Régeste
soit
répertoire chronologique de documents relatifs a l’histoire de la Suisse romande
par
François FOREL
Président de la Société d’histoire de la Suisse romande, membre de la Société générale d’histoire de la Suisse, etc.
PREMIÈRE SÉRIE
DÈS LES PREMIERS TEMPS JUSQU’A L’AN 1316.
LAUSANNE
GEORGES BRIDEL ÉDITEUR
1862
/V/
AVANT-PROPOS
Dès son origine, la Société d’histoire de la Suisse romande a cherché à provoquer la rédaction d’un Régeste, soit répertoire analytique des documents relatifs à notre histoire. Ce genre d’ouvrage, très connu des personnes qui s’occupent spécialement de recherches historiques, nous est tout particulièrement indispensable, attendu qu’une grande partie des documents qui nous concernent se trouvent dispersés dans des recueils très divers, dont plusieurs ont été publiés à l’étranger, et qui sont pour la plupart rares ou volumineux. Or, comme il est peu probable qu’on se décide à les réimprimer de nouveau pour en faire un corps diplomatique à notre usage, il est d’un haut intérêt de posséder au moins un répertoire qui permette de les retrouver avec facilité. /VI/
La Société centrale d’histoire suisse, de son côté, a fait faire d’importants travaux du même genre, commencés par MM. de Mohr et Winistörfer, continués actuellement par une commission qui poursuit le même but. Mais le répertoire entrepris par la Société centrale est conçu à un point de vue général, qui n’exclut nullement les travaux particuliers relatifs aux diverses parties de la Suisse. Une étude séparée est surtout nécessaire pour la Suisse romande, soit à cause de la langue, soit à cause du fond même de son histoire; car à l’époque du moyen-âge, où la connaissance des chartes est particulièrement utile, l’histoire de la Suisse romande a été presque entièrement distincte de celle de la Suisse allemande.
Nous aurions voulu être en position de présenter un répertoire complet des pièces imprimées et inédites, mais cela ne nous a pas été possible à cause du nombre proportionnellement très considérable des chartes inédites qui se trouvent dans nos archives. Cette abondance de matériaux était déjà signalée en 1797 par l’avoyer de Mulinen, qui estimait que les archives du Pays de Vaud renfermaient près de cent fois plus de chartes pour les époques anciennes que celles de la partie allemande du canton de Berne 1. L’appréciation du savant avoyer bernois est /VII/ toujours vraie, et elle servira à faire comprendre le plan que nous avons été forcé de suivre. Car si, dans certaines parties de la Suisse, il est possible de réunir une collection complète des inventaires des archives, la richesse des matières ne nous permet point d’avoir la prétention d’arriver à un résultat pareil. L’état actuel de quelques-uns de nos dépôts publics s’y oppose absolument, et ce n’est que dans un avenir assez éloigné que nous pouvons espérer de parvenir à un dépouillement intégral, que nous appelons de tous nos vœux 1.
En attendant, et pour procéder du connu à l’inconnu, nous avons dû nous borner à inventorier les actes qui ont /VIII/ été publiés ou qui ont acquis une certaine notoriété. Nous avons même dû, pour ne pas surcharger inutilement notre inventaire, laisser de côté un certain nombre de pièces connues, mais qui ne présentent pas un caractère suffisant d’importance au point de vue historique. En revanche, nous y avons introduit quelques fragments de chroniques et l’indication des faits chronologiques nécessaires à l’esquisse des principaux événements.
Nous avons beaucoup hésité à livrer à la publicité un ouvrage nécessairement très incomplet; mais nous espérons que cet essai pourra être complété plus tard par des suppléments, à mesure que les circonstances permettront de faire une étude plus approfondie de nos archives. On ne saurait mieux le comparer qu’au catalogue d’une bibliothèque, qui doit fréquemment être renouvelé, à mesure que la bibliothèque se développe et s’enrichit.
Notre répertoire comprend les trois évêchés de la Suisse romande, qui sont ceux de Lausanne, de Genève et de Sion. Le territoire de ces trois diocèses embrasse aujourd’hui les cantons de Genève, Vaud, Valais, Fribourg, Neuchâtel, et une partie des cantons de Berne et de Soleure. Il s’étendait jusqu’à la rive gauche de l’Aar, limite qui n’est pas fort éloignée de la ligne séparative des langues. Or, si l’on fait abstraction des parties où la langue allemande est actuellement parlée, et que l’on considère cette contrée dans sa généralité, il est impossible de ne /IX/ pas reconnaître dans son histoire un certain cachet d’unité et de communauté. Même langue, même origine, même caractère, tout se réunit pour attester que nous descendons des mêmes races et que nous formons une même famille. C’est ensemble que nous avons traversé les diverses alternatives d’indépendance et d’assujétissement, qui constituent notre histoire; c’est ensemble que nous avons vécu avant les Romains et sous les Romains; c’est ensemble que nous avons subi l’invasion des Burgondes et formé le royaume de la Transjurane; c’est ensemble que nous avons subi la domination de l’empire germanique et celle de la maison de Savoie, et c’est à peu près à la même époque que nous sommes rentrés à divers titres dans le sein de la Confédération suisse. Il y a donc avantage à étudier l’histoire de la Suisse occidentale dans son ensemble, et cela est surtout vrai quand il s’agit de l’étude des documents, car plusieurs d’entre eux sont communs à nos divers cantons, et il serait inutile de les répéter à l’occasion de l’histoire de chacun d’eux.
Nous n’avons point cru nécessaire de séparer les diocèses ni les cantons, ce qui aurait risqué de préjuger certaines questions historiques, qui doivent demeurer intactes. Notre répertoire a donc été établi en suivant uniquement l’ordre chronologique des pièces. Nous reviendrons plus tard sur les difficultés toutes spéciales que nous avons rencontrées pour l’établissement des dates, et sur le mode à /X/ suivre pour l’interprétation des divers styles qui ont été en usage dans la Suisse romande 1.
Nous avons éprouvé quelque embarras pour fixer notre point de départ. A la rigueur, nous aurions pu ne commencer qu’à l’apparition du premier document proprement dit, celui qui se rapporte à la restauration de l’abbaye de St. Maurice en 516. Mais nous n’avons pu résister au désir de mentionner certains points relatifs à l’établissement des Burgondes, et nous avons été conduits à indiquer quelques-uns des faits généraux qui se rapportent à nos origines. Nous avons aussi cru devoir faire précéder notre répertoire d’une introduction destinée à en faciliter l’intelligence, ce qui nous a permis de signaler à l’attention du lecteur un certain nombre de questions historiques qui sont actuellement à l’étude.
Cette première partie n’embrasse que le commencement de notre histoire, et se termine à la fin du XIIIe siècle, après la conquête du Pays de Vaud par les comtes de Savoie. Pour cette période, nous ne possédons que peu de chroniques, et les chartes qui ont échappé aux ravages du temps, constituent une des bases essentielles des travaux des historiens. Dès la fin du XIIIe siècle, au contraire, les chroniques contemporaines commencent à devenir plus abondantes, les chartes jouent un rôle moins important et nous nous serions probablement trouvé dans /XI/ la nécessité de modifier le plan de notre ouvrage; car nous sommes porté à croire qu’à partir de ce moment il conviendrait d’entreprendre une étude séparée pour chacune des petites nalionalités qui se dessinèrent dans la Suisse occidentale, et qui ont fini par former autant de cantons. C’est ce qui a déjà été fait pour Genève, par M. Edouard Mallet, dont une mort prématurée a malheureusement interrompu les études. Elles étaient déjà fort avancées, et nous savons que ses amis se préparent à les continuer et à les publier prochainement. Nous connaissons le plan de ce travail, qui concorde parfaitement avec le nôtre, et qui servira à le compléter de la manière la plus utile.
On trouvera probablement nos analyses bien sommaires, car elles ne sont le plus souvent que la simple reproduction du titre des actes. Il y aurait eu sans doute quelque avantage à les étendre un peu plus, mais ce travail aurait été difficile, sujet à beaucoup d’imperfections, et peut-être moins utile dans son ensemble à cause de sa longueur. D’ailleurs, un régeste n’est point fait pour dispenser de la lecture des documents originaux. Ce n’est qu’un répertoire destiné à conduire à cette lecture et à la faciliter. Rien, en effet, ne peut suppléer à l’étude complète des sources historiques, car souvent les faits les plus importants n’y sont mentionnés que sous une forme incidente ou accessoire. On sait que, lors même que ces /XII/ documents ont été déjà utilisés par plusieurs historiens, ceux-ci sont loin d’avoir épuisé tous les renseignements qu’on y trouve. Chacun d’eux étudie au point de vue spécial de son sujet ou de son époque, et ce point de vue varie fréquemment. Les historiens des siècles derniers se sont appliqués plus particulièrement à l’histoire des maisons souveraines, des événements militaires et des relations diplomatiques. De nos jours on se préoccupe davantage de l’étude des lois, des usages, de la vie intime des peuples, et personne ne peut aujourd’hui prévoir à quel point de vue nouveau s’appliqueront nos successeurs. L’histoire se développe, les historiens se succèdent et se remplacent tour à tour. Les documents originaux seuls subsistent toujours, et c’est ce qui explique l’intérêt permanent qui s’attache à leur conservation et à leur étude.
Nous ne terminerons pas ces lignes sans témoigner notre reconnaissance aux personnes qui nous ont aidé dans l’accomplissement de notre œuvre, entre autres à MM. de Gingins et G. de Wyss, qui ont bien voulu nous prêter le secours de leurs lumières et de leur expérience. Nous exprimerons tout particulièrement nos remerciements à M. l’abbé Gremaud, professeur à Fribourg, qui avait fait, de son côté, un travail semblable au nôtre sur l’histoire ecclésiastique du diocèse de Lausanne. Il nous le fit voir il y a quelques années, et nous nous dîmes réciproquement que, si l’un de nous voulait plus tard publier son /XIII/ ouvrage, l’autre devait lui venir en aide en lui communiquant le sien. M. Gremaud s’est souvenu de cette conversation, et son travail, qu’il a mis en entier à notre disposition, a puissamment servi à contrôler et à compléter le nôtre. Nous ne regrettons que deux choses; l’une c’est que notre cadre ne nous ait pas permis de mentionner toutes les pièces inédites que M. Gremaud a rassemblées dans ses Cartulaires; l’autre, c’est qu’il n’ait pas voulu se charger de la rédaction définitive, qu’il aurait certainement menée à meilleure fin. Qu’il nous permette au moins de le remercier publiquement de sa bienveillante collaboration, et de l’assurer de la sincère reconnaissance que nous ont inspirée ses procédés à notre égard.
Nous profitons aussi de cette occasion pour être ici l’interprête des sentiments de gratitude de notre Société envers les autorités fédérales, qui ont bien voulu, par leurs encouragements, nous donner un témoignage de l’intérêt tout patriotique qu’elles portent à l’étude de l’histoire nationale.
/XIV/ /XV/
INTRODUCTION
I
Origines, domination romaine.
Les premiers renseignements donnés par les anciens auteurs sur l’origine des Helvétiens, sont vagues et contradictoires. Tacite considère les Helvétiens comme une nation gauloise, gens gallica, expression qui est susceptible d’être interprétée de diverses manières. Dion Cassius semble dire qu’ils étaient venus de la Germanie, et la question resterait plus ou moins douteuse, si elle ne pouvait être résolue que par la comparaison des textes grecs et latins.
Mais les progrès des sciences modernes ont ouvert de nouveaux horizons sur le passé, et l’on est en droit d’espérer que les résultats combinés de l’archéologie, de la linguistique et de l’ethnographie, ne tarderont pas à jeter de nouvelles lumières sur certaines parties des temps anté-historiques. L’archéologie a fait de grands pas pendant les dernières années, particulièrement en Suisse; car la découverte des bourgades ou cités lacustres dont on /XVI/ s’occupe depuis quelque temps, a fourni des renseignements fort inattendus sur les mœurs et les habitudes des anciens peuples de l’Helvétie. Il est vrai que les observations recueillies ne nous permettent pas encore de nous prononcer, avec une entière certitude, sur l’origine des peuplades sans nom qui ont laissé dans nos lacs et dans nos tourbières les innombrables débris de leur industrie naissante. Nous ne pouvons, à cet égard, faire autre chose que de hasarder quelques conjectures, dont des recherches ultérieures viendront peut-être quelque jour permettre d’apprécier la valeur. Mais il n’en est pas moins certain qu’il y a là tout un ordre de faits positifs qu’il importe de constater, que ces découvertes ont reculé de bien des siècles le point de départ de nos connaissances, et que désormais notre histoire doit commencer par la description de ce que l’on sait des mœurs de ces âges primitifs, où l’usage des métaux était encore totalement inconnu. On doit même remarquer dans ces anciens âges, dont l’antiquité ne peut être mesurée avec exactitude, l’existence des premiers procédés de l’agriculture, manifestée par la présence du froment, de l’orge et du lin. On peut suivre la série des développements de l’industrie humaine, marqués successivement par l’introduction du bronze, par celle du fer, et par les modifications qui s’opérèrent dans les races animales, soit par l’extinction de certaines races sauvages, soit par l’introduction de nouvelles races domestiques. On peut enfin arriver à se former quelque idée des procédés de cette civilisation peu connue, qui précéda en Occident la civilisation romaine. Mais ce n’est pas ici le lieu de nous arrêter sur ces questions, qui sont étrangères à notre sujet, et nous prenons les choses au moment où les Helvétiens commencent à figurer activement dans l’histoire, à l’époque de la guerre des Cimbres. /XVII/
Environ 113 ans avant Jésus-Christ, les Cimbres et les Teutons furent chassés du nord de la Germanie par des tremblements de terre et des inondations. Ils descendirent comme un torrent dévastateur, emmenant avec eux leurs femmes et leurs enfants, et vinrent s’abattre sur la province norique, où ils se trouvèrent pour la première fois en présence des armées romaines. De là ils se transportèrent dans les vallées de l’Helvétie, et la vue des riches dépouilles dont ils étaient chargés enflamma la cupidité des Helvétiens. Trois des tribus, ou cantons, qui composaient ce dernier peuple, se joignirent aux hordes des Cimbres et des Teutons.
La première était celle des Tigurins, dont le lieu de résidence n’est pas encore exactement connu. Une certaine ressemblance dans les noms, et l’existence d’une prétendue inscription trouvée à Kloten, avaient engagé autrefois les historiens à placer les Tigurins dans le canton de Zurich. Mais on possède actuellement la preuve certaine que, à l’époque de la domination romaine, la station de Zurich portait le nom de Turicensis 1, et il est évident qu’il n’existe entre ce mot et celui de Tigurinus, qu’une ressemblance fort éloignée qui ne présente rien de sérieux. On s’est assuré aussi que l’inscription de Kloten était apocryphe. En revanche, il existe à Villars-les-Moines, près d’Avenches, une inscription parfaitement authentique, dédiée au génie du canton des Tigurins 2, et qui permet de supposer que le canton lui-même était situé dans les environs d’Avenches. Cette dernière supposition concorde d’ailleurs assez bien avec la proximité du lieu qui fut le théâtre du principal exploit des Tigurins; nous voulons parler de la /XVIII/ victoire qu’ils remportèrent près des rives du lac Léman. Elle expliquerait aussi, jusqu’à un certain point, pourquoi sous les Romains la ville d’Aventicum devint la capitale de toute la nation. Ainsi donc, à moins qu’on ne juge plus prudent de demeurer dans le doute, il faut reconnaître que c’est plutôt à la Suisse occidentale qu’appartient l’honneur d’avoir donné naissance aux guerriers illustrés par le pinceau de Gleyre. Cette manière de voir, qui n’est point nouvelle, tend à s’accréditer chaque jour davantage. Elle mériterait d’être développée avec plus d’étendue que nous ne pouvons le faire dans cet écrit.
La seconde tribu était celle des Tugènes, que l’analogie des noms fait placer dans les environs du canton de Zug, ou peut-être dans le Toggenbourg. La troisième n’est pas nommée par les anciens historiens, mais quelques auteurs modernes estiment que cette tribu était celle des Ambrons, qui fournit à elle seule huit mille guerriers à l’armée envahissante, et qui se distingua par sa vaillance. Nous reviendrons bientôt sur ce sujet.
Les Tigurins, sous la conduite du jeune Divicon, se chargèrent d’envahir le territoire des Allobroges. Ils rencontrèrent le consul Cassius à la tête de son armée, et furent d’abord contraints de battre en retraite jusqu’à une étendue d’eau qu’Orose désigne sous le nom d’Océan, et qui ne peut être que le lac Léman. Là les Romains tombèrent dans une embuscade et furent taillés complétement en pièces. Le consul Cassius et son lieutenant Pison furent tués; les débris de l’armée vaincue furent condamnés à livrer la moitié de leurs biens, à fournir des otages et à passer honteusement sous le joug des Helvétiens. Pareille ignominie n’avait encore été infligée qu’une seule fois aux Romains.
Après plusieurs victoires remportées successivement sur les /XIX/ Romains, l’armée des Cimbres, à laquelle s’étaient joints les Tugènes et les Ambrons, rencontra Marius dans les plaines de la Provence, et fut totalement battue dans les environs de la ville d’Aix. Cette bataille fut une vraie boucherie, car on évalue à cent ou deux cent mille le nombre des cadavres qui restèrent sur le terrain. Les barbares furent presque entièrement détruits, et, par un héroïsme sauvage, leurs femmes se donnèrent elles-mêmes la mort ainsi qu’à leurs propres enfants.
Une circonstance mémorable se fit remarquer dans ce combat. A la première attaque, les Ambrons se précipitèrent sur les Romains, en poussant leur cri de guerre Ambra, Ambra! De leur côté, les Liguriens, qui combattaient pour les Romains, répondirent en poussant le même cri, et furent fort étonnés de l’entendre proférer par leurs adversaires 1. Les commentateurs ont été très embarrassés pour expliquer cette singulière similitude des cris de guerre, et plusieurs systèmes ont été mis en avant pour arriver à la solution de ce problème. L’un de ces systèmes est celui de M. Amédée Thierry, qui estime que les Ambrons et les Liguriens descendaient également des anciens Ombres, nation d’origine gauloise 2, qui avait envahi l’Italie à une époque très reculée, et qui en fut chassée par les Etrusques environ onze siècles avant l’ère chrétienne. Les Ombres s’étaient réfugiés, à ce que présume le savant historien français, les uns dans les hautes vallées de la Ligurie, les autres dans les montagnes de l’Helvétie. Ce système peut rendre compte de la similitude de langage qui se fit remarquer dans le combat livré contre Marius, mais il a le défaut de ne pas reposer sur des bases suffisamment positives, et de ne consister que dans /XX/ un ensemble assez compliqué de conjectures ingénieuses. — Un autre système plus simple a été mis en avant par le P. Oudin et développé par Loys de Bochat 1. Il consiste à dire que les Ambrons occupaient la province située sur la rive droite du Rhône, à laquelle on a donné plus tard le nom de pays des Ambarres, et qui est connue actuellement sous le nom de Bugey. On remarque dans cette province les villes d’Ambronay et d’Ambérieux, dont le nom présente effectivement beaucoup de ressemblance avec celui des Ambrons. Hâtons-nous cependant d’ajouter que toutes ces explications ne peuvent être considérées que comme des hypothèses plus ou moins douteuses.
Nous ne nous étendrons pas sur les autres péripéties de la guerre des Cimbres, qui dura douze ans, et dans laquelle six armées romaines et deux armées barbares furent successivement anéanties. Le dernier acte de cette sanglante expédition se dénoua dans les plaines de l’Italie, où l’armée des Cimbres fut totalement exterminée par Marius. Les Tigurins, qui étaient restés en observation dans les Alpes noriques, rentrèrent sains et saufs dans leurs foyers. La tribu des Tugènes et celle des Ambrons avaient été complétement détruites dans la bataille d’Aix, si toutefois il est exact d’admettre que ces tribus eussent émigré dans leur entier 2.
Un demi-siècle plus tard, les Helvétiens, poussés par leur chef Orgétorix, conçurent le projet téméraire d’envahir la Gaule et de s’y établir. Les événements de cette désastreuse campagne sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de les retracer ici, d’autant plus qu’ils viennent d’être l’objet d’une étude détaillée /XXI/ de la part de M. de Saulcy. Nous rappellerons cependant que le vieux Divicon qui, cinquante ans auparavant, avait fait passer les Romains sous le joug, se trouvait encore à la tête des Helvétiens, et fit voir à César qu’il n’avait point perdu le feu de son héroïque jeunesse. Mais ni la bravoure impétueuse, ni le nombre, ne purent l’emporter sur la savante discipline des vieilles légions romaines, et les Helvétiens, vaincus près de Bibracte, furent obligés de rentrer dans leurs foyers, après avoir perdu les deux tiers de leur monde. On s’en assura par l’examen des tables de recensement, qui furent trouvées dans le camp des vaincus. Ces tables étaient écrites en caractères grecs, et prouvèrent que les Helvétiens à eux seuls comptaient 283 mille têtes. Dans ce nombre n’étaient point compris les contingents fournis par les nations auxiliaires qui s’étaient jointes à l’expédition.
L’emploi des caractères grecs peut paraître ici assez extraordinaire, mais on sait que l’usage de ces caractères était répandu dans les Gaules, en même temps que celui des caractères latins, et leur emploi nous est parfaitement connu par les monuments de la numismatique. On retrouve, à la même époque, le nom d’Orgétorix inscrit sur les monnaies frappées à l’occasion de son alliance avec les Eduens. La plus curieuse de ces monnaies est celle qui présente la figure d’un ours parfaitement reconnaissable, et l’on ne peut s’empêcher de signaler la singulière coïncidence qui se rencontre entre cet emblême et celui qui figura plus tard dans les armoiries de la ville de Berne 1.
D’après César, la nation helvétienne était divisée en quatre cantons ou pagi, au nombre desquels il ne nomme que les Tigurins et les Verbigènes ou Urbigènes. Nous avons déjà parlé /XXII/ précédemment des Tigurins. Quant aux Verbigènes ou Urbigènes, on ne sait trop où fixer leur résidence. On les avait autrefois placés dans les environs de Soleure, à cause d’une inscription qui y avait été trouvée, et dans laquelle on avait cru reconnaître leur nom. Mais la lecture de cette inscription a été rectifiée 1, et l’on est de nouveau dans le doute à ce sujet, à moins qu’on ne veuille, ce qui est très naturel, trouver une analogie entre le nom des Urbigènes et celui de la ville d’Orbe. Nous avons vu plus haut que, lors des guerres des Cimbres, les Helvétiens étaient divisés en trois cantons, dont deux paraissent avoir été plus ou moins anéantis pendant ces mêmes guerres. On se demande comment on peut concilier cette division avec celle qui est mentionnée plus tard par César. Il règne malheureusement sur toutes ces questions une obscurité faite pour désespérer ceux qui cherchent dans l’histoire une certitude absolue.
La domination romaine étendit son joug sur les débris de la nation que César avait renvoyée dans ses foyers, et ne tarda pas à lui faire oublier la perte de sa liberté par les avantages matériels d’une civilisation brillante. C’est alors qu’on vit fleurir les villes d’Avenches, d’Yverdon, d’Orbe, de Nyon et de Genève. C’est alors qu’on vit s’ouvrir ces magnifiques routes impériales, dont on retrouve partout les impérissables vestiges. Les itinéraires romains nous font connaître les grandes voies qui traversaient l’Helvétie occidentale. La première tendait de Milan à Mayence, en passant par le grand St. Bernard, Martigny, St. Maurice, Vevey, Moudon, Avenches, Soleure et Bâle. La seconde partait aussi de Milan pour se rendre à Strasbourg, en traversant le petit St. Bernard, la Savoie, Genève, Nyon, /XXIII/ Lausanne, Orbe et Besançon. Deux autres voies moins importantes étaient celle qui conduisait d’Avenches à Besançon en passant par Yverdon, et celle qui conduisait de Vevey à Lausanne. Ces deux dernières voies, qui ne sont pas marquées dans l’itinéraire d’Antonin, nous sont indiquées par les cartes connues sous le nom de tables théodosiennes. L’examen des nombreuses pierres milliaires trouvées sur notre sol nous fait connaître encore d’autres routes secondaires, qui reliaient entre elles les villes de Lausanne, de Moudon et d’Yverdon.
On a trouvé à Amsoldingen et à Sion, deux pierres milliaires très remarquables, qui ont jusqu’ici mis en défaut la perspicacité des savants. La première indique VII lieues à partir d’Avenches, la seconde indique XVII lieues à partir de la même ville 1. Ces distances n’étant point en rapport avec les longueurs mesurées sur les voies connues, il faut supposer, ou bien que ces milliaires ont été transportés loin de leur emplacement primitif, ce qui n’est guère vraisemblable, ou bien qu’ils ont été destinés à marquer une route jusqu’ici inconnue, allant d’Avenches à Sion par le passage du Sanetsch, et qui de là se rendait dans le Tessin en traversant le Simplon. Cette dernière supposition est autorisée par l’existence d’une troisième pierre milliaire trouvée dans le Val d’Ossola 2, et par le rapport exact qui se trouve entre le nombre des lieues marquées sur les pierres et les distances effectives comptées sur cette route. Mais il reste encore à expliquer l’emploi d’une mesure itinéraire beaucoup plus grande que les mesures connues à cette époque, et nous avouons que nous n’avons pas encore trouvé la solution de ce problème.
Nous ne nous étendrons pas plus longuement sur cette /XXIV/ période, et nous dirons seulement que la ville d’Aventicum portait le titre de capitale de la nation, caput gentis, lorsque les Helvétiens, ignorant la mort de l’empereur Galba, se soulevèrent contre les Romains. Ce soulèvement fut promptement réprimé par le cruel Cécina, et Alpinus, un des principaux des Helvétiens, paya de sa tête son dévouement à la chose publique.
Peu d’années après, la ville d’Aventicum fut restaurée et embellie par Vespasien et par son fils Titus, qui lui portaient, dit-on, une affection toute particulière. Suétone explique cette dernière circonstance, en disant que le père de Vespasien avait exercé l’usure ou la banque chez les Helvétiens, qu’il était mort dans leur pays, et qu’il y avait laissé sa femme et ses deux fils 1. Fréculphe rapporte à cette occasion que Titus donna le nom de Galilée à la contrée d’Aventicum, à cause de la ressemblance qu’elle présentait avec le pays dans lequel il s’était illustré par ses victoires. Cette assertion avait été admise jusqu’ici sans difficulté, malgré ce qu’elle présentait d’insolite. Mais une découverte récente nous a conduit à élever quelques doutes sur son exactitude. Nous avons expliqué ailleurs 2 qu’il nous paraissait probable que Fréculphe avait été induit en erreur par le texte corrompu de Frédégaire, car on trouve dans plusieurs manuscrits de ce dernier auteur les mots de Galilea cisalpina au lieu de Gallia cisalpina, et l’on est en droit de supposer que c’est par une faute du même genre que Fréculphe a été amené à énoncer une idée, qui était d’ailleurs en harmonie avec les tendances religieuses de l’époque où il écrivait. /XXV/
Il est évident que, sous les Romains, c’était la Suisse occidentale qui jouait le rôle principal, et qui fut le théâtre de la civilisation la plus avancée. Tout le démontre, le siége de la capitale, les faits racontés par les historiens, l’importance et l’abondance des monuments, le caractère de la langue, et jusqu’au nom de Suisse romane ou romande qui a subsisté jusqu’à nos jours.
Le christianisme avait peu à peu pénétré dans nos contrées, et il ne tarda pas à devenir la religion dominante. Les premières traces de son établissement sont assez difficiles à constater. Son introduction fut lente, progressive, et s’il n’était pas encore très répandu avant la fin du IIIe siècle, il dut au moins le devenir sous le règne de l’empereur Constantin. On cite, il est vrai, quelques traditions qui tendaient à faire attribuer une plus haute antiquité aux premières institutions chrétiennes. Le cartulaire de Lausanne parle de vingt-deux évêques ensevelis à Aventicum, et plusieurs auteurs font remonter la fondation du couvent de St. Maurice à une époque voisine du martyre de la légion thébéenne qui eut lieu le 22 septembre 302. Mais ces traditions ne sont pas accompagnées de preuves hors de toute contestation. Ce qui est plus certain, c’est que, d’après les données de l’histoire générale, il est à présumer que dans le courant du IVe siècle, des évêques furent institués dans nos principales cités, à Avenches, Genève, Octodurum (Martigny) et dans la cité des Rauraques. Nous en trouvons la preuve dans le fait que Justinien, évêque des Rauraques, assista en 346 au concile de Cologne, et que St. Théodore, évêque d’Octodurum, assista à ceux d’Aquilée et de Milan en 381 et 390. On sait de plus qu’il y eut, à la fin de ce même siècle, un évêque de Genève qui portait le nom d’Isaac. Il résulte également de la remarquable inscription de Sion, de l’an /XXVI/ 377, qu’à cette époque le christianisme était publiquement reconnu, car on y voit le monogramme du Christ reproduit à l’occasion de la restauration d’un temple par le préteur Asclépiodotus. Il est vrai que le paganisme n’était pas encore complétement aboli, et que les anciennes superstitions druidiques et païennes conservaient de nombreux partisans dans les campagnes. Mais la religion nouvelle dominait dans les villes, et elle avait pour elle l’ascendant du progrès et de l’avenir.
II
Invasions des barbares, royaume des Burgondes.
L’Helvétie paraît avoir été exposée aux invasions des barbares dès la fin du IIIe siècle. Frédégaire raconte que, sous l’empereur Gallien, la ville d’Aventicum fut ravagée par les Allemani. Il est vrai qu’il règne encore quelque incertitude sur le sens des mots qui accompagnent le nom d’Aventicum dans le texte de l’auteur précité. Mais il n’y a aucun motif pour révoquer en doute le fait principal, qui concorde parfaitement avec toutes les données de l’histoire de cette époque. Ce fait est d’ailleurs pleinement confirmé par le langage d’Ammien Marcellin, qui dit que, au milieu du siècle suivant, la ville d’Aventicum était encore à moitié ruinée.
Quelques auteurs ont cru reconnaître, dans une des variantes de Frédégaire, le nom d’un chef barbare appelé Wibilus ou Wifilus, qui aurait donné à la ville d’Avenches le nom de Wiflisbourg, sous lequel elle est connue des Allemands 1. C’est ce /XXVII/ même personnage dont l’historien Guilliman parle comme ayant reconstruit la ville d’Avenches en l’an 605, mais sans indiquer la source où il avait puisé ses informations 1. Il en est aussi parlé dans les anciennes Sagas des peuples du Nord, car on lit dans celle de Ragnar Lodbrok, que ses fils avaient porté leurs armes dans les royaumes du Sud (in Sudurrike), et qu’enfin ils avaient assiégé et détruit la ville de Viflisburg, qui tire son nom du prince Vifill 2. Cette coïncidence avec les légendes scandinaves est digne en tout point de remarque, mais le fond de la question n’en reste pas moins sujet à de sérieuses difficultés; car, d’une part, on est fort embarrassé pour concilier les époques dans cette hypothèse, et, d’autre part, le nom de Wibilus ne se trouve indiqué que dans une seule des nombreuses variantes de Frédégaire, tandis que toutes les autres présentent un sens absolument différent.
Vers la fin du IVe siècle, sous le règne de Valentinien Ier, on voit apparaître de nouveaux barbares, les Burgondes 3. Frédégaire, qui donne les détails les plus circonstanciés sur leur invasion, raconte que ces peuples descendirent au nombre de 80 mille, et s’établirent avec leurs femmes et leurs enfants dans la province lyonnaise, la Gaule chevelue et la Gaule Cisalpine. Il ajoute qu’ils avaient été appelés par les habitants de ces provinces, mûs probablement par le désir de se soustraire aux vexations et aux impôts excessifs dont ils étaient accablés par le fisc impérial 4. Cette invasion s’étendit-elle aussi à la Suisse /XXVIII/ occidentale? C’est ce que le chroniqueur ne dit pas expressément, mais comme il avait placé précédemment la ville d’Aventicum dans la Gaule Cisalpine, on peut sans présomption se prononcer pour l’affirmative 1. Il est permis d’ailleurs de s’en rapporter au témoignage de l’auteur inconnu de la chronique qui porte le nom de Frédégaire, car les nombreux détails qu’il donne sur la Bourgogne et sur Avenches en particulier, démontrent qu’il connaissait très bien cette contrée. Cette circonstance a même fait supposer que sa chronique avait été composée à Avenches ou dans les environs. Il serait à souhaiter qu’on pût enfin posséder une édition correcte de cet important ouvrage, qui fourmille de fautes et de difficultés.
On pense communément que cette première invasion ne fut pas définitive, et cette opinion s’appuie sur un passage d’Ammien Marcellin, qui dit que les Burgondes se retirèrent, lorsqu’ils virent qu’on ne tenait pas les promesses qui leur avaient été faites 2. Ils revinrent plus tard à la suite des invasions d’Alaric et de Radagaise, et furent en guerre contre les Romains, pendant une partie du commencement du Ve siècle. Enfin, après plusieurs alternatives de défaites et de victoires, ils finirent par s’établir irrévocablement dans la Bourgogne, la Suisse occidentale, la Savoie et le Dauphiné. Ils s’y mélangèrent avec les anciens habitants du sol, et l’on peut remarquer dans le caractère et la destinée de ces diverses provinces, bien des traits qui dénotent l’existence d’une véritable communauté de race et d’origine. La Savoie, en particulier, resta intimement unie à la Suisse occidentale, et ne s’en sépara qu’à la suite de la réformation du XVIe siècle. /XXIX/
D’après Marius, évêque d’Avenches, le partage des terres eut lieu en 456. Mais ce chroniqueur se borne à dire que les Burgondes partagèrent avec les sénateurs gaulois. C’est dans la loi des Burgondes que nous trouvons indiquées les principales conditions du partage. Quelques-uns d’entre eux reçurent de la munificence royale des terres qui provenaient du domaine public 1, et qui étaient probablement fort nombreuses; car, dans ces temps de désastres, les terres incultes ou abandonnées étaient en grand nombre, et leur propriété revenait naturellement au fisc. Les autres reçurent de leurs hôtes, soit de ceux qui étaient appelés à leur fournir le logement militaire, les deux tiers des terres et le tiers des esclaves 2. Cette portion fut modifiée plus tard et réduite à la moitié des terres. Ce partage s’étendit-il indistinctement à toutes les propriétés, ou seulement à celle des sénateurs et des personnes qui pouvaient être considérées comme adversaires des conquérants? Nous ne le savons pas exactement. Mais il est naturel de supposer qu’un pareil acte de spoliation atteignit surtout les grands propriétaires. C’est du moins ce que donne à penser le texte de Marius, qui ne parle que des sénateurs. Quant aux curiales et aux simples colons, victimes de l’administration romaine, il est permis de supposer qu’ils furent moins complétement ou moins directement atteints par la conquête. C’est ainsi du reste que les choses se passent ordinairement dans les grandes révolutions qui modifient les affaires de ce monde.
Les Burgondes étaient venus originairement du nord de la /XXX/ Germanie. Pline les range au nombre des peuples vandales 1, et c’est d’après cette indication un peu vague, que plusieurs écrivains les ont placés dans la contrée qui s’étend entre l’Oder et la Vistule. L’auteur de la vie de St. Sigismond les fait venir d’une île située dans les mers du Nord, à laquelle il donne le nom de Scandanie 2, et dans laquelle on peut reconnaître quelqu’une des terres scandinaves. Ces peuples descendirent vers le Rhin, à l’époque ou Tibère et Drusus venaient de soumettre les Germains, et furent commis à la garde d’un certain nombre de châteaux ou places fortes, qui portaient le nom de Burg dans les idiomes tudesques. C’est de là qu’est venu leur nom de Burgondes. Ils sont représentés comme très braves, mais moins barbares que les autres Germains, doués d’une certaine bonhomme, industrieux et fort adonnés à la fabrication des ouvrages en bois 3, habitude caractéristique qui a subsisté jusqu’à nos jours chez les descendants de ces peuples. Ils se convertirent de bonne heure au christianisme, et s’attachèrent d’abord à la secte arienne, mais ils ne tardèrent pas à rentrer dans le giron de l’Eglise catholique. Ils vécurent, dit Orose, avec les Gaulois qu’ils avaient soumis, non point comme avec des sujets, mais comme avec des frères chrétiens 4.
Les chefs ou rois burgondes qui se succédèrent sur le trône, furent Gondicaire ou Gunther, Gondioch, Gondebaud, Sigismond et Gondomar. La succession de ces princes présente néanmoins certaines difficultés, comme nous le verrons bientôt.
Le premier est désigné dans les chroniques latines sous les noms de Gondicarius, Gontiarius, Gondahar, et l’on croit que /XXXI/ c’est le même personnage qui figure dans les Nibelungen sous le nom germanique de Gunther. Sa généalogie n’est connue que fort imparfaitement par le titre III de la loi des Burgondes, dans lequel Gondebaud nomme comme ses prédécesseurs Gibica, Gudomar, Gislahar et Gondahar, mais sans indiquer les relations de parenté qui ont existé entre eux. Il était naturel de chercher à combler cette lacune au moyen des renseignements fournis par les Nibelungen, l’Edda et d’autres poëmes du même genre, et quels que soient les scrupules légitimes qui s’élèvent contre la valeur historique de ces sources légendaires, ces renseignements présentent assez d’intérêt pour que nous soyons autorisé à les mentionner. Le premier des princes désignés dans la loi de Gondebaud paraît dans les poëmes sous les noms de Giuki, Gibick ou Gibecke, et il est indiqué comme père des trois derniers qui sont connus sous les noms de Gernot, Giselher et Gunther. On voit dans les Nibelungen, que ces trois frères ont régné à Worms. On y trouve aussi le récit merveilleux de leur expédition à la cour d’Attila, où ils avaient été attirés par la reine Chrimhilde, et où, après avoir donné des preuves d’une bravoure extraordinaire, ils furent massacrés tous les trois à la suite d’un grand banquet. Mais toute cette narration appartient au domaine de la fable, et nous nous hâtons de rentrer dans le champ moins incertain de l’histoire.
Gondicaire ou Gunther paraît pour la première fois au début de la grande invasion des premières années du Ve siècle, et spécialement en 412 où il est indiqué sous le titre de préfet des Burgondes. Il combattit pendant plusieurs années contre les Romains, et finit par être battu en 435 par le général Aëtius. Puis il prit parti pour les mêmes Romains, et fut tué par les Huns, en essayant de résister aux hordes d’Attila. L’année de sa mort n’est /XXXII/ pas fixée, et d’après le langage de Prosper d’Aquitaine, elle semblerait avoir eu lieu peu de temps après la victoire d’Aëtius. Mais, d’après le récit plus circonstancié de Paul Diacre, il semble plus probable qu’elle eut lieu en 451, dans la campagne qui se termina par la mémorable bataille de Châlons 1. On sait en effet, par le texte de Jornandès, que les Burgondes prirent une part active à la guerre contre les Huns, et l’on voit dans la loi de Gondebaud 2. que la bataille de Châlons exerça une influence marquée sur leur condition civile, puisque cette loi supprima tous les procès existant avant la bataille, usque ad pugnam Mauriacensem.
Après Gunther, nous trouvons le roi connu sous les noms de Gondiochus ou Gondieuchus. Ce prince prit part en 456, avec son fils Chilpéric, à l’expédition dirigée, en Espagne, contre Riciaire, roi des Suèves 3. Il vivait encore en 463, puisqu’en cette année, le pape Hilaire lui donne, dans une lettre adressée à l’évêque d’Arles, les qualifications de son cher fils et de maître de la milice 4.
La ressemblance qui existe entre les noms de Gondicaire et de Gondioch, et l’incertitude qui règne sur la date de la mort du premier, ont fait quelquefois supposer que ces divers noms se rapportaient à un seul et même prince. Mais cette opinion est tombée devant un examen plus approfondi des textes, qui ne permettent pas de supposer que Gondicaire ait survécu à la bataille de Châlons. Elle est, d’ailleurs, peu vraisemblable en elle-même, puisqu’elle supposerait un règne de plus de 50 ans, /XXXIII/ s’il n’y avait eu qu’un seul et même prince, et elle est formellement contredite par le titre III de la loi des Burgondes, dans lequel Gondebaud, fils de Gondioch, distingue clairement ce dernier de Gondahar son prédécesseur 1. Quant à la similitude des noms, elle n’a rien de surprenant, si l’on considère que la plupart des rois de cette dynastie ont porté des noms commençant par la même syllabe, qui semble avoir été une sorte de désignation patronymique 2.
Gondioch laissa quatre fils qui se partagèrent ses états. C’étaient Chilpéric, Gondebaud, Gondégesile et Gondomar.
Chilpéric obtint de l’empereur Anthémius la ville de Lyon, la province de Vienne et le Vivarais, à condition de les défendre contre les Visigoths qui occupaient l’Aquitaine. Il en obtint aussi la charge de maître des milices des Gaules.
Peu d’années après, en 472, Gondebaud fut nommé patrice par l’empereur Olybrius, et succéda ainsi à Ricimer dans le commandement des armées romaines. En 490, il fut sollicité de joindre ses armes à celles de Théodoric, roi des Ostrogoths, qui disputait à Odoacre la possession de l’Italie. Gondebaud préféra la cause de ce dernier, et passa les Alpes à la tête d’une armée burgonde. Mais ses exploits se bornèrent à exercer quelques pillages et à enlever un grand nombre d’esclaves, qu’il ramena dans ses états. Il laissa continuer la lutte entre les rois barbares, qui se disputaient les ruines de l’empire d’occident, et dirigea ses efforts dans l’intention d’enlever à ses /XXXIV/ frères leur héritage paternel. Ses projets ambitieux furent couronnés d’un plein succès, car il parvint à faire périr ses frères Chilpéric et Gondomar, ainsi que les deux fils du premier. La femme de Chilpéric fut précipitée dans le Rhône, et ses deux filles furent seules épargnées. L’une d’elles prit le voile; l’autre était cette Clotilde qui devint plus tard l’épouse du roi Clovis.
Gondégesile avait obtenu en partage la ville de Genève et la contrée voisine, mais il contracta une alliance secrète avec Clovis, ennemi de Gondebaud, et trahit ce dernier dans la bataille livrée sur la rivière d’Ouche, près de Dijon. Gondebaud, abandonné par son frère, battit en retraite, et se réfugia à Avignon, où il fit la paix avec Clovis. Libre de ce côté, il dirigea sa vengeance contre Gondégesile, pénétra à Vienne, où celui-ci s’était réfugié, et le fit mettre à mort. Après s’être ainsi débarrassé violemment de ses trois frères, il resta seul possesseur des états de son père, et régna jusqu’en l’année 516.
L’institution la plus saillante du règne de Gondebaud fut l’établissement de la loi qui porte son nom et qui fut plus tard augmentée par son fils Sigismond. On y remarque que les peuples vaincus furent traités sur le pied d’égalité avec les vainqueurs, ce qui n’eut lieu que rarement dans les lois barbares. On y remarque aussi l’absence de la disposition qui excluait les filles de certaines parties de la succession, et qui est connue sous le nom de loi salique. La loi de Gondebaud était spéciale aux Burgondes, qui laissèrent aux anciens habitants du pays une législation particulière. On a cru pendant longtemps que cette dernière législation était perdue, mais on l’a retrouvée dans le recueil connu sous le titre de Papiani responsum. Savigny a clairement démontré que ces deux lois sont sœurs, et l’on peut en effet remarquer que, si leurs dispositions sont /XXXV/ différentes, celles-ci se succèdent dans un ordre qui est à peu de chose près identiquement le même. C’est à la même époque que furent rédigées les principales lois romaines, les codes de Justinien, l’édit de Théodoric et le bréviaire d’Alaric. Le mélange des peuples, introduit par les invasions, avait amené l’usage des droits personnels, de telle sorte que chacun suivait la loi de la nation dont il tirait son origine. Le Romain suivait la loi romaine, le barbare suivait la loi barbare.
La loi des Burgondes fut promulguée à Lyon, en présence d’une nombreuse assemblée de comtes. Gondebaud faisait ordinairement sa résidence dans cette ville ou à Vienne, mais il est certain qu’il possédait aussi à Genève, un palais dont certaines parties ont subsisté jusqu’à nos jours. Nos contemporains se souviennent encore d’avoir vu, près de l’arcade du Bourg-de-Four, les derniers vestiges de l’habitation qui portait son nom, et l’on y a trouvé les fragments d’une inscription qui rappelle que Gondebaud avait contribué à l’agrandissement de la ville 1. On croit que ce prince se trouvait à Genève, lorsque sa nièce Clotilde le quitta, pour aller épouser le roi Clovis et le convertir au christianisme. Ce fut aussi près de Genève qu’il convoqua, en 516, la grande assemblée en présence de laquelle il transmit la couronne à son fils Sigismond. Cette assemblée se tint dans un lieu appelé Quadruvium. Quelques auteurs ont cru y reconnaître le nom de Carouge, d’autres croyent qu’il s’agit d’un lieu appelé Carre ou Carrat, situé à l’orient de Genève, non loin des ruines de l’antique château de Rouëlbeau.
Le commencement du règne de Sigismond se fit remarquer par les donations qu’il fit en faveur de la célèbre abbaye de St. Maurice d’Agaune. Ce monastère, établi en mémoire du /XXXVI/ martyre de la légion thébéenne, remonte à une très haute antiquité. On croit qu’il dut ses premiers commencements à St. Théodore, évêque du Valais, qui vécut dans la seconde moitié du IVe siècle et qui y fit construire une église. Quant au monastère lui-même, il est certain qu’il existait avant Sigismond, et l’on en trouve la preuve dans divers faits des années 507 et 512, entre autres dans le voyage de l’abbé Séverin auprès du roi Clovis 1. Sigismond y convoqua, en 516, une assemblée d’évêques et de comtes, et l’enrichit de biens considérables.
L’abbaye de St. Maurice partage, avec le prieuré de Romainmotier, l’honneur d’avoir été du nombre des premiers établissements chrétiens de nos contrées. En effet, Grégoire de Tours raconte que, vers le milieu du Ve siècle, les abbés Lupicinus et Romanus vinrent fonder un monastère dans le pays d’Allémanie 2, et tout s’accorde pour démontrer qu’il s’agit ici du couvent de Romainmotier ou plutôt de l’ermitage de Saint-Loup, près de La Sarra, qui était voisin de Romainmotier, et qui y fut probablement transféré plus tard 3. Il n’est pas hors de propos de faire remarquer ici le rapport frappant qui existe entre les noms de St. Loup et de Romainmotier, d’une part, et ceux de Lupicinus et de Romanus, qui passent pour en avoir été les fondateurs.
L’éducation était cultivée avec soin dans ces monastères: on en a la preuve pour St. Maurice, qui posséda dès son origine une école ouverte à la jeunesse. Cette école attirait des élèves d’assez loin, et l’on sait que vers la fin du VIe siècle, Héliodore, /XXXVII/ qui faisait sa résidence à Grenoble, envoya son fils Amat à St. Maurice pour y faire ses études 1. Ce jeune homme, qui se distingua par son savoir et par son éloquence, devint plus tard abbé de Remiremont.
En 517, Sigismond convoqua à Epaone un concile composé de tous les évêques de son royaume, au nombre de vingt-cinq. Les historiens diffèrent sur le lieu où se réunit cette assemblée, et quelques-uns d’entre eux ont supposé qu’il avait été convoqué dans un petit village, situé près de St. Maurice en Valais. Mais cette supposition n’est pas fondée sur des bases suffisamment solides, et l’on admet plus généralement qu’il eut lieu à Albon, dans le diocèse de Vienne en Dauphiné 2.
En 522, Sigismond, trompé par les calomnies de sa seconde femme, fit étrangler son propre fils Sigéric, qu’il avait eu de sa première femme Ostrogothe, fille de Théodoric, roi d’Italie. Puis tourmenté par les remords, il se retira dans le monastère de St. Maurice pour y faire pénitence. Mais ses sujets se révoltèrent contre lui, et les rois francs profitèrent de l’occasion pour venger la mort de Chilpéric, leur aïeul, en s’emparant de la Bourgogne. Sigismond leur fut livré par les siens, et périt misérablement dans un puits, où il fut jeté avec sa femme et ses enfants.
L’infortuné Gondemar, son frère, lui succéda en 524, et continua sans succès la lutte engagée contre les rois mérovingiens. Il fut vaincu, disparut sans laisser de traces en 534, et son royaume tomba tout entier entre les mains des successeurs de Clovis 3. Avec lui finit la dynastie des rois bourguignons de /XXXVIII/ la première race, et la Suisse occidentale vit sa nationalité absorbée dans le vaste empire des Francs. Elle en suivit les destinées, en se rattachant plus particulièrement à celles de la Bourgogne.
Les Burgondes n’étaient à l’origine ni moins braves, ni moins entreprenants que les Francs. Leurs combats contre les Romains et contre la redoutable nation des Huns en sont la preuve, ainsi que les glorieux souvenirs qu’ils ont laissés dans les épopées germaniques. Mais ils furent peut-être amollis plus tôt par leur initiation à la civilisation romaine. Il y avait aussi, dans la configuration de la contrée où ils s’établirent, quelque chose de moins propre à conserver leur nationalité. Cette contrée s’étendait à la fois sur la Suisse, la Bourgogne, la Savoie et le Dauphiné. Elle manquait de centre et d’unité, et se prêtait moins bien à l’établissement d’un peuple dominateur.
III
Monarchie des rois francs.
Peu de temps après que la Bourgogne eut été assujettie à la monarchie franque, elle en fut séparée de nouveau par suite du partage opéré en 561 entre les fils de Chlotaire. Gontran eut la Bourgogne en partage, et y régna jusqu’à sa mort, en /XXXIX/ 593. Il laissa la couronne à son neveu Childebert, qui ne régna que trois ans et transmit ses états à son fils Théodoric ou Thierry. Théodoric ayant terminé ses jours en 613, la Bourgogne n’eut plus de rois particuliers, et la Transjurane fut gouvernée par des ducs ou patrices, qui faisaient, à ce que l’on croit, leur résidence à Orbe. Cette ville, où se trouvait un château royal 1, dont on voit encore les restes, servit souvent de lieu de résidence ou d’entrevue aux souverains de l’époque, comme on en trouve la preuve dans un grand nombre de chartes royales.
Nous ne savons malheureusement que fort peu de choses sur cette époque obscure et agitée. Il ne nous est parvenu qu’un nombre assez restreint de documents contemporains, et les chroniqueurs ne nous ont transmis que quelques faits de détail, qui ne sont rattachés entre eux par aucun lien d’ensemble. Nous croyons qu’il vaut mieux les exposer tels qu’ils sont, que de chercher à les relier par des intermédiaires factices. La Bourgogne transjurane se trouvait réduite à l’état de province, et l’on comprend facilement qu’on ne peut plus rencontrer dans son histoire cette unité et cet intérêt qui ne peuvent exister que dans la vie d’un peuple indépendant.
Le christianisme était alors complètement établi dans nos contrées, qui se divisaient en trois évêchés, ceux de Lausanne, de Genève et de Sion. Le siége primitif du premier de ces évêchés avait été dans l’origine à Aventicum. Il fut transféré, vers la fin du VIe siècle, à Lausanne, ville nouvelle, bâtie sur trois collines, non loin de l’ancienne station romaine qui portait le nom de Lausonium. On croit que cette translation fut opérée par l’évêque Marius, qui vivait à cette /XL/ époque, et dont le nom a été illustré par la rédaction d’une de nos plus anciennes chroniques nationales. Cette opinion a été développée avec beaucoup de justesse par le père Schmitt, dans son excellente histoire du diocèse de Lausanne, récemment éditée par M. Gremaud 1. Il est vrai que le cartulaire de Lausanne, qui place l’évêque St. Protais avant Marius, dit que ce même St. Protais avait déjà travaillé à la construction de l’église de Lausanne. Mais on s’accorde assez généralement à reconnaître que la chronologie du cartulaire est défectueuse en cet endroit, et que l’évêque St. Protais n’a vécu que vers le milieu du siècle suivant. D’ailleurs, le texte même du cartulaire autorise à penser que l’église de Lausanne existait déjà avant St. Protais, et que celui-ci ne s’occupa que de sa reconstruction 2. Quoi qu’il en soit, le diocèse de Lausanne, qui était un des plus importants de nos contrées 3, comprenait un territoire considérable, car il renfermait la majeure partie du Pays de Vaud, le canton de Fribourg, le canton de Neuchâtel, toute la portion du canton de Berne située à l’occident de l’Aar, et une partie du canton de Soleure. — Le diocèse de Genève comprenait cette ville et ses environs, le Chablais et le comté des Equestres, qui s’étendait d’un côté jusqu’à l’Aubonne, et de l’autre jusqu’au Jura, en suivant la rive droite du Rhône. Un des quartiers extérieurs de Genève, le faubourg de St. Gervais, paraît avoir fait partie du comté des Equestres. C’est ce qui résulte, entre autres, d’un acte de l’an 926, dans lequel on voit la cour du comte des Equestres /XLI/ siéger dans le quartier de St. Gervais. — Le diocèse de Sion, dont le siége primitif avait été à Martigny, comprenait tout le Valais et la portion voisine du canton de Vaud jusqu’à Villeneuve. La partie inférieure de la vallée du Rhône, située aux environs de l’abbaye de St. Maurice, était connue sous le nom de province d’Agaune ou du Vieux-Chablais, Caput laci 1.
Ces trois évêchés ne relevaient pas du même métropolitain, car l’évêque de Lausanne était suffragant de l’archevêque de Besançon, Genève relevait de l’archevêque de Vienne, et le Valais de l’archevêque de Tarentaise. C’est ainsi que, même sous le rapport ecclésiastique, notre pays se trouvait soumis à diverses influences étrangères, qui se partageaient son territoire.
Le milieu du VIe siècle fut signalé par une de ces grandes catastrophes de la nature, qui laissent de profonds souvenirs dans la mémoire des peuples. Une montagne du bas Valais, connue sous le nom de Tauretunum, s’écroula dans la vallée, fit refluer les eaux du Rhône et produisit un débordement dont les effets désastreux se firent ressentir jusqu’à Genève. L’évêque Marius et Grégoire de Tours, qui nous ont transmis le récit de ce sinistre événement, prétendent qu’il fut la cause de la destruction d’un grand nombre de villages, d’hommes et d’animaux. Les auteurs ne s’accordent point sur le lieu qui en fut le théâtre. Les uns le placent au pied de la Dent-du-Midi, près de St. Maurice, là où le même accident s’est plusieurs fois renouvelé. D’autres le placent plus bas dans la vallée, non loin du village de Port-Valais. /XLII/L’établissement des Francs et des Burgondes dans l’occident de l’Europe, n’avait point tari la source inépuisable d’où provenaient les invasions des barbares. Les hordes sauvages de l’Orient continuaient à répandre leurs flots dévastateurs sur nos malheureuses contrées. En 574, les Lombards, qui avaient traversé les hautes Alpes, firent une irruption dans le Valais. Ils séjournèrent quelque temps dans le bourg de St. Maurice, et furent battus près du village de Bex par les généraux du roi Gontran. En 610, les Allemani firent aussi une invasion dans la Suisse occidentale. Les Transjurains, commandés par les comtes Abbélenus et Herpinus, tentèrent en vain de leur résister et furent vaincus après une bataille sanglante. Un grand nombre d’entre eux furent conduits en esclavage, et la plus grande partie du territoire d’Avenches fut désolée par l’incendie 1. Cette dernière invasion fut amenée par la lutte qui existait entre Théodoric, roi de Bourgogne, et Théodebert, roi d’Austrasie, chef de la Suisse alemanique. Trois années après, la malheureuse reine Brunehaut fut arrêtée à Orbe, pour être ensuite livrée à l’affreux supplice dont chacun connaît les terribles détails.
Le VIIIe siècle ouvrit une nouvelle ère en établissant de nombreux rapports entre le Nord et le Midi. Les papes avaient besoin de secours contre les attaques des rois lombards, et les rois francs comprirent tout le parti qu’ils pouvaient tirer de leur intervention en Italie. Le Grand /XLIII/ St. Bernard et les Alpes de la Savoie étant les routes naturelles entre la France et la Péninsule, la Transjurane devint le lieu de passage obligé des souverains et des armées.
En 753, la Suisse fut visitée par le pape Etienne II, qui se rendait en France pour implorer le secours du roi Pepin. Le pontife séjourna quelques jours à St. Maurice et à Romainmotier. Il accorda à ce dernier couvent des priviléges importants, et lui donna entre autres le droit de relever directement de Rome. On dit que ce fut cette dernière circonstance qui fut l’origine du nom de Romainmotier, Romanum monasterium; mais il est possible, comme nous l’avons déjà vu plus haut, que ce nom soit également dérivé de celui de l’abbé Romanus, un de ses fondateurs. Ce monastère avait été restauré ou rétabli par le patrice Ramnélène, dans le milieu du siècle précédent.
Deux ans plus tard, le roi Pepin traversa Genève avec une grande armée pour se rendre en Italie, où il allait secourir le pape contre Astolphe, roi des Lombards. Il fut suivi, en 773, par son fils Charlemagne, qui se rendit aussi en Italie. Charlemagne s’arrêta à Genève, y tint un conseil de guerre, et divisa son armée en deux corps, dont l’un, commandé par son oncle Bernard, prit la route du Grand-St.-Bernard; l’autre, commandé par Charlemagne en personne, se dirigea sur le Mont-Cenis.
Le règne du grand empereur d’occident fut sans doute fécond en résultats pour l’administration intérieure du pays, mais il n’a laissé que fort peu de monuments écrits qui concernent la Suisse occidentale. En revanche, celle-ci fut souvent mentionnée dans les partages qui eurent lieu sous les successeurs de Charlemagne. Elle fut comprise dans ce qu’on /XLIV/ appela dès lors la Lorraine, et elle en suivit le sort pendant un certain temps.
Les faibles successeurs de Charlemagne étaient incapables de maintenir l’unité un peu artificielle que ce grand génie avait imposée dans l’occident. Les nalionalités diverses qu’il avait forcées à se courber sous la même loi, travaillaient de tous côtés à se relever et à reprendre leur vie propre. Il n’était au pouvoir de personne de les contenir, et l’on voyait de toutes parts renaître l’anarchie, les guerres et les discordes. Ce fut au milieu de ce chaos, vers l’an 830, que le comte Wala, ministre de Louis-le-Débonnaire, éloigné de la cour par les intrigues de ses ennemis, fut emprisonné dans une tour située sur les bords du lac Léman. C’était la célèbre tour de Chillon, qui a joué un rôle remarquable à toutes les époques de notre histoire, qui fut plus tard le berceau de la puissance de Pierre de Savoie, et qui renferma plusieurs fois dans ses murs d’illustres prisonniers. La plume élégante de M. Vulliemin nous a raconté, il y a peu d’années, les scènes qui s’y passèrent entre Wala et son ami Pascase Radbert. Il n’y a rien de plus touchant que les nobles sentiments de l’homme d’état prisonnier, tout rempli de l’amour de ses semblables, mais refusant de reprendre, au prix d’une bassesse, la liberté et le pouvoir qu’on venait de nouveau mettre à ses pieds.
IV
Rois bourguignons de la seconde race.
Rodolphe Ier.
Vers la fin du IXe siècle, lorsque l’empire d’occident vint à se fractionner en un grand nombre de petits états /XLV/ indépendants, il se trouva dans la Transjurane un homme à la fois habile et entreprenant, qui sut ériger un royaume nouveau et relever la nationalité burgonde. Cet homme était Rodolphe, fils du comte Conrad, et arrière-petit-fils de l’empereur Louis-le-Débonnaire 1.
Nous revenons un instant sur nos pas pour expliquer par quel enchaînement de circonstances Rodolphe se trouva en position de parvenir à la couronne. A la suite du partage de l’empire opéré en 855, la Bourgogne tout entière était échue à Lothaire, roi de Lorraine, et celui-ci avait épousé Thietberge, fille de Hubert, duc de la Transjurane. Mais en 859, la Transjurane fut séparée de la Bourgogne proprement dite, et cédée par Lothaire à Louis, roi d’Italie. Lothaire garda pour lui la Bourgogne Cisjurane. Il est inutile de faire remarquer ici que nous employons les mots de Transjurane et de Cisjurane dans leur acception communément reçue, contrairement au sens qu’ils devraient avoir pour nous, qui habitons en deçà du mont Jura.
En 859, Hugbert, abbé de St. Martin de Tours, succéda à son père Hubert dans le gouvernement de la Transjurane, et s’empara de l’abbaye de St. Maurice. Mais, lorsque Lothaire répudia la reine Thietberge pour épouser sa concubine Valdrade, cette nouvelle union, condamnée par l’Eglise, occasionna de grandes résistances et ralluma la guerre. Hugbert, /XLVI/ irrité de la répudiation de sa sœur, prit les armes contre Lothaire. Il fut battu et mis à mort par le comte Conrad, près de la ville d’Orbe.
Ce fut à la suite de cette victoire que Conrad succéda à Hugbert dans le gouvernement de la Transjurane, et le transmit ensuite à son fils Rodolphe, qui y joignit aussi les fonctions d’abbé de St. Maurice. Rudolphus humilis comes necnon abbas S. Mauricii Agaunensis, tels sont les titres qu’il prend dans une donation de l’an 870 ou 872, en faveur de l’impératrice Engilberge.
En 888, lorsque l’empereur Charles-le-Gros eut terminé ses jours, Rodolphe profita de l’occasion qui se présentait à lui, et rassembla dans l’abbaye de St. Maurice les grands et les prélats de la Transjurane, par lesquels il se fit proclamer roi. Ce fut la même année que Arnolf et Bérenger furent élevés, le premier au trône de la Germanie, le second au trône d’Italie. Arnolf, qui prétendait à la dignité impériale, dirigea immédiatement ses armes contre Bérenger, et le força à lui rendre hommage. A son retour d’Italie, il attaqua aussi le nouveau roi de la Transjurane; mais celui-ci se défendit avec avantage, grâce aux montagnes inaccessibles dans lesquelles il s’était réfugié, et au mois d’octobre il se rendit à Ratisbonne, où il conclut avec Arnolf un traité qui lui assura la conservation de sa couronne. Dans le courant de la même année, Rodolphe se rendit à Toul avec son armée, et se fit donner la bénédiction royale par l’évêque de cette ville.
Vers le même temps, s’il faut en croire Adémar, annaliste d’Aquitaine, Rodolphe, roi de Bourgogne, aurait rendu un service signalé à Eudes, qui venait d’être récemment promu à la dignité de roi de France. Appelé au secours de ce monarque, Rodolphe aurait combattu les Normands dans les campagnes /XLVII/ du Limousin, et les aurait taillés complétement en pièces, près d’un lieu nommé Destricios 1. Mais il existe une telle similitude entre le fait exprimé par Adémar et le récit d’une autre expédition du même genre, racontée par Frodoard sous la date de l’an 930, qu’on est en droit de se demander s’il n’y a pas eu confusion dans la narration des historiens. Cette dernière expédition, entreprise par Raoul, ou Rodolphe, roi de France, fut aussi dirigée contre les Normands; elle donna lieu à une grande bataille qui fut également livrée près d’un lieu situé dans le Limousin, et dont le nom, indiqué par un autre chroniqueur, ressemble beaucoup à celui de Destricios 2 La confusion était d’autant plus facile à commettre, que le nom des deux monarques était le même, et qu’avant d’être appelé au trône de France, Raoul avait été souverain de la Bourgogne. Il est donc probable qu’Adémar aura confondu les dates, et qu’en réalité il n’y a eu qu’une seule expédition, celle de l’an 930.
En 894, le roi Arnolf, revenant d’Italie à la tête de son armée, traversa de nouveau la Transjurane, et essaya de soumettre le roi Rodolphe. Mais celui-ci se retira encore dans les montagnes, et se mit à l’abri, tout en laissant dévaster son royaume.
En 895, Rodolphe intervint dans l’élection de Boson, évêque de Lausanne, et délivra un diplôme, réglant qu’à l’avenir l’élection des évêques devait être faite conjointement par le clergé et par le peuple, conformément à l’ancien usage des Gaules, mais en réservant néanmoins l’approbation royale.
En 908, Rodolphe rendit, en faveur de ce même Boson, un de ces jugements connus sous le nom de jugements de Dieu. /XLVIII/ La main d’un serf de l’évêque appliquée à un fer rouge, fut mise sous scellés pendant trois jours, et au bout de ce temps, cette main ayant été retrouvée saine et sauve, le roi prononça que la volonté de Dieu avait donné gain de cause à l’évêque. Monument curieux de cette jurisprudence des temps barbares, qui n’a duré que trop longtemps pour le bonheur de l’humanité, et qui remettait au hasard ou à l’arbitraire le droit sacré de rendre la justice.
Le pouvoir de Rodolphe Ier ne paraît pas s’être étendu beaucoup en dehors de la Suisse romane. Cependant nous voyons par l’acte du 10 juin 888, qu’il avait pour chancelier Théodoric, archevêque de Besançon, ce qui fait supposer que ce prélat s’était déclaré pour le nouveau roi. Nous voyons aussi par quelques actes, que Rodolphe intervint dans des donations relatives à un village situé près d’Evian et au monastère de Gigny, situé près de Lons-le-Saunier. Il résulte aussi de la lettre adressée à ce roi en 899 par l’archevêque de Vienne, que l’évêché de Genève était compris dans ses états. Nous savons du reste fort peu de choses sur le règne de Rodolphe Ier, mais il est à présumer que ce prince ne se distingua pas uniquement par ses qualités guerrières, puisqu’il parvint à fonder une dynastie qui dura près d’un siècle et demi et étendit fort au loin son influence.
Les anciens chroniqueurs sont partagés d’opinion quant à la date de sa mort. Le cartulaire de Lausanne et les annales de Flavigny la placent au dimanche 25 octobre 911, et il semble qu’il n’y aurait rien à objecter à un renseignement aussi précis, donné par des écrivains qui se sont occupés spécialement de l’évêché de Lausanne. Cependant, il est à remarquer que le 25 octobre ne tombe pas le dimanche en 911, tandis qu’il tombe précisément sur ce jour en 912. L’année 912 est /XLIX/ d’ailleurs indiquée d’une manière tout aussi positive par Hermann Contract et par le continuateur des Annales allémaniques et de St. Gall. Or, cette dernière chronique a été écrite par un auteur contemporain, et elle renferme des faits très circonstanciés, qui ont dû se passer avant la mort de Rodolphe Ier, entre autres, l’élection de Conrad roi de Germanie, son expédition en Alsace pour s’opposer aux progrès du roi de France, et l’apparition d’une comète. L’énonciation de ces faits, dont plusieurs sont parfaitement connus pour être postérieurs au 25 octobre 911, paraît devoir faire donner la préférence à la date indiquée par les chroniques allemandes. Cette opinion vient d’être développée tout récemment par M. de Gingins dans l’Indicateur d’histoire et d’antiquités (Zurich, 1861, N° 4).
V
Rodolphe II.
Rodolphe II succéda à son père. Il fut en guerre contre Burchard, duc de Souabe, qui le vainquit en 919 près de Winterthur, mais qui néanmoins, peu de temps après, lui accorda en mariage sa fille Berthe, cette reine célèbre, si connue par nos traditions populaires.
Vers cette même époque, Rodolphe fut appelé au trône d’Italie par quelques grands seigneurs, mécontents de leur roi Bérenger. On remarquait, à la tête de ces mécontents, Adalbert, marquis d’Ivrée, beau-frère de Rodolphe, et les comtes Odelric et Gilbert. Le roi bourguignon, prince ambitieux, entreprenant, aussi prompt à embrasser un parti qu’à l’abandonner, accepta /L/ avec empressement l’ouverture qui lui était faite. Il se rendit en Italie vers la fin de l’année 921, et dès les premiers jours de l’année suivante, nous le voyons siéger à Pavie et délivrer un diplôme en faveur de l’évêque de Parme. Il défit le roi Bérenger; dans une bataille sanglante livrée le 29 juillet 923, près de Fiorenzula. L’avantage s’était d’abord déclaré pour Bérenger; mais ce monarque, confiant dans son succès, se laissa entraîner dans une embuscade qui lui fit perdre à la fois la victoire et la couronne. L’année suivante, Bérenger revint à la charge, avec le secours des Hongrois qu’il avait fait venir à son aide. Ces barbares saccagèrent et brûlèrent l’opulente ville de Pavie, et rétablirent momentanément les affaires de Bérenger; mais, peu de jours après, celui-ci tomba sous le poignard de quelques conjurés, indignés des malheurs qu’il avait attirés sur sa patrie.
La royauté de Rodolphe fut alors consolidée et s’étendit jusqu’à Venise, dont il confirma les priviléges. Il obtint du comte Samson, la lance sacrée et les clous de la sainte croix, qui avaient appartenu à l’empereur Constantin; il frappa monnaie à Pavie, et délivra un assez grand nombre de diplômes, qui ont été conservés dans les archives d’Italie. Néanmoins, cette royauté ne fut pas de longue durée, car Rodolphe se laissa envelopper par les artifices de la politique italienne, et cédant, dit-on, aux intrigues déhontées de la marquise Ermengarde, il ne tarda pas à être abandonné de ses partisans. Ce fut en vain que son beau-père Burchard vint à son aide avec une armée: ce dernier fut également trompé par l’évêque de Milan, et périt misérablement dans une embûche qui avait été dressée contre lui. Il ne resta d’autre ressource à Rodolphe que de rentrer précipitamment dans ses états héréditaires. Sa royauté italienne n’avait duré en tout que quatre ans. /LI/
En 926, les Italiens, toujours enclins à cette politique qui consiste à chasser un souverain par un autre, appelèrent à les commander Hugues, duc de Provence. Celui-ci se rendit à leurs désirs, et parvint à les contenir dans l’obéissance. Mais, quelques années après, il conçut des inquiétudes au sujet de Rodolphe, qui était de nouveau rappelé en Italie par les machinations de ses sujets, et conclut avec lui un traité par lequel celui-ci s’engagea à renoncer à toutes ses prétentions sur l’Italie. En compensation, Hugues lui abandonna tous ses droits sur la province de Vienne. Ce fut l’origine de la réunion des royaumes de Bourgogne et de Provence, qui ne fut cependant effectuée que dix ans plus tard, sous le règne du successeur de Rodolphe.
VI
Conrad-le-pacifique.
Rodolphe II mourut le 11 juillet 957, laissant la couronne à son fils Conrad, encore très jeune. Ce prince, qui avait été enlevé par l’empereur Othon, et qui l’avait suivi dans ses expéditions guerrières, ne tarda pas à prendre les rênes du gouvernement, et se maintint pendant plus de cinquante ans à la tête de ses sujets. Il reçut le surnom de pacifique, moins sans doute à cause de son caractère, qu’à raison de la tranquillité qu’il sut maintenir dans son royaume. On le vit plus d’une fois combattre, et combattre avec succès. Il prit part, en 946, à une expédition du roi Louis d’Outremer contre ses sujets révoltés. Plus tard, il vainquit à la fois, par un stratagème assez remarquable, les armées des Sarrazins et des Hongrois. Il avait mis /LII/ aux mains ces deux armées barbares en leur promettant séparément son secours; puis, lorsqu’il les vit aux prises, il les attaqua l’une et l’autre, et les tallia complétement en pièces. Ce récit qui, dans le langage d’Eccard, semble ne s’appliquer qu’à une action unique, pourrait bien cependant n’avoir été que le résumé de l’ensemble de la politique de Conrad. L’absence de dates, de noms de lieux, et le caractère général de la narration autorisent cette dernière supposition.
Conrad maria sa sœur Adélaïde à Lothaire, frère de Hugues, roi d’Italie. Les fiançailles eurent lieu en 938, dans la terre de Colombier, en Bourgogne; on croit que ce fut dans le village de ce nom, situé près du château de Vufflens. Cette princesse, qui épousa en secondes noces l’empereur Othon, vécut jusqu’à la fin du Xe siècle, et a laissé une réputation bien établie d’habileté et de sainteté. Elle a été canonisée, et sa vie, qui avait été écrite autrefois par l’abbé Odilon, vient de nouveau d’être l’objet d’une étude spéciale 1.
La reine Berthe, veuve de Rodolphe II, avait épousé le roi Hugues en secondes noces. Devenue veuve une seconde fois, elle fonda en 962 le prieuré de Payerne, qu’elle enrichit de biens considérables. La ville de Payerne possède encore une ancienne église, bâtie dans le style roman, remarquable par son architecture, et qui mériterait d’être entretenue avec le plus grand soin, car on a tout lieu de croire que sa construction remonte à une époque peu éloignée de la fondation du couvent. La tradition a conservé le souvenir de la bonne reine Berthe, que l’on représente parcourant les campagnes sur sa haquenée, filant sa quenouille, et recueillant sur son passage les témoignages de l’amour de ses sujets. C’est à elle que les traditions /LIII/ populaires attribuent, à tort ou à raison, la fondation des châteaux de Vufflens et de Champvent, ainsi que celle des tours de Gourze et de Neuchâtel.
Dès l’an 943, le roi Conrad se mit en possession du royaume de Provence. Il affermit son autorité dans le territoire de Vienne et jusque dans les villes d’Arles et de Marseille, comme on en trouve les preuves dans les actes de ces dernières villes, où l’on compta dès lors les années d’après celles du règne de ce souverain 1. Après la mort d’Adélanie, sa première femme, Conrad épousa, en secondes noces, Mathilde, fille de Louis d’Outremer, roi de France. Ce mariage, qui eut lieu entre les années 962 et 966, le mit en possession, suivant l’opinion de quelques auteurs, de la ville de Lyon et de son territoire, donnés en dot à Mathilde. Mais comme les chartes de l’époque nous montrent que Conrad y exerçait déjà l’autorité royale depuis l’année 943, il est plus probable qu’à l’occasion du mariage de sa fille, le roi Louis d’Outremer renonça seulement aux prétentions qu’il pouvait avoir conservées sur le Lyonnais 2.
La reine Mathilde étant restée un certain temps sans avoir d’enfants, le roi l’invita à venir visiter la chapelle de Ste. Vérène, à Zourzach. Ils s’y rendirent ensemble, offrirent à Dieu leurs vœux, leurs dons et leurs prières, et obtinrent un fils objet de leurs désirs. Ce fut ce fils qui succéda à Conrad, lorsque ce dernier eut terminé ses jours à Vienne, le 19 octobre /LIV/ 993. Il y fut enseveli, ainsi que la reine Mathilde, qui venait de mourir peu de temps avant lui. Conrad avait transporté sa résidence ordinaire à Vienne, mais nous voyons par la date de ses actes, qu’il traversait fréquemment le Jura, et séjournait alternativement à Lyon, à Orbe, à Payerne, à Lausanne ou à St. Maurice.
La royauté n’était pas alors une administration régulière et savamment organisée, telle qu’on est habitué à la considérer de nos jours. Il n’y avait ni armée permanente, ni finances, ni impôts, ni écoles publiques, ni rouages administratifs. Le roi avait ses domaines particuliers, tout comme l’Eglise et les couvents avaient les leurs. Le monarque, accompagné d’une cour ambulante, composée de sa famille, de sa chancellerie, de quelques seigneurs et prélats, ainsi que d’un certain nombre de chevaliers, chevauchait fréquemment de châteaux en châteaux. Chemin faisant, il recevait les requêtes de ses sujets, terminait leurs contestations, et son premier devoir était de combattre à leur tête quand il y avait lieu de lever le ban ou l’arrière-ban.
Le royaume de Bourgogne s’étendait du côté de l’est jusqu’à la rivière de l’Aar, mais on sait par les documents contemporains, que la couronne possédait aussi des droits sur quelques domaines situés au delà de l’Aar, dans les environs de Berne et de Soleure 1, et l’on a des raisons de croire qu’à certains moments, probablement sous le règne de Rodolphe II, le royaume s’étendit dans la région située entre l’Aar et la Reuss. En effet, c’est dans cette région que l’on trouve le territoire connu sous le nom de petite Bourgogne (Kleinburgund), ainsi que la subdivision ecclésiastique de l’évêché de Constance, désignée sous le nom /LV/ d’archidiaconat de Burgondie 1. Il paraît même que plus anciennement les limites de la Bourgogne transjurane se sont étendues beaucoup plus loin, car on voit dans un acte de l’an 1155, qu’il existait une tradition portant que le roi Dagobert avait fait sculpter sur un rocher près du Sentis, un signe représentant l’image de la Lune et figurant les limites de la Burgondie et du diocèse de Coire 2. Ce signe, qui existait encore au XIIe siècle, autorise à supposer qu’il y a eu un temps où le diocèse de Constance lui-même fut joint à la Bourgogne; mais les limites des états ont si souvent varié dans les siècles qui suivirent l’établissement des rois barbares, qu’il n’est pas étonnant que plusieurs changements de frontières aient échappé à l’attention des historiens.
La Suisse occidentale était divisée en un certain nombre de comtés ou pagi. Les actes de l’époque mentionnent les comtés de Lausanne, de Genève, des Equestres, de Vaud, du Valais, du Chablais, de Bargen et d’Oltingen. On trouve aussi un pagus Ausorensis ou Ausicensis 3, qui correspond probablement à cette partie du canton de Fribourg et de la Gruyère connue plus tard sous le nom d’Ogo 4. Ce n’est pas ici le lieu de discuter et de déterminer l’étendue et la délimitation de ces diverses divisions territoriales, d’autant plus que nous croyons qu’on n’a point encore rassemblé tous les matériaux nécessaires. Les comtes ou seigneurs qui étaient à la tête de ces subdivisions ne nous sont indiqués que par leurs noms de baptême, l’usage des /LVI/ noms de famille n’étant pas encore répandu à cette époque. Il résulte de là qu’il est assez difficile de les distinguer et de suivre leur filiation.
Le régime féodal existait sans doute en fait, mais il n’avait pas encore acquis la forme régulière sous laquelle il se présenta plus tard, et il n’a pas laissé de traces bien distinctes. Il est clair, cependant, que le servage était dans toute sa force, comme on peut s’en assurer par les nombreux actes de vente et d’affranchissement qui sont parvenus jusqu’à nos jours. Les seigneurs jouissaient de toute la prépondérance que leur donnaient la grande propriété territoriale et la supériorité des armes. Il est évident aussi qu’ils devaient se rattacher au souverain par des liens d’obéissance et de fidélité, sans lesquels la société n’aurait pu subsister. Mais ces liens de suzeraineté étaient probablement assez mal définis, et l’on n’avait pas encore pris l’habitude de consigner par écrit les mots de fief et d’hommage. Les actes les plus usités étaient les Præcaria ou Præstaria, sorte de contrat emphythéotique, par lequel le propriétaire remettait à son tenancier l’usage d’un fond, moyennant une redevance annuelle. Ces actes qui étaient faits à vie ou pour un temps limité, émanaient ordinairement des églises ou des couvents, et ne paraissent point avoir impliqué le lien de service militaire, qui devint plus tard un des éléments essentiels du contrat féodal. Un acte semblable, concédé environ l’an 870, par Rodolphe, abbé de St. Maurice, fait connaître très clairement les conditions relatives aux Præstaria. La concession est stipulée pour le terme de 19 ans, et il est expliqué qu’à l’expiration du terme elle devait être renouvelée, à défaut de quoi les fonds devaient faire retour au propriétaire.
Les conditions politiques et économiques, qui conduisirent au régime féodal, déployaient alors tous leurs effets. L’autorité /LVII/ centrale avait été détruite ou amoindrie, les traditions de l’ancienne administration impériale avaient presque entièrement disparu. Les routes étaient mal entretenues et les communications fort difficiles. L’anarchie la plus profonde exerçait partout ses ravages. Il fallait donc nécessairement que l’autorité publique se divisât entre les mains de ceux qui pouvaient seuls en soutenir le fardeau. Chaque comte ou seigneur devint en quelque sorte omnipotent, et concentra entre ses mains les fonctions publiques qui avaient précédemment appartenu au pouvoir central, le droit de faire la guerre, celui d’administrer la justice, celui de prélever les taxes, et tous ces priviléges que l’on a compris plus tard sous les expressions de mixte et mère empire et d’omnimode juridiction. La royauté avait fini par se morceler, et chaque seigneur s’en était approprié un lambeau.
VII
Rodolphe III, dit le fainéant.
Conrad étant mort en 993, laissa la couronne à son fils Rodolphe III, surnommé le fainéant. Ce prince malheureux, qui n’eut pas d’enfants légitimes, quoi qu’il ait été marié deux fois, se montra incapable de commander à sa noblesse, se laissa dominer par le clergé, par les femmes, et ne sut maintenir ni son honneur ni son autorité. Ses sujets mécontents s’étant révoltés contre lui, il fut battu par eux, et contraint d’avoir recours à l’intervention de l’impératrice Adélaïde, sa tante, qui vint en 999 l’aider de ses conseils et de son influence. Il se dépouilla peu à peu de ses états, dont il confia le gouvernement /LVIII/ aux prélats de son royaume. C’est ainsi qu’il accorda aux évêques de Lausanne, du Valais et de la Tarentaise le titre de comte et l’administration temporelle de leurs diocèses. Il fit donation de l’abbaye de Moutier-Grandval à l’évêque de Bâle, et fit des concessions importantes à l’abbaye de St. Maurice, au prieuré de Romainmotier, à l’église de Vienne et à l’abbaye de Talloires. Il fit également donation d’une partie de son royaume à la reine Ermengarde, qu’il venait d’épouser en secondes noces. Enfin, ne pouvant soutenir le poids des affaires, il abdiqua de son vivant, en faisant donation de son royaume tout entier à l’empereur Henri II, son neveu.
Cette aliénation, opérée en 1016, fut sur le point de déployer ses effets immédiats, car l’empereur Henri vint en Bourgogne, pour prendre possession de ses nouveaux états. Mais les mêmes seigneurs mécontents qui avaient forcé Rodolphe à résigner son pouvoir, craignant de perdre leur influence en se soumettant à un souverain allemand, supplièrent l’empereur de leur laisser leur ancien maître, en disant que la coutume de Bourgogne était de n’avoir pour roi que celui qu’ils avaient eux-mêmes élu et constitué. L’empereur accorda leur demande et leur laissa leur faible monarque, mais il n’en continua pas moins à le maintenir sous sa dépendance en lui assurant sa protection et en lui fournissant des sommes considérables.
L’empereur Henri étant mort en 1024, et ayant laissé l’empire à son fils Conrad le salique, celui-ci força Rodolphe à renouveler en sa faveur la donation qu’il avait faite à son père, et le contraignit à le suivre à Rome pour assister à son couronnement. Rodolphe conserva néanmoins l’ombre de son pouvoir jusqu’à sa mort, qui eut lieu le 6 septembre 1032. L’aliénation de son royaume, plusieurs fois confirmée, déploya alors tous ses effets. /LIX/
Rodolphe III fut enseveli à Lausanne, et près de lui fut placé, plus tard, le corps de Hugues, évêque de Lausanne, mort en 1036. Ce dernier est désigné comme fils du roi, mais ce monarque n’ayant pas laissé de descendants légitimes, il est à supposer qu’il était enfant naturel ou adoptif.
VIII
Réunion de la Bourgogne à l’empire germanique.
Ainsi finit le second royaume de Bourgogne, qui avait duré près de 150 ans, et les couronnes de Bourgogne et de Provence se trouvèrent réunies à l’empire germanique. L’empereur Conrad vint en personne en prendre possession, et fut couronné à Payerne, en février 1033. Mais il ne s’en rendit pas maître sans résistance, car il eut à combattre contre Othon, comte de Champagne, qui prétendait avoir des droits sur la Bourgogne, en sa qualité de neveu de Rodolphe III, et qui s’était emparé de Neuchâtel et de Morat. Conrad mit d’abord le siége devant cette dernière ville, mais il fut obligé de l’abandonner à cause de la rigueur de l’hiver. Il revint l’année suivante avec de nouvelles forces, s’avança jusqu’à Genève, où il fit sa jonction avec Héribert, archevêque de Milan, et avec les Italiens commandés par le comte Humbert. Il soumit Gérold, comte de Genève, ainsi que l’archevêque de Lyon; puis, revenant devant Morat, il s’empara de cette place et mit en déroute les partisans d’Othon. C’est probablement à cette époque qu’il faut rapporter le récit /LX/ du poète Donizon sur la victoire remportée près de Morat par le marquis Boniface de Toscane 1. Après des détails singulièrement emphatiques sur la rigueur extraordinaire de l’hiver, le poète italien raconte que Boniface attira l’ennemi dans un piége par une fuite simulée, et qu’après sa victoire il eut la barbarie de couvrir trois boucliers des oreilles et des nez coupés aux vaincus. C’est en vain, dit-il, qu’une noble dame avait offert au marquis une somme considérable d’argent pour la rançon de son fils qui était au nombre des prisonniers. Le cruel Boniface refusa de faire grâce, en disant, qu’il voulait qu’on se souvint de sa victoire aussi longtemps que subsisterait le monde.
Le commencement du XIe siècle fut signalé par une profonde anarchie. La fin du monde, que l’on croyait devoir arriver en l’an mille, semblait annoncée par la dissolution générale de la société. La guerre, le brigandage, le pillage régnaient sur tous les points; la sécurité n’était nulle part. Le clergé trouva fort heureusement un remède à cet état de choses vraiment intolérable, en établissant la trève de Dieu, qui fut instituée dans nos contrées peu de temps après la mort de Rodolphe III. Vers l’an 1036, Hugues, évêque de Lausanne, se réunit avec les archevêques de Vienne et de Besançon, accompagnés des évêques de leurs diocèses. Ils se rassemblèrent sur la colline de Montriond, près de Lausanne, et là, en présence d’une multitude immense, ils défendirent, sous peine d’excommunication, toute espèce de combat, dès le premier dimanche de l’Avent jusqu’à l’octave de l’Epiphanie, dès la Septuagésime jusqu’à la fête de Pâques, et pendant tout le reste de l’année dès le mercredi soir jusqu’au lundi matin. Il ne restait donc pour guerroyer que trois /LXI/ jours de la semaine, et cela seulement pendant une partie de l’année. L’énergie du remède démontre quelle était la grandeur du mal.
C’est de ce chaos que, sous la protection du pouvoir impérial, sortirent peu à peu les grandes institutions du moyen âge, la Noblesse, l’Eglise et les Communes. Ce fut, comme on l’a dit, une véritable renaissance, tout aussi remarquable dans son genre, que celle des XVe et XVIe siècles.
IX
Ducs ou recteurs de Bourgogne.
Devenus maîtres de la Bourgogne, les empereurs y exercèrent fréquemment leur pouvoir d’une manière directe, soit lorsqu’ils se transportaient en personne dans le pays, soit lorsqu’ils expédiaient des diplômes; mais ils ne tardèrent pas à se faire représenter par des lieutenants, connus sous le nom de ducs ou recteurs de Bourgogne. Cette charge, qui fut exercée successivement par divers princes, et en particulier par les ducs de Zæringen, a donné son nom à cette époque. Elle a été l’objet d’un excellent mémoire de M. le baron de Gingins, qui renferme tout ce que l’on peut savoir de plus précis sur cette partie de notre histoire. Nous en extrairons seulement quelques uns des points essentiels.
Malgré la défaite d’Othon de Champagne en 1034, les comtes de Bourgogne n’en continuèrent pas moins leurs tentatives pour faire valoir leurs prétentions sur la Suisse occidentale. C’est ainsi, qu’en 1045, nous voyons le comte Réginold, assisté /LXII/ de Gérold, comte de Genève, essayer de renouveler la lutte contre l’empereur Henri III. Mais celui-ci les vainquit et les obligea à faire leur soumission.
Ce fut en 1057, après la mort de Henri III, que la charge de recteur de Bourgogne fut exercée pour la première fois par Rodolphe de Rheinfelden, qui en fut investi par l’impératrice Agnès. Rodolphe remplit ces fonctions jusqu’à l’an 1077, époque à laquelle il fut nommé roi de Germanie, et transmit le rectorat à son fils Berthold. Mais celui-ci, étant encore en bas âge, fut placé sous la tutelle du duc Berthold de Zæringen.
En 1093, ce même Berthold de Zæringen fut nommé duc de Souabe et de la Suisse alemanique, par une réunion de seigneurs tenue à Ulm, en opposition à Frédéric de Hohenstaufen, qui avait reçu l’investiture de ce duché des mains de l’empereur Henri IV. Mais, en 1097, Berthold fut obligé de renoncer aux droits dont il avait été revêtu, et ne conserva dans la Suisse alemanique que le vicariat impérial de Zurich, pour lequel il dut prêter hommage à l’empereur. Il garda néanmoins le titre de duc, et conserva également, du chef de sa femme Agnès, fille de Rodolphe de Rheinfelden, les domaines importants que celle-ci avait acquis par héritage de son père et de son frère. Ces domaines se trouvaient situés en divers lieux, et en particulier dans l’Emmenthal, comme on peut le voir par les chartes des années 1108, 1109 et 1111 (27 décembre).
Les circonstances que nous venons de rapporter redonnèrent une nouvelle force aux prétentions des comtes de la Haute-Bourgogne, et Guillaume l’allemand, l’un de ces comtes, augmenta son influence soit en épousant la fille du duc Berthold de Zæringen, soit en recueillant en 1107 la succession de son grand-père maternel, Conon d’Oltingen, qui lui laissa la suzeraineté des importants domaines de sa maison. Guillaume /LXIII/ l’allemand mourut de mort violente en 1125 ou 1126, et laissa ses états à son fils Guillaume l’enfant. Mais celui-ci ne lui survécut que peu de temps; il fut assassiné dans l’église de Payerne, le 1er mars 1127.
Le comte Rainaud, successeur de Guillaume l’enfant, ayant refusé de prêter hommage à l’empereur, la diète de Spire le déclara déchu de ses droits, et accorda le rectorat de Bourgogne à Conrad, duc de Zæringen, qui le conserva et le transmit plus tard à ses successeurs.
Conrad mourut en 1152, et laissa son héritage à son fils Berthold, quatrième du nom. Celui-ci conclut en 1155, avec l’empereur Frédéric I, un arrangement qui lui assurait la possession de l’avouerie des évêchés de Genève, Lausanne et Sion. Il s’engagea, en échange, à accompagner l’empereur en Italie, à la tête des guerriers de la Transjurane. Ce fut lui qui construisit, en 1178, sur les bords de la Sarine, la ville nouvelle de Fribourg. Il mourut le 13 septembre 1186.
Berthold V, son fils, lui succéda. Ce prince orgueilleux et puissant, qui refusa d’accepter la couronne impériale, consolida encore davantage le pouvoir de sa maison, car la noblesse romande s’étant révoltée, pendant qu’il était allé accompagner l’empereur Frédéric Barberousse en Terre-Sainte, il la battit à son retour en 1190, près de Payerne. Ce fut alors qu’il fonda la ville de Berne, autre cité nouvelle qui devait plus tard l’emporter sur les anciennes. Berthold V mourut sans laisser d’enfants, le 14 février 1218, et transmit aux comtes de Kibourg, la ville de Fribourg et la plupart des domaines allodiaux qu’il possédait en Suisse. Avec lui se termina la période du rectorat, et pendant tout le milieu du XIIIe siècle, la Suisse occidentale devint de nouveau une arène ouverte aux prétentions rivales d’un grand nombre de compétiteurs./LXIV/
L’autorité des ducs de Zæringen était un pouvoir bien réel; cependant le petit nombre des actes qui nous sont parvenus ne nous donnent pas une idée bien nette des attributions et du mode d’exercice de cette lieutenance impériale. Elle paraît avoir eu principalement pour objets le commandement militaire, la protection des églises et le jugement de certaines contestations qui étaient alors très fréquentes. Il est certain, du reste, que les Zæringen possédaient de nombreuses et importantes propriétés, soit en Suisse, soit en Souabe, et l’on sait qu’à cette époque, les grandes propriétés territoriales donnaient une prépondérance qui équivalait à la souveraineté.
X
Les Comtes et la Noblesse.
Ce fut après la chute du second royaume de Bourgogne, que prirent naissance les maisons souveraines ou quasi-souveraines qui dominèrent dans la Suisse occidentale, celles des comtes de Savoie, de Genève, de Gruyère et de Neuchâtel. Ces grandes familles avaient probablement existé avant cette époque, mais leur origine se perd dans la nuit des temps.
La maison de Savoie eut pour tige le comte Humbert aux blanches mains, que nous voyons apparaître pour la première fois en 1003. L’histoire ne nous dit pas quel était le comté dont il prenait le nom; mais nous voyons par les actes dans lesquels il intervint plus tard, qu’il exerçait son autorité dans la Savoie, dans les comtés de Salmorenc, d’Aoste, et peut-être aussi dans le comté de Nyon, ou des Equestres. Il accompagne /LXV/ ordinairement la reine Ermengarde, femme de Rodolphe III, et remplit auprès d’elle les fonctions de conseiller ou d’avoué, ce qui a fait supposer qu’il existait entre lui et cette reine des relations de parenté ou de quelque autre nature. En 1034, nous le trouvons à la tête des armées de la Transjurane, et l’historien Wippo le désigne sous le nom de comte de Bourgogne, comes de Burgundia, sans que l’on voie bien clairement si cet auteur a voulu indiquer par là son origine, ou s’il a entendu seulement signaler le pays dans lequel il exerçait son pouvoir.
A une époque où l’on aimait à tout rattacher à l’empire d’Allemagne, les généalogistes avaient cherché à établir que le comte Humbert était fils d’un prince saxon nommé Bérold, vice-roi d’Arles. Mais cette descendance, qui n’est appuyée que sur des pièces altérées ou apocryphes, est aujourd’hui généralement rejetée. Des auteurs plus modernes ont supposé que Humbert était fils d’Othon-Guillaume, comte de Bourgogne, ce qui le ferait descendre des anciens rois d’Italie, auxquels la famille de Bourgogne se rattachait par des alliances. Cette opinion a trouvé faveur en Piémont, où les tendances italiennes sont actuellement dominantes. D’autres auteurs estiment que Humbert descendait de Charles-Constantin, prince de Vienne, fils de Louis roi de Provence, et cette manière de voir repose sur des arguments qui ne sont point sans force, mais elle a trouvé moins d’accueil auprès de la cour de Turin. Ce n’est pas ici le lieu de discuter une question pleine d’obscurité et fort difficile à résoudre.
Les descendants de Humbert qui prirent le titre de comtes de Maurienne et plus tard de comtes de Savoie, acquirent de grandes propriétés en Piémont, par le mariage d’Othon avec Adélaïde, marquise de Suse et comtesse de Turin. Leurs possessions s’étendirent jusque dans la Suisse, spécialement dans /LXVI/ la province d’Agaune ou le Vieux-Chablais. Ils prirent successivement parti, avec la noblesse romande, contre les ducs de Zæringen et les comtes de Kibourg. Ils obtinrent une influence toujours plus marquée, et finirent, grâce au courage et à l’habileté du comte Pierre, par se rendre presque entièrement maîtres de la Suisse occidentale. Nous reviendrons plus tard sur cette conquête.
Les comtes de Genève, connus plus ordinairement sous le titre de comtes de Genevois 1, paraissent aussi sur la scène vers la fin du règne des rois rodolphiens. Ils sont représentés en 1033 par le comte Gérold 2, que nous avons vu précédemment prendre fait et cause pour les comtes de Bourgogne contre le parti impérial. Leur généalogie présente de grandes difficultés, surtout dans les premiers temps, et leur règne ne fut qu’une longue série de contestations et de luttes contre les évêques de Genève, les seigneurs de Faucigny et les comtes de Savoie. Ils travaillèrent activement dans le but d’obtenir la suprématie dans le Pays de Vaud, où ils possédaient de nombreux fiefs. La situation de ces fiefs, dont une partie se trouvait sur le plateau arrosé par les deux Glanes, dans le canton de Fribourg, a fait supposer qu’ils avaient pu être apportés dans leur famille par un mariage avec une fille de la maison de Glane 3. Quelle que soit, /LXVII/ d’ailleurs, l’opinion que l’on adopte sur l’origine de ces fiefs, il est certain que les comtes de Genève intervinrent fréquemment dans les affaires du Pays de Vaud, et qu’ils y jouirent d’une certaine autorité pendant les XIIe et XIIIe siècles. Mais quelle était la nature et l’origine de cette autorité? C’est une question sur laquelle les documents contemporains ne nous ont laissé que des renseignements fort incomplets. En 1193, nous voyons les comtes de Genève affecter de prendre le titre de comtes des Genevois et des Vaudois. Mais il faut ajouter que nous ne connaissons qu’un seul cas où ils aient pris ce titre, et cela dans un acte passé en Savoie. La preuve n’est donc pas suffisante pour autoriser à leur décerner le titre de comtes du Pays de Vaud. Ailleurs nous les voyons revêtus d’une simple avouerie. Le plus souvent ils paraissent agir comme possesseurs de fiefs, et profitant de toutes les occasions favorables pour augmenter leur influence et leur pouvoir. Nous n’essaierons pas de résoudre ici un problème qui touche aux points les plus délicats de l’organisation féodale, et nous renvoyons à la dissertation que M. le professeur Hisely a publiée, sur ce sujet, dans les Mémoires de l’Institut genevois.
Les comtes de Gruyère, maîtres de l’intéressante contrée connue sous le nom d’Ogo (Hoch-Gau, Pays-d’en Haut), paraissent dans l’histoire dès le commencement du Xe siècle, où ils sont représentés par le comte Turimbert. Ces seigneurs, protégés par les hautes montagnes au sein desquelles ils résidaient, prolongèrent longtemps leur existence patriarcale et belliqueuse; car nous retrouvons encore au XVIe siècle cette famille ancienne et chérie de ses sujets. Leur histoire, pleine de détails pittoresques et caractéristiques, a été l’objet des recherches favorites du vénérable doyen Bridel, et tout dernièrement encore des études savantes de M. le professeur Hisely. /LXVIII/
Les comtes de Neuchâtel tirent leur origine des comtes de Fénis, seigneurs du château de ce nom, près du lac de Bienne. On peut suivre leurs traces en remontant jusqu’au milieu du XIe siècle, époque à laquelle ils paraissent avoir reçu des empereurs le gouvernement du pays situé près des lacs de Bienne et de Neuchâtel. C’est aussi à la même époque que cette dernière ville est mentionnée pour la première fois dans l’histoire. La noble maison de Neuchâtel fournit plusieurs évêques, soit à Lausanne, soit à Bâle, et conserva le pouvoir jusqu’à la fin du XIVe siècle. Elle le transmit ensuite par les femmes à la maison de Fribourg et à celle de Baden-Hochberg, qui se maintint jusqu’au milieu du XVIe siècle. La maison de Neuchâtel elle-même s’était divisée dans le cours du XIIIe siècle, et avait donné naissance aux branches de Nidau, d’Aarberg et de Strasberg. La belle collection de documents recueillis par M. Matile, et les nombreux travaux des historiens neuchâtelois, jettent un jour aussi complet que possible sur l’histoire de cette contrée, qui s’est toujours distinguée par le développement remarquable de ses coutumes et de ses institutions.
A côté et auprès de ces maisons souveraines, nous trouvons la haute noblesse représentée par les Grandson, les Estavayer, les Lassara, les Cossonay, les Prangins, les seigneurs de Mont, de Blonay, etc. Ces familles baronniales jouèrent un rôle proportionné à l’étendue de leurs domaines, et d’autant plus considérable que, le pouvoir impérial n’étant que faiblement représenté, la noblesse territoriale était en quelque sorte souveraine et ne relevait que de Dieu et de son épée.
En étudiant l’histoire de cette époque, nous trouvons les représentants de la noblesse romane mêlés à toutes les affaires du pays, prenant parti dans les luttes intérieures, protégeant ou fondant les couvents, et allant porter leur ardeur belliqueuse /LXIX/ jusque sous les murs de Jérusalem, où les appelait le goût des croisades alors généralement répandu. Nous regrettons que l’absence de chroniques nationales contemporaines ne nous ait pas laissé plus de détails sur la vie et les habitudes de cette nombreuse et vaillante noblesse.
Cette lacune a été comblée, en ce qui concerne les maisons de Cossonay et de Montfaucon, par les études de MM. de Charrière et de Gingins.
M. de Charrière a réuni dans deux volumes de nos Mémoires 1, le résultat de ses recherches sur les seigneurs de Cossonay et de Prangins. Ces recherches tirent un intérêt tout particulier de la position spéciale des seigneurs de Cossonay, qui se trouvaient placés au cœur même du Pays de Vaud, et qui se montrèrent au nombre des plus zélés défenseurs de la nationalité vaudoise. On peut en dire autant des seigneurs de Prangins, qui faisaient partie de la famille des Cossonay, et qui ne succombèrent que pour avoir voulu résister aux envahissements de la maison de Savoie.
M. de Gingins a aussi consacré un volume 2 à l’histoire d’une famille étrangère, mais dont l’existence se trouve intimement liée à notre vie nationale. C’est la famille des Montfaucon, qui possédait dans l’origine une seigneurie située près de Besançon. Ses domaines s’augmentèrent peu à peu, et vers la fin du XIIe siècle elle acquit les seigneuries d’Orbe et d’Echallens, qui lui permirent d’exercer dans le pays de Vaud l’influence bourguignonne, dont elle fut un des principaux représentants.
C’est surtout au XIIe et au XIIIe siècle que nous voyons se développer certains éléments du régime féodal qui jusque-là avaient été peu apparents. En effet, avant la célèbre constitution /LXX/ des fiefs donnée en 1158, par l’empereur Frédéric Ier, nous ne trouvons pas d’actes formels de foi et d’hommage. Antérieurement à cette époque, il est quelquefois parlé de fiefs, mais rarement, incidemment et comme par exception. C’est ainsi que, dans une charte du roi Rodolphe III, du 21 mars 1009, nous trouvons l’expression de meum fevo. Nous trouvons celle de in fevo dans un document du mois de février 1084. Il en est encore parlé dans la charte d’Ulrich de Cossonay de l’an 1096, dans le traité de Seyssel de l’an 1124, dans la bulle du 14 février 1138, dans une pièce de l’an 1166 relative au chevalier Etienne de Crassier, etc., etc. On peut déjà constater, dans le traité de Seyssel, le progrès de l’idée féodale, qui s’y trouve clairement indiquée par les expressions de feudum antiquum, d’hominium et de fidelitas. On peut voir aussi, dans un acte sans date qui en fut la conséquence, que le comte de Genève reçut l’investiture de ses droits de la main de l’évêque, et que la cérémonie fut consacrée par la formalité du baiser féodal.
Un des premiers actes d’hommage écrits que nous connaissions dans nos contrées, est un hommage sans date, prêté en faveur de l’évêque Roger, par Willelme, seigneur de Vufflens-le-Château 1. Cette pièce, qui est probablement de la fin du XIIe siècle, renferme une inféodation de l’espèce connue par les feudistes sous le nom de recommandation ou de feudum oblatum. Le seigneur de Vufflens vend son alleu à l’évêque pour une somme de 60 livres, lui en laisse prendre possession par un commissaire spécial, et en reprend la jouissance à titre de fief, après avoir prêté hommage avec toutes les formalités requises. On rendit 50 livres au seigneur de Vufflens, et les /LXXI/ 10 livres restantes furent employées à acheter un manteau pour la dame du château, ainsi qu’à faire des présents aux témoins de l’acte. Ces circonstances démontrent que, dans ce contrat, la vente n’était que nominale, et que l’essentiel était le lien de fidélité réciproque qui devait désormais rattacher le vassal à l’évêque.
Au siècle suivant nous verrons le même genre d’inféodation se multiplier considérablement, et ce furent les hommages successifs de la plupart des seigneurs du pays, qui signalèrent pas à pas les progrès constants de Pierre de Savoie dans la conquête de la Suisse occidentale. L’hommage fut le lien politique par lequel chaque seigneur déclara embrasser son parti et se ranger sous sa bannière. Ce fut ainsi que les formes extérieures de la pratique féodale s’introduisirent dans la Suisse romane, où auparavant les seigneuries paraissent avoir été quasi-allodiales. On ne sera pas étonné que le régime féodal s’y soit développé plus tard que dans d’autres contrées, si l’on réfléchit que jusqu’alors elle était terre d’empire et fort éloignée du centre impérial. Pareille chose arriva aussi dans le Dauphiné, où les seigneuries passent pour être restées fort longtemps allodiales.
XI
L’Eglise.
L’Eglise occupait une grande place dans nos contrées, et les papes intervenaient fréquemment dans nos affaires, soit pour confirmer l’élection des évêques, soit pour autoriser l’établissement des couvents, soit pour mettre fin aux difficultés qui /LXXII/ s’élevaient entre les ecclésiastiques. Les nombreuses bulles émanées de la cour de Rome en sont la preuve incontestable.
Les évêques de Lausanne, chefs d’un diocèse très étendu, et possesseurs d’un temporel considérable, jouissaient d’une indépendance presque absolue, malgré l’avouerie qui avait été concédée aux Zæringen. On se souvient que ces évêques avaient obtenu en 1011, du dernier roi rodolphien, l’investiture du comitat, soit de la souveraineté temporelle, et s’il est vrai que cet acte n’ait pas développé immédiatement tous ses effets, il n’est pas moins certain que les évêques de Lausanne ne tardèrent pas à devenir de puissants seigneurs.
Les évêques de Genève occupaient aussi un rang élevé, mais plus restreint par l’étendue moins grande de leur diocèse, et limité par la présence des comtes de Genève, avec lesquels ils eurent de fréquents débats au sujet de l’administration des affaires temporelles. Ces prélats ne paraissent pas avoir reçu de Rodolphe III l’investiture du comitat, et leurs relations avec les comtes de Genève ne furent réglées que par le traité de Seyssel de l’an 1124. C’est du moins le premier acte écrit qui nous soit parvenu sur ce sujet. Mais il n’est pas impossible qu’ils aient reçu, des rois ou des empereurs, quelques priviléges qui ne nous ont point été conservés.
Les évêques du Valais, vivant dans un pays de montagnes, au milieu d’une noblesse belliqueuse, n’y trouvaient cependant pas de rival capable de les dominer, et ils jouissaient d’une indépendance plus complète. Ils avaient obtenu en 999, du roi Rodolphe III, l’investiture du comitat, et depuis lors ils ne relevèrent en réalité que de l’empire. Ce fut seulement au XIIIe siècle que Pierre de Savoie s’empara du Bas-Valais, jusqu’à la limite tracée par la Morge de Conthey; il ne leur laissa que /LXXIII/ les possessions situées dans la portion supérieure de la grande vallée du Rhône.
Après les évêques, venaient la royale abbaye de St. Maurice, les prieurés de Romainmotier, de Payerne, de St. Victor à Genève, les prévôtés de Neuchâtel et de Soleure, et enfin les innombrables communautés religieuses qui s’établirent pour la plupart au XIe et au XIIe siècle. Parmi ces monastères, nous citerons Ruggisberg (fondé en 1076), l’abbaye de St. Jean de Cerlier (1090 à 1106), le prieuré de l’île St. Pierre (1107), l’abbaye du Lac de Joux (1126), celles de Montheron (1115 à 1129), de Bonmont (1123), d’Interlaken (1133), de Hautcrêt (1134), d’Hauterive (1137), etc., etc. 1. Ces fondations, créées pour la plupart par la générosité de pieux seigneurs, avaient besoin, pour être valables, d’être consacrées par l’autorité ecclésiastique. Elles devaient aussi être confirmées par l’autorité temporelle dans le territoire de laquelle elles étaient instituées. Aussi retrouvons-nous ordinairement leur établissement confirmé par l’évêque et par le pape, par le seigneur local et par l’empereur. Ces communautés introduisirent dans le pays les habitudes religieuses, l’amour de l’agriculture, le bien-être et la civilisation. C’étaient à la fois des églises, des écoles et des fermes-modèles. Les couvents contribuèrent puissamment au défrichement des terres incultes, et ne tardèrent pas à devenir propriétaires d’une grande partie du sol. On aurait tort de les juger d’après les abus qui s’introduisirent plus tard dans quelques-uns d’entre eux, car il n’est pas douteux qu’à leur origine ils n’aient répondu à un besoin véritable et n’aient /LXXIV/ puissamment contribué à sauver l’Europe des ténèbres de la barbarie et de l’ignorance.
Ce fut à la fin du Rectorat que Conon d’Estavayer devint prévôt du Chapitre de Lausanne, et sous l’impulsion de cet homme actif et capable, l’administration épiscopale parvint à un haut degré de puissance et de prospérité. Conon d’Estavayer fut l’auteur du Cartulaire de Lausanne, un des documents les plus précieux de cette époque. Ce recueil, qui a été publié dans le tome VI de nos Mémoires et Documents, contient le Pouillé du diocèse de Lausanne, une chronique des évêques, un grand nombre d’anciennes chartes transcrites in extenso, et un nombre encore plus considérable d’extraits ou d’analyses de chartes moins anciennes. Ces analyses, très bien faites, sont ordinairement accompagnées de la transcription textuelle des dates et de la désignation des témoins, comme on le ferait encore de nos jours si l’on voulait rédiger un répertoire analytique. Ce recueil ne saurait être étudié et médité avec trop de soin, car on est encore bien loin d’avoir épuisé tous les renseignements qu’il renferme.
Parmi les membres du clergé qui se distinguèrent à cette époque, nous citerons aussi l’évêque Jean de Cossonay, qui s’opposa de tout son pouvoir aux envahissements de Pierre de Savoie, et qui, tout en défendant les droits de son église, fut en même temps un des soutiens de la cause de l’indépendance nationale.
XII
Les Communes.
La plupart des villes et grandes communes du pays existaient déjà au commencement de l’époque de renaissance dont /LXXV/ nous nous occupons, mais elles jouaient un rôle peu marqué, et elles n’ont pas laissé de traces écrites de leur organisation et de leur administration. Le plus ancien monument de ce genre que nous possédions, consiste dans la rédaction de quelques coutumes de la ville de Lausanne, qui remontent à l’épiscopat d’Amédée, c’est-à-dire vers l’an 1145. Ces coutumes assez brèves, qui servirent plus tard de base au Plaid-général de l’an 1368, ne nous donnent pas une idée bien claire de la vie communale, qui était probablement encore dans les limbes. On y voit cependant qu’il existait alors à Lausanne d’autres coutumes qui n’étaient pas écrites dans les reconnaissances d’Amédée, et qui furent successivement confirmées par les évêques venus après lui 1. Ces autres coutumes étaient-elles écrites ou conservées simplement par tradition? C’est ce que nous ne pouvons savoir positivement, faute de renseignements assez précis.
Il est cependant probable qu’elles étaient écrites, et, à ce sujet, nous devons mentionner une déclaration importante qui se trouve dans un acte donné par l’évêque Aymon de Cossonay, le 31 juillet 1357, c’est-à-dire onze ans avant la rédaction authentique du Plaid-général de 1368. Aymon de Cossonay déclare reconnaître et confirmer deux clauses qui se trouvent dans un livre que l’on a l’habitude de lire toutes les années à l’époque de l’assemblée du Plaid-général 2. Or comme ces deux clauses se trouvent plus tard reproduites textuellement dans le /LXXVI/ Plaid-général de 1368, il est vraisemblable que le livre d’où elles avaient été tirées n’était autre chose qu’une rédaction antérieure des coutumes de Lausanne, qui n’avait pas encore été revêtue du caractère authentique. C’était, selon toute apparence, un simple livre ou cahier déposé au greffe, et ce ne fut que plus tard qu’il fut transcrit sur parchemin, attesté par les signatures des notaires, muni du sceau de l’évêque, et conservé précieusement dans un carquois, tel qu’on peut le voir de nos jours aux archives de la ville de Lausanne.
La rédaction des coutumes sous forme authentique ne fut point une vaine formalité, puisqu’elle était accompagnée des serments solennels du seigneur et de ses sujets, et qu’ainsi elle contribuait puissamment à en garantir l’observation. Cette cérémonie marque une phase importante dans le développement progressif des libertés communales, mais elle n’exclut nullement l’idée qu’il a pu exister précédemment des coutumes non écrites, ou consignées seulement dans quelque recueil plus ou moins officiel à l’usage des magistrats et des praticiens. Nous en avons vu la preuve à Lausanne, et il est possible que cet usage ait existé aussi dans d’autres communes.
Lausanne était, du reste, avant tout une ville épiscopale. Un clergé nombreux et opulent y tenait la première place. On y voyait accourir de nombreux pèlerins, qui venaient des pays voisins pour vénérer l’image de Notre Dame. La ville était placée sous la seigneurie immédiate de l’évêque, et il n’est pas étonnant que les libertés communales y soient restées au second plan. Il en était de même à Genève, qui était aussi une ville épiscopale, et dans laquelle l’action de la vie communale ne se fit sentir que vers la fin du XIIIe siècle, par suite de l’immixtion des princes de Savoie dans les affaires de la ville. C’est en 1291 qu’on voit pour la première fois paraître des traces /LXXVII/ incontestables de l’organisation d’une commune ou confédération des citoyens de Genève. Mais ce ne fut qu’un siècle plus tard, en 1387, que les coutumes de cette ville furent réunies officiellement dans la grande charte de franchises de l’évêque Adémar Fabri.
Le fait principal qui signale l’avénement de la vie communale, fut la fondation des villes libres de Fribourg et de Berne. Ces villes nouvelles, bâties par les ducs de Zaeringen dans le but d’opposer une barrière aux prétentions de la noblesse, se remplirent d’hommes armés et ne tardèrent pas à jouer un rôle très actif. La ville de Fribourg avait reçu des ducs de Zaeringen des franchises très développées, calquées sur le modède de celles de Fribourg en Brisgau. Nous n’en possédons plus l’acte original, mais le fait est rappelé positivement dans la confirmation des mêmes franchises données en 1249 par les comtes de Kibourg. — Aussitôt après l’extinction de la famille de Zaeringen, la ville de Berne, bâtie sur un terrain impérial, reçut de l’empereur Frédéric la charte de franchises ou Handfeste, connue sous le nom de Bulle d’or. Ces franchises, qui portent la date de 1218, furent formulées d’après celles de la ville de Cologne, secundum jura Coloniensis civitatis. Elles assurèrent à la ville de Berne une indépendance dont ses bourgeois surent tirer parti, avec cette énergie et cette ténacité qui leur ont valu plus tard un rang élevé dans la confédération.
Les franchises de Morat ne nous sont point parvenues dans leur entier, et l’on ignore la date précise de leur rédaction. Mais il est certain qu’elles proviennent d’un des derniers ducs de Zaeringen, et l’on croit qu’elles furent données entre les années 1186 et 1216. Les franchises de Neuchâtel furent accordées en 1214, par le comte Ulrich, sur le modèle de celles de Besançon. La ville d’Aubonne reçut en 1234 quelques franchises, /LXXVIII/ délivrées par ses seigneurs. Il en fut de même de la ville de Vevey, qui reçut, vers l’an 1241, des franchises octroyées par Rodolphe d’Oron, lequel venait d’y fonder un nouveau bourg.
Les mêmes faits se passaient à la même époque dans les pays voisins. Les franchises de la cité d’Aoste sont de l’an de 1188, celles de Chambéry de l’an 1232, celles de Montmeillan de l’an 1233, et celles d’Evian de l’an 1265. On peut y remarquer, surtout dans celles de St. Genix 1, un grand nombre de dispositions semblables à celles qui se retrouvent plus tard dans les franchises du pays de Vaud, et nous avons tout lieu de présumer, qu’en faisant une étude approfondie de ces divers actes, on arrivera à reconnaître que nos franchises vaudoises sont dérivées des mêmes sources que celles de la Savoie.
Toutes ces franchises, rédigées d’après un type uniforme, se composent d’un petit nombre d’articles, dans lesquels on retrouve pêle-mêle des dispositions de droit public et de droit pénal, de droit civil et de police municipale. L’exercice de la haute justice est ordinairement remis à la miséricorde, c’est-à-dire à la discrétion du seigneur. Les coups et blessures sont punis d’amendes fixes, de 3 à 60 sols. On payait tant de sols pour un coup de poing, tant de sols pour la perte d’un oeil, tant de sols pour la perte d’un bras. La justice inférieure était laissée aux communes, qui jouissaient aussi de certains droits sur les marchés, la vente du vin et des denrées, sur les boulangers, les meuniers, etc. La gestion des affaires de la commune était confiée aux bourgeois, sans que l’on voie clairement quelle était la forme de l’organisation intérieure de la commune, car ce ne fut qu’après la conquête de la maison de Savoie qu’on vit /LXXIX/ paraître à Genève, à Aigle et dans d’autres villes des bords du lac, les noms de syndics ou de procureurs. A Berne et à Fribourg le premier magistrat de la ville portait le titre d’avoyer, scultetus ou schultheiss. Ce qui ressort le plus clairement de toutes ces franchises, c’est qu’une fois qu’elles avaient été données, le seigneur ne pouvait plus imposer de nouvelles charges sans le consentement des bourgeois, et il est évident que c’est un de ces principes conservateurs par excellence, qui contribua le plus à donner à ces franchises une grande importance pratique.
Les communes rurales n’avaient pas encore de franchises écrites. Elles étaient gouvernées par les seigneurs ou par les couvents dont elles relevaient. Point de terre sans seigneur, telle était la règle commune. Il n’y avait pas chez nous de terres franches, ni de communes indépendantes, telles qu’on en a trouvé dans la Suisse allemande. Peut-être en a-t-il existé quelques-unes dans nos montagnes, et il semble même qu’on en découvre quelques traces dans les vallées du Haut-Faucigny, où certains objets d’intérêt public paraissent avoir été soumis, assez tard, à la délibération générale d’un certain nombre de communes. On trouve encore, vers le milieu du XVe siècle, une mention de ces délibérations générales, qui n’étaient pas sans analogie avec les landsgemeindes de la Suisse allemande 1. On connaît aussi des actes d’affranchissements partiels, tels que ceux de Genollier en 1221 et de Peney en 1275. Mais on sait que ces affranchissements ne portaient que sur certaines charges spéciales, et n’impliquaient ni l’autonomie, ni l’indépendance politique dont jouissaient certaines communautés de la /LXXX/ Suisse centrale. Cette différence est due probablement à un état de culture plus avancé dans la Suisse occidentale, au développement plus complet du régime féodal, à des circonstances économiques d’une autre nature, et surtout à un caractère différent dans le génie des peuples.
Faisons cependant ici une remarque essentielle, c’est que pendant longtemps le Pays de Vaud a prétendu être régi par des coutumes non écrites, et que, même sous les ducs de Savoie, on y a conservé l’habitude de prouver le droit par le témoignage des prud’hommes connus sous le nom de Coutumiers. Tout s’accorde pour faire présumer que cet usage remonte aux temps les plus reculés. La persistance de l’usage des Plaids-généraux, dont le nom même appartient à l’époque carlovingienne, est là pour attester la haute antiquité de nos coutumes nationales et le soin tout particulier avec lequel on les a conservées de génération en génération. On donnait le nom de Plaid-général, placitum generale, à l’assemblée des citoyens de la commune, qui se réunissaient sous la présidence du préposé du seigneur, pour juger les contestations, décider les affaires publiques et exécuter en commun les décisions ou les corvées dont on était convenu. Plus tard on a aussi donné le même nom à la rédaction écrite des coutumes locales, et cette dénomination caractéristique s’est conservée fort longtemps dans certaines communes ecclésiastiques, telles que Romainmotier, Apples et Baulmes. Elle s’est conservée particulièrement à Lausanne, où elle a subsisté jusqu’au commencement du XIXe siècle. Le dernier Plaid-général de cette ville, qui porte la date de 1613, n’a été abrogé qu’en 1821, pour faire place au nouveau code civil du canton de Vaud.
Ceux qui connaissent de près la puissance de vitalité dont l’élément communal est doué en Suisse, et les habitudes remarquables /LXXXI/ d’ordre et d’indépendance qui caractérisent nos plus petites administrations de villages, n’auront pas de peine à admettre que de tout temps nos communes ont joui d’une grande liberté, et que de tout temps elles ont été régies par des coutumes et des usages plus forts que les lois et les chartes écrites. Certaines libertés que l’on croit avoir été inventées hier, sont aussi vieilles que le monde. Elles reposent sur des éléments de la nature humaine supérieurs aux variations éphémères de la politique. Les libertés communales, en particulier, qui sont la base la plus solide de l’édifice social, peuvent se rencontrer sous des formes de gouvernement très différentes. Elles dépendent avant tout des habitudes, des traditions et du caractère national.
L’histoire de nos principales communes, et surtout celle de nos villes, mérite une attention toute spéciale. Cette branche de recherches a déjà donné lieu à des publications intéressantes, parmi lesquelles nous citerons la Chronique de Morat par M. Engelhard, l’Histoire d’Orbe par M. de Gingins, celle de Cossonay par M. de Charrière, celle d’Yverdon par M. Crottet. Nous voudrions voir multiplier encore davantage ces utiles monographies, et nous espérons que les villes de Vevey, Nyon, Morges, Moudon, Romont, Payerne, Avenches, trouveront bientôt aussi des historiens.
XIII
Établissements de Pierre de Savoie
Après avoir passé successivement en revue les grandes institutions qui se développèrent durant la période du Rectorat, nous /LXXXII/ arrivons aux événements qui donnèrent de nouveaux maîtres à la Suisse occidentale et la firent passer sous la domination de la maison de Savoie.
Déjà vers la fin du Rectorat, la lutte avait commencé entre l’élément allémanique, représenté par les ducs de Zaeringen, et la noblesse romande. On se souvient que celle-ci fut battue en 1190 par le duc Berthold V. La guerre se renouvela dans les premières années du XIIIe siècle; mais cette fois nous pouvons signaler l’intervention des princes de Savoie, car les principaux acteurs de la lutte furent ce même duc Berthold et Thomas, comte de Savoie. Nous possédons fort peu de détails sur cette guerre, qui ne nous est connue que par quelques phrases incidentes des documents contemporains. Nous savons seulement qu’elle dura longtemps, qu’elle porta ses ravages jusque dans le Valais, et que l’évêque de Lausanne était au nombre des adversaires du comte Thomas, car celui-ci fit détruire la tour d’Ouchy. La paix fut conclue à Hautcrêt, le 18 octobre 1211.
Après la mort du dernier des Zaeringen, qui eut lieu en 1218, ses biens patrimoniaux passèrent, pour la plupart, entre les mains de la maison de Kibourg. Celle-ci devint ainsi maîtresse de la ville de Fribourg, et se trouva dès lors en position d’intervenir dans les affaires de la Suisse occidentale. Hartmann le vieux, comte de Kibourg 1, essaya d’unir ses intérêts à ceux de la /LXXXIII/ maison de la Savoie, en épousant en 1219 Marguerite, fille du comte Thomas. L’alliance des deux maisons se trouva ainsi consolidée; mais ce ne fut que pour un temps, car les biens considérables que Marguerite avait apportés en dot à son mari, devinrent plus tard une pomme de discorde entre les deux maisons.
Les comtes de Kibourg prétendaient avoir succédé aux ducs de Zaeringen dans leurs droits sur l’avouerie de Lausanne. Ils les vendirent, en 1225, au sire Aymon de Faucigny, et celui ci essaya de les faire valoir par les armes. Mais on en vint à un accommodement qui eut lieu à Préverenges le 18 juin 1226. Aymon renonça à ses prétentions, moyennant une somme de 300 marcs d’argent, qui lui fut comptée par l’évêque de Lausanne, et celui-ci rentra au bénéfice de ses immunités ecclésiastiques.
Durant le long interrègne qui désola l’empire au milieu du XIIIe siècle, l’arène fut de nouveau ouverte aux prétentions des divers partis qui se disputaient la suprématie dans la Suisse occidentale. Les comtes de Kibourg, les comtes de Savoie, les comtes de Genève, les comtes de la Haute Bourgogne, les seigneurs de Montfaucon, les sires de Faucigny, tous y possédaient quelques seigneuries, ou quelques droits, et tous cherchaient à les faire prévaloir. Les Kibourg étaient maîtres de la ville de Fribourg, ainsi que des seigneuries de St. Maurice et de Monthey, qui avaient été données en dot à la comtesse Marguerite 1. Les comtes de Savoie possédaient des droits sur Chillon et sur la province d’Agaune, et ils en avaient acquis en 1207 sur la ville de Moudon. Les comtes de Genève et les sires de /LXXXIV/ Faucigny avaient de leur côté de nombreuses possessions disséminées çà et là. Les seigneurs de Montfaucon étaient propriétaires d’Orbe et d’Echallens, et le comte Jean de Bourgogne employait tous les moyens pour se créer des partisans. Le parti national, pour autant qu’on peut lui donner ce nom à cette époque, était représenté par la noblesse du pays, à la tête de laquelle on voyait figurer la maison de Cossonay. C’est au moins ce que l’on peut présumer, lorsqu’on voit, en 1240, les villes de Berne et de Morat accourir en armes, pour soutenir l’élection de l’évêque Jean de Cossonay, contre les prétentions de Philippe de Savoie, son concurrent.
Il y avait dans ce conflit d’ambitions rivales et d’intérêts entrecroisés, tout ce qu’il fallait pour amener une lutte violente, riche en péripéties de diverses sortes. La maison de Savoie se trouva alors représentée par le comte Pierre, qui mérita le surnom de petit Charlemagne, et qui sut joindre à un haut degré le courage, l’habileté et la persévérance. Destiné d’abord à l’état ecclésiastique, et nommé administrateur des diocèses d’Aoste et de Lausanne, il renonça à une carrière qui ne pouvait suffire à son ambition. Il contracta mariage avec Agnès de Faucigny, qui lui apporta en dot les droits et l’appui de la maison de son père. Armé chevalier à la cour de la reine d’Angleterre, sa nièce, et favorisé par l’or et les soldats que lui fournit le monarque anglais, il revint dans son pays, et ne tarda pas à surmonter ses compétiteurs.
Dès l’année 1232, Pierre de Savoie avait été surpris et fait prisonnier par Guillaume II, comte de Genève. Cet acte de violence avait allumé entre eux une haine irréconciliable, excitée d’ailleurs par leurs prétentions rivales, qui se portaient également sur les riches campagnes du Pays de Vaud. Pierre dirigea contre son ennemi diverses expéditions, dont la date /LXXXV/ précise ne nous est pas parfaitement connue. Guillaume fut vaincu et condamné, par un arbitrage rendu le 28 juin 1250, à payer à Pierre la somme énorme de dix mille marcs d’argent. Il fut en même temps contraint de lui engager tous les fiefs qu’il possédait entre l’Arve et la Dranse, et dès la Cluse de Gex jusqu’au pont de Bargen. Cet acte fut suivi d’un ordre effectif donné par le comte Guillaume à ses feudataires du Pays de Vaud, pour qu’ils eussent à obéir désormais à Pierre de Savoie. Guillaume se trouva dans l’impossibilité d’acquitter sa dette. L’acte d’engagement qui avait fait passer tous ses biens entre les mains de son ennemi, fut confirmé en 1260 par un nouvel arbitrage, et ses biens restèrent acquis au prince de Savoie.
Pierre avait un concurrent tout aussi sérieux dans la personne de Jean, comte de Bourgogne et sire de Salins. Ce prince, surnommé le sage ou l’antique, paraît avoir eu l’idée de faire revivre les prétentions de ses ancêtres sur la Transjurane. Il était secondé dans ses efforts par les seigneurs de Montfaucon, et travaillait de tout son pouvoir à se faire des partisans, en faisant de nombreuses largesses aux monastères du Pays de Vaud. Il se rattacha au parti de Guillaume, roi des Romains, et se trouva ainsi en opposition avec Pierre de Savoie, qui tenait dans l’origine le parti de Conrad, fils de l’empereur Frédéric. Pour le récompenser de son attachement, le roi Guillaume lui accorda le 23 avril 1251, les revenus impériaux des villes de Besançon et de Lausanne. Cet acte important, que nous nous proposons de publier, créait ainsi, en faveur du comte Jean, une sorte de vicariat impérial, qui devait lui donner une grande influence dans le Pays de Vaud. Le comte bourguignon touchait ainsi bien près de son but, et il s’en fallut peut-être bien peu qu’à cette époque la Suisse romande n’ait été rattachée à /LXXXVI/ la Bourgogne, ce qui aurait grandement modifié ses destinées ultérieures 1. Mais les efforts du comte Jean furent détournés d’un autre côté, et le parti de Pierre de Savoie, aidé de la maison de Faucigny, ne tarda pas à prendre le dessus. Nous en voyons la preuve dans l’acte de 1253, par lequel l’évêque de Lausanne engagea au sire Aymon de Faucigny les revenus temporels de l’évêché, pour une somme de trente mille sols.
Pierre de Savoie s’était appliqué, dès le début de sa carrière, à restreindre le pouvoir de l’Eglise et à s’emparer de ses possessions. Il conclut, le 29 mai 1244, avec l’évêque de Lausanne, un traité par lequel celui-ci lui abandonna ses droits sur Romont, Estavayer et autres lieux. Le même évêque fut obligé de lui céder, le 10 août 1260, la moitié de la juridiction temporelle de Lausanne. Il est évident, qu’en agissant ainsi, le prélat sacrifiait une partie de ses droits, dans le but de sauver le reste. Les droits de l’évêque de Sion avaient été réglés précédemment par les conventions de 1224 et de 1233. Ils furent encore restreints par le traité du 5 septembre 1260, et réduits à la portion du Valais, supérieure au ruisseau de la Morge. Pierre s’attribua toutes les seigneuries situées en dessous de cette limite. Il conclut, en 1263, avec les citoyens de Genève, un traité d’alliance dirigé en grande partie contre leur évêque. Celui-ci eut mille peines à en prévenir les conséquences, et il n’y parvint qu’en payant le 23 août 1267 une somme considérable au prince savoyard.
Pierre acheta en 1257 l’avouerie de Vevey, qui lui fut vendue par le comte de Gruyère; il acquit en 1259 les droits du seigneur d’Aubonne sur la ville de ce nom, en 1260, les droits du seigneur de Montfaucon sur la ville d’Yverdon. Il se fit /LXXXVII/ reconnaître comme protecteur des villes de Payerne, de Morat et de Berne. Il reçut, en 1260, l’hommage du comte de Gruyère, et en 1265, celui du comte de Neuchâtel pour ses possessions du Séeland. Il arrondit peu à peu ses domaines, en recevant successivement les hommages de la plupart des seigneurs du pays, même des moins importants. Nous n’entreprendrons pas ici la longue énumération de ces hommages, qui comprend non-seulement les seigneuries du Pays de Vaud proprement dit, mais encore celles du Bas-Valais, du canton de Fribourg, du Séeland et de l’Oberland Bernois. On en trouvera le détail dans notre inventaire analytique, et l’on se convaincra en le parcourant, que ces hommages, les uns volontaires, les autres obtenus par la contrainte ou à prix d’argent, ne furent autre chose que les actes de soumission par lesquels la noblesse romande déclarait reconnaître Pierre de Savoie comme son prince et s’engageait à servir sous sa bannière. Le caractère politique du contrat féodal paraît ici dans toute sa force.
XIV
Pierre, comte de Savoie.
Jusqu’alors Pierre de Savoie n’était pas le chef de sa maison, mais il succéda en 1263 à son oncle Boniface, et porta désormais le titre de comte. Il avait déjà obtenu en 1255, d’Adolphe de Waldeck, lieutenant impérial, le protectorat de Berne, de Morat, du Hassli et de toute la Bourgogne. Il reçut en 1259, de son oncle Richard, roi des Romains, la seigneurie de Gumine, et obtint en 1263, du même Richard, l’investiture de /LXXXVIII/ tous les fiefs impériaux possédés avant sa mort par Hartmann le jeune, comte de Kibourg. On ne sait à laquelle de ces investitures se rapporte le récit des chroniques de Savoie, qui racontent que le hardi prince savoyard se présenta devant l’empereur, couvert d’une armure mi-partie d’or et d’acier, pour marquer qu’à défaut du consentement impérial, il était prêt à soutenir ses droits par la force de l’épée. Rien ne résistait au petit Charlemagne, et fort de ses premiers succès, il pouvait attendre avec confiance le résultat de la lutte suprême qui ne devait pas tarder à s’engager entre lui et les princes allemands. Ceux-ci étaient alors représentés par les Habsbourg, qui venaient de succéder aux Kibourg.
Les chroniques de Savoie parlent d’une grande victoire remportée par le comte Pierre, sous les murs de Chillon, contre un duc de Chophingen ou de Cheplungreen, dont le nom germanique a évidemment embarrassé les chroniqueurs savoisiens. Le caractère romanesque dont ces chroniques sont empreintes, ne permet pas d’y ajouter une entière confiance, d’autant plus qu’une seule d’entre elles, la chronique d’Evian, assigne à cette victoire la date précise de l’an 1266. Mais tout démontre qu’il doit y avoir un fond de vérité dans le récit dont nous parlons. Hartmann le vieux, comte de Kibourg, étant mort en 1264, les Habsbourg cherchèrent à s’emparer du riche apanage de sa veuve Marguerite, qui vint se réfugier auprès du comte Pierre, son frère. En octobre 1265, le comte Rodolphe de Habsbourg s’avance jusqu’à Romont, et là il est sommé par un envoyé de Pierre de Savoie, d’avoir à restituer les biens de Marguerite. Nous voyons dans un acte du seigneur d’Estavayer, en date du 27 du même mois, que Pierre de Savoie était en guerre contre Rodolphe de Habsbourg 1. Plus tard le comte de Savoie /LXXXIX/ s’avance jusqu’à Berne, où Rodolphe de Srätlingen lui prête serment de fidélité, en présence de toute la communauté bernoise. En septembre 1267, la paix est conclue à Lövemberg, près de Morat, et le comte Rodolphe s’engage à payer à la comtesse Marguerite une rente annuelle de 250 marcs d’argent. Que s’était-il passé dans l’intervalle? Tout porte à croire que si le comte de Habsbourg avait battu en retraite, c’est parce qu’il avait éprouvé une défaite, peut-être dans la personne d’un de ses lieutenants; et ce qui confirme cette opinion, c’est que nous voyons en 1267 le comte de Habsbourg aliéner certaines parties de l’héritage des Kibourg, pour acquitter les dettes considérables qui avaient été contractées à raison des otages fournis à Fribourg et ailleurs 1. En étudiant de près cette époque, on arrive forcément à la conviction que les chroniques de Savoie n’ont fait qu’embellir un événement réel, et qu’il y eut de la part de la noblesse allemande une tentative manquée de s’emparer de la Suisse occidentale.
Vers le même temps nous trouvons Pierre de Savoie occupé à faire la guerre à l’évêque de Sion, qui résistait à ses tentatives d’agrandissement. Cette guerre, qui durait déjà depuis plusieurs années, fut suspendue par une trève conclue le 27 février 1265. Mais la trève fut bientôt rompue, les hostilités recommencèrent, et, dans le courant de l’année 1266, Pierre détruisit le château de Chamosson, fit le siége de Sion et remporta la vitctoire sur l’évêque de Valais. Ces faits résultent, pour la plupart, des indications contenues dans les /XC/ comptes déposés aux archives de Turin, et concordent fort bien avec la campagne dirigée contre Rodolphe de Habsbourg. M. Wurstemberger, qui nous a rendu le service de publier un grand nombre d’extraits de ces comptes, estime toutefois qu’ils ont été datés suivant le style natal usité dans le Vieux Chablais, ce qui déplacerait une partie de ces faits et les reporterait à l’année suivante. Mais il y a quelques raisons pour révoquer en doute cette manière de voir, et il est à désirer qu’une nouvelle étude vienne dissiper les incertitudes qui peuvent encore subsister sur ce point. Nous croyons d’ailleurs qu’on est loin d’avoir épuisé tous les renseignements que l’on peut trouver dans la vaste et précieuse collection conservée aux archives de la cour des comptes de Turin.
L’incertitude évidente qui règne dans les chroniques savoisiennes au sujet du prince allemand vaincu par Pierre de Savoie, a fait soupçonner à quelques auteurs que le récit de ces chroniques pourrait peut-être s’appliquer à la guerre qui fut terminée par la paix de 1211, dans laquelle nous trouvons aussi un état d’hostilités entre un prince de Savoie, un prince allemand et un évêque du Valais. Les personnages principaux étaient semblables, les lieux étaient les mêmes, et il est fort possible que les chroniques postérieures aient confondu les noms et les époques. On peut même remarquer que l’auteur de la chronique d’Evian donne indifféremment au prince allemand le nom de duc de Zaeringen ou de Chophingen. Mais il n’y a aucune incertitude sur le nom du prince de Savoie, qui est toujours nommé le comte Pierre, et nous pensons que l’ensemble des événements doit faire pencher la balance en faveur de l’opinion qui attribue à ce dernier le récit probablement un peu romanesque de la victoire remportée sous les murs de Chillon. /XCI/
XV
Administration du comte Pierre de Savoie.
Pierre de Savoie organisa ses nouvelles conquêtes, nomma un bailli ou gouverneur dans la personne de Hugues de Palézieux, fit réparer ou reconstruire divers châteaux, préposa des châtelains à leur administration, et accorda, dit-on, au Pays de Vaud le droit d’être représenté par une assemblée d’Etats. Cette dernière assertion se fonde sur un passage du coutumier de Quizard 1 qui parle d’une assemblée tenue par Pierre de Savoie, en 1264, en vertu de laquelle on aurait réuni les députés des trois ordres, à savoir des Ecclésiastiques, des Nobles et des Patriotes. L’énoncé de ce fait a donné lieu à de grandes controverses, à la fin du siècle dernier, époque où les événements avaient donné une actualité politique à ce souvenir des anciens temps. Jean de Muller, La Harpe, de Mullinen discutèrent successivement les pièces de ce procès historique, qui a depuis lors occupé tous nos historiens et qui n’est pas encore jugé en dernier ressort. Nous n’en dirons ici que quelques mots.
L’autorité de Quizard est telle, qu’on ne peut supposer qu’il ait avancé un fait aussi grave, sans y avoir été autorisé par quelques renseignements. Mais on ignore entièrement à quelle source il peut les avoir puisés, et toutes les recherches faites à ce sujet sont demeurées sans résultat. L’énumération qu’il donne des députés aux états, a fourni matière à de très graves /XCII/ objections. M. de Mulinen a clairement démontré que cette énumération est en contradiction manifeste avec tout ce que l’on sait du XIIIe siècle, et tout porte à croire qu’elle n’a pu être composée que postérieurement à cette époque.
D’un autre côté, il est à remarquer que les diverses copies du manuscrit de Quizard présentent entre elles de grandes différences au sujet de l’énumération des députés aux états, et il est possible qu’une vérification approfondie du texte original fasse tomber une partie des objections qui ont été soulevées. Quelle que soit d’ailleurs la force de ces objections, elles ne portent que sur l’énumération proprement dite, et ne s’appliquent point à l’énoncé du fait principal, qui en est plus ou moins distinct. Or, quoiqu’il soit démontré que les états du Pays de Vaud n’ont été convoqués régulièrement que beaucoup plus tard, car les premières réunions connues sont de la seconde moitié du XIVe siècle, il n’est pas impossible qu’il y ait eu du temps du comte Pierre une première réunion du même genre, et cette supposition est autorisée par les circonstances générales de l’histoire de son siècle. C’est à la même époque que furent réunies des assemblées d’Etats en Angleterre, en France, en Savoie, et il est naturel de penser que le comte Pierre, qui avait voyagé dans ces divers pays, avait pu en rapporter l’idée d’une institution dont il avait apprécié les avantages politiques.
Depuis le moment où cette question a été étudiée par M. de Mulinen, on a publié une pièce importante qui peut apporter une nouvelle lumière dans le débat. Ce sont les statuts de Pierre de Savoie sur la procédure et les notaires 1. Le préambule de ces statuts mérite que nous nous y arrêtions quelques instants, car il y est dit qu’ils ont été établis par la volonté et le /XCIII/ consentement des nobles et non-nobles du comté de Savoie et de Bourgogne. Cette formule ne peut s’expliquer qu’en supposant que Pierre de Savoie avait soumis ses ordonnances à une assemblée composée des représentants de la noblesse et de la bourgeoisie, et quoiqu’elle n’implique pas l’idée d’une réunion distincte pour les représentants du Pays de Vaud, il n’en reste pas moins que celui-ci est nécessairement compris dans l’expression de Burgundia. Il est à remarquer enfin que le préambule de ces statuts donne à Pierre de Savoie les titres de comte de Savoie et de marquis en Italie, ce qui place leur promulgation assez près de la date de 1264 indiquée par Quizard 1. Tout cela fait supposer, que, s’il n’y a pas eu sous Pierre de Savoie, une réunion d’états provinciaux régulièrement organisée, il a dû très probablement y avoir quelques assemblées publiques qui s’en rapprochaient beaucoup.
A cela se joint la question des franchises communales qui, sans avoir un caractère aussi général, s’en rapprochent néanmoins par quelques côtés. Or, on sait qu’en 1265 le comte Pierre accorda des franchises fort importantes à la ville d’Evian. On peut remarquer de plus que la charte de franchises donnée à Moudon en 1285, et qui devint plus tard commune au plus grand nombre de nos villes, ne fut qu’une confirmation des franchises accordées par les prédécesseurs d’Amédée, ce qui implique nécessairement l’idée qu’elles remontaient au moins au comte Pierre. Il est même dit expressément dans l’extrait des franchises de Grandcour de l’an 1293, que les franchises de /XCIV/ Moudon avaient été en vigueur sous le comte Pierre 1. Ce dernier renseignement est précieux, car il en résulte qu’il est très probable que le comte Pierre accorda à la ville de Moudon des franchises qui ne sont point parvenues jusqu’à nous sous la forme de diplôme, mais dont le texte se trouve vraisemblablement dans la charte de confirmation donnée en faveur de cette ville en 1285. Cette charte renferme d’ailleurs des passages d’une ressemblance frappante avec ceux des franchises accordées précédemment aux villes de Chambéry, de Montmeillan, de St. Genix, d’Evian, et tout porte à croire qu’elles appartiennent à la même époque.Mais, même en admettant que le texte primitif de la charte de Moudon remonte à Pierre de Savoie, il ne faudrait point en conclure que cette charte soit une constitution dans le sens moderne de ce mot. Cette pièce ne renferme que fort peu de dispositions de droit public. Ce n’était qu’un point de départ, qui renfermait des germes, desquels sont sortis, par le procédé connu sous le nom de procédé historique, les institutions qui se développèrent plus tard sous le gouvernement de la maison de Savoie. Il n’y est question ni d’assemblées d’Etats, ni de réunions des trois ordres. En revanche, cette charte renfermait un principe fécond, en vertu duquel on ne pouvait imposer de nouvelles charges aux bourgeois sans leur consentement. Il en résulta tout naturellement, que lorsqu’il devint nécessaire d’établir des institutions nouvelles, d’imposer de nouveaux subsides, d’employer des milices en dehors des limites fixées, il était obligatoire de consulter les sujets. Cela conduisit, par la force des choses, à convoquer les communes, les seigneurs, les /XCV/ corporations religieuses, et de là naquirent les réunions des trois ordres auxquelles on a plus tard donné le nom d’Etats. Ces assemblées n’eurent d’ailleurs rien de régulier, et ne furent réunies que dans les cas où le besoin s’en faisait sentir. Leurs premières réunions connues ne remontent pas plus haut que la fin du XIVe siècle, et ce ne fut que beaucoup plus tard qu’on y convoqua les représentants du clergé.
Quizard place la ville de Morges au nombre de celles qui avaient le droit d’envoyer des représentants aux états du Pays de Vaud, et l’on s’est demandé à cette occasion, si cette ville existait déjà du temps de Pierre de Savoie. Les chroniques du Pays de Vaud attribuent la fondation de Morges au duc Conrad de Zaeringen, en 1135. Mais on sait que ces prétendues chroniques, pleines de détails fabuleux sur le roi Hercules, sur les descendants de Priam et sur une série de rois tout à fait fantastiques, ne sauraient être envisagées que comme une oeuvre de pure imagination. Cet ouvrage, intéressant sous quelques rapports, renferme des faits vrais, mais il contient une foule considérable d’erreurs, et il mériterait d’être plus connu, parce qu’on y reconnaîtrait la source d’un grand nombre d’idées fausses qu’il a mises en circulation 1. Les chroniques de Savoie, également romanesques à certains égards, mais plus sérieuses quant au fond, affirment que la ville de Morges a été bâtie par le comte Pierre. La grande chronique, insérée dans les Monumenta de Turin, rapporte cette fondation en ces termes 2: Il (le /XCVI/ comte Pierre) fit édifier en ce village de Morges où il print plaisyr, un chasteau assez bel, et fit amurer le village comme il est, qui par avant étoit pouvre chose, et d’un village en fit une ville, et est nommée Morge à cause que une petite rivière qui s’appelle Morge court au plus près. La chronique de Champier répète le même fait dans des termes analogues, et cette assertion trouve un appui dans l’examen des documents de l’époque contemporaine.
En effet, le pouillé du diocèse de Lausanne, rédigé en 1228, ne fait aucune mention de la paroisse de Morges, bien qu’il n’omette aucune des paroisses voisines, celles de Préverenges, Lonay, Joulens, Vufflens, Denens, Tolochenaz, St.-Prex. Le territoire de Morges faisait alors partie de la paroisse de Joulens, où se trouvait l’église paroissiale, et la tradition ajoute qu’il n’y avait au bord du lac que quelques cabanes de pêcheurs. D’autre part, le nom de Morges ne paraît dans aucun acte authentique, avant l’année 1287, où il est cité pour la première fois dans un hommage rendu par Ulrich de Porta à Louis de Savoie. Dès lors nous voyons ce nom revenir fréquemment, en particulier dans un acte du mois de novembre 1290 et dans un projet de paix de l’an 1297 entre Louis de Savoie et Jean de Cossonay. Dans ce dernier acte il est parlé de la construction de Morges, comme d’un fait d’une date peu éloignée, tempore quo Morgia constructa est 1. Il y a donc de bonnes raisons pour considérer cette ville comme une des plus récentes du pays, d’autant plus que sa position riveraine ne ressemble en rien à celle des autres villes fondées par les Zaeringen, et paraît plutôt se rattacher aux exigences de la politique de la /XCVII/ maison de Savoie. Il est évident, du reste, que lors même qu’elle aurait été bâtie seulement sous le comte Pierre, ce ne serait pas une raison pour qu’elle n’ait pu envoyer des représentants aux états du Pays de Vaud.
XVI
Philippe, comte de Savoie et de Bourgogne.
Pierre de Savoie mourut en 1268, laissant ses états à son frère Philippe. C’était le même qui, en 1240, avait été élu évêque de Lausanne, en concurrence avec Jean de Cossonay. Son élection avait amené une lutte sanglante, dans laquelle intervinrent, d’une part, Pierre de Savoie, et de l’autre les habitants de Berne et de Morat. Philippe avait dù renoncer à l’épiscopat, mais il en fut dédommagé plus tard, en recevant l’administration temporelle de l’évêché de Valence et celle de l’archevêché de Lyon, qui constituaient de riches et importants bénéfices. Il renonça, en 1267, à ces fonctions ecclésiastiques, pour épouser Alix, comtesse de Bourgogne, et se mettre en position de recueillir l’héritage de son frère. Il régna jusqu’en 1285, sous le titre de comte de Savoie et de Bourgogne.
Atteint dès l’année 1270 de l’hydropisie qui l’emporta, Philippe ne déploya ni l’énergie, ni l’habileté de son prédécesseur. La carrière qui l’avait occupé pendant la première partie de sa vie, ne l’avait que médiocrement préparé aux affaires publiques. Paradin fait à son sujet la réflexion suivante: C’est que homme qui a porté l’habit de l’église et vécu du bien du crucifix longuement, ne prospère jamais et ne fait grand fruict, après avoir /XCVIII/ laissé le dit habit et estat ecclésiastique. Philippe maintint cependant ses droits sur la plupart des acquisitions que Pierre avait faites dans la Suisse occidentale. Il fit reconnaître son protectorat sur les villes de Berne, de Payerne et de Morat 1. Il fit également reconnaître, en 1271, ses droits sur la moitié de la juridiction temporelle de l’évêché de Lausanne. Il reçut, en 1271 et 1274, les hommages du comte de Gruyère et du seigneur d’Aarberg. Il reçut aussi, le 19 octobre 1272, de l’archevêque de Besançon, le fief perpétuel de la ville de Nyon et de ses dépendances. Tout le reste du pays s’était rangé sans difficulté sous son obéissance.
Le commencement du règne de Philippe fut signalé par une querelle allumée entre deux femmes qui portaient toutes deux le nom de Béatrix, et qu’il importe de distinguer. La première, fille d’Aymon de Faucigny et belle-soeur de Pierre de Savoie, avait épousé le seigneur de Thoyre et Villars. La seconde, fille de Pierre de Savoie et par conséquent nièce de la précédente, avait épousé Guigues Dauphin de Viennois. Celle-ci est connue sous le nom de Grande Dauphine. Toutes deux prétendaient également à certaines parties de l’héritage de la maison de Faucigny, et la lutte s’engagea entre elles avec toute l’acrimonie que peuvent y mettre des femmes passionnées. La dame de Villars parvint à s’emparer de la personne de sa rivale, ainsi que de celle de son fils; elle les retint en prison, et la contestation ne fut apaisée que par un arbitrage rendu en 1271 par le comte Philippe et Edmond, fils du roi d’Angleterre 2. On rencontre à chaque pas dans nos annales les noms de ces deux femmes également jalouses de revendiquer leurs droits. La /XCIX/ Grande Dauphine épousa en seconde noces Gaston, vicomte de Béarn, et parvint à un âge fort avancé, car elle ne mourut qu’en 1310.
Philippe se trouva aussi en lutte contre Rodolphe de Habsbourg, qui, devenu empereur en 1273, voulait venger les échecs que son parti avait éprouvés de la part du comte Pierre. Rodolphe se rendit à Lausanne en 1275 avec le pape Grégoire X. Ces deux grands personnages s’y jurèrent réciproquement fidélité, et illustrèrent par leur présence l’imposante cérémonie de la consécration de la cathédrale. Celle-ci avait été consumée pour la seconde fois par un incendie, en 1235, et venait d’être reconstruite par les soins de l’évêque Jean de Cossonay. Elle faisait admirer son élégante construction, qui présente un des plus beaux modèles de l’architecture du moyen âge. On vient de retrouver dernièrement à Paris, dans l’Album de V. de Honnecourt 1, architecte contemporain, un dessin de la grande verrière, que l’on voit encore sur la face orientale du transept de cette église. Il paraît que ce savant architecte, qui avait parcouru divers pays de l’Europe et avait poussé ses recherches jusqu’en Hongrie, avait été particulièrement frappé de la beauté de la nouvelle cathédrale de Lausanne. Philippe de Savoie manquait à la cérémonie de la consécration, soit qu’il n’y eût pas été invité, soit qu’il se tînt volontairement à l’écart. Quoi qu’il en soit, la guerre ne devait pas tarder à éclater entre lui et l’empereur.
La ville de Fribourg était restée indépendante de la maison de Savoie. Après la mort du dernier des comtes de Kibourg, elle avait passé entre les mains d’Anna de Kibourg, femme de /C/ Eberhard de Habsbourg, qui la vendit en 1277 aux fils de l’empereur Rodolphe pour la somme de 3040 marcs d’argent. Les Habsbourg avaient ainsi gagné un point important, enclavé dans les possessions de leur adversaire, et l’ouverture des hostilités en fut bientôt la conséquence. En 1282, on fit vainement des tentatives de rapprochement. L’année suivante, l’empereur, après avoir fait le siége de Porrentruy, vint en personne dresser son camp devant Payerne. Il força Philippe à conclure une paix désavantageuse, et celui-ci fut obligé de renoncer à ses droits sur Payerne, Morat et Gumine. Il dut aussi s’engager à payer une grosse somme d’argent.
Philippe mourut en 1285, laissant ses états à ses neveux Amédée et Louis, qui se les étaient déjà appropriés en partie par anticipation. Le comte moribond n’avait pas osé consigner ses dernières volontés dans un testament précis. Par acte du 23 octobre 1284, il avait chargé le roi d’Angleterre et la reine, mère de ce dernier, de désigner ses successeurs. Il avait pris soin, du reste, de leur faire connaître secrètement ses intentions, qui étaient de laisser ses principaux états à Amédée et de constituer un apanage en faveur de Louis. Le partage donna lieu à quelques contestations entre les deux frères; mais elles furent réglées, au moins en partie, par un arbitrage passé à Lyon, le 14 janvier 1286. Amédée eut pour sa part la Savoie, le Bugey, le Valromey et autres lieux. Louis obtint le Pays de Vaud, pour lequel il dut néanmoins prêter hommage à son frère. Le Piémont fut cédé au jeune Philippe de Savoie, fils de Thomas III, qui en prit possession seulement en 1294. /CI/
XVII
Amédée V, comte de Savoie, Louis Ier et Louis II, seigneurs de Vaud.
Amédée V mérita le surnom de grand par son courage et sa persévérance. Dès le début de son règne, il eut à soutenir une guerre acharnée contre le Dauphin de Viennois, le comte de Genève et leurs partisans. Cette guerre, amenée par les discussions relatives à la succession de la maison de Faucigny, dura jusqu’à la fin de sa vie, et malgré les nombreux intervalles employés à travailler à une paix qui fuyait toujours, elle eut pour résultat de réduire à la détresse les états qui en furent le théâtre. La vie tout entière d’Amédée ne fut qu’une longue suite de combats. Il assista de sa personne à 35 assauts, et sur les 38 années de son règne, on assure qu’il n’y eut pas six années paisibles.
Amédée accorda, en septembre 1285, à la ville de Moudon, le renouvellement ou la confirmation des franchises dont elle avait joui sous ses prédécesseurs. On ne possède plus l’original de cette pièce importante, qui devint le type principal des franchises du Pays de Vaud, et qui s’est conservée jusque sous l’administration bernoise. Mais il n’y a pas lieu de douter de l’exactitude de la copie qui est parvenue jusqu’à nous, d’autant plus que c’est le même texte qui a été reproduit dans les franchises de Palézieux, données en 1344, et dans la confirmation de l’an 1359 qui s’étendit à la plupart de nos Bonnes Villes. On sait d’ailleurs que, même avant cette dernière date, /CII/ les franchises de Moudon avaient été accordées à Nyon et à Grandcour en 1293, à Yverdon en 1328, à Orbe et Echallens en 1352. Mais le contenu même des franchises n’est pas textuellement rappelé dans les actes relatifs à ces dernières villes. L’étude des franchises de cette époque pourrait donner lieu à des développements étendus et intéressants. Mais ce n’est pas ici le lieu de nous en occuper. Nous espérons que ce sujet pourra être traité plus complètement, lorsqu’on procèdera à la publication du texte même de ces documents essentiels.
Amédée s’empara en 1287 du château de l’Ile à Genève, où il n’avait jusqu’alors aucun droit, et se fit mettre en possession du vidomnat de cette ville. Mais il ne put y parvenir qu’après de longues contestations avec l’évêque.
En 1288, l’empereur Rodolphe vint mettre deux fois le siége devant la ville de Berne, qui avait excité son mécontentement par les mauvais traitements qu’elle avait exercés contre les Juifs, que l’empereur avait pris sous sa protection. Berne se défendit avec une rare énergie, força Rodolphe à lever le siége, et ne se soumit qu’après le sanglant combat de la Schosshalde, qui eut lieu le 22 avril 1289.
L’empereur vint à Morat dans les premiers mois de l’année 1291, et eut une entrevue à Cudrefin, avec Charles II, roi des Deux-Siciles. Celui-ci prononça, dans le mois de novembre de la même année, un arbitrage destiné à mettre fin à la guerre entre le comte de Savoie et le Dauphin de Viennois; mais cet arbitrage n’eut pas de suite, parce que plusieurs seigneurs refusèrent de se soumettre au Dauphin de Viennois.
Rodolphe mourut le 15 juillet 1291, et Amédée profita aussitôt de cette occasion pour s’emparer de nouveau du protectorat de Berne, Payerne et Morat, ainsi que des seigneuries de /CIII/ Laupen et de Gumine, qui avaient été enlevées à son prédécesseur.
Amédée s’empara aussi de la ville de Nyon et des terres de Prangins, Bioley, Mont et Grandcour, qui appartenaient aux seigneurs de Prangins. Amédée revendiquait ces seigneuries en vertu de l’investiture qu’il avait reçue en 1289 de l’archevêque de Besançon, et il voulait punir les seigneurs de Prangins de ce qu’ils avaient embrassé précédemment le parti de l’empereur, auquel ils avaient prêté hommage en 1284. Ces nouvelles conquêtes furent cédées plus tard à Louis de Savoie, qui rendit en échange à son frère les terres de Conthey, Saillon et Riddes, situées dans le Valais. Ce fut à cette occasion que furent accordées les franchises de Nyon et de Grandcour, qui portent la date de l’an 1293.
La Suisse romane était d’ailleurs loin d’être tranquille. Il y avait eu des prises d’armes entre Louis de Savoie et la ville de Fribourg. La ville de Berne avait pris parti contre cette dernière, et ce fut en vain que l’on chercha à terminer les difficultés par des traités conclus en 1293. Ces traités ne furent qu’une suspension d’hostilités, et en 1298, les Fribourgeois, assistés de Louis de Savoie et des comtes de Neuchâtel et de Gruyère, dirigèrent une nouvelle attaque contre la ville de Berne. Les progrès de cette dernière ville excitaient l’inquiétude de la noblesse, et celle-ci s’alliait volontiers à la ville de Fribourg, qui dépendait des princes de Habsbourg. Les bourgeois de Berne repoussèrent vaillamment cette nouvelle attaque, et défirent leurs assaillants dans le combat qui eut lieu le 2 mars sur la colline du Donnerbühl près de Berne. Les vaincus laissèrent sur le champ de bataille un grand nombre de morts et plus de 1500 prisonniers. Le nombre de ces derniers était ordinairement considérable à cette époque, où les /CIV/ hommes d’armes étaient chargés de pesantes armures, qui leur permettaient difficilement de se relever lorsqu’ils avaient été jetés à terre.
Les troubles continuaient dans le Pays de Vaud entre Louis de Savoie, l’évêque de Lausanne, les seigneurs de Cossonay, de Grandson, et les autres représentants de la noblesse mécontente. Une trêve fut conclue le 29 juin 1297, et un traité de paix le 5 juillet 1300. Notre répertoire indique un grand nombre de pièces relatives à cette affaire, qui sont extraites pour la plupart de l’ancien inventaire des archives de Lausanne dressé en 1394. On peut juger, par la lecture de ces extraits, de l’importance de ce document historique, et de la multiplicité des écritures à laquelle on était déjà parvenu à cette époque.
Louis de Savoie mourut à Naples au commencement de l’année 1302. Il laissa le Pays de Vaud à son fils Louis II, dont le règne ne nous a pas laissé beaucoup de souvenirs. Il fut ce pendant signalé par une entrevue de l’empereur Henri VII et du pape Clément V, qui se réunirent à Lausanne le 11 octobre 1310, et renouvelèrent la cérémonie du serment réciproque, qui avait eu lieu dans la cathédrale en 1275.
En 1316, un nouveau traité de paix intervint entre l’évêque de Lausanne et les princes de Savoie. L’évêque accorda au comte Amédée la moitié de la juridiction temporelle de ses domaines, ainsi que l’avaient déjà fait ses prédécesseurs.
Louis II mourut en 1349, laissant le Pays de Vaud à sa fille Catherine, femme du comte de Namur. Celle-ci le vendit en 1359 au comte Amédée VI, connu sous le nom de comte vert, pour le prix de 160 mille florins de petit poids, et c’est ainsi que cet apanage fit retour aux états de Savoie, dont il avait été détaché en 1285. /CV/
XVIII
Traités d’alliances, réflexions générales.
Nous revenons sur nos pas pour présenter quelques considérations d’un autre ordre. La mort de Rodolphe de Habsbourg avait été le signal d’un mouvement général dans les esprits, car la première alliance des cantons primitifs, Schwytz, Uri et Unterwald, fut conclue quinze jours après cette mort. La même année (le 16 octobre 1291), fut aussi contractée une alliance entre Zurich, Uri et Schwytz. On sait que ce furent les premiers germes qui donnèrent naissance à la confédération suisse. Rodolphe avait tenu d’une main ferme le timon des affaires, il s’était fait beaucoup d’ennemis; et chacun profita de sa fin pour revenir à ses tendances naturelles et se fortifier par de nouvelles alliances. Il en fut de même dans la Suisse occidentale, et, après la mort de l’empereur, on vit de nouveau les villes de Payerne, de Morat et de Berne, reprendre leurs anciens rapports avec la maison de Savoie.
Au reste, il y avait déjà longtemps que le système des alliances était connu et pratiqué entre les villes et les seigneurs de la Suisse romane. On sait que, du temps même du dernier des Zaeringen, il avait existé une alliance entre les villes nouvelles de Berne et de Fribourg. Le texte n’en est point parvenu jusqu’à nous, mais le souvenir en est clairement rappelé dans les renouvellements qui eurent lieu entre ces deux villes, en 1243 et 1271 1. /CVI/
On peut citer, comme rentrant dans la même catégorie: L’alliance de l’an 1239, entre Fribourg et Avenches, dont le texte n’a point été conservé, et le renouvellement du 11 novembre 1270;
L’alliance entre Fribourg et Laupen, conclue du temps des comtes de Kibourg, renouvelée en juin 1294 et en juillet 1310;
L’alliance du 17 juillet 1252, entre Berne et l’évêque du Valais;
L’alliance du 16 juin 1275, entre Berne et la communauté du Hassli;
L’alliance du mois de septembre 1279, entre Berne et Bienne, et le renouvellement du 8 juillet 1297;
L’alliance du 5 août 1290, entre Fribourg et le comte de Neuchâtel;
L’alliance du mois de janvier 1294, entre Fribourg et Morat;
L’alliance (soit offre de services) du 1er février 1297, entre Fribourg et Moudon;
L’alliance du 21 juin 1306, entre le comte de Neuchâtel et la ville de Bienne;
Le traité d’alliance ou de combourgeoisie du 28 février 1308, entre le même comte et la ville de Berne;
et enfin l’alliance du 14 mars 1311, entre les villes de Fribourg et de Bienne 1.
Nous pourrions citer encore un certain nombre de traités ou d’associations conclues entre les villes et les seigneurs de leur /CVII/ voisinage; mais il serait fastidieux de prolonger une énumération déjà trop longue. Bornons-nous à faire remarquer que ces traités avaient plutôt un caractère temporaire d’alliance offensive et défensive, motivé par des dangers communs, et qu’ils ne renfermaient pas ce lien permanent de droit public qui a existé entre les états de la Suisse centrale, et qui a donné naissance à un état fédératif. La maison de Savoie, qui dominait dans la Suisse occidentale, était trop puissante et trop active, la noblesse trop riche et trop influente, pour laisser place à un centre de vie républicaine. Les circonstances n’étaient d’ailleurs point les mêmes. La Suisse centrale était habitée par des peuples pauvres, simples et isolés du reste du monde par des montagnes d’un abord difficile. La Suisse romane était le séjour de populations riches, amollies par une civilisation plus avancée, et exposées à toutes les attaques qui pouvaient venir de l’orient, du nord et de l’occident. Les peuples de la Suisse centrale étaient plus jeunes, et la Providence les tenait en réserve, avec les villes de Zurich et de Berne, pour injecter dans les membres du corps helvétique un esprit et un sang nouveau.
Nous nous arrêtons ici au point où se termine la première partie de notre répertoire, qui va jusqu’à l’an 1316, époque où la bataille de Morgarten venait de consacrer la naissance de la confédération suisse. A cette même époque, la conquête de la Suisse occidentale venait d’être consolidée par de nouveaux traités qui assuraient aux princes de Savoie le partage de la juridiction temporelle de l’évêché de Lausanne.
La soumission de la Suisse romane était accomplie. L’évêque de Genève se débattait en vain au milieu de la lutte violente qui existait entre la maison de Savoie, le comte de Genève et le Dauphin de Viennois. Ce prélat s’engageait toujours davantage /CVIII/ dans le réseau dont l’enveloppait la bravoure du comte Amédée. Le Pays de Vaud tout entier était soumis. Les comtes de Neuchâtel et de Gruyère reconnaissaient la suzeraineté de la maison de Savoie: le Bas-Valais reconnaissait également ses lois. Il ne restait en dehors de leur influence que la ville de Fribourg, propriété de la maison de Habsbourg, et la ville impériale de Berne, dont l’indépendance allait en grandissant chaque jour, et qui avait conquis de nouveaux titres sur le champ de bataille du Donnerbühl.
La portion de la Suisse que nous habitons était ainsi condamnée à vivre encore pendant plusieurs siècles séparée de la Suisse allemande. Elle en avait été la soeur aînée à l’époque romaine, car c’était elle qui renfermait la capitale du pays et le centre le plus avancé de civilisation. Elle en fut détachée à l’époque burgonde, et vécut dès lors d’une vie plus ou moins distincte, jusqu’à la fin de la domination de la maison de Savoie. Elle ne lui fut réunie de nouveau que pour être traitée comme une soeur cadette, et elle devait attendre encore quelques siècles avant de recouvrer ses droits et son indépendance. Cette longue séparation contribua à lui imprimer un caractère différent, sous le rapport de la langue, des institutions et des moeurs. On a pu souvent regretter cette différence de caractère, qui rend quelquefois moins faciles les relations entre les diverses parties du pays. Mais ne nous en plaignons pas trop, car c’est elle qui a imprimé à la Suisse le trait distinctif qui la caractérise, et elle est à la fois une garantie de son indépendance intérieure et extérieure. A l’intérieur, elle nous défend contre toute tentative d’une centralisation exagérée. A l’extérieur, elle nous protége contre toute aggression ambitieuse, venant des pays qui nous entourent. Elle nous permet aussi de profiter plus complétement des travaux et des progrès qui /CIX/ se font chez les peuples voisins, et à ce point de vue encore nous n’avons pas à nous plaindre de notre position.
Placée au centre du continent européen, commise à la garde de la haute citadelle des Alpes, participant à la fois à la civilisation allemande, française et italienne, la Suisse ne peut être morcelée ou amoindrie sans que l’Europe tout entière en souffre, et l’Europe tout entière est solidaire de notre liberté et de notre indépendance.
XIX
Observations sur l’ordre chronologique des documents historiques.
Nous ajouterons à cette introduction quelques remarques sur la classification des pièces qui composent notre recueil.
Nous avons classé par ordre de dates celles dont on connaît exactement l’année, le mois et le jour. Nous avons placé à la fin de chaque année ou de chaque mois, celles dont on ne connaît que l’année ou le mois. Quant à celles dont l’année elle même est douteuse, nous les avons placées à l’époque la plus probable, lorsque celle-ci est suffisamment déterminée. Dans le cas où les probabilités se répartissent sur un certain nombre d’années, nous les avons placées soit à la fin soit au commencement de l’époque indiquée, selon que cette position nous a paru préférable. Mais toute cette classification dans son ensemble est beaucoup plus difficile qu’elle ne le semble au premier abord, à cause des nombreuses incertitudes qui se rencontrent dans la chronologie elle-même. Nous allons essayer d’en indiquer quelques-unes. /CX/
La chronologie des chartes du second royaume de Bourgogne (de 888 à 1032) a été jusqu’ici une véritable pierre d’achoppement pour les historiens, et en effet tout y est matière à difficulté et à controverse. Nous ne possédons qu’un petit nombre d’actes originaux, et il est évident que les copies qui nous sont parvenues renferment un grand nombre d’erreurs, surtout dans les chiffres. D’autre part, ces chartes sont en général datées d’après les années du règne des souverains, mais il nous manque des données certaines sur l’époque précise du commencement de plusieurs règnes. Ainsi, nous savons que Rodolphe Ier a commencé à régner en 888, mais nous ignorons le jour et le mois de son couronnement. Il reste aussi quelque incertitude sur la date de la mort de ce roi, que les uns placent en 911 et les autres en 912. Nous savons que Rodolphe II mourut le 11 juillet 937, mais il paraît, d’après le contenu de plusieurs chartes et d’après une indication fournie par le cartulaire de Lausanne, que les années du règne de son successeur Conrad n’ont été comptées qu’à partir de 938. Tout cela répand beaucoup d’incertitudes dans les calculs chronologiques, et les cas douteux sont en assez grand nombre pour qu’il en résulte un embarras sérieux. Il n’est pas même bien établi que le mode de computation ait été le même dans les diverses parties du royaume, et quel qu’ait été le mode suivi, il paraît qu’il ne l’a point été avec une entière régularité.
Nous avons vainement cherché à trouver un fil directeur pour cette époque obscure. Nous n’avons rencontré aucun système qui fût à l’abri de toute critique et qui satisfît suffisamment à tous les cas. Nous nous sommes convaincu, bien au contraire, qu’il convenait de ne point adopter un système exclusif, mais qu’il valait mieux examiner successivement, et dans chaque cas particulier, quels étaient les éléments auxquels /CXI/ il fallait donner la préférence. Il ne nous aurait pas été possible de développer, à l’occasion de chaque charte, les calculs souvent fort compliqués qui nous ont déterminé à donner la préférence à telles ou telles notes chronologiques. Nous les avons indiqués sommairement dans quelques exemples particuliers, et nous nous en sommes rapporté dans les autres cas aux calculs que pourront faire les personnes qui se serviront de notre répertoire.
Une autre cause d’incertitude provient des divers modes usités pour le commencement des années de l’ère chrétienne. Or l’on sait que ce commencement n’était pas partout le même.
En France, l’année commençait assez généralement à Pâques. En Bourgogne, elle commençait ordinairement le 25 mars, soit le jour de la fête de l’annonciation. En Allemagne, dans la Suisse allemande et en Savoie, elle commençait à Noël. Ces trois modes ou styles sont connus sous les noms de style pascal, style de l’incarnation et style natal. Placée entre ces divers pays, à la limite des langues et des nationalités, la Suisse romane se trouvait aussi à la limite des styles, et elle a dû ressentir les effets de cette position intermédiaire.
Dans le diocèse de Lausanne, l’année commençait le jour de l’incarnation, soit le 25 mars, qui était en même temps le jour de la fête de l’annonciation de la sainte vierge, patronne de l’évêché. L’usage de ce style est fort ancien, et nous commençons à en trouver des traces dès le milieu du IXe siècle 1. Il s’est conservé jusqu’à la réformation, et c’est probablement une des causes qui ont donné tant d’importance à la fête de Notre-Dame, qui est encore restée populaire chez les réformés du diocèse de Lausanne. /CXII/
A Genève, l’année commençait à Pâques, et ce mode a duré jusqu’au commencement du XIVe siècle. A cette époque (en 1305), l’évêque Aymon du Quart décida que le millésime serait désormais compté depuis Noël. Ce changement de style est clairement indiqué dans la chronique genevoise connue sous le nom de Fasciculus temporis.
Dans le Vieux-Chablais, l’année commençait à Pâques, comme on en voit la preuve dans un certain nombre d’actes datés de St. Maurice et de Chillon.
Ces différences dans le mode de commencer l’année produisent une incertitude d’autant plus grande qu’il est fort rare, à certaines époques, de trouver indiqué dans les actes le style suivant lequel ils ont été datés. On sait d’ailleurs qu’ils ne l’étaient pas de la même manière, suivant qu’ils émanaient de l’autorité locale ou des chancelleries étrangères. Ainsi les actes émanés de la chancellerie impériale ou de la chancellerie de Savoie étaient datés selon le style natal, lors même qu’ils étaient instrumentés dans la Suisse occidentale. On est donc obligé le plus souvent de consulter encore les circonstances particulières de chaque charte pour savoir suivant quel mode la date a été formulée, et ces circonstances ne sont pas toujours assez concluantes pour que l’on soit certain d’éviter les erreurs. Il en résulte qu’on est souvent dans le doute sur la question de savoir si un acte daté des premiers mois de l’année appartient à l’année indiquée ou à l’année suivante. Il en est de même dans les cas assez nombreux où les actes ne portent que la date de l’année sans indication du mois et du jour 1. /CXIII/
On trouve quelquefois des renseignements précieux dans les notes chronologiques qui accompagnent l’année de l’ère chrétienne, en particulier dans les indictions, les épactes, ou les jours de la lune. Mais ces notes accessoires ne se présentent que rarement et à certaines époques, et ne paraissent pas avoir eu dans nos contrées un caractère de régularité aussi bien établi qu’elles pouvaient l’avoir dans des chancelleries plus importantes. On y remarque aussi certaines particularités, tenant à des habitudes locales, qui méritent d’être étudiées avec attention. C’est ainsi qu’on peut s’assurer, par la comparaison de divers actes des années 1313 et 1314, qu’à Lausanne le changement de l’indiction coïncidait avec le changement de l’année de l’incarnation, c’est-à-dire qu’il avait lieu le 25 mars. Mais on voit ailleurs que cette méthode n’a pas été constamment suivie dans la même ville.
Les observations qui précèdent suffisent pour donner un aperçu des difficultés de la matière, et des règles qui nous ont guidé dans l’interprétation des dates. Du reste, comme nous avons eu soin de les transcrire dans leur langue originale, il sera facile de rectifier les erreurs que nous avons pu commettre. Nous ne pouvions avoir la prétention d’arriver du premier coup à une classification exempte d’erreurs. Nous espérons néanmoins que notre travail pourra rendre quelques services, en mettant sous les yeux du lecteur quelques éléments destinés à faciliter des études ultérieures.
INDICATION DES PRINCIPALES SOURCES
Archiv für Schweizerische Geschichte, herausgegeben auf Veranstaltung der allgemeinen geschichtforscheuden Gesellschaft der Schweiz. Zurich, 1843 à 1862, 13 vol. in-8.
Archives de la Société d’histoire du canton de Fribourg. Fribourg, 1845 et suiv. in-8.
Bernard (Auguste). Cartulaire de l’abbaye de Savigny, publié dans la collection des documents inédits sur l’histoire de France. Paris, 1853, 2 vol. in-4.
Besson. Mémoires pour l’histoire ecclésiastique des diocèses de Genève, Tarentaise, Aoste, Maurienne et du décanat de Savoie. Nancy (Annecy), 1759, 1 vol. in-4.
Boehmer. Regesta chronologico-diplomatica Karolorum. Francfort s/M, 1833, in-4. — Regesta chronologico-diplomatica regum Romanorum, a Conrado I, usque ad Henricum VII. 1831, in-4. — Suppléments publiés à Stuttgart en 1844 et 1849.
Bouquet. Recueil des historiens des Gaules et de la France. Paris, 1738-1840, 20 vol. in-fol.
Bréquigny (de). Table chronologique des diplômes, chartes, titres et actes imprimés concernant l’histoire de France. Paris, 1779-1783, 3 vol. in-fol.
Bridel. Le Conservateur suisse ou recueil complet des étrennes helvétiennes. Lausanne, 1813-1831, 13 vol. in-12.
Chevalier. Mémoires historiques sur la ville de Poligny. Lons-le-Saunier, 1767, 2 vol. in-4.
Cibrario. Storia della monarchia di Savoia. Turin, 1840-1844, 3 vol. in-8.
Cibrario. Origini e progresso delle institutioni della monarchia di Savoia. Turin, 1854-55, 2 vol, in-8. — Le second volume renferme un tableau chronologique de l’histoire de la maison de Savoie.
Cibrario e Promis. Documenti, sigilli e monete appartenenti alla storia della monarchia di Savoia. Turin, 1833, 4 vol. in-8.
Citadin de Genève (Le), ou response au Cavalier de Savoie. Paris, 1606, 1 vol. in-8.
D’Achery. Veterum aliquot scriptorum Spicilegium. Paris, 1723, 3 vol. in-fol. Deuxième édition.
Droz. Mémoires pour servir à l’histoire de la ville de Pontarlier. Besançon, 1760, in-8. — Nouvelle édition, Pontarlier, 1840.
Du Chesne. Historiæ Francorum scriptores. Paris, 1636-1649, 5 vol. in-fol.
Engelhard. Chronique de Morat. (Voir Geschichtforscher, 7e vol.)
Fontaine (L’abbé). Dissertation pour fixer l’époque de l’entrevue du pape Grégoire X et de l’empereur Rodolphe de Habsbourg à Lausanne. Fribourg, 1791, broch. in-8.
Furrer (Sigismond). Geschichte, Statistik und Urkunden-Sammlung über Wallis. Sion, 1850-1852, 3 vol. in-8.
Gallia christiana, in provincias ecclesiasticas distributa, opera Sammarthanorum fratrum. Deuxième édition, Paris, 1715-1785, 13 vol. in-fol. — Cet ouvrage se continue. Le 15e volume, qui paraît à Paris par les soins de M. Hauréau, contient une notice historique sur le diocèse de Lausanne et une série de documents relatifs à ce diocèse.
Geschichtforscher (der Schweizerische). Berne, 1812-1847, 13 vol. in-8. — Le septième volume contient la chronique de Morat, par J. F. L. Engelhard.
Gingins-Lassara (de). Histoire de la ville d’Orbe et de son château dans le moyen-âge. Lausanne, 1855. 1 vol. in-8.
/CXVII/Girard. Nobiliaire militaire suisse, etc. Bâle, 1787 et 1790, 2 vol. in-8.
Grandidier. Histoire de la province d’Alsace. Strasbourg, 1 vol. in-4. — La suite n’a pas été publiée.
Grenus. Documents relatifs à l’histoire du Pays de Vaud, de 1293 à 1750. Genève, 1817, 1 vol. in-8.
Gremaud (l’abbé). Voir Mémorial de Fribourg.
Guichenon. Histoire généalogique de la royale maison de Savoie Turin, 1778-80, 4 vol. in-fol.
— Bibliotheca Sebusiana. Turin, 1780, 1 vol. in-fol.
— Histoire de Bresse et de Bugey. Lyon, 1650, 1 vol. in-fol.
Guillaume. Histoire généalogique des sires de Salins. Histoire de la ville de Salins. Besançon, 1757-58, 2 vol. in-4.
Herrgott. Genealogia diplomatica augustæ gentis Habsburgicæ. Vienne, 1737, 3 vol. in-fol.
Hisely. Les comtes de Genevois, dans leurs rapports avec la maison de Savoie, etc. Ouvrage publié dans les mémoires de l’Institut Genevois. Genève, 1854, in-4.
Historiæ Patriæ Monumenta, edita jussu regis Caroli Alberti. Turin, 1836 et suiv, in-folio. — Le second volume des chartes contient un grand nombre de pièces tirées d’un cartulaire de l’abbaye de St. Maurice, existant aux archives de Turin. Cette publication a rendu un grand service à l’histoire, mais il est à désirer que la reproduction des noms propres soit soumise à une révision plus exacte.
Inventaire (ancien) des principaux titres concernant le Pays de Vaud, qui se trouvaient aux archives de Chambéry. Copie manuscrite aux archives de Morges.
Inventaire soit Répertoire des archives de l’évêché de Lausanne, qui se trouvaient dans la tour d’Ouchy, dressé en 1394. Manuscrit in-folio, aux archives du canton de Vaud. — Ce recueil important a été utilisé, avant nous, par M. Gremaud, qui en a extrait un grand nombre de renseignements précieux, publiés dans l’histoire du diocèse de Lausanne. (Mémorial de Fribourg, tom. V et VI.)
Jaffé. Regesta Pontificum romanorum. Berlin, 1851, in-4.
Kopp. Geschichte der eidgenössischen Bünde. Lucerne 1845 et s. in-8.
— Urkunden zur Geschichte der eidgenössischen Bünde. 1er vol. Lucerne, 1835; 2e vol. Vienne, 1851, in-8.
Levade. Dictionnaire géographique, statistique et historique du canton de Vaud. Lausanne 1824, 1 vol. in-8.
Mallet. Documents genevois inédits pour la généalogie de la maison de Savoie, depuis le XIIe au XVe siècle. Turin, 1856, in-4.
Matile. Monuments de l’histoire de Neuchâtel. Neuchâtel, 1844-1848, 3 vol. in-fol.
M. D. R. — Mémoires et Documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, Lausanne, 1837-1861, 17 vol. in-8.
M. D. G. — Mémoires et Documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève. Genève, 1842-1860, 12 vol. in-8.
Mémoires et Documents publiés par la Société savoisienne d’histoire et d’archéologie. Chambéry, 1856-1861, 5 vol. in-8. — Le dernier volume, qui a paru tout récemment, contient plusieurs pièces relatives aux premiers temps de la maison de Savoie. Nous regrettons de n’avoir pu en indiquer les citations.
Mémorial de Fribourg, recueil périodique publié par l’abbé J. Gremaud. Fribourg, 1854-1859, 6 vol. in-8.-Cet ouvrage se recommande par l’exactitude avec laquelle ont été reproduits les nombreux documents qu’il renferme. Les deux derniers volumes contiennent l’histoire du diocèse de Lausanne, par le père Schmitt, revue et augmentée par M. Gremaud.
Mohr (Theodor von). Regesten der Archive in der schweizerischen Eidgenössenschaft. Coire, 1849-1854, 2 vol. in-4. — Cet ouvrage renferme entre autres les régestes de Rugisberg, d’Amsoldingen, de l’île St. Pierre, de Därstetten et d’Inlerlaken, qui faisaient partie de l’évêché de Lausanne.
Mommsen. Inscriptiones Confœderationis helveticæ latinæ. Zurich, 1854, 1 vol. in-4. Cet ouvrage fait partie de la collection des mémoires de la Société des antiquaires de Zurich, tom. X.
Mulinen (Friedrich von). Helvetia sacra. Berne, 1858—1861, 2 vol. in-fol.
Muratori. Antiquitates italicæ medii ævi. Mediolani, 1738 et seq. 6 vol. in-fol.
Neugart. Codex diplomaticus Allemanniæ et Burgundiæ transjuranæ, intra fines diœcesis constantiensis. 1791, 2 vol. in-4.
Obituaire de Mersebourg, apud Zeitschrift für Archivkunde, Hamburg, 1834, 1er vol. pag. 101 et suiv. — Cet obituaire renferme plusieurs renseignements précieux pour la chronologie des rois de la Bourgogne transjurane.
Origines Guelficæ, præeunte Leibnitz, Eccard, Gruber, ed. Scheidius. Hanovre, 1750, 5 vol. in-fol. — Le second volume renferme un très bon résumé de l’histoire des rois de la Bourgogne transjurane, accompagné d’une collection importante de pièces justificatives.
Pertz. Monumenta Germaniæ historica. Hanovre, 1826 et suiv-in-fol.
Prévost. Recueil et ample manuel de la première fondation de la ville d’Evian en Chablais, 1622 et 1623. Msc. in-fol. à la bibliothèque cantonale de Lausanne.
Recueil diplomatique du canton de Fribourg, par MM. Werro, Berchtold, Gremaud, etc. Fribourg, 1839 et suiv. in-8.
Registre des fiefs nobles de l’évêché de Lausanne, dès l’an 1200 à l’an 1400. Msc. in-fol. aux archives du canton de Vaud.
Ruchat. Abrégé de l’histoire ecclésiastique du Pays de Vaud. Berne, 1707, I vol. in-8. — Deuxième édition, publiée à Lausanne en 1838, par M. Dumont.
Schœpflin. Alsatia diplomatica. Manheim, 1752-1775. 2 vol. in-fol.
— Historia Zaringo-Badensis. Carolsruhæ, 1763-1766, 7 vol. in-4.
Solothurnische Wochenblatt. Soleure 1810-1834 et 1845-1847. Un répertoire chronologique de cette collection a été commencé en 1851, par M. Viala, dans l’Urkundio de Soleure.
Spon. Histoire de Genève rectifiée et augmentée. Genève, 1730, 2 vol. in-4.
Trouillat. Monuments de l’histoire de l’ancien évêché de Bâle. Porrentruy, 1852-1861, 4 vol. in-8.
Tschudi. Chronicon helveticum. Bâle, 1734, 2 vol. in-fol.
Valbonnais. Histoire du Dauphiné. Genève, 1722, 2 vol. in-fol.
Verdeil. Histoire du canton de Vaud, seconde édition revue et augmentée. Lausanne, 1854, 3 vol. in-12.
Vulliemin. Chillon, étude historique, seconde édition. Lausanne, 1855, 1 vol. in-18.
Wurstemberger. Peter der zweite, Graf von Savoien, etc. Berne, 1856 à 1858, 4 vol. in-8. — Le quatrième volume contient un recueil de pièces justificatives.
Zapf. Monumenta anecdota historiam Germaniæ illustrantia. Augustæ Vindel. 1785, 1 vol. in-4.
Zeerleder. Urkunden für die Geschichte der Stadt Bern und ihres fruhesten Gebietes. Berne, 1853 et 1854, 3 vol. in-4.
ABRÉVIATIONS.
M. D. R. Mémoires et documents de la Société d’histoire de la Suisse romande.
M. D. G. Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève.