LES TROIS BURCHARD
ARCHEVÊQUES DE LYON
AU Xe ET XIe SIÈCLE 1 .
Le siége métropolitain de Lyon fut occcupé, presque successivement, dès le milieu du Xe siècle au milieu du XIe , par trois archevêques du nom de Burchard 2 , quoique les historiens ecclésiastiques n’en comptent généralement que deux 3 . Cette erreur provient de ce qu’ils n’ont fait qu’un seul et même personnage des deux derniers prélats du même nom qui ont successivement gouverné l’église de Lyon. Elle vient aussi de ce que les auteurs lyonnais n’ont pas connu plusieurs documents importants concernant ces trois prélats, documents qui reposent dans les archives de la Suisse romande, et, notamment, dans celles de St. Maurice en Valais et de Lausanne, dans le canton de Vaud. /318/
Nous allons essayer de tracer une biographie succincte de chacun de ces trois Burchard, célèbres par leur grande naissance, par le rôle important qu’ils ont joué dans les événements de leur temps et surtout par la hauteur et l’indépendance à laquelle ils élevèrent le pouvoir temporel des archevêques sur la cité et le territoire de Lyon. En ce qui touche la souveraineté du Lyonnais sous les rois de Bourgogne jurane, nous renvoyons les lecteurs à l’Essai que nous avons publié sur cette souveraineté.
BURCHARD Ier, DIT L’ANCIEN.
Nous avons déjà eu précédemment l’occasion de parler succinctement de Burchard, archevêque de Lyon, premier de ce nom 1 . Il était troisième fils de Rodolphe II, roi de Bourgogne cis et transjurane, et de Berthe d’Alemannie (ou de Souabe), qui le nomme expressément son fils dans la charte de fondation de l’abbaye de Payerne 2 .
Burchard Ier, qui était ainsi propre frère du roi Conrad, dit le Pacifique, et de l’impératrice Adélaïde, seconde femme de l’empereur Otton Ier, n’a pu naître que quelques années après l’an 922, époque du mariage de Berthe, sa mère, avec /319/ le roi Rodolphe II 1 . Ses parents lui donnèrent le nom de son aïeul maternel Burchard II, duc d’Alemannie.
Cet enfant royal fut élevé dans la célèbre abbaye de Tournus, où il prit l’habit monastique et vraisemblablement aussi les ordres sacrés sous l’abbé Hérivée; il conserva toujours un souvenir favorable des années qu’il avait passées dans la familiarité de ces religieux, comme il le témoigne lui-même dans une donation qu’il fit à leur maison peu de temps après son avénement au siège de Lyon 2 .
Burchard fut d’abord destiné à occuper le siége épiscopal de Lausanne; il en fut même évêque titulaire pendant quelques mois, après la mort de l’évêque Bérold, décédé en 947.
Mais l’archevêché de Lyon étant venu à vaquer peu de temps après par la mort de l’archevêque Gui (ou Wido) an. 948 3 , Burchard, quoique à peine âgé de vingt-cinq ans 4 , fut immédiatement promu à cette haute dignité par la volonté, sans doute, du roi Conrad son frère, mais aussi avec l’assentiment du clergé et du peuple de Lyon, qui vit dans l’élection de ce royal candidat une protection contre l’oppression toujours croissante des seigneurs laïques 5 et l’espoir d’être plus tôt soulagé des maux que Lyon avait soufferts de la récente irruption des Hungres ou Hongrois (an. 944).
Le jeune prélat occupait déjà le siège de Lyon au /320/ commencement de l’an 949 1 . Il justifia son élévation prématurée à cette haute dignité ecclésiastique en usant du pouvoir que lui donnait sa naissance pour réaliser les vœux du clergé et du peuple, qui avaient mis en lui toute leur espérance.
Son premier soin fut de suppléer à l’expérience qui manquait à son âge, en s’entourant des conseils des évêques suffragants de sa métropole et des prélats les plus éminents des provinces voisines. Ce synode s’ouvrit à Lyon le dimanche 15 octobre [août], jour de l’Assomption de la Vierge, en 949.
Jeterius, archevêque suppléant d’Arles 2 ; Hildebold, évêque de Châlons; Maynbold de Mâcon; Godeschalc, évêque de Puy en Velai 3 , et un grand nombre d’autres évêques et abbés y assistèrent 4 , et délibérèrent sur les principaux actes qui signalèrent les premières années du gouvernement spirituel du jeune métropolitain 5 .
Burchard Ier fut le restaurateur du monastère de Savigny que les Hungres avaient incendié avec tous les actes de propriété de cette communauté, perte d’autant plus grande que, dans ces siècles reculés, les divers droits de propriété /321/ des corporations et des familles sur les terres dépendaient exclusivement du texte même des contrats et des titres, auxquels les lois ne suppléaient point. L’archevêque fit rechercher, par voie d’enquête, les biens et les revenus qui avaient appartenu à cette abbaye, et ordonna qu’ils lui fussent restitués. Il donna à l’abbé Badinus une règle pour le rétablissement de la discipline dans sa communauté dispersée, et accorda, en outre, à celle-ci le droit perpétuel d’élire librement son abbé 1 .
D’autres actes de libéralité envers les églises et les couvents témoignent que son intention fut de rendre au clergé sa dignité et sa prépondérance, pour les faire tourner au profit de la morale et de la prospérité publiques, pensée qu’il exprime lui-même sous une forme parabolique dans le préambule de l’un de ses diplômes 2 . Ce jeune prélat semblait ainsi comprendre son siècle et sentir que le clergé et les ordres monastiques étaient alors le seul foyer de la civilisation et de l’industrie, d’où elles se répandaient plus ou moins, soit dans les rangs supérieurs, soit dans le peuple.
Burchard Ier jeta les fondements de la puissance temporelle des archevêques sur la ville et le territoire de Lyon. /322/ Le comte Hugues, marchion (ou vice-roi) dans la Cisjurane, était mort vers le temps de l’avénement de Burchard Ier 1 , et le roi Conrad ne rétablit point cette dignité dans le Lyonnais, sans doute par égard pour l’archevêque son frère, vis-à-vis duquel un nouveau vice-roi aurait été placé dans une position fort embarrassante. Gérald Ier, ou Artaud II son fils, était alors comte du Lyonnais 2 ; mais l’autorité de ces comtes paraît n’avoir été que nominale, car on ne les voit intervenir dans aucune des chartes données sous le règne de Burchard Ier. Ce n’est que sous ses successeurs que les comtes de Lyonnais ou de Forez reparaissent dans les documents comme exerçant les fonctions de cette dignité 3 . Mais la mort prématurée de ce royal prélat ne lui permit pas d’accomplir ses desseins pour l’élévation du pouvoir temporel de son église, et Amblard, son successeur, qui n’était pas, comme lui, né près du trône, n’y trouva point le même appui pour la poursuite des plans formés par son prédécesseur.
C’est à tort, cependant, que la plupart des auteurs placent /323/ la mort de Burchard Ier, les uns sous l’an 956 1 , les autres sous l’an 957, et d’autres, enfin, sous l’an 960 2 . Il vivait encore le 1er avril 962, lorsque la reine Berthe, sa mère, fonda et dota le prieuré de Payerne, avec le consentement de ses trois fils, le roi Conrad, le duc Rodolphe et l’archevêque Burchard 3 . D’un autre côté, l’on trouve une charte qui fait mention d’Amblard, son successeur à l’archevêché de Lyon, datée du 2 juin de l’an 964, et comme le nécrologe de la cathédrale de St. Jean place l’anniversaire de sa mort au X des calendes de juillet 4 , il paraît constant que Burchard Ier, dit l’Ancien, archevêque de Lyon, mourut le dimanche 22 juin de l’an 963, âgé de quarante ans au plus, après avoir dignement occupé le siége métropolitain pendant environ quinze années.
Ce prélat eut pour successeur Amblard, abbé d’Ainay 5 , qui occupa le siége épiscopal de Lyon jusqu’à sa mort, arrivée le 8 mai de l’an 978 6 ; mais il paraît qu’il n’était pas encore remplacé au mois d’août 7 , et que son successeur ne fut élu que vers la fin de cette même année./324/
BURCHARD II, DIT LE VÉNÉRABLE OU LE GRAND.
L’archevêque Amblard eut pour successeur immédiat au trône métropolitain de Lyon, Burchard II, prévôt de l’abbaye de St. Maurice d’Agaune, en Valais 1 .
Burchard, II du nom, était né de Conrad le Pacifique, roi de la Bourgogne jurane, et d’Adelanie, sa première femme, avant qu’elle eût été publiquement épousée par ce roi 2 . Mais Adelanie, qui était d’une naissance élevée 3 , ayant été déclarée reine, Burchard fut légitimé par son père; aussi le roi Conrad l’appelle son fils dans l’un de ses diplômes, et Rodolphe III, fils et successeur de ce monarque, le nomme son frère dans plusieurs chartes bien connues 4 . Burchard II avait deux autres frères utérins issus d’un premier mariage de sa mère Adelanie, l’un, nommé Burchard comme lui, qui occupa avec distinction le siége métropolitain de Vienne (de l’an 995 à l’an 1029) 5 , l’autre nommé Anselme, qui /325/ fut évêque d’Aoste 1 († an. 1026). Burchard II se trouvait ainsi le neveu paternel de Burchard Ier, parenté qu’il rappelle lui même dans la souscription d’une charte donnée par son oncle 2 . Ce dernier l’avait en quelque sorte adopté, et ce fut lui qui l’éleva et le prépara aux devoirs de l’épiscopat, en l’initiant de bonne heure à ses vues et à ses projets pour assurer l’indépendance de son église. Lorsque ce neveu eut atteint l’âge convenable, il fut pourvu par le roi Conrad du gouvernement du monastère de St. Maurice d’Agaune (en Valais), avec le titre de prévôt; les rois de Bourgogne jurane s’étant réservé le titre d’abbés-comtes de cette abbaye royale. Burchard II n’était point un enfant comme on l’a prétendu, lorsqu’il fut appelé à l’archevêché de Lyon, an. 978; il avait déjà passé l’âge de trente-cinq ans, étant né vers l’an 942 environ 3 . C’est donc à tort qu’on l’appelle le Jeune. Ce surnom convient plutôt à son neveu, Burchard III, qui, comme on le verra, fut évêque dès l’âge de vingt-cinq ans. Quant à Burchard II, il mériterait bien mieux le titre de Grand, non-seulement à cause de la fermeté et de la mansuétude de son administration épiscopale, mais aussi à raison du rôle essentiel qu’il joua dans l’état sous le règne /326/ de Rodolphe III, son frère, qui ne fit rien d’important sans le consulter 1 .
Ce prélat trouva son diocèse replongé dans les mêmes calamités et le même désordre dont son oncle Burchard Ier l’avait momentanément retiré. Les Sarrasins retranchés à Freinet (Fraxinettum) s’étaient répandus en Provence et avaient étendu leurs dévastations jusque dans le Dauphiné et le Lyonnais 2 . Ils avaient même pénétré à Lyon et ruiné le monastère d’Ainay 3 , des hommes avides, quoique chrétiens, profitant, comme de coutume, de la confusion causée par ces invasions, pour s’approprier les terres abandonnées des églises et des couvents 4 . L’archevêque Amblard n’avait opposé qu’une faible digue à ces abus 5 . Il s’était laissé dépouiller, lui et son clergé, des biens et des prérogatives de son église. En outre, les comtes de Forez, jugeant les circonstances favorables, avaient ressaisi le pouvoir temporel dans la cité de Lyon et dans les domaines de l’archevêché 6 .
Dès son avénement au trône métropolitain, Burchard II prit des mesures énergiques pour réprimer les empiétements et réparer les maux de son diocèse. Il commença par donner /327/ l’exemple des restitutions, en ordonnant, en présence du clergé et du peuple assemblés, de rendre au monastère de Savigny certains biens dont on l’avait injustement dépouillé sous son prédécesseur 1 . Puis il convoqua, an. 984, un chapitre solennel dans l’église de St. Etienne à Lyon 2 . Il ouvrit la séance par une allocution pathétique, où il retraça dans les termes les plus saisissants les maux causés non-seulement par les dévastations des barbares, mais aussi par la rapacité des chrétiens et la prodigalité des mauvais pasteurs. Il dépeignait les églises dépouillées, les terres en friche, les greniers et les celliers vides, et la famine menaçant son troupeau. « Dans une telle extrémité, dit-il, les armes terrestres sont impuissantes, faisons-nous un bouclier de la prière et cherchons notre aide et notre relief dans le Seigneur. Jurons d’abord, en présence de ce peuple qui nous écoute, de ne plus jamais aliéner les biens qui appartiennent à l’église, soit pour enrichir nos neveux ou nos amis, soit pour satisfaire quelque penchant coupable, et prions ensuite le Dieu puissant, témoin de nos serments, qu’il bénisse nos efforts et soutienne nos pieuses résolutions. »
Cependant le prélat ne négligea point les moyens humains pour rétablir l’ordre et la paix dans son diocèse: il soutint avec avantage une guerre ouverte contre Girard, comte de Lyonnais, qu’il relégua dans le Forez et le Roannais, où ses domaines patrimoniaux se trouvaient situés. Ce comte, découragé par le mauvais succès de ses tentatives pour conserver l’autorité qu’il avait momentanément ressaisie, partagea ses biens entre ses trois fils, Arthaud, /328/ Etienne et Humfroy, et se retira avec sa femme Grimberge de la scène du monde.
Les rois de Bourgogne jurane paraissent avoir profité de cette circonstance pour affaiblir la puissance de cette race de comtes devenus héréditaires, qui, possédant des terres allodiales dans l’Auvergne, réclamaient souvent la protection des ducs d’Aquitaine, ou même des rois de France, contre leur souverain légitime. Le roi Conrad, au lieu de reconnaître, selon la coutume, Arthaud II, l’aîné des fils de Girard 1 , comme comte provincial du Lyonnais, accorda à chacun des trois frères le titre et les honneurs de comte, mais en même temps il circonscrivit leurs fonctions comitales dans les limites des domaines patrimoniaux qui leur étaient échus en partage, de manière que, privés de leurs attributions de comtes fiscaux (comites fiscales), ils ne furent plus que comtes domaniaux (comites fundi) 2 dans leurs propres terres. Le grand comitat provincial du Lyonnais fut ainsi divisé en plusieurs petits comtés patrimoniaux, dont le nombre varia suivant que l’antique race de ces comtes se divisa en plusieurs branches, ou que celles-ci se réunirent de nouveau dans la même personne. Il est au moins certain que ce n’est que vers ce temps-là qu’on trouve, dans les documents, le Forez, le Roannais et le Jurez (St. Chamont), mentionnés comme comtés distincts et séparés du comté de Lyonnais 3 . /329/
L’un de ces comtes prenait encore quelquefois le titre de comte de Lyonnais, mais son pouvoir ne s’étendait guère que jusqu’au territoire de Tassin sur la droite de la Saône 1 ; il n’avait aucun pouvoir sur la cité de Lyon, non plus que sur les domaines de l’archevêché, dont le gouvernement temporel appartint dès lors exclusivement aux archevêques.
Le comte Arthaud II de Forez, ligué avec ses frères, voulut s’opposer par les armes à cette innovation, et entreprit contre l’archevêque Burchard II une guerre de rapine, sous le prétexte de maintenir les anciennes prérogatives de sa famille et de reconquérir et défendre ses honneurs (pro conquisitione et defensione honoris mei) 2 , c’est-à-dire pour recouvrer le rang et le pouvoir politique dont il se voyait dépouillé par la prépondérance et le crédit toujours croissant du prélat, mais il échoua complétement dans cette entreprise insensée; non-seulement Burchard le relégua dans les limites de ses domaines patrimoniaux, mais il le contraignit, en outre, à faire acte de résipiscence en donnant à l’abbaye de Savigny plusieurs terres dans le Beaujolais, pour l’indemniser des grands dommages qu’il lui avait causés en dévastant les fermes et en ravageant les terres de ce monastère, /330/ que l’archevêque protégeait spécialement 1 . Dès lors Arthaud II vécut en paix avec l’archevêque, et ce prélat assista à la donation testamentaire qu’il fit à l’église de Ste Irène, où il choisit sa sépulture 2 . Ce comte mourut, vers la fin de l’an 1009, laissant deux fils, Arthaud III et Girard, nés de sa femme Théodberge, qui lui survécut 3 .
L’autorité de l’archevêque Burchard, déjà fort étendue et presque sans rivale sous la domination du roi Conrad († an. 993), ne fit que grandir et se consolider sous le régne de Rodolphe III, dont il était le frère consanguin. Ce prélat exerçait de fait tous les pouvoirs temporels et régaliens dans la cité de Lyon et sur la portion de son diocèse située sur la rive gauche de la Saône 4 , soit avec le consentement tacite du roi son père, soit par une concession formelle de ce /331/ monarque 1 ou de son successeur. Rodolphe III accorda effectivement, par des diplômes authentiques qui nous ont été conservés, les mêmes prérogatives et la même indépendance à plusieurs prélats de son royaume 2 . Plusieurs de ces concessions sont faites à la sollicitation de l’archevêque Burchard 3 . Peut-on mettre en doute qu’il eût négligé de se faire délivrer par le roi son frère, pour lui-même et pour son église, un titre semblable, s’il n’avait pas été déjà en possession actuelle et réelle de tous les avantages qu’il sollicitait pour d’autres prélats bien moins accrédités que lui auprès du souverain? — C’est donc évidemment du règne de Burchard II que date la souveraineté temporelle des archevêques de Lyon. L’état de cette souveraineté a varié depuis, par suite des entreprises toujours renaissantes des comtes, entreprises qui donnèrent lieu à des querelles, des trèves et des transactions absolument semblables à celles que nous présente l’histoire des autres cités épiscopales investies de prérogatives analogues.
Les fonctions d’archichancelier du royaume de Bourgogne jurane 4 , que Rodolphe avait conférées, dès son avénement au /332/ trône, à Burchard de Lyon, son frère, et, plus encore, la part très active qu’il eut au gouvernement de l’état, l’éloignaient très souvent de sa métropole, en l’obligeant de suivre le roi, dont la cour était toujours ambulante comme l’exigeaient les institutions et les mœurs de ce temps.
Cette vie voyageuse ne l’empêcha pas toutefois de remplir dans son diocèse tous les devoirs d’un pasteur vigilant, et de soutenir énergiquement les évêques-suffragants de sa métropole 1 . Il convoqua plusieurs grands synodes provinciaux à Anse en Lyonnais, soit pour remédier aux désordres qui affligeaient l’église par suite du relâchement de la doctrine et de la discipline ecclésiastiques, soit pour réparer les maux qui pesaient sur les populations dont le salut et le soulagement temporel lui étaient confiés.
Le premier synode fut assemblé à la fin de l’année 994 et dura plusieurs mois, puisqu’il ne fut clos qu’en l’année suivante 2 . Théobald, archevêque de Vienne, Amizon, archevêque de Tarentaise, leurs évêques suffragants, et ceux de la métropole de Lyon, St. Odillon, abbé chef d’ordre de Cluny, et un grand nombre de hauts dignitaires de l’église y assistèrent sous la présidence de l’archevêque Burchard.
Ce synode, quoique peu connu dans l’histoire, n’en est pas moins remarquable par les sentiments et les idées qui prévalurent /333/ dans l’assemblée et qu’on retrouve dans l’exorde d’une charte du même temps, résumant sans doute la pensée dominante du concile. Nous en citerons quelques traits: « Les canons que les pères orthodoxes ont sanctionnés et promulgués à plusieurs fois, nous enseignent par des exemples multipliés que notre devoir pastoral nous prescrit de veiller avec zèle sur les intérêts des enfants de l’église et de profiter des jours paisibles que le Christ daigne nous accorder pour lui faire restituer les biens consacrés à son entretien, dont les hommes avides et méchants ne craignent pas de le dépouiller dans les temps de calamité publique. Nous voyons avec douleur des églises ruinées par leurs extorsions et privées des moyens nécessaires pour soulager le pauvre. Nous voyons le flambeau de la foi presque éteint depuis qu’il ne brille plus de l’éclat que lui prête la charité publique. C’est comme un vent perfide et diabolique qui cherche à empoisonner la religion de son souffle envenimé, parce qu’il ne peut la détruire à force ouverte … Cette divine épouse de Christ, belle, forte dans sa jeunesse et sa puissance primitives … comme le prouvent les miracles des apôtres et les victoires des martyrs, semble veiller, maintenant que la fin du monde approche, … non pas que ce changement se soit fait en elle, mais dans quelques-uns de ses enfants dont les mœurs ont fléchi. Que ceux qui désirent se mettre à l’abri des tourmentes qui menacent cette mer fangeuse et arriver à temps au port du salut prient avec nous, à l’exemple du psalmiste (Psalmiste LXXI, vers. 17): « Seigneur, ne me rejetez pas, dans ma décrépitude, etc. 1 . » /334/
Le second concile tenu à Anse, en l’an 1023, est célèbre à cause de la dispute élevée entre l’archevêque de Vienne et l’évêque de Mâcon 1 , au sujet de certains religieux de Cluny établis dans le diocèse de Vienne, dont l’archevêque de Vienne avait fait l’ordination, contrairement aux droits de l’évêque de Mâcon.
Cette querelle avait fait grand bruit et fut l’objet de vifs débats dans l’assemblée, entre les partisans des deux prélats opposés et ceux d’Odillon, abbé de Cluny, qui prétendait que ses religieux étaient exempts de toute juridiction épiscopale.
Dans ce synode, présidé par Burchard II, archevêque de Lyon, où il exerçait nécessairement une haute influence par sa naissance, son rang et son crédit, notre prélat donna une preuve éclatante de sa justice impartiale, car Burchard, évêque de Vienne, qui était son frère utérin 2 , y fut condamné et obligé de faire amende honorable. C’est ainsi que les contemporains reconnaissaient en toute occasion les qualités éminentes de ce vertueux prélat. — On trouve une charte qui se termine par cette formule remarquable quoi que un peu ampoulée: « Donné en l’an de N. S. J. C. 1007, le seigneur Rodolphe roi, faisant briller dans sa main le sceptre de la royauté, et la crosse épiscopale de l’église de St. Etienne de Lyon étant portée avec non moins de vigueur que de mansuétude par le vénérable seigneur Burchard 3 .»
Le roi Rodolphe donna bientôt une marque nouvelle et /335/ éclatante de l’affection qu’il portait à son frère l’archevêque de Lyon: vers l’an 1002, il se démit en sa faveur de la dignité d’abbé commandataire de la royale abbaye de St. Maurice. Burchard gouvernait déjà, depuis plusieurs années, cette célèbre communauté avec le titre de prévôt, emploi dans lequel il fut immédiatement remplacé par Anselme, évêque d’Aoste, son frère utérin 1 .
Les premières dignités de ce monastère étaient restées depuis plus de deux siècles comme l’apanage héréditaire des princes de la race des rois de la Bourgogne jurane 2 . Cependant le monarque régnant était en butte aux soulèvements réitérés des magnats de son royaume qui se révoltaient contre l’ascendant que les prélats et notamment l’archevêque de Lyon exerçaient dans les affaires de l’état, ascendant qui tendait trop ouvertement à établir partout l’indépendance du haut clergé, au détriment du pouvoir des comtes et des grands bénéficiers du royaume, pour ne pas exciter leurs plaintes. Deux partis puissants s’étaient formés dans l’état; à la tête du premier se trouvait l’archevêque Burchard, soutenu par la reine Hermengarde et d’autres évêques également alliés au sang royal; la faction opposée réunissait les principaux seigneurs du pays et leurs nombreux adhérents.
Rodolphe III ayant eu un frère aîné nommé Conrad, mort avant son père, auquel il devait succéder, fut destiné dans sa jeunesse à l’état ecclésiastique et il avait puisé dans cette /336/ première éducation un penchant décidé pour le clergé. Ce monarque, déjà âgé, était privé d’enfants, quoiqu’il fût marié pour la seconde fois, mais il avait eu quatre sœurs nées de deux lits différents, et sa couronne devait passer, après sa mort, sur la tête de l’un de ses neveux.
L’archevêque Burchard avait un grand intérêt à ce que le choix du roi son frère s’arrêtât plutôt sur le fils de l’une de ses propres sœurs que sur les petits-fils de Mathilde de France, seconde femme de Conrad le Pacifique, son père.
L’empereur Henri II était fils de Gisèle, née, comme Burchard, d’Adelanie et du roi Conrad. Le monarque germain se trouvait ainsi être son neveu du côté paternel et maternel; Henri était en outre très porté à favoriser l’église qui le surnomma le Saint.
Burchard représenta au roi, son frère, qu’il ne jouirait d’aucun repos tant qu’il n’aurait pas désigné son successeur au trône; il lui fit observer que l’empereur Henri étant né de l’aînée des filles du roi Conrad, leur père commun, il avait les droits les plus prochains à sa succession, et il lui démontra, en outre, tous les avantages politiques qui résulteraient de cette préférence légitime, qui lui offrirait un puissant appui contre l’insoumission de ses sujets toujours prêts à la révolte et assurait la stabilité des immunités accordées au clergé ainsi que la tranquillité de ses vieux jours.
L’archevêque fut secondé dans cette grave circonstance par la reine Hermengarde, dont il avait su concilier les intérêts particuliers avec les siens. Le monarque, accompagné de la reine et des jeunes fils qu’elle avait eus d’un premier mariage, ainsi que des archevêques Burchard de Lyon et Burchard de Vienne, son frère, se rendit, en 1016, à Strasbourg /337/ auprès de l’empereur Henri, qui était venu à la rencontre du roi son oncle 1 .
Ces grands personnages arrivèrent dans cette cité après les fêtes de Pâques, et là, en présence des magnats des deux états, Rodolphe reconnut solennellement l’empereur Henri pour son successeur au royaume de Bourgogne, et l’associa en quelque sorte de son vivant à sa royauté, en lui promettant de ne plus rien entreprendre d’important sans son consentement exprès 2 .
Malheureusement l’empereur Henri II mourut avant son oncle (an. 1024), et tout l’édifice que l’archevêque Burchard avait élevé avec tant de sollicitude, se trouva de nouveau compromis; les troubles excités par les diverses factions, dont chacune cherchait à faire passer la couronne des deux Bourgognes sur la tête de son candidat, devinrent plus graves et plus compliqués.
Conrad le Salique, successeur d’Henri le Saint, ayant épousé Gisèle, nièce du roi Rodolphe, prétendait que son héritage lui revenait de droit, et à cet argument tiré de sa parenté il en ajouta bientôt un autre puisé dans sa force. Il commença par s’emparer de la ville de Bâle, qui faisait partie du royaume de Bourgogne 3 . Le roi essaya de résister à cet acte d’hostilité imprévu, mais Conrad II avait à la cour de son oncle des partisans nombreux et influents; la reine /338/ Hermengarde penchait pour lui; elle détermina le vieux roi à entrer en conférences avec son neveu, conférences qui, par les soins de la reine de Germanie sa nièce, se terminèrent heureusement au commencement de l’an 1027, par un traité qui assurait la couronne au jeune Henri, fils de Conrad et de Gisèle 1 .
Cet arrangement ne pouvait guère être agréable à l’archevêque Burchard, car Gisèle de Souabe, mère du futur roi Henri, était fille de Gerberge, qui n’était sa sœur que du côté paternel, et le nouvel héritier lui tenait de moins près que le précédent. En outre, l’empereur Conrad 2 favorisait évidemment l’ordre laïque et la féodalité, dont il fut le législateur, bien plus que la puissance du clergé que Burchard avait travaillé toute sa vie à faire prévaloir.
Cet événement jeta de la tristesse sur les dernières années de la vie du vieux prélat. Déjà plusieurs années auparavant, et lorsqu’il avait cru son œuvre politique accomplie par l’adoption de l’empereur Henri II, Burchard, auquel son âge avancé 3 ne permettait plus de suivre le roi dans ses voyages, se démit, avec son consentement, de la charge d’archichancelier du royaume, en faveur d’Anselme, évêque d’Aoste 4 , qui ne la conserva pas longtemps, étant décédé vers l’an 1024.
Celui-ci eut pour successeur au siége de la cité d’Aoste /339/ un troisième Burchard, neveu de l’archevêque de Lyon, auquel il succéda plus tard sur le siége de cette métropole 1 .
L’archevêque Burchard partageait son temps entre Lyon, où l’appelaient ses devoirs épiscopaux, et son abbaye de St. Maurice, en Valais, où il se retirait chaque année pendant quelques mois, pour y puiser dans le repos les forces qui commençaient à l’abandonner. Sur la fin de sa vie (an. 1026), il se déchargea du gouvernement de cette abbaye, en faisant nommer Burchard, son neveu, prévôt de ce monastère 2 .
L’archevêque de Lyon, Burchard II, fut le véritable restaurateur de l’abbaye de St. Maurice ruinée au Xe siècle par les invasions des Sarrazins. Il obtint en 1017 du roi Rodolphe III, son frère utérin, la restitution d’une partie des biens donnés jadis à ce célèbre monastère valaisan, qui avaient été ensuite réunis au domaine royal; il fit rebâtir l’église des Martyrs et releva le couvent de ses ruines en 1029.
Vers le même temps, ce vénérable prélat entreprit d’étendre aux contrées renfermées entre la Loire, la Saône et le mont Jura, les bienfaits de la Trève de Dieu, établie depuis peu d’années dans l’Aquitaine et dans l’Auvergne. /340/ A cet effet, il convoqua à Verdun sur le Doubs un concile provincial composé de l’archevêque de Besançon et des évêques de Mâcon, de Châlons, d’Autun, d’Auxerre, de Langres et même de Soissons 1 . Un grand nombre de seigneurs et une foule de peuple, attirés par cette solennité, s’étaient rassemblés dans une plaine située au confluent de la Saône et du Doubs, aux portes de Verdun, pour entendre proclamer la paix du Seigneur 2 .
Cette cérémonie émouvante s’accomplit avec une pompe et un éclat conformes à la dignité et à la naissance de l’illustre prélat, frère du roi, qui présidait l’assemblée. Plusieurs seigneurs et beaucoup de personnages appartenant à l’ordre équestre 3 adhérèrent immédiatement à la trêve. Ensuite le vénérable archevêque de Lyon excommunia solennellement les violateurs de la paix et tous ceux qui refuseraient de la jurer dans un délai déterminé 4 .
L’époque où l’assemblée de Verdun eut lieu peut se déduire approximativement du nom des évêques qui y assistèrent. Elle est antérieure à l’an 1031, qui fut celui de la mort de plusieurs d’entre eux 5 ; d’un autre côté, Helmuin, évêque d’Autun, ne fut promu à ce siége qu’en 1025, année où il parut au deuxième concile d’Anse, qui a dû précéder de quelques années celui de Verdun. Enfin on remarque /341/ parmi les assistants à cette dernière assemblée le prêtre Uldric, que l’archevêque Burchard semble qualifier comme son coadjuteur ou son successeur désigné au siége de Lyon 1 ; lequel lui succéda en effet quelques années plus tard. Cette circonstance supposerait que l’archevêque sentait sa fin approcher lorsqu’il songea à se donner un coadjuteur, et que le concile de Verdun se tint dans les années 1029 ou 1030, qui furent les dernières de sa vie. — Quoi qu’il en soit, le vénérable prélat mourut le 12 juin 1031 2 , âgé de plus de 90 ans, après avoir occupé pendant plus de 52 ans le siége métropolitain de Lyon.
La vie de Burchard II nous apprend que ce prélat possédait toutes les qualités qui, pour le siècle où il vivait, constituent le grand homme. Quoique doué d’une piété sincère, il ne fut point, à la vérité, canonisé comme son frère Burchard, archevêque de Vienne. Mais il avait bien apprécié les besoins de son époque, et le rôle important que l’église était appelée à remplir au profit des populations, en ouvrant à la masse des petits propriétaires encore libres, mais affaissés et démoralisés par suite des invasions des barbares, un asile contre les envahissements du pouvoir féodal toujours croissant, et en leur procurant un abri salutaire sous la crosse d’un abbé ou la mitre d’un évêque. Mais il avait senti que cette protection, pour devenir efficace, devait être libre, forte, et indépendante du pouvoir des laïques. En conséquence, tous les efforts du prélat tendirent désormais à /342/ accroître la puissance temporelle de l’église, non-seulement dans son diocèse, mais encore partout où son influence personnelle pouvait s’étendre.
Quelle que soit la part que son ambition personnelle ait pu avoir dans l’accomplissement de cette tâche, ce royal prélat mérite l’éternelle reconnaissance de la belle et populeuse cité de Lyon, pour avoir élevé son église métropolitaine au plus haut degré de lustre et de splendeur, en faisant revivre son ancienne primatie 1 ; pour avoir affranchi Lyon du pouvoir fiscal et féodal des comtes, et établi sur des bases légitimes et solides la souveraineté temporelle des archevêques, sous la mouvance immédiate des rois de Bourgogne et des empereurs leurs successeurs; ayant jeté ainsi les fondements de l’indépendance et des libertés municipales qui ont permis plus tard à cette cité de développer sans obstacle l’incomparable industrie qui a fait depuis sa grandeur et sa richesse.
Quoique, dans les siècles suivants, la souveraineté des archevêques ait subi plusieurs atteintes, par suite des entreprises plus ou moins heureuses des comtes de Forez, cependant les premiers ont toujours fini par ressaisir cette souveraineté telle que Burchard II l’avait créée, jusqu’à ce qu’enfin, la prépondérance ecclésiastique ayant achevé son temps, elle dut céder au gouvernement civil ou consulaire qui triompha à son tour vers la fin du XIIIe siècle, après une lutte de plusieurs années.
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BURCHARD III, DIT LE SUPERBE.
« Après la mort de Burchard II, archevêque de Lyon, le choix de son successeur donna lieu à de grandes dissensions. Plusieurs compétiteurs de haut rang, excités par des appétits peu légitimes, tels que la soif d’une grandeur orgueilleuse, convoitaient en même temps cette haute dignité spirituelle et temporelle. Le plus ardent d’entre eux était Burchard, neveu de l’archevêque de même nom, qui venait de mourir. Cet homme issu d’une très noble race, vaillant et entreprenant, mais fier et superbe, était peu scrupuleux d’employer des moyens illégitimes et même sacriléges pour parvenir à l’accomplissement de ses projets ambitieux. Aussitôt qu’il eut appris la mort de son oncle, il délaissa brusquement son siège épiscopal d’Aoste, et se rendit en toute hâte à Lyon 1 .
Le clergé et le peuple de cette cité étaient divisés entre les partisans de Burchard, évêque d’Aoste, les adhérents de Giraud (ou Girard) II, comte de Forez, et, en troisième lieu, les zélateurs qui demandaient une élection purement canonique, et sollicitaient St. Odillon, abbé de Cluny, de prendre la mitre archiépiscopale.
Mais Burchard revendiquait cette dignité comme étant devenue inséparable de l’héritage temporel laissé par son oncle, qui lui revenait, disait-il, suivant les lois séculières de succession. Il représentait en même temps au clergé que lui seul pouvait maintenir l’indépendance et les priviléges /344/ de l’église vis-à-vis des comtes de Forez; il rappelait au peuple de Lyon l’obéissance qu’il devait à son vieux roi Rodolphe, qui vivait encore et qui semblait approuver sa candidature, mais, ce qui sans doute était d’un bien plus grand poids, il se présentait aux Lyonnais appuyé de toutes les forces de Gérold dit le Genevois, son proche parent, qui était alors tout puissant dans les provinces voisines. Au moyen de cet appui, il obligea la faction du comte de Forez à ajourner ses prétentions, qui ne tendaient à rien moins qu’à ressaisir la puissance temporelle de Lyon.
De leur côté, le chapitre et ses zélateurs, voyant la répugnance d’Odillon à se compromettre dans ces discordes intérieures, avaient envoyé une députation à Rome, auprès du pape Jean XIX, pour l’informer de l’anarchie qui régnait à Lyon et lui demander de vaincre les scrupules de l’abbé de Cluny, en lui ordonnant d’accepter son élection au siége de Lyon. Le pape, pour faire cesser ce schisme scandaleux, nomma St. Odillon archevêque de Lyon, lui envoya le pallium, et lui écrivit une lettre où il lui ordonnait de prendre immédiatement le gouvernement de cette métropole, sous peine de se rendre coupable de désobéissance envers le saint-siége, et de charger sa conscience de tous les maux qui pouvaient résulter de son refus 1 .
Néanmoins ce saint homme persista dans son humble résistance, et réserva les ornements épiscopaux envoyés par le pape pour les remettre au futur pontife qui serait canoniquement élu 2 . Ainsi les partisans d’Odillon, déçus dans /345/ leur légitime espérance, se retirèrent de la lutte engagée et laissèrent le champ libre à Burchard le jeune, qui ne rencontra plus d’obstacles à son élévation. Cette élévation est attestée par une charte de l’évêque de Belley, suffragant de Lyon, dans laquelle Burchard prononça l’anathème contre tous ceux qui contreviendraient aux dispositions contenues dans cet acte, lequel est daté de l’an 1032 et du règne de Rodolphe III 1 .
Dans ces entrefaites le roi Rodolphe III mourut le 6 septembre 1032, après avoir envoyé les insignes de sa royauté à l’empereur Conrad le Salique, qu’il avait déclaré son héritier.
Cet événement changea la face des affaires. Burchard ne se flattait point d’être maintenu dans ses dignités par l’empereur, celui-ci ne pouvant guère oublier que lui, aussi bien que son oncle, avait constamment contrarié les vues de ce monarque sur le royaume de Bourgogne. En homme résolu, le prélat n’hésita point à se déclarer ouvertement contre Conrad. Tandis qu’Eudes, dit le Champenois, comte de Troyes, qui se prétendait héritier légitime du trône vacant, comme fils de Berthe, sœur aînée du dernier roi, tenait l’empereur en échec sur les limites de la Bourgogne teutonique, pendant le rude hiver de l’an 1033 2 , Burchard et Gérold le Genevois, qui revendiquait aussi une portion de l’héritage de Rodolphe III dont il était parent, avaient réuni tous leurs adhérents et leurs vassaux sur les bords du Rhône, pour s’opposer aux troupes d’Italie que Conrad envoyait contre eux, sous la conduite de l’archevêque de Milan et du /346/ comte Humbert (de Maurienne). Mais l’empereur, ayant pénétré l’été suivant en Champagne, et ravagé les domaines patrimoniaux du comte Eudes 1 , il obligea, par cette manœuvre, son compétiteur à abandonner la Bourgogne, ce qui lui permit de se porter en personne, à la tête des ultrajurains, au devant de son armée d’Italie, qui débouchait par le mont Cenis. Gérold et Burchard, qui s’étaient retranchés dans Genève, se virent ainsi serrés entre deux armées ennemies et furent contraints de faire leur soumission.
Cependant la soumission de ce prélat ambitieux et turbulent ne fut pas très sincère; forcé d’ajourner ses desseins, il employa son temps à se fortifier dans son territoire. On lui attribue la construction du fort de Pierre en Cise, qui domine la Saône au-dessus de Lyon, où il faisait sa résidence ordinaire, en prince guerrier plutôt qu’en pontife de l’église. Aussi, lorsque deux ans après (1036), Eudes le Champenois eut repris les armes contre l’empereur 2 , Burchard, soit qu’il fût d’accord avec le prétendant, soit qu’il crût l’occasion favorable, reprit les armes et s’avança dans la Transjurane à la tête d’un corps de gens d’armes composé de ses vassaux et d’adhérents du Lyonnais, et, en outre, de ceux qui dépendaient du siège de St. Maurice en Valais, où le prélat avait succédé à son oncle Burchard II comme abbé et comte du Chablais 3 . Mais il fut bientôt arrêté dans sa marche par les troupes impériales qui s’avançaient contre lui sous le commandement du comte Ulric (fils de Seliger), lieutenant de l’empereur, entre le mont Jura et les Alpes. /347/ L’intrépide archevêque lui livra bataille, mais la fortune trompa de nouveau son audace; complétement défait, il tomba lui-même entre les mains du vainqueur. Celui-ci, qui semble avoir nourri contre Burchard quelque inimitié personnelle, fit subir au prélat malheureux un traitement indigne de son rang; il le chargea de fers et le conduisit dans cet état devant l’empereur. Dans cette occasion, le monarque irrité se montra inexorable: il ne pardonna point à Burchard ce dernier acte de rébellion et le fit garder à vue dans une forteresse, où il demeura prisonnier pendant plusieurs années 1 .
Lorsque la nouvelle de la captivité du pontife parvint à Lyon, tous les partis comprimés par la crainte qu’il leur avait inspirée se ranimèrent. Le comte Giraud de Forez fut celui qui déploya le plus d’activité; ses prétentions ne tendaient à rien moins qu’à faire déposer Burchard pour lui substituer son fils à peine adolescent (puerulum). Mais le prélat, quoique retenu dans l’exil, ne pouvait être légalement dépouillé de sa dignité archiépiscopale que par un jugement solennel prononcé par un concile convoqué ad hoc par le pape et l’empereur 2 . Aussi Burchard avait-il conservé un puissant parti dans le clergé de la métropole. Cependant, le comte Giraud parvint à faire nommer son fils par la faction qui lui était dévouée, mais ce succès passager fut bientôt suivi d’un revers. Le chapitre métropolitain, qui, en l’absence de l’archevêque, exerçait le pouvoir temporel et spirituel, comprenait que Burchard, malgré son dcspotisme /348/ et les vices même dont on l’accusait 1 , était le bouclier des franchises et des prérogatives de son église, tandis que le comte, au contraire, n’avait évidemment intronisé son fils qu’avec l’espoir de parvenir plus aisément à dépouiller l’église de Lyon de tous ses priviléges temporels et de replacer cette cité sous son obéissance. Ces considérations grossirent le nombre des partisans du prélat captif. Ceux-ci, ayant fini par l’emporter à leur tour, ils expulsèrent de leurs murs Giraud et son enfant mitré, « qu’ils envisageaient, dit un contemporain, non comme le vrai pasteur d’un troupeau, mais comme le mercenaire du comte de Forez 2 . »
Pendant que Lyon se débattait ainsi dans les discordes intestines, l’empereur Conrad mourut à Trêves, le 4 juin 1039. Henri III, son fils et son successeur, qui n’avait pas plus approuvé la captivité de Burchard que l’exil des prélats d’Italie expulsés de leurs siéges sans jugement canonique, par les ordres de son père 3 , rendit l’archevêque de Lyon à la liberté; mais il lui imposa, comme pénitence, une retraite forcée dans son abbaye de St. Maurice en Valais, se réservant de pourvoir ultérieurement à la paix de sa métropole. Burchard se rendit effectivement dans cette abbaye, où il se trouvait en l’an 1040, s’acquittant de ses fonctions abbatiales, faisant des échanges de domaines utiles à sa communauté, et ne paraissant nullement affecté sous le poids de sa disgrâce 4 . /349/
Cependant l’empereur s’occupait à faire cesser le schisme qui désolait l’église de Lyon. Il dépêcha un message à Halynard, abbé de Ste Benigne de Dijon, qu’il avait autrefois connu et dont il estimait le caractère et la piété, pour lui procurer ce siége métropolitain; mais celui ci refusa cette haute dignité et désigna au choix du monarque Odolric (ou Uldric), devenu archidiacre de Langres, dont on a parlé ci-devant et dont l’âge et les vertus convenaient à l’accomplissement d’une tâche aussi difficile que celle de rétablir l’ordre et la paix, dans le diocèse de Lyon. — Henri étant venu lui-même à Besançon, an. 1041, et se voyant en mesure de faire exécuter ses arrêts salutaires, appela auprès de lui les députés du clergé de Lyon, qui acceptèrent Odolric. Celui-ci partit pour sa métropole revêtu des ornements précieux dont l’empereur l’avait gratifié en le nommant. Il fut accueilli à Lyon et reconnu en qualité d’archevêque par le clergé et le peuple assemblés pour sa réception. Le nouveau prélat rétablit la paix et la tranquillité dans son diocèse; néanmoins il mourut après cinq ans de siége, le 10 juin 1046, et sa mort fut attribuée au poison.
Quant à Burchard, il ne sortit plus de son abbaye, prenant peu ou point de part à ce qui se passait en dehors de son ressort abbatial; néanmoins il continuait à porter le titre d’archevêque, même après l’élection canonique d’Odolric au siège de Lyon 1 . Cependant les fatigues d’une vie /350/ orageuse et les douleurs d’une longue captivité, aussi bien que les cruels mécomptes d’une ambition déçue, abrégèrent la vie du prélat guerrier, qui mourut, dans la force de l’âge à St. Maurice, en même temps qu’Odolric, qui tenait sa place sur le siège de Lyon; leur anniversaire à tous deux est marqué sur le nécrologue de l’église de St. Jean, sous la même année et le même jour, savoir le 10 juin 1046 1 .
Exemple bien remarquable des vicissitudes et du néant des grandeurs terrestres.
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