NOTE SUR UNE CHARTE DE ST. MAURICE D’AGAUNE
DATÉE DE LA 14e ANNÉE DU RÉGNE DE PEPIN LE BREF
(An. 766) 1 .
La députation royale d’histoire de Turin a publié, dans les Monumenta historiæ patriæ, tom. VI (Chartarum, tom. II), un ancien cartulaire de l’abbaye de St. Maurice d’Agaune en Valais, rédigé au XIVe siècle. Ce cartulaire reposait ignoré aux archives de cour de Sa Majesté le roi de Sardaigne, d’où il a été mis au jour par les soins de M. le commandeur L. Cibrario, membre honoraire de la Société d’histoire de la Suisse, auquel nous sommes redevables de tant de remarquables travaux sur le moyen âge en général et sur notre pays en particulier.
Les documents contenus dans ce cartulaire ont été insérés dans le volume dont nous parlons, suivant l’ordre de leur date et entremêlés avec d’autres chartes de la même époque.
Ce cartulaire contient un grand nombre d’actes passés depuis les VIIIe et XIIe siècles par l’abbaye de St. Maurice touchant les propriétés nombreuses et importantes que cette abbaye royale possédait jadis dans les diocèses de Sion, de Genève, de Lausanne et de Constance. — Ces actes émanent, pour la plupart, des rois de la Bourgogne jurane, qui disposaient, /380/ comme on sait, des biens de cette antique abbaye comme de leur propre domaine; ces documents offrent, par cela même, des données chronologiques et topographiques précieuses pour l’histoire du pays pendant cette période encore peu connue du moyen âge.
La première charte de ce cartulaire mérite une attention particulière; c’est une donation faite en 766 sous l’évêque Villicaire, abbé de St. Maurice d’Agaune, et sous le règne de Pepin le Bref, père de Charlemagne 1 .
Elle fournit une preuve directe de la domination du nouveau roi des Francs sur les contrées renfermées entre le Jura et les Alpes, et indiquerait en outre que la psalmodie perpétuelle établie dans le monastère d’Agaune par son fondateur le roi Sigismond, était encore pratiquée au VIIIe siècle. Pour vaquer à cet office (officium psallendi), les prélats du concile d’Agaune, réunis en 516 par le fondateur, avaient divisé les religieux en plusieurs bandes ou chœurs (norma ou turma), à l’entretien de chacune desquelles Sigismond assigna une portion des biens immenses dont il avait doté cette abbaye, dans différentes provinces de son royaume 2 . Ces bandes prirent divers noms de pays ou de monastères comme Turma Agaunensis, Vualdensis, Jurensis, etc. 3 .
Dans la 14e année du règne de Pépin le Bref, qui tombe sur l’an 766 au mois d’octobre (anno quatordecimo regnante donno nostro Bibino rege), un propriétaire nommé Ayrænus /381/ donna au monastère d’Agaune une partie de son alleu (colonica) situé in pago Valdense, in agro quorum vocabulum est Taurniaco superiore, pour l’entretien de la bande nommée turma Valdensi représentée par le chef de cette bande (turmarius) le moine Mathufus. — L’ager Taurniacus est sans doute le finage de Torny dans le district de la Glane (canton de Fribourg), où l’on trouve les trois villages de Torny-le-Grand, Torny-le-Petit et Torny-Pittet, formant en 1225, sous le nom de Tornie, une paroisse unique et considérable du décanat d’Avenches 1 .
Villicaire, abbé de St. Maurice d’Agaune, est célèbre dans les fastes de l’église de Vienne en Dauphiné, tout comme dans ceux de l’église de Sion. — Après que Charles Martel eut refoulé les Sarrazins au delà des Pyrénées et dompté la révolte du duc Mauronte en 739, Villicaire (Villicarus) fut élevé sur le siège primatial de Vienne par le pape Grégoire III, qui lui conféra le pallium. A son retour de Rome, il trouva les églises de sa métropole ruinées et dépouillées de leurs biens par les seigneurs francs, auxquels Charles Martel les avait abandonnées. Il entreprit de faire restituer ces biens à son église, et, dans cette lutte trop inégale, il se fit de nombreux ennemis qui l’obligèrent à quitter son siége.
Il chercha un refuge dans le couvent de St. Maurice d’Agaune en Valais vers l’an 752, dont les religieux, touchés de son mérite, l’élurent pour leur abbé. Ensuite l’évêché de Sion étant venu à vaquer, il fut élevé sur ce siège à la recommandation du roi Pepin vers l’an 764 2 . C’est la raison /382/ pour laquelle il est qualifié d’évêque (de Sion) et d’abbé d’Agaune, dans la charte de 766 1 ; titres qu’il prit lui-même en souscrivant les actes du concile d’Attigny, auquel ce prélat avait assisté l’année précédente. Dès lors, plusieurs de ses successeurs furent en même temps évêques de Sion et abbés d’Agaune 2 .
Suivant Eginhard, Villicarius (Wilharius), évêque de Sion, fut l’un des premiers prélats du royaume de Carloman qui, après la mort de ce prince (an. 769), saluèrent Charlemagne, son frère aîné, comme unique roi de toute la monarchie des Francs 3 .
Cette circonstance expliquerait le don de la fameuse table d’or fait au monastère d’Agaune par ce monarque reconnaissant, ainsi que l’erreur de quelques érudits qui attribuèrent à la munificence de Charlemagne les priviléges temporels de l’église de Sion dont cette église ne fut dotée qu’à la fin du Xe siècle par le dernier des rois de Bourgogne Transjurane. — Quoi qu’il en soit, Villicaire paraît encore dans une lettre du pape Adrien Ier à Charlemagne, relative aux reliques de St. Candide, lettre que les uns placent sous l’an 779, et d’autres sous l’an 780 4 . Aletheus lui succéda dans cette même année comme évêque de Sion et comme abbé d’Agaune 5 .
On possédait déjà des chartes qui constatent que la /383/ souveraineté de Pepin le Bref était reconnue dans l’Helvétie orientale; celle que nous signalons à l’attention des lecteurs de l’Indicateur de l’histoire suisse démontre que ce monarque le fut également dans l’Helvétie bourguignonne ou occidentale.