MÉMOIRE SUR L’ORIGINE DE LA MAISON DE SAVOIE
Entre les diverses opinions qui partagent les généalogistes anciens et modernes sur l’origine de la royale maison de Savoie, aucune peut-être ne réunit en sa faveur une masse plus imposante de vraisemblances que celle qui la rattache à la dynastie des rois de Bourgogne cisjurane ou de Provence. Cette origine s’accorde avec la chronologie et les faits les plus avérés de l’histoire; elle rend compte, sans recourir aux hypothèses, de l’ascendant décidé que les premiers comtes de Maurienne ont exercé d’emblée sur les races féodales qui entourèrent leur berceau, et qui, tôt ou tard, rendirent hommage à la supériorité légitime que les princes de Savoie revendiquaient en vertu de leur extraction toute royale. Enfin elle nous découvre la provenance des vastes domaines patrimoniaux qu’ils possédèrent dans le Dauphiné jusqu’au traité de Paris de l’an 1355.
Cette opinion n’est pas nouvelle; dès la seconde moitié /212/ du XVIIe siècle, l’exact et savant J. Du Bouchet, auteur de plusieurs ouvrages généalogiques fort estimés, découvrit, dans les archives de Cluny, de Monêtier-en-Veley et de Vienne en Dauphiné, des documents qui, selon lui, prouvaient que Humbert aux blanches mains, premier comte de Maurienne, descendait en ligne directe et masculine de Charles Constantin, prince de Vienne, fils de l’empereur Louis III, surnommé l’Aveugle.
Par une fatalité déplorable, Du Bouchet ne fit point imprimer les documents qu’il avait découverts, et se contenta de les communiquer à plusieurs généalogistes contemporains, tels que le célèbre d’Hozier, N. Chorier, et même Guichenon. Il faut admettre que les preuves de cette filiation qu’il leur fit voir, étaient concluantes, puisqu’elles entraînèrent les convictions d’hommes aussi intègres que versés dans la connaissance des chartes, auxquels il n’était guère possible d’imposer des erreurs pour des vérités. Néanmoins Guichenon, quoique intérieurement persuadé par ces communications de Du Bouchet, ne jugea pas à propos de leur donner une publicité qui renversait les bases de la généalogie qu’il venait de mettre au jour dans son histoire de la royale maison de Savoie.
Le système de Du Bouchet a pu paraître paradoxal à ceux qui l’ont jugé sur les données incomplètes ou même fautives de quelques généalogistes modernes, et sans le secours des documents sur lesquels il s’appuyait. Les obscurités qui enveloppent les origines dauphinoises contribuèrent aussi à le faire tomber dans un oubli d’où les historiens de cette province n’avaient garde de le tirer en faisant revivre le souvenir des rivalités dynastiques qui divisaient naguère les comtes de Savoie et les dauphins du Viennois. /213/
En supposant même que, par suite du vandalisme révolutionnaire, on ne parvînt pas à retrouver les documents nécessaires pour compléter les preuves diplomatiques de tous les degrés intermédiaires entre Humbert aux blanches mains et le prince Charles Constantin, on pourrait y suppléer par une suite de présomptions tirées de la possession de certaines propriétés domaniales qui passèrent de la maison des princes de Vienne dans celle des comtes de Savoie par succession héréditaire et patrimoniale. La découverte du titre unique qui prouve directement que le marquis Odon était réellement fils du comte Humbert Ier est relativement très récente; toutefois personne ne contestait ce fait, quoiqu’il ne fût attesté que par un concours de preuves indirectes. De longues recherches, entreprises dans le but de réunir tous les matériaux d’une histoire des deux royaumes de Bourgogne cis et transjurane, ont procuré à l’écrivain plusieurs documents importants qui se rapportent au même système proposé par Du Bouchet et reproduit dans les tables généalogiques de Chazot de Nantigny et de Las Casaz, sauf les rectifications essentielles qui résultent de la teneur même de ces documents.
Avant de faire connaître la postérité du prince Charles Constantin, il est indispensable de rappeler en peu de mots son illustre origine et les événements qui l’exclurent du trône occupé par ses ancêtres.
On sait que Louis III surnommé l’Aveugle, son père, était fils de Bozon, roi de Bourgogne, et d’Hermengarde, princesse de la dynastie carlovingienne, fille de Louis II, empereur et roi d’Italie. Louis III succéda en 890 au trône de la Bourgogne cisjurane; il fut appelé en l’année 900 au trône d’Italie, et couronné empereur l’année suivante. /214/
On a prétendu, sur la foi d’un écrivain anglais du XIIIe siècle 1 , que ce monarque avait été marié à Edgive, fille d’Edouard l’Ancien, roi d’Angleterre; mais cette alliance, fort invraisemblable, ne paraît fondée que sur un équivoque 2 . Suivant le cartulaire de l’église de Vienne 3 , la femme de l’empereur Louis l’Aveugle se nommait Adélaïde; il en eut deux fils, savoir Charles qui continua la lignée, et Rodolphe qui mourut jeune et sans postérité connue.
Adélaïde était, selon toute apparence, fille de Rodolphe Ier, et sœur de Rodolphe II, rois de Bourgogne transjurane. Le voisinage des deux états, qui n’étaient séparés que par le Rhône, rend cette alliance très naturelle, et, de plus, elle est appuyée sur des preuves qui paraissent concluantes. Effectivement, Conrad le Pacifique, fils et successeur de Rodolphe II, donne, dans plusieurs chartes, à Constantin le titre de cousin germain (consanguineus) 4 , titre qui ne pouvait lui appartenir que du côté maternel.
Lorsque Louis l’Aveugle fut appelé au trône d’Italie, il confia le gouvernement de la Cisjurane à Hugues, comte de Viennois, son parent, qu’il éleva successivement aux dignités de marquis de Provence et de duc d’Arles. Ce prince, non moins ambitieux qu’habile et belliqueux, abusa de l’absence de son souverain et des revers cruels qui avaient privé cet infortuné monarque de la vue, pour s’emparer du pouvoir; il distribua tous les comtés de la Provence et du Dauphiné à ses proches parents, et prépara ainsi de longue main l’usurpation qui priva le prince Charles de la /215/ succession au trône de la Cisjurane. Cependant lorsque, en 926, le duc Hugues fut à son tour appelé à la couronne d’Italie, l’empereur Louis, qui vivait encore, put disposer du comté de Vienne en faveur de son fils, comme le prouve une charte du 25 décembre 927, par laquelle ce monarque restitua à l’église de Vienne la terre de St. Alban de Cirisin sur le Rhône, « qui avait été abusivement annexée au domaine comital, » par le prédécesseur de Charles son fils, comte de Viennois.
L’empereur Louis l’Aveugle mourut bientôt après, en 928, dans la force de son âge, et sa mort prématurée amena de grands changements dans l’état politique de la Cisjurane. Hugues, roi d’Italie, se hâta de revenir à Vienne pour mettre obstacle à l’élévation au trône du prince Charles, qu’il réduisit forcément à la qualité de vassal de sa propre couronne.
Hugues prit-il ou non le titre de roi de la Cisjurane? c’est ce qu’on ignore, mais il est certain qu’il exerça des actes de souveraineté réelle dans Vienne 1 même.
Néanmoins le prince Charles Constantin resta en possession du comté de Vienne et de la métropole de ce nom, puisqu’il y reçut en 931 Raoul, roi de France, son parent, dont il reconnut la suzeraineté 2 pour se soustraire à celle de Hugues l’usurpateur. Bientôt les grands de l’Italie, soulevés contre la tyrannie de ce dernier, rappelèrent secrètement Rodolphe II, roi de la Transjurane, qui avait déjà régné sur eux. Mais Hugues parvint à désintéresser ce nouveau compétiteur en lui cédant toutes ses prétentions sur /216/ les provinces de la Cisjurane, à condition qu’il lui abandonnerait l’Italie. Cette fameuse transaction, opérée en l’année 933, fit passer la Provence et le Dauphiné sous le sceptre des rois de la Transjurane, et le prince Charles Constantin éprouva d’autant moins de répugnance à se soumettre à la suzeraineté de cette nouvelle dynastie, que Rodolphe était, comme on l’a vu, son oncle maternel.
Le roi Hugues s’était toutefois réservé la disposition des immenses propriétés allodiales qu’il possédait dans le Viennois, et qu’il distribua effectivement à sa nombreuse parenté et aux églises. N’étant encore que comte de Vienne, il avait rétabli le monastère de Romans 1 ; comme roi, il lui fit de nouveaux dons, ainsi qu’à l’église métropolitaine de Vienne, dont l’archevêque Sobon était son proche parent. Mais la plus importante de ces donations fut celle qu’il fit en 937 au comte Hugues, son neveu (nepos), d’un vaste territoire comprenant sept cents manoirs cultivés 2 , situés dans l’archidiaconé de St. Jean d’Octavon (pagus Eltavensis) 3 . Ce comte Hugues ou Guigues (Ugo ou Vigo) fut, selon toute apparence, la tige des Dauphins de la première race. Il résulte clairement de ces diverses donations que les domaines particuliers du roi Hugues s’étendaient le long de l’Isère et aux environs de Romans, et qu’ils furent ainsi détachés du comté de Vienne pour former une nouvelle principauté patrimoniale qui, plus tard, porta le nom de comté d’Albon.
Une autre branche de la famille de Hugues, roi d’Italie, issue de Bérillon, père d’Ingilbert et de l’archevêque Sobon, avait été élevée par l’empereur Louis l’Aveugle à la dignité /217/ de vicomte (vice-comes) de la métropole de Vienne, et dotée en même temps de possessions considérables dans le Viennois, qui passèrent avec le titre de vicomte aux descendants de cette branche des Hugonides. Ces domaines étaient situés vers le Rhône, au-dessus et au-dessous de la ville de Vienne 1 .
Conrad le Pacifique, roi de Bourgogne, Cis et Transjurane, ayant succédé en 937 à Rodolphe II, son père, maintint une juste balance entre les divers pouvoirs qui se partageaient le Dauphiné. Il confirma au prince Charles Constantin le titre et les prérogatives de comte provincial du Viennois; mais, en même temps, par un jugement solennel prononcé le 27 juin 943 2 , en présence de plusieurs prélats et grands vassaux de la couronne, le monarque condamna le prince Charles, son cousin (consanguineus), à ratifier, en faveur de l’abbaye de Cluny, la donation qu’Engilbert (fils du comte Berillon Ier) avait faite l’année précédente 3 à ce célèbre monastère.
Cette sentence prouve que le prince Charles exerçait réellement la suzeraineté comitale dans le Viennois, concurremment avec les vicomtes de Vienne, dont les actes n’étaient valables qu’après avoir reçu la sanction du comte.
Dans le même temps (an. 943), le prince Charles donna à l’un des chapelains du roi une chapelle dépendante de la terre de St. Genis qui lui appartenait, comprise alors dans le comté de Vienne, tandis qu’aujourd’hui elle est annexée /218/ à la Savoie. Quelques années plus tard (an. 951), il donna lui-même, à l’abbaye de Cluny, le village de Communay, dans la terre de St. Symphorien d’Ozon, qui faisait partie de son patrimoine (allodus meus). Ces actes et d’autres où il est question du haut Burcin, démontrent que le domaine patrimonial du prince Charles Constantin s’étendait depuis St. Symphorien d’Ozon vers le Rhône jusqu’à St. Genis en Savoie, et au midi jusqu’à la côte St. André. C’est-à-dire qu’il comprenait tout le haut Viennois, ainsi qu’une partie du pays de Sermorens ou Salmorenc (pagus vel comitatus Salmorensis) dans le diocèse de Grenoble.
Le roi de France Louis d’Outremer, s’étant avancé, en 951, dans l’Auvergne, à la tête d’une armée, pour soumettre l’Aquitaine, le prince Charles Constantin, mécontent de la protection que le roi Conrad accordait aux Hugonides, ses rivaux, fut entraîné à reconnaître la suzeraineté de la couronne de France 1 . Cette défection, toute momentanée qu’elle fût, aliéna à ce prince la confiance du roi Conrad, qui lui retira le gouvernement supérieur de la cité de Vienne, résidence royale, et en confia la défense à Ratburne, vicomte de Vienne, neveu de l’archevêque Sobon, et petit-fils du vicomte Bérillon Ier, par Gerberge sa mère. Dès lors les vicomtes de Vienne relevèrent immédiatement de l’autorité du souverain, jusqu’au moment où la suzeraineté et les régales de cette métropole furent concédées par les empereurs aux archevêques de Vienne. De ce qui précède, il résulte évidemment que, dès le milieu du Xe siècle, le Dauphiné était /219/ déjà partagé en trois principautés indépendantes les unes des autres, savoir entre les comtes du haut Viennois, les vicomtes de Vienne et les comtes d’Albon. Les rivalités héréditaires de ces princes prenaient leur source dans l’antagonisme dynastique qui, dès l’origine, divisa les descendants de Bozon, roi de Bourgogne, et les neveux de Hugues, roi d’Italie. Il est vrai que cet état de choses fut troublé par les invasions des Sarrazins qui parvinrent à se cantonner dans les hautes vallées de l’Isère; le monastère de Romans fut détruit par les infidèles, et les domaines du comte d’Albon saccagés. Après l’expulsion des Sarrazins, les archevêques de Vienne et les évêques de Grenoble distribuèrent les terres du territoire de Romans 1 (pagus Eltavensis) et du Grésivodan (pagus gratianipolitanus) aux guerriers qui avaient le plus contribué par leurs armes à chasser ces étrangers 2 , en s’attribuant sur eux la suzeraineté temporelle. Cette suprématie fut contestée à ces prélats par les comtes d’Albon; mais Humbert, l’un des princes de cette maison, ayant été élevé sur le siège épiscopal de Grenoble, vers la fin du Xe siècle, il associa son frère le comte Guigues au gouvernement temporel du Grésivodan 3 .
Dans le même temps, le roi Rodolphe III donna à ce même comte le château de Moras près d’Albon 4 , vraisemblablement pour le dédommager des domaines qu’il avait dû /220/ céder au monastère de Romans rétabli par l’archevêque Thibaut 1 .
Les prétentions des comtes d’Albon sur la ville de Vienne ne datent que de la cession que le duc Berthold de Zæhringen leur fit en 1157 des droits qu’il pouvait avoir sur cette métropole en qualité de vicaire impérial ou recteur des deux Bourgognes. Ces événements n’influèrent qu’indirectement sur le sort des comtes du haut Viennois, dont les domaines échappèrent aux bouleversements qui affligèrent le reste du Dauphiné; ces domaines passèrent en majeure partie à leurs descendants, comme on le verra bientôt.
Il reste à expliquer comment les comtes de haute Bourgogne et de Mâcon acquirent des droits sur Vienne, et en portèrent le nom.
Guillaume le Grand, comte de Bourgogne, mort en 1087, avait épousé Etiennette, qualifiée, dans son épitaphe, de comtesse des Allobroges 2 , titre que les historiens traduisirent par celui de comtesse de Vienne. Les biens que la comtesse Etiennette porta dans la branche de la maison de Bourgogne, qui adopta le surnom de Vienne, étaient situés dans cette ville même et sa banlieue.
Hugues, sire de Pagny, un de ses descendants, les vendit en 1266 à l’archevêque de Vienne 3 . On a vu, plus haut, que Charles Constantin ne posséda plus rien à Vienne depuis sa disgrâce; Etiennette de Vienne ne descendait pas de ce prince. Il est beaucoup plus vraisemblable qu’elle était de la famille des vicomtes de Vienne, issus de Ratburne, et qu’elle porta dans la famille du comte de Bourgogne, son /221/ mari, le vicomté de Vienne, d’où ses descendants prirent le nom de Vienne.
On avait cru que la descendance masculine du prince Charles Constantin s’était éteinte avant le commencement du XIe siècle, Rodolphe III, dernier roi de Bourgogne, ayant donné en dot à la reine Hermengarde, sa seconde femme, les comtés de Vienne et de Sermorens 1 . Mais il est évident qu’il ne s’agissait dans cette donation que des domaines privés (allodis, mancipiis) appartenant au fisc royal, qui se trouvaient dans ces deux comtés et dans la ville de Vienne, où la reine, devenue veuve, fit sa résidence ordinaire. Cette donation, renouvelée en 1023, en faveur de l’archevêque Burchard 2 , en ce qui concerne la cité de Vienne, ne transféra à ce prélat l’autorité comitale que sur un territoire assez borné autour de la ville 3 et sur les terres appartenant en propre à son église.
Cette interprétation des chartes du roi Rodolphe se justifie par les bulles impériales qui les confirment en y ajoutant plusieurs droits régaliens 4 . Elles soumirent les vicomtes de Vienne à la suzeraineté des archevêques, et ne concernent nullement le haut Viennois.
Il est à présumer que cette partie de l’ancienne province de Vienne avait déjà pris le nom de comté de Bellay (comitatus Bellicensis) 5 , dans lequel une partie du Bugey se trouvait comprise. Le haut Viennois formait dès lors une /222/ principauté héréditaire avec le titre de comté, relevant immédiatement de la couronne royale de Bourgogne, qui, des successeurs du prince Charles Constantin, passa aux comtes de Savoie, possesseurs de ce territoire jusqu’au moment où ils l’échangèrent 1 aux Dauphins contre la baronnie de Faucigny.
Les chartes attestent effectivement que plusieurs terres dans le Dauphiné qui, au Xe siècle, avaient appartenu, soit au prince Charles Constantin, soit aux comtes du haut Viennois, ses successeurs, parvinrent à la royale maison de Savoie. Telle est la terre de St. Genis, dont le monastère fut fondé au commencement du XIe siècle par Burchard, fils du comte Humbert et d’Amélie 2 , bienfaiteurs du prieuré du Bourget. Telle est encore la terre de St. Alban de Cirisin, dont l’église fut donnée en 927, par le prince Charles, à l’archevêque de Vienne, et cédée en 1125, par les successeurs de ce prélat à l’abbaye de St. Ruff, sous l’approbation du comte de Savoie, Amédée III 3 . Il en est de même des mandements de St. Symphorien d’Auzon, où se trouvait situé le village de Commugny, et du mandement de la Côte-St.-André, dont dépendait le Haut-Burcin, donnés par ce prince, soit à l’abbaye de Cluny, soit à l’église de Vienne; ces mandements appartenaient au domaine que les comtes Thomas Ier et Pierre de Savoie possédaient dans le Dauphiné 4 .
Le comte Pierre fit construire des châteaux forts à St. Symphorien d’Auzon, à St. Georges de l’Espéranche, à la /223/ Côte-St.-André et à Voirons près de Grenoble 1 . L’Isle de Ciers, où le comte Humbert fils (ou petil-fils) de Charles Constantin fonda en 976 un prieuré de Cluny, appartint également à la maison de Savoie 2 .
Ainsi dans le petit nombre des chartes qui, de cette époque reculée, sont parvenues jusqu’à nous, toutes les localités qui y sont mentionnées comme ayant fait partie du patrimoine du prince Constantin se retrouvent parmi les terres que le comte Amédée VI céda au Dauphin Charles de France, en échange du Faucigny. La baronnie de la Tour du Pin, enclavée dans le comté de Delley ou du haut Viennois, était un arrière-fief des princes de Savoie; par son testament, le comte Pierre donna à sa fille unique, la dauphine Béatrix, l’hommage des sires de la Tour du Pin 3 . On voit que la circonscription territoriale des domaines allodiaux du prince Charles Constantin dans le haut Viennois était absolument la même que celle de la principauté que les comtes de Savoie possédaient en Dauphiné, entre l’Auzon, le Rhône et le Guyer. Cette principauté parvint donc à la royale maison de Savoie, par droit d’hérédité, comme étant issue de la race de ce même prince.
On objecterait vainement que ces domaines ont pu entrer dans la famille des comtes de Savoie, soit par Mathilde d’Albon, femme du comte Amédée III, soit par Béatrix de Bourgogne-Vienne, troisième femme du comte Humbert III, et mère du comte Thomas.
Quant a la première de ces alliances, on observe qu’avant la mort du comte Pierre, les dauphins ne possédèrent ni fiefs /224/ ni terres dans la portion du Viennois dont il est ici question. L’objection serait plus plausible à l’égard de Béatrix, fille de Gérard de Vienne, comte de Mâcon, celle-ci ayant pu recevoir en dot des biens provenant d’Etiennette de Vienne, sa trisaïeule. Mais l’histoire nous apprend qu’en 1146, Guillaume, comte de Mâcon, aïeul de Béatrix, fut dépouillé en faveur de l’archevêque de Vienne, par l’empereur Conrad III, de toutes les prétentions qu’il formait sur le Viennois, vraisemblablement comme descendant des vicomtes de Vienne, dont les terres étaient situées dans cette ville et ses environs, comme on l’a remarqué plus haut. Il faut donc en conclure qu’Humbert aux blanches mains descendait en ligne masculine du prince Charles Constantin, comte du haut Viennois et fils de l’empereur Louis l’Aveugle.
Après avoir développé l’origine de la royale maison de Savoie, par des preuves indirectes tirées de la possession héréditaire de certains domaines, il reste à constater cette origine par des preuves diplomatiques, qui, il faut l’avouer sans détour, laissent encore beaucoup à désirer pour amener la question à une solution rigoureuse, chose qu’il est rarement donné d’atteindre quand il s’agit de remonter à une époque aussi reculée et aussi obscure.
La découverte du titre unique qui prouve directement que le marquis Odon fut fils du comte Humbert est comparativement assez récente; néanmoins l’absence de ce témoignage n’a pas empêché les généalogistes les plus estimés d’admettre ce fait, parce qu’il était démontré par un concours de preuves analogues à celles qui ont été alléguées plus haut.
Le prince Charles Constantin, comte de Vienne, naquit au commencement du Xe siècle; il intervient déjà dans une /225/ charte de l’an 924, par laquelle l’empereur Louis, à la recommandation de son fils Charles, donne quelques serfs à l’un de ses familiers. Il paraît avec le titre et l’autorité de comte de Vienne dans une seconde charte de l’an 927; ce qui prouve qu’il avait déjà atteint l’âge viril. Ce prince fut marié à la comtesse Thiedberge, dont on ne connaît pas la famille; il en eut deux fils nommés Richard et Humbert. Il paraît que Guichenon avait eu connaissance de la charte par laquelle le prince Charles, assisté de sa femme et de ses deux fils, accorde à l’un de ses familiers (serviens), nommé Rotbold, la permission de vendre certains fonds situés dans le territoire de Bressieu-le-Haut, en Viennois. Mais, dans la copie qui fut communiquée à ce célèbre généalogiste, les noms des fils du prince Charles se trouvaient altérés: elle portait Rupertus au lieu de Hupertus; c’est pourquoi il n’attacha pas à cette pièce toute l’importance qu’elle méritait. Pierre Joseph de Rivaz, inspecteur des salines de Moutiers, qui, dans le siècle passé, entreprit de savantes recherches sur l’origine de la royale maison de Savoie 1 , ayant exploré avec soin les archives de Cluny en 1762, retrouva l’original de cette charte essentielle, parmi les titres non inventoriés, et y lut très distinctement « Signum Karoli comitis; signum Thiedbergæ comitissæ; signum Rikardi et Huperti, filiorum suorum. »
Cette pièce, datée du mois de mai et du règne du roi Conrad, ne porte pas l’indication précise de l’année, mais elle doit être antérieure à l’an 950.
Le comte Richard, fils aîné du prince Charles, souscrivit avec son père une emphythéose, faite par un de leurs /226/ tenanciers, nommé Othmar, en faveur du chanoine Varnier, sur des vignes situées dans le territoire de Bressieu-le-Haut, en Viennois; cette charte est datée du mois d’avril de la 23e année du règne de Conrad, qui tombe sur l’an 960 1 . Ce même comte Richard avait obtenu de son père des terres à Chaponnay et à Chuzelles en Viennois, qu’il échangea vers l’an 943 à l’archevêque Sobon, contre celles que ce prélat ou son église possédait à Marennes, près de St. Symphorien, sur les bords de l’Auzon 2 . Ces terres passèrent à son frère le comte Humbert, comme on le verra ci-après; ce qui suppose que ce comte Richard mourut sans postérité.
Du Bouchet ou plutôt ses commentateurs 3 , donnent au prince Charles un troisième fils, nommé Amédée, mais ils ont confondu celui-ci avec le comte Amédée Ier, son petit-fils.
Le prince Charles Constantin décéda vers l’an 961, laissant au moins un fils, le comte Humbert Ier, qui lui succéda dans le comté patrimonial du haut Viennois. Effectivement, on voit par deux chartes des années 971 et 975 que le haut Viennois était au pouvoir d’un comte Humbert qui ne peut être que le fils du prince Charles Constantin. Ces chartes concernent la fondation d’un prieuré de l’ordre de Cluny, faite dans l’île de Médon, qui paraît avoir été située entre la Bourbre et le Ciers 4 . Cette fondation fut faite par le prêtre Amalfred, fils d’un seigneur du pays, qui, en 975, dota ce nouveau monastère de plusieurs domaines, parmi /227/ lesquels on remarque Chozeau, près de Crémieux, et Chassignieux, près de Virieu en Viennois. Suivant l’usage du temps, l’acte fut approuvé par le comte Humbert comme seigneur du territoire où la fondation avait lieu.
Le comte Humbert Ier ne survécut guère à cette fondation, car, un ou deux ans après, on voit paraître à sa place ses deux fils, Amédée Ier et Humbert II, dans un diplôme par lequel le roi Conrad confirma au monastère de St. Chaffré de Carmery, soit Monetier en Veley, les donations faites à ce monastère par les comtes de Valentinois et de Diois. Ce diplôme, scellé du sceau du roi « in conventu omnium fidelium nostrorum, … » est signé par Gélinon, comte de Valentinois et de Diois, par Aymon, évêque de Valence, par les comtes Amédée et Humbert, et par d’autres seigneurs laïques du Dauphiné 1 . La fin de ce diplôme portant les dates chronologiques manque; Don Mabillon a cru qu’il pouvait être de l’an 956. Mais Aymon, évêque de Valence et successeur d’Odilbert Ier, vers l’an 970, souscrivit une charte qui tombe positivement entre les années 975 et 978 2 . C’est donc avec raison que Du Bouchet, qui vraisemblablement avait vu l’original du diplôme en question, le place sous l’an 977. Du Bouchet avait trouvé, dans le cartulaire de St. Maurice de Vienne, des chartes concernant le Viennois, datées du gouvernement du comte Amédée, fils de Humbert, « Regnante Amedeo filio Humberti; » il en cite entre /228/ autres une de l’an 980. Ces chartes ne peuvent se rapporter qu’au comte Amédée Ier, fils de Humbert Ier, et petit-fils du prince Charles Constantin; et c’est ce comte Amédée, que Du Bouchet tient positivement pour avoir été le père de Humbert aux blanches mains, premier comte de Maurienne. Il en avait fait voir les preuves à d’Hozier, généalogiste de la cour de France, dont l’autorité à cet égard est du plus grand poids. Cependant, jusqu’ici, ces preuves n’ont pas été retrouvées, et l’on est réduit, pour combler cette lacune, à recourir aux témoignages tirés de la possession de certains domaines qui ont été indiqués plus haut.
Quant au comte Humbert II, qui paraît dans le diplôme du roi Conrad, de l’an 977, en faveur du monastère de St. Chaffre, avec le comte Amédée Ier, son frère aîné, auquel il survécut, il paraît évident qu’on l’a confondu avec son neveu, Humbert aux blanches mains, ce qui n’est pas surprenant, l’un et l’autre ayant eu deux fils portant les mêmes noms de Borchard et d’Odon. Mais l’un, Humbert l’ancien, eut pour femme Ancilie, et l’on ne connaît point jusqu’à présent le nom de la femme d’Humbert aux blanches mains. Burchard, fils du comte Humbert et d’Ancilie, était déjà évêque en 1022 1 , tandis que Burchard, fils de Humbert aux blanches mains, ne devint abbé de St. Maurice d’Agaune que vers l’an 1053 2 . D’où il faut conclure que ces deux prélats appartenaient à deux générations différentes, quoi que l’un et l’autre eussent pour père un comte Humbert. A ces preuves on pourrait en ajouter d’autres concernant les autres fils de ces deux Humbert; mais celles-ci suffisent pour démontrer l’existence de l’oncle et du neveu, confondus /229/ mal à propos par Guichenon, et soigneusement distingués par Du Bouchet.
Les comtes Amédée Ier et Humbert II ayant eu l’un et l’autre des fils, la race du prince Charles Constantin se trouva divisée en deux branches, dont l’une se perpétua sous le nom de royale maison de Savoie, et dont l’autre s’éteignit déjà à la seconde génération.
Cette division en deux branches suppose le partage entre elles des domaines patrimoniaux; mais il est aisé d’en fixer les limites, car, vers la fin du Xe siècle, les comtes provinciaux (comites pagorum) étaient devenus comtes patrimoniaux (comites fundorum) dans leurs domaines héréditaires dont la circonscription se modifiait sans cesse par des échanges, des subdivisions de familles ou des alliances.
Ainsi, sans chercher de quelle manière se fit le partage en question, on peut dire avec assez de certitude qu’Amédée Ier et Humbert II, son frère, furent l’un et l’autre comtes en Viennois 1 , et que chacun d’eux y posséda en pleine souveraineté, avec le titre de comte, une portion des domaines patrimoniaux de leur famille.
Suivant l’exact et savant Du Bouchet, le comte Amédée Ier, qui vivait encore en 980, mais qui décéda bientôt après, fut père du célèbre Humbert aux blanches mains, tige reconnue de la royale maison de Savoie. Ce savant en avait soumis les preuves au contrôle sévère du fameux d’Hozier, généalogiste de la cour de France 2 . Jusqu’ici, les documents /230/ qui attestaient ce fait capital, n’ont pas été retrouvés, mais ce n’est point une raison pour douter de leur existence. En attendant, un témoignage aussi formel que celui de d’Hozier, sur un point déjà fortement controversé, semblerait former une preuve suffisante, lors même que ce témoignage ne se trouverait pas pleinement confirmé par d’autres considérations.
Rien n’a plus contribué à obscurcir l’histoire des premiers comtes de Maurienne que l’étrange confusion faite entre Humbert II, mari d’Ancilie, et Humbert (III) aux blanches mains, fils du comte Amédée Ier, et, par conséquent, neveu du précédent. Cette confusion était d’autant plus difficile à éviter, que l’oncle et le neveu eurent l’un et l’autre plusieurs fils portant les mêmes prénoms d’Amédée, de Burchard et d’Odon, mais qui jouèrent dans leur temps des rôles trop différents pour qu’il soit permis de les confondre. Humbert II ou l’Ancien, étant parvenu à un âge plus avancé et ayant vraisemblablement gouverné les domaines de son neveu pendant la minorité de celui-ci, vivait encore lorsque Humbert aux blanches mains parut sur la scène du monde, ainsi que l’érudit P. J. de Rivaz l’avait déjà remarqué dans sa dissertation manuscrite.
Le comte Humbert II ou l’Ancien jouit d’un grand crédit auprès du roi Rodolphe III, bien avant le mariage de ce monarque avec la reine Hermengarde, sa seconde femme 1 ; crédit qu’il conserva pendant toute sa vie, malgré les troubles qui agitèrent le règne de ce dernier roi bourguignon. De sa femme nommée Ancilie ou Hanchilie, il eut trois fils, savoir: /231/
1° Amédée II, qui suit.
2° Burchard I, qui, avec sa femme Hermengarde et son fils Aymon, restitua, en l’an 1022, à l’abbaye de St André. le bas de Vienne, l’église de St. Genis 1 , dans le comté de Bellay, donnée jadis à cette abbaye par le prince Charles Constantin son bisaïeul. La bulle du pape Etienne IX, de l’an 1067, prouve qu’il était frère du comte Amédée II, fondateur du Bourget et d’Odon, et, par conséquent, fils du comte Humbert l’Ancien et d’Ancilie 2 . Suivant Du Bouchet, il n’eut d’autre fils qu’Aymon, qui, en 1046, fit de nouvelles donations à l’église de St. Genis. Il souscrivit dans la même année une charte du comte Humbert aux blanches mains, qui l’appelle son neveu (signum Aymonis nepotis ejus) 3 , ce qui appuie indirectement le système généalogique de Du Bouchet. Effectivement, ce jeune prince est le seul du nom d’Aymon auquel ce titre de parenté puisse raisonnablement s’appliquer, étant fils du cousin germain paternel du comte Humbert aux blanches mains. Il décéda bientôt après sans postérité.
3° Enfin, le dernier fils du comte Humbert et d’Ancilie fut Odon, évêque de Bellay, dès l’an 1000 environ. Il est rappelé dans la bulle du pape Etienne IX, citée plus haut, comme étant le frère de Burchard et du comte Amédée II, fondateur du Bourget. Dans les dernières années du Xe /232/ siècle, l’archevêque Thibaud de Vienne céda en précaire à Odon, évêque de Bellay, pour lui et son héritier, le territoire de Traize (ager qui vocatur Tresia), borné au levant par le mont du Chat (mons munitus), et au couchant par le mont de Chevrieux (mons caprilis) et compris dans le comté de Bellay (in comitatu Bellicensi); en échange de quoi l’évêque Odon donna à l’église de Vienne une portion des terres qu’il possédait héréditairement à Veseronce (in agro Veseroncensi), sous réserve de l’usufruit pour lui et son héritier 1 . Dans cette charte l’archevêque Thibaut, qui lui-même était issu de la race des comtes de Champagne, qualifie l’évêque de Bellay de « illustre stemmate Odo Bellicensis præsul, » qualification qui, dans une telle bouche, indique assurément la plus haute extraction.
L’évêque Odon de Bellay possédait encore d’autres domaines dans le Viennois, car, en l’année 1003 2 , il amodia la terre de Chatonnay 3 , en présence du comte Humbert, son père et de sa mère; la charte est datée du château de Boisozel (en Dauphiné). On voit par là que le comte Humbert l’Ancien n’avait pas cessé de résider dans le haut Viennois ou le pays de Salmorenc. L’époque de sa mort n’est pas exactement connue, mais elle ne saurait guère être reculée au delà de 1030 4 . /233/
Le comte Amédée II, son fils aîné, lui succéda; mais comme il porta le titre de comte, du vivant même de son père, ainsi que le prouve l’acte de fondation du Bourget, ce titre suppose qu’il se trouvait déjà en possession d’un apanage important. Il était effectivement comte de Bellay, comme le prouve le don qu’il fit à Cluny du village de Larni, dans le comté de Bellay (in comitatu Bellicensi). Ce comté s’étendait sur les deux bords du Rhône; il s’était formé:
1° De l’ancien territoire de la ville épiscopale de Bellay, à la souveraineté duquel son oncle l’évêque Odon l’associa vraisemblablement à titre d’avoué 1 .
2° De la portion de la Savoie actuelle resserrée entre le lac du Bourget et le Rhône, appelée aussi le petit Bugey, que le même prélat avait acquise, vers l’an 1000, de l’archevêque de Vienne, et dont il jouit en vertu de la réserve exprimée dans la charte 2 .
3° Des territoires de St. Genis et de Veseronce, qui provenaient du domaine héréditaire de sa famille.
Ce prince est célèbre par la fondation du prieuré de St. Maurice de Maltacène, au pied du mont du Chat. Ce prieuré, plus connu sous le nom du Bourget, était alors dans le comté de Bellay, quoique, pour le spirituel, il dépendit du décanat de Savoie, soit du diocèse de Grenoble. L’acte de cette fondation où le comte Amédée se qualifie de fils du /234/ comte Humbert, mari d’Ancilie, est daté du 22 octobre 1030 1 .
De sa femme Adèle ou Adalgide, princesse d’une illustre naissance, il n’eut qu’un fils, nommé Humbert, qui mourut en bas âge. Cet événement funeste engagea son père à faire de nouveaux dons au prieuré du Bourget 2 . Le comte Amédée II souscrivit encore la donation des Echelles, faite en 1042, par le comte Humbert aux blanches mains, son cousin, à l’église de St. Laurent de Grenoble 3 .
Dès lors, ce prince ne paraît plus dans les chartes, ce qui fait supposer qu’il mourut bientôt sans laisser d’héritiers directs de ses domaines, qui passèrent à son neveu Aymon, fils de son frère Burchard. Aymon n’ayant survécu que peu d’années à son oncle le comte Amédée, la branche des comtes de Bellay se trouva éteinte et ses biens passèrent au comte Humbert aux blanches mains, le plus prochain agnat du prince Charles Constantin.
On a pu se convaincre, par les renseignements qui précèdent, que le comte Humbert II, mari d’Ancilie et père d’Amédée II, comte de Bellay, était un personnage bien différent du comte Humbert aux blanches mains, son neveu.
Effectivement:
1° Amédée, fils du premier, portait le titre de comte, du vivant de son père, tandis que ce titre n’est jamais donné à Amédée, fils du second.
2° Burchard, fils de l’un, était marié et père de famille en 1022, tandis qu’à la même date, Burchard, fils de l’autre, était déjà évêque, comme le prouve la charte de l’an 1022, /235/ par laquelle l’évêque de Langres inféoda au comte Humbert la terre d’Ambilly, en Genevois 1 .
3° Enfin, Odon, fils d’Humbert l’Ancien, fut évêque de Bellay, et chacun sait que le fils de même nom du prince Humbert aux blanches mains, fut le célèbre Odon, marquis de Suze.
Il n’est pas surprenant que le comte Amédée de Bellay ait été rangé, par les historiens, dans la liste des comtes de Savoie, puisqu’une partie du comté de Bellay, savoir le petit Bugey, fit bientôt partie de la Savoie, et que ses biens passèrent soit au comte Humbert, son cousin germain, soit au marquis Odon, fils de celui-ci, que l’histoire reconnaît pour auteurs de la royale maison de Savoie. Il est fort douteux qu’au XIe siècle, la Savoie, qui ne comprenait alors que les quatre mandements d’Aix, de Chambéry, de Montmélian et de la Rochette, formât déjà un comté particulier; car la reine Hermengarde, qui ne mourut qu’en 1057, y possédait les terres d’Aix et de Chambéry, qui emportaient la meilleure partie de ce petit pays.
Cependant, avant d’avoir hérité des apanages de la branche des comtes de Bellay, Humbert aux blanches mains portait le titre de comte (comes), qui, dans le royaume de Bourgogne, équivalait à celui de duc. Il possédait des domaines importants en Maurienne 2 , dans le Genevois 3 , et même en Savoie 4 ; il jouissait des prérogatives comitales dans le val d’Aoste et dans le comté des Equestres ou de Nyon 5 . /236/ Mais ses domaines patrimoniaux se trouvaient situés principalement dans le haut Viennois, soit le comté de Salmorenc, comme l’indique la donation qu’il fit, en 1042, à l’église de Grenoble, de la dîme et d’autres revenus de la terre des Echelles (ad Scalas). Ce lieu ne fait aujourd’hui partie de la Savoie que parce que ce territoire appartenait autrefois au comté de Salmorenc 1 ou du haut Viennois, patrimoine héréditaire de la race de Charles Constantin. Ainsi Humbert aux blanches mains fut comte en Viennois, comme l’avait été avant lui le comte Amédée Ier, son père, et comme le fut, après lui, son fils, le marquis Odon. Effectivement, une charte de l’an 1067 2 nous apprend que le marquis Odon avait seul le privilége de faire battre la monnaie coursable dans le haut Viennois. Ayant affermé ce privilége à des entrepreneurs établis à Aiguebelle en Maurienne, ceux-ci frappèrent des espèces altérées; l’archevêque Leger en porta ses plaintes au marquis Odon, qui fit cesser la fabrication de ces espèces altérées; mais la fraude recommença après sa mort et l’archevêque se rendit en Italie pour renouveler sa plainte à la comtesse Adélaïde, veuve du marquis Odon. Il obtint d’elle et de ses fils une renonciation formelle à leur droit de battre monnaie dans la juridiction temporelle de l’archevêque de Vienne (in tota potestate sua archiepiscopi Viennensis). Dès lors il y eut une monnaie viennoise, frappée à Vienne même, et une monnaie viennoise frappée à Aiguebelle 3 ; celle-ci portait une tête de St. Jean sur un bassin /237/ avec la légende Sanctus Johannus, et, au revers, le monogramme d’Adélaïde, avec le mot Aquabella 1 . Ce fait est important, et la charte suppose incontestablement que le marquis Odon possédait le droit exclusif de battre monnaie dans le Viennois, sans quoi l’archevêque se fût borné à changer le coin de la monnaie de Vienne ou à proscrire dans son diocèse le cours de celle d’Aiguebelle. D’où pouvait provenir ce droit exercé par le marquis Odon, si ce n’est de son père le comte Humbert et de son aïeul le comte Amédée Ier? Ne doit-on pas en conclure que ces princes furent successivement comtes en Viennois?
Il est d’ailleurs bien prouvé que les comtes Amédée, fils du marquis Odon, et Humbert dit le Renforcé, son petit-fils, possédaient des domaines dans le Viennois; car Pierre, archevêque de Vienne, ayant uni, en 1125, à l’abbaye de St. Ruff, plusieurs églises de son diocèse, dans le nombre desquelles se trouvait celle de St. Alban de Cérésin, qui avait été donnée jadis à l’église de Vienne par le prince Charles Constantin, l’archevêque crut nécessaire de faire intervenir dans cet acte le comte Humbert, fils du comte Amédée II, de Maurienne (Humbertus filius comitis Amedei) 2 . Dira-t-on que ce comte Humbert se trouva là par hasard, tout à point pour intervenir dans un acte concernant des domaines en Viennois, qui appartinrent incontestablement à ses descendants jusqu’au moment où ils furent échangés contre le Faucigny par le traité de Paris, de l’an 1355?
Resterait à expliquer comment le comte Humbert aux /238/ blanches mains se trouva investi de l’exercice de la souveraineté comitale dans le val d’Aoste, dans le comté des Equestres ou de Nyon, en Maurienne, et même en Savoie. On remarquera d’abord que le prince Humbert remplissait, en 1018, l’office de comte dans le comté de Nyon 1 , quoique ni lui ni ses successeurs immédiats ne possédassent des domaines patrimoniaux dans ce comté, et qu’il ne remplît point le même office dans le comté de Genève, où néanmoins il possédait les terres d’Ambilly et d’autres encore 2 .
On ne peut donc expliquer cette juridiction exercée à différents titres et dans différents comtés, que par une commission plus générale du souverain, comme serait celle de comte du Palais (comes palatii) ou de connétable (comes stabuli).
On remarque qu’effectivement le comte Humbert aux blanches mains remplissait, en 1018, dans le comté de Nyon et dans une circonstance analogue, précisément le même office que celui qu’avait rempli, en 1002, Adalbert, comte du Palais (comes palatii) 3 , qui décéda bientôt après. Nous voyons, de plus, qu’outre les domaines dont le comte Humbert jouissait en val d’Aoste en 1032, à titre de comte (donat terra de suo comitatu), il dispose encore des bénéfices attachés à la charge de connétable (donat … de beneficio costabile) 4 . On croit pouvoir en conclure que le comte Humbert aux blanches mains fut investi par Rodolphe III, dernier roi /239/ de Bourgogne, des offices de comte du palais royal et de connétable, sans que cependant il en ait pris le titre.
Comme comte du palais il avait l’administration des domaines du roi 1 , ce qui explique les expressions de Terra Regis, sive Humberti comitis, de la charte de fondation du prieuré de Coyse 2 . Comme connétable, c’est à lui qu’appartenait le commandement général des troupes du royaume de Bourgogne. L’histoire nous apprend qu’en effet Humbert aux blanches mains exerça glorieusement cette charge pendant les troubles qui suivirent la mort de Rodolphe III, son souverain et son bienfaiteur 3 ; il est très vraisemblable que l’empereur Conrad récompensa la fidélité qu’il montra à sa cause en lui confirmant, à titre d’hérédité, la majeure partie des domaines royaux dont il avait joui en qualité de comte du palais. On ne connaît pas la femme du comte Humbert aux blanches mains, mais on doit supposer qu’elle tenait de près à la famille des rois de Bourgogne ou à celle de la reine Hermengarde.
Quoi qu’il en soit, il en eut quatre fils, savoir: Amédée, Burchard, Aymon et Odon. Ils sont tous nommés à la suite les uns des autres dans la charte (sans date) par laquelle Aymon dit de Pierrefort donna à l’église de Cluny le lieu de Monterminod, près de Chambéry 4 . Les trois premiers sont aussi nommés dans les deux chartes (sans date) par lesquelles le comte Humbert leur père, héritier des domaines /240/ des comtes de Bellay, augmenta la fondation du prieuré du Bourget 1 ; les termes mêmes de ces chartes démontrent qu’elles sont postérieures de plusieurs années à la première fondation faite vers l’an 1030 par Amédée, comte de Bellay, son cousin germain. Il y est parlé de l’indigence (inopia) dans laquelle les religieux étaient déjà tombés et de la nécessité de pourvoir plus abondamment à leur subsistance.
On a confondu Amédée II, comte de Bellay, avec Amédée III, fils de Humbert aux blanches mains, parce que deux chartes de celui-ci se trouvent souscrites par le comte Amédée; la première est la donation des Echelles 2 faite en 1042. La seconde, de l’an 1040, est une donation à l’église de St. Ours d’Aoste 3 . Ces donations ont eu lieu du vivant du comte Amédée de Bellay; il est très naturel qu’il les ait souscrites en sa qualité de cousin germain du donateur. Remarquons que, ni dans la première ni dans la seconde de ces chartes, ce comte Amédée ne se dit fils de Humbert aux blanches mains, tandis que Burchard n’a pas manqué de le faire; il paraît qu’Amédée, frère du marquis Odon, mourut avant lui sans postérité et sans avoir porté le titre de comte. Son frère Aymon est vraisemblablement le même qu’Aymon, évêque de Bellay, qui reçut, en 1037, la fondation de la Burbanche 4 , et qui, en 1042, signa, parmi les évêques, la donation des Echelles. On s’est mépris en confondant ce prélat avec Aymon, évêque de Sion et prévôt de l’abbaye de St. Maurice en Chablais; celui-ci était de la race des comtes de Lentzbourg en Argovie. /241/
Quant à Burchard, qui était déjà évêque en 1022 1 , sa destinée est obscure. P. J. de Rivas, dans sa dissertation manuscrite, prétend qu’il succéda à l’évêque Thibaud sur le siége de Maurienne; mais il ne prend pas le titre d’évêque dans la donation de son père, le comte Humbert, à l’église d’Aoste, citée plus haut. Selon les traditions du monastère, ce fut lui qui devint abbé de St. Maurice après la mort du célèbre Burchard, évêque d’Aoste, qui s’empara en 1032 de l’archevêché de Lyon et qui en fut chassé, puis retenu en captivité par l’empereur Conrad le Salique en 1034 2 .
Burchard (de Savoie) paraît comme abbé de St. Maurice dans une charte de l’an 1068 3 .
L’histoire s’est chargée de consacrer la mémoire du marquis Odon, qui, par son mariage avec la comtesse Adélaïde de Suze, ajouta le Piémont aux vastes domaines de ses ancêtres, et fonda la puissance de la royale maison de Savoie sur des bases glorieuses, nationales et inébranlables.
/242/ /243/
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
I

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/244/
II
A Paris, ce 22 nouembre 1649.
Monsieur,
En visitant l’inuantaire des tittres de la maison de Bourbon, iy ay trouué ce que ie vous envoye de Villars. Je ne doute point que vous n’en ayez vue partie, neantmoins comme ie say par expérience que quelque soin qu’on prenne a la recherche des choses il nous en eschape quelquefois et qui peuuent donner de l’ornement a vn eloge, iay creu que vous n’auriez pas desagreable de veoir encore vn coup ce que vous auez desia veu ou que vous auez ignoré. Pour le pere de Humbert aux blanches mains dont ie vous ay parlé, c’est sans doute vn autre Humbert comte qui donne plusieurs choses à Cluny dans la Savoye le 38 du regne de Conrad I roy de Bourgongne sauoir l’an 975. Lorsque ie vid les chartulaires de Cluny ie me contentay seulement de prendre son nom et la datte de la charte, mais il vous sera facile de l’avoir toute entière puisque vous savez que toutes les donations faites sous chasque abbé sont transcriptes en ordre selon le temps et que celle-là est passée sous S. Mayeul. Quand à l’origine de cette maison, i’estime qu’elle procede de Hucbert frère de Thietberge reyne de Lorraine et que Lothaire son beau-frère fit duc du pays d’entre le Mont iou et le Mont iura l’an 859, et ce qui m’oblige a cette creance est que la Maurienne ou Savoie estoit de son gouvernement, qu’il estoit abbé de St. Maurice de Chablais aussi bien que /245/ de St. Martin de Tours, et que le nom de Hucbert ou d’Humbert est venu de luy dans cette famille, les anciens auteurs en ayant vsé equiuoquement comme on peut veoir dans les annales de Metz et dans Wipo qui nomme Humbert aux blanches mains Hucbert. Sans doute vous trouverez vn esclarcissement de ma pensee dans St. Maurice ou infailliblement Hucbert que ie crois ayeul de celuy qui a donné à Cluny aura fait quelque bienfait et ou vous trouverez quelque charte qui vous apprendra le nom de ses enfants, car il est qualifié clericus coniugatus par l’auteur des annales de St. Bertin. Et ainsi vous désabuserez le public vulgaire de la fable de Saxe et monterez iusques a l’an 830 suivant le memoire que ie vous enuoye lequel se peut tout preuver par chartes et histoires autentiques. Feu M. du Chesne a esté d’vn autre advis que le mien comme vous pourrez veoir dans son Histoire de Bourgongne, mais cela ne peut convenir, d’autant que le Hucbert marquis de Toscane fils de Hugues du nom de son ayeul eut deux filles dont l’vne aporta le marquisat de Toscane (parce que son frère mourut sans enfans) à Thibaud marquis de Spolette et l’autre fut mariée à Candianus, duc de Venise.
Quand a ce que vous desirez de Polignac ie le mettroy en battaille au premier iour et vous l’enveray, et vous asseure que ie ramasserai curieusement tout ce que ie treuveray de Savoye, et quand vous ferez vos descentes 1 et vos eloges ie vous fourniray de très belles choses et très singulières de l’ancien Bourbon, des Daufins des Viennois, des comtes de Foretz et de quelques autres familles qui entrent dans votre ouvrage. Je vous remercie du tistre d’Alix de Commercy /246/ en ayant assez pour rendre tesmoignage d’elle, et me semble de n’avoir rien obmis de ce qui est contenu dans le chartulaire de Montmerle touchant Coligny que i’essoyeroy de donner au public a mesme temps que vous ferez veoir le jour à vostre ouvrage. Au reste la ferme de Coligny finit le dernier jour de cette année, et vous ne devez pas craindre qu’on vous dispute ma procuration laquelle sera validée toutes fois et quantes qu’il en sera besoin par M. le comte de Saligny qui en a donné asses ample pour cela.
Monsieur
vostre tres humble et obeissant seruiteur
Du Bouchet.
Vu et collationné,
Le calligraphe attaché à la bibliothèque de la faculté de médecine de Montpellier,
Vor Laurent.
Mathilde, fille de Conrad, roi de Bourgogne, fut femme de Godefroi, duc de Lorraine. De ce mariage naquit Berthe, femme de Gérard ou Bérard (Bérold), frère du pape Léon IX. Leur frère Humbert d’Alsace fut la tige des comtes de Maurienne ou de Savoie.
Observation importante contre le système dans lequel Humbert aux blanches mains serait fils du comte Otton Guillaume.
1° Son nom ne figure dans aucune des chartes (en petit nombre à la vérité) dues à Otton Guillaume et à son successeur Renaud Ier. /247/
2° Aucun de nos nécrologes, soit des cathédrales, soit des abbayes ou prieurés fondés ou dotés par Otton Guillaume et son fils ne désigne Humbert et moins encore comme appartenant à leur famille.
3° Comme fils et cohéritier d’Otton Guillaume, ce fils aurait obtenu une part quelconque dans son héritage, et il n’en existe aucune trace dans nos documents; les possessions connues de Humbert et de ses descendants doivent être cherchées partout ailleurs que dans les duché et comté de Bourgogne.
Les filles connues du roi Rodolphe Ier sont Valdrade, femme de Boniface, marquis de Spolette et de Camerino, et Judith, dont on ignore la vie.
Est-ce bien en 1146 que Guillaume, comte de Vienne, frère de Renaud III, comte de Bourgogne, fut dépouillé par Conrad III de toutes ses prétentions sur le Viennois? Ne doit-on pas plutôt descendre jusqu’en 1153 et attribuer cet acte à Frédéric Ier, neveu de Conrad 1 ?