de Rivaz, Diplom., tom. XII, pag. 571.
N°11.
Absolution donnée par l’évêque de Sion au chantre Thomas de Biandrate. — An. 1313, 23 juillet.
Archives de Valère. Apud A. J. de Rivaz, Diplom., tom. XII, pag. 573.
N° 12.
Cession de la seigneurie de Viége, faite par Thomas de Biandrate, chantre de la cathédrale de Sion, au comte Antoine de Biandrate, son neveu. — An. 1315, 17 août.
A. J. de Rivaz, Diplom., tom. XII, pag. 615.
N° 13.
Obligation passée par Antoine, comte de Biandrate, à son oncle Thomas de Biandrate, chantre de la cathédrale de Sion. — An. 1317, 26 août.
A. J. de Rivaz, Diplom., tom. XII, pag. 617.
N° 14.
Assignat de rentes en faveur d’une chapelle à Sion, fait par Antoine, comte de Biandrate et seigneur de Naters. — An. 1325, 11 juin.
A. J. de Rivaz, Diplom., tom. XIII, pag. 108.
N° 15.
Thomas de Biandrate, chantre de la cathédrale de Sion, retire à lui la majorie de Viége. — An. 1331, 11 août.
A. J. de Rivaz, Diplom., tom. XIII, pag. 53.
/471/
N° 16.
Testament de Thomas de Biandrate, chantre de la cathédrale de Sion. — An. 1357, 3 septembre.
A. J. de Rivaz, Diplom., tom. XIII, pag. 97.
APPENDICE.
LETTRE A.
Memorie del Canavese e val d’Aosta provincia dei Salasi. (Man. aux archives de Chambéry. Invent. N° 145.) (Ce mémoire est attribué à J. Durandi par les conservateurs des archives royales de Chambéry, mais il est plus probable que c’est une partie de la Description générale du Piémont d’Augustin della Chiesa, évêque de Saluces.) Voir chap. XVIII, dell’ origine e potenza delli conti di Biandrata detti poi di San Giorgio, et chap. XIX, di San Giorgio ed altre terre di suo contado.
LETTRE B.
N° 1.
Aux divers systèmes sur l’origine des comtes de Biandrate qui ont été mentionnés, soit dans le mémoire qui précède, soit dans l’Appendice litt. A, il faut joindre celui que J. Durandi n’a fait qu’indiquer dans ses ouvrages imprimés. (Marc. d’Ivr.,chap. VI, pag. 41.) Cet auteur s’appuie sur un document de la seconde moitié du XIe siècle, dont il résulte que le bourg de Biandrate (Blanderade) et les terres de la Val-Sésia /472/ (vallis Sesedana), soit Borgosésia, Varallo, Rocca, Quarone, etc., après avoir passé dans les mains de différents seigneurs pendant le cours de ce siècle, furent acquis en 1070 par un comte Guido ou Vuido, qui lui-même était fils d’un comte nommé aussi Vuido, possesseur du comté de Piombia dans le Novarais, vers l’an 1040. (Durandi, Marc. di Torino, pag. 114, note 3, et Alpi Gr. et Pen., pag. 135, Doc. N° 2.) Guido, acquéreur de la seigneurie de Biandrate, eut pour successeur Otton (Otto comes de Blanderata), dont la fille Immilia, femme d’un comte de Bulgaria, fit une donation à l’église de Verceil en 1095. (Charte citée, Append. litt. A.) Otton était déjà décédé à cette date, il peut avoir été père d’Albert et de Guido, comtes de Biandrate, qui gouvernèrent en commun en 1093, et dont le premier forma la tige certaine de cette illustre maison. (Voyez le tableau N° III.)
L’acquisition à prix d’argent en 1070 de la ville de Biandrate, de Vicolongo, Musezzo (Musicio), Casalbertrano (Casali), Zoceno (Junciano) et autres localités, prouve que ce territoire n’avait point encore la qualification de comté (comitatus) et qu’il ne prit ce titre que par la qualité du nouveau propriétaire revêtu lui-même de la dignité (honor) de comte: en sorte que le comté de Biandrate se forma par l’agglomération successive de plusieurs terres (locis et fundis) et par l’adjonction du Val-Sésia (Vallis Sesedana) qui formait auparavant un territoire séparé. (Durandi, Alpi Gr. et Pen., pag. 102 et 121.)
N° 2.
Le comte Albert de Biandrate prit une part glorieuse à la première croisade de 1099; un historien du temps (Orderic Vital, Hist. Eccl., lib. X, pag. 789) dit même qu’il /473/ mourut en Palestine en 1101; mais c’est une erreur, puis que, comme on l’a dit plus haut, le comte Albert revint de la Terre-Sainte et vivait encore en 1119. (Durandi, Alpi Gr. et Penn., pag. 121.) Le grand comte Guido de Biandrate était positivement fils du comte Albert (ou Ubert), comme le prouve le diplôme de l’empereur Conrad III, de l’an 1143, qui accorde au premier, comme fils et héritier d’Albert, la confirmation de tous les domaines possédés par leurs ancêtres. Durandi (Marc. d’Ivr., pag. 15) en infère que le comte Albert était déjà en possession de la terre de San Giorgio en Canavès; ce qui ne s’accorde pas avec la version que nous avons émise sur le mode par lequel cette terre considérable a passé dans la maison de Biandrate. Cette divergence d’opinion ne peut se vérifier que sur le texte même du diplôme impérial que nous n’avons pas sous les yeux. Il est certain en tout cas que le comte Guido donna aux chevaliers de l’ordre des Templiers une terre nommée Mansio Ruspaliæ, dans la seigneurie de San Giorgio en Canavès. (Ibid, loc. cit., pag. 15.) Le diplôme de l’empereur Frédéric Ier, de l’an 1152 (Append., litt. A), en faveur du comte Guido, fait voir qu’il possédait plus de trente-sept châteaux situés les uns aux environs du lac Majeur et des bords de la Sésia, et les autres dans le diocèse d’Ivrée ou au delà du Pô, dans l’Astesan et ailleurs.
N° 3.
Le comte Godefroi (ou Gozio) de Biandrate figure à la tête des comtes et seigneurs châtelains de Canavès (comites et castellani Canapicii), dans divers actes des années 1208, 1213 et 1229, concernant la ligue formée entre un certain nombre de seigneurs de cette contrée d’une part et les communes /474/ d’Ivrée et de Novare de l’autre, contre la ville de Verceil et les comtes de Masin et de St. Martin. (Durandi, Marc. d’Ivr., pag. 16, 18; docum. N°s 3 et 4.) Dans l’acte de 1229, qui renouvelle la ligue jurée par les chartes antérieures, le comte Godefroi parait avec le comte Pierre, son fils aîné, en ces termes:
« D. Gotofredus comes de Blandrata et D. Petrus ejus filius, et alii comites … de Canapicio. » (Ibid. loc. cit., pag. 112; docum., N°4.)
Ce comte Pierre, auteur de la branche qui adopta le surnom de San Giorgio en Canavès, paraît avoir laissé quatre fils, savoir:
1° Guillaume, qualifié podestat de Canavès, « D.Guillelmus de S. Giorgio comite et potestati Canapitii, » dans un titre de l’an 1263.
2° Boniface, dont le fils. Pierre II, continua la lignée des seigneurs de S. Giorgio.
3° et 4°. Otton et Albert de Sancto Giorgio nommés tous ensemble comtes de Biandrate dans un traité de confédération fait en 1268 avec le marquis de Montferrat contre les comtes de St. Martin et la commune d’Ivrée, laquelle avait tenté de se soustraire à l’autorité du marquis. (Durandi, loc. cit., pag. 116; docum. de 1268.) Ces quatre frères formèrent autant de branches principales qui se partagèrent les domaines paternels (Append., litt. A): quelques rameaux de cette illustre maison subsistent encore en Piémont, entre autres, à ce que nous croyons, les Biandrate de San Giorgio en Canavès.