L’AVOUERIE
VICOMTÉ, MESTRALIE ET MAJORIE DE LA VILLE ET DU TERRITOIRE DE VEVEY
(XIIe ET XIIIe SIÈCLE)
par
M. F. DE GINGINS-LA-SARRA
Président honoraire de la Société d'histoire de la Suisse romande.
/3/
NOTICE PRÉLIMINAIRE.
DU Ier AU XIIe SIÈCLE.
Il est fort douteux que la ville de Vevey soit d’origine gauloise, ainsi que l’ont supposé plusieurs historiens vaudois du dernier siècle. L’existence de cette jolie ville ne paraît pas remonter au-delà de l’établissement des Romains dans l’Helvétie.
Après avoir dompté et réuni aux provinces de l’empire les peuplades des Alpes Græyes et Pennines (l’an 27 avant J.C.) Auguste fit ouvrir ou élargir de nouvelles voies de communication militaires et commerciales entre l’Italie et le revers septentrional des Alpes. L’une de ces grandes voies partait de Mediolanum (Milan), traversait le col du Grand St. Bernard, et, après avoir atteint la tête du lac Léman, elle se divisait en deux branches, dont l’une se dirigeait vers le nord sur Avenches 1 , ville principale de l’Helvétie, et l’autre tendait /4/ vers l’ouest en côtoyant le bord septentrional du lac et la rive droite du Rhône jusqu’à Lyon. L’endroit où cette route se partageait en deux embranchements, se trouvait situé tout proche de la porte occidentale de la ville actuelle de Vevey ou du grand pont jeté sur la Veveyse. Les endroits où deux ou plusieurs grands chemins de l’empire venaient à se rencontrer, étaient chez les Romains l’objet d’un culte particulier et consacrés à des divinités champêtres, distinguées sous les noms de Bivies, Trivies et Quatrivies. Ce culte est constaté par des monuments lapidaires et des inscriptions qui portent en abrégé Bivis, Tribuis et Quadrubiis 1 , répondant au latin Bis viæ et au français deux chemins.
— Il n’est pas besoin d’un grand effort d’imagination pour tirer de cette circonstance l’origine du nom de la ville de Vevey.
Les itinéraires romains nomment cet endroit Bibiscum et Vibiscum 2 ;
La Table Theodosienne, Viviscum, et le Géographe de Ravenne, Bibiscon 3 . Or on sait que les lettres B et V se mettent fréquemment l’une pour l’autre dans la plupart des idiomes néo-latins 4 .
Ce lieu, désigné primitivement sous le nom qualificatif de Biviis ou Bivis, étant devenu une station romaine /5/ (Mansio, Mutatio), autour de laquelle se groupèrent bientôt un certain nombre d’habitations rustiques, on ajouta au nom de la localité celui de Vicus, bourg, village: ce qui donnait les deux mots Bivis Vicus, lesquels littéralement traduits en français signifièrent Bourg situé à la rencontre de deux chemins.
De ces deux mots simples se forma avec le temps le nom composé de Vibiscum, Viviscum. (1011), Vivesium (1017) en latin, et en français Vevey 1 .
La grande voie militaire qui mettait en communication directe l’Italie avec l’Helvétie et les Gaules par les Alpes Pennines (Grand St. Bernard) et la vallée du Rhône, fut construite entre les années 12 et 6 avant la naissance de Jésus-Christ 2 après l’incorporation définitive des peuplades alpines à l’empire d’Auguste.
Les Vibères, les Sedunois, les Veragres et les Nantuates formèrent entre elles, sous le nom des IV cantons de la Vallée Pennine, une nouvelle province intermédiaire entre l’Helvétie et la Cisalpine; le territoire des Nantuates 3 , dont le bourg de St. Maurice (Tarnaya) était le chef-lieu, se prolongeait du sud au nord depuis la cascade du Triant, des deux côtés du Rhône et sur la rive droite du lac Léman jusqu’à la Salance. /6/ La colonne milliaire découverte naguère à Gléroles proche de St. Saphorin à la Vaux, qui date de l’an 47 de l’ère chrétienne, porte le chiffre de XXXVII mille pas romains, qui se rapporte à la distance du Forum Augusti (Martigny), chef-lieu de la province de la Vallée Pennine 1 et non pas à celle d’Avenches, Aventicum, capitale de l’Helvétie romaine.
On doit conclure de ce fait que le ci-devant bailliage de Chillon, ou le district actuel de Vevey, qui s’étend depuis la Tinière près de Villeneuve jusqu’à la Salence qui coule près de St. Saphorin, faisait partie du territoire des Nantuates.
Les limites respectives des évêchés d’Avenches et de Sion n’ayant pu être fixées définitivement qu’au IVe ou Ve siècle de notre ère 2 , le district de Vevey demeura jusque vers cette époque compris dans le ressort du gouverneur, prætor, de la province des Alpes Pennines résidant à Octodurum, le Forum Claudii Augusti des Romains, aujourd’hui Martigny-la-ville.
Sur toutes les principales routes militaires, les Romains construisirent de distance en distance divers bâtiments servant de station ou de gîte où les troupes en marche trouvaient logement pour la nuit, nourriture et les moyens de transport nécessaires pour continuer leur route. La distance d’un gîte (mansio) à l’autre, était communément de dix-huit à vingt-cinq mille pas romains, ou six à huit lieues de pays, cette distance formant l’étape ou la journée de marche ordinaire des cohortes romaines 3 . Dans les endroits où /7/ deux ou plusieurs routes venaient à se croiser et où il y avait lieu de changer de moyens de transport ou de direction, on établissait un relai intermédiaire (mutatio) pour les besoins du service des courriers, des voyageurs ou des légionnaires. L’un de ces relais intermédiaires se trouvait à Tarnaya (St. Maurice) entre les stations (mansio) d’Octodurum et de Pennilucus (Villeneuve), à l’endroit où s’opérait le passage du Rhône, soit aux environs de Massongi. L’autre relai (Mutatio) fut placé à Vevey (Biviscum), à neuf mille pas de Pennilucus, à cause de la bifurcation de la route militaire qui se divisait en deux branches, se dirigeant l’une sur Avenches par Moudon, l’autre sur Lyon par Lausanne.
Le bourg (vicus) romain de Vevey se développa rapidement, grâce au passage nombreux de troupes romaines, qui, de l’Italie se rendaient soit dans la Belgique, soit dans la Gaule Lyonnaise, et au transit des marchandises qui suivaient cette double destination. La station romaine paraît avoir occupé principalement la partie orientale de la ville actuelle depuis l’endroit où fut bâtie l’église de Ste. Claire et le Collège, jusqu’au ruisseau de l’Ognonas et même au delà jusqu’à Baugy. C’est dans ces quartiers, ainsi que dans le grand clos de vignes appelé derrière la ville, qu’on a découvert le plus grand nombre de débris de cette époque, tels que briques et vases antiques, poids communs à peser des denrées et une certaine quantité de médailles romaines de bronze et d’argent depuis Auguste jusqu’à Valentinien 1 . Cet emplacement paraît avoir été choisi pour mettre les principaux bâtiments de la station à l’abri des terribles inondations du torrent de la Veveyse, /8/ auxquelles les quartiers de la ville construits successivement dans le moyen âge, à l’occident de la bourgade romaine, n’ont été que trop souvent exposés.
Vevey paraît avoir joui jusqu’au milieu du IIIme siècle d’une prospérité croissante, interrompue une seule fois à la fin de l’hiver 69-70 de J.C. par le passage tumultueux des troupes indisciplinées de la XXIe légion, commandée par Cæcina, irrité de la résistance des Helvétiens, qui s’étaient déclarés contre Vitellius, compétiteur à l’empire de Galba et d’Othon. Ces troupes rappelées en Italie par le nouvel empereur 1 , prirent en toute hâte la route des Alpes Pennines et se livrèrent dans le trajet d’Avenches à Martigny, à des excès qui valurent à cette XXIe légion le surnom de rapace (rapax). Elle était accompagnée de plusieurs cohortes auxiliaires de la Thrace (Tracorum), accoutumées à traiter les provinces romaines en pays conquis. A cette occasion Vevey dut éprouver le même sort que la ville d’Avenches, qui fut prise et pillée par les soldats de Cæcina, mais bientôt restaurée par les soins des empereurs Vespasian et Tite, qui y fondèrent une colonie de vétérans romains. Ces excès et le trouble qu’ils occasionnèrent passagèrement dans la Vallée Pennine furent peu sensibles en comparaison des calamités auxquelles cette province fut exposée en 264 à la suite de la première invasion des Allemans (Alamanni) dans l’Helvétie romaine.
Après avoir saccagé et brûlé la cité d’Avenches, ces hordes barbares se répandirent dans le bassin du Léman, puis dans la vallée du Rhône, portant le fer et le feu dans tous les lieux qui se trouvaient sur leur passage, avant de franchir les Alpes pour tomber sur l’Italie 2 . /9/
Les premières lueurs du christianisme apparurent dans la Vallée Pennine et sur les bords du Léman, sous les auspices du martyre de la Légion Thébéenne décimée au commencement du IVe siècle par le César Maximien dans les gorges de St. Maurice d’Agaunum (an° 302) 1 . Les premiers germes de la vraie foi se répandirent peu à peu parmi la population indigène, en dépit des persécutions infligées aux chrétiens, sous les empereurs Dioclétien, Galère et Julien l’apostat. Vers la fin du IVe siècle Paulus Asclépiodote, préteur de la province des Alpes Pennines, dont Vevey faisait encore partie, fut autorisé par l’empereur Gratien à relever les temples (chrétiens) abattus pendant cette période de persécutions 2 .
On peut faire remonter le culte de St. Martin et la première fondation d’une église chrétienne à Vevey vers la fin du IVe siècle ou au commencement du suivant. Ce saint apôtre des Gaules, émule de St. Ambroise, de Milan, dans la faveur des empereurs Gratien et Théodose, avait séjourné pendant nombre d’années dans la Cisalpine, avant d’occuper le siége de Tours 3 . Les rapports intimes de St. Martin avec l’illustre évêque de Milan engagèrent le premier à traverser plusieurs fois les Alpes pour visiter le second. C’est ainsi que l’on pourrait expliquer la fondation de plusieurs églises, ou autels érigés sous le vocable de St. Martin, non-seulement sur la route romaine du St. Gothard, mais aussi sur celle des Alpes Pennines 4 . On pourrait supposer /10/ que l’église primitive de St. Martin de Vibiscum fut d’abord placée plus bas, à proximité de la station romaine; mais qu’après le terrible débordement des eaux du lac à la suite de la chûte du mont Tauredunum (563), cette église fut rebâtie sur la hauteur, dans l’emplacement qu’elle occupe présentement, pour la mettre à l’abri d’une catastrophe pareille.
Sous Dioclétien l’empire romain avait reçu une nouvelle organisation, ensuite de laquelle la Gaule fut divisée en 14 provinces 1 , dont l’une, la grande Séquanaise (Fr. Maxima Sequanorum) comprit toute l’Helvétie; excepté la Rhétie et la vallée du Rhône depuis sa source jusqu’à son embouchure dans le lac Léman, ainsi que la partie orientale de ce lac. Sous le nom de province des Alpes Grayes et Pennines, cette grande vallée et ses annexes continuèrent à faire partie de l’Italie et à dépendre du préfet du prétoire de Rome. Ce ne fut que dans les dernières années de l’empire de Théodose le Grand (375-395) que cette province fut détachée de l’Italie et réunie à la Gaule 2 .
Cette séparation arbitraire des peuples du nord et du centre de l’Helvétie de leurs congénères du sud eut pour effet de mettre les habitants du bassin du Léman et de la vallée du Rhône à couvert pendant plus d’un siècle et demi (264-409), des atteintes des hordes alémaniques qui, dans cet intervalle, franchirent à plusieurs reprises la limite du Rhin, /11/ en dévastant tous les établissements fondés par les Romains dans l’Helvétie depuis Bâle jusqu’à Avenches, où ils ne laissèrent, en se retirant, qu’un monceau de ruines 1 . Les habitants, qui, à l’approche des Allemans s’étaient enfuis, se réfugièrent, dit-on, sur les bords du Léman et dans la vallée du Rhône qui accueillit ces infortunés comme des frères 2 . Cependant la catastrophe qui menaçait ces contrées jusqu’alors paisibles et florissantes comparativement aux cantons de l’Helvétie plus rapprochés du Rhin, ne fut retardée que pour devenir bientôt plus complète et plus irréparable.
Dès les premières années du Ve siècle, la grande invasion des peuples du nord et de l’est qui inondèrent la Gaule Cisalpine et transjurane et finalement l’Italie, mit fin à la domination romaine dans l’occident. Les bourgades et les stations romaines, fondées par les empereurs sur les principales voies de communication, furent abandonnées ou détruites par les barbares. Les bandes de Radagaise composées de Vandales, de Suèves et d’autres peuplades d’outre Rhin au nombre de 200 mille 3 , remontant les bords de l’Aar jusqu’à Avenches, se divisèrent les unes tirant à l’ouest le long du Jura; les autres se dirigèrent directement vers les passages des Alpes Pennines, laissant derrière elles des traces sanglantes de dévastations et de ruines, avant de se précipiter sur l’Italie.
St. Florentin, moine d’Aquilée, l’un des premiers apôtres du Valais, souffrit le martyre près d’Octodurum (407 à 411) 4 .
Les stations romaines de Viviscum, de Pennilucus et de /12/ Tarnaja, ainsi que les bourgades qui s’étaient formées à l’entour de ces stations furent détruites ou changèrent de nom et d’emplacement.
Le Géographe de Ravène qui écrivait vers le milieu du VIIe siècle 1 fait entendre que ces stations des bords du Rhône et du Léman n’existaient plus de son temps; il ne les nomme que pour mémoire et sur le témoignage d’un auteur Romain, de la fin du IVe siècle 2 . En effet ces localités ne sont point mentionnées parmi celles de la vallée du Rhône et des bords du lac, que le roi Sigismond assigna, au VIe siècle, à l’abbaye de St. Maurice d’Agaune, en fondant ce célèbre monastère sur les ruines de l’ancienne station romaine de Tarnade 3 .
Du Ve au Xe, aucun document à nous connu ne fait mention de Vevey, soit comme ville ou bourg, soit même comme village, quoique dans cette longue période de cinq siècles l’ancienne voie romaine des Alpes Pennines ait continué à être fréquentée, d’un côté par les armées burgondes, franques et carlovingiennes; de l’autre par les Goths et les Lombards 4 , maîtres de l’Italie. Les anciennes stations furent remplacées par des monastères et des hospices érigés de distance en distance, tels que ceux de St. Pierre du Mont Joux (St. Bernard), de Martigny, de Roche et Buriez, etc., qui servirent d’asile aux pèlerins et aux voyageurs; et dont la fondation est attribuée aux rois mérovingiens d’Austrasie et de Bourgogne. (561-613.) /13/
Les Carlovingiens ayant succédé aux mérovingiens, Pepin dit le Bref, passant avec une armée les Alpes Pennines pour rétablir le pape Etienne II sur le trône pontifical de Rome (754), fit fortifier le défilé de Chillon 1 ; et Charlemagne, son successeur, fit construire pour défendre le passage, sur un rocher dans le lac une forteresse qui, plus tard, servit de prison au célèbre Walla, abbé de Corbie (anno 830) 2 . Dès lors Chillon devint le chef-lieu politique et civil de la préfecture carlovingienne du Valais, pagus comitatus Vallensis; qui, plus tard, sous les rois transjurains de la dynastie rhodolphienne, fut divisée en deux comtés (pagellis) de moindre étendue. Le comté du Vallais conserva son ancien nom, tandis que la plaine du Rhône depuis St. Maurice jusqu’à Chillon en fut détachée pour former une nouvelle préfecture, sous le nom de comté du Chablais (comitatus caput Lacensi) 3 .
A cette époque le quartier du pays compris entre le défilé de Chillon à l’orient et la Veveyse à l’occident, depuis la rive du lac jusqu’aux montagnes fribourgeoises, portait encore le nom de territoire de Vassin (finis Vaciniacensis). Le nom de ce territoire était celui d’un endroit appelé Villa Vacin ou Vassin, qui existait au commencement du XIe siècle et qui dès lors a disparu 4 . Ce village était situé entre le ruissel de l’Ognonaz et la baye de Clarens, au-dessus de la petite ville de la Tour de Peyl, dont la fondation ne remonte, /14/ comme on sait, qu’au XIIIe siècle 1 . Plusieurs mas de vignes et d’autres terrains cultivés, traversés par le chemin qui conduit de la Tour à St. Léger et à Blonay, ont gardé le nom de Vassin (ou en Vassin).
Cependant Vevey était sorti de ses ruines. Cette antique station romaine avait été relevée dans la 2e moitié du Xe siècle sous le règne pacifique de Conrad, roi de Bourgogne, après que ce monarque eut purgé la Transjurane des invasions hongroises et sarrazines qui, des deux côtés opposés des Alpes, avaient traversé le pays comme un torrent dévastateur.
Vevey et son territoire immédiat étaient devenus une grande ferme royale (curtis regalis), comme Orbe, Chavornay, Yvonent et Payerne. Deux chartes, l’une de l’an 1011 et l’autre de l’an 1012, datées de Vevey (actum Vivesci), nous montrent le roi Rodolphe III, fils et successeur de Conrad le Pacifique, séjournant dans cette Villa Royale (Fiscum regalem) avec la reine Ermengarde, sa jeune épouse; les évêques de Lausanne, de Sion et d’Aoste, et une nombreuse suite de seigneurs du royaume 2 .
Ce dernier roi de la Bourgogne Transjurane fut plus occupé d’augmenter la puissance et l’opulence du clergé et des /15/ couvents, que son propre pouvoir; après avoir concédé aux évêques de Sion (anno 999) et de Lausanne (anno 1011) tous les bénéfices et les droits préfectoraux (comitatus, prefectura) dans leurs diocèses respectifs, il aliéna, en outre, la majeure partie des domaines de sa couronne. En 1017, Rodolphe III donna à l’abbaye de St. Maurice d’Agaune toutes les terres royales de la plaine du Rhône, et en outre les fiscs (fiscos) ou domaines royaux d’Oron, de Vuadens et de Lutry; plus les droits de mutation ou le plait (placitum) sur les habitants mainmortables de Vevey, ainsi que les redevances en censes et rentes de toute nature dues par ces habitants 1 .
Après la mort de ce dernier roi de la Bourgogne indépendante (1032), ce royaume fut réuni à l’empire d’Allemagne. Dans la distribution des domaines confisqués par l’empereur Henri IV sur l’anti-César Rodolphe de Rheinfelden (1079), l’évêque de Lausanne reçut pour sa part, outre les quatre paroisses de Lavaux, une partie de la ville de Vevey et de son territoire 2 ; l’autre partie fut cédée à l’évêque de Sion, avec d’autres terres dans le Valais 3 .
Au retour de sa seconde expédition au delà des Alpes, et après avoir reçu à Rome la couronne impériale (anno 1084), l’empereur Henri IV prit, pour retourner en Allemagne le chemin le plus court 4 . Il passa le col du grand St. Bernard /16/ vers la fin du mois d’août, et arriva dans les premiers jours de septembre de l’an 1088 à Vevey où il séjourna. Le monarque était accompagné de l’évêque de Sion, Ermenfroy, son chancelier, et de Burchard, évêque de Lausanne. Ce fut dans cette petite ville et en présence de ces deux prélats que l’empereur fit expédier une charte par laquelle il restituait le prieuré de Lutry à l’abbaye de Savigny en Lyonnais 1 , à laquelle ce prieuré avait été enlevé par l’anti-César Rodolphe.
Lambert de Grandson ayant succédé à l’évêque Burchard, tué la veille de Noël 1088, au siége de Gleichen en Thuringe, ce prélat inféoda (prestavit) à son neveu Gaucher, seigneur de Blonay (en Chablais), la terre domaniale (Curtem) de Corsier avec la (quatrième) partie de la ville et du territoire de Vevey, que l’empereur avait donnée à l’évêché de Lausanne en 1079 2 . Dans l’intervalle l’abbaye de St. Maurice avait aliéné ses droits sur Vevey, au profit de l’évêque de Sion, dont plusieurs furent en même temps abbés de ce célèbre monastère; ce qui donna lieu à divers échanges de domaines entre l’abbaye et la mense épiscopale de Sion 3 ; en sorte que l’évêque du Vallais se trouva, vers la fin du XIe siècle, en possession de la supériorité territoriale et féodale de toutes les terres du district de Vevey, depuis la baye de Montreux au levant jusqu’à la Veveyse au couchant, et depuis les bords du lac /17/ jusqu’à la vallée de Fruence ou de Châtel St. Denis, comprenant les paroisses et châtellenies de Montreux (Mustruez), de Blonay et de Vevey (Viviaco) 1 .
Les seigneurs de Blonay, les vidames (vicedomini) de Montreux et du Châtelard (Castellarii), les avoués (advoerii) de Vevey, ainsi que le Chapitre de l’église épiscopale de Lausanne qui desservait l’église paroissiale de St. Martin et ses annexes à Vevey et à la Tour de Peyl, ressortaient, pour le temporel, de l’évêque du Valais 2 , quoique ces paroisses dépendissent pour le spirituel de l’évêché de Lausanne.
C’est ainsi que, dans la suite des temps, la ville de Vevey et son ancien territoire se trouvèrent dès le XIIe siècle, partagés entre plusieurs seigneurs féodaux, qui tenaient leurs fiefs directement ou médiatement des évêques de Sion et de leurs mandataires.
/18/ /19/
L’AVOUERIE
VICOMTÉ, MESTRALIE ET MAJORIE
DE LA VILLE ET DU TERRITOIRE DE VEVEY
Plan de la ville de Vevey
Cliquez 1X ou 2X sur l'image pour une vue agrandie
Au XIIe et XIIIe siècles, le territoire fertile et populeux renfermé entre la Veveyse et la baie de Montreux, faisait encore partie du haut domaine temporel des évêques de Sion. Les riches coteaux qui s’élèvent par degrés depuis les grèves du Léman jusqu’aux Alpes fribourgeoises, formaient sous la suzeraineté de ces évêques, deux juridictions ou mandements féodaux, séparés l’un de l’autre par le ruisseau de Burier. Le quartier situé au levant de ce ruisseau composait le Vice-domnat ou Vidomnat de Montreux, aux dépens duquel se forma au XIVe siècle la baronnie du Châtelard. Le quartier compris entre le ruisseau de Burier et la Veveyse, en remontant depuis le lac jusque dans la haute vallée de Fruence ou de Châtel-St. Denis, formait l’avouerie ou le vicomté de Vevey. Vevey, ou tout au moins le bourg /20/ primitif de ce nom, avait été donné au commencement du XIe siècle à la royale abbaye de St. Maurice d’Agaune 1 . Mais, suivant la tradition locale, l’empereur Henri IV, passant à Vevey en 1087 2 , aurait donné Chillon et Vevey à l’évêque de Sion, Ermenfroi, son chancelier. Plusieurs documents du XIIe et du XIIIe siècles semblent confirmer cette tradition, en constatant que les évêques et le Chapitre de Sion possédèrent dès lors directement ou médiatement des propriétés et des droits majeurs dans ces quartiers 3 , quoique ceux-ci fussent enclavés dans le diocèse de Lausanne. Il est également certain que l’évêque et le Chapitre de Lausanne avaient de leur côté des propriétés et des fiefs importants à Vevey, et que leur possession remontait déjà à la fin du XIe siècle 4 . Quoi qu’il en soit de l’origine de ces possessions ecclésiastiques, il n’est pas sans intérêt de chercher à rendre compte de la manière dont Vevey et son territoire passèrent du domaine temporel des évêques de Sion, sous la domination de la royale maison de Savoie.
Au commencement du XIIIe siècle, Vevey ne comprenait encore que la partie centrale de la ville actuelle, ou les quartiers renfermés entre la rue de la Croix-Blanche (aujourd’hui rue du Centre), au couchant, et la Porte de /21/ St. Paul (Tour orientale), au levant 1 . On donnait, naguère à ces quartiers le nom de Vieille ville (Villam Veterem), pour la distinguer des quartiers plus nouveaux qui furent successivement ajoutés aux anciens. La Vieille ville elle-même composait trois sections ou juridictions distinctes et séparées les unes des autres par des portes 2 . Le quartier le plus ancien, appelé bourg du Vieux Mazel (Veteris macelli) ou des vieilles boucheries 3 , couvre en partie l’emplacement de l’antique station romaine appelée Viviscum, entre les prisons, l’église de Ste. Claire et le quartier actuel de l’Hôtel-de-ville 4 . Entre ce quartier et le faubourg dit des Lombards 5 , situé à l’extrémité orientale de la ville, s’étendait le bourg de Blonay (burgum de Blonay) 6 , composé du bourg dessus (rue du Collége) et du bourg dessous (rue d’Italie.) Du côté opposé, soit au couchant du Vieux Mazel, on trouvait le bourg d’Oron (burgum de Orons) 7 , dessus et dessous, occupant en partie la rue du Simplon et la rue du Lac 8 . Ces deux sections de la vieille ville de Vevey avaient pris le nom des deux /22/ nobles maisons auxquelles ils appartenaient respectivement sous le régime de la féodalité, noms qu’ils ont conservés jusqu’en 1842, où ces dénominations traditionnelles furent remplacées par d’autres qui n’ont aucun rapport soit avec les localités, soit avec l’histoire de la ville 1 . Quant au bourg du Vieux-Mazel, il appartenait au seigneur haut justicier, dont l’autorité embrassait toute la ville et son territoire, c’est-à-dire à l’avoué de l’évêque de Sion.
Vers l’an 1236, les seigneurs d’Oron, possesseurs d’une partie de la Vieille ville, fondèrent du côté d’occident le bourg de la Villeneuve (villam novam Viviaci), entre la rue de la Croix-Blanche (rue du Centre) et les anciens fossés de la place du marché (forum Viviaci 2 .) Un peu plus tard, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, Pierre de Savoie, devenu seigneur de Vevey, fonda le Bourg-Franc (burgum francum), situé vers l’ancien port 3 . Le bourg de Bottonens, fondé à l’extrémité orientale de la ville par les seigneurs d’Oron de la branche de Bossonens, dans le faubourg occupé par les Lombards ou changeurs italiens, ne date que de la première moitié du XIVe siècle. Il en est parlé pour la première fois dans un acte daté de l’an 1341 4 . Le quartier de /23/ St. Sauveur, bâti autour de l’ancien port, de même que le bourg aux Favres, qui borne au couchant la place du marché, n’ont été réunis à la ville que dans le XVe siècle 1 .
De même que la ville, le territoire paroissial de Vevey était partagé en un certain nombre de fiefs, subdivisés eux-mêmes en une quantité de tenures féodales et rurales. Indépendamment des fiefs majeurs que possédaient les sires de Blonay et d’Oron, coseigneurs de Vevey, l’évêque et le Chapitre de Lausanne 2 et l’évêque de Sion, étaient alors les plus grands propriétaires de ce territoire 3 . Le Chapitre de Lausanne possédait dans la même ville une vingtaine de maisons avec leurs chésaux (casales) épars dans les anciens quartiers 4 , et entre autres la maison forte 5 et le clos du Chapitre au nord de la ville, sous l’église de St. Martin. Ce grand clos, planté de vignes (clausum Capituli), était environné de trois côtés par les Communaux, terrains appartenant au Chapitre de Sion 6 . Le clergé de l’église de St. Martin avait, en outre, des vignes et des fonds dans les parchets de St. Martin, de Chaumontey et de Gillamont, au nord, et à l’est dans ceux de Cheneveyre et de Chaponnaire (Capunieres), bordés par le ruisseau de l’Oyonnaz /24/ (flumicellum 1 de Osnona). Ce quartier, ainsi que celui d’Hauteville, faisait partie des fiefs que les sires de Blonay tenaient du Chapitre de Lausanne 2 . Les sires d’Oron tenaient de ce Chapitre la grande dîme de la paroisse de St. Martin 3 . Les seigneurs de ces deux nobles maisons possédaient par moitié les péages de Vevey 4 , perçus d’un côté au pont de la Veveyse, et de l’autre à la place du Chêne, au pont de l’Oyonnaz. Ils avaient, en outre, une part des droits prélevés sur les marchés publics de Vevey, qui étaient au nombre de trois par semaine 5 .
Le couvent du Grand St. Bernard, qui avait fondé, proche de la Veveyse, un hôpital pour les pauvres voyageurs 6 ; l’abbaye de St. Maurice 7 et le prieuré de Port-Valais possédaient également des fonds et des revenus à Vevey et à La Tour 8 .
La Tour de Peil, dont la chapelle, dédiée à St. Théodule, formait une annexe de l’église de St. Martin de Vevey 9 , /25/ n’était au commencement du XIIIe siècle qu’un poste de Douane, avec un port sur le lac, où l’on percevait les gabelles du sel de Bourgogne, avant de l’embarquer pour le transporter en Valais 1 . Cette recette faisait partie des fiefs que les seigneurs de Châtel-en-Fruence et leurs chevanciers de la Tour de Peil tenaient de l’évêque de Sion, soit du comte de Genève 2 . Ces chevaliers de la Tour (milites de Turre), qu’il ne faut pas confondre avec les bourgeois de Vevey, hommes liges du Chapitre de Lausanne, portant le même nom 3 , possédaient en même temps l’avouerie du prieuré de Port-Valais, à laquelle étaient attachés la pêche du Rhône, la propriété de Isles à l’embouchure du fleuve, et des bois qui restèrent incorporés à la seigneurie de La Tour 4 .
Quoique l’église paroissiale de St. Martin à Vevey 5 et ses annexes dans la ville et à La Tour appartinssent pour le spirituel à l’évêché de Lausanne, dont le Chapitre nommait le curé de Vevey, cependant celui-ci payait en signe de /26/ dépendance pour le temporel le tiers des censes et des revenus de l’église de St. Martin, à l’évêque de Sion, qui en avait le patronat, comme haut seigneur du territoire 1 . Tous ces fiefs et les droits qui en dérivaient, soit pour la juridiction, soit pour les redevances féodales, se trouvaient entremêlés les uns dans les autres, de manière à présenter l’image d’une espèce d’échiquier 2 .
Les principaux seigneurs de Vevey avaient dans cette ville leurs officiers ou ministériaux, chargés de l’administration locale de leurs domaines et de la perception de leurs droits féodaux. Ces ministériaux portaient divers titres: celui des sires de Blonay était qualifié de sénéchal (dapifer) 3 . Le Chapitre de Lausanne et les autres seigneurs ecclésiastiques avaient chacun à Vevey leur major (villicus) 4 . Lorsque Rodolphe, seigneur d’Oron et coseigneur de Vevey, y fonda vers le milieu du XIIIe siècle, le Bourg neuf ou la Ville neuve, il en remit la police à un mestral (mistralem) 5 . Ces divers officiers, investis de certaines attributions judiciaires inférieures, dépendaient directement des seigneurs dont ils tenaient leur office à titre de fief héréditaire 6 . /27/
Ces seigneurs eux-mêmes, sans en excepter l’évêque et le Chapitre de Lausanne, relevaient, en dernier ressort, de la suzeraineté de l’évêque de Sion. Mais comme ces quartiers étaient séparés du Valais par le Chablais, appartenant à la maison de Savoie, avec laquelle ces prélats étaient presque toujours en guerre, ils avaient délégué au comte de Genève l’exercice temporaire de leurs droits régaliens (regalia) 1 , sous le titre de vicomté (vicecomitatus). A ce titre, les comtes de Genève avaient le droit de recevoir l’hommage de tous les feudataires nobles de l’évêque de Sion, entre la Cluse de Chillon et la Veveyse et depuis le lac jusques et y compris Châtel St. Denys. En sorte que le vicomté de Vevey comprenait les mandements de Montreux, de la Tour de Peylz 2 , de Vevey, de Blonay 3 et de Fruence 4 . D’un autre côté, Landri, évêque de Sion, avait, à ce qu’il paraît, engagé l’avouerie de Vevey (advocatia de Veveis) à Aymon, sire de Faucigny 5 , qui à son tour l’avait remise, avec le consentement de l’évêque, au comte Rodolphe III de Gruyère 6 . Mais le /28/ comte de Genevois, Guillaume II, qui était en guerre avec la maison de Faucigny, revendiqua l’avouerie de Vevey comme faisant virtuellement partie des droits qu’il tenait de l’évêque de Sion, et prétendait que le comte de Gruyère lui en fit hommage ou qu’il la lui cédât 1 .
Dans ces entrefaites, le comte de Gruyère avait engagé l’avouerie de Vevey à son beau-frère, Aymon, sire de Blonay; mais, n’ayant pu l’y maintenir 2 , il fut contraint de la remettre au comte de Genève. Celui-ci l’engagea presque aussitôt à Rodolphe de Rue, son vassal, pour cinquante livres lausannoises (env. 5000 fr.) Aymon de Blonay, qui avait un grand intérêt, comme coseigneur de Vevey, à réunir l’avouerie de cette ville au domaine de sa famille, racheta cette avouerie de R. de Rue, pour le même prix, et le comte de Gruyère, son beau-père, lui en garantit la possession, par acte daté du mois de mars 1246 3 .
L’hommage dû au comte de Genève pour cette avouerie, soit par le comte de Gruyère, soit par le sire de Blonay, /29/ comme cessionnaire de son beau-frère, était encore en question, lorsque le petit Charlemagne (Pierre de Savoie) contraignit les comtes de Genève, Willelme et Rodolphe, père et fils, à lui engager tous les droits qu’ils avaient sur Genève et le pays romand, à quelque titre que ce fût 1 . Le comte de Gruyère, cédant à la prépondérance que ce prince avait acquise dans le pays par les armes et par d’autres moyens, dut lui vendre l’avouerie de Vevey avec toutes ses prérogatives et ses droits. L’acte est daté du 1er mai 1257 2 , et le prix de cette vente fut fixé à la somme de 620 livres lausannoises (environ 60 000 fr.), dont 420 furent immédiatement payées au comte par le châtelain de Chillon, et 200 livres remises à Aymon, sire de Blonay, en remboursement de ce qui lui était dû par le comte de Gruyère, son beau-père 3 .
A l’avouerie de Vevey étaient attachés:
1° La haute juridiction séculière et criminelle, soit la connaissance et la punition corporelle des crimes et délits commis dans la ville et dans son ressort;
2° Les bans ou amendes de 60 sols et au-dessus;
3° Les deux tiers des confiscations;
4° Les deux tiers des clames, au criminel; /30/
5° La moitié des amendes pour contraventions de police des grands chemins et des communs 1 .
D’où il suit que les coseigneurs de Vevey, possesseurs du domaine utile, dans leurs quartiers respectifs, n’y avaient que la moyenne et basse juridiction et le tiers des clames et des confiscations, et qu’ils partageaient avec l’avoué les amendes encourues pour contravention de police des chemins et pour délits commis dans les bois et les pâturages communs 2 .
En même temps, le comte Rodolphe de Gruyère enjoignit à la veuve et aux enfants de Rodolphe d’Oron, coseigneur de Vevey, de reconnaître Pierre de Savoie pour les fiefs qu’ils avaient à Vevey, à savoir: pour le bourg et la maison forte, ou Tour d’Oron, et pour la mestralie, qui relevait de l’avouerie de Vevey 3 .
Cette noble maison possédait également le fief de la majorie de Vevey, comprenant, entre autres choses, les indominures et les fonds mouvants du Chapitre de Sion 4 . Mais ce fief lui était disputé par les seigneurs de Vuippens; et Pierre de Savoie, ayant acquis l’avouerie de Vevey, réunit la majorie à son domaine 5 , et en commit la charge à /31/ Pierre de Gruyère, fils de Jean, bourgeois de Vevey 1 .
Dans l’entrefaite, ce prince avait peu à peu racheté et réuni de nouveau au domaine éminent de Vevey tous les fiefs qui en avaient été détachés. Dès l’an 1244, Pierre de Savoie, comte de Romont, reçut l’hommage de Guillaume et Nicolas, coseigneurs de Fruence, sauf la fidélité due au comte de Genève 2 , pour leur châtel de Fruence, et sous réserve de la féauté due au seigneur de Blonay, pour les pâturages des Villars, que Nicolas de Fruence tenait en arrière-fief de ce seigneur 3 .
En 1248-1250, Philippe, chevalier de La Tour, vendit à Pierre de Savoie pour le prix de 30 livres lausannoises (environ 3000 fr.) tous les droits qu’il tenait du comte de Genève à la Tour-de-Peilz près Vevey, à savoir les droits perçus sur les maisons des habitants et sur leurs biens-fonds, le péage des sels passant à La Tour, l’avouerie du prieuré de Port-Valais et la pêche du Rhône 4 . Un peu plus tard, en 1255, ce prince acheta pour 30 livres, de Guillaume, seigneur du Châtel de Fruence, le reste de la châtellenie de La Tour, qu’il tenait en fief du comte de Genevois, soit de l’évêque de Sion 5 . Toutes ces acquisitions furent faites par Pierre de Savoie à titre de simple particulier. /32/
Le Bas-Valais, la vallée du Rhône et le château de Chillon faisaient déjà partie de l’apanage que le comte Amédée IV avait donné à Pierre de Savoie, son frère 1 . Pour compléter son domaine et pour en faire un tout d’un seul tenant jusqu’à la Veveyse, il ne lui restait plus qu’à acquérir la terre de Montreux, et à faire reconnaître par l’évêque de Sion les acquisitions qu’il venait de faire à Vevey et à La Tour.
La vidamie de Montreux était tenue en fief de l’évêque et du Chapitre de Sion par les sires d’Oron, qui eux-mêmes avaient inféodé à leurs propres vassaux la mestralie de Montreux et la majorie de Clarens, qui relevaient de ce vidomnat 2 . Par le traité de paix fait en 1260, entre Henri de Rarogne, prince-évêque de Sion, et Pierre de Savoie, le premier dut lui céder toutes les indominures et tous les fiefs que l’église de Sion possédait encore dans le diocèse de Lausanne 3 . Cette cession comprenait nominativement la vidamie de Montreux et implicitement l’avouerie de Vevey, ainsi que l’hommage des sires de Blonay et d’Oron et des autres feudataires nobles de ces quartiers 4 . L’évêque et le Chapitre /33/ de Sion adressèrent en même temps à l’évêque et au Chapitre de Lausanne l’ordre de reconnaître Pierre de Savoie comme leur suzerain pour tout ce que l’église de Lausanne tenait de celle de Sion 1 , injonction à laquelle l’évêque Jean de Cossonay se conforma d’autant plus volontiers, que lui-même venait d’associer ce prince à la juridiction temporelle de la ville de Lausanne et de son ressort, qui s’étendait jusqu’à la Veveyse 2 .
L’évêque de Sion réservait à la vérité dans cette cession plus ou moins forcée, les hommages qui lui étaient dus par le comte régnant de Savoie, Amédée IV, pour Chillon, et par le comte de Genevois, pour la vicomté de Vevey 3 . Mais comme Pierre de Savoie se trouvait nanti par divers traités 4 des droits qu’aurait pu revendiquer le comte de Genevois, cette réserve n’avait aucune portée réelle, et le prince Pierre étant bientôt devenu lui-même comte de Savoie, personne ne fut en mesure de contester les droits de suzeraineté qu’il avait acquis sur Vevey, La Tour et le territoire environnant, depuis les rives du lac jusque dans le canton actuel de Fribourg.
Le comte Pierre, après avoir ainsi réuni dans sa main la vicomté, l’avouerie et la majorie de Vevey, dont les attributions et les droits se trouvèrent dès lors confondus, il /34/ annexa provisoirement ces offices à celui du châtelain de Chillon, qui était en même temps bailli du Chablais. Dès lors Vevey, La Tour et Montreux firent partie de ce bailliage extérieur, tant que la souveraineté de la maison de Savoie subsista de ce côté du lac Léman 1 .
Aymon, seigneur de Blonay et de St. Paul, et co-seigneur de Vevey, avait du chef de sa femme, Béatrix de Gruyère, la suzeraineté du château de Font sur le lac d’Yverdon, que tenait de lui en fief ou en garde Renaud d’Estavayer. La guerre ayant éclaté entre le comte Pierre de Savoie et le célèbre Rodolphe de Habsbourg, son rival et son émule, le premier exigea de Renaud d’Estavayer la promesse de ne prêter aucune assistance à son ennemi 2 , et pour mieux s’assurer de ce poste important, le comte Pierre proposa à Aymon de Blonay de lui céder ses droits de suzeraineté sur le château et la terre de Font, ce qui eut lieu en effet au moyen d’un échange aussi honorable qu’avantageux pour la maison de Blonay.
Par un acte daté du 28 mars 1267 (v. st.), 3 Aymon, sire de Blonay, remit au comte de Savoie tous ses droits quelconques sur le château et mandement de Font 4 et sur l’hommage que lui devait Renaud, sire d’Estavayer, en raison de ce fief. Il renonça de plus au droit de tenir un marché à St. Paul, marché qui fut aboli au profit de celui d’Evian. Aymon de Blonay se réserva cependant d’avoir un port sur /35/ le lac près de sa terre, pour lui et ses gens et pour le transport de ses denrées d’une rive à l’autre 1 . Le comte Pierre donna en échange au sire de Blonay et à ses héritiers à perpétuité l’avouerie de Vevey, y compris les hommages dus à l’avoué en raison de la majorie et vicomté et des fiefs que tiennent à Vevey les sires d’Oron 2 .
Le comte céda, en outre, à Aymon de Blonay l’avouerie du monastère de St. Sulpice, près Lausanne, dont dépendait le prieuré de Blonay, et plusieurs autres droitures et fiefs à Bex et dans le territoire d’Evian, entre le Brêt et la Dranse 3 . Le comte Pierre s’obligea à garantir le sire de Blonay contre toute éviction de la part du comte de Genevois, dont il tenait l’avouerie en gage, en déclarant que si ce gage retournait au comte de Genève, le sire de Blonay ferait hommage à celui-ci pour l’avouerie de Vevey, et au comte de Savoie pour la Tour d’Oron, et pour les autres fiefs, tant anciens que nouveaux, mouvants de sa royale maison. En attendant, le sire de Blonay prêta un seul et même hommage au comte Pierre pour tous ces fiefs réunis 4 , et lui paya en outre mille livres viennoises (environ 80000 francs, valeur commerciale actuelle) en retour et à titre de compensation de la /36/ plus-value des choses cédées par le prince au sire de Blonay 1 .
En vertu de cet échange, Aymon, sire de Blonay et de St. Paul, seigneur de Corsier et coseigneur de Vevey, fut investi sous le titre d’avoué, de la haute juridiction et du droit de dernier supplice dans la ville et le territoire de Vevey, depuis le lac jusque dans la vallée de Fruence ou de Châtel-St.-Denis. Les nobles de la maison d’Oron, coseigneurs de Vevey, furent tenus de lui prêter hommage pour la Tour d’Oron et pour les autres fiefs qu’ils tenaient auparavant à Vevey, soit de l’évêque de Sion, soit de l’évêque de Lausanne 2 . Les sires d’Oron refusèrent pendant plusieurs années de prêter cet hommage, à cause des dissentiments domestiques qui avaient surgi après la mort du comte Pierre entre ses héritiers 3 .
Cependant, à la suite d’un arbitrage intervenu en 1284 entre les sires de Blonay et les seigneurs d’Oron, Amédée, fils de Pierre d’Oron, coseigneur de Vevey, prêta au seigneur de Blonay, comme avoué de Vevey, l’hommage requis sur la place du Vieux-Mazel, entre le bourg de Blonay et le bourg d’Oron 4 , en réservant toutefois la fidélité due à son /37/ vrai seigneur, si un autre que le sire de Blonay se trouvait avoir des droits plus légitimes sur la seigneurie de Vevey 1 . Cette réserve concernait l’engagère ou l’hypothèque faite naguère par les comtes de Genève à Pierre de Savoie, hypothèque que sa fille Béatrix, dauphine de Viennois et dame de Faucigny, avait annulée en faveur d’Amédée II, comte de Genève, par un acte du 2 juin 1283 2 , en ordonnant en même temps par un second acte daté du lendemain 3 juin au comte de Gruyère, au seigneur d’Oron et à d’autres seigneurs du pays, de reconnaître les comtes de Genève pour leur supérieur féodal 3 .
Trois ou quatre ans après, en 1287. à la suite d’une guerre funeste entre le comte Amédée V, d’une part, et la dauphine Béatrix et le comte de Genève, d’autre part, ce dernier avait traité séparément avec le comte de Savoie, et par un acte daté du 20 novembre 1287, le comte de Genève avait cédé au comte Amédée V les hommages et les fiefs du comte de Gruyère, des seigneurs de Châtel en Fruence et des sires d’Oron et de Blonay 4 .
Pendant ces démêlés, Jean, seigneur de Blonay, avait tenu le parti du comte de Savoie, tandis que Pierre, seigneur de St. Paul en Chablais, suivait celui de la dame de Faucigny, fille du comte Pierre. Le seigneur de St. Paul, menacé de la colère du comte de Savoie pour avoir pris parti contre lui, eut recours à l’intervention de Jean, seigneur de Blonay, qui obtint du comte qu’il pardonnerait à /38/ son frère Pierre, moyennant une amende de 30 livres de rente annuelle assignées sur les terres de sa maison 1 . Les deux frères Jean et Pierre de Blonay avaient, en outre, contracté d’autres dettes pendant ces guerres domestiques, et le comte de Savoie leur ayant avancé 300 livres pour se libérer envers leurs créanciers, ils engagèrent à ce prince l’avouerie de Vevey pour sûreté de ces différentes sommes. C’est ce qu’on voit par un acte daté de Versoix de la même année 1292, par lequel le comte promet aux seigneurs de Blonay de leur restituer l’avouerie aussitôt qu’ils se seront acquittés envers lui 2 . En attendant, cette charge fut administrée au nom et au profit du comte de Savoie par les sires de Blonay à titre d’office révocable à la volonté du prince.
Cette avouerie demeura engagée au comte de Savoie jusqu’en 1306, les sires de Blonay s’étant trouvés dans l’impuissance de la retirer des mains du comte, à cause de la difficulté de trouver à emprunter de l’argent ailleurs autrement qu’à des conditions usuraires et ruineuses. La baronie de St. Paul sur Evian était échue en partage à Pierre de Blonay. Cette terre était un franc-alleu, c’est-à-dire qu’elle ne devait ni fief, ni hommage à aucun autre seigneur 3 . Pierre de Blonay consentit à remettre au comte Amédée V son château fort et mandement de St. Paul pour le reprendre /39/ et le tenir dorénavant en fief et sous hommage lige de ce prince et de ses successeurs, pourvu qu’Amédée rendît aux deux frères Jean et Pierre de Blonay, l’avouerie de Vevey qu’ils lui avaient engagée en 1292. Ce traité réciproque est daté du jeudi avant la Pentecôte de l’année 1306 1 . Il est à remarquer que la restitution en faveur des sires de Blonay de l’avouerie de Vevey eut lieu avec toutes ses attributions seigneuriales et fiscales, sous la seule réserve que les ressortissants de cette avouerie auraient dorénavant le droit d’appeler de la cour de l’avoué, soit du seigneur de Blonay à la cour du comte de Savoie 2 . Cette réserve était importante; elle constatait en premier lieu la souveraineté directe de ces princes sur Vevey et sur son territoire; et en second lieu elle assurait aux ressortissants nobles et bourgeois de cette ville, un recours précieux, tant au criminel qu’au civil, contre les erreurs ou les abus de la justice locale.
Dans l’intervalle Vevey avait presque doublé d’étendue du côté du couchant par la fondation de la ville neuve et du bourg franc 3 . Ces nouveaux quartiers restèrent néanmoins séparés du bourg d’Oron par des portes et les murailles de la vieille ville 4 , qui se prolongeaient du nord au sud dans la rue de la Croix-Blanche, depuis l’angle de la Cour-au-Chantre, jusqu’au Boatel vers le lac 5 . Au couchant, soit du /40/ côté de la grande place du marché, le bourg de la ville neuve et le bourg franc étaient entourés de hautes murailles et de fossés 1 . Le ruisseau de la Monneresse, qu’on appelait jadis la Petite Veveyse 2 , traversait les deux bourgs avant de se jeter dans le lac, en faisant mouvoir plusieurs usines et les moulins bannaux de la ville 3 .
Plusieurs maisons fortes, surmontées de hautes tours adossées aux murs d’enceinte de la ville, en défendaient les divers quartiers et servaient de résidence aux différents seigneurs de Vevey, qui y tenaient en même temps leurs cours de justice ou plaids publics. Ces manoirs fortifiés et gardés par des hommes armés servaient à maintenir la sécurité et au besoin l’ordre public dans la ville. Celle-ci, placée sur l’un des grands chemins qui conduisent d’Italie en France et en Allemagne, était fréquentée par beaucoup d’étrangers et habitée non-seulement par des bourgeois et des forains, mais aussi par des marchands italiens, connus dès le XIIIe siècle sous la dénomination de Caorsini ou Lombards, qui tenaient publiquement des banques de prêt usuraire 4 dans la rue du bourg de Blonay, qui en avait reçu le nom de rue des Lombards.
La maison forte (domus fortis) du Doyenné ou du Chapitre dans la vieille ville ou bourg dessus du Vieux-Mazel, /41/ occupait l’emplacement actuel des prisons 1 . Elle était surmontée d’une haute tour carrée à laquelle s’appuyait la porte de ville conduisant à l’église de St. Martin 2 . Cette maison était la résidence du doyen de Vevey qui y tenait sa cour ecclésiastique (curia decanatus Viviaci) 3 . Les majors (villici), officiers temporels du Chapitre de Lausanne, habitaient eux-mêmes une autre maison contiguë à la Tour dont ils avaient la garde 4 .
Dans le même alignement, sur l’emplacement de la cour au Chantre, soit à l’angle occidental du bourg d’Oron dessus, s’élevait une seconde tour maîtresse, dont il ne restait en 1660 que les épais fondements encastrés dans les constructions modernes 5 . Suivant la tradition locale, cette tour remonterait au temps des derniers rois de la Transjurane qui avaient indubitablement une demeure royale (curtis) à Vevey 6 . Quoi qu’il en soit, elle appartenait dans la seconde moitié du XIIIe siècle à Girard d’Oron, chantre (cantor) du Chapitre de Lausanne et doyen de Vevey 7 , puis doyen de Valérie à Sion, et frère de Pierre d’Oron, évêque du Valais, /42/ qui l’institua son légataire universel 1 . Ce chanoine, aussi magnifique qu’opulent, qui acquit plus tard (1295) de l’évêché de Sion la vidamie de Montreux, la baronnie du Châtelard, avait fait rebâtir ou agrandir le manoir de famille et le légua en mourant, en 1309, à son neveu Girard, fils d’Amédée d’Oron, seigneur de Bossonens, qui succéda à son oncle dans ses dignités ecclésiastiques 2 . De là le nom de Cour aux Chantres (curia cantorum) donné dès lors à cette maison seigneuriale 3 .
Les sires d’Oron, coseigneurs de Vevey, avaient, en outre, un autre manoir féodal, situé au-dessous de la cour au chantre, tirant en droite ligne vers le lac, soit à l’angle méridional et occidental du bourg d’Oron-dessous. Cette maison forte, appelée la cour d’Oron (curia de Orons) 4 , était défendue par une puissante tour carrée, dont le ruisseau de la Monneresse baignait les murs du côté du couchant et qui dominait la place du Boatel et l’ancien débarcadère du marché de Vevey. On donnait généralement le nom de curia, cour, /43/ aux maisons qui dans les villes étaient le siége d’une justice seigneuriale 1 .
Les sires de Blonay avaient au XIIIe et XIVe siècles deux maisons seigneuriales à Vevey. La première était située au bord du lac, à l’angle oriental de la rue de Blonay-dessous, joignant le bourg de Bottonens 2 . Cette maison forte était la résidence des seigneurs de Blonay avant qu’ils eussent acquis l’avouerie de Vevey 3 , et le siége de leur cour féodale dans cette ville et dans son ressort 4 . On a dit ci-devant que la juridiction moyenne et basse était exercée dans le bourg de Blonay au nom du seigneur par un officier appelé sénéchal ou séchal (dapifer) 5 dont la charge réputée noble était devenue héréditaire dans une famille de gentilshommes du nom de Séchaux 6 , qui subsista à Vevey jusqu’au commencement du XVe siècle.
Lorsque les sires de Blonay eurent été investis en 1267 par le comte Pierre de Savoie de l’avouerie et vicomté de Vevey, ils acquirent en même temps la maison forte appelée plus tard des Belles-truches 7 . Ce manoir, véritable /44/ château féodal avec fossés et pont-levis, et dont les vagues du lac battaient les murailles, était située à l’angle méridional de la rue inférieure du Vieux-Mazel 1 . Il était couronné par un haut et massif donjon carré d’où la vue dominait sur une grande portion du Léman. L’épaisseur de ses murailles était telle qu’on mangeait en famille et fort à l’aise dans l’embrasure des fenêtres de ce donjon 2 . Outre la juridiction moyenne et inférieure sur le bourg du Vieux-Mazel, cette maison forte était le siége de la cour féodale de l’avoué de Vevey, dont la haute juridiction embrassait toute la ville et le territoire de Vevey, ainsi qu’on l’a expliqué plus haut 3 .
Plusieurs autres maisons nobles du pays romand, qui possédaient des fiefs à Vevey et dans ses environs, avaient dans la ville des maisons flanquées de hautes tours dont quelques-unes subsistaient encore à la fin du XVIIe siècle. Telle était la tour des Mestrals de Vuippens qui tenaient en fief la mestralie (mistrallia) de la Ville neuve 4 . La tour de /45/ Vuippens était située sur les anciens fossés près de la place du grand marché, entre les portes occidentales de la Ville neuve et du Bourg-franc 1 .
Du même côté on trouvait la tour carrée des nobles Preux (probi) du Valais dans la rue du Sauveur vers le lac, ainsi que la tour ronde, dite du Bolliet, à l’angle du mur septentrional de la Ville neuve, sans compter les tours qui surmontaient les six ou huit portes de l’ancienne et de la nouvelle ville 2 , ni les tourelles rondes ou carrées (viorbes) servant d’escaliers aux maisons des riches bourgeois. Ces constructions élancées, dispersées dans tous les quartiers, devaient donner à la ville de Vevey un aspect tout particulier et très pittoresque.
Au XIIIe et XIVe siècles, avant la fondation du quartier du Sauveur, le grand marché (forum) de Vevey occupait en partie l’emplacement de ce nouveau quartier, entre la rue dite de l’ancien port (le Boatel) au levant 3 et l’ancien lit de la Veveyse, marqué par le ruisseau couvert qui coupe en deux la grande et belle place actuelle 4 . Cet ancien lit de la Veveyse formait la limite entre la juridiction de Vevey et celle de Corsier, soit de Lavaux. L’emplacement du forum ou marché forain avait été déterminé par l’impossibilité /46/ où se trouvaient les bateliers d’aborder sur tout autre point du rivage de Vevey, à cause de la grande profondeur des eaux du lac. La chapelle du Sauveur 1 était bâtie sur le marché qui se tenait chaque mardi de la semaine et qui s’ouvrait après la messe du matin au son de la cloche de la chapelle. Tout trafiquant qui mettait en vente ses marchandises avant que la cloche eût sonné, était passible d’une amende pécuniaire 2 , et la faculté d’imposer et de percevoir cette amende constituait le droit de sonnerie (sonneria) dont il est souvent parlé dans les chartes de Vevey 3 .
Il se tenait, en outre, chaque semaine deux autres marchés à Vevey, savoir le vendredi sous les Halles, place de Ste. Claire, côté du couchant pour le poisson, dont on faisait une grande consommation pendant les jours maigres 4 ; et le samedi, devant les boucheries, place du Vieux-Mazel, où les bourgeois et forains venaient s’approvisionner de chair fraîche pour les jours gras de la semaine suivante 5 .
La ville de Vevey étant composée d’une agglomération de plusieurs bourgs ayant chacun ses coutumes et sa juridiction distinctes, la condition des habitants, comparée d’un bourg à l’autre, offrait naturellement au XIIIe et au XIVe siècles des différences notables. Dans la vieille ville, comprenant, comme il a été dit, le Vieux-Mazel, les bourgs /47/ d’Oron et de Blonay, les habitants se divisaient en feudataires nobles, en bourgeois et tenanciers mainmortables 1 . Les premiers ne devaient au seigneur qu’un simple hommage de fidélité et le laud (placitum) à chaque changement de vassal ou de seigneur, et le service militaire à cheval ou la chevauchée (cavalcata) 2 . Les bourgeois de Vevey étaient également tenus de suivre la bannière de leur seigneur, armés selon leurs facultés, et à leurs propres dépens, mais seulement pendant un jour et une nuit 3 . Ils devaient, en outre, faire le guet et la garde (excubiæ) dans l’intérieur de la ville 4 . Ils disposaient librement de leurs biens meubles et immeubles, en acquittant le laud (laudem) ou droit de mutation 5 . Ils contribuaient, en outre, à certaines impositions locales, comme le forage du vin (omgueld) 6 et la garde des vignes et fruits pendants (messellerie).
Ils étaient par contre exempts des vendes ou droits perçus sur les denrées vendues dans les marchés, et de toute autre espèce de servitude, que celle de moudre leur grain et de cuire leur pain aux moulins et fours banaux de la ville 7 . Du reste les bourgeois de Vevey étaient réputés hommes francs et libres (homines libere conditionis).
La troisième classe était composée des habitants de Vevey /48/ qui tenaient leurs biens en main-morte, et qui ne pouvaient en disposer ni par vente, ni par donation soit entre vifs, soit à cause de mort 1 , sans le consentement exprès du seigneur ou propriétaire direct du fond et sous certaines conditions déterminées par le contrat d’investiture 2 , ou à défaut par la coutume du pays. Ces tenanciers étaient de deux sortes: les uns, libres quant à leur personne (homines ligii liberi), n’étaient assujettis qu’à raison des biens qu’ils tenaient du seigneur, soit en fief rural ou en censière, soit en abergement (homines censitis) 3 . Les autres tenanciers, quoique de jour en jour moins nombreux dans la ville de Vevey, se trouvaient encore astreints à la servitude réelle et personnelle. Ils étaient taillables et corvéables à merci (homines taillabiles). Ainsi, par exemple, Ulric, dit Planchamp, de Vevey, fut affranchi (manumissus) et relevé de la servitude taillable (ab omni jugo taillæ) en 1302 par Girard d’Oron. son seigneur (domini mei), moyennant 10 livres lausannoises d’entrage (introgio). Il se reconnut aussitôt homme lige et franc (hominem suum liberum et ligium) et son bourgeois de Vevey, en s’engageant à lui payer un cens annuel de 6 sols et 18 sols de plait à chaque mutation du vassal. Il promit en même temps pour lui et sa postérité de reconnaître Girard d’Oron pour son unique seigneur, de ne contracter aucune autre bourgeoisie (communitatem) et de ne point se mettre /49/ sous la garde d’autrui (in garda), sans le consentement de ce seigneur 1 .
Ainsi les tenanciers ou colons des environs de Vevey ne pouvaient changer la culture de leurs fonds, ni diviser leur ténement sans la permission de leur seigneur respectif 2 . — Dans le temps de la vendange et des moissons, ils étaient tenus de fournir un repas (prandium) au marquiseur (custos), ou au décimateur du seigneur et de transporter son blé et son vin dans ses granges et celliers 3 . Dans la ville même les tenanciers du Chapitre de Lausanne (homines Capituli) et des autres seigneurs propriétaires à Vevey, étaient tenus, à chaque changement de la personne du tenancier ou vassal (in mutatione cultoris vel vassali), d’acquitter, outre la cense annuelle due pour leur maison ou chézal, un droit de relief ou de mutation appelé placitum ou plait et proportionné à l’importance du ténement 4 . Au reste les charges imposées aux tenanciers des maisons et des terres situées dans la paroisse de Vevey variaient, suivant la nature des fonds et les conditions du contrat d’investiture ou d’abergement 5 . /50/ Ces charges ne devaient pas être envisagées comme bien onéreuses, puisque les bourgeois de Vevey les plus aisés ne dédaignaient point de devenir tenanciers du Chapitre et des autres seigneurs, aux mêmes conditions que les hommes d’une condition inférieure 1 .
On doit conclure de tout cela qu’aux XIIIe et XIVe siècles la vieille ville de Vevey était habitée par des personnes de condition très diverse. Par contre dans la ville neuve fondée par Rodolphe d’Oron, tous les habitants sans distinction de naissance ou d’origine furent assimilés, quant à l’affranchissement de leur personne et de leurs biens, à la condition des bourgeois de la vieille ville 2 . En effet, par la charte de fondation de la ville neuve et libre de Vevey, le sire d’Oron déclara francs et exempts de toute servitude tous ceux qui se fixeraient dans la nouvelle ville, après y avoir demeuré un an et un jour sans avoir été réclamés par aucun seigneur 3 . Quoique les terrains sur lesquels on bâtit la ville neuve, fussent la propriété du sire d’Oron 4 , le fondateur renonça à son droit de main-morte, en concédant aux habitants la faculté de transmettre leurs biens meubles et immeubles à /51/ leurs héritiers, et à ceux-ci le droit de succéder à leurs parents, sans avoir à payer aucun droit de relief ou de plait (placitum) 1 . Il se réserva néanmoins un droit de mutation ou de laud sur la vente des maisons et chesaux de la ville neuve, droit qu’il fixa au dixième denier payable par le vendeur et à une coupe de vin due par l’acheteur 2 . En même temps le seigneur d’Oron renonça au droit de deshérence qui lui appartenait comme seigneur direct, sur les biens des étrangers décédés dans la ville neuve, en statuant que, dans le cas où ces biens ne seraient pas réclamés par leurs légitimes héritiers dans le terme d’une année, la totalité de ces biens seraient délivrés aux prud’hommes pour être appliqués à des œuvres de charité publique 3 . Du reste les bourgeois de la ville neuve furent tenus, à l’égard du seigneur d’Oron, aux mêmes obligations que les bourgeois de la vieille ville en ce qui concerne le service militaire, la juridiction seigneuriale, les bans et amendes, le contrôle des poids et mesures et la banalité des fours et des moulins du nouveau bourg 4 .
Dans le bourg franc habité principalement par les meunier et d’autres industriels dont le ruisseau de la Monneresse faisait mouvoir les moulins et battoirs, les habitants étaient exempts des focages ou prestations imposées ailleurs sur chaque ménage faisant feu, pour l’habitation et la jouissance des cours d’eaux et autres avantages communaux. Par contre /52/ dans le bourg de Bottonens, consistant dans une seule rue à double rangée de maisons qui se prolonge à l’autre extrémité de la ville du côté de La Tour depuis le bourg de Blonay au ruisseau du Chêne (rivulus de quercu) ou Merdasson, chaque propriétaire de maison ayant six toises de face sur la rue payait annuellement au seigneur de ce bourg douze deniers (env. 4 fr.) d’où le nom de thesas domorum donné à cet impôt 1 . C’est ainsi qu’à l’époque dont il est parlé ici, c’est-à-dire au milieu du XIVe siècle, la ville de Vevey présentait encore le tableau bizarre d’une agglomération de plusieurs bourgs ou quartiers indépendants les uns des autres et régis par des chartes et des coutumes différentes. Ces anomalies nées du système féodal et de la confusion du pouvoir public avec le droit de propriété, subsistèrent à Vevey jusqu’au moment où les comtes de Savoie eurent retiré à eux la haute juridiction et le domaine éminent inféodé aux sires de Blonay et d’Oron, sous les noms de vicomté, d’avouerie et de majorie de Vevey, et réuni sous un régime uniforme toutes les parties de la ville de Vevey. Les partages intervenus entre les nombreuses branches des maisons de Blonay et d’Oron facilitèrent au comte de Savoie l’acquisition de leurs possessions à Vevey, d’autant plus que les dettes contractées par les membres de ces deux nobles maisons pour remplir envers leur prince les devoirs de leurs fiefs, s’accumulaient de jour en jour par le fléau de l’usure 2 .
Dès l’an 1313 ou 1314 le comte Amédée V, dit le Grand, /53/ avait acheté de Girard d’Oron, dit l’Anglais, toutes ses possessions à Vevey. Ces possessions mouvantes du fief de l’église de Lausanne 1 , comprenaient, entre autres choses, le four banal du bourg du vieux Mazel, que le comte Aymon remit en 1332 au Chapitre de Lausanne en exécution d’un legs fait par le comte Amédée V, son père, à l’église de Notre Dame 2 . A cette époque le comte Aymon tenait déjà un lieutenant qui exerçait en son nom la haute justice dans la ville, conjointement avec les sires de Blonay, avoués de Vevey 3 .
Peu de temps après, en 1342, Aymon, coseigneur de Blonay, de Corsier et de Vevey, pressé par des créanciers usuraires, vendit à Jean des Bertrands, évêque de Lausanne, sa part dans la ville de Vevey pour le prix de mille livres lausannoises 4 qui équivalaient à environ 80000 fr. de notre monnaie valeur marchande.
Cette vente comprenait:
1° La part du bourg de Bottonens, provenant selon toute apparence de la dot de sa femme, Marguerite, fille de Rodolfe d’Oron, seigneur d’Attalens. Cette part consistait dans la rangée supérieure des maisons et chesaux de ce bourg, limitée au nord et au levant par le ruisseau du Chêne, autrement appelé Merdasson, et au couchant par la porte du /54/ bourg de Blonay, appartenant pour lors à Jean de Blonay, sire du château de Joux 1 .
2° La part du vendeur au bourg du Vieux Mazel, située à la rue du Lac, entre les fossés de la maison forte des Belles-truches, soit de messire Jean de Blonay à l’orient, et les murailles du bourg d’Oron à l’occident, à la réserve de la maison qu’il habite dans le dit bourg et qui appartenait auparavant à Renaud de Pringie, chevalier 2 .
3° Tous les droits de juridiction haute, moyenne et basse qui pouvaient lui appartenir dans la ville et paroisse de Vevey, y compris la chevauchée, les teyses, focages, bans, clames, redevances et servis dérivant de la juridiction 3 .
Le vendeur excepte de cette vente la quatrième partie de l’avouerie de Vevey qui lui était échue dans les partages de sa famille 4 , qu’il céda par un second acte, daté du même jour 31 octobre 1342, à Girard, mestral de Lutry, pour le prix de 200 livres 5 , en réservant la suzeraineté (directum dominium) du comte Aymon de Savoie dont cette avouerie était mouvante 6 , ainsi qu’il a été dit ci-devant. /55/
Cette vente, où le mestral de Lutry n’était que le prête-nom de l’évêque de Lausanne, ainsi que la suite le prouve évidemment, fut attaquée par le comte de Savoie, auquel appartenait le droit de retrait féodal ou de prélation sur les aliénations que le vassal faisait de son fief sans le consentement exprès du suzerain 1 . Les contestations qui s’étaient élevées entre l’évêque François de Montfalcon et les tuteurs du comte Amédée VI, au sujet de l’avouerie de Vevey 2 , se terminèrent par une transaction entre l’évêque et le comte, où leurs droits respectifs dans la ville de Vevey furent définitivement réglés, à la suite d’une enquête faite par Jean de Blonay, seigneur de Joux, et François, seigneur de La Sarra 3 , chevaliers, l’un et l’autre coseigneurs de Vevey, en date de la Tour-de-Peylz du 30 janvier 1349 4 .
Cette enquête et la convention qui en fut la suite, sert à nous faire connaître, d’un côté les droits des coseigneurs de Vevey dans leurs bourgs respectifs et de l’autre ceux qui formaient l’attribut de l’avoué et du prince. Il y est dit d’abord que l’évêque en tant que coseigneur de Vevey 5 , n’a et /56/ ne doit avoir que la juridiction inférieure; la supérieure, ou le mère et mixte empire, mouvante du comte de Savoie et de ses successeurs restait attachée de plein droit à l’avouerie, vicomté et majorie de Vevey, comme par le passé 1 . En même temps l’évêque renonça à toute réclamation relativement aux 200 livres formant le prix de la portion de cette avouerie, induement aliénée par le défunt Aymon de Blonay 2 . Du reste à l’évêque de Lausanne, comme coseigneur de Vevey, appartient:
1° Le droit de faire toutes les publications d’usage (preconisationes) dans le bourg dessous du Vieux Mazel et dans la rangée supérieure du bourg de Bottonens 3 ;
2° De convoquer le ban de la chevauchée (cavalcata) et d’infliger des punitions aux désobéissants 4 ;
3° La connaissance et le jugement des procès concernant les biens mouvants directement de son fief dans la ville et au dehors 5 ;
4° La perception des theises de 12 deniers sur les maisons situées, tant dans la rangée supérieure, que dans la rangée inférieure du bourg de Bottonens 6 ;
5° Les lauds (laudemia) des maisons et des fonds mouvants directement du fief de l’évêché, qui se vendent à Vevey 7 ; /57/
6° La totalité des biens immeubles mouvants de l’évêque, tombés en commise ou confisqués sur les criminels et le tiers de leurs biens meubles 1 .
A l’avoué de Vevey, soit au comte duquel l’avouerie mouvait, appartenaient par contre exclusivement la haute juridiction et la punition corporelle des criminels dans toute la ville en général 2 , ainsi que l’incarcération et la garde des malfaiteurs. Ceux-ci pouvaient être retenus en prison par l’un ou l’autre des coseigneurs de Vevey pendant 24 heures, après quoi ils devaient être livrés à l’avoué pour être jugés et punis par la cour criminelle, composée des prud’hommes (probi homines) ou jurés de Vevey 3 . Cependant l’avoué pouvait déléguer au coseigneur, assisté des jurés, l’instruction de la cause et la punition du criminel, lequel ne devait toutefois être exécuté que sur un ordre (mandatum) exprès de l’avoué 4 .
A l’avoué appartenaient en outre:
1° Les deux tiers des bancs de 60 sols;
2° Les deux tiers des biens meubles confisqués sur les condamnés, l’autre tiers appartenant au seigneur direct;
3° Les deux tiers des clames pour délits (fraverie) portées directement au tribunal de l’avoué;
4° La visite des chemins et des terres communales (vyantias pascuorum) se faisait concurremment par l’avoué et /58/ les coseigneurs de Vevey qui partageaient entre eux proportionnellement le produit des contraventions 1 .
Cette convention, qui fut confirmée à La Tour par le conseil du prince Amédée VI, âgé de 15 ans, en présence de ses tuteurs Louis de Savoie, baron de Vaud, et du comte de Genevois, et ratifiée par l’évêque de Lausanne 2 , réglait les droits respectifs des coseigneurs de Vevey et de l’avoué, comme haut justicier de la ville et du ressort, sur le même pied que par le passé. Nous voyons en même temps qu’à l’époque où cette convention fut stipulée, la ville de Vevey était encore partagée entre plusieurs seigneurs, savoir l’évêque et le Chapitre de Lausanne 3 , les sires de Blonay de la branche de Saint-Paul (en Savoie) et les seigneurs d’Oron dont les droits sur Vevey avaient passé en partie au comte de Savoie et en partie à François de la Sarra, seigneur du Châtelard, du chef de sa femme Marie, fille unique et héritière de Girard d’Oron, coseigneur de Vevey. Dès l’an 1344, Alexie de Blonay, veuve de Girard, avait remis à son gendre François, sire de La Sarra, tous ses droits sur le bourg d’Oron et la ville neuve de Vevey 4 .
Quant à l’avouerie, vicomté et majorie de Vevey, elle était de même partagée entre le comte de Savoie et ses feudataires immédiats Jean de Blonay et François de La Sarra 5 . Nous /59/ trouvons effectivement qu’en l’année 1352, Jean Curnilliat, bourgeois de Vevey, présidait la cour de la majorie et vicomté de Vevey au nom et pour le compte de François de la Sarra, chevalier, avoué de Vevey 1 , pour juger un procès pendant entre François du Pont, donzel et les deux filles de feu Pierre Mestral de Vuippens, bourgeois de Vevey 2 .
Ce curieux procès nous fait connaître en même temps la composition du tribunal. L’avoué, ou son lieutenant, qui présidait la cour, était assisté d’un certain nombre de prud’hommes, bourgeois de Vevey 3 , siégeant et délibérant avec lui, comme juges de la coutume 4 . Le tribunal se tenait en plein vent, en dehors des murailles de la Tour d’Oron (curia de Orons), soit devant la maison de Thomas Fabri au bord de la Monneresse dans le bourg d’Oron dessous 5 . Nous avons dit plus haut que les parties pouvaient en appeler de la cour de l’avoué à celle du comte de Savoie 6 .
Les seigneurs d’Oron de la branche de Bossonens /60/ possédaient également des rentes et des fonds à Vevey et notamment la cour au chantre provenant de l’héritage de Girard d’Oron, doyen de Valérie 1 . Aymon d’Oron, seigneur de Bossonens et d’Attalens, n’ayant eu que deux filles, testa en leur faveur le 12 octobre 1375. L’aînée, Catherine, mariée à Jean de Blonay, seigneur de St. Paul et coseigneur de Vevey, eut en partage avec la seigneurie d’Attalens la part du testateur aux péages de Vevey; Marguerite, la seconde, veuve de François de La Sarra, deuxième du nom, et mère de Nicod et d’Aymon de La Sarra, eut pour sa part dans l’héritage paternel la seigneurie de Bossonens et la grande dîme de Vevey et de la Tour-de-Peylz 2 .
L’entretien des ponts, des murailles et des portes de Vevey étaient à la charge des seigneurs de la ville. Par une convention faite en date du 3 mars 1356, François, sire de La Sarraz et seigneur du Châtelard, remit à la communauté bourgeoise de Vevey le forage ou omgueld du vin, perçu à raison d’un picotin par setier, à condition que la ville maintiendrait à ses frais et dépens le pont de la Veveyse, les portes et murailles et les bâtiments publics 3 . Cet exemple fut suivi par Jean de Blonay, qui fit avec la ville de Vevey, en date du 12 avril 1359, une convention toute pareille pour ce qui le concernait 4 .
Jusqu’ici les bourgeois et habitants de Vevey avaient vécu /61/ sous le régime féodal à l’ombre du pouvoir protecteur des comtes de Savoie, sans avoir obtenu de ces princes d’autres libertés que celles que comportaient le droit commun et les coutumes de la province de Chablais 1 . Maintenant qu’une partie notable de la ville, ainsi que tous les possesseurs de fiefs à Vevey, relevaient médiatement ou immédiatement du comte Amédée VI, les nobles, bourgeois et habitants de Vevey 2 , envoyèrent à ce prince victorieux, qui se trouvait pour lors à Morges, une députation pour le supplier d’octroyer à leur ville une charte de franchises et de libertés, semblables à celles dont jouissaient plusieurs villes du pays, comme Villeneuve, Aigle et d’autres 3 . La députation était composée de Rodolphe Preux (Probi); Jacques de Curtilles (Curtillia) et Vuillelme Forney, bourgeois de Vevey, accompagnés d’un bon nombre d’habitants de l’un et de l’autre sexe qui avaient spontanément suivi leurs députés.
Le comte, considérant la fidélité et les bons et loyaux services rendus, tant à lui-même qu’à ses prédécesseurs, par les habitants de la ville de Vevey 4 , leur octroya de bonne grâce (de gratia spéciali) une charte de libertés et d’immunités en /62/ 41 articles, datée de Morges, du dimanche, septième jour de juillet 1370, scellée de son grand sceau 1 .
Cependant cette concession ne fut pas entièrement gratuite et la ville de Vevey dut payer au comte douze cents florins d’or, bon poids 2 . Mais le prince, par compensation, abandonna à la ville de Vevey pendant quinze années le produit de l’omgeld, des mesures du vin et du blé et d’autres émoluments que les bourgeois avaient coutume de lever pour son compte 3 .
Les franchises octroyées par le comte Amédée VI, surnommé le Verd, à la ville de Vevey, étaient en général assez semblables à celles dont jouissaient les bonnes villes du Chablais et du pays de Vaud; on se contentera d’en citer quelques articles 4 :
Les paragraphes 1 et 2 défendent d’imposer préventivement aucune peine ou amende aux bourgeois et habitants de la ville et du mandement de Vevey, ni de barrer ou saisir leurs biens sans la connaissance préalable (cognitionem) des prud’hommes, hors des cas prévus et déterminés par la coutume 5 . Selon les paragraphes 3 et 4 nul ne pouvait être distrait du juge du mandement de Vevey, où le comte avait, comme /63/ les autres coseigneurs du lieu, sa cour de justice 1 , sinon par voie d’appel. Les appels devaient être portés en première instance à la cour du bailli de Chablais, séant à Villeneuve de Chillon, et de là, le cas échéant, à la cour souveraine du prince, pourvu que celle-ci siégeât en deçà des monts 2 . Le paragraphe 5 interdit toute taxe arbitraire, toute échute ou confiscation, hors des cas de meurtre, de larcin ou de forfaiture 3 ; et le paragraphe 10 défend d’incarcérer et de mettre à la question (ad regiquinam) ou d’appliquer quelqu’un à la torture (ad torturam), sans un jugement des prud’hommes de Vevey réunis en cour de justice au nombre de trois pour le moins 4 . Le paragraphe 18 restreint le droit d’ordonner une prise d’armes à trois cas, savoir la chevauchée du seigneur, la délivrance d’un Veveysan pris prisonnier, ou la rupture du marché 5 , à moins que les prud’hommes de la ville n’en décident autrement.
L’article 11 affranchit la propriété de tous les habitants de la ville ou du mandement de Vevey, sans distinction d’état ou de sexe, sauf les choses féodales et le droit de ceux dont elles étaient mouvantes, les parents du défunt mort intestat devant lui succéder jusqu’à la cinquième génération 6 . /64/ Cette disposition, de même que l’article 22 concernant les biens des étrangers décédés à Vevey, et l’article 23 relatif à l’indigénat acquis en jurant la bourgeoisie de la ville, après y avoir résidé une année et un jour sans réclamation 1 , sont la reproduction presque textuelle des franchises accordées plus d’un siècle auparavant par le sire d’Oron au bourg de la ville neuve de Vevey.
Plusieurs articles de la charte de 1370 sont destinés à régler les bans et les amendes, la police des foires et marchés publics, les profits des bouchers et des boulangers, les droits des moulins bannaux, et la vente des denrées, du vin et des poissons.
L’article 28 défend aux bouchers de garder la même viande plus de trois jours, et leur bénéfice ne devait pas excéder un denier par sol 2 . Celui des boulangers était également limité à deux deniers par coupe de froment 3 , et celui des cossons ou revendeurs de poisson à un denier par sol 4 . Enfin les meuniers devaient rendre une coupe comble de farine pour chaque coupe rase de grain, sous déduction de l’éminage ou droit de mouture ordinaire 5 .
Le prince et ses vassaux ayant juridiction sur les foires et marchés hebdomadaires, il était défendu d’exposer en vente aucune denrée ailleurs que sur l’emplacement de l’ancien forum de Vevey, soit dans l’espace renfermé entre la /65/ place dite de Mauconseil, au nord, et la rive du lac au midi 1 . Ainsi qu’il a été dit ci-devant, le marché s’ouvrait après la messe dite à la chapelle du crucifix ou du Sauveur, sous la porte qu’on nommait alors porte du marché. Quiconque achetait avant que la cloche du marché eût sonné, était puni d’une amende de trois sols (environ 10 fr. de notre monnaie) 2 .
Le comte, les coseigneurs de Vevey et leurs officiers n’étaient point soumis à cette défense qui ne regardait que les habitants et les forains. En revanche les bourgeois avaient le privilége d’acheter, à prix égal, sur le marché, par préférence aux non bourgeois 3 .
Dans tous les cas non prévus par la charte, les coutumes de Lausanne, soit le Plait-général qui venait d’être public 4 , devait y suppléer et servir de règle pour la ville et seigneurie de Vevey 5 ; c’était mettre, sous ce rapport, cette ville au nombre des plus favorisées du pays romand.
La charte de 1370 constate qu’il existait alors à Vevey deux corporations charitables, sous les noms de confréries du Saint-Esprit et de la Conception de la Vierge 6 , outre l’ancien hôpital du Vieux Mazel dont la fondation paraît avoir /66/ été préparée en 1329 par un charitable bourgeois de Vevey, nommé Vuillerme ou Mermet d’Aubonne 1 , et achevée par son fils Jean, qui lui légua ses biens, et entre autres la maison qu’il possédait par moitié avec Henry de Villarzel sur la place du Vieux Mazel (l’hôtel de ville actuel) 2 . Il est parlé de cet hospice comme d’une fondation récente dans le testament de Willelme d’Oron, seigneur d’Arconcié et d’Illens, de 1349, par lequel il lui lègue une rente de cinq coupes de pur froment à prendre sur sa dîme du village de Fuyens, près de Romont 3 .
Ces fondations prouvent que le régime féodal sous lequel la ville de Vevey avait vécu avant d’être affranchie, n’avait pas, comme on le supposerait, empêché l’esprit d’association et la bienfaisance publique de se développer jusqu’à un certain point. Il paraît même qu’avant d’avoir obtenu une charte d’immunités, les prud’hommes et bourgeois de Vevey formaient déjà une corporation communale reconnue par le prince comme capable de contracter en son propre et privé nom 4 . C’est ce qui résulte d’une transaction passée, en date du 20 février 1358 (v. st.), entre Théobald de Châtillon, chevalier, au nom de sa femme Marguerite d’Oron, veuve d’Aymon de Blonay, dont il a été parlé ci-devant, d’une part, et de l’autre la ville de Vevey, à laquelle le premier /67/ vendit pour 500 florins le droit de pâturage et de bocherage dans ses bois de la paroisse de Blonay, vente qui fut ratifiée par le comte de Savoie, moyennant le paiement du laud qui lui était dû comme suzerain du seigneur de Blonay 1 .
Quoi qu’il en soit, l’octroi d’une charte de franchises à la ville de Vevey, eut pour premier effet de changer la communauté rurale en corporation municipale participant au gouvernement intérieur de la ville et de son ressort, et de substituer à l’ancien procureur 2 une magistrature urbaine présidée par un banneret électif 3 . Ces franchises furent confirmées et religieusement maintenues par les comtes, puis ducs de Savoie, successeurs d’Amédée, dit le Comte Verd 4 , jusqu’à l’époque de la conquête bernoise en 1536.
Il est à remarquer que pendant toute la durée de la domination savoisienne, Vevey continua à faire partie du bailliage de Chablais, séparé à l’occident par la Veveyse du bailliage de Vaud. Du reste cette ville ne fut détachée de la couronne de Savoie pour être donnée en apanage, qu’une seule fois au commencement du XVIe siècle, en faveur de Louise de Savoie, vicomtesse de Martigues qui ne la posséda pas longtemps.
Ces franchises, tout en substituant doucement à un régime variable et précaire une règle fixe et uniforme, ne touchaient en aucune façon aux droits légitimement acquis /68/ des seigneurs de Vevey et des feudataires du prince dans la ville et son ressort. C’est ce que démontrent jusqu’à l’évidence plusieurs actes dont il nous reste à parler et qui sont tous d’une date postérieure à la charte de 1370.
Aymon d’Oron, seigneur de Bossonens et d’Attalens en partie, n’eut point de fils et testa en faveur de ses deux filles, en date du 12 octobre 1375. Par ce testament il donne à l’aînée Catherine, femme de Jean de Blonay, damoiseau, coseigneur de Bex et de Vevey 1 , sa part dans la seigneurie d’Attalens et dans les recettes du péage de Vevey, avec d’autres rentes qui lui appartenaient dans ce mandement, et dans ceux de Corsier et de Blonay 2 . En même temps il lègue à sa seconde fille Marguerite, veuve de François II, sire de La Sarraz, la seigneurie de Bossonens avec sa part des grandes dîmes des paroisses de Vevey et de Blonay 3 . D’un autre côté, les Blonay, coseigneurs de Vevey et de St. Paul, en leur propre nom, ainsi que les sires de La Sarraz, comme héritiers des d’Oron, seigneurs du Châtelard, étaient encore en pleine possession de leur juridiction haute et basse à Vevey. La charte du comte qui réglait leurs droits sans les éteindre, restait donc une œuvre incomplète aussi longtemps que le prince n’aurait pas retiré à lui cette juridiction et les divers offices au nom desquels elle était exercée à Vevey 4 . Il devait par conséquent saisir /69/ toutes les occasions favorables pour racheter ces offices de ceux qui les tenaient héréditairement de ses prédécesseurs.
Amédée VI, surnommé le Verd, avait obtenu la saisie de la seigneurie d’Attalens 1 , échue en partage à Catherine d’Oron, femme de Jean de Blonay, coseigneur de Vevey, un échange fut conclu par l’intermédiaire de Humbert de Colombier, bailli de Vaud, à Evian, le 30 mai 1376, et ratifié par le prince à Morges le 11 août suivant 2 . Par ce traité, Jean de Blonay remit au comte à perpétuité:
1° Toute la juridiction haute, moyenne et basse qui lui appartenait, à quelque titre que ce fût, dans la ville de Vevey en général et au bourg de Blonay en particulier 3 ;
2° Tous ses droits sur les foires et marchés publics qui se tenaient soit dans la ville, soit dans les faubourgs de Vevey, y compris la sonnerie, la savaterie et autres émoluments perçus sur ces marchés 4 ;
3° La tierce part des bans de 60 sols encourus par les délinquants 5 ;
4° Enfin, l’avouerie et la mestralie avec tous les droits et revenus attachés à ces deux offices héréditaires 6 . /70/
Par contre, Jean de Blonay retint pour lui et ses héritiers ou ayant-droit:
1° Le domaine direct ou la propriété seigneuriale des fiefs, censives, abergements et autres tenures mouvant immédiatement de lui 1 dans les paroisses de Vevey, de Corsier et de St. Saphorin;
2° La connaissance et la poursuite des causes réelles et feudales concernant les propriétés ci-dessus réservées 2 ;
3° Il fut stipulé que la cour feudale chargée de connaître de ces causes domaniales pourrait se tenir dans la maison forte du seigneur de Blonay, à Vevey, mais non ailleurs, soit dans la ville ou dans son ressort 3 ;
4° Que toutes les causes jugées en première instance par la cour de Blonay à Vevey, pourraient être portées en appel à la cour du bailli de Chablais, et de là, s’il y a lieu, à celle du prince 4 ;
5° Enfin que le dit Jean de Blonay et ses successeurs ou ayant cause demeureront à perpétuité exempts de toute levée de deniers ou contribution quelconque imposée aux bourgeois et habitants de Vevey 5 . /71/
Outre ces réserves et exemptions, l’acte en question règle divers points concernant la procédure civile et feudale, de manière à prévenir tout conflit entre le seigneur de Blonay et les officiers du prince. On voit que le premier pouvait saisir ou gager les biens de ceux qui étaient ses propres débiteurs, soit pour des redevances foncières, soit pour les toises des maisons qu’ils tenaient de lui à Vevey, soit enfin en ce qui concernait les habitants du bourg de Blonay, pour refus de cuire leur pain ou de moudre leur grain au four et au moulin banaux de ce bourg 1 . On voit, en outre, que Jean de Blonay s’était réservé la part du péage de Vevey qui lui appartenait soit de son propre chef, soit de celui de Catherine d’Oron, sa femme 2 .
Sous ces différentes réserves et en contre-échange de la juridiction et du domaine éminent de Vevey afférent à la maison de Blonay, le comte Amédée VI abandonna à Jean de Blonay et à sa femme Catherine, tous ses droits sur le château et mandement d’Attalens 3 , subhasté naguère au nom du prince, sur François d’Oron, coseigneur d’Attalens, en vertu d’un jugement rendu contre lui par la cour du bailliage de Vaud 4 .
En même temps ce prince affranchit en faveur de Jean de Blonay les trois quarts des terres patrimoniales que celui-ci /72/ avait reconnues en fief lige et noble du comte, d’allodiales qu’elles étaient auparavant, afin qu’il pût les aliéner ou les transmettre librement à ses héritiers, sans distinction de sexe. Le quart restant demeura assujetti aux obligations féodales auxquelles ces terres étaient soumises avant leur affranchissement 1 .
Cette curieuse transaction renferme, en outre, plusieurs stipulations concernant le château d’Attalens, les fiefs que Jean de Blonay avait à Bex et la terre de Noville dont il était seigneur justicier 2 . Il est à remarquer, en ce qui touche Vevey, que Jean de Blonay étant mort (année 1413) sans laisser de fils, sa succession fut partagée entre ses quatre filles, qui portèrent dans la famille de leurs maris les biens que leur père s’était réservés à Vevey 3 .
Le rachat effectué par le comte de Savoie de la juridiction féodale dont les sires de Blonay avaient été investis pendant plus d’un siècle par les prédécesseurs de ce prince dans la ville de Vevey, fut bientôt suivi du rachat de la part qui appartenait dans cette juridiction à la maison d’Oron représentée par les sires de La Sarraz, en qualité d’héritiers de Marie d’Oron, fille unique de Girard d’Oron, seigneur de Montreux, et coseigneurs de Vevey. François de /73/ La Sarraz, fils de François Ier du nom, bailli de Vaud et de Chablais, était mort jeune en 1372, laissant de Marguerite d’Oron, dame de Bossonens, sa femme 1 , deux fils mineurs nommés Nicolas et Aymon.
Leur aïeul François de La Sarraz 2 avait contracté envers le comte Amédée VI plusieurs obligations féodales et pécuniaires qu’il n’avait point pu remplir, non plus que son fils François II. Entre autres engagements il avait pris celui de faire bâtir dans la paroisse de Montreux, dont il était seigneur, un castel (domum fortem) pour servir, en temps de guerre, de retraite aux habitants de cette grande paroisse 3 . Le prince lui avait payé pour cette construction une somme de 600 livres, dont ses petits-fils se trouvaient par conséquent débiteurs envers le comte, qui avait même obtenu contre eux un jugement exécutoire. — Ce fut pour prévenir les suites ruineuses de ce jugement et pour obtenir la libération de cette dette et des autres engagements pris envers le comte de Savoie, que Rodolphe de Langin, chevalier, au nom et comme tuteur légal des deux fils mineurs de François II, sire de La Sarraz, fit un accommodement avec Amédée VI, dit le comte Vert, à peu près pareil au traité que ce prince avait fait trois ans auparavant avec le sire Jean de Blonay.
Par cet accommodement conclu à Morges le jeudi deuxième jour de juin 1379 4 , le comte de Savoie remit aux jeunes /74/ seigneurs de La Sarraz leur dette, les libéra des engagements contractés par leur aïeul, et leur assigna même vingt livres de rente annuelle et perpétuelle sur les revenus du prince dans la paroisse de Montreux; moyennant quoi les sires de La Sarraz, tant pour eux que pour leurs héritiers, abandonnèrent au comte et lui remirent définitivement à titre de compensation, savoir:
1° Toute la juridiction haute, moyenne et basse, le mère et mixte empire et le droit de glaive, qui leur appartenait auparavant par héritage ou à tout autre titre quelconque, dans la ville et paroisse de Vevey, ainsi que sur ses habitants de toute condition 1 .
2° Tous les émoluments et droits de justice qu’ils avaient coutume de percevoir en raison de la juridiction civile et criminelle, exercée à Vevey et dans le ressort de cette ville 2 .
Sont exceptés de cette cession et réservés en faveur des sires de La Sarraz:
1° Le domaine direct sur tous les fiefs, tennements et autres biens fonds mouvant immédiatement d’eux dans la ville et paroisse de Vevey 3 . /75/
2° Les lauds de ventes, les censes et les toises des maisons et des fonds compris dans la catégorie ci-dessus 1 .
3° Leurs droits sur le péage de Vevey, ainsi que sur la savaterie, la panéterie et autres redevances féodales de diverses espèces 2 ; ainsi que la banalité de leurs fours et moulins 3 , situés dans les quartiers de la ville de la part d’Oron et sur la Veveyse.
4° La faculté de tenir une cour de justice patrimoniale et féodale dans leur maison forte dite la Tour d’Oron à Vevey; sauf le recours par voie d’appel à la Cour du bailli de Chablais 4 .
Du reste, cette transaction maintenait les sires de La Sarraz et leurs successeurs dans tous les droits domaniaux et dans toutes les exemptions et franchises réservées en faveur de Jean de Blonay par le traité de 1374, rappelé comme ayant servi de modèle à celui de 1379 5 .
Au moyen de ces deux traités, conclus à peu d’intervalle l’un de l’autre avec les seigneurs de Blonay et les sires de La Sarraz, représentants de la maison d’Oron sur Vevey, /76/ le comte de Savoie rentra dans la pleine et entière possession de la juridiction civile et criminelle de cette ville et de son territoire; dès lors Vevey dépendit immédiatement du prince et prit rang parmi les bonnes villes de la province de Chablais. Les droits des maisons de Blonay et de La Sarraz et leurs ayant-cause se trouvèrent réduits à la propriété et au domaine utile, avec la justice foncière 1 sur leurs propres tenanciers.
/77/ /78/
APPENDICE
/79/NOTICE SUR L’ANCIENNE VIDAMIE DE MONTREUX
SOIT LA CI-DEVANT BARONIE DU CHATELARD
Les évêques de Sion, en tant que seigneurs temporels, ont possédé le petit pays de Montreux jusqu’aux dernières années du XIIIe siècle, avec la supériorité territoriale et divers droits de fiefs et d’arrières-fiefs sur Villeneuve, Blonay et Vevey. L’origine de cette possession est incertaine. Suivant la tradition elle remonterait jusqu’au règne du dernier roi de Bourgogne ou des empereurs ses successeurs 1 . Il est du moins certain que la paroisse de Montreux Monasteriolum est mentionnée parmi les terres du diocèse de Lausanne, dont l’évêque et le Chapitre de Sion levaient la dîme du blé et du vin dans le XIIe siècle 2 . Quoi qu’il en soit, l’évêque Pierre d’Oron ayant contracté des dettes considérables dans la guerre que ce prélat soutint contre l’empereur Rodolphe de Habsbourg, son successeur Boniface de Challans se vit /80/ contraint, pour acquitter ses dettes, d’aliéner une partie des biens de son église 1 .
Il vendit à Girard d’Oron, chantre de l’église de Lausanne et doyen du Chapitre de Sion, toutes les possessions de l’église de Sion, dès la Cluse de Chillon jusqu’à l’eau de la Veveyse, et spécialement la paroisse de Montreux avec tous les droits de fiefs et d’arrière-fiefs, etc., ne se réservant que le patronage et le droit de collation de l’église de St. Vincent de Montreux. Cette vente, datée de l’année 1295, fut faite pour le prix de 500 livres lausannoises, sous la condition de pouvoir racheter les choses qui en faisaient l’objet dans le terme de onze années après la mort de l’acheteur 2 .
Girard d’Oron, doyen de Sion, étant mort en 1309 en instituant pour son héritier universel son neveu Girard d’Oron, fils de Pierre d’Oron, conseigneur de Vevey, l’évêque de Sion Aimon de Châtillon, successeur de Boniface de Challans, renonça, moyennant sept cent quarante livres mauriçoises, à la faculté de rachat que l’évêque de Sion s’était réservée dans l’acte de 1295 3 .
Girard d’Oron, coseigneur de Vevey et de la Vidamie de Montreux, pour se maintenir dans sa possession, fut obligé d’en céder une portion au comte Amédée de Savoie et de se reconnaître son vassal pour l’autre. Par un traité fait entre eux en 1317 4 , Girard d’Oron céda au comte Amédée toute la partie de la paroisse de Montreux située au delà de la baie jusqu’à Chillon, se réservant l’autre partie de cette paroisse /81/ qui a formé depuis la seigneurie du Châtelard. En sorte que la paroisse de Montreux se trouva partagée en deux juridictions féodales, dont l’une, celle qui est au delà de la baie, fit partie de la châtellenie de Chillon. Girard d’Oron, coseigneur de Vevey, ne laissa qu’une fille, Marie d’Oron, mariée en 1338, à François, baron de La Sarraz, chevalier, baillif de Vaud et du Chablais 1 .
C’est ainsi que la seigneurie de Montreux passa dans la maison des sires de La Sarraz.
François, sire de La Sarraz, eut quelques difficultés avec ses ressortissants de Montreux, relativement aux aides que ceux-ci devaient à leurs seigneurs dans trois cas, savoir: 1° lorsqu’ils parvenaient à la dignité de chevalier. 2° pour le voyage d’outre-mer. 3° pour le mariage de leur fille aînée. Cette redevance fut rachetée à perpétuité par les gens de Montreux, moyennant une somme de trois cents livres payée une fois pour toutes en 1355.
Il avait déjà accordé aux habitants de la paroisse de Montreux l’usage dans les pâturages et les bois qui lui appartenaient (1340), pour le prix de cent vingt florins d’or; il leur vendit ces mêmes pâturages en 1355, pour deux cents florins 2 .
François de La Sarraz, premier du nom, et Marie d’Oron, sa femme, laissèrent deux fils, Aimon et François; ce dernier survécut peu d’années à son père. Il eut deux fils, Nicod et Aimon, qui restèrent sous la tutelle de Marguerite d’Oron, dame de Bossonens, leur mère 3 . /82/
Les seigneurs de la paroisse de Montreux, qui étaient en même temps coseigneurs de Vevey, n’avaient point de château dans les limites de cette paroisse; le siége de leur justice était à Chailly, où il y avait une maison forte appelée la Tour de Chailly, résidence ordinaire de leur châtelain. François de La Sarraz, premier du nom, avait fait en 1352, un traité avec le comte Amédée de Savoie, par lequel il s’était engagé à bâtir dans la paroisse de Montreux un château fort pour servir de refuge à ses sujets en temps de guerre. Le comte lui avait accordé pour cela une somme de six cents livres. Les circonstances ne lui avaient point permis, non plus qu’à son fils François II, d’exécuter cette construction. Il en résultait que les sujets de la baronnie de Montreux cherchaient un asile en temps de guerre, tantôt ici, tantôt là, dans les châteaux du comte et refusaient ensuite de contribuer à la garde et à l’entretien de ces châteaux. Pour mettre un terme à ce désordre, le comte Amédée somma Rodolphe de Langins, tuteur des fils de François II, de s’acquitter des engagements pris naguère par leur grand-père; ceux-ci ne se trouvant pas en mesure de le faire, le comte Amédée leur accorda en 1379 un nouveau traité, par lequel il fut convenu que les ressortissants de la paroisse de Montreux choisiraient l’un des châteaux voisins du comte, pour leur refuge, et contribueraient dès lors à la garde et à l’entretien du château dont ils auraient fait choix 1 .
Ayant atteint leur majorité, Nicod et Aimon de La Sarraz firent le partage de leurs seigneuries; Nicod eut la baronnie de La Sarraz, et Aimon fut seigneur de Montreux et coseigneur de Vevey. (1403.) Celui-ci fut père de Claude de La /83/ Sarraz et de Marguerite, mariée à Jean de Gingins, seigneur de Divonne, chevalier, qui avait servi le roi Charles VII dans la guerre contre les Anglais jusqu’en 1440. A cette époque il revint dans ses foyers et trouva Claude de La Sarraz, frère de Marguerite, sa femme, mort depuis peu sans laisser d’enfants mâles; Claude n’ayant eu qu’une fille qui resta sous la tutelle de sa mère.
Jean de Gingins, seigneur de Divonne, dont l’épouse Marguerite de La Sarraz lui avait apporté en dot la moitié de la seigneurie de Montreux, racheta l’autre moitié de sa nièce Jeanne et se trouva par là en possession pleine et entière de cette seigneurie. Jusque-là les seigneurs de Montreux avaient fait leur demeure à Chailly, dans les cas très rares où ils visitaient ces quartiers. Jean de Gingins entreprit la construction du château du Châtelard en 1440. A l’occasion de cette construction, à laquelle travaillèrent à tour de rôle les ressortissants de la paroisse de Montreux, il leur accorda la faculté de nommer deux ou quatre syndics pour soigner leurs intérêts communaux 1 . Cette construction ayant été achevée, Jean de Gingins et sa femme Marguerite de La Sarraz donnèrent ou confirmèrent les franchises et bonnes coutumes de la paroisse de Montreux 2 . (1457.) Il survécut peu d’années à cet acte et mourut sur la fin de l’année 1461, à l’âge de 76 ans. Il fut enseveli dans l’église de Montreux dans la chapelle des seigneurs, laissant parmi ses vassaux la réputation d’un bon seigneur et d’un vaillant chevalier 3 . /84/
Jean de Gingins, seigneur de Divonne, fut le véritable fondateur de la baronnie du Châtelard. Cette baronnie comprenait dix-huit villages, distribués en neuf mestralies, savoir: la mestralie du Chêne; de Sales; de Vernex; de Clarens; de Chailly; de Brent; de Choulin; de Chernex et de Sionziex. Elle était dotée de tous les priviléges régaliens, tels que la haute, moyenne et basse justice, et le droit du dernier supplice. Elle relevait immédiatement du duc de Savoie et du bailliage de Chablais.
Pierre de Gingins, fils puîné de Jean, seigneur de Divonne, lui succéda dans la baronnie du Châtelard en 1462 1 . Nous avons raconté ailleurs comment ce seigneur trouva la mort en défendant ses foyers contre les Bernois et les Valaisans, qui avaient fait irruption dans les environs de Vevey, pendant la guerre de Bourgogne en 1476 2 . Le château du Châtelard fut brûlé et saccagé et tous les quartiers environnants livrés au pillage. Les habitants s’enfuirent dans les montagnes et ces scènes se renouvelèrent plusieurs fois pendant cette désastreuse guerre. A la paix, des marchands de Lucerne, se prévalant de l’appui des Bernois, maîtres du pays d’Aigle, se mirent en possession de la terre du Châtelard, sous prétexte de s’indemniser de certaines marchandises qui leur auraient été enlevées à Rolle par les seigneurs de la maison de Gingins. La cour de Savoie ayant désintéressé ces marchands, retira de leurs mains la seigneurie du Châtelard 3 . Cependant Amédée de Gingins, /85/ seigneur de Belmont, oncle paternel des enfants de Pierre de Gingins, ayant représenté à la cour de Savoie que leur père était mort au service de la patrie, victime de la guerre qui sévissait alors et dans laquelle ses pupiles restèrent orphelins et dépouillés de tout bien, il obtint de la duchesse Blanche, que la terre du Châtelard leur fût restituée, moyennant le remboursement de la somme qui avait été payée pour indemniser les marchands allemands. Cette restitution eut lieu en 1490, en faveur de François de Gingins, fils aîné de Pierre, seigneur du Châtelard 1 .
Dans l’entrefaite, les habitants de la paroisse de Montreux, que la crainte des Allemands avait fait passer en Savoie, étaient peu à peu revenus dans leurs foyers, et leurs jeunes seigneurs avaient autant que possible favorisé leur retour en leur accordant de nouvelles franchises. Les syndics ayant représenté à François de Gingins qu’il était très difficile de se faire comprendre et de délibérer dans les assemblées tumultueuses du Conseil général, où tous les habitants étaient admis, il institua un conseil de trente personnes, élu parmi les chefs de famille, pour administrer les affaires de la commune de concert avec les syndics 2 . (1496.)
Après la conquête du Pays de Vaud par les Bernois (1536), François de Gingins, fils de François, étant mort laissant deux fils, Michel Catelain et Jean François, sous la tutelle de Michel, comte de Gruyère, leur oncle maternel, celui-ci, considérant les charges onéreuses qui pesaient sur ses pupiles, vendit en 1549 la baronnie du Châtelard à Charles de Challant, seigneur d’Attalens, de Villarzel et /86/ autres lieux, pour le prix de sept mille cinq cents écus d’or 1 . C’est ainsi que la baronnie du Châtelard sortit de la maison de Gingins, à laquelle elle était parvenue dans le siècle précédent par un mariage. Dès lors cette baronnie fut vendue et revendue plusieurs fois, et chaque vente diminua son étendue et son importance. Les héritiers de Charles de Challant la vendirent en 1571, à la ville de Vevey, qui, au bout de deux ans, la revendit à noble Gaspard d’Anglure, en se réservant les droits et les fonds qui en dépendaient rière la juridiction de Vevey. Ce seigneur, originaire de Lorraine, n’ayant pu s’acquitter envers la ville de Vevey, transmit ses droits à Antoine d’Allinges, seigneur de Coudré en Savoie, qui ne se montra pas plus solvable. Jean Baptiste Rotta, gentilhomme des Grisons, retiré à Genève pour cause de religion, se substitua au seigneur d’Allinges pour l’acquisition de la terre du Châtelard 2 .
Les héritiers de Jean Baptiste Rotta étant tombés en faillite, le gouvernement de Berne fit faire une estimation juridique de la baronnie du Châtelard, laquelle fut estimée à dix huit mille écus ou cent cinquante mille florins; ils l’adjugèrent ensuite en 1596 3 à noble Gabriel de Blonay, seigneur du dit lieu et de St. Léger, à charge de satisfaire les créanciers des faillis jusqu’à concurrence de la dite somme. La maison de Blonay posséda la seigneurie du Châtelard jusqu’en 1661. Philippe de Blonay la transmit à sa fille Françoise de Blonay, femme d’Etienne de Tavel, banneret de Vevey. Messieurs de Tavel vendirent en 1708 la /87/ baronnie du Châtelard à Emmanuel Bondely, bourgeois de Berne, bailli d’Aubonne, dont les descendants ont possédé cette baronnie jusqu’à la révolution.
Nous voyons qu’à la date de 1596, cette baronnie consistait dans le château du Châtelard avec ses dépendances, estimé huit mille deux cent nonante écus d’or; sept poses de vigne sous le château, estimées deux mille deux cents florins la pose; quelques poses de champs et de curtils, et le bois du Kubli de la contenance de deux cent cinquante poses, estimées à cent florins la pose. Les plus beaux revenus de cette baronnie consistaient dans les cens et redevances féodales, tels que dîmes, corvées, gerbes de moissons, chapons; dans les services de deux cent et neuf hommes libres et francs devant la chevauchée, et nonante-cinq hommes libres, mais liges, c’est-à-dire ne pouvant quitter la seigneurie pour s’établir ailleurs 1 .
Gabriel de Blonay, baron du Châtelard, vendit en 1620 les bois du Kubli à la commune du Châtelard, pour le prix de vingt-cinq mille florins de douze sols. Après la conquête du Pays de Vaud par les Bernois, ceux-ci avaient confirmé à la commune du Châtelard les franchises qui lui avaient été accordées par Jean de Gingins en 1456, avec la réserve expresse de pouvoir diminuer, augmenter et changer, abolir et révoquer les dites franchises, toutes et quantes fois que bon leur semblera.
F. de Gingins.