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Mémoires et documents de la Société d’histoire de la Suisse romande

Edition numérique

François FOREL

Rapport sur la situation de la Société d’histoire de la Suisse romande et sur ses travaux

Dans MDR, 1863, tome XVIII, pp. 5-15

© 2022 Société d’histoire de la Suisse romande

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RAPPORT SUR LA SITUATION DE LA SOCIÉTÉ D’HISTOIRE DE LA SUISSE ROMANDE ET SUR SES TRAVAUX,

lu en séance publique à Genève, le 25 août 1859.

 


 

Messieurs,

Nous venons, suivant l’usage établi par notre honorable prédécesseur, jeter un coup d’œil rétrospectif sur l’état de notre société et sur les travaux qu’elle a accomplis pendant les dernières années.

La Société d’histoire de la Suisse romande, fondée le 6 septembre 1837, par une réunion composée de 45 personnes appartenant aux cantons de Vaud, de Genève, de Fribourg et de Valais, n’a pas tardé à acquérir de nombreux adhérents, et, malgré les lacunes que la mort et la retraite de plusieurs membres ont laissées dans ses rangs, elle /6/ compte aujourd’hui 255 membres effectifs, répartis de la manière suivante:

188 dans le canton de Vaud,
25 » Genève,
11 » Fribourg,
9 » Valais,
7 » Neuchâtel,
6 » Berne,
9 établis à l’étranger.
Total 255 membres effectifs.

Elle compte de plus 31 membres honoraires, choisis parmi les notabilités historiques de la Suisse allemande ou de l’étranger.

Grâce à l’activité persévérante des travailleurs qu’elle possède dans son sein, grâce au bon esprit qu’elle a rencontré chez tous ses membres, grâce à l’appui qu’elle a trouvé chez les autorités supérieures, elle a marché jusqu’ici d’une manière modeste, mais toujours égale. Elle a fait constamment des pas en avant, et ne s’est laissé détourner de sa tâche par aucune circonstance extérieure. Il faut d’ailleurs reconnaître que, si, de notre temps, nous voyons l’intelligence humaine se tourner avec une activité remarquable dans toutes les directions possibles, si elle semble surtout faire des progrès marqués dans la direction matérielle et industrielle, il y a cependant quelque chose qui pousse particulièrement les esprits du côté des sciences historiques. Il semble que le spectacle de la mobilité des institutions modernes ait pour effet de porter à l’étude des choses passées. Il semble aussi que la vue des grandes révolutions dont nous avons été témoins, ait eu pour résultat de fixer les yeux /7/ d’une manière plus claire sur les grands problèmes qui traitent de la destinée de l’humanité, de l’avenir des peuples et des conditions de leurs progrès.

Dans le cours des 22 années d’existence qu’elle compte depuis sa fondation, la Société d’histoire de la Suisse romande a mis au jour de nombreux travaux, et imprimé une vive impulsion à la recherche des sources historiques. Elle est restée fidèle à son mandat, qui consiste moins à écrire l’histoire qu’à en rassembler et préparer les matériaux, œuvre longue et complexe, qui ne saurait être accomplie ni dans un moment, ni par un seul homme. Cette œuvre doit nécessairement précéder le travail des écrivains, qui sauront plus tard revêtir ces matériaux de la forme vivante et populaire, propre à faire participer le public aux résultats de la science.

Telle est la pensée qui a présidé à la formation de notre société et des nombreuses sociétés du même genre dont s’honore la Suisse. Car, d’après les derniers relevés, on n’y compte pas moins de quinze associations qui s’occupent d’histoire. Ce sont, outre la nôtre: la Société des cinq cantons primitifs, la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, les sociétés de Fribourg, de Berne, les deux sociétés de Bâle, la Société des antiquaires de Zurich, les sociétés de Schaffhouse et de Coire, et enfin la Société centrale qui embrasse tout le pays. On y remarque aussi l’Institut national genevois, la Société jurassienne d’émulation et la Société scientifique d’Argovie, qui s’occupent d’histoire, mais qui embrassent aussi d’autres objets dans le champ de leurs études. Le nombre de ces institutions et leurs travaux témoignent hautement de la place importante qui est réservée en Suisse à l’histoire nationale, et nous croyons que peu de pays, /8/ proportionnellement à leur étendue, pourraient offrir le spectacle d’une activité plus développée. Il n’y a du reste rien que de très naturel à ce que l’histoire soit honorée et cultivée avec intérêt, dans un pays où elle offre de si belles pages et peut proposer de si nobles exemples.

Pendant les six années qui se sont écoulées depuis le dernier rapport présenté par M. le président Vulliemin, nous avons publié six volumes de nos Mémoires et Documents. Nous voudrions pouvoir en présenter ici une analyse et une appréciation détaillée, mais nous devons nous borner à en donner une indication sommaire.

Les tomes X et XI contiennent l’Histoire du comté de Gruyère, par M. le professeur Hisely. Cet ouvrage, entièrement composé d’après les documents originaux, a rétabli sur des bases diplomatiques l’histoire de cette intéressante contrée; il a distingué nettement les faits dont l’existence était clairement démontrée, de ceux qui ne reposaient que sur la tradition ou sur l’imagination plus ou moins romanesque des chroniqueurs. Ce travail présente du reste un intérêt beaucoup plus général que ne l’indique son titre, car durant leur longue carrière les comtes de Gruyère ont été activement mélés à toutes les affaires importantes de la Suisse occidentale, et leur histoire se confond souvent avec celle du pays tout entier. La publication de M. Hisely devait être suivie de la mise au jour du riche recueil de pièces justificatives, réunies par ses soins. Mais la place a manqué et nous a forcés, quoique à regret, d’ajourner une publication que nous appelons de tous nos vœux.

Nous avons fait paraître la dernière livraison du tome XII, contenant le Cartulaire de l'abbaye de Montheron, dont la publication est due aux soins de M. de Gingins. Ce n ’est /9/ pas devant une société comme la nôtre, qu’il est nécessaire de rappeler l’importance qui s’attache à la reproduction de cette sorte de documents. Rappelons seulement ici que c’est déjà le cinquième cartulaire que nous avons eu l’honneur de livrer à l’impression.

Le tome XIII, qui est un volume de mélanges, contient la réimpression de la célèbre Chronique de Marius, un des plus anciens et des plus précieux monuments de l’histoire des Gaules, et qui nous intéresse d’autant plus qu’elle est attribuée à l’un de nos premiers évêques. Il contient aussi une Notice sur le prieuré et la commune de Baulmes, œuvre de M. Louis de Charrière, et un Mémoire de M. Rodolphe Blanchet, sur les monnaies des évêchés de Lausanne, de Genève et de Sion. Ce travail important a jeté une vive lumière sur l’ensemble de l’histoire de nos monnaies épiscopales, qui jusqu’à sa publication n’étaient guère connues que par quelques travaux partiels.

Le tome XIV renferme des Recherches sur les acquisitions de la maison de Montfaucon et de la maison de Chalons dans le pays de Vaud. Cet ouvrage est encore dû à la plume infatigable de M. de Gingins, l’un de nos écrivains les plus versés dans la connaissance du moyen âge. Il nous a fait connaître une face jusqu’ici peu étudiée de notre histoire, celle de l’immixtion des représentants de l’influence bourguignonne dans les affaires de la Suisse occidentale, influence qui s’est toujours fait sentir à un degré plus ou moins marqué et qui n’a disparu qu’après les défaites de Charles le Téméraire.

Le tome XV, ouvrage de M. Louis de Charrière, contient une Etude féodale sur les fiefs nobles de la baronnie de Cossonay. Il fait suite aux publications précédentes du même /10/ auteur sur l’ancienne famille des Sires de Cossonay et sur l’histoire de la ville qui porte leur nom. Il complète ainsi la monographie de cette intéressante partie du pays et des chefs de cette illustre maison, qui s’est souvent trouvée à la tête du parti national dans les querelles du moyen âge. Le dernier travail de M. de Charrière présente un intérêt tout à fait spécial en ce qu’il nous fait connaître, dans ses détails, ce qu’était devenu le mécanisme compliqué des institutions féodales à l’époque de leur déclin.

L’Essai sur la féodalité de M. Edouard Secretan, contenu dans le tome XVI, présente un intérêt d’une nature plus générale. Cet ouvrage, destiné à servir d’introduction à la publication d’un traité de Porta, l’un de nos meilleurs jurisconsultes du siècle dernier, renferme à la fois l’histoire et le résumé du droit féodal, pris dans son acception la plus étendue. Il s’élève aux plus hautes questions de l’histoire et du droit, et nous montre que la féodalité, si vivement attaquée par les uns, si chaudement défendue par les autres, a joué dans l’histoire le rôle de toutes les institutions humaines, qu’à un certain moment elle a été à la fois une nécessité et un progrès, et qu’après avoir accompli sa tâche, elle a eu aussi son époque de décadence et de déclin. L’œuvre de M. Secretan a été remarquée par des juges compétents, et nous ne doutons pas qu’elle ne soit appréciée comme elle le mérite.

Le plan suivi jusqu’ici par la société a été de se consacrer essentiellement à la publication des sources de l’histoire et des ouvrages purement scientifiques, qui ne pourraient être mis au jour par les ressources des particuliers. Mais elle n’en revendique pas moins une part dans les œuvres qui ont été publiées par l’initiative individuelle de ses membres. /11/ Nous citerons ici l’important recueil mensuel de M. Gremaud, les Dépêches des ambassadeurs milanais, publiées par M. de Gingins, la Suite de l’histoire du canton de Vaud, composée par M. Gaullieur, la Chronique de Pierrefleur, éditée par M. Verdeil, l’Histoire d’Yverdon, par M. Crottet, l’Armorial du canton de Vaud et celui du canton de Genève, par MM. Mandrot et Galiffe, l’Histoire de Pierre de Savoie, par M. Wurstemberger, et enfin les belles reproductions typographiques qui honorent à la fois leur éditeur, M. Revillod, et l’imprimeur qui lui a prêté le concours de ses presses. Nous ne parlerons pas ici, pour ne pas nous exposer au reproche de nous parer des dépouilles d’autrui, des nombreuses publications des sociétés de Genève et de Fribourg, mais on nous permettra de les rappeler, parce qu’elles concourent à la même œuvre que la nôtre, et que, réunies toutes ensembles, elles forment un témoignage intéressant de l’activité de notre époque.

Après avoir passé en revue les ouvrages imprimés, il nous reste à faire connaître ceux qui ont été seulement lus ou présentés en séance publique. Nous voudrions pouvoir rappeler ici toutes ces communications, mais cette tâche excéderait les limites qui nous sont fixées, et nous nous bornerons à les résumer en quelques mots généraux. Nous nous en référons, du reste, aux procès-verbaux des séances, qui ne tarderont pas à recevoir leur publicité habituelle.

L’histoire ancienne a été représentée par divers travaux, mais surtout par des travaux archéologiques. Ceux-ci ont été poussés avec une grande activité pendant ces dernières années, et les découvertes tout à fait inattendues qui ont été faites le long des rives de nos beaux lacs, nous ont fourni des révélations fort importantes sur les mœurs des âges /12/ primitifs. La multitudes des armes, des instruments et des objets de toute espèce que l’on a pu recueillir, a ouvert un vaste champ à l’étude, et leur état remarquable de conservation a permis de les observer avec une précision jusqu’alors inconnue. Des pages nouvelles ont été ainsi ajoutées à notre histoire, et l’horizon de notre passé a été agrandi de bien des siècles. Notre savant archéologue, M. Troyon, n’a rien négligé pour nous tenir au courant du résultat des recherches qui ont été faites, et nous espérons pouvoir publier prochainement un mémoire détaillé qu’il prépare sur cet intéressant sujet.

L’étude des antiquités romaines a occupé une moindre place dans les recherches, parce que l’attention s’est portée plus particulièrement sur les époques antérieures. Mais nous ne doutons pas que l’on ne revienne bientôt à l’étude des monuments immortels de l’antiquité classique, sur lesquels la connaissance des âges antérieurs ne pourra manquer de jeter une vive lumière.

L’étude de la longue période du moyen âge a été l’objet le plus habituel de nos travaux. M. de Gingins, qui ne refuse jamais de nous faire une large part du résultat de ses savantes recherches, MM. de Charrière, Hisely, Vulliemin, Secretan, Martignier, nous ont entretenus à diverses reprises des faits relatifs à l’époque féodale. Il est facile d’expliquer l’intérêt qui s’attache à cette époque longue et peu connue, car c’est de son sein que sont sorties toutes les grandes institutions qui ont donné naissance à la civilisation moderne. C’est à elle que se rattachent nos subdivisions territoriales, politiques et ecclésiastiques, c’est d’elle que sont provenues en partie nos institutions communales, et c’est /13/ en elle que nous pouvons reconnaître la plupart de nos origines.

L’histoire moderne a occupé une place relativement moins grande dans nos séances, nous avons cependant entendu plusieurs travaux, entre autres de MM. Gaullieur et Daguet. Quant à l’histoire contemporaine, vous savez que, pour des motifs dont il est facile d’apprécier la prudence, nos fondateurs n’ont pas cru devoir la placer au nombre des objets de nos lectures publiques.

L’habitude où nous sommes de nous réunir une fois chaque année hors du siège de la société, nous a fourni l’occasion de recevoir plusieurs communications intéressantes sur l’histoire de diverses localités. C’est ainsi que notre réunion à Gruyère nous a valu une notice descriptive de M. l’abbé Tornare sur les tableaux historiques qui décorent la grande salle du château, un mémoire de M. Gremaud sur les origines du canton de Fribourg, une notice de M. Daguet sur la vie de Cornelius Agrippa, et la lecture de plusieurs lettres originales des comtes de Gruyère, communiquées par M. Hisely. Notre réunion à St. Maurice nous a procuré la lecture de deux mémoires de M. l’abbé Gremaud et de M. le chanoine Bocard, sur l’antique Abbaye fondée par le roi Sigismond, d’un mémoire sur le cardinal Schinner par M. Daguet, et d’une notice de M. Morlot sur des antiquités helvétiennes trouvées à Louèche-les-Bains. — Lors de notre réunion au Châtelard, nous avons entendu une notice de M. de Gingins sur l’histoire de cet antique château, jadis possession de ses ancêtres.

L’histoire particulière de Genève a été l’objet d’un petit nombre de travaux. Nous pouvons cependant citer une lecture de M. Gaullieur sur les premiers temps de Genève, un /14/ mémoire de M. de Gingins sur les origines du pouvoir temporel des évêques de cette cité, un mémoire de M. Gaullieur sur l’histoire de Carouge, et un morceau de M. Rilliet-Constant sur la chute de la république genevoise en 1798.

L’histoire spéciale de la numismatique a été l’objet des travaux constants de M. Blanchet, et nous avons dû à son obligeance de nombreuses et importantes communications. Nous lui devons en particulier la découverte de plusieurs monnaies de nos rois de la Transjurane, et la connaissance d’un atelier monétaire existant à Orbe sous le règne du roi Conrad. Nous devons aussi à MM. Troyon et Dangreville la connaissance de plusieurs monnaies trouvées dans le Valais.

Nous ne terminerons pas cette rapide esquisse, sans exprimer nos regrets bien sentis, sur la perte de deux hommes qui nous étaient également chers et précieux: M. le docteur Verdeil, qui nous a été enlevé au moment où il travaillait à achever son excellente histoire du canton de Vaud, et M. le professeur Gaullieur, l’un des membres les plus assidus de nos séances, et qui n’y venait jamais sans nous faire part du résultat de ses travaux nombreux et variés. Qu’il nous soit aussi permis, bien que nous n’ayons pas eu l’honneur de le compter au nombre de nos collègues, de prononcer ici le nom de M. Edouard Mallet. Ses travaux remarquables appartiennent à la Suisse tout entière, qui le comptait au nombre de ses plus savants historiographes, et nous ne pouvons exprimer ici qu’un vœu, c’est que ses amis ne tardent pas à faire voir le jour aux riches matériaux qu’il a laissés dans son portefeuille.

Messieurs, la mission que nous avons à accomplir n’est pas l’œuvre d’un jour. Nous avons à rassembler les matériaux d’un édifice long et difficile à construire, et chaque /15/ année vient apporter un contingent de découvertes et de travaux. Il reste encore beaucoup à faire, mais il a déjà été fait beaucoup, et nous voyons déjà se dessiner les traits de l’histoire de notre patrie romande. Nous voyons chaque jour plus distinctement que nos cantons occidentaux sont intimément liés par une véritable communauté d’origine, de langue, de destinée, d’intérêts, que nous appartenons avant tout à l’antique nationalité helvétique, mais que nous formons une famille à part dans la grande famille suisse, que nous avons droit à y tenir notre rang et notre place, et que c’est par l’union, la concorde et la bonne intelligence que nous arriverons à ce résultat.

Notre société elle-même est un gage d’union et de concorde. Formée d’éléments divers sous tant de rapports, nous sommes heureux de constater qu’elle n’a jamais failli à sa mission, qu’elle a toujours su s’élever au-dessus des intérêts du jour, et qu’elle a toujours vécu dans les régions sereines où l’amour de la science et de la patrie réunit tous les cœurs dans une douce et paisible confraternité. Joignons donc nos vœux et nos efforts pour qu’elle continue à marcher dans cette voie!

F. Forel