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HABITATIONS LACUSTRES DES TEMPS ANCIENS ET MODERNES
INTRODUCTION.
Les plus anciens peuples de l’Europe n’ont guère laissé de leurs demeures que des excavations informes ou des restes de pieux destinés à supporter de chétives cabanes. Le sol de quelques grottes contient encore, comme indice d’occupation, les charbons du foyer, des os concassés et les débris d’ustensiles divers d’une très haute antiquité 1 . A défaut de /2/ ces abris naturels, l’homme creusait parfois de véritables terriers, habités surtout pendant l’hiver, ou plantait sur le sol des pieux disposés en cercle, reliés par des branches entrelacées, et recouverts d’un toit cônique 1 . Ces cabanes circulaires, garnies d’argile intérieurement, ont été propres à plusieurs peuples de l’Occident, jusqu’à l’ère chrétienne, et elles étaient déjà usitées dans des âges fort reculés, dont on possède des urnes cinéraires qui reproduisent, en petites dimensions, l’image de la demeure du défunt 2 . La cabane de forme carrée a été connue très anciennement. L’une, découverte dans une tourbière de l’Irlande, avait pour assise des troncs couchés horizontalement, sur lesquels reposait la charpente, revêtue de grossiers plateaux en chêne, qui n’avaient point été sciés, mais simplement détachés du tronc à l’aide du coin 3 .
Des traces d’habitations, à moitié souterraines, ont subsisté jusqu’à nos jours; elles consistent en creux de 20 à 100 pieds de diamètre, qui contiennent les restes d’une industrie peu développée 4 . On peut se faire une idée de ce /3/ qu’étaient ces demeures par la description suivante d’un village de la Géorgie. « Rien ne m’étonna, dit M. Dubois, comme la vue de Tchégauli, et je ne pouvais, en voyant ces tas de terre çà et là, me croire au milieu d’habitations humaines, car il est impossible de supposer qu’il y ait des gens qui demeurent sous ces taupinières. Cependant, quand on a descendu une douzaine de marches grossières, on est surpris de trouver de nombreux compartiments pour les vaches, pour les chevaux, et, dans un coin séparé par une balustrade grossière, un petit coin pour les hommes, avec une cheminée au fond; c’est le seul trou qui donne de la lumière pendant le jour 1 . »
Telles étaient les habitations des anciens Gaulois et des autres peuples de l’Europe étrangers à la civilisation des Grecs et des Romains. Cependant un autre genre de construction d’un caractère non moins primitif a été constaté ces dernières années. Après avoir passé inaperçu pendant des siècles nombreux, il est venu révéler des usages dont l’étude n’est pas sans intérêt pour l’histoire de l’homme.
Ce fut à la suite de la baisse extraordinaire des eaux, pendant l’hiver de 1853 à 1854, qu’on découvrit dans le lac de Zurich, vis-à-vis de Meilen, des restes de nombreux pilotis au milieu desquels se trouvaient les dalles brutes d’anciens foyers, des charbons, des ossements concassés et des ustensiles divers, qui montraient que ce point avait été occupé fort anciennement. Les recherches dirigées à Meilen par M. le Dr Ferdinand Keller, ne tardèrent pas à se généraliser 2 , et l’on put bientôt se convaincre que les premiers /4/ habitants de la Suisse construisaient une partie de leurs demeures au-dessus de la surface des eaux, comme le font encore de nos jours plusieurs peuplades, entre autres les Papous de la Nouvelle-Guinée 1 . Les huttes de ces sauvages, de forme circulaire ou carrée, sont groupées en îlots séparés du rivage par une nappe d’eau de quelques centaines de pieds de largeur. Un pont léger conduit de la rive à ces habitations, construites sur une espèce de plate-forme en bois, élevée de plusieurs pieds au-dessus de l’eau, et supportée par de nombreux pilotis plantés dans la vase.
Ce genre de construction, en usage autrefois dans diverses contrées de l’Europe, a été mentionné par quelques auteurs anciens, et tout spécialement par Hérodote 2 , qui rapporte que les Pæoniens du lac Prasias, en Thrace, plantaient dans les eaux de grands pieux destinés à supporter un plancher sur lequel chacun avait sa cabane avec une /5/ trappe conduisant au lac. L’historien grec ajoute que ces habitations communiquaient à la rive au moyen d’un pont étroit.
Ce sont les débris de constructions du même genre qu’on retrouve dans la plupart des lacs de la Suisse et de plusieurs autres pays. Bien que les découvertes soient loin d’être épuisées, on pourra se faire une idée de leur importance par le grand nombre des emplacements sur lesquels s’élevaient ces bourgades lacustres 1 , ainsi que par les objets tombés à l’eau et accumulés dans la vase des lacs, en véritables couches historiques, pendant une longue série de siècles. Si les restes de ces constructions présentent en général une grande analogie, il n’en est pas de même des divers instruments qui les accompagnent. Les uns appartiennent à l’industrie la plus primitive, tandis que d’autres sont le produit d’un art plus avancé. Sur plusieurs points, tous les instruments sont en pierre et en os; ailleurs, les ustensiles domestiques, les armes et les ornements sont en bronze; et le fer apparaît, dans quelques localités, avec des formes et des ornements d’un genre étranger aux autres emplacements.
Cette diversité des matières employées caractérise trois âges successifs et répond à la loi générale qui préside au développement humain. C’est par le travail que l’homme a dû conquérir peu à peu les éléments nécessaires au progrès de l’industrie, et les découvertes qui ont le plus réagi sur son genre de vie n’ont point été faites simultanément. /6/ Les âges successifs que reproduisent les antiquités lacustres, ont été constatés dès longtemps par l’étude des anciennes sépultures dans la plupart des pays de l’Europe. On peut envisager comme un fait acquis à la science que les premières populations qui se répandirent sur l’Occident ignoraient le travail des métaux et étaient réduites, de même que les sauvages de nos jours, à employer l’os et la pierre pour les instruments tranchants; mais ce qui les distingue du sauvage stationnaire, ce sont les progrès de l’industrie, durant cet âge primitif, ainsi que les dimensions colossales de leurs monuments religieux et tumulaires.
Lorsque les métaux commencèrent à être travaillés, le cuivre eut la priorité sur le fer 1 , et ce fut en l’alliant à l’étain qu’on obtint le bronze antique des instruments divers de cette nouvelle période. L’or et quelque peu d’argent natif ont été travaillés en même temps que le cuivre et l’étain, mais d’autres métaux, tels que le zinc et le plomb n’étaient guère utilisés. Homère a transmis le souvenir d’un âge dont les armes étaient en bronze.
Les Péruviens et les Mexicains représentaient encore le même degré de développement industriel avant la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Vint enfin le /7/ moment où le fer fut surajouté aux matières précédentes. Il est à remarquer que ce n’est en général qu’après l’introduction de ce métal qu’on arrive à mettre en œuvre plusieurs minerais et à posséder les monnaies, l’écriture et les premiers travaux historiques. De nos jours encore, l’emploi plus ou moins grand du fer n’est pas sans rapports avec les progrès de l’industrie, de même que le nombre des matières utilisées désigne le degré de culture atteint par un peuple.
L’étude des monuments antiques ne laisse pas de doute sur la succession de ces trois périodes constatées tout spécialement par les antiquaires du Nord qui les ont appelées age de la pierre, age du bronze et age du fer, d’aprèS les matières qui les caractérisent 1 . Si ces âges sont distincts, il faut reconnaître, d’autre part, qu’il existe des époques de transition provenant du temps plus ou moins long pendant lequel se répand l’emploi d’une matière nouvelle.
On conçoit que cette marche graduelle de l’industrie n’avance point d’un pas uniforme dans tous les pays. L’âge du fer pénètre bien plus anciennement dans le midi de l’Europe que dans le nord. Ce n’est qu’au XVIe siècle qu’il commence en Amérique, et, de nos jours, plusieurs peuplades en sont encore à l’âge de la pierre. Cette inégalité peut se reproduire /8/ en quelque mesure dans le même pays et à la même époque, lorsqu’une partie de la population est isolée du mouvement général par la configuration géographique du sol ou par une trop grande différence de développement intellectuel. L’habitant des hautes vallées alpestres subit peu l’influence des villes de la plaine, et l’Indien de l’Amérique du Nord est trop dégénéré pour s’approprier la civilisation des Etats-Unis.
Malgré la succession des trois âges indiqués plus haut, on ne saurait donc affirmer que tout instrument en pierre soit nécessairement plus ancien que ceux en bronze, puisque quelques peuplades sont encore privées de la connaissance des métaux. L’appréciation d’ancienneté relative est cependant facile quand il existe dans la même contrée les débris de ces trois périodes nettement déterminées. Tel est le cas de beaucoup de pays et en particulier des cantons agricoles de la Suisse, dans la plupart desquels on retrouve l’emploi successif de la pierre, du bronze et du fer connu des Helvétiens avant l’ère chrétienne. Depuis longtemps les monuments tumulaires du canton de Vaud m’ont permis de constater cette succession, que viennent confirmer les antiquités lacustres.
On peut s’assurer, d’après ce qui précède, que les premières données de l’histoire laissent dans l’ombre l’existence de générations nombreuses, dont le souvenir serait perdu s’il ne restait dans le sol les débris de leur industrie. L’histoire, aussi longtemps qu’elle se limite aux sources écrites, est d’autant plus incomplète sur les origines des peuples que la connaissance de l’écriture exige déjà une assez grande culture. Avant que les chroniqueurs commencent à ébaucher leurs essais, des événements nombreux sont oubliés et bien des erreurs accréditées.