ESSAI HISTORIQUE SUR LA SOUVERAINETÉ DU LYONNAIS 1
C’est une opinion généralement répandue parmi les historiens modernes, que la cité de Lyon et le Lyonnais ont été détachés du royaume de France occidentale pour en composer la dot de Mathilde, sœur de Lothaire II, roi de France, lorsque celle-ci épousa Conrad le Pacifique, roi des deux Bourgognes.
Cette opinion paraît s’être formée d’après un passage de la chronique de Verdun, de Hugues, abbé de Flavigny, écrivain du XIIe siècle, qui n’a fait qu’abréger la chronique de Frodoard, auteur contemporain du XIe . Celui-ci ne parle point de cette prétendue cession de Lyon, et cette circonstance affaiblit essentiellement la confiance dans le dire de son abréviateur. On a vainement cherché des documents propres à jeter un jour direct sur cette question qui intéresse particulièrement l’histoire du Lyonnais.
Nos recherches relatives à l’histoire des deux Bourgognes /274/ nous ayant conduit à Lyon, nous y avons recueilli un grand nombre de documents, grâce à la libéralité des savants qui honorent cette belle cité, et particulièrement de feu M. Cochard, auteur d’une histoire manuscrite de Lyon, et possesseur d’un ancien cartulaire de Savigny; de M. Péricaud aîné, conservaleur de la bibliothèque du collége, riche en manuscrits précieux; de M. Pichard, conservateur de la bibliothèque Adamoli au palais St. Pierre, et de M. Vincent, garde des archives de la préfecture du Rhône. — Ces documents, joints à ceux que nous avons trouvés dans les diverses archives de la Suisse romande, nous ont mis à même de soumettre cette opinion à un examen approfondi et fondé sur des titres authentiques. Nous avons cru nécessaire de diviser la question, pour en rendre la solution plus nette, et de la faire précéder d’un résumé historique, depuis le partage de la monarchie de Karl-le-Magne jusqu’au mariage de Mathilde.
§ 1.
Résumé historique, depuis le partage de la monarchie de Karl-le-Magne (an. 843) jusqu’à l’avènement de Conrad le Pacifique, roi des deux Bourgognes juranes (an. 937).
Le Lyonnais (Provincia, pagus, comitatus Lugdunensis), beaucoup plus étendu dans le moyen âge que dans les temps modernes, comprenait, outre le Lyonnais proprement dit, le Beaujolais (Bellojocensis ager), le Roannais (Pagus rodanensis), le Forès (Pagus forensis) et la Bresse-Bressane (Pagus Baugiaci, pagus Dumbensis, pagus Chalomontensis 1 ). /275/
Cette grande et riche province faisait partie de l’ancienne Gaule celtique, que l’on désignait, dès le Xe siècle, sous le nom de Bourgogne (Burgundia) et dont la cité de Lyon était le siège primordial. Cette contrée conserva cette dernière dénomination, même sous la monarchie européenne de Karl-le-Magne et de son fils Louis, quoique alors la Bourgogne ne formât point un royaume distinct 1 .
Sous le règne de Louis le Pieux, la province de Lyon était administrée par un comte nommé Bertmund (Bertmundus) 2 . Eherard, son père, possédait dans le Lyonnais de riches bénéfices qu’il transmit à son fils 3 .
Bertmund fut chargé par l’empereur de punir la révolte de Bernard, roi d’Italie, neveu de Louis le Pieux: il le fit prisonnier (an. 818) et lui fit infliger le supplice rigoureux dont il mourut 4 . Le célèbre Agobard, archevêque de Lyon, dans une lettre adressée au comte du palais impérial, loue le comte Bertmund à cause de sa justice et du bon ordre qu’il sut maintenir dans son gouvernement, il nous apprend que ce fut lui qui, le premier, s’adjoignit un suppléant ou vicomte (vice-comes) chargé de le remplacer ou de l’assister dans ses fonctions comitales 5 . /276/
Après la mort de Louis le Pieux, lorsque le partage de ses états fut définitivement arrêté à Verdun (le 8 août 843), ce fut le cours de la Saône jusqu’au Rhône et celui de ce fleuve jusqu’à la mer, qui servirent de délimitation générale entre la part de Karl-le-Chauve et celle de l’empereur Lothaire 1 son frère aîné. Cependant, comme les provinces ecclésiastiques de Lyon, de Vienne, de Valence, d’Avignon, de Viviers et d’Usy, s’étendaient sur l’une et l’autre rive de ces fleuves, et que même quelques-unes de ces villes, Lyon entre autres, prolongeaient déjà leurs faubourgs sur leurs bords opposés, ces diocèses furent compris en entier dans les états de l’empereur 2 . Lothaire n’avait point attendu la conclusion du partage de Verdun, pour se mettre en possession du Lyonnais. Se trouvant forcé, par les désastres de la guerre, de s’enfuir d’Aix-la-Chapelle, il se retira à Lyon, accompagné de sa famille (au mois de juin 842) 3 et chercha à y rassembler ses partisans dispersés.
Vers la fin de la même année, il chargea le comte Mathfried de l’intendance provisoire du Lyonnais, à titre de ministérial (ministerialis) 4 . Mais, bientôt après, le célèbre comte Gerhard (dit de Roussillon) ayant passé du service de Karl-le-Chauve 5 à celui de Lothaire, ce dernier l’investit /277/ du gouvernement amovible des comtés de Lyon et de Vienne, et le créa, en outre, marchion (marchio) des marches ou frontières de France et d’Aquitaine, dignité qui lui donnait une autorité militaire supérieure aux comtes voisins, depuis les Alpes et le Jura jusqu’aux montagnes de l’Auvergne 1 .
Gerhard mérita ces distinctions par sa fidélité et l’énergie avec laquelle il défendit les droits de l’empereur et de ses fils.
Après la mort de Lothaire, ses trois fils se réunirent à Orbe (Urba) en Suisse, le 22 septembre 856, pour faire le partage de ses états 2 .
Selon les volontés de son père, Karl, le plus jeune, reçut, pour sa part, la Provence et le duché de Lyon, dénomination sous laquelle on comprenait les comtés situés entre le Rhône et la Durance 3 . Ce nouvel état prit le nom de royaume de Provence. Le jeune roi Karl dont la tutelle avait été confiée par l’empereur mourant au comte Gerhard éleva celui-ci à la dignité de duc, titre qui équivalait à celui de régent ou de vice-roi; et il se plaît dans ses diplômes à l’appeler son mentor, son père nourricier (magister, nutritor) 4 . /278/
Karl le jeune étant mort avant le 18 mai de l’an 863 1 , le royaume de Provence fut divisé entre ses deux frères. L’empereur Louis II eut la Provence proprement dite depuis la Durance à la mer, et Lothaire le jeune réunit le duché de Lyon à son royaume de Lotharingie 2 . Il revint à Lyon et s’y trouvait le 8 mai 863. Il signala sa bienvenue dans cette métropole par ses libéralités en faveur des églises. L’une de ces chartes de donation est remarquable en ce qu’il y est dit « que le monastère de St. Pierre, situé entre la Saône et le Rhône, est dans le bourg (in burgo), le roi siégeant de sa personne dans la cité de Lyon (in civitate Lugdunensi), » c’est-à-dire sur la rive droite de la Saône 3 .
Une autre donation prouve, en premier lieu, que le roi Lothaire confirma le duc Gerhard dans tous les honneurs dont il avait été revêtu sous le règne de son prédécesseur et particulièrement dans la charge de comte de Lyon. Elle ordonne ensuite la restitution en faveur de l’archevêque Remi et du comte Gerhard de tous les biens usurpés sur les propriétés épiscopales et comitales (res quaslibet episcopatus comitatusque) « lesquelles se confondent (y est-il dit) et par leur nature et par leur objet » (quas unius conditionis et causæ esse declaratur) 4 . Cette singulière déclaration semble le premier germe de cette réunion du pouvoir épiscopal et /279/ comital qui se réalisa plus tard dans la domination des archevêques de Lyon et qui paraît avoir été plutôt l’œuvre du temps et d’une fusion progressive des biens et des droits de l’archevêque et du comte, qu’une concession souveraine 1 .
Lothaire le jeune étant mort le 8 août 869 2 , sans laisser d’enfants légitimes, le partage de ses états donna lieu à de nouveaux troubles.
Son oncle Karl-le-Chauve prétendit s’emparer de tout l’héritage de son neveu au préjudice des droits de l’empereur Louis II, frère aîné de Lothaire, qui, se trouvant alors captif du duc de Bénévent, ne pouvait s’opposer à cette injuste spoliation de ses droits naturels. Karl se fit couronner roi de Lotharingie, à Metz, le 9 septembre 869 3 . Mais Louis, roi de Germanie, frère de celui-ci, le contraignit à lui abandonner une portion de cette riche proie; un traité fut conclu entre eux à Mersen sur la Meuse, le 8 août 870 4 . Karl eut, dans son lot, les métropoles de Besançon, de Lyon et de Vienne, avec les diocèses et les comtés qui en faisaient partie, et il se rendit aussitôt dans ses nouveaux états, pour en prendre possession. Cependant le duc Gerhard était résolu à soutenir les droits légitimes de l’empereur Louis II, /280/ se sentant appuyé par les évêques et les comtes du pays qui n’avaient point encore reconnu la suzeraineté de Karl, il lui opposa une vigoureuse résistance.
Forcé de se retirer avec sa famille à Vienne à la suite d’une défaite qu’il avait essuyée dans les gorges du Jura 1 , il s’y défendit avec énergie pendant plusieurs mois. Le roi Karl s’était emparé de Lyon, et, de là, il dirigeait le siège de Vienne. Il parvint enfin à se créer des intelligences dans la ville, et, aidé de la défection, il contraignit le comte Gerhard à capituler, et fit son entrée à Vienne la veille de Noël 870 2 .
La reddition de cette ville entraîna la soumission de tout le pays depuis Lyon jusqu’à la Durance. Le comte Gerhard se retira avec Berthe, son épouse, et ses enfants, dans les grands domaines héréditaires qu’il possédait dans le diocèse d’Autun 3 . Il consacra une partie de ses biens à la fondation de la célèbre abbaye de Vezelay.
Cependant Louis II, devenu libre, avait hautement protesté contre l’usurpation de ses oncles. Vainement il employa l’intervention du pape Adrien II, lequel, dans un message adressé au roi Karl (an. 869), le menaça d’excommunication ainsi que tous ceux, tant évêques que laïcs, qui oseraient s’approprier les états du roi Lothaire, « lesquels, dit le pontife, appartiennent, par droit d’héritage, à l’empereur Louis, son fils spirituel 4 . » /281/
Karl, auquel de faux avis annonçaient la mort prochaine de son neveu, ne tint aucun compte de ces menaces, mais Louis fut plus heureux auprès de son oncle le roi de Germanie. L’impératrice Angilberge, sa femme, obtint de lui, dans une entrevue qui eut lieu a Trente (en mai 872), la restitution des comtés situés entre les Alpes et le Jura 1 .
Espérant que l’exemple de son frère entraînerait Karl, elle sollicita aussi de lui une entrevue à St. Maurice d’Agaune, en Valais. Karl-le-Chauve s’avança jusqu’au pied du Jura, mais apprenant que le roi de Germanie avait cédé ce pays à leur neveu, il rebroussa chemin et se hâta d’exiger un nouveau serment des évêques et des comtes du royaume de Lothaire 2 dont il ne cessa de se défier.
L’usurpation des états échus en partage au fils de l’empereur Lothaire était d’autant plus injuste de la part de Karl que, né d’une autre mère, il n’était que son frère consanguin. Les fils de l’empereur avaient donc des droits bien plus incontestables que les siens à l’héritage de leur père, d’autant que cette circonstance séparait profondément les intérêts dynastiques des karlings lotharingiens de ceux des karlings français.
C’est en réalité de cette spoliation que datent les prétentions opposées des rois de France et des rois de Bourgogne à la souveraineté de la Cis-jurane et de Lyon en particulier.
Aussitôt après la reddition de Vienne le roi Karl en avait donné le gouvernement immédiat avec la haute surveillance de tous les comtés environnants, au comte Bozon, frère de Richilde sa seconde femme 3 . /282/
L’administration du Lyonnais fut confiée vers le même temps au comte Guillaume, premier du nom, lequel, mettant à profit l’ordonnance de Karl qui favorisait l’inamovibilité des honneurs et des bénéfices, parvint à rendre la dignité de comte héréditaire dans sa famille 1 ; ce ne fut point néanmoins sans éprouver une forte opposition de la part des archevêques de Lyon, défenseurs des libertés et des droits du clergé, des vassaux ecclésiastiques et des citoyens dont ils étaient l’élu 2 .
L’empereur Louis II mourut (le 2 août 875) ne laissant qu’une fille, nommée Hermengarde, seul rejeton de la branche lotharingienne des Karlings 3 .
Boson, que Karl venait de créer duc en lui conférant une autorité égale à celle des rois dans les provinces de Lyon, de Vienne et d’Arles 4 , ayant accompagné son souverain en /283/ Italie, lorsque ce prince s’y fit couronner empereur, jour de Noël 785, à Rome, y était encore en qualité de plénipotentiaire impérial (missus Italiæ) lorsque ce monarque mourut en route (le 6 octobre 877).
Boson, dont l’ambition croissait avec le pouvoir, profita habilement des événements. Il épousa Hermengarde, fille de l’empereur Louis II, qui lui apporta en dot les trésors et les droits qu’elle avait hérités de son père 1 . Devenu ainsi gendre et beau-frère de deux empereurs, duc et maître absolu dans la Cis-jurane et la Provence, il ne lui manquait plus qu’un degré pour être roi. Le décès prématuré de Louis le Bègue, fils de son bienfaiteur (10 avril 879), ne laissant lui-même que deux fils dont la légitimité était douteuse, lui permit de s’emparer d’une couronne. Il se fit proclamer roi au fameux synode de Mantala, le 15 octobre 879, par les évêques métropolitains de Vienne, de Lyon, d’Aix, d’Arles, de Tarentaise et de Besançon, assistés de leurs évêques suffragants 2 .
Ce n’est pas ici le lieu d’examiner les circonstances qui déterminèrent ce premier coup porté à la monarchie des Karlings, mais nous ferons observer qu’il ressort de ce mémorable événement deux faits distincts. D’abord l’état d’abandon de ces provinces au milieu des guerres, des partages et des changements de souverains, ce qui leur faisait un besoin de l’élévation d’un nouveau roi. Ensuite la puissance et l’autorité dont Boson y jouissait déjà qui ne laissait guère la possibilité d’offrir la couronne à d’autres qu’à lui. /284/
L’étendue que devait avoir dans son origine le royaume de Boson, fut déterminée par la présence des vingt-trois évêques diocésains qui assistèrent au synode de Mantala et qui en souscrivirent les actes; mais la longue lutte qu’il eut à soutenir jusqu’à sa mort contre les trois rois karlings réunis, les revers qu’il éprouva, et les défections qui en furent la suite, diminuèrent considérablement le rayon dans lequel son autorité s’exerça de fait, il ne fut réellement roi que dans les provinces du Lyonnais, du Viennois et de la Provence 1 .
Aussitôt après son élection, Boson se rendit à Lyon pour se faire sacrer par l’archevêque Aurélien, l’un des principaux auteurs de son élévation. Ce fait, attesté par d’anciens écrivains 2 , est confirmé par plusieurs diplômes du nouveau roi, datés de Lyon du 8 novembre de l’an premier de son règne (879) 3 . Nous avons lieu de présumer que ces chartes furent données le jour même ou le lendemain de cette cérémonie; elles prouvent que la cité de Lyon reconnut l’autorité de Boson. Lorsque plus tard, cette ville fut momentanément occupée par les troupes de Louis et de Karlomann (880), que Vienne fut prise 4 et Boson forcé de se retirer /285/ dans la haute Provence, Lyon et le Lyonnais subirent encore pendant environ cinq ans (de l’an 880 à 886) la domination des rois karlings. Le gouvernement de cette province dévolut naturellement à Bernard, marchion d’Auvergne, surnommé Plante velue 1 , comme étant voisin de l’Auvergne, ce qui explique pourquoi l’archevêque Aurélien dut solliciter, an. 885, de l’empereur Karl-le-Gros, par l’intermédiaire du marchion Bernard, la confirmation des immunités et des biens de son église, d’autant plus que beaucoup de ces biens étaient situés sous la domination de ce monarque comme roi des Français 2 ; mais le marchion Bernard ayant été tué en 886, dans l’un des fréquents combats qu’il eut à livrer au roi Boson, celui-ci rentra en possession de Lyon et du Lyonnais, et l’archevêque Aurélien, qui n’avait point cessé d’être l’un de ses plus fidèles adhérents, fut nommé par lui gouverneur (didascalus) de son fils mineur 3 . Après la mort de Boson (11 janvier 887), sa veuve Hermengarde, accompagnée de son fils Louis, se rendit, dans /286/ le mois de juin de la même année, à Kircheim, en Souabe, auprès de Karl-le-Gros 1 . Ce monarque, resté sans enfants, succombait sous le poids de la couronne de son aïeul Karl-le-Magne, réunie momentanément sur sa faible tête, comme pour en faciliter encore le prochain démembrement. Il accorda volontiers sa protection au jeune orphelin qui, étant petit-fils de Louis II, se trouvait son petit-neveu. Il l’adopta comme son fils et lui conféra le titre de roi 2 .
L’empereur mourut le 13 janvier 888, et Hermengarde, craignant de nouveau pour les droits de son fils, crut plus prudent de céder aux idées dominantes d’une époque où le droit d’élire les rois semblait s’être réveillée comme d’un long sommeil. Vers le mois de septembre 890, elle assembla à Valence un synode composé des prélats et des grands (principes) des provinces de Lyon, Vienne, Embrun, Arles, et des diocèses ou comtés de leur ressort. Dans cette assemblée que présidait Bernoin, archevêque de Vienne, se trouvait Richard dit le Justicier, duc de la Bourgone inférieure, oncle et gardien du jeune prince, ainsi qu’Aurélien, archevêque de Lyon, son tuteur (magister). Il y fut unanimement résolu que « Louis (âgé environ de 13 ans), fils du roi Boson, et petit-fils de l’empereur Louis II, auquel l’empereur Karl avait déjà conféré la dignité royale, et que le roi Arnulfe, son successeur, venait de reconnaître en cette qualité en lui envoyant par deux légats exprès son sceptre royal, » serait élu et sacré roi 3 . Nombre de chartes concernant /287/ le Lyonnais, ou données à Lyon 1 , attestent que l’autorité de Louis dit l’Aveugle fut exclusivement reconnue dans cette province, de même que dans le Viennois et la Provence, et qu’il la conserva jusqu’à la fin de sa vie, malgré les infortunes qui abrégèrent ses jours.
Nous citerons en témoignage les nombreuses chartes de l’abbaye de Savigny dans le Lyonnais, située au delà de la Saône.
Louis l’Aveugle vécut plus longtemps qu’on ne le suppose généralement; il mourut vers le milieu de 928, âgé d’environ 40 ans, comme le prouvent deux chartes de ce même cartulaire, datées de la 28e année de son règne, l’an 928 2 . Il laissa deux fils, dont l’un, connu sous le nom de Karl Constantin, ne conserva de l’héritage paternel que la principauté du Viennois 3 .
L’autre nommé Rodulfe, presque inconnu dans l’histoire, ne survécut que peu à son père 4 . /288/
Lorsque Louis l’Aveugle eut pris la couronne impériale (15 février 901) et eût été expulsé d’Italie par Bérenger, son compétiteur, il revint dans son royaume de Provence (an. 907), violemment privé de la vue. Cette infirmité le força à remettre la plus grande partie de son autorité à son parent Hugues, comte de Vienne; celui-ci s’éleva successivement à la dignité de marchion (marquis) des Marches de Provence, puis à celle de duc (ou vice-roi).
Hugues était fils d’un comte Theudebald, mort vers l’an 880, et de Bertha, fille du roi Lothaire le Jeune et de Waldrade, ce qui le rendait cousin issu de germain de Louis l’Aveugle.
Il s’arrogea progressivement une autorité presque absolue dans le royaume de son bienfaiteur. Il mit entre les mains de ses parents et de ses créatures la plupart des bénéfices royaux et des comtés du Viennois et de la Provence. L’empereur conserva néanmoins le titre et les honneurs de la souveraineté; il présidait en personne les grands plaids (placita) du royaume, et paraît même ne laisser échapper aucune occasion de réprimer l’audacieuse avidité du duc Hugues, preuve en soit le jugement qu’il rendit à Vienne (an. 911), où Hugues fut condamné, par ordre de Louis, son souverain (per jussionem domini Ludovici imperatoris), à restituer, à l’église de Ste Apollinaire à Valence, des biens qu’il lui retenait injustement 1 .
On a même lieu de supposer qu’en abandonnant au duc Hugues le gouvernement de ses états situés au midi de /289/ l’Isère, Louis se réserva toute l’autorité sur la partie du Viennois située au nord de cette rivière, ainsi que sur le Lyonnais, car, jusqu’à sa mort, on l’y voit intervenir personnellement dans les actes de donations et d’investitures 1 .
L’avénement de Hugues au trône d’Italie où il fut appelé (an. 926) par les intrigues de Bertha, sa mère, qui avait épousé en secondes noces Adalbert, marchion de Toscane, ne changea pas essentiellement l’état de choses en Provence; il laissa le gouvernement à son frère Boson, créé marchion de Provence 2 .
Mais à la mort de Louis Hugues accourut en Provence (au mois de novembre 928 3 ) pour conjurer l’orage qui /290/ menaçait l’autorité qu’il prétendait y conserver, et les vastes domaines qu’il y possédait. D’un côté, Karl Constantin comte de Vienne, fils de l’empereur défunt, devait prétendre à sa succession en qualité de roi de Provence; de l’autre, Karl-le-Simple, roi de France, fils posthume de Louis le Bègue, seul descendant mâle de la race des Karlings, et que Heribert, comte de Vermandois, venait de rendre momentanément à la liberté, avait des droits à faire valoir sur ce royaume.
Rodolfe II, roi de la Bourgogne ultra-jurane, était souverain de la Haute-Bresse (comitatus Waresino) et du diocèse de Bellay (comitatus Bellicensis), qui s’étendait jusqu’au territoire de Lyon. Il avait délégué le gouvernement de ces contrées montagneuses à son frère Hugues 1 , avec le titre de comte et de marchion des frontières occidentales de son royaume. Celui-ci cherchait sans cesse à étendre sa petite principauté jusqu’à la Saône, sa limite naturelle, et il est vraisemblable qu’il y était parvenu avant la fin du règne de Louis l’Aveugle. Enfin Raoul, compétiteur de Karl-le-Simple au trône de France, était maître du Mâconnais et n’avait qu’un pas à faire pour s’emparer du Lyonnais. Heribert, Raoul et Hugues, réunis par leur intérêt commun, eurent une entrevue sur les limites de la Bourgogne. Dans cette conférence le roi d’Italie Hugues traita d’égal à égal avec Raoul; il lui céda vraisemblablement ses prétentions sur le Mâconnais, dont Raoul s’était déjà emparé avant la mort de Louis l’Aveugle 2 . Selon un historien du temps, Hugues /291/ aurait acheté l’alliance du duc Herjbert, en lui cédant le comté de Viennois pour son fils Eudes 1 ; mais ce fait est d’autant moins probable, que le comté de Viennois appartenait déjà à Karl Constantin, auquel son père l’avait donné avant l’an 927, et que Ratburne Ier, parent de Hugues, était en outre vicomte de Vienne 2 .
Après cette entrevue, Hugues retourna dans le Viennois, et l’on voit, par plusieurs chartes qu’il y donna, qu’il exerçait effectivement la puissance royale dans tout le royaume de Provence, notamment dans le Lyonnais où il fit quelques donations à l’abbaye de Cluny 3 . Il paraît que Hugues ne crut pas nécessaire de se faire reconnaître formellement en qualité de roi de Provence par une assemblée des prélats et des grands des états de la Cis-jurane; son autorité y était d’autant moins contestée, que la couronne de Provence /292/ pouvait être considérée comme une annexe de celle d’Italie, depuis que Louis l’Aveugle les avait réunies sur sa tête 1 .
Hugues fut rappelé en Lombardie par les troubles que l’ambition des grands y suscitait sans cesse; il repassa les Alpes au printemps de l’année 929, laissant le gouvernement de la Provence, depuis l’Isère jusqu’à la mer, à Boson, comte d’Arles et marchion de Provence, son frère 2 .
Le Viennois, comme nous l’avons vu, était gouverné par Karl Constantin, auquel quelques historiens donnent le nom de prince (princeps).
L’acte le plus important du règne très court de Hugues en Provence fut, sans contredit, la cession qu’il fit à Rodolfe II, roi de Bourgogne ultra-jurane, « de tous les états qu’il tenait au delà des Alpes» (relativement à l’Italie). Cette cession, que quelques auteurs placent sous l’an 931, ne paraît effectivement avoir eu lieu qu’en 933 3 .
Hugues s’était rendu odieux aux Italiens, et ceux-ci machinaient contre lui le rappel de Rodolphe II qui avait régné sur eux (dès l’an 922 à 926) et avait été évincé de l’Italie par la faction de Hugues: celui-ci se hâta de prévenir les suites de ce complot en transigeant avec Rodolfe et en lui abandonnant tous ses droits de souveraineté sur le royaume de Provence, à condition qu’il renoncerait à toute prétention sur l’Italie, et s’engagerait par serment à n’y pas rentrer 4 . /293/
Comme condition adventive du traité, Adélaïde, fille de Rodolfe, fut fiancée à Lothaire, fils de Hugues, que son père avait associé à sa puissance 1 .
Cependant Hugues se réserva, pour lui et pour son fils, la propriété (ou le domaine utile) des grands biens qu’il possédait dans le Viennois et la Provence, et en effet il en disposa plus tard librement et sans l’intervention des officiers du nouveau souverain 2 .
Cette importante cession, qui eut son plein et entier effet comme le prouvent les documents du temps, fut le fondement de la souveraineté des rois de Bourgogne jurane et des empereurs leurs successeurs, sur la totalité de l’ancien royaume de Provence, fondé par Karl le Jeune et relevé par Boson et son fils Louis.
Rodolfe II, roi des deux Bourgognes (ultra-jurane et cisjurane ou Provence), survécut peu à l’accroissement considérable de ses états; il mourut le 11 juillet 937 3 , laissant son royaume à Conrad, son fils aîné, lequel fut élu, proclamé et sacré dans l’église cathédrale de Lausanne peu de jours après la mort de son père 4 .
/294/
§ II.
Conrad le Pacifique, roi des deux Bourgognes juranes, souverain de Lyon et du Lyonnais.
Conrad avait à peine quinze ans lorsqu’il succéda à son frère Rodolphe II, et comme son âge ne lui permettait pas de prendre lui-même le gouvernement de ses états, sa position était critique et dangereuse.
Ce jeune prince se voyait exposé aux entreprises ambitieuses de Hugues, roi d’Italie. Ce dernier venait de conclure le mariage de son fils Lothaire avec Adélaïde, sœur du jeune roi 1 , et, de plus, il avait épousé Berthe, mère de Conrad, veuve du roi Rodolfe, dans l’espoir, sans doute, de devenir l’arbitre inévitable du royaume de Bourgogne 2 . Mais il fut prévenu dans ses desseins par la vigilance habile d’Otton Ier, roi de Germanie, qui se déclara le protecteur du jeune Conrad, l’emmena à sa suite et le retint pendant quelques années dans une dépendance utile à ses intérêts.
L’union de Berthe et de Hugues, conclue seulement dans des vues politiques, ne fut pas heureuse; la reine demeura dans la Transjurane qu’elle gouverna pendant l’absence de son fils; le souvenir de sa domination toute maternelle vit encore dans les chants et les dictons populaires de ces contrées.
Hugues (second du nom), fils de Hugues Ier, frère de /295/ Rodolphe II 1 (qu’il ne faut pas confondre avec Hugues dit le Noir), duc de Bourgogne, fils de Richard le Justicier, et frère de Raoul roi de France, était investi de la vice-royauté des provinces situées entre le Mont Jura et les montagnes de l’Auvergne qui faisaient partie du royaume de Conrad, son cousin germain 2 . Il les gouvernait avec le titre de marchion. Son autorité s’étendait sur la Haute-Bourgogne et au midi jusqu’à l’Isère; elle comprenait particulièrement le Lyonnais et la cité de Lyon. C’est ce que prouve incontestablement un plaid remarquable tenu par ce même Hugues (le 28 mars 944), qui y est qualifié de prince et de glorieux comte et marchion; il est assisté de Karl Constantin comte de Viennois; de Guillaume II comte du Lyonnais, et de Leotalde en sa qualité de comte de Scodingen ou de Haute-Bourgogne, et en outre, de onze vassaux du roi; à ce plaid comparut Adhemar, vicomte de Lyon (Admarus Lugdunensis vice-comes), accusé par les moines de Cluny de leur retenir la terre do Toissay (Tosciacum), que le roi Conrad leur avait donnée par acte du 23 avril 943 3 . Adhemar soutint, pour excuse, que cette terre faisait partie des biens de sa vicomté (ex suo vice-comitatu esse). Il fut néanmoins condamné par le marchion Hugues, son seigneur (seniorem suum) et par les fidèles qui l’assistaient, et contraint /296/ à renoncer à ses prétentions et à mettre les religieux de Cluny en possession de la terre contestée 1 .
Le roi Conrad était rentré dans ses états au commencement de l’an 943; il avait parcouru le Lyonnais et passa de là dans le Viennois où il présida en personne un plaid général tenu le 27 juin 943, auquel assistaient Vuido ou Guy, archevêque de Lyon; Abbon archevêque de Vienne, plusieurs évêques et un grand nombre de vassaux. Le comte du Viennois, Karl Constantin, y fut condamné à restituer à l’abbaye de Cluny des biens qu’il lui retenait injustement 2 .
Cependant il ne paraît pas que Conrad ait apporté aucun changement essentiel au gouvernement des provinces et des comtés, puisque ce fut l’année suivante (944) que le marchion Hugues rendit contre Adhemar le jugement dont nous avons parlé ci-dessus. Mais son retour dans ses états fut troublé par une première irruption des Hongrois (Ungri), que Hugues roi d’Italie avait forcés de refluer de l’Italie dans les provinces de la Cis-jurane 3 . Ils ravagèrent le Lyonnais dans le courant de l’été 944 et y commirent des dévastations dont Badinus, abbé de Savigny, fait un tableau lamentable lors du synode tenu à Lyon pour le rétablissement de cette abbaye.
« Son monastère, dit l’abbé Badinus, fut incendié par les Hongrois (Ungris), des hommes avides (tyrannis), profitant de la perte de tous les titres de son couvent, en dévastèrent et spolièrent toutes les propriétés de telle manière qu’il n’a pu sauver ni chartes de priviléges, ni règle monastique sur /297/ lesquelles il puisse s’appuyer pour rétablir la discipline de la communauté dont il est le chef. 1 »
Ce synode tenu le jour de l’Assomption, 15 août 949, fut présidé par Burchard Ier, archevêque de Lyon, qui venait de succéder à Vuido (ou Guy) 2 , assisté des évêques suffragants de Grenoble, Châlons, Mâcon, le Puy en Veley, Avignon, et accompagné de plusieurs autres prélats et chanoines de son église. Joterius archevêque suppléant d’Arles se trouvait présent à cette assemblée.
Burchard était frère de Conrad le Pacifique, destiné d’abord à occuper le siége épiscopal de Lausanne, il fut titulaire de cet évêché pendant quelques mois après la mort de Bérold, évêque de ce diocèse ultra-jurain, qui mourut en 947.
L’archevêché de Lyon était devenu vacant presque en même temps par la mort de Vuido (ou Guy, qui siégea dès 928 à l’an 948) 3 .
Burchard, quoique à peine âgé de vingt-cinq ans, fut promu à cette haute dignité par l’élection du clergé et du peuple, influencé, sans doute, par le crédit que lui donnait sa haute naissance; frère du souverain du pays et cousin germain de Hugues marchion de la Cis-jurane, dont l’habileté réduisait les comtes du pays à une obéissance passive, Burchard répara les malheurs causés par l’irruption des Hongrois, il rétablit les monastères et y rappela l’ordre et la discipline 4 . Son élévation fut le fondement de la puissance temporelle des archevêques de Lyon. Malheureusement il /298/ vécut trop peu pour accomplir la tâche de réédification qu’il s’était imposée, elle ne fut achevée que sous l’archevêque Burchard II (979).
Burchard Ier mourut, jeune encore, entre le mois d’avril 963 (date de la dernière charte qui fasse mention de lui) et le 2 de juin 964. A cette époque il était déjà remplacé par Amblard, archevêque de Lyon, qui donna plusieurs chartes datées de cette année 1 . Amblard siégea jusqu’en 978, et eut pour successeur Burchard II, né du roi Conrad et de la reine Adelanie avant qu’il l’eut publiquement épousée 2 , et que son oncle Burchard Ier avait élevé et formé aux mœurs ecclésiastiques 3 . C’est à lui que fut réservé l’honneur de relever la grandeur des archevêques de Lyon, de rétablir en leur faveur la primatie de la Gaule orientale, et de consolider leur domination temporelle sur la cité de Lyon.
Les faits et les documents que nous venons de résumer constituent, à ce qu’il nous paraît, un corps de preuves incontestables qui attestent suffisamment la domination de Conrad, roi de Jura (rex Jurensis) 4 , comme on l’appelait, et qui prouvent qu’il fut exclusivement reconnu de droit et de /299/ fait comme souverain à Lyon et dans le Lyonnais jusque aux montagnes de l’Auvergne 1 .
S’il fallait démontrer, en outre, que la souveraineté de ce monarque renommé par sa sagesse et sa fermeté se maintint sans interruption jusqu’à la fin de sa vie, on en trouverait la preuve dans les actes du cartulaire de Savigny, qui présentent une masse de plus de cent documents, tous datés de chacune des années de son long règne, présentant ainsi une série qui s’étend consécutivement dès l’an 943 à 993, époque de sa mort. Il ne s’y trouve que quelques rares lacunes qui n’embrassent que deux ou trois années au plus, lacunes qu’on remplirait au besoin par des actes tirés du cartulaire de l’Isle Barbe et de Cluny 2 .
Les diplômes autographes de ce souverain qui concernent le Lyonnais 3 ont été donnés soit à Lyon même 4 , soit dans /300/ des circonstances solennelles qui sont bien connues et qui complètent ces preuves authentiques.
On tenterait vainement de leur opposer quelques chartes isolées des rois de France, Louis IV (dit d’Outre-mer) et de Lothaire, son fils, tous deux contemporains du roi Conrad. Ces actes concernant les monastères de Cluny et de Tournus, situés dans leurs états, font occasionnellement mention de quelques églises ou domaines du Lyonnais appartenant à ces abbayes 1 , mais ils ne portent point nécessairement en eux le droit de souveraineté actuelle de ces domaines. Ce sont des formules qui confirment en général des possessions anciennes, ou qui ratifient des donations de biens situés près des frontières, et, par cela même, litigieuses, dont les monastères ne pouvaient s’assurer la jouissance qu’en se procurant le consentement des souverains limitrophes. On doit /301/ aussi remarquer que la partie du Beaujolais la plus voisine du Mâconnais, au nord de Beaujeu, quoique relevant pour le spirituel du diocèse de Mâcon, dépendait néanmoins, pour le temporel, du comté de Lyonnais et conséquemment du royaume de Bourgogne 1 .
On trouve encore dans le cartulaire de Savigny quelques chartes datées du règne de ces mêmes rois de France, Louis et Lothaire, mais elles rentrent dans les cas exceptionnels que nous venons d’expliquer 2 . Cependant deux diplômes de Lothaire exigent une mention spéciale, parce qu’ils ressemblent à un acte de souveraineté exercé dans les états de Conrad.
L’un est la confirmation d’une donation faite au monastère de Savigny par une matrone nommée Emmena, d’un lieu appelé Noliaco, situé dans le Lyonnais 3 . Ce diplôme est daté de Tablidina villa (résidence inconnue), du 10 décembre 960, l’an VII du roi Lothaire, année qui correspond à la 22e année du règne de Conrad (soit à l’an 960) en partant de l’an 939, selon l’habitude du cartulaire de Savigny. Mais ce même cartulaire renferme une charte (N° 251), datée de cette même 22e année du règne de Conrad, qui contre-balance toutes les inductions qu’on pourrait tirer de celle de Lothaire.
Le second diplôme semble, en apparence, bien plus important. C’est une donation faite par Lothaire à l’abbaye de Cluny, du monastère de Saint Amand de Nantua en Bugey /302/ (in comitatu Varesino), donation faite dans le but de le rétablir, vu (dit l’acte) qu’il est abandonné et situé dans un désert devenu inhabitable (à cause d’une deuxième irruption des Hongrois qui ravagèrent le pays vers l’an 954). Cet acte est donné à Dijon le 23 novembre 959, l’an V du roi Lothaire, et il était muni du sceau royal 1 . Ce monastère de St. Amand avait été cédé, en 852, par l’empereur Lothaire à l’église de Lyon 2 ; mais depuis la donation de Lothaire, il devint un prieuré dépendant de l’abbaye de Cluny.
Il n’est pas invraisemblable que ce monastère, qui reçut quelque temps en dépôt les restes de Charles-le-Chauve, et qui, à cause de cela, devait être devenu un lieu sacré pour les rois de sa race, leur ait été cédé par les rois de Bourgogne comme une propriété de famille et dont, par cela même, ils pouvaient disposer librement. Quoi qu’il en soit, cette donation doit être considérée plutôt comme une sorte d’acte d’hostilité exercé contre les droits de l’archevêché de Lyon, que comme une preuve de souveraineté sur cette cité, et elle ne contredit ni n’affaiblit les preuves que nous avons données de la domination exclusive du roi Conrad sur le Lyonnais.
A quoi se réduit maintenant la prétendue cession de Lyon attribuée à Lothaire II, roi de France, comme dot de sa sœur Mathilde? cession dont parle la chronique de Verdun 3 et à laquelle les auteurs modernes ont trop légèrement ajouté foi. Lothaire a-t-il pu disposer en faveur de sa sœur d’une /303/ riche et opulente cité appartenant depuis nombre d’années consécutives à un autre souverain qui y exerçait en personne son autorité? Nul auteur n’avance que Lothaire ait fait la conquête du Lyonnais, elle lui aurait été d’autant plus difficile que, vers ce temps, Burchard Ier, frère du roi Conrad, était archevêque de Lyon, et que son cousin germain, Hugues II, y gouvernait en qualité de marchion. D’ailleurs les monuments de cette époque n’offrent aucun exemple de cession de ville ou de province faite comme dot d’une femme, et il est absolument contraire aux usages et aux lois du Xe siècle qu’un père ou un frère donnassent une dot à leur fille ou à leur sœur, en la mariant; c’était le mari seul qui dotait sa femme en lui donnant en propre des terres (mansi) des domaines ruraux (prædia) pris sur son propre patrimoine, ou tirés du domaine royal s’il était souverain 1 . Il est donc évident que cette prétendue cession n’est qu’une erreur de Hugues de Flavigny, ou mal informé, ou prenant pour une cession formelle ce qui ne fut probablement que l’abandon de quelques prétentions illusoires des descendants de Karl-le-Chauve; cet abandon, ou tacite, ou exprimé peut-être dans quelque document perdu, était une conséquence naturelle de l’alliance entre les rois karlings de France et les rois Welfs de Bourgogne, qui fut cimentée par le mariage de Mathilde.
/304/
§ III.
Epoque du mariage de Mathilde, fille de Louis IV d’Outre-mer, roi des Français, avec Conrad-le-Pacifique.
Il nous reste à fixer l’époque du mariage de Mathilde sœur de Lothaire avec Conrad-le-Pacifique, alliance prouvée par des documents incontestables. Voici les termes dont se sert la chronique de Verdun: « En l’an 954, le roi Louis (IV dit d’Outre-mer) mourut … il laissa deux fils, Lothaire et Karl, nés de Gerberge, sœur de l’empereur Otton … Lothaire succéda à la totalité de l’héritage (de son père); il maria sa sœur Mathilde à Conrad, roi de Bourgogne 1 . »
Les historiens modernes se sont appuyés de ce passage pour en conclure que le mariage de Mathilde eut lieu la même année que la mort de son père. Ils n’ont point remarqué que le chroniqueur, parlant de ce mariage à l’occasion de la mort de Louis d’Outre-mer en 954, n’a eu que l’intention de résumer en peu de mots tout ce qui avait rapport à la postérité du roi défunt, dont il marque la descendance jusqu’à la quatrième génération (non sans commettre de graves erreurs), ce qui le conduit jusqu’au milieu du XIe siècle 2 .
Aussi pour déterminer la date certaine de ce mariage, il faut recourir à d’autres documents. Mathilde, sœur de Lothaire, /305/ était fille de Gerberge, sœur d’Otton le Grand, comme nous l’apprennent plusieurs historiens contemporains 1 .
Gerberge épousa, en secondes noces, le roi de France Louis d’Outre-mer, en 939, après la mort accidentelle de son premier mari Gisleberth, duc de Lotharingie 2 . Mathilde, sa fille aînée, naquit (suivant Frodoard) en 943 3 ; elle n’avait donc que onze ans en 954, et n’était pas en âge d’être mariée.
Conrad le Pacifique, avant d’épouser Mathilde, avait été marié en premières noces avec Adelanie, veuve elle-même d’un comte du pays ultra-jurain 4 .
Cette dernière avait été la concubine de Conrad avant qu’il eût atteint sa majorité, et elle lui avait donné un fils, qui fut le célèbre Burchard II, archevêque de Lyon 5 . Plus tard, Conrad épousa publiquement Adelanie vers l’an 942, la reconnut reine, la dota et légitima son fils Burchard 6 .
Depuis son mariage, il eut d’elle encore deux fils et deux ou trois filles; des premiers, l’un se nommait Rodolfe 7 et l’autre Chonrad (ou Chonon). Celui-ci vivait encore en 966 8 ; /306/ mais tous deux moururent avant leur père. Nous parlerons ailleurs des filles issues de ce premier mariage.
La reine Adelanie vivait encore au mois de mars de l’année 961, comme le prouve un diplôme authentique de Conrad 1 . Mais il paraît qu’elle était décédée avant le mois d’avril 962, puisque la reine Berthe, mère du roi, ne la nomme point dans la célèbre charte de fondation du monastère de Payerne (en Suisse), que l’on appelle son testament et qui est daté du 1er avril 962. Elle y fait cependant mention du jeune Chonrad (ou Chonon), fils d’ Adelanie 2 . Un autre diplôme, de Conrad lui-même, confirme cette preuve; il est daté du 8e mois de la même année, et fut donné en faveur du monastère que sa mère venait de fonder 3 ; il y nomme Berthe, sa mère, le duc Rodulfe, son frère, mais il n’y fait aucune mention d’Adelanie, et ne parle point de Mathilde, sa seconde femme, ce qui démontre évidemment qu’il n’était point encore remarié, et que son union avec Mathilde ne s’est effectuée que postérieurement au mois d’avril 962.
Cependant son veuvage ne se prolongea guère au delà de deux ou trois ans, puisque nous avons la preuve positive que Mathilde était déjà son épouse au mois d’août 966. Elle se trouve dans un acte authentique tiré du cartulaire du monastère de Romainmotier (Suisse romande), qui existe aux archives cantonales de Lausanne 4 . Cet acte est une /307/ donation faite sous l’autorité de ce monarque par son délégué spécial qui le souscrivit par le commandement exprès du roi Conrad, de Mathilde, son épouse, et de Chono ou Conrad le Jeune, son fils (« per jucxione Conrado rege et uxore ejus Mattilt et filii ejus Chuono »).
Ce diplôme est daté de vendredi IV des Ides d’août (10 août) de la 29e année du règne de Conrad, qui répond à l’an 966.
Nous ferons remarquer que, dans le corps de l’acte et dans la souscription, le jeune Chonrad est intitulé filii ejus, c’est-à-dire fils du roi et non filii eorum, comme il aurait été désigné s’il avait été aussi le fils de Mathilde.
Le mariage de Mathilde se trouve ainsi fixé d’une manière positive entre le 8 avril 962 et le 10 août 966. L’âge de ses enfants, selon les moyennes de la vie humaine, vient encore confirmer ces données authentiques.
Elle eut de Conrad le Pacifique:
1° Rodolphe III, qui succéda à son père au royaume de Bourgogne 1 .
2° Berthe, mariée en premières noces à Otton ou Eudes Ier, comte de Blois 2 , et, en secondes noces, à Robert II, roi de France, qui fut contraint de la répudier pour cause de parenté à un degré prohibé par la discipline de l’église. Robert était son cousin germain, étant petit-fils de Hadwige, sœur de Gerberge, mère de Mathilde et aïeule de Berthe 3 . /308/
3° Gerberge, femme de Hermann II, duc d’Alemanie 1 .
Quelques historiens modernes lui donnent encore une troisième fille, nommée Gisèle, qui épousa Henri II, dit le Saint, né le 6 mai 972 et mort en 1024 2 .
Mais ceci est une erreur aussi bien que celle commise par certains auteurs à l’égard de Mathilde, sœur de Gisèle, qui, ayant épousé en premières noces Baudouin III, dit le Jeune, comte de Flandres, mort le 1er janvier 962, ne peut absolument point être fille de Mathilde de France, laquelle ne naquit elle-même qu’en 943 3 . Outre cette impossibilité matérielle, il s’en trouve encore d’autres puisées dans l’ordre moral.
En effet, Henri II, duc de Bavière, mari de Gisèle, était fils du duc Henri Ier, frère de l’empereur Otton le Grand, et de Gerberge, mère de Mathilde, épouse de Conrad 4 .
Si donc Gisèle avait été leur fille, et petite-fille de Gerberge, elle aurait été parente du troisième au quatrième degré (nièce à la mode de Bretagne) du duc Henri, son mari; consanguinuité plus rapprochée d’un demi-degré que celle qui fit dissoudre le mariage de sa sœur Berthe avec Robert II, roi de France. Cette union aurait infailliblement attiré sur les époux les censures impératives de l’église, et cependant les historiens du temps, qui s’étendent tous plus ou moins sur le scandale causé par le mariage de Robert et de Bertha, ne disent nulle part que celui du duc de Bavière et de Gisèle ait eu la même infortune.
De plus, la chronique de Verdun confond évidemment /309/ Gisèle de Souabe, femme de Conrad le Salique, avec sa tante Gisèle, fille de Conrad le Pacifique 1 ; et la généalogie de St. Arnoul ne fait aucune mention de Gisèle en parlant des princes issus des Karlings par les femmes 2 . Hermann Contract, qui connaissait bien toute la descendance d’Otton le Grand, dit seulement que Gisèle, mère de l’empereur Henri, dit le Saint, était fille de Conrad, roi de Bourgogne, sans ajouter qu’elle fût aussi fille de Mathilde 3 .
Ce que nous venons d’éclaircir prouve donc évidemment que Mathilde la jeune et sa sœur Gisèle l’ancienne étaient toutes deux filles du roi Conrad et d’Adelanie, sa première femme.
Rodolphe III, fils et successeur de Conrad le Pacifique, nomme la reine Mathilde, sa mère, dans le diplôme donné par lui en faveur de l’église de Vienne, du 12 janvier 994. L’époque de la naissance de ce prince doit se placer vers l’an 964, car il était plus âgé que l’empereur Henri II, dit le Saint, fils de Gisèle, sa sœur consanguine, qu’il nomma son héritier, et qui mourut le 13 juillet 1024, âgé de 53 ans 4 .
La descendance de Berthe est prouvée par les censures ecclésiastiques que souleva son union avec Robert de France.
Quant à Gerberge, appelée par quelques auteurs Guaepa, qui fut mère de Gisèle, la jeune femme de Conrad le Salique, Wippo, contemporain de cet empereur, nous apprend /310/ que cette fille de Conrad, roi de Bourgogne, descendait de la race de Karl-le-Magne (Kerbirga filia Conradi regis de Burgundia, cujus parentes de Carolo Magni stirpe processerunt) 1 , ce qui ne pouvait être vrai que d’une fille de Mathilde de France.
La reine Mathilde mourut le 25 ou le 26 novembre de l’an 992 2 , peu de mois avant le roi son époux, qui ne lui survécut que jusqu’au 19 octobre 993 3 .
Peu de jours après le décès de Mathilde, Conrad fit une donation, pour le repos de l’âme de la défunte, à l’église de St.-André-le-Bas, à Vienne, datée du 1er décembre 992 4 . Son fils et successeur, Rodolphe III, la ratifia le 12 janvier 994 5 .
Cette reine de Bourgogne fut ensevelie dans la chapelle Notre Dame de l’église de St. Maurice de Vienne, où Chorier, historien du Dauphiné, avait lu son épitaphe 6 .
/311/
Conclusion.
Nous avons prouvé par les développements historiques qui précèdent:
1° Que la cité de Lyon (Lugdunum) et le Lyonnais (provincia Lugdunensis), dans sa plus grande étendue, n’ont point cessé de faire partie intégrante des divers royaumes de Bourgogne ou de Provence, qui se sont succédé depuis le règne de Louis le Débonnaire, et que même, quoique momentanément réunis sous le sceptre de Karl le Chauve et de Louis le Bègue, son fils, le premier de ces deux monarques, avant de s’emparer des états de son neveu, crut devoir se faire couronner roi de Lotharingie, dont le royaume de Provence n’était qu’une portion démembrée.
2° Que Conrad le Pacifique, roi des Bourgognes ultrajuranes et cisjuranes (Provence), exerça exclusivement l’autorité royale à Lyon et dans tout le Lyonnais jusqu’aux montagnes de l’Auvergne, depuis son avénement au trône, le 11 juillet 937, jusqu’à sa mort arrivée le 19 octobre 993.
3° Que, par conséquent, la prétendue cession de Lyon, supposée faite par Lothaire II, roi de France, à titre de dot de Mathilde, sa sœur, se réduit, tout au plus, à l’abandon de quelques prétentions illusoires qui ne donnaient réellement aux rois de France aucune autorité de droit ou de fait, ni sur la ville de Lyon, ni sur aucune partie du Lyonnais.
4° Enfin, que le mariage de Mathilde de France avec Conrad, roi de Bourgogne, n’a pu s’effectuer qu’entre le /312/ 1er avril 962 et le 10 août 966 1 ; que les enfants issus de ce mariage et parvenus à l’âge adulte n’ont été qu’au nombre de trois: un fils et deux filles; et que tous les autres enfants du roi Conrad, dont il est parlé dans l’histoire sont nés de son premier mariage avec Adelanie.
/313/
NOTES EXPLICATIVES
I
L’ancienne abbaye de Savigny (monasterium Saviniacense), de l’ordre de St. Benoit, était située près de l’Arbresle 1 , dans le Lyonnais. L’abbé Ponce (Pontius) fit dresser, an. 1120, le cartulaire des titres de son monastère 2 .
Nous en connaissons deux copies: l’une, du XVIe siècle, était en 1833 entre les mains de feu M. Cochard, de Lyon; l’autre, plus moderne, existe sous le N° 1471, à la bibliothèque du collége de Lyon (N° 6281 du catalogue Delandine).
Ce cartulaire fournit des documents curieux sur l’état de la propriété et le régime judiciaire et administratif du Lyonnais pendant le Xe, le XIe et le XIIe siècle.
/314/II
Relevé des chartes du cartulaire de Savigny qui sont datées du règne de Conrad le Pacifique, roi des deux Bourgognes juranes, servant à prouver la domination de ce monarque sur le Lyonnais.
| Année du règne | Numéros des chartes. |
| 5 | 40. |
| 6 | 41. |
| 7 | 35, 50, 60, 61 |
| 8 | 57. |
| 9 | 52. |
| 10 | 62. |
| 11 | 59, 75. |
| 12 | — |
| 13 | — |
| 14 | 33, 364, 365. |
| 15 | 38, 58, 69, 135, 239. |
| 16 | 119, 306, 307. |
| 17 | 226. |
| 18 | 235, 301. |
| 19 | 48, 67. |
| 20 | 44, 45, 93, 125, 130, 151, 126. |
| 21 | — |
| 22 | 251. |
| 23 | 141, 308, 309, 310, 311, 312. |
| 24 | — |
| 25 | 196, 231. |
| 26 | — |
| 27 | 128, 192, 193. |
| 28 | 95, 147, 277. |
| 29 | — |
| 30 | 70, 71, 73, 76, 92, 131, 138. |
| 31 | — |
| 32 | — |
| 33 | 134. |
| 34 | — |
| 35 | 136, 158. |
| 36 | 123, 178, 184. |
| 37 | 159, 179, 182, 183. |
| 38 | — |
| 39 | 144, 157, 202, 203. |
| 40 | 97, 101, 102, 111, 155, 224. |
| 41 | 133, 171, 209. |
| 42 | 206, 214, 237. |
| 43 | 100, 173, 265. |
| 44 | — |
| 45 | 331. |
| 46 | 438. |
| 47 | — |
| 48 | — |
| 49 | — |
| 50 | 577. |
| 51 | — |
| 52 | — |
| 53 | 439. |
| 54 | — |
| 55 | — |
| 56 | — |
| 57 | 441, 442. |
N.B. L’année du règne se prenait tantôt dès l’an 937 (voyez le N° 224), tantôt dès l’an 939 (comme les Nos 239 et 126), de manière qu’on ne peut que rarement déterminer l’année de Jésus-Christ à laquelle telle année du règne correspond. — Quant aux lacunes que présente le cartulaire de Savigny, on y suppléerait facilement en prenant les chartes datées du règne de Conrad qui concernent le Lyonnais dans les cartulaires de Cluny, de l’Isle-Barbe, etc. /315/
/316/
III
Note sur Mathilde fille de Conrad le Pacifique.
Deux raisons prouvent que Mathilde n’était pas fille de Mathilde de France, mais d’Adelanie: 1° Elle n’aurait pas pu épouser Baudoin III, comte de Flandre, pour cause de parenté, puisqu’ils étaient parents au 4me et 5me degré. 2° Elle n’était pas née. Mathilde, sa mère prétendue, se maria en 963.
| CHARLES LE CHAUVE | |
| | | |
| LOUIS LE BÈGUE | Judith, épouse du roi BAUDOIN I |
| | | | |
| CHARLE LE SIMPLE | BAUDOIN II Elstrude, fille d’Alfred, roi d’Angl. |
| | | | |
| LOUIS D’OUTRE-MER Odgive | ARNOUL I ATHELE, fille de Hebert II, comte de Vermend |
| | | | |
| MATHILDE, épouse de Conrad, roi de Bourgogne | BAUDOIN III, mort le 1er janvier 962 1 |
| | | |
| MATHILDE, veuve A° 962, de Baudoin | |