NOTE SUR UN NOUVEAU COMTÉ DE LA BOURGOGNE-ALLEMANIQUE
MENTIONNÉ DANS UNE CHARTE DE ST. MAURICE EN VALAIS
De l’an 1009 1 .
On a déjà fait la remarque que, sous les rois de Bourgogne de la dynastie rodolphienne, les grandes préfectures carlovingiennes (Gaugrafschaften) furent divisées en un nombre plus ou moins grand de comtés (comitatus) ou préfectures de moindre étendue 2 . Ces subdivisions s’effectuèrent principalement dans la Bourgogne jurane et allemanique.
Les pagi minores qui, dans la période précédente, formèrent des sous-prcfectures (Centena, Vicaria, Hundertschaft), furent élevés au rang de préfectures ou de comtés (comitatus), gouvernés par des comtes (comites) particuliers. Tels sont dans la Bourgogne teutonique les petits comtés de Bargen, d’Herchingen, de Rore et d’Oltingen, formés aux dépens des grands comtés de Pipinant (comitatus Pipinensis) et de l’Argovie supérieure (Aragauvia superior), qui furent démembrés et qui perdirent jusqu’à leur ancien nom.
Cette politique habile avait pour but de diminuer le pouvoir /385/ des comtes ou préfets carlovingiens dangereux pour la nouvelle dynastie et de s’attacher les officiers de la couronne en multipliant les dignités et les offices, objets de l’ambition de ces derniers.
La plupart de ces petits comtés rodolphiens ne nous sont guère connus que de nom, et laissent entre eux, sous le rapport de la topographie, des vides qui n’ont pas encore pu être comblés. Ce vide se fait particulièrement sentir pour ce qui concerne l’histoire géographique de la Bourgogne mineure ou petite Bourgogne (Burgundia minor), détachée du duché d’Allemanie, en 922, et réunie aux états de Rodolphe II. Cette portion de l’ancienne province (Gaugrafschaft) d’Argovie, renfermée entre l’Aar et la Reuss, et dépendante de l’évêché de Constance, paraît avoir subi, sous les Rodolphiens, des subdivisions nombreuses analogues à celles qu’ils effectuèrent dans la Bourgogne jurane. L’existence du comté d’Oltingen 1 , qui s’étendait, au moins en partie, sur la rive droite de l’Aar, dans le diocèse de Constance, ne laisse guère de doute à cet égard; et celle d’un autre comté (comitatus) situé au nord-est du précédent, dans le même diocèse, dont nous allons parler, fournit une nouvelle preuve du morcellement de la Bourgogne allemanique, sous cette dynastie royale.
Parmi les chartes publiées par la députation royale d’histoire de Turin dans les Monumenta historiæ Patriæ, extraites d’un ancien cartulaire de l’abbaye de St. Maurice d’Agaune /386/ en Valais, il s’en trouve une datée de l’année 1009 1 , qui fait mention de deux comtés (comitatus), dont l’un paraît avoir été inconnu jusqu’ici aux historiens de la Suisse. C’est un échange à titre de précaire, entre les supérieurs de cette célèbre abbaye royale, soit entre l’abbé Burchard II, archevêque de Lyon 2 , frère du roi Rodolphe III, et le propriétaire d’un bien alodial nommé Hupaldus, qui cède à l’abbaye à perpétuité: « Casale unum integrum et legale, in comitatu Bargense et in villa Anestre nomine, » et reçoit par contre, à titre viager, pour lui et son fils Constantin: « Ecclesiam in comitatu Uranestorfus in villa qui dicitur Lissa. »
Le comté de Bargen nous est connu par d’autres chartes. Il était situé dans le diocèse épiscopal de Lausanne, sur la rive gauche de l’Aar, qui séparait jadis ce diocèse de celui de Constance, et tirait son nom du village de Bargen près d’Arberg 3 . L’Anestre de notre charte est sans doute Anet, ou Ins, grand village bernois de la préfecture de Cerlier; ce village est appelé Anes dans les anciens documents. — Il s’agit maintenant de savoir ce qu’il faut entendre sous le nom de comté d’Uranestorf.
La terminaison en torfus, torf ou dorf du nom de ce comté (comitatus) indique qu’il était situé dans la Bourgogne teutonique, soit dans la partie allemande du canton actuel de /387/ Berne. En consultant l’ancien terrier (urbar) des comtes de Kybourg, rédigé vers le milieu du XIIIe siècle, qui vient d’être publié 1 par les soins de M. G. de Wyss, on trouve dans l’Emmenthal le grand village paroissial d’Utzenstorf, qui, dans les documents du moyen âge, est appelé Uzendorf, Uzensdorf et Uzanstorf 2 . La grande ressemblance de ce nom avec celui de Uranestorf fait supposer une erreur du copiste ou du compilateur du cartulaire de St. Maurice, lequel, peu familiarisé avec la topographie et la langue des pays allemands 3 , aura lu Uranestorf pour Uzanestorf, en prenant la lettre c ou z pour un r.
Cet endroit, situé sur la rive droite de l’Emme, dans la préfecture de Fraubrunnen, est aujourd’hui simple village, comme Bargen, Oltingen et d’autres localités qui avaient donné leur nom à d’anciens comtés plus ou moins vastes; mais il n’en a pas toujours été ainsi, car au milieu du XIIIe siècle, sous les comtes de Kybourg, héritiers des ducs de Zæhringen, le village d’Uzenstorf était encore le chef-lieu d’un arrondissement féodal et d’une recette domaniale (officium, ministerium, amt) assez important 4 . Nous ne voulons rien conclure de là, sinon que ce lieu fort ancien et jadis bien plus considérable qu’il ne paraît aujourd’hui, peut fort bien avoir donné son nom à un comté (comitatus, ministerium), /388/ comme le village d’Oltingen, qui, dans ce même terrier, ne figure plus que comme chef-lieu d’un autre arrondissement domanial (officium) 1 .
Quant à l’église (Eccles. de Lissa), que la charte de 1009 indique comme étant située dans le comté d’Uzanstorf, on trouve dans la même contrée, c’est-à-dire dans la partie allemande de l’ancien canton de Berne, deux localités auxquelles le nom de Lissa peut se rapporter, savoir: Lyss, dans la préfecture d’Arberg, et Lissach, dans la préfecture de Berthoud. — Le village paroissial de Lyss, situé sur la rive droite de l’Aar, à l’embouchure du Lyssbach 2 , paraît être celui dont il est question dans notre charte. On remarque que le donateur s’était réservé, pour lui et son fils, la jouissance viagère des biens qu’il abandonnait au couvent en échange des revenus de l’église de Lissa, conséquemment cette église ne devait pas être très éloignée du village d’Anet. Or Lyss n’est qu’à deux ou trois lieues de ce village et sur la limite du comté de Bargen.
On pourrait objecter que Lyss est appelé Lysso dans les anciens documents 3 et non pas Lissa, et que Lyss ne paraît que dans les documents du XIIe siècle, tandis que Lissach paraît déjà dans les chartes du IXe 4 . Mais Lyssach n’était qu’une annexe de la paroisse de Kirchberg 5 et rien ne /389/ prouve que ce village ait eu autrefois une église paroissiale. Il y aurait donc de bonnes raisons pour admettre que sous le nom d’Ecclesia de Lissa, il faut réellement entendre l’église de Lyss.
Nous pourrions conclure de cette hypothèse que le comté (comitatus) d’Uzanstorf s’étendait depuis l’Emme jusqu’à l’Aar, et qu’il était borné au nord par le comté d’Herchingen ou de Busghau, au couchant par le comté de Bargen dont il était séparé par l’Aar, et qu’il confinait au comté d’Oltingen du côté du sud. — Quant à son étendue du côté du levant, il est probable que le comté d’Uzanstorf se prolongeait jusqu’à Rothbach, qui, dans la période suivante du moyen âge, séparait le Landgraviat de la petite Bourgogne (die Landgrafschaft Burgunden) de l’Argovie 1 . Mais nous attendrons des indications plus précises pour être fixés sur ce point. Il suffit pour le moment d’avoir signalé l’existence de ce nouveau comté rodolphien à l’attention des personnes instruites qui s’occupent de la géographie de la Suisse.
La charte du 6 juillet de l’an 1009 fut stipulée à St. Maurice en Valais (Agaunum), en présence et sous l’autorité de Rodolphe III, roi de Bourgogne, et de l’archevêque de Lyon, son frère, abbé d’Agaune 2 . Parmi les témoins figurent deux comtes (comites), savoir: 1° le comte Rodolphe et 2° le comte Berthold, surnommé de Dalhard (Perhtolt comes de Dalhart). On serait tenté de prendre ce Rodolphe et ce Berthold pour des comtes de Bargen et d’Uzansdorf; mais comme ces mêmes comtes paraissent dans d’autres /390/ chartes du même temps où il est question, non de ces comtés, mais de celui de Vaud 1 , nous ne pouvons voir, en attendant des indices plus certains, dans ces deux éminents personnages, que des conseillers intimes du roi Rodolphe III, qui suivaient la cour de ce monarque dans ses fréquents voyages d’une province à l’autre.