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Mémoires et documents de la Société d’histoire de la Suisse romande

Edition numérique

Edouard SECRÉTAN

Essai sur la féodalité:
CHAPITRE IV
Des justices dans le système féodal

Dans MDR, 1858, tome XVI, pp. 437-588

© 2022 Société d’histoire de la Suisse romande

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CHAPITRE IV

DES JUSTICES DANS LE SYSTÈME FÉODAL.

On traite ordinairement la justice féodale comme une simple dépendance du fief. Le fief est un territoire dont le seigneur exerce une sorte de souveraineté sur ses vassaux; la justice est une des branches principales de cette souveraineté. Ce point de vue a le mérite d’une parfaite netteté théorique, mais il est loin de présenter la vérité historique d’une manière complète.

L’élément des justices a joué, dans la création du système féodal, un rôle tout aussi important que l’élément du fief dont ce système tire son nom; il n’en est pas seulement une conséquence.

Avant d’avoir fait cette observation, selon moi capitale, dans les institutions féodales, je sentais obscurément, mais vivement, la difficulté de rendre compte, à l’aide des principes reçus, d’un grand nombre de données que les sources contemporaines contiennent sans chercher à en donner l’explication. /438/

Le traité de Championnière sur la propriété des eaux courantes, qui m’était tombé sous la main par hasard, fut pour moi le trait de lumière; grâces à cet écrivain savant et ingénieux, je parvins à découvrir, dans les anciens feudistes français, ce qu’ils ne disent pas, parce que, de leur temps, cela allait sans dire, et ce que les modernes n’ont pas vu, parce qu’ils n’en avaient pas l’idée.

Après avoir tâché de comprendre la féodalité française dans ses documents positifs, j’essayai de comparer les résultats obtenus avec les dispositions analogues du droit germanique; attendant de cette sorte de contre-épreuve la confirmation ou la correction des nouveaux aperçus.

La partie de ce travail dont nous avons actuellement à nous occuper, est une des plus ardues assurément.

Loyseau, l’un des jurisconsultes les plus versés dans la matière, dit énergiquement que, de son temps, « la confusion des justices, en France, n’est guère moindre que celle des langues lors de la tour de Babel; » mais, dans la science, les difficultés les plus grandes sont surtout celles qu’il est utile de surmonter. Nous élaguerons d’ailleurs les détails pour nous en tenir aux généralités autant que le comporte le sujet.

Constatons d’abord une chose peu observée, et qui pourra surprendre. Dans le système féodal réel et historique, la justice et la juridiction ne sont pas la même chose: la justice est un ensemble de droits essentiellement utiles, qu’un individu possède sur un certain district, ou territoire, droits dont le pouvoir de juger fait partie, parce que ce pouvoir est, lui aussi, une source de profits pour celui qui l’exerce; ainsi, le pouvoir de juger, ce que l’ancien droit appelle la juridiction, cette fonction éminente de la souveraineté, fait partie /439/ des droits de justice féodaux, mais ne les constitue point exclusivement; on pourrait même dire que la juridiction rentre dans la justice en quelque sorte accidentellement; au point de vue féodal, elle est un accessoire dans la justice plutôt que le principal. Mais ne nous y trompons pas, cet accessoire, par sa nature propre, par l’importance qu’il revêt dans une société quelconque, a dû bientôt redevenir le principal; de sorte que l’idée particulière que les circonstances d’une époque de troubles et de dissolution avait attachée à la notion de justice est rentrée dans l’ombre, et que la mission sociale de rendre la justice parmi les hommes a insensiblement repris la place qui lui appartenait.

Dans ce chapitre, en traitant des justices, nous traiterons, dans une première section, des droits de justice, des juridictions, des compétences diverses, des conflits qui en résultent, de l’organisation des tribunaux. Pour exposer le développement historique de ce sujet, il est nécessaire de remonter à l’époque barbare et de revenir sur cette question des honneurs, dont nous nous sommes déjà entretenus à l’occasion des origines de la féodalité. Dans la deuxième section on exposera les formalités du procès féodal. La troisième section traitera des droits utiles qui ont pour origine la justice.


 

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SECTION PREMIÈRE.

DROITS DE JUSTICE ET ORGANISATION JUDICIAIRE.

§ I.
Epoque barbare.

Le principe historique de ce que nous appelons l’élément des justices, dans le système féodal, remonte au delà même de la conquête barbare, aux derniers siècles de l’empire romain. Là se trouve, sous le nom même qu’il a conservé durant toute la période barbare, cet élément qui, conjointement au fief et tout autant que lui, a servi à la constitution de la féodalité.

Des bénéfices sont sortis les fiefs, des honneurs sont sorties les justices.

Les employés publics chargés par le fisc romain de la perception des redevances foncières se nommaient, selon leur rang, comites, vicarii, exactores, etc., et comme ils avaient aussi une part à l’administration de la justice, ils étaient collectivement désignés sous le nom de judices.

A cette organisation fiscale se lie l’usage des exemptions, ou immunités d’impôt, qui étaient accordées à certaines classes privilégiées, et celui d’attribuer à des fonctionnaires, ou même à des particuliers, la jouissance d’une portion du tribut. /441/ Les personnes auxquelles ces faveurs étaient accordées s’appelaient honorati.

La conquête ne changea pas cet état de choses. Les Barbares commencèrent par s’emparer des biens de l’Etat, comprenant le tribut, et les terres du fisc; seulement là où elles ne suffirent pas, le partage du sol avait lieu.

Jetons maintenant un coup d’oeil sur l’organisation judiciaire de l’époque barbare, et sur les rapports de la juridiction avec cette institution des honneurs.

Chez les peuples de race germanique, le pouvoir judiciaire et le pouvoir administratif n’étaient pas séparés. Le territoire national était divisé en districts, ou cantons (gau), à la tête de chacun desquels est un magistrat appelé graf, graphio, titre qui fut traduit en latin par comes (comte); ce magistrat préside l’assemblée des hommes libres (mahl, en latin placitum, mallum). Le pouvoir judiciaire est exercé proprement par cette assemblée; elle prononce le jugement; le comte préside à l’instruction du procès et à la délibération, fait exécuter la sentence, et perçoit une part dans la composition imposée à la partie perdante.

Le gau est subdivisé en districts plus petits, à la tête de chacun desquels se trouve le centenier, que la loi salique appelle tunginus. Dans les établissements des Barbares sur le territoire romain, où la constitution territoriale germanique ne s’est pas toujours reproduite d’une manière parfaitement exacte, au lieu du centenier, on trouve des délégués du comte sous les noms de vicomtes, ou vicarii (viguiers); ces magistrats de second rang remplissent, dans leur sphère, les fonctions que le comte exerce dans le comté. Les comtes, auxquels il faut associer les ducs, les margraves, ensuite les centeniers, vicomtes et viguiers, avaient pour profit de leur /442/ charge les honneurs; ce qui a donné lieu à appliquer le mot honneur à la fonction même, et quelquefois à la localité, à la circonscription dans laquelle la fonction est exercée. Il faut noter en passant que le nom de comte donné au graf n’est pas sans avoir sa signification. Le comes romain était le principal d’entre les judices qui percevaient le tribut dans les provinces. Le graf germanique, qu’on lui a assimilé, avait, d’après le droit barbare, la fonction de retirer les compositions, dans lesquelles il avait sa part; on suppose que son nom contient une allusion à cette partie de ses attributions et vient de greifen (prendre, saisir). Cette étymologie n’est pas la plus généralement admise; cependant, elle semble préférable à celles qu’on tire de greis (vieillard) et de gefährte (compagnon), lesquelles ne concordent point pour la désinence. En anglo-saxon, graf devient gerefa, que les lois d’Edouard-le-Confesseur font dériver de gerefen (rapere); cette étymologie a donc l’assez rare mérite d’avoir en sa faveur une autorité contemporaine; fût-elle rejetée, il subsisterait ceci, que les fonctions de perception ont paru aux contemporains caractéristiques de l’office du magistrat que les races germaniques ont envisagé comme l’analogue des comites romains, et auquel elles ont donné le même nom. Au fond, c’est l’essentiel.

Devant le tribunal du comte étaient portées toutes les causes ayant pour objet une rupture de la paix publique, les causes concernant la vie et la liberté, et les questions immobilières. Les causes civiles de moindre importance et les petits délits appartenaient à la justice du centenier.

Le roi barbare ne paraît pas avoir eu, dans l’origine, une compétence particulière 1 , ni une juridiction d’appel; il /443/ présidait l’assemblée générale de la nation (placitum major), et l’on portait devant lui les causes les plus importantes, celles qui concernaient l’Etat, ou ses propres fidèles, peut-être aussi celles qui divisaient des parties habitant dans différents comtés. En outre, c’était le roi qui prononçait le ban contre celui qui ne voulait pas se soumettre au jugement du comte. Quant à l’appel proprement dit, il ne s’accorde pas avec l’idée d’une justice populaire, et l’on ne voit pas qu’il y eût appel non plus de la justice du centenier à la justice du comte. Lorsqu’il y avait recours à un fonctionnaire supérieur, c’était à titre de plainte contre un juge local qui aurait failli dans l’exercice de ses fonctions, à peu près comme dans le cas qu’on a appelé plus tard la défaute de droit.

Le plaid du roi, le plaid du comte, et celui du centenier, constituent la justice nationale, la juridiction publique; elle était établie essentiellement en vue de la nation conquérante, mais elle put s’étendre aussi, avec certaines modifications, aux hommes libres de la race vaincue.

A côté de cette juridiction, il y avait encore la juridiction patrimoniale et celle des immunités.

Les justices patrimoniales ne sont, dans le principe, que la suite de cette juridiction domestique que le chef de famille germain exerçait sur sa famille et sur ses esclaves. Lorsque le bénéfice militaire vint créer dans le sein de la nation une sorte de confédération particulière, le senior, chef /444/ de cette association, accrut sa juridiction domestique de cet élément nouveau, qui n’est, au fond, que la transformation de l’ancien gasindi; il fut le juge naturel des différends qui surgissaient dans le sein de l’association et au sujet de l’association. Mais comme les leudes, ou vassaux, qui se groupaient autour du chef dont ils tenaient leurs bénéfices, étaient des hommes libres, la juridiction du seigneur sur ses bénéfices revêtit une forme différente de la simple juridiction du père de famille; les leudes eux-mêmes formèrent le tribunal qui rendait la justice dans l’association; le seigneur présida ce tribunal et en fut l’organe d’exécution, comme le comte l’était dans l’assemblée des hommes libres du comté. Les justices patrimoniales sont donc le germe des justices seigneuriales développé chez celles-ci par l’institution du bénéfice.

Des écrivains de mérite ont confondu la justice des immunités avec la justice patrimoniale. A mon sens, c’est une erreur. La justice patrimoniale est une juridiction entièrement privée; même lorsqu’elle est devenue seigneuriale, elle repose sur la triple base du droit de famille, du droit de propriété et du droit d’association. L’immunité de l’époque barbare est une concession que l’Etat fait de droits qui lui appartiennent en principe. L’Etat tendant à se dissoudre dans les individus et dans les associations individuelles, cette concession fut fréquente, souvent aussi elle fut suppléée par l’usurpation.

Cette remarque, bien saisie, jettera un certain jour sur la question de la compétence des justices patrimoniales et des justices immunes durant la période barbare.

Nous avons vu que l’immunité commença par être l’exemption des droits utiles que le comte aurait eu à retirer sur les terres de la personne qui en était favorisée, mais que la /445/ juridiction publique du comte subsistait néanmoins pour les causes qui n’étaient pas du ressort de la juridiction patrimoniale et seigneuriale. Plus tard, l’exemption des droits ducomte s’étendit aussi à la juridiction.

Dès ce moment, l’immune concessionnaire des droits du comte possède deux juridictions, l’une dérivant de la confédération qu’il a établie sur son immunité, l’autre de concession royale.

A quelle époque les immunités emportant le droit de juridiction qui appartenait au comte ont-elles commencé à se rencontrer? Cette question, objet de vives controverses, n’a pas encore été résolue avec certitude. Montesquieu, qui soutenait que la justice est de la nature du fief et qu’elle en faisait originairement partie, croit aussi que, dès le principe, les possesseurs d’immunités ont eu la juridiction complète sur tous ceux qui habitaient le territoire immune. Il cite à l’appui de sa thèse un diplôme de Dagobert, de 630, dans lequel ce prince fait au monastère de Saint-Denis une donation cum omnibus justitiis et dominicis terris; mais rien n’indique que, dans ce texte, justitia signifie le droit de juger. Nous croyons plutôt qu’il faut l’entendre dans l’autre sens, qu’on lui donnait souvent à cette époque, celui de droits utiles dérivés de l’impôt.

Le capitulaire de 806 et celui de 864, ainsi que diverses formules d’immunités ecclésiastiques rapportées dans Marculfe, impliquent en revanche l’idée d’une juridiction attachée aux immunités, mais sans en indiquer la nature. Lehuërou croit que les immunités carlovingiennes ne comprenaient pas la juridiction criminelle. M. Hélie fait à cette idée une objection assez plausible lorsqu’il dit qu’au temps dont il s’agit, la distinction entre la compétence civile et la /446/ compétence criminelle n’était pas connue. Cela est vrai à certains égards; mais on connaissait, en revanche, la distinction entre la juridiction du comte et celle du centenier; or, rien n’empêche de supposer que les concessions d’immunités ont pu d’abord accorder seulement la juridiction du centenier, et cette supposition nous paraît être la vérité. En effet, le précepte de 815, en faveur des Espagnols, nous semble indiquer clairement qu’il en était bien ainsi: « Pour les causes majeures, y est-il dit, comme meurtres, rapts, incendies, blessures graves, vols, brigandages, invasion de la propriété d’autrui, les réfugiés sont soumis à la justice du comte; » mais ces réfugiés reconnaissaient entre eux des seigneurs qui s’étaient constitués vassaux du roi et en avaient reçu de véritables immunités: « Præceptum auctoritatis qualiter in regno nostro cum suis comitibus et nostrum servitium peragere deberent. » Ces lettres d’immunité déterminaient non-seulement les rapports des seigneurs avec les comtes royaux, mais encore leur autorité sur leurs propres vassaux; c’est même l’abus que ces seigneurs espagnols faisaient de leur autorité que le précepte royal a pour but de réprimer. Or, après avoir indiqué ce qui reste à la juridiction du comte, le décret ajoute: « Ceteras vero minores causas more suo sicut hactenus fuisse noscuntur, inter se mutuo definire non prohibeantur. » Ce droit de juger les causes minimes est évidemment un droit de juridiction enlevé à la juridiction publique ordinaire: « Nous ne les empêchons pas de les juger à leur manière et entre eux. » Enfin, le décret reconnaît à ces seigneurs espagnols la juridiction qui a pour objet le service du fief: « Utatur eorum servitio absque alicujus contradictione vel impedimento et liceat illi eos distringere ad justitias faciendas, quales ipsi inter se definire possunt. » Il est à remarquer /447/ que, dans tout le précepte, il n’est parlé ni des vicaires, ni des centeniers, évidemment parce que les seigneurs espagnols les remplacent.

Le précepte mentionne donc trois sortes de juridictions:celle du comte, qui est réservée avec assez de soin pour faire penser qu’on tendait déjà à l’envahir; celle du centenier, minores causas, et celle qui a pour objet le service du bénéfice; ces deux dernières exercées par le seigneur espagnol, quoique bien différentes par leur nature, leur origine et leur objet.

Un des plus anciens diplômes connus et cités en France, qui renferme clairement la concession à l’immuniste de tous les droits et de toute la puissance du comte, est du commencement du Xesiècle, par conséquent il appartiendrait déjà au commencement de la période féodale; c’est un diplôme du roi Raoul en faveur de l’évêque du Puy, de l’an 924; le caractère de l’immunité, telle qu’elle est devenue alors, y est nettement tracé: « Cujus petitioni benignum præbentes assensum, regnum morem servantes, hoc præceptum immunitatis fieri jussimus, concedentes, et omnibus successoribus omne burgum ipsi ecclesiæ adjacentem et universa quæ ibidem ad dominium et potestatem comitis hactenus pertinuisse visa sunt: forum scilicet, telonium, monetam et omnem districtum cum terra et mansionibus ipsius burgi. » Ainsi, l’immunité a pour effet de transporter au concessionnaire tous les droits et toute la puissance du comte, et ces droits sont détaillés; ce sont tous ceux qui étaient compris dans l’expression justitia; mais alors, la féodalité est déjà un fait accompli. C’est aussi à la même époque que, sous les empereurs de la maison de Saxe, on vit se développer si rapidement le système des immunités en Italie et en Allemagne. /448/

L’immunité est le terrain sur lequel commença à se créer la classe des juges privés (judices privati), laquelle existait déjà sous la seconde race; mais, en général, ces juges, sauf les avoués des églises, ne sont jamais parvenus, même dans l’époque féodale, qu’à une compétence d’un ordre inférieur.

En attendant, voici quelle fut leur origine. Ordinairement le possesseur d’une immunité n’exerçait pas par lui-même la juridiction qui lui avait été concédée; déjà, d’après les principes de la législation romaine, l’honoratus ne pouvait exiger directement des contribuables la part de l’impôt qui lui était désignée; il la recevait du percepteur public. Johannis de Janua définit le judex romain appelé censualis: « Officialis qui censum exigit provincialem et qui dat illum. »

Un capitulaire de Clotaire II, de 615, nous montre que cette règle de la législation romaine avait passé dans la législation barbare. Ce capitulaire, parlant des conditions à exiger d’un judex, soit public, soit privé, statue que le juge public doit être pris dans la localité où il exerce, afin qu’on puisse le forcer à restituer sur ses propres biens ce qu’il aura perçu injustement; puis, venant aux juges privés, il reproduit la même règle, manifestement dans le même but 1 . Mais les honorati, qui, dans le principe, recevaient leurs droits /449/ des mains du juge public, lorsque l’honneur était assez considérable pour occuper un ou plusieurs juges, s’efforcèrent d’obtenir la nomination à ces emplois, afin de les tenir sous leur dépendance; de là les juges privés.

On avait trouvé déjà un exemple d’honneur concédé avec droit de choisir le judex dans un trait de la vie de saint Eloi, cité par l’abbé Dubos, où Dagobert donne à l’église de Saint-Martin un honneur sur la demande de saint Eloi 1 , et, dit l’hésiagoge, depuis ce temps, l’évêque a nommé le comte. Mais, il faut dire que souvent les églises faisaient remonter plus loin que de raison l’origine des droits qu’elles revendiquaient.

Pour obliger les contribuables à acquitter leurs redevances, il fallait que le juge privé reçût du roi le pouvoir de contraindre, le bannus, ou bannum. Naturellement, les possesseurs d’immunités cherchèrent à réunir au droit de choisir leurs juges celui de leur conférer le bannus. A mesure qu’on approche des temps proprement féodaux, ce droit de ban est plus fréquemment rappelé dans les concessions. Les juges privés portent des noms spéciaux qui ne se confondent pas avec ceux des juges publics, et dans lesquels on aperçoit déjà une hiérarchie différente; ce sont les vice-domini (vidames), les præpositi (prévôts), les majores (maires), les villici et villicarii; dans les immunités ecclésiastiques, ce sont les advocati (avoués). Ces noms mêmes nous indiquent que, dans le principe, leur juridiction était subordonnée à la juridiction du comte et de ses lieutenants, le vicarius et le vicecomes. /450/

L’époque barbare est un temps où aucune institution sociale ne parvenait à s’asseoir solidement, où le pouvoir public tendait sans cesse à se particulariser. Charlemagne déploya toute son énergie et tout son génie pour lutter contre cette tendance. Deux institutions touchant à l’organisation judiciaire, dont il fut l’auteur, témoignent à la fois de ses efforts et de la désorganisation même contre laquelle il avait à lutter; ce sont celles des missi dominici et des échevins (scabini).

Dans le but de maintenir les fonctionnaires locaux dans le devoir, de réprimer leurs oppressions et d’assurer le cours de la justice, Charlemagne envoyait dans chaque province deux délégués, un comte et un évêque, qui parcouraient, à diverses époques de l’année, l’arrondissement confié à leur surveillance (missaticum), recueillaient les plaintes qu’on leur adressait contre les hommes puissants et y faisaient droit, constataient la négligence des juges locaux, pourvoyaient aux justices dont l’exercice était suspendu; en un mot, corrigeaient tous les abus qu’ils apercevaient dans leur inspection, et s’ils éprouvaient quelque résistance, la signalaient au prince. Lorsqu’ils étaient présents, c’étaient eux-mêmes qui présidaient les plaids; en leur absence, les juges ordinaires rentraient dans l’exercice de leurs fonctions.

On voit, par les Capitulaires, que les fonctions des missi avaient aussi leur côté fiscal; ils devaient surveiller la régularité de la perception de l’impôt et recevoir des comtes la part revenant au roi.

La seconde modification dans l’organisation judiciaire due à Charlemagne est l’institution des échevins. Soit en raison d’un changement dans les mœurs, qui faisait que les hommes libres préféraient rester chez eux et travailler leurs /451/ terres que de passer leur vie dans les assemblées, soit parce que les contestations avaient augmenté par la plus grande complication des intérêts, soit enfin que les comtes et leurs subordonnés se fissent déjà de la fréquente convocation aux plaids un moyen de molester les hommes libres, l’obligation d’assister aux plaids était devenue une lourde charge; afin de l’adoucir, Charlemagne réduisit à trois le nombre des plaids obligatoires, placita legitima (ungebotene gericht); les autres, placita indicta (gebotene gericht), étaient convoqués par le juge; sept hommes désignés par l’assemblée du district, sous le nom d’échevins (scabini, schœffen), étaient seuls tenus d’y assister, et suffisaient pour rendre le jugement. Toutefois, les hommes libres n’étaient point privés par là du droit d’assister au jugement; ceux qui voulaient y venir y prenaient part, et l’on trouve même des sentences rendues après Charlemagne qui ne sont signées que par des hommes libres (boni homines, rachimburgi), et dans presque toutes, après la signature des échevins vient celle d’un certain nombre de boni homines. On a confondu longtemps ces boni homines avec les échevins. M. de Savigny a démontré le premier la différence qui les sépare 1 : les boni homines /452/ étaient les hommes libres propriétaires fonciers dans le district, qui avaient le droit de siéger aux plaids sans en avoir la fonction spéciale comme les échevins.

Les réformes judiciaires de Charlemagne, et plus encore son gouvernement vigilant et ferme, eurent d’abord d’heureux effets; elles rendirent aux plaids des hommes libres l’autorité qui leur était nécessaire et qu’avait affaiblie l’inertie d’employés moins préoccupés de leurs devoirs que des intérêts de leur agrandissement, et l’insouciance de ceux qui devaient y siéger comme juges; elles imprimèrent à leur action plus de régularité. Pendant la durée du règne de Charlemagne, ce résultat se fit sentir. Mais le grand mal n’était pas dans les vices de l’organisation, il était dans les mœurs, dans le développement des tendances individualistes qui se produisaient partout, et que Charlemagne avait vainement cherché à utiliser et à diriger au profit de la chose publique.

Nous avons vu ailleurs comment les associations particulières basées sur le bénéfice s’étaient formées sur chaque point du territoire, et, se séparant de plus en plus de la société générale qui leur avait donné naissance, finissaient par devenir des états dans l’Etat et par paralyser entièrement l’action publique.

Depuis Louis-le-Débonnaire, les bénéfices commencèrentà devenir héréditaires, et il en fut de même des fonctions publiques, ou des honneurs; car le nom d’honneur s’applique aussi à la fonction. Une fois ce point obtenu, la ruine de /453/ la royauté carlovingienne était accomplie; car elle se trouva dépouillée à la fois des deux grands moyens d’influence que le pouvoir possède, la disposition des charges publiques et le revenu de l’impôt. Un édit de Charles-le-Chauve, de 877, arraché à sa faiblesse par la puissance des grands et les dévastations des Normands, consacre formellement le principe de l’hérédité des honneurs et celui de leur transmissibilité par disposition entre-vif. Dès ce moment, les honneurs, comme les bénéfices, sont devenus patrimoniaux; ils sont entrés dans le domaine du droit privé, et avec eux la juridiction.

Faut-il en conclure, avec la plupart des écrivains modernes. que la justice publique exercée durant l’époque barbare par les comtes, les vicaires, les centeniers, a disparu dans la longue anarchie du IXe et du Xesiècle? qu’elle s’est éteinte avec la dynastie carlovingienne, et doit être entièrement assimilée à la justice des fiefs? Nous ne le pensons point. Au Xesiècle, la justice justicière cessa de se rattacher au pouvoir royal; mais elle n’en devint que plus absolue et plus illimitée, affranchie qu’elle était du contrôle d’une autorité supérieure. Aussi est-ce justement à cette époque, au moment où les justiciers se dégagent de la puissance des missi, que les populations jetèrent ces cris de détresse qui vibrent encore dans l’écho des souvenirs et sont parvenus jusqu’à nous d’âge en âge; ceux qui subissaient cette tyrannie insupportable n’étaient ni les vassaux, ni les serfs, c’étaient les anciens hommes libres, devenus les sujets des possesseurs d’honneurs et d’immunités.

La dernière révolution que nous venons de décrire est celle qui, en France du moins, ouvrit la porte au régime proprement féodal. L’hérédité des bénéfices avait créé le fief et le système féodal privé; la patrimonialité des justices publiques créa l’état social appelé féodalité. /454/

En Allemagne, durant la période barbare, nous trouvonsl’organisation des justices populaires en comtés et subdivisions de comtés, centenies (huntari), ou communes (marches), mais naturellement sans le mélange de l’élément des justices d’origine romaine (honores, justitiæ); le bénéfice même ne paraît avoir pénétré, en Allemagne, d’une manière vraiment notable que vers l’époque proprement féodale, lorsqu’il commence déjà à se transformer en fief.

Dans l’Italie lombarde, en revanche, la conquête franque avait introduit, dès le temps de Charlemagne, les bénéfices et les honneurs; en sorte que, sous le rapport de l’organisation judiciaire, l’Italie supérieure devait, à la fin de la période barbare, ressembler beaucoup à la Gaule du midi, contrée où l’élément romain était resté même un peu plus prépondérant que dans les contrées de l’Italie occupées dès le principe par les Lombards.


 

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§ II. Première époque féodale.

Depuis le Xesiècle, l’expression d’honneur est remplacée par celle de justice, et la juridiction attachée aux fonctions est devenue patrimoniale, héréditaire et transmissible, comme le bénéfice, qui, lui aussi, change de nom et commence à s’appeler fief. Les propriétaires des justices, auxquelles est attachée désormais une juridiction complète, ou limitée, sont censés les posséder au même titre qu’ils possèdent des fiefs; ils peuvent les aliéner et les inféoder de la même manière qu’ils aliéneraient ou inféoderaient des terres.

Il y a donc des seigneurs possesseurs de justices et des seigneurs possesseurs de terres, des seigneuries justicières et des seigneuries féodales; mais ces deux ordres de seigneuries reposent sur un principe différent et sont de nature différente. C’est là le véritable sens de cet adage, souvent répété par les anciens feudistes: « Fief et justice n’ont rien de commun, » maxime dont ces feudistes eux-mêmes ne saisirent pas la portée, parce que, s’ils en observaient sous leurs yeux les effets, ils n’en connaissaient cependant pas exactement l’histoire; maxime sur laquelle on a ensuite tant discuté sans arriver à un résultat par la même raison, et dont, de nos jours, on fait abstraction, ce qui est plus commode.

Loyseau, dans son Traité des seigneuries, et après lui tous les feudistes domaniaux du XVIIesiècle, ne voient dans les /456/ justices seigneuriales qu’une usurpation effectuée du IXe au XIesiècle aux dépens de la couronne 1 . Chantereau, /457/ Lefebvre, Dubos, dans son Etablissement critique de la monarchie, et Houard, ont suivi cette opinion, toute favorable aux prétentions déjà victorieuses de la royauté.

Montesquieu, dont le dessein n’était ni de combattre ces prétentions, ni de les favoriser, mais qui se proposait de montrer dans l’aristocratie le plus ferme et le plus constant appui de la monarchie, combattit Loyseau, et fit de la justice un élément du fief: « La justice, dit-il, fut, dans les fiefs anciens et dans les fiefs nouveaux, un droit inhérent au fief même, une de ses principales prérogatives; en sorte que celui qui avait la justice avait le fief. » Tous les modernes, jusqu’à Championnière, ont suivi, pour la plupart sans autre examen, l’opinion que Montesquieu a revêtue de son autorité.

Montesquieu cependant connaissait trop bien l’ancien droit français pour ignorer la maxime « fief et justice n’ont rien de commun; » pour l’expliquer, il suppose que beaucoup de seigneurs, qui n’avaient pas assez de vassaux à eux pour tenir une cour, laissèrent porter les affaires de leur ressort à la cour de leur suzerain, et par là perdirent leur droit de justice, « parce qu’ils n’eurent, dit-il, ni le pouvoir, ni la volonté de le réclamer. »

Cette explication pourrait sans doute justifier l’existence incontestable et parfaitement certaine de fiefs sans justice, mais elle n’explique pas celle, tout aussi bien constatée, de justices sans fief.

Si celui qui n’avait qu’un petit nombre de vassaux n’a pu conserver sa justice, comment aurait pu la conserver celui qui n’en possédait point du tout!

Hélie, dans son intéressant Traité sur l’histoire de la procédure criminelle, tout en faisant, comme Montesquieu, de la /458/ justice une dépendance de la propriété foncière, donne du fait de la séparation des justices et des fiefs, qu’il a du moins le mérite d’avoir remarqué, une autre explication: « Les temps, dit-il, amenèrent peu à peu cette séparation; les désordres incessants, les guerres privées, et les expéditions des Croisades, portèrent les propriétaires à aliéner successivement quelques-uns de leurs domaines; mais, en aliénant le fief, ils gardèrent le droit de justice. » Hélie imagine justementl’hypothèse inverse de celle de Montesquieu; l’un fait aliéner le fief et retenir la justice, l’autre fait aliéner la justice et retenir le fief. Les deux choses ont pu se rencontrer comme accident, mais ni l’une, ni l’autre, n’expliquent ce qu’il faut expliquer, savoir le fait général d’une différence essentielle et fondamentale entre la justice et le fief, fait qui ressort de cette règle générale et universellement reconnue: « Fief et justice n’ont rien de commun. » Observons d’ailleurs que ces explications supposent, l’une et l’autre, une différence déjà existante et admise dans la pratique entre la justice et le fief.

En étudiant les anciens feudistes et les documents de l’époque féodale, on se convaincra qu’ils ne supposent en aucune façon l’idée d’un démembrement, d’une disjonction de la justice et du fief; il est impossible d’apercevoir dans l’histoire de la féodalité l’indice du moment où cette disjonction commencerait à s’opérer 1 . /459/

En fait, une multitude de justices existaient sans fief dans tout le territoire de la France, à l’époque où les coutumes furent écrites, et un plus grand nombre encore de fiefs existaient sans justices. Or, bien loin que nous trouvions la cause /460/ de cette séparation dans des faits postérieurs à la constitution de la féodalité, plus haut nous remontons, et plus nous trouvons cette séparation positive et incontestée.

J’ai dit que les justices, en entrant dans le domaine privé, étaient devenues transmissibles, et qu’elles pouvaient être inféodées; on les inféoda tantôt conjointement avec la terre, tantôt séparément. Dans le premier cas, le vassal l’était à double titre; il devait hommage pour la justice et hommage pour le fief; la même faculté d’inféoder le domaine et la justice, ensemble ou à part, s’étendit aux sous-inféodations. Dans les pays de droit écrit, où l’on pouvait aliéner séparément chaque portion du fief sans le consentement du seigneur, ce qui est une grande exception aux principes du droit féodal, on pouvait aliéner de même telle portion de la justice qu’on voulait. Le morcellement de la justice fut surtout fréquent en Provence, parce que les biens nobles y tombaient en roture, s’ils étaient acquis sans une portion quelconque de juridiction.

Au moyen de l’inféodation du domaine et de l’inféodation des justices, il existait sur la même terre un fief de justice et un fief foncier. Cette double disposition à titre de fief a été observée par les feudistes; mais ils ne l’expliquent pas, parce qu’ils ont perdu de vue la nature diverse de chacune d’elles. Ainsi Brussel, lorsqu’il voit une même terre appartenir à deux vassaux et donner lieu à deux hommages, suppose que l’un d’eux n’a que la mouvance et que l’autre a le fief. Mais, s’il en était ainsi, celui qui a la mouvance serait le seigneur de l’autre, et c’est à lui que l’on rendrait l’hommage, tandis que chacun rendait un hommage séparé, et souvent à des seigneurs différents.

Avant de traiter des juridictions féodales et de leurs /461/ compétences diverses, il était nécessaire de rappeler l’origine et l’essence propre des droits de justices en général, et le caractère de leurs inféodations; car, dans la règle, l’étendue et la nature d’une compétence judiciaire sont déterminées par l’espèce du fief auquel elle se rattache.

Maintenant, abordons directement la question de la juridiction, ou de la justice, dans le sens ordinairement affecté à cette expression.

Dès l’époque de la conquête, on trouve, au sujet du droit de juger, deux systèmes en opposition.

Dans le premier, qui est celui des institutions germaniques, la justice est un droit subjectif, c’est le droit personnel de l’offensé; elle a moins pour objet le maintien de l’ordre social que la réparation d’un dommage causé à un individu. Mais ce droit personnel ne s’exerce pas individuellement; il faut un pouvoir social fort pour que l’individu isolé puisse se faire respecter. Dans la société germanique et dans la société de l’époque barbare, l’homme tire sa principale valeur de ceux auxquels il est réuni. L’Etat est une confédération de familles, de tribus locales, telles que la commune ou la marche, ou d’associations, comme le gasindi. Ce sont ces familles et ces associations que l’on attaque en s’attaquant à un de leurs membres, et c’est aussi la famille ou l’association qui poursuit la vengeance et reçoit la réparation. L’association qui laisse impunie l’injure d’un des siens est frappée d’indignité, et, en général, l’Etat lui laisse le soin d’intervenir pour juger les difficultés qui s’élèvent dans son propre sein.

L’autre système est celui des institutions romaines. Là, la justice est de droit public; le magistrat saisit les malfaiteurs et les amène, par force s’il le faut, devant son tribunal: /462/ en théorie du moins, faibles ou forts, tous sont justiciables du juge établi par l’Etat, comme tous s’adressent à lui; le droit de juger est objectif, la justice sociale est inévitable pour tous.

Ces deux systèmes se modifièrent en se combinant l’un avec l’autre; mais, au fond, ils restèrent en présence, persistant chacun dans sa nature originaire.

La justice, selon les idées romaines, entra plus ou moins dans les attributions des magistrats d’institution germanique, des comtes et des centeniers, qui, dans le principe, exerçaient leur juridiction selon les principes de la justice germanique.

La juridiction du comte reçut des idées romaines un caractère plus prononcé de droit commun, légal et nécessaire. Elle conserva des principes germaniques: la nécessité d’une accusation pour motiver son intervention, sauf dans certains cas, où l’Etat était particulièrement intéressé; le caractère des pénalités, qui, pendant assez longtemps du moins, se résuma à des compositions à l’égard des hommes libres, et le jugement populaire, auquel l’officier public se borne à présider, et qu’il est ensuite chargé d’exécuter.

Mais si le principe objectif, ou social, pénétra peu à peu dans la justice du comte, qui est la justice nationale et publique de l’époque barbare, le caractère de droit conventionnel et subjectif se maintint, en revanche, dans les associations particulières, et se développa dans la sphère de la justice à mesure que les confédérations particulières se multipliaient et augmentaient leur influence. Ici, le justiciable n’a droit à la justice et n’y est soumis qu’en sa qualité de membre de l’association, tandis que la juridiction du comte s’exerçait en raison du domicile, sans se rattacher à aucun contrat. /463/

L’association qui prit le dessus dans l’époque barbare est celle qui, issue du gasindi, se fonda sur le bénéfice militaire et engendra la féodalité. Les immunités servirent de base à des institutions analogues, mais dans lesquelles une certaine part du pouvoir social se trouvait absorbée. L’Eglise, de son côté, formait une grande association, organisée sur tous les points du territoire; plus tard, les communes se constituèrent aussi en associations particulières. Toutes ces associations eurent leur justice propre. La même cause agit partout; il fallait suppléer au défaut d’institutions publiques capables de protéger l’individu.

L’influence que l’élément romain a exercée sur la justice publique de l’époque barbare est incontestable; cependant, il ne faut rien exagérer, et l’on doit reconnaître qu’au fond, même dans les contrées autrefois soumises à la domination romaine, la justice s’était conservée essentiellement germanique. Cette remarque ne doit pas être perdue de vue lorsqu’on lit les auteurs français, surtout les jurisconsultes qui, jusqu’à ces derniers temps, se sont peu occupés des institutions germaniques, et ne leur font pas, dans l’histoire du droit de leur pays, la part qui leur revient. Championnière lui-même, dont les découvertes ont jeté tant de jour sur la question si obscure et si compliquée des justices féodales, semble ne voir dans la juridiction du comte qu’une transformation des institutions judiciaires romaines, et ne reconnaît l’élément germanique que dans les associations particulières exerçant la justice dans leur propre sein ou pour la protection de leurs membres, dont la juridiction, en quelque sorte privée, existait en opposition avec la justice du comte. Ce qu’il y a d’exclusif dans ce point de vue ressortira avec évidence lorsque nous arriverons à l’étude du système des /464/ juridictions féodales de l’Allemagne. En effet, la conséquencede ce point de vue serait que la juridiction publique n’aurait pas existé en Allemagne, ou qu’elle y aurait été une importation étrangère; or, ce fut justement le contraire, puisque la juridiction publique s’est conservée bien plus intacte et plus nationale en Allemagne que dans les pays qui ont appartenu à l’empire romain.

La juridiction du comte représente la juridiction de l’Etat aussi longtemps que subsiste le pouvoir social; mais, lorsqu’à la fin de l’époque barbare, ce pouvoir succombe, lorsque les fonctions judiciaires usurpées par leurs détenteurs deviennent elles-mêmes des possessions privées, les associations particulières cessent d’être rattachées les unes aux autres par le lien commun de l’autorité supérieure résidant dans l’Etat. Alors, la juridiction des anciens employés publics, devenus seigneurs justiciers, ne s’exerça plus que par districts, dans la circonscription où domine chaque seigneur; mais, entre les habitants de deux districts justiciers différents, il n’y eut plus de juge commun auquel on pût recourir; il n’y eut pas davantage de recours, faute de supérieur commun, entre les diverses associations particulières, bénéfices, immunités, etc., répandues sur le territoire. Alors, la force, la guerre, seules purent vider les différends 1 . /465/

On comprend combien cet état de choses déplorable dut favoriser les progrès des associations particulières; car celui qui en faisait partie avait derrière lui la force de l’association, qui lui devait sa protection; le seigneur féodal la devait à son vassal, l’évêque et l’abbé à ses clercs et à ses hommes, la commune la dut aussi à ses bourgeois; le justicier seul ne devait rien à ses sujets, à ses « hommes de poëte 1 , » comme on disait au moyen âge. D’où il résulta que ceux-ci furent obligés d’acheter, par la recommandation ou des engagements analogues, au prix d’une partie de leurs biens, et même de leur liberté, cette protection que l’homme libre et isolé ne trouvait plus nulle part. Voilà pourquoi, dans les temps féodaux, le droit de guerre privée n’appartenait pas aux vilains, c’est-à-dire aux sujets des justiciers. « Guerre, par notre coutume, ne peut quier entre gens de poëte, ne entre borgeois, » dit Beaumanoir.

En France, pendant la période intérimaire qui s’est écoulée entre l’époque barbare, ou franque, et le moment où le système féodal a atteint une forme organique saisissable et tant soit peu fixe, les juridictions publiques s’étaient confondues avec celles des associations particulières.

Ces associations particulières sont les seigneuries, tant justicières que féodales, les communes et l’Eglise.

Je parlerai de la juridiction ecclésiastique, de ses rapports et de ses nombreux conflits avec la juridiction seigneuriale, /466/ lorsque je traiterai de l’Eglise et de ses rapports avec la féodalité; je dirai aussi un mot de la juridiction qui s’exerçait dans les communes, en traitant du rôle des villes et des communes dans la féodalité.

Du XIIe au XIIIesiècle, lorsqu’une hiérarchie se fut formée entre les seigneuries, et avant que la juridiction royale eût décidément pris le dessus, les justices seigneuriales présentent une organisation assez pareille, que nous allons essayer d’esquisser.

Prenons pour point de départ la seigneurie complète, la baronnie, qui est comme la monade sociale, dans laquelle tous les éléments de l’Etat se trouvent réunis.

Dans une baronnie quelconque, il y a d’abord des vassaux possesseurs de fiefs militaires; ce sont les pairs (convassali), qui, sous la présidence du baron, forment la cour féodale, ou la cour du baron. Cette institution des pairs féodaux, qui se jugent entre eux, sous la présidence de leur chef, a une ressemblance trop frappante avec l’organisation des justices populaires germaniques pour ne pas en provenir. Du reste, elle remonte à l’époque barbare où les leudes formaient aussi le conseil et la cour des princes et des chefs; partout où le système féodal s’est étendu, on retrouvera la justice des pairs.

La baronnie unissant ordinairement la seigneurie féodale et la puissance justicière, on aura, entre la classe des vassaux (qui promptement se sépara des autres et devint la noblesse, les gentilshommes) et les serfs, une classe intermédiaire d’hommes de poëte, ou vilains; cette classe a ses tribunaux à part, dans lesquels la justice est rendue par les officiers des seigneurs, les baillis et les prévôts. Dans quelques contrées, où les hommes libres étaient restés nombreux /467/ et unis, ils avaient conservé le droit de se juger eux-mêmes; alors l’officier du baron ne faisait que présider les boni homines, qui rendent le jugement, mais ceci n’est que l’exception; généralement, les hommes de poëte furent mis par les seigneurs justiciers dans une dépendance qui exclut le droit de se juger soi-même. Dans les contrées où les hommes de poëte ont été assez forts pour maintenir leur indépendance vis-à-vis des seigneurs justiciers, leur tribunal se nomme la cour des hommes, qu’il ne faut pas confondre avec la cour de l’homme, dont nous allons parler.

Le vassal siégeant à la cour du baron peut avoir sur sa terre des arrière-vassaux, des censitaires et des colons libres, qui sont à leur tour sous sa juridiction; sa cour, modelée sur celle du baron, se nomme la cour de l’homme. Homme, en langage féodal, signifie vassal; cette acception était si reçue, que l’on trouve quelquefois dans les documents hommesse.

Enfin, nous trouvons les serfs, pour lesquels il y a aussi une juridiction spéciale; elle était exercée en général par les mêmes employés, baillis et prévôts, qui exerçaient la justice justicière sur les hommes de poëte, pour les cas qui ne ressortissaient pas du maître lui-même; car, pour ce qui concerne les devoirs envers son maître et les rapports avec les autres serfs, le serf est soumis à son maître seul; en revanche, il est soumis à la justice justicière pour les délits et dommages commis envers des personnes étrangères à la maison.

Après avoir vu les diverses juridictions qui se rencontrent dans la baronnie, considérons un de ces agrégats de seigneuries reliées entre elles, non par l’hommage, mais seulement par la foi, qui formaient la principauté. La principauté n’est pas une véritable suzeraineté, comme on l’a cru; /468/ car, dans ce sens, elle aurait été la seigneurie proprement dite, et les seigneuries qui la composaient n’auraient pas été des baronnies; mais, ensuite du mouvement vers la centralisation, qui succéda au mouvement décentralisateur dans l’histoire de la féodalité, la principauté tendit réellement à devenir suzeraineté, et y serait parvenue, si elle n’eût rencontré sur son chemin une autorité plus forte qu’elle, un pouvoir encore plus centralisateur, la royauté.

La principauté a aussi sa cour des pairs, présidée par le prince, et composée des barons; c’est la cour de baronnie. De cette cour n’auraient dû relever proprement que les seigneurs qui n’avaient pas prêté hommage au prince. La cour de baronnie pouvait avoir à juger un baron dans les trois cas suivants: 1° Si le baron a violé la foi due au prince. 2° En cas de contestation entre seigneurs, que l’on convient de trancher par l’arbitrage de cette cour; car, ici, il n’y a pas obligation. 3° Lorsqu’on se plaint d’un déni de justice fait à la cour du baron .

La cour du roi de France (curtis regia), sous la dynastie capétienne, n’était, dans l’origine, que la cour de baronnie du duché de France; elle devint cour des pairs pour tout le royaume par l’assujettissement des principautés à la couronne; alors, les princes, ou grands vassaux, entrèrent dans cette cour et y siégèrent à côté des barons du duché de France; ce qui ne laissa point que d’être pour les premiers une sorte d’abaissement. Comment cette cour du roi finit par dominer et absorber toutes les juridictions du royaume, c’est un sujet qui appartient à la deuxième époque de la féodalité française, et que nous verrons en son lieu.

Comme, dans la principauté, le prince avait, outre la cour de baronnie, sa propre cour du baron, laquelle était garnie /469/ non de barons, mais de vassaux, la confusion que je signalais tout à l’heure, entre la cour des pairs de France et la cour de baronnie du duché de France, put se faire quelquefois, d’autant plus qu’en définitive, la distinction entre les devoirs du baron et ceux du vassal n’était pas très claire. Cela fut le motif pour lequel, au XIIesiècle, on ajouta au serment de fidélité l’obligation pour le prince de faire juger le seigneur par ses pairs, c’est-à-dire en cour de baronnie, et non pas en la cour du prince-baron.

Des diverses cours que nous venons d’énumérer, la cour du baron et celle du vassal exercent ce que nous appellerons la juridiction féodale, dans le sens strict.

La cour des hommes, ainsi que celle des baillis et prévôts seigneuriaux, exerce la justice justicière.

La juridiction du maître sur les serfs constitue spécialement la juridiction familière, ou domestique.

La cour de baronnie et la curtis regia dont est sorti le parlement, sont des cours supérieures d’essence féodale, mais dans lesquelles, par le moyen de la clame en défaute de droit, et plus tard à l’aide des appels, la juridiction justiciè revint se réunir à la juridiction purement féodale.

Observons encore ici que, dans les seigneuries et principautés ecclésiastiques, les cours, soit féodales, soit justicières, tenues sous la présidence des prélats ou de leurs employés, sont des justices seigneuriales tout comme d’autres, c’est-à-dire qu’elles font partie de la juridiction laïque, non de la juridiction ecclésiastique.

Quelle était la compétence de ces diverses juridictions, et d’après quels principes dirigeants se détermine-t-elle?

La juridiction féodale proprement dite 1 est en corrélation /470/ intime avec la propriété foncière, puisque le seigneur féodal a le domaine direct sur la terre du fief; toutefois, la propriété de la terre n’implique point par elle-même la juridiction féodale. Ainsi, le propriétaire d’alleu qui, au domaine direct unit le domaine utile, n’a aucune justice sur sa terre tant qu’il ne la constitue pas en seigneurie, c’est-à-dire tant qu’il ne la concède pas en fief ou en censive. Il y a plus, le seigneur lui-même n’a pas dans son propre fief la justice féodale sur la portion dont il s’est réservé le domaine utile, attendu qu’une concession étrangère au lien féodal ne procure point la justice 1 . La juridiction féodale embrasse toutes les contestations auxquelles peut donner lieu le service du fief et les obligations réciproques qui naissent du contrat féodal; en un mot, elle est la justice propre à l’association qui existe entre le seigneur et les hommes du fief 2 .

C’est à la juridiction justicière, et non point à la juridiction féodale dans le sens strict, que s’applique la division, si souvent citée et pourtant imparfaitement, en hautes, basses et moyennes justices. /471/

La haute justice implique le droit de vie et de mort (jus sanguis), ce qu’on a plus tard appelé le grand criminel; c’est elle qui, d’après Beaumanoir, réprime les délits de « murdre, traisons, omicides, efforcements de femmes, essilleurs de biens (incendiaires), » et, en général, « celle qui s’applique à tous cas de crime dont on pot et doit perdre vie. »

Dans les temps féodaux, cette définition concordait avec une autre, que donne aussi le même auteur, savoir celle qui comprend dans la haute justice les causes « qui quient cheoir en gage de bataille. »

En effet, dès qu’il y a combat judiciaire, il y a « péril de vie ou de membre, » comme disent les Etablissements.

La haute justice était, dans la première époque féodale, opposée seulement à la basse justice, qui comprend les cas non réservés à la haute justice. Il n’est pas possible de méconnaître, dans cette double juridiction, la distinction que l’époque barbare faisait déjà entre la justice du comte et la justice du centenier.

Depuis le XIVesiècle seulement, on commence à faire mention de la moyenne justice. Dès lors, la compétence de la basse justice se réduisit aux causes les moins graves, celles que nous appellerions aujourd’hui affaires de police. Les limites positives de ces diverses compétences ont varié selon les temps et les lieux; cependant, une règle coutumière assez répandue fixa celle de la basse justice par un maximum d’amende de 60 sous.

La haute justice étant le signe le plus patent de la complète seigneurie, de la souveraineté seigneuriale, on conçoit combien on devait tenir à ce privilége, et combien il importait à son possesseur de ne pas le laisser amoindrir par les empiétements des bas justiciers de son ressort, fait qui s’était /472/ présenté fréquemment; car, durant la période intérimaire, un grand nombre de bas justiciers s’étaient créé des seigneuries aux dépends des droits des comtes, à l’instar de ce que ceux-ci faisaient à l’égard du roi 1 .

Aussi, lorsqu’on chercha à régulariser les rapports féodaux, tout empiétement de la basse ou moyenne justice fut-il sévèrement puni. La peine consistait en une amende de 50 livres, avec perte du fief, si l’on vient à procès. La question de compétence pour une justice impliquait ordinairement la question de suzeraineté.

A côté des seigneurs indépendants, parce qu’ils avaient acquis ou usurpé la haute justice et su repousser toute prétention, soit de juridiction, soit de suzeraineté à leur égard, il y en avait un bien plus grand nombre qui ne la possédaient point; ceux-ci avaient néanmoins la juridiction féodale dans leur fief. Souvent aussi, à la possession du fief s’unissait la basse justice, mais c’était en vertu d’un droit acquis à part ou d’une concession, et non selon la loi du fief. Ainsi, déjà dans l’époque précédente, nous avons vu les seigneurs espagnols réfugiés unir sur leurs terres la justice du seigneur bénéficier à la justice du centenier. Dans certaines contrées, dit Jacquet (Traité des justices seigneuriales), l’usage d’attacher à la concession d’un domaine en fief une portion /473/ de la basse justice était si général, que les coutumes y consacrèrent le principe que le seigneur féodal a de plein droit basse justice dans son territoire; cette règle ne peut toutefois être envisagée que comme une exception, la règle générale fut toujours: « Fief et justice n’ont rien de commun. »

La justice foncière, que plusieurs auteurs confondent avec la basse justice, est, au contraire, une partie de la justice féodale dans le sens strict; elle résulte du droit qu’avait le seigneur féodal de contraindre effectivement et directement son vassal à l’exécution de ses obligations, comme aussi de pourvoir à l’exécution des jugements rendus par la cour de son fief. En conséquence, le seigneur pouvait saisir la terre concédée par lui entre les mains de son vassal, et la lui retirer pour défaut d’accomplissement de ses engagements; cette faculté fut appelée justice foncière. Ce droit du seigneur féodal n’appartenait pas également au seigneur suzerain vis-à-vis du féodal, parce que le suzerain ne fonde son pouvoir que sur la fides, et parce que la suzeraineté n’est pas nécessairement la mouvance: « Li bers ne peut mettre ban en la terre au vavasseur, » disent les Etablissements.

La justice censuelle était, dans la justice justicière, ce que la foncière était dans la justice féodale; elle consiste dans le droit qu’a le justicier de saisir pour le recouvrement de son cens justicier. Elle se confondit avec la justice foncière, lorsqu’on en fut venu à confondre le cens féodal et le cens justicier, ce qui arriva vers la fin de la seconde époque féodale.

Les jurisconsultes du XIIIesiècle distinguaient les justiciables par la loi vilaine, des personnes qui devaient être jugées par la loi des gentilshommes; le sens et la portée de cette distinction ne sauraient nous arrêter maintenant. Les justiciables de la loi vilaine sont ceux qui sont soumis à la /474/ juridiction du justicier 1 ; les gentilshommes sont ceux qui sont jugés par la loi des fiefs.

Au Xesiècle, on distinguait simplement le feudataire de celui qui ne l’était pas; mais, au XIIIesiècle, la classe des feudataires a acquis une supériorité qui l’a séparée des autres classes, et qui est devenue inhérente à la personne, c’est-à-dire qu’elle tend à découler de la naissance, et cette circonstance a déjà influé sur le caractère des possessions. C’est pourquoi la censive, possession de nature analogue à celle du fief, mais soumise à des conditions envisagées comme inférieures, a bien pour effet de créer un engagement féodal, mais ne donne pas à celui qui en jouit la condition personnelle qui appartient au vassal; le vassal est devenu noble, gentilhomme, le censitaire demeure roturier, et, sous de nombreux rapports, il est assimilé à l’homme de poëte.

De là, les conséquences suivantes, en matière de juridiction. Le censitaire, comme membre de l’association féodale, a droit d’appel pour défaute de droit; en cela, il diffère du sujet justicier, celui dont Desfontaines dit: « Entre seigneur et son vilain, il n’y a de juge fors Dieu. »

Le censitaire, quoique vilain, n’est pas dans ce cas; l’autorité de Beaumanoir est précise sur ce point: « La seconde manière de gens as qui il est mestier, qu’ils somment leur seigneur ce sont cil qui tiennent d’eux heritages vilains, de qui la connaissance appartient au seigneur. Li seigneur se peut /475/ mettre en défaute envers cil qui tiennent d’eux en vilenage. » Mais le censitaire, n’ayant pas un fief, n’a pas le privilége d’être jugé par ses pairs; car il n’y a proprement de pairs que dans le fief militaire, où le caractère d’association n’a pas cessé de se manifester. C’est encore ce qu’explique Beaumanoir, lorsqu’il dit: « Telle manière de gens (les censitaires) point plus brièvement sommer son seigneur de défaute de droit que ne font li hommes de fief; car ils ne sont tenus de sommer par pers, qu’ils n’en ont nul. »

Beaumanoir prévoit aussi le cas où un vilain est possesseur d’un fief: « Nul ne doit douter, dit-il, qu’il doit être démené par ses pers, ainsi comme se il était gentilhomme, chauf que se il appelait, il ne combattrait pas comme gentilhomme, mais comme homme de poote. »

L’idée de l’appel était en principe étrangère à la justice féodale, aussi bien qu’à la justice justicière; ainsi, en appelant du jugement de son seigneur, l’appelant se posait comme vassal du seigneur auquel il appelait, et comme pair de celui qui l’a jugé. Dès lors, si cet appel est mal fondé, il constitue un acte de déloyauté féodale puni par la perte du fief. Si, au contraire, l’appel était fondé, cela prouve qu’il y a eu empiétement, de la part du seigneur qui a jugé, sur les droits de son suzerain, et cet empiétement motive la peine qui frappe le seigneur. La crainte des conséquences fâcheuses qui résultaient pour le juge féodal d’un appel admis à son égard, engagea les seigneurs des jugements desquels on appelait à envoyer, dans les cas douteux, un jurisconsulte choisi parmi leurs assesseurs à la cour du suzerain, afin de combattre l’appel. Ce fut la transition entre l’ancien appel, qui n’est qu’une déclaration d’incompétence, et l’appel véritable, qui repose sur l’idée que le tribunal supérieur a une /476/ connaissance supérieure du droit, en vertu de laquelle on lui accorde le pouvoir de réformer le premier jugement.

On admit aussi que le haut justicier avait, sur les basses justices de son ressort, une sorte de surveillance et pouvait contrôler lui-même la tenue de cette justice en y envoyant un de ses officiers, « pour veoir quel droit il fera, » comme dit Desfontaines. Chaque partie pouvait de son côté requérir auprès du haut justicier cette inspection; pour cette cause, on statua que les basses justices ne devaient pas être tenues pendant que la justice du baron est réunie. Le haut justicier pouvait, en vertu de son droit de surveillance, exiger du bas justicier qu’il agisse là où c’est son devoir de le faire (c’est proprement le cas du déni de justice), et qu’il ne tienne pas arbitrairement un homme en prison: « Il faut justice devers quarante jours, » dit Beaumanoir.

La défaute de droit, qui pouvait donner lieu à l’appel au suzerain féodal, n’était pas seulement le refus de juger, comme on le croit, mais tout abus commis dans l’exercice du pouvoir de juger. L’appel de défaute de droit a dû naturellement commencer à se développer dans la juridiction féodale, parce que la hiérarchie basée sur le fief s’est établie la première. Dans le principe, le rapport entre le haut et le bas justicier n’était pas une sujétion féodale; le vicaire de l’époque barbare, le bas justicier féodal, étaient souverains à l’égard de leurs sujets. La hiérarchie entre les seigneuries justicières s’établit donc postérieurement à la hiérarchie des fiefs proprement dits, et elle s’établit principalement par le moyen des appels; ce fut comme une nouvelle sorte de suzeraineté qui se créa au profit des hauts justiciers.

En Allemagne, la juridiction publique de l’époque féodale dérive directement des anciennes justices germaniques; elle /477/ n’a pas été altérée par des éléments romains, comme dans les pays conquis sur l’empire d’occident; tout ce bagage d’institutions fiscales qui s’attachait à la justice du comte franc et de ses officiers lui est demeuré étranger. Le comte et les juges qui lui sont subordonnés perçurent bien aussi certains droits utiles, mais ces droits sont d’origine germanique; c’est la part dans les amendes et les compositions que recevaient, dès les plus anciens temps, les graphions germaniques. Ce furent ensuite les droits dérivés du schutzrecht, le cens imposé en faveur des possesseurs du droit de vogtei, (avouerie) aux hommes libres que la modicité de leur revenu fit dispenser, vers le XIesiècle, de faire en personne le service militaire impérial.

Les juridictions publiques furent aussi, en Allemagne, l’objet d’inféodations; mais il résulta de la manière dont la féodalité y fut introduite, que le lien entre elle et le pouvoir impérial, d’où toute juridiction est censée provenir, ne fut jamais entièrement brisé; la justice n’y devint pas une chose complètement appropriée, un droit privé, comme en France. La justice nationale ne cessa de se rattacher à l’empereur, dans ses diverses sphères, que lorsque le pouvoir public passa lui-même presque totalement aux princes de l’empire. Or, cela n’arriva que tout à la fin de la deuxième époque féodale, lorsque la bulle d’or de Charles IV accorda aux princes le privilége de non evocando. Jusque là, même la juridiction attribuée aux grands vassaux en raison des progrès de la landhoheit, n’était qu’une juridiction concurrente avec la juridiction impériale, à laquelle on pouvait toujours s’adresser.

Les sphères de la juridiction publique et de la juridiction découlant immédiatement du contrat féodal sont peut-être /478/ mieux déterminées en Allemagne qu’en France; mais, au fond, elles sont les mêmes, ce qui est certainement une très forte confirmation des théories auxquelles nous nous sommes rattachés. En effet, si la juridiction féodale dans le sens strict est celle qui résulte naturellement du fait de l’association féodale, elle ne saurait beaucoup varier là où le fait sur lequel elle se fonde reste le même; et dès lors la juridiction générale à laquelle la juridiction féodale ôte ce qu’elle s’attribue, s’étendra aussi à peu près aux mêmes objets. L’identité des compétences respectives de la juridiction publique et de la juridiction féodale est donc un résultat auquel on pouvait s’attendre a priori, car il découle de la nature de la chose. Or, quelle meilleure démonstration peut-on désirer de la vérité d’une théorie que de la rencontrer en harmonie avec la pratique dans des pays d’usages et d’institutions très divers, et sur un ensemble de points nombreux et variés?

La juridiction proprement féodale, qui appartient à tout seigneur féodal, comprend, en Allemagne comme en France, toute contestation entre le seigneur et son vassal, concernant l’usage ou le service du fief, et toute contestation entre les vassaux d’un même seigneur.

Mais, en Allemagne, où la justice publique n’a jamais été appropriée, mais seulement inféodée, pour être exercée au nom de l’empereur, elle n’a jamais pu se confondre avec la justice féodale dans le sens strict, même lorsque les deux justices se trouvaient de fait réunies dans les mêmes mains.

Il résulte de cette circonstance que les sphères de ces deux justices sont restées plus distinctes, que les limites de leurs compétences sont plus précises et plus fixes. Ainsi, il est de droit commun, en Allemagne, que le seigneur peut aller, vis-à-vis de son vassal, jusqu’à le priver de son fief, mais qu’il /479/ n’a sur lui aucune juridiction pénale. Le seigneur qui accuse son vassal d’un crime doit le citer devant le représentant de la justice publique, de la justice du pays, le landrichter. Il en est de même si le vassal est accusé de n’avoir pas répondu à un appel militaire fait au nom du pays (in landesnoth), ou en cas de dommage causé par le vassal avant la formation du contrat féodal.

Si le vassal élève une plainte contre le seigneur dans le dernier cas cité, ou pour cause de délit, il peut aussi s’adresser au landrichter, mais seulement après avoir cité le seigneur devant la justice des vassaux. Cette citation devant la justice des vassaux est, d’après Homeyer, une sorte de citation en conciliation.

Toute contestation sur un fief, qui s’élèverait entre d’autres que le seigneur ou les vassaux, par exemple, entre divers seigneurs, ou entre le seigneur et un créancier auquel il aurait remis le fief en gage, est portée devant la justice du pays.

En résumé, la compétence des cours féodales s’étend:
1° Aux plaintes du seigneur contre le vassal qui entraînent seulement une amende ou la perte du fief:
2° Aux plaintes du vassal contre le seigneur, lorsqu’elles ont pour base le contrat féodal.
3° Aux plaintes du vassal contre son covassal.

En outre, si un étranger au fief a à se plaindre d’un vassal, il doit premièrement s’adresser au seigneur de ce vassal, qui est son juge naturel; si le seigneur refuse de faire droit à la plainte, il est censé embrasser la cause de son vassal, et, dans ce cas, il doit l’assister devant la justice du pays.

Cette dernière règle, dont nous avons vu certains indices en France, mais qui n’avait pu y être généralisée et /480/ appliquée en raison de la dissémination de la juridiction publique entre les mains des seigneurs justiciers, nous montre comment, en Allemagne, on avait cherché à coordonner entre elles les diverses juridictions, de manière à former un système d’ensemble dans lequel tous les cas particuliers pouvaient trouver leur place.

Une question plus complexe est celle de la concurrence entre la justice du landrichter et la justice du suzerain.

Il y avait des fiefs qui relevaient immédiatement de l’empire, et d’autres qui relevaient d’un seigneur suzerain; par exemple, d’un duc, d’un margrave, d’un landgrave, ou d’un prince ecclésiastique.

Le suzerain paraît avoir été appelé à décider lorsque le jugement du seigneur a été faussé, ou, comme on dit en allemand, injurié, méprisé (gescholten), et en cas de déni de justice. Dans ce dernier cas, il faut distinguer: ou bien le seigneur refuse la justice dans une cause où il est partie, ou bien il refuse simplement de juger. Si le seigneur est partie au procès, la cause est portée au landrichter, ou au suzerain, selon que la question au fond relève de la justice ordinaire, ou rentre dans le droit féodal. Dans la seconde alternative, la cause est toujours portée au suzerain; mais elle peut soulever devant celui-ci un nouveau procès entre le plaignant et le seigneur qui a refusé de juger, procès qui peut entraîner, pour cause de violation du devoir féodal, l’attribution du fief de ce dernier au seigneur suzerain.

Il y avait encore, en Allemagne, certains fiefs, dont le propriétaire était envisagé comme seigneur et avait des vassaux, sans toutefois relever de personne; c’est l’espèce de fiefs que le droit germanique appelle lehn an eigen; elle correspond, à ce que je pense, à ces possessions dont on trouve /481/ un certain nombre dans la France du sud, au commencement de l’époque féodale, sous le nom d’alleux seigneuriaux 1 .

Lorsque le bien seigneurial est la pleine propriété du seigneur (eigen), l’empereur en est envisagé comme le suzerain sous le rapport de la juridiction féodale, de même que si le fief relevait immédiatement de lui; car il est jugé né pour la pleine propriété comme pour le fief; il est la source commune du landrecht et du lehnrecht. D’après le Schwabenspiegel, en l’absence du roi, c’est le landrichter qui le remplace, lorsqu’il s’agit d’un lehn an eigen.

Cette théorie de la juridiction féodale dans le sens strict était déjà formée en 1037, lorsque Conrad-le-Salique donna sa constitution sur les fiefs; elle se trouve confirmée et développée dans les décrets de la diète de Roncaglia, de 1158.

A côté de la juridiction féodale proprement dite, il faut placer celle qui concerne les ministériaux et les classes non libres, et qui applique ce qu’on appelle, en droit germanique, le hofrecht (jus curiæ). La compétence de celle-ci était plus étendue; car le seigneur avait le droit de juger et de punir son ministériel dans sa personne et dans ses biens. La cour était, du reste, composée des ministériaux du seigneur, c’est-à-dire des pairs, de même que la cour féodale (lehngericht) était composée des vassaux. Cette cour jugeait également en cas de plainte d’un ministériel contre son seigneur; mais, dans ce cas, le seigneur ne la présidait pas lui-même, il mettait un juge à sa place; ordinairement, c’était le maréchal qui remplissait cette fonction. Pour les paysans, il y /482/ avait, dans chaque localité, des justices subordonnées à la hofgericht, que l’on appelait de divers noms, selon la qualité des justiciables; telles étaient les hofsprachs, les zinzgerichte et les eigengerichte.

La juridiction des hofgerichte correspond à la partie de la juridiction seigneuriale française qui avait pour objet la justice à rendre aux censitaires féodaux et aux serfs; car, ainsi que nous l’avons vu précédemment, les tenures inférieures au fief proprement dit (rechtelehn) n’étaient pas, en Allemagne, envisagées comme rentrant dans le droit féodal (lehnrecht).

La juridiction publique, en Allemagne comme en France, se divisait en haute et basse juridiction. Quelques auteurs identifient la basse juridiction avec les deux juridictions seigneuriales du lehnrecht et du hofrecht; mais cette opinion a été réfutée victorieusement, entre autres, par Blüntschli, dans son Histoire juridique de la ville de Zurich. J’estime, comme lui, que la haute et la basse juridiction, appelées advocatia major et advocatia inferior dans certains documents contemporains, est une distinction puisée dans l’ancienne constitution germanique, et correspond à celle que l’on faisait entre la juridiction du comte (gauding) et la juridiction du centenier (centding). Nous avons déjà indiqué cette idée, à propos des justices justicières françaises, et, encore ici, la comparaison avec les justices publiques allemandes ne fait que la corroborer.

Ce n’est pas à dire cependant qu’avec le temps ces rapports ne se soient pas modifiés. La constitution judiciaire del’Allemagne fut profondément bouleversée durant l’époque féodale; les emplois judiciaires devinrent héréditaires, comme l’étaient devenus les honneurs sous les derniers Carlovingiens; /483/ les anciens gau, dans lesquels le comte exerçait sa juridiction, se fractionnèrent par l’effet des immunités, et la haute juridiction, exercée d’abord sur tout le gau, se fractionna en même temps; des fractions de juridiction furent quelquefois données en fief à des familles seigneuriales; souvent aussi, les possesseurs héréditaires de la basse juridiction entrèrent dans la dépendance féodale des seigneuries qui avaient la haute juridiction; enfin, soit la haute, soit principalement la basse juridiction, purent être plus ou moins entamées par les justices seigneuriales issues du développement du système féodal. Mais, malgré toutes ces causes de modifications, le principe sur lequel repose la distinction entre la haute et la basse juridiction, ainsi que le caractère public de toutes deux, peuvent encore être clairement discernés.

Le droit qui caractérise spécialement la haute juridiction est toujours celui d’infliger la peine de mort (blutbann). Ce droit est censé dériver directement de l’empereur; il est exercé, soit par le landherr, soit par un grand bailli (hochvogt, par opposition aux simples vogten, qui exercent la basse juridiction), qui représente le prince, soit encore par le reichsvogt, ou bailli impérial, dans les villes et les avoueries impériales.

Le Sachsenspiegel, dans un passage qui a donné lieu à de nombreux commentaires, énumère quatre sortes de justices pour les hommes libres: celle du comte, celle du schultheiss, celle des gografen et celle du vogt. Dans les deux premières, on retrouve bien la juridiction du comte carlovingien, dont le schultheiss est le vicaire; la justice du vogt paraît être celle qu’avait autrefois le comte dans les districts distraits à sa juridiction par une immunité. Reste à savoir ce que c’est que la justice des gografen. /484/

Moser, dans son Histoire d’Osnabruck, tient le gograf pour identique au gaugraf. Eichorn a combattu cette opinion; selon lui, les gografen étaient des fonctionnaires qui rendaientla justice inférieure dans les subdivisions du territoire du comté, fonctionnaires auxquels ces justices auraient ensuite été inféodées; selon lui, les gografen n’avaient donc pas le blutbann.

Touchant le blutbann, il faut observer que, soit le landherr, soit son grand bailli, ne pouvaient exercer la juridiction qui l’applique sans en avoir reçu personnellement la commission (bannum) de l’empereur lui-même, et cela lors même que la juridiction à exercer est déjà inféodée et constitue un droit héréditaire dans la famille du prince. Ceci prouve que la haute justice ne cessa jamais d’être envisagée comme appartenant en principe à l’empereur, ne fut jamais entièrement appropriée, puisque celui qui la rendait devait en avoir reçu personnellement la délégation.

Par la dissolution de l’ancienne constitution germanique (gauverfassung) et le démembrement des comtés, l’organisation judiciaire avait perdu sa forme régulière; mais il restait les débris de cette organisation dans les landgerichten et les centgerichten. Ces justices conservaient l’usage de se tenir dans les anciens lieux de réunions, et étaient encore composées d’échevins pris dans la classe des hommes libres, appelés par ce motif même schœffenbarfreien. Toutefois, en certaines localités, ces échevins n’étaient plus choisis, leurs fonctions étaient aussi devenues héréditaires. Ces justices impériales finirent par être absorbées par la justice du landherr, auquel les causes purent être portées directement. Ceci nous amène jusqu’aux limites de la seconde époque féodale, où la justice des princes d’empire remplace généralement celle de l’empereur. /485/

Dans les avoueries impériales, où à côté des villes impériales, qui avaient leur reichsvogt spécial, s’étaient conservés des restes importants d’un ancien comté, il y avait un landrichter impérial, qui était nommé par le landvogt au nom de l’empereur. Les princes absorbèrent aussi finalement cette espèce de juridiction, dont il existait encore quelques unes en Souabe au XIVesiècle, et auxquelles primitivement pouvaient s’adresser même les sujets de ceux-ci.

La juridiction supérieure des missi carlovingiens avait passé, en Allemagne, aux comtes palatins (pfalzgrafen); cette juridiction parvint aussi aux princes d’empire vers la fin de la première époque féodale. Dans les avoueries impériales, elle fut remplacée par la suprématie que la justice de certaines villes impériales avait sur celles d’autres localités; telles furent, par exemple, les hautes cours de Francfort et de Rothwill. La plus haute cour de l’empire était celle de l’empereur; elle se tenait tour à tour sur les divers points de l’empire. A cette cour étaient adressées les plaintes contre les princes, soit laïques, soit ecclésiastiques, et les difficultés portant sur les droits de comté et autres régales. Le comte palatin du Rhin la présidait à défaut de l’empereur. Frédéric II le remplaça dans cet office par un hofrichter impérial. Dans les causes tout à fait importantes, comme lorsqu’il fallait juger un prince dans un procès intéressant sa vie, son honneur, son fief ou sa fortune, l’empereur siégeait en personne et avait les princes d’empire pour assesseurs. Dans les causes où l’empereur lui-même était intéressé, il se faisait remplacer par le palatin.

La cour impériale déploya toujours une grande activité, et, parmi toutes les fonctions de l’empereur, les fonctions judiciaires étaient peut-être les plus importantes. La cour /486/ impériale était cour d’appel pour toutes les cours féodales, en vertu du droit de haute suzeraineté attribué à l’empereur.

En Italie, les honneurs avaient été introduits à l’époque de la conquête franque, et, dès lors, ils purent être inféodés et sous-inféodés tout comme en France. La féodalité italienne a donc, elle aussi, une double base, le bénéfice, reposant sur la terre, qui engendre le fief proprement dit, le fief privé, et l’honneur, consistant dans une fonction publique à laquelle est attachée l’attribution de certains revenus, quelquefois de terres, plus souvent de portions de l’impôt romain, transformées ainsi en redevances féodales. Le point de départ est donc à peu près le même pour la féodalité italienne et pour la féodalité française; mais l’Italie ne tarda pas à entrer dans la sphère d’attraction de l’Allemagne, à laquelle, en revanche, le système de l’impôt romain était resté inconnu, et où la justice s’était conservée nationale. Il faudrait maintenant savoir si les honneurs italiens, auxquels furent assurément unies des portions de juridictions durant l’époque franque, subirent la transformation en justices féodales qu’ils ont subie en France durant l’époque intérimaire; si, par conséquent, en Italie comme en France, la justice est devenue un simple accessoire du fief; en d’autres termes, si la justice, la juridiction, est entrée dans la sphère du droit privé, fait qui caractérise essentiellement la féodalité française en opposition avec la féodalité germanique.

Cette question n’est assurément pas d’une solution facile, attendu que, pour la résoudre, il est nécessaire de recourir à des monuments historiques antérieurs au XIVesiècle; car, depuis cette époque, la puissance des cités ayant prévalu sur l’autorité impériale, celles-ci s’emparèrent de tous les droits régaliens qui se trouvaient à leur portée, étendirent leur /487/ juridiction sur les bourgades et les campagnes environnantes, y soumirent même par la supériorité de leurs armes la plus grande partie de l’ancienne noblesse féodale, classe qui d’ailleurs n’avait jamais vécu autant en dehors de la vie des villes que dans les autres pays de l’Europe où régna la féodalité.

La juridiction des cités provenant de l’usurpation qu’elles firent des droits de l’empereur, était de son essence une justice publique, lors bien même qu’à son exercice se seraient trouvés réunis des avantages, des revenus, qui l’affecteraient plus ou moins de la nature de possession.

Pour la période véritablement féodale de l’histoire du droit italien, savoir celle des trois premières dynasties allemandes, les présomptions me paraissent être que la métamorphose des honneurs-fonctions en justices proprement privées n’a pas eu lieu.

Dans le courant du Xesiècle, les droits de souveraineté furent démembrés et usurpés par les grands feudataires, en Italie comme en France; les propriétaires libres, les possesseurs d’alleux, y furent soumis aux mêmes vexations, et les honneurs, les juridictions, furent à ce moment la proie des comtes et des marquis, on n’en saurait douter.

Mais l’histoire nous apprend aussi que l’action des empereurs allemands, et particulièrement des princes de la maison de Saxe, eut pour résultat de rétablir l’autorité royale, de réagir contre la décentralisation, contre le démembrement absolu de la souveraineté auquel tendait l’Italie durant sa période intérimaire, qui, pour ce pays, se borne au IXesiècle.

Or, pour rétablir l’autorité du prince, lequel est censé représenter la nation, pour restaurer par conséquent l’idée de l’Etat, que durent faire, que firent tout d’abord les empereurs? Ils retirèrent à eux, en principe et d’une manière /488/ générale, le droit de juridiction, entreprise dans laquelle ils avaient pour eux, d’un côté, les institutions communes à la nation conquérante, à la nation allemande, de l’autre, les traditions encore vivantes, en Italie plus que partout ailleurs, de l’empire romain.

Ainsi, en premier lieu, par le politique emploi qu’ils firent du système des immunités ecclésiastiques, les empereurs allemands empêchèrent la formation des grandes seigneuries laïques dans la majeure partie de l’Italie. En second lieu, soit vis-à-vis des évêques, qui reçurent la délégation des droits de juridiction sur les villes, soit vis-à-vis des seigneurs laïques, qui n’avaient pas assez de force pour résister isolément, les empereurs firent prévaloir les principes concernant la justice qui faisaient règle en Allemagne sur les principes opposés qui auraient pu être déduits du fait des inféodations d’honneurs.

Ainsi, en matière de juridiction, il fut de règle, en Italie comme en Allemagne:
1° Que toute juridiction pénale, soit haute juridiction, est exercée au nom de l’empereur, en vertu d’un ban donné directement par lui.
2° Que l’on peut toujours recourir par appel au tribunal de l’empereur et de ses représentants, dans les causes qui concernent les hommes libres.
3° Que toute autre juridiction cesse là où l’empereur est présent.

Il résulte de là que, dans les fiefs majeurs tels que ceux des évêques, archevêques, comtes, ducs et marquis, le feudataire réunit la haute et la basse juridiction, parce qu’il est censé représenter l’empereur dans l’étendue de son fief, et en outre que, pour les causes d’un certain degré d’importance, /489/ il peut toujours y avoir appel à l’empereur lui-même. En l’absence de celui-ci, ces appels étaient portés au comte palatin, qui, d’ordinaire, résidait à Pavie, ou bien à des envoyés extraordinaires, à des espèces de vicaires impériaux, que l’empereur chargeait souvent d’aller rendre dans tels ou tels lieux la justice en son nom.

Muratori nous donne des renseignements fort précis sur ces envoyés; il montre qu’à diverses époques, fort distantes les unes des autres, on voit des plaids tenus par de véritables missi dominici, lesquels étaient assistés de juges revêtus aussi d’un caractère impérial (judices sancti palatii). Le comte et l’évêque de la localité assistaient d’ordinaire à ces plaids, mais leur rôle était subordonné à celui des délégués directs de l’empereur.

Selon M. Albini (Histoire de la législation en Italie), au dessous de la juridiction suprême de l’empereur, il y avait deux espèces de juridictions, qui se distinguent par la nature des causes: la cour des pairs, ou curie féodale, et la justice du juge ordinaire du lieu, laquelle comprenait la juridiction criminelle. Cette indication, si brève qu’elle soit, est précieuse; on en peut conclure que le système germanique, quant à la distinction entre la compétence féodale et la compétence ordinaire (lehnrecht et landrecht), était reçue en Italie, par conséquent que la justice féodale y était, comme en Allemagne, restreinte à un objet spécial, les causes qui tirent leur origine du contrat féodal, tandis que la justice ordinaire, y compris la justice criminelle même sur les vassaux, était restée dans le domaine du souverain.


 

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§ III. Seconde époque féodale.

Le moyen âge a été une époque de luttes continuelles des classes, des institutions, des idées; mais nulle part le combat n’a été aussi vif que sur le terrain des juridictions. Cela se comprend, puisque la souveraineté et la propriété, ces deux éternels objets de l’ambition des hommes se ramènent généralement à la juridiction.

Les institutions politiques ont toujours été liées intimement aux institutions judiciaires, mais les magistrats politiques du moyen âge sont tous juges dans un certain ressort, et juges avant tout. A ce trait particulier, dérivé des institutions germaniques, il faut ajouter les rapports étroits que le système féodal crée entre la propriété foncière et le droit de juger, l’extension si considérable que ce système donne à la justice patrimoniale et hérile, puis la forme de droit privé dont il affecte les juridictions seigneuriales de quelque nature qu’elles soient, tant celles qui naissent de l’association féodale elle-même que celles qui, étant primitivement d’institution publique, ont été appropriées et usurpées par leurs détenteurs.

Aussi, la plupart des grandes luttes du moyen âge, celles de l’Eglise et de l’Etat, celles de la noblesse avec la royauté, celles des communes avec chacun des trois autres éléments /491/ sociaux, se sont livrées le plus souvent sur le terrain des compétences et des juridictions.

En France, particulièrement, le droit de juger, cet apanage essentiel de la souveraineté, dont les grands vassaux avaient dépouillé les Carlovingiens, dut être, pour les rois de la troisième race, la première chose qu’ils cherchassent à reconquérir.

En engageant de bonne heure la lutte dans ce sens, la royauté française montrait une véritable intelligence des besoins de la société, et s’assurait l’appui des masses opprimées et tourmentées par le despotisme et l’anarchie, ces deux plaies des temps féodaux.

Le combat judiciaire était devenu le principal et presque seul moyen de décider les procès dans les cours féodales; les inconvénients, l’injustice d’un tel mode de preuve étaient trop manifestes pour ne pas se faire promptement sentir. Une telle procédure, concevable jusqu’à un certain point dans des cas très douteux, où tout autre moyen de preuve manquait, était absurde là où le droit pouvait être connu d’une autre manière; c’était un privilége accordé à la force, à la violence, et à cette noblesse altière habituée à ne respecter que le droit de l’épée, et dont une éducation entièrement militaire assurait la supériorité sur les autres classes de la population. C’est ce qui avait procuré aux justices ecclésiastiques, qui excluaient le combat comme moyen de preuve, leur popularité. De plus, la juridiction féodale, éparpillée dans les mains des seigneurs, pouvait à peine suffire au point de vue de la compétence, souvent contestée, et difficile à reconnaître dans les cas particuliers; elle était complétement insuffisante au point de vue de la sanction. Dans une société bien organisée, lorsqu’un jugement a été rendu, le pouvoir /492/ social se charge de l’exécuter, et la disproportion de force entre l’individu contre qui il faut exécuter le jugement et le pouvoir social qui l’exécute est trop grande pour que celui-là puisse seulement songer à résister.

Dans la société féodale, il n’en était pas de même; les justiciables étaient souvent aussi puissants que les juges, et les jugements demeuraient inexécutés faute de moyens de coërcition. Par cette raison, en réalité, la justice existait bien contre les faibles, mais rarement en leur faveur.

Enfin, les juridictions justicière, féodale, ecclésiastique, communale, n’atteignaient chacune que leurs justiciables immédiats.

Les seigneurs n’étaient justiciables de personne, et lorsqu’une contestation s’élevait entre les ressortissants de deux justices différentes, la cause pouvait aussi ne pas trouver de juge, l’étranger à la justice trouvant difficilement accès auprès d’un juge disposé à favoriser plutôt ses ressortissants.

Dans ces divers cas, soit lorsqu’une partie résistait à un jugement, soit lorsque le jugement même ne pouvait pas être rendu, la seule ressource pour obtenir son droit était la guerre; les guerres privées étaient ainsi l’état de choses normal et habituel.

L’insécurité générale qui résultait d’une telle constitution de la justice ne profitait qu’aux seigneurs féodaux assez forts pour se défendre eux-mêmes, mais pesait lourdement sur tout le reste de la société. Il y avait un besoin général d’ordre, mais on ne savait comment le rétablir, comment amener à s’entendre et à vivre en paix tant d’intérêts contraires et de pouvoirs armés.

Le rôle de la royauté était tout tracé; elle se constitua le juge de ceux qui n’en avaient pas, l’exécuteur des décisions /493/ rendues contre les puissants. C’était à son détriment que la juridiction féodale s’était établie, son intérêt la portait à l’attaquer; sa position, la supériorité de forces qu’elle avait vis-à-vis des seigneurs pris individuellement, le lui permit.

La réorganisation des justices publiques en opposition avec les justices seigneuriales, une procédure constituée sur le modèle de la procédure romaine et canonique, et basée sur le témoignage en opposition avec la procédure des armes, tels furent les principaux moyens par lesquels la royauté parvint à créer une autorité centrale dans le sein de la féodalité, et amena peu à peu la déchéance de celle-ci.

Depuis le temps où la compétence de la juridiction féodale embrassait presque tous les rapports de la vie sociale du moyen âge, où, à l’exception des villes libres et des officialités, tout était soumis aux règles du droit féodal, jusqu’au moment où la maxime « toute justice émane du roi » se trouve réalisée dans toute son étendue, et où les faibles débris de la juridiction féodale ne sont plus envisagés que comme des concessions que la couronne consent à faire à la noblesse, quatre siècles se sont écoulés; mais aussi le chemin était très long à parcourir.

Pour remonter aux débuts des entreprises par lesquelles la royauté a créé sa juridiction, il faut remonter à une époque dans laquelle la féodalité était dans la plénitude de sa force et de son pouvoir, au règne de Louis-le-Gros. Ce prince, duc de France et comte de Paris, n’était, en réalité, qu’un seigneur possédant des fiefs et des justices, comme tout autre seigneur; il n’était pas même le plus puissant seigneur de son royaume; cependant il était roi, il était l’héritier de la couronne de Charlemagne. /494/

La royauté n’était encore qu’un nom; mais dans ce nom était renfermé tout un avenir de grandeur et de puissance.

Louis-le-Gros donna le signal des entreprises de la royauté contre la féodalité. La première attaque fut dirigée contre les barons du duché de France. Louis-le-Gros résolut de les soumettre à sa juridiction; en sa double qualité de roi et de suzerain, il se constitua, dans le duché de France, le juge et le réparateur des injures pour lesquelles, dans le système féodal, tel qu’il existait de son temps, il n’y avait point encore de tribunal. Il s’efforçait de pourvoir à la sûreté des églises, des laboureurs et des pauvres; à la tête d’une petite armée, il assiégeait les châteaux des seigneurs signalés pour leurs oppressions.

Un récit de l’abbé Suger, rapporté par M. Guizot, montre de quelle manière Louis-le-Gros introduisait l’usage de la juridiction royale. « Vers 1101, Louis, n’étant encore qu’héritier présomptif de la couronne, apprit que le sire de Montmorency et l’abbé de Saint-Louis étaient en guerre l’un contre l’autre, à propos de certains droits de justice. Sur cette nouvelle, Louis fit sommer le sire de Montmorency de paraître devant le roi son père, et de s’en remettre à son jugement. » Ces expressions de Suger indiquent que, pour que la juridiction du roi entre les deux seigneurs fût légitime, il fallait que les parties consentissent à s’en remettre au jugement du roi; c’était moins une juridiction régulière que l’on appliquait qu’un arbitrage que Louis cherchait à imposer.

Philippe-Auguste entreprit de faire, à l’égard des grands vassaux de la couronne, ce que Louis-le-Gros avait fait à l’égard des barons du duché de France. Il fit juger par sa cour les comtes de Flandre et de Champagne, et jusqu’au roi d’Angleterre, en sa qualité de duc de Normandie; bien plus, /495/ confondant dans sa curie (curia regis) les vassaux de la couronne et ceux du duché de France, il obligea les premiers, non-seulement à reconnaître pour leur souverain celui qu’ils avaient traité en égal, mais encore à souffrir pour égaux ceux qui, selon la hiérarchie féodale, étaient leurs inférieurs.

Saint Louis exerça une influence plus étendue encore; les prétentions de ses prédécesseurs, les droits qu’ils avaient conquis par la force et qu’ils avaient exercés d’une manière intermittente et irrégulière, étaient acquis, assurés et placés hors de contestation sous son règne; saint Louis les exerça avec un soin et une équité qui donnèrent à la justice royale un nouveau relief. Mais il fit plus; par ses Etablissements, par la législation qu’il introduisit dans ses domaines, il mérita le titre de réformateur et de législateur de la féodalité française; sans briser avec elle, en respectant ses bases, il fit ce qui était possible pour améliorer les institutions intérieures, pour ramener l’ordre et la paix dans la société.

La principale reforme de saint Louis, parmi le grand nombre de celles qui lui sont dues, celle qui est le point de départ de toutes celles qui ont suivi, a été l’abolition du combat judiciaire; par là, la justice était rendue à sa mission. L’abolition du combat, une fois effectuée dans le domaine royal, s’étendit peu à peu aux possessions des grands vassaux; elle rendit nécessaires de nouvelles formes et procura la possibilité des appels, qui étaient inconciliables avec le jugement de Dieu. L’usage des appels fut à son tour une des principales causes de la formation d’une hiérarchie féodale régulière; car la constitution des rapports de suzeraineté, soit entre les seigneurs et les grands vassaux, soit entre ces derniers et le roi, dérive bien plutôt encore des appels que des inféodations et des sous-inféodations. /496/

Nous serions assez porté à croire que les réformes de saint Louis se propagèrent dans tout le royaume de France, précisément parce qu’elles n’étaient rendues obligatoires que pour les domaines de la couronne. Si ce prince avait voulu les imposer aux grands vassaux, comme le fit son successeur, il aurait excité leur opposition, et peut-être eût-il échoué devant elle; mais, en restant dans les limites de son pouvoir seigneurial, il donna l’idée d’imiter son exemple aux autres suzerains, qui trouvaient à le suivre le double avantage d’aller au-devant des vœux de leurs sujets populaires, et d’affermir leur autorité sur les seigneurs placés dans leur ressort. Depuis saint Louis, les juristes formés à l’école du droit romain poussèrent la royauté dans des voies encore plus hardies et plus incisives.

L’ordonnance de Philippe-le-Bel, de 1303, est la première qui abolisse le combat judiciaire dans tout le royaume; mais c’était encore trop tôt, et l’on reconnut bientôt que cette loi se heurterait contre une opposition insurmontable. Déjà, trois ans après, elle fut rapportée presque entièrement. La réaction féodale alla en augmentant sous le règne de Louis-le-Hutin, comme nous l’avons déjà vu, dans la question du pouvoir législatif royal. Au sortir des crises nombreuses que la France subit pendant l’époque de ses grandes guerres avec l’Angleterre, la royauté apparut plus forte, et le pouvoir de l’aristocratie avait sensiblement diminué; la nécessité de se réunir autour du pouvoir central pour combattre l’ennemi commun, la ruine de beaucoup de familles nobles pendant la durée de la crise, et surtout le changement dans le système militaire et la création des armées permanentes, avaient produit ce résultat.

Charles VII travailla dans l’esprit de saint Louis; il /497/ consolida les Etablissements, dont l’autorité avait été ébranlée durant les temps de troubles que l’on avait traversés. Il rédigea des coutumes; or les coutumes écrites, tout en constatant l’usage, le réglaient et pouvaient au besoin le modifier. Dans son ordonnance de Montils-les-Tours, il traita complétement la matière de la procédure. Il étendit la justice royale aux nouvelles provinces acquises à la couronne, en leur donnant des parlements; car le parlement de Paris ne pouvait plus suffire.

En soumettant les jugements des officialités à un appel au parlement, il plaça la justice ecclésiastique sous sa dépendance, comme l’était déjà la justice féodale.

Louis XI acheva cette révolution, en détruisant ceux qui pouvaient lui faire obstacle. A dater de son règne, on s’accorde à reconnaître que la puissance féodale est détruite; il le fallait, pour qu’il n’y eût en France qu’une loi, un Etat, un peuple. L’unité de l’Etat n’était pas possible avec la souveraineté des fiefs, et, une fois en train de battre en brèche cette souveraineté, on ne s’était plus arrêté. La royauté s’était débarrassée successivement de toutes les forces qui pouvaient la contrarier dans son développement, et s’était trouvée assez heureusement placée pour avoir toujours, contre la force qu’elle combattait, l’appui des autres. Contre les seigneurs et leurs justices, elle avait eu les communes et l’Eglise; contre la démagogie des communes et les prétentions ecclésiastiques, la noblesse. Patron immédiat des communes, protecteur de l’Eglise, suzerain de toutes les seigneuries du royaume, le roi pouvait toujours se présenter à chacune de ces forces rivales comme un allié naturel.

Une ordonnance rendue par les états de Tours, sous Charles VIII, en 1483, contient déjà la célèbre maxime: « Toute /498/ justice émane du roi. » Ainsi, le combat de la justice royale avec la justice seigneuriale peut être envisagé comme terminé; la féodalité, qui s’est maintenue pendant le XIIIesiècle, qui n’a été qu’entamée pendant le XIVe, est définitivement vaincue à la fin du XVe.

Après avoir indiqué à grands traits la succession historique des conquêtes de la juridiction royale, voyons plus en détail par quels agents et par quels moyens, souvent assez subtils, ces conquêtes ont été opérées.

Le testament que fit Philippe-Auguste, en partant pour la Croisade, est le plus ancien document législatif relatif aux prévôts, aux baillis et à leur compétence; en voici les dispositions principales:

Art. 1er. « In primis præcepimus, ut baillivi nostri, per singulos præpositos, in potestatibus nostris, ponant quatuor homines prudentes, legitimos et boni testimonii, sine quorum, vel duorum ex eis ad minus, consilio negotia villæ non tractentur. »

Art. 2. « Et in terris nostris, quæ propriis nominibus distinctæ sunt, baillivos nostros posuimus, qui in baillivis suis, singulis mensibus, ponent unum diem, qui dicitur assisiæ, in quo omnes illi qui clamorem facient, recipient jus suum per eos et justitiam sine dilatione et nostra jura, et nostram justitiam et forefacta quæ proprie nostra sunt, ibi scribentur. »

Art. 4. « Baillivi nostri qui assisias tenebant, si aliquis de baillivis nostris deliquerit, hoc constabit archiepiscopo et reginæ, similiter de præpositis nostris significent nobis baillivi nostri. »

Art. 6. « Præpositis nostris, et baillivis prohibemus, ne aliquem capiant, neque averum suum (son avoir), quamdiu bonos fidejussores dare voluerit, de justitia prosequenda in justitia nostra, nisi pro homicidio, vel murtro, vel raptu, vel proditione. » /499/

Il nous paraît résulter de ces dispositions:

1° Que ces deux offices existaient déjà, en 1190, sur les terres du roi, et que Philippe-Auguste n’a pas institué ces officiers, comme on l’a dit, mais qu’au-dessus des prévôts et baillis existant déjà, il a établi (posuimus) les grands baillis, qui tiennent les assises.

2° Que Philippe-Auguste mentionne deux sortes de possessions distinctes (potestates et terræ nostræ). Dans les potestates sont les prévôts (præpositi), dans les terres qui ont un nom distinct (propriis nominibus distinctæ) sont les baillis qui tiennent des assises.

En examinant le texte attentivement, tout porte à croire que les potestates ne sont pas des terres moins considérables que les autres, comme on l’a cru généralement, mais des justices, tandis que l’expression nos terres s’applique aux fiefs. Ainsi, dans l’article 1er, il s’agit de la justice justicière qui appartient aux prévôts; son territoire est la potestas, ses assesseurs sont les homines prudentes (les bons hommes du justicier); les affaires dont il traite sont celles de la villa, et les justiciables du prévôt sont les hommes de poëte, autrement dits les vilains.

L’article 2 traite de la juridiction des baillis, qui, institués sur les terres ayant nom distinct, c’est-à-dire sur les fiefs de la couronne, y exercent à la fois la justice justicière et la justice féodale; ils rendent la justice à tous, et constatent les droits royaux, les redevances qui sont dues au roi, les amendes qui lui appartiennent.

3° Il résulte de l’article 4 que les baillis qui tiennent des assises sont au-dessus des prévôts, les surveillent et peuvent les destituer quand ils se sont rendus coupables d’un crime. /500/

Le roi, comme tout autre seigneur, avait des possessions de deux espèces, des justices et des fiefs; en conséquence, il possédait des juridictions justicières et féodales, suivant la nature de ses droits sur chaque bien déterminé. Mais la domination royale avait, en outre, un caractère différent, soit du fief, soit de la justice justicière; ce caractère, de sa nature vague, et qui s’applique à tout le territoire, serait, si l’on veut, l’idée de la généralité; c’est par cette idée que la justice royale s’est constituée. Les juristes ont supposé que le roi était généraument le souverain justicier du royaume, comme aussi le propriétaire éminent de toutes les terres, le gardien de toutes les églises. Cette domination générale, tout en paraissant respecter les droits particuliers, planait sur l’ensemble des institutions et était toujours prête à en remplir toutes les lacunes; or, ces lacunes étaient nombreuses dans un ordre de choses composé d’éléments juxtaposés, incohérents, issu du désordre et de l’anarchie. Les baillis furent les instruments spéciaux de cette tendance, de laquelle la justice royale est enfin sortie, et dont le germe presque imperceptible est déjà dans le testament de Philippe-Auguste que nous venons d’analyser, mais se développa rapidement. Outre la juridiction justicière et féodale dans les terres du roi, la justice des baillis tend à comprendre dans sa compétence tous les sujets du royaume, quelle que soit leur position; cela ressort déjà de ces mots: « In quo omnes illi qui clamorem facient recipient jus suum per eos. » C’est plus clairement expliqué dans une ordonnance de 1254: « Jurabunt ergo quod quandiu commissam sibi tenebunt baillivam, tam majoribus quam mediocribus, tam minoribus quam advenis, tam indigenis quam subditis, sine personarum et nationum acceptione, jus reddent. » /501/

Ainsi, la justice des baillis devint une juridiction nouvelle, distincte de celles qui l’avaient précédée, applicable à tous, sans acception de rang, de puissance et de qualité; les hommes qui, par leur position, échappaient à toutes les autres juridictions, les gentilshommes dont les procès n’étaient pas dans la compétence des justiciers seigneuriaux, tombèrent sous la juridiction des baillis.

C’est contre cette justice nouvelle des baillis que s’élevèrent toutes les résistances de la noblesse ayant pour objetle maintien des guerres privées; c’était pour forcer les gentilshommes à recourir à ses tribunaux que la royauté multipliait ses attaques contre cet usage, si étrange et si persistant, parce que, ainsi que nous l’avons vu, il entrait dans l’ensemble des institutions du moyen âge comme le supplément naturel du défaut de justice.

Au XIVesiècle, la justice royale avait fait peu de progrès sous le rapport de sa juridiction nouvelle, dont la légitimité était encore vivement contestée; au XVe, elle en avait déjà fait davantage; à la fin de ce siècle, la compétence des prévôts comprend tous les crimes et délits commis dans leur ressort, sous réserve d’appel, et, à l’exception: 1° des délits de lèse-majesté, fausse monnaie, assemblées illicites, émotions populaires, ports d’armes (c’est le nom sous lequel on désigne la guerre privée), infraction de sauvegarde, etc., qui, comme cas royaux, entrent immédiatement dans le ressort du bailli; 2° des accusations portées contre les nobles vivant noblement et autres personnes privilégiées.

La compétence des baillis s’étendait à tous les délits qui ne ressortaient pas des cours seigneuriales, des officialités, ou des prévôts royaux, et cette compétence s’accroissait sans cesse au moyen de perpétuelles usurpations sur les justices /502/ ordinaires. Les registres des Olim sont remplis des conflits des baillis avec les justices seigneuriales et d’arrêts ordinairement favorables aux baillis. Au reste, la tendance à envahir sur les juridictions seigneuriales n’était pas particulière à la royauté; depuis longtemps déjà, ces justices avaient à se défendre contre les empiétements non moins hardis de la juridiction ecclésiastique, et si les seigneurs français contestèrent faiblement l’adage fameux, et historiquement faux, qui établit que toutes les justices viennent du roi, cela s’explique peut-être par l’idée que la supposition d’une inféodation de leur justice donnait aux seigneurs justiciers un certain appui contre les envahissements des officialités, auxquels ils n’étaient pas toujours capables de résister isolément.

Au-dessus des baillis et des prévôts, employés locaux, était le parlement, qui réunissait les diverses juridictions et formait le centre de toutes les justices du royaume.

On a considéré le parlement comme une continuation de la curia regis, c’est-à-dire la cour féodale du roi; mais il est plutôt issu de la combinaison de cette curie avec un élément nouveau et anti-féodal, savoir la chambre royale, à laquelle les baillis rendaient compte de leur administration.

Pendant une partie du XIIIesiècle, on ne savait, en cas de conflit de compétence entre un bailli et un seigneur, ou de plainte pour déni de justice, etc., si l’on devait porter la cause à la curie qui n’avait pas pouvoir sur le bailli, ou à la chambre qui ne pouvait juger le seigneur. On en vint, sous saint Louis, à réunir les deux corps pour ces cas; c’est là la véritable origine du parlement, dont la cour de baronnie du roi est l’élément féodal, tandis que, dans la chambre, autorité essentiellement administrative, le droit royal prédomine; cela explique pourquoi, ainsi que l’a remarqué /503/ Klimrath, durant la seconde moitié du XIIIesiècle, les séances du parlement ne sont nullement régulières. Plus les baillis prirent le dessus, plus, naturellement, la compétence du parlement s’accrut.

L’ordonnance de 1302 chercha à remédier au défaut de séances régulières. Depuis 1318, le parlement eut la juridiction supérieure pour tout le royaume, et les fonctions purement administratives restèrent à une chambre appelée la chambre des comptes. Dès lors, le parlement poursuit dans l’ensemble du royaume l’œuvre que les baillis accomplissent dans les provinces; il devient la cour suzeraine de tous les fiefs du royaume, en vertu de la fiction d’après laquelle la suzeraineté de tous les fiefs et de toutes les justices féodales appartient au roi. Toutes les questions sont dès lors dans sa compétence, soit directement quand il s’agit des différends entre les seigneurs immédiats, soit par voie de ressort lorsque la cause concerne des arrière-vassaux. Nous avons vu déjà les rapports de cette institution avec celle de la pairie.

Lorsque l’autorité royale se fut étendue sur tout le territoire de la France, le parlement de Paris fut reconnu pour la cour suprême partout, sauf dans le ressort de l’échiquier de Normandie, des grands jours de Champagne, des curies d’Aquitaine, de la cour des sénéchaux du Languedoc, et des terres dépendantes du roi d’Angleterre, du duc de Bretagne, du comte de Flandre et du Dauphiné. D’abord, la compétence de ces cours fut à peu près la même que celle de la curie du roi; mais les rois, prenant toujours plus le dessus sur les grands feudataires, cherchèrent à faire prévaloir leur propre parlement. Cela était sans difficulté, quant à la cour des sénéchaux, eux-mêmes fonctionnaires. En Champagne, on admit la requête au parlement dans la forme d’une /504/ supplique adressée au roi. La lutte entre le parlement de Paris et l’échiquier de Normandie se prolongea durant tout le XIVesiècle; à la fin, l’échiquier resta indépendant. Une lutte pareille avec le parlement de Bretagne eut la même issue. Le fond de ces luttes des parlements provinciaux était toujours la résistance du droit féodal contre la nouveauté du droit royal; mais lorsqu’au XVesiècle, la royauté eut triomphé, le rapport se trouva changé, toutes les cours étaient également soumises au roi; alors le pouvoir royal n’eut plus d’intérêt à soumettre les parlements des provinces à celui de Paris, dès lors, au contraire, soit pour accélérer l’expédition des affaires, soit pour ne pas donner au parlement de Paris une influence excessive, on fit de toutes les anciennes cours féodales supérieures des parlements royaux d’après le modèle de celui de Paris.

L’abolition des guerres privées avait frappé au cœur l’institution du fief, comme rapport militaire et personnel, et fait disparaître la cause même des contestations relatives aux obligations proprement féodales. Dès le XVesiècle, les traités des fiefs, en France, ne parlent plus que de lods, de ventes, de reliefs, de censives, d’aveux et de dénombrements, en un mot, des droits utiles; les coutumes rédigées à cette époque ne s’occupent des droits des seigneurs qu’au point de vue du produit; la juridiction proprement féodale se réduit donc, par la force des choses, par la transformation même du rapport féodal, à ce que nous avons défini, en traitant de la compétence féodale, sous le nom de justice foncière. Pour la justice justicière des seigneurs, il en fut autrement, les causes qui entraient dans sa compétence se reproduisaient constamment; l’établissement des communes lui enlevait quelques justiciables, mais les communes indépendantes n’occupaient que la /505/ partie la moins considérable du territoire. Dans les campagnes, le seigneur resta justicier vis-à-vis des vilains, l’affranchissement des mains mortes ne les enlevait nullement à son tribunal. En outre, les baillis et les prévôts n’avaient aucun droit à s’immiscer dans l’exercice de la justice justicière, dont le territoire leur était fermé en vertu du principe que chaque justicier est souverain dans sa justice.

Les employés royaux opposèrent à ce principe celui que toutes les justices sont tenues en fief du roi. Cette règle ne brisait pas avec les idées féodales, elle n’altérait la réalité qu’en faisant de la condition de certaines justices celle de toutes les justices seigneuriales. Sur ce principe on établit le système des appels, au moyen duquel on constitua ce que l’on nomma le ressort.

L’appel pour défaute de droit, qui était de règle dans la justice féodale, n’existait pas originairement dans la justice justicière. Dans le droit féodal ancien, le vassal auquel son seigneur avait refusé justice pouvait toujours s’adresser au suzerain de son seigneur, s’il y en avait un. C’est ce qu’exprime Beaumanoir fort clairement dans le passage suivant: « La première manière de gens qui peuvent appeler sont cils qui tiennent en fief et en hommage d’autrui et lor seigneur ne leur voelent fere droit, ou il lor delaient trop lor droit; ichele gent, de lor seigneur tiennent le lor saisi, ou prennent, ou liènent, ou empècent à lever, doivent requerre lor seigneur qu’il lor rende ou ressaisisse. »

Ainsi, la défaute de droit n’était pas toujours ce que nous nommons déni de justice, et Beaumanoir parle surtout ici du cas où le seigneur a saisi le fief de son vassal; dans ces cas. il y a appel au supérieur commun.

Entre le seigneur justicier et ses vilains, il n’y a pas de /506/ défaute de droit; c’est ce qui résulte, on ne peut plus nettement, d’un passage célèbre de Desfontaines: « Par notre usage, dit ce jurisconsulte, n’a-t’il entre toi et ton vilain d’autre juge fors Dieu; tant comme il est tes coukans et tes levans, s’il n’a d’autre loi vers toi, fors la commune. »

Dans ce passage, Desfontaines parle des hommes de poëte, sujets du justicier devenu indépendant par la chute de la royauté carlovingienne.

Le privilège de l’appel de défaute de droit appartenait au vassal, en raison des idées féodales et non en raison de sa condition, plus relevée que celle des vilains; car l’homme qui dépendait d’un seigneur féodal pour une censive, c’est-à-dire un héritage vilain, n’est pas de condition supérieure à l’homme de poëte, et cependant il peut appeler pour cause de défaute de droit; c’est encore ce qu’explique Beaumanoir: « La seconde manière de gens à qui il est mestier qu’ils somment lor segneur, che sunt cil qui tiènent d’eux hiretages vilains, desqu’ils la connoissance appartient au segneur. Le segneur se peut mettre en défaute envers cix qui tiennent d’aus en vilenage; car aussi bien sunt il tenu de fere droit as uns comme as autres. »

Déjà au temps de Beaumanoir, on voit percer l’idée de l’appel pour défaute de droit dans la justice justicière, et cela en opposition au principe encore reconnu qu’entre le justicier et ses couchants et levants, il n’y a d’autre juge fors Dieu.

Voici comment le bailli du Beauvoisis indique cette idée: « Toute coze qui est tenue comme justice laïe doit avoir ressort de segneur roi, et telle manière de ressort ont cil qui tiennent en baronnie, en tant comme les baronnies s’entend. Et s’ils n’en font ce qui doivent et qui appartien au ressort, /507/ quand il en sont sommé souffisamment, on en pot aler au roi et en a li roi la connoissance; car toute laïe juridiction du roïaume est tenue du roi en fief ou arrière-fief, et parce pot on venir en se cort par voie de défaute de droit. »

Ce principe fut promptement mis en pratique.

Dans l’ordonnance de 1302, Philippe-le-Bel, tout en commençant par défendre à ses baillis d’attirer devant eux les justiciables des seigneurs, réserve formellement pour les juges royaux le droit de ressort: « Prohibemus ne subditi seu justitiabiles prælatorum aut baronum, aut aliorum subjectorum nostrorum trahantur in causam coram nostris officialibus, nisi in casu ressorti. »

L’appel ou ressort fut, selon Chauveau, l’instrument le plus puissant de l’extension de la juridiction royale. Le principe des évocations du fond appliqué à l’appel des jugements préparatoires contribua surtout à dépouiller les justiciers de leur compétence régulière; la substitution de la procédure par enquête écrite à la procédure par bataille rendit l’appel possible dans toute espèce de cause.

Les Etablissements de saint Louis avaient organisé l’appel dans ses domaines; premièrement, en décidant que le jugement sur les résultats de l’enquête pourrait être porté devant les juges royaux: « Si aucun veut fausser jugement au pays où il appartient, il n’y aura point de bataille, mès les claims et les respons et les austres destraints du plet seront apportés en notre cour, et, selon les erremens du plet, l’on fera dépérier le jugement ou tenir, et cel qui sera trouva en son tort s’amendera selon la coutume de la terre. »

Secondement, à côté des appels de défaute de droit, les Etablissements instituent une nouvelle voie de recours, /508/ l’amendement du jugement. Cette nouvelle institution était un progrès considérable dans la voie de l’appel, en ce que celui qui appelait pour faux jugement rejetait entièrement le jugement, ce qui impliquait une offense au seigneur qui l’a rendu: « Appel, disent les Etablissements, contient félonie et iniquité. » C’est pour ôter au recours ce caractère d’un outrage que saint Louis crée le recours pour amendement, qui n’est pas envisagé comme un appel: « Je demande amandement de jugement en soupliant, car souplications doit être faite en cour le roy et non pas appel. »

Le registre des Olim contient, dès le XIIIesiècle, de nombreux arrêts rendus sur l’appel des parties; il est à observer que, malgré le changement de forme résultant de la demande en amendement, l’ancienne formule d’appel tanquam pravum et falsum continue à être employée. L’usage des appels à la cour du roi ne s’introduisit que plus tard dans les provinces.

Chauveau cite un arrêt de 1259, dans lequel il est jugé que les habitants de Soissons, qui ont appelé au roi d’un jugement qui adjuge à l’abbé de Saint-Médard un droit de haute justice, sont déboutés, parce que l’abbé a établi que le droit d’appel à la cour du roi n’est pas usité à Soissons. C’est pourtant presque à la même époque que Beaumanoir posait déjà comme règle générale le droit d’appel.

Durant le XIVesiècle, l’appel fut reçu dans toutes les juridictions; il avait pour lui la jurisprudence autant que la loi, la pratique des justices ecclésiastiques, les nouvelles idées sur la hiérarchie féodale, et plus encore que tout cela, le mouvement général des esprits.

L’appel était toujours dirigé contre le juge et non contre la partie. Si le jugement était cassé, on était dispensé de lui /509/ en payer les frais, et le juge payait lui-même le jugement de la cour d’appel; voilà pourquoi le juge inférieur se présentait ou envoyait un délégué au plaid du juge supérieur; les baillis, par la même raison, étaient appelés à venir défendre ceux de leurs jugements dont on formait recours au parlement.

Non contente de se subordonner la justice des seigneurs au moyen du ressort, la royauté chercha à s’emparer directement des parties les plus considérables de leur compétence au moyen des cas royaux; l’ancienne jurisprudence donnait ce nom aux causes qui, par leur nature propre, sont censées revenir à la justice du roi. La théorie des cas royauxs’est développée surtout durant le XIVesiècle; on envisageait comme tels:

1° Tous les délits qui intéressent directement l’autorité royale, ainsi les crimes de lèse-majesté, fausse monnaie, assemblées illicites, émotions populaires, injures aux officiers du roi, ports d’armes, etc.

Le délit de port d’armes avait été créé par la législation royale pour empêcher le recours à la force, qui, comme nous l’avons vu, était admis dans certaines limites par le droit féodal strict. Lorsque cette défense de recourir à la force était violée, les baillis s’attribuaient le cas; car, dit Beaumanoir, « le roi est tenu à garder et à fère garder les coutumes de son royaume. » On conçoit que, sous ce couvert, les baillis eurent souvent à s’ingérer dans les justices des seigneurs. Les baillis s’introduisirent aussi sur le territoire justicier par les grands chemins; on en attribua d’abord la propriété au roi, puis, comme conséquence, on lui attribua le jugement des délits qui s’y commirent.

2° Il y a aussi des cas royaux de nature civile, ainsi par /510/ ce motif que le roi, conformément aux anciennes idées germaniques avait sous sa protection spéciale (mundium) les veuves et les orphelins, les baillis cherchèrent à s’attribuer le jugement des procès relatifs aux testaments, aux douaires et aux donations pour cause de mariage; ils revendiquèrent également les contestations portant sur un contrat qui avait été revêtu du sceau royal.

3° Une autre classe de cas royaux est celle où l’intervention de la justice royale repose sur la qualité des personnes en cause. Certaines personnes se faisaient donner un sauf-conduit, ou sauvegarde, moyennant quoi elles devenaient justiciables seulement des employés du roi. Cette institution de la sauvegarde est en corrélation avec une autre règle plus générale, celle de l’aveu; celui qui, placé sur le territoire d’un baron, s’avoue du roi, a pour juge le bailli, à moins que le baron ne prouve qu’il dépend de lui: « Qui au roi s’avoue, a à marchir au roi, » disent les Etablissements de saint Louis. Ce privilége accordé aux individus de s’adresser au roi et de se soustraire par là à la justice justicière, assez étrange au premier abord, est peut-être seulement un développement de l’institution des communes. La faculté de se placer sous la protection immédiate du roi, accordée d’abord à certaines villes, aurait été étendue, en ce sens que, pour jouir des priviléges de la commune royale, il n’était pas nécessaire d’y transporter son domicile, et qu’il suffisait de s’y faire agréger.

Cette innovation donna lieu sans doute à de vives réclamations de la part des justiciers, au pouvoir desquels elle aurait porté un coup fatal, et ce fut à ces réclamations que Philippe-le-Bel dut faire droit, en ordonnant que celui qui veut se faire agréger à une commune doit y acheter une /511/ maison et l’habiter de la Toussaint à la Saint-Jean. Le renouvellement fréquent de cette ordonnance prouve qu’elle n’était point exécutée, et que le système des bourgeoisies personnelles continuait à faire des progrès.

L’aveu que l’on faisait pour la personne entraînait la compétence pour ce qui concerne la fortune mobilière de celui qui s’est avoué.

Le privilége d’être jugé immédiatement par les juges royaux était accordé, au XVesiècle, aux nobles vivant noblement, dans les causes pénales dans lesquelles ils sont défendeurs, et aux clercs dans les cas où l’énormité du crime enlevait le privilége clérical.

A côté de la théorie des cas royaux se place le principe de la prévention, nouveau moyen par lequel les baillis accrurent leur action judiciaire au détriment de la justice justicière. La prévention diffère de la concurrence, qui suppose un même droit de juridiction chez plusieurs juges et attribue la cause au premier nanti. Par la prévention, les baillis royaux s’attribuaient le droit de conserver la connaissance d’une cause appartenant à une autre juridiction, mais au sujet de laquelle ils ont fait les premiers actes de l’information: ceci ne s’applique naturellement qu’aux délits. Ce principe de la prévention est emprunté au droit canonique, comme beaucoup d’autres des soi-disant règles de droit par lesquelles la justice royale empiétait constamment sur les autres justices. On justifiait le principe de la prévention par la prétendue négligence des justiciers seigneuriaux; mais, ainsi que l’observe Chauveau, au moins aurait-il fallu constater cette négligence en fixant un délai, passé lequel seulement le juge royal eût pu agir. Or, on ne voit pas qu’on y ait songé avant les ordonnances du XVIesiècle, qui fixent le délai d’un mois dès /512/ la commission du délit; mais alors déjà la justice justicière n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été dans les temps féodaux.

En matière civile, il pouvait aussi y avoir un cas de prévention; c’est lorsque le défendeur, cité devant le juge royal, a répondu de manière à laisser entamer la cause.

Toute demande en revendication, ou renvoi d’une cause portée devant le juge royal, doit être formée avant la contestation: « sed non post, » dit Dumoulin, sur la coutume du Maine.

Il est encore un principe de procédure, qui, comme la prévention, fut introduit par les juges royaux dans l’intérêt de leur pouvoir, mais qui était pourtant plus fondé en raison; c’est celui qui statue que le délit est jugé au lieu où il a été commis. Au XIIIesiècle, le juge du domicile de l’accusé était compétent pour le juger, sauf le cas de flagrant délit. Beaumanoir pose la règle et l’exception: « Le sire dosoz qui aucuns est couquans et levans à la justice de lor cors; » et « Nus ner’a se cort d’homme qui est pris en présent meffet, au chois appartient li connissance au segneur en qui tère li prise est fête; mais si le malfeteur s’en part sans estre arresté, li connissance en appartien au segneur desoz, qui est couquans et levans. » Mais cette règle ne fut pas longtemps observée, et Louis-le-Hutin céda aux réclamations soulevées par la pratique contraire, lorsqu’il déclara aux seigneurs du Languedoc et aux nobles d’Amiens que les sujets des justiciers seront toujours jugés dans la justice à laquelle ils appartiennent. Les juges royaux continuèrent néanmoins à s’emparer des individus qui avaient commis des délits dans leur ressort, et à les juger nonobstant les plaintes des seigneurs; ils s’appuyaient sur une ordonnance révoquée de /513/ Philippe-le-Bel et sur les avantages que cette marche avait pour l’instruction du procès et l’administration de la preuve. Ce fut la règle du lieu du délit qui finit par l’emporter, et les ordonnances royales du XVe et du XVIesiècle la consacrèrent définitivement.

Attaquées sur tous les points et de toutes les manières que nous venons d’énumérer, on conçoit que les justices seigneuriales perdirent chaque jour du terrain; car on peut voir, par la lecture des ordonnances rendues sur les plaintes des seigneurs, que, chaque fois qu’il y est fait droit, ceux-ci, sous l’apparence d’une reconnaissance de leurs prérogatives, s’en voient enlever quelque portion; une partie des envahissements exécutés par les employés royaux est rejetée et l’autre maintenue. Les parlements aussi vinrent au secours des justiciers dans plus d’une occasion; mais le fait même que les seigneurs étaient forcés d’avoir recours à eux constatait la suprématie de la justice royale et la dépendance des justices seigneuriales. Loyseau nous apprend que, « si les parlements n’eussent quelquefois pris la protection des seigneurs, il y a longtemps que ceux-ci eussent été frustrés de leur justice. » Cet auteur, qui envisage systématiquement les justices seigneuriales comme usurpées, semble même éprouver quelque pitié pour le sort qui leur est fait, pitié qui lui a inspiré ce passage, bien curieux dans sa bouche: « Or, comme entre tous les animaux, les grands mangent les petits, aussi non-seulement entre les hommes, mais encore entre ceux de justice, cette même injustice s’exerce en tous temps; car les officiers royaux étant supérieurs des subalternes (les prévôts et baillis seigneuriaux), et d’ailleurs se fortifiant de l’autorité et intérêt du roi, intentent journellement tant de sortes d’entreprises sur les justices seigneuriales, etc. » /514/

Les changements qui eurent lieu dans le personnel des juges et des tribunaux eurent aussi pour effet d’augmenterla prépondérance de la juridiction royale aux dépens de la juridiction seigneuriale. Dans la justice proprement féodale, la pairie avait perdu beaucoup de son importance depuis que le fief avait cessé d’être une alliance armée et n’était qu’une espèce particulière de possession. Dans les assises du bailli, auquel, comme nous venons de le voir, revinrent à la fin tous les cas importants du ressort de la justice justicière, le jugement avait d’abord été rendu par les assesseurs, les anciens échevins, ou boni homines, selon le principe germanique et féodal; mais cela ne dura pas. Déjà du temps de Beaumanoir, les assesseurs ne sont que les conseillers du bailli, et le bailli rend lui-même le jugement; en outre, dans ces assises, les assesseurs furent appelés par le choix du bailli. Beaumanoir le dit expressément: « Le bailli doit appeler à son conseil les plus sages, et fère le jugement par leur conseil. » Les baillis eux-mêmes étaient, dans l’origine, des chevaliers; mais l’espèce de ces chevaliers jurisconsultes, que l’on rencontre au XIIe et encore au XIIIesiècle, tels que les Beaumanoir et les d’Ibelin du royaume de Jérusalem, à l’époque où le droit féodal est dans tout son éclat, ne se propagea pas. L’étude du droit romain et du droit canon, en compliquant le droit féodal, amena, même dans les plus hauts emplois judiciaires, la classe des jurisconsultes de profession, qui, sous le nom de lieutenants civils et criminels, remplacèrent les baillis dans leurs fonctions judiciaires; dans les parlements également, les légistes remplacèrent de fait les barons, et les grands seigneurs, qui, peu soucieux de consacrer leur temps à l’étude de longues procédures écrites, conservèrent le droit de siéger, mais n’en usaient que dans les /515/ grandes occasions, et laissaient aux officiers royaux la charge de l’expédition des affaires.

Les seigneurs justiciers avaient, eux aussi, remis le soin de rendre la justice en leur nom à des employés, bien moins capables qu’ils ne l’eussent été eux-mêmes de résister aux empiétements des baillis. Au XIVesiècle, cet usage devint une règle: « Chacun selon son tenement a juridiction, dit Bouteiller; mais il convient qu’ils facent juger par autres que par eux. » Au XVesiècle, les parlements firent de cette règle de convenance une injonction formelle; au XVIe, on fit un pas de plus, et l’on ordonna que les officiers de justice seraient examinés avant d’être reçus par le lieutenant du bailli.

Déjà longtemps auparavant, au XIIIesiècle, Philippe II avait interdit aux seigneurs, et même à l’Eglise, pour ses domaines et justices, de choisir les officiers de justice parmi les clercs, afin qu’ils pussent être poursuivis, en raison de leurs fonctions, devant les tribunaux laïques.

La nécessité pour les seigneurs de recourir à l’autorité royale pour la nomination de leurs officiers de justice effaçait évidemment ce que l’exercice de la juridiction conservait du caractère de pouvoir public; c’était là aussi ce qu’on voulait, et ce qu’exprime Loyseau en ces termes: « Finalement, quant à la réception des officiers des seigneurs, si elle est nécessaire aux officiers du roi, qui ont leur pouvoir de celui de qui tout pouvoir provient, à plus forte raison l’est-elle en ceux qui sont pourvus par gens qui, n’ayant l’exercice d’aucune puissance publique, ne le peuvent par conséquent bailler et attribuer à leurs officiers. »

En somme, ensuite des changements opérés du XIIIe au XVIesiècle dans l’administration de la justice seigneuriale, il est manifeste que la patrimonialité des justices, en ce qui /516/ concerne le droit de juger, n’est plus qu’un vain mot; le seigneur ne possède pas réellement ce droit, mais seulement un profit qui s’y rattache; la possession même de ce profit reçut d’ailleurs de graves restrictions, soit par la défense des inféodations des justices subalternes, soit par le caractère précaire que prit la jouissance même des hautes justices.

Au nombre des principales modifications qui s’introduisirent dans le système des juridictions, en Allemagne, durant la seconde période féodale, se trouve la célèbre institution des vehmgerichte, aussi appelées justices de Westphalie, qui jouèrent un rôle si mystérieux et si étrange du XIIIe au XIVesiècle. Selon Eichorn, il y a deux sortes de justices: la freigrafschaft (comicia libera), qui possède le blutbann et qui est la juridiction pour les hommes libres; elle est exercée par le graf et le vicegraf; puis la gografschaft, exercée par les gografen, qui n’ont pas le blutbann, et tiennent leur mission, non de l’empereur, mais du landherr.

Selon toute apparence, les gografen cherchèrent à s’attribuer la juridiction sur les hommes libres, lesquels, de leur côté, contestèrent cette juridiction, estimant relever immédiatement de la justice de l’empereur.

Les vehmgerichte, bien qu’elles se soient étendues par affiliation secrète dans tout l’empire, avaient proprement leur origine et n’existaient régulièrement et légalement qu’en Westphalie; leur nom vehmgerichte indique une justice criminelle. Grimm, dont l’étymologie a été adoptée par Wigand, auteur d’une histoire fort savante des justices de Westphalie, estime que feme, wehm, wehma, signifient peine. Les vehmgerichte auraient donc été purement et simplement les freigerichte de Westphalie; la tradition fait remonter leur institution à Charlemagne, qui les aurait établies contre les /517/ Saxons, qui retournaient au paganisme. Selon une autre donnée, elles auraient été établies, vers 1225, par Engelbert, archevêque de Cologne, prince connu par sa sévérité contre les malfaiteurs.

Unissant ces deux données, on a supposé qu’Engelbert, afin de réprimer les nombreux excès qui avaient lieu, et que la justice ordinaire ne réprimait pas suffisamment, réorganisa les freigerichte de Westphalie, et introduisit auprès d’elles la procédure secrète, instituée quatre siècles auparavant par Charlemagne contre les Saxons relaps, et dont le souvenir formidable s’était conservé; l’obligation de dénoncer les crimes qui venaient à leur connaissance était aussi imposée aux membres de ces justices (freischœffen), lesquelles, comme justices des hommes libres, étaient en lutte avec les princes et les seigneurs, et se rattachaient au contraire à l’autorité de l’empereur. Les vehmgerichte, en Westphalie, ne procédaient, du reste, selon le mode secret, qu’après que l’accusé avait été cité et mis en demeure de se justifier devant la justice publique ordinaire. Si, ailleurs, on crut pouvoir juger des accusés sans cette formalité préalable, et même sans les avoir entendus, cela tient à la part d’abus inséparable d’une pareille institution: on sait que les francs juges exécutaient eux-mêmes leurs sentences, et que, sauf en Westphalie, leur justice, loin d’être reconnue, était envisagée comme un insigne désordre, à peine excusé par la fréquence des crimes, l’impunité des grands, la rudesse et l’anarchie qui régnaient dans la société allemande à l’époque où cette institution se forma. Au reste, il ne faut pas oublier qu’il s’agit ici d’une institution secrète, sur laquelle il est peu probable que l’on parvienne jamais à lever complétement le voile. /518/

Pour en revenir à la question de la juridiction, en somme, Eichorn croit que les vehmgerichte se sont développées en raison de la répugnance des hommes libres à se laisser juger par la justice des gografen et des baillis territoriaux, justice qu’ils considéraient comme faite seulement pour les pfleghaften et vogtleute, ou pour les landsassen, dépourvus de propriété foncière.

A cette époque, outre ces juridictions ordinaires, on rencontre encore, en Allemagne, des justices extraordinaires appelées friedensgerichte; elles devaient leur naissance à une landfriede, c’est-à-dire à un traité conclu entre quelques seigneurs, prélats, chevaliers, et quelques villes, traité dont la durée était ordinairement déterminée. Les friedensgerichte jugeaient les différends survenus pendant la paix convenue entre ces sortes de confédérés; ce sont, pour ainsi dire, des tribunaux internationaux pour les confédérations que tolérait la largeur et la faiblesse du lien social dans l’Allemagne du moyen âge; ils ont un grand rapport avec les austräge (arbitrages), mais ont, de plus que les austräge, le caractère de tribunal permanent, jugeant toutes les difficultés qui se présenteront, et non pas telle difficulté déterminée.


 

/519/

DEUXIÈME SECTION.

DU PROCÈS FÉODAL

§ I.
Des formes de la procédure durant l’époque barbare.

Durant l’époque barbare, il n’y avait pas de différence sensible entre les formes du procès civil et celles du procès criminel. L’une comme l’autre étaient une affaire privée, une contestation entre un plaignant qui se dit lésé et un défendeur qui oppose à la plainte. De plus, les peines se réduisaient ordinairement à des amendes, dont une partie servait à indemniser le lésé, et l’autre était perçue par le roi et le comte.

La seule trace de procédure inquisitoire que l’on puisse citer, jusqu’à la fin du Xesiècle, devant les tribunaux laïques séculiers, consiste dans l’obligation de dénoncer les délits qui était la conséquence de l’institution de la garantie mutuelle; mais, dans ce cas même, le dénonciateur devenait partie à défaut du lésé, et le procès restait en lutte entre deux individus, ce qui est le caractère distinctif de la procédure accusatoire.

C’était le magistrat présidant les plaids qui convoquait les /520/ hommes libres, et plus tard les échevins; mais c’était le plaignant qui citait sa partie en justice pour le jour indiqué par le magistrat. L’acte de cette citation, qui devait avoir lieu en présence de témoins, se nomme mallare, quelquefois aussi manire, qui vient de monere. Si le cité fait défaut, il est cité de nouveau jusqu’à trois fois, avec une augmentation d’amende pour chaque défaut, à moins qu’il ne fournisse une excuse valable. Avant d’obtenir défaut, le plaignant doit attendre le coucher du soleil. Les citations étaient faites par un huissier 1 . Celui qui n’a pas paru après trois délais fixés, ni fourni d’excuse valable, devient contumace, ce que la loi salique appelle jactivus, c’est-à-dire que l’on peut obtenir contre lui un jugement exécutoire, et, en outre, il est passible d’une peine pour sa désobéissance. Il n’aurait pas été permis d’amener de force un homme libre devant le tribunal, sauf le cas de flagrant délit, si le crime entraîne la peine de mort.

La procédure s’instruisait publiquement et oralement; cela résulte de la nature des choses, puisque le tribunal était, dans l’origine, l’assemblée des hommes libres. Les moyens de preuve étaient les documents, les témoins, le serment de la partie, appuyé par un certain nombre de conjurateurs, et les ordales, ou jugements de Dieu. On a dit que les deux derniers moyens étaient réservés pour les affaires criminelles; mais c’est une erreur, puisque, dans la période actuelle, le procès criminel n’était pas nettement distingué du procès civil. /521/

Rien ne prouve que les parties ne pussent pas faire entendre de témoins dans un procès pour crime; seulement, le témoignage a moins d’importance qu’il n’en a dans d’autres formes, par le fait que l’accusé a, dans le serment purgatoire, une défense toujours à sa portée. La preuve par titre devait être rare aussi dans l’époque qui nous occupe, car les Germains ne faisaient pas usage de l’écriture.

L’examen des lois barbares nous montre que, pour les Germains, le titre n’était qu’un accessoire de la preuve par témoins; il devait être lui-même confectionné devant témoins 1 , quelquefois même devant l’assemblée de la commune ou du canton.

Lorsque le témoignage nécessaire pour faire preuve était fourni, la question était jugée; c’est ce qui fait que l’on a quelquefois confondu les témoins avec les juges eux-mêmes, et mêlé les conditions exigées des uns et des autres. /522/

L’usage du serment reposait sur la confiance qu’on avait dans la véracité de l’homme libre et dans la crainte religieuse qu’inspirait le faux serment. Il est à présumer que, dans la plus haute antiquité, les parties prêtaient serment seules; assez tard, c’était encore un privilége des hommes de condition entièrement libres, chez les Westphaliens.

Toutefois, il est certain que l’usage de faire appuyer le serment de la partie par des conjurateurs est déjà antérieur au christianisme.

Ces conjurateurs (sacramentales, eides-helfer) pourraient souvent aussi être confondus avec les témoins, d’après le langage obscur des lois barbares. Eichorn croit que, dansl’origine, ils étaient des témoins à décharge. C’est une hypothèse; mais, en fait, les conjurateurs ne déposaient pas sur la cause même, ils attestaient par leur serment la véracité de celui qu’ils voulaient soutenir; c’était une manière de fortifier le serment exigé par la loi, et rien de plus. Aussi, le conjurateur ne pouvait-il jamais être poursuivi comme parjure, tandis qu’un témoin pouvait l’être.

Le conjurateur est donc censé connaître la partie qu’il soutient en justice, mais non le fait sur lequel cette partie est appelée à déclarer la vérité. Tous les détails de l’institution s’expliquent par cette distinction.

Pourquoi les conjurateurs devaient-ils être hommes libres et adultes? pourquoi étaient-ils pris parmi les parents, les voisins, les combourgeois du plaidant? Parce qu’ils devaient le connaître personnellement. Pourquoi devenaient-ils d’autant plus nombreux que l’accusation était plus grave, et d’autant moins nombreux que l’accusé est d’un rang plus élevé? Parce que, dans le premier cas, l’assertion du déposant a besoin d’être plus fortement appuyée, et que, dans le /523/ second cas, la qualité du déposant inspire plus de confiance.

Le cas le plus fréquent était celui du serment de l’accusé, ou serment purgatoire. Cependant, le plaignant pouvait aussi être appelé à prêter serment avec des conjurateurs.

Quelquefois, l’accusateur prêtait le serment le premier; c’est l’antejuramentum. Alors, le serment purgatoire devait être prêté par un plus grand nombre de conjurateurs; c’est une sorte de défi

.

Le nombre des conjurateurs variait beaucoup, selon les lois, les causes et les personnes; il alla de six à soixante douze, et même, mais exceptionnellement, à cent. Charlemagne le réduisit à douze.

D’après la loi salique, il semblerait que l’accusé devait recourir à l’épreuve de l’eau bouillante aussitôt que l’accusateur avait juré avec le nombre de conjurateurs exigé, ou bien racheter sa main par une amende évaluée au cinquième de l’amende qu’entraîne le délit, et qu’on n’admettait par conséquent pas le serment à décharge. Cette disposition, qui eût été dans tous les cas une exception au système général des lois barbares, eût été injuste, car elle aurait mis tout l’avantage du côté de l’accusateur.

Feuerbach, dans son commentaire de la loi salique, estime que le serment à décharge était la règle, et que l’ordale n’avait lieu que lorsque l’accusateur avait, non pas juré, mais prouvé, attendu que la loi exige l’ordale: « Si certa probatio non fuerit. » Nous croyons cette opinion préférable à celle de Rogge, qui identifie la probatio certa avec l’antejuramentum. On peut alléguer en faveur de l’interprétation de Feuerbach le pacte de Childebert, qui porte que, si un voleur pris sur le fait a été lié comme voleur, et qu’il nie, celui qui l’a /524/ lié jurera, avec douze conjurateurs si c’est un homme libre, et avec six conjurateurs si c’est un lite; pour un serf, le pacte de Childebert admet l’ordale immédiatement. En tout cas, la loi salique est obscure sur ce point.

On doit regarder comme provenant de source non germanique les diverses limites que l’on chercha à mettre à l’institution des conjurateurs. Par exemple, l’usage selon lequel la partie adverse de celle qui prête serment choisit dans la famille de celui-ci un certain nombre de personnes entre lesquelles doivent être pris les conjurateurs, c’est ce que l’on appelait les conjurateurs electi vel nominati. Lorsque les deux parties intervenaient dans le choix des conjurateurs, on les appelait medii electi. Ceux qu’amène celui qui jure sans intervention de la partie adverse, ce qui est le cas ordinaire, se nomment appelati.

L’institution des conjurateurs se lie à la faida, ou vengeance du sang, et à la garantie mutuelle, et s’explique par là. Elle se lie à la faida; car ce sont les parents, les amis, les combourgeois de la partie, qui viennent la soutenir en justice, comme ils l’auraient fait au besoin dans une guerre privée. Elle se lie à la garantie mutuelle, en ce sens que la communauté dont l’accusé fait partie doit, ou surmonter l’accusation, ou livrer le coupable, ou contribuer à la réparation du dommage causé. Chacun avait intérêt à se maintenir en bonne réputation dans sa communauté, afin d’être assisté par elle, cas échéant; et le fait que l’accusé trouvait des conjurateurs parmi ses combourgeois prouvait d’autant plus en sa faveur que ceux-ci se chargeaient eux-mêmes d’une responsabilité, en cas d’insuccès, en prenant son parti.

Les serfs et les étrangers n’avaient pas de part à la garantie mutuelle et ne pouvaient être pris pour conjurateurs; /525/ si, comme membres de la famille de la partie intervenante, les femmes et les enfants furent admis, c’est exceptionnellement.

Les hommes juraient d’abord, en mettant la main sur leurs armes, puis aussi sur la croix, ou sur des reliques; les femmes mettaient la main sur la poitrine (c’est ce que la loi des Allemands nomme jurare per pectus suum); quelquefois aussi, elles prenaient la tresse de leurs cheveux (nastahit) 1 .

Les ordales, ou jugements de Dieu, datent de la plus haute antiquité; les anciens Indiens, dont on connaît les rapports avec la race germanique, avaient tous les genres d’épreuves en usage au moyen âge. Les Hébreux avaient leur épreuve des eaux amères pour la femme soupçonnée d’adultère; les Celtes et les anciens Slaves avaient aussi des usages analogues. L’Eglise condamna sévèrement ces pratiques superstitieuses; mais elle les avait d’abord adoptées en leur donnant un caractère chrétien et en les employant pour son propre compte. Au IXesiècle, dans le temps même où Agobard, archevêque de Lyon, adressait à Louis-le-Débonnaire un livre fort bien raisonné contre les prétendus jugements de Dieu, Hincmar, le chef du clergé franc, se prononçait en leur faveur; un siècle plus tard encore, Grégoire VII, à Canossa, jura, en avalant une hostie, qu’il était innocent des accusations que ses ennemis avaient élevées contre lui. Ce n’est donc guère que /526/ depuis le XIIesiècle que l’Eglise a condamné les ordales d’une manière absolue et qu’on a commencé à les interdire dans la législation.

Que les païens, qui ajoutaient foi aux oracles, aient vu, comme le dit Rogge, dans l’ordale un présage donné par la divinité sur l’issue de la guerre entre deux familles, que le crime commis allait faire éclater, c’est moins surprenant que de voir le clergé chrétien, alors à la tête de la civilisation, tolérer pendant assez longtemps une coutume aussi absurde et aussi dangereuse.

Il est évident, du reste, que la portée de ces épreuves dépendait tout à fait de leur nature et de la manière dont on les subissait. Il est fort probable que les épreuves les plus dangereuses et les plus difficiles n’étaient subies que par les personnes qui, abandonnées dans la société, n’avaient pu trouver de conjurateurs pour attester leur innocence; c’étaient des serfs, des étrangers, des femmes dépourvues de champion. Si le malheureux accusé succombait à tort, on s’en inquiétait peu, par la même raison qui avait fait que, dans son procès même, il avait été délaissé. Quant aux clercs, qui avaient souvent recours aux ordales, on ne voit pas que les épreuves auxquelles ils se soumettaient fussent bien effrayantes. La facilité laissée au juge de choisir le genre d’épreuve et le délaissement de la plupart des victimes de ces épreuves, telle est sans doute la cause qui concourut à conserver un tel moyen de preuve pendant plusieurs siècles, au mépris du bon sens, à la honte de l’humanité.

Les épreuves les plus répandues étaient celles du fer rougi, du feu, de l’eau bouillante, on regardait si elles avaient laissé des traces; celle de l’immersion dans l’eau froide; celle qui consistait à étendre les mains en croix, était appliquée aux /527/ deux parties; celui des plaideurs qui laissait tomber les bras le premier avait perdu. Il y avait aussi l’ordale du sort, qui se pratiquait sous diverses formes.

Le combat judiciaire était aussi envisagé comme un jugement de Dieu: dans les temps féodaux, il devint le plus fréquent et le plus célèbre de tous. Chez les Germains, le combat judiciaire n’était autre chose que la faida régularisée et simplifiée. Tacite rapporte un trait qui prouve d’ailleurs qu’à l’issue d’un combat les anciens Germains attachaient déjà l’idée d’un présage donné par la divinité: « Ils tâchaient, dit-il, de se rendre maîtres d’un homme de la nation ennemie, et, après l’avoir armé à la manière de son pays, ils le mettaient aux prises avec un de leurs guerriers. L’issue du combat était considérée comme un pronostic de celle de la guerre qu’ils allaient entreprendre. »

Grégoire de Tours raconte l’histoire d’un combat entre deux champions, l’un vandale, l’autre allemand, qui ressemble fort à celui des Horaces et des Curiaces. Durant la période barbare, le combat n’était usité comme moyen de jugement que par les nations germaniques; les populations romaines le repoussaient comme une coutume étrange et cruelle, et l’Eglise le condamnait entièrement. Le roi lombard Luitprand dit, dans une de ses lois: « Si, par respect pour les coutumes de notre nation lombarde, nous ne pouvons défendre le jugement de Dieu, nous n’en sommes pas moins en doute à son sujet, ayant appris que beaucoup de personnes avaient injustement perdu leur cause dans des combats impies. »

La loi salique ne parle pas du combat. Montesquieu en a conclu que les Francs ne l’admettaient pas, et s’appuie sur le témoignage d’Agobard, qui, dans sa lettre à Louis-le-Débonnaire, désire que les Bourguignons adoptent l’usage des /528/ Francs. Cependant, la loi ripuaire dit que le combat a lieu devant le roi, avec le bouclier et le bâton.

On recourait surtout au combat, lorsque l’une des parties, refusant de déférer le serment à l’autre, déclarait par là, pour ainsi dire, qu’elle supposait son adversaire capable de se parjurer.

Sous les Carlovingiens, l’emploi du serment alla en augmentant, bien que Charlemagne, et surtout Louis-le-Débonnaire, s’y fussent toujours montrés contraires.

Le jugement était la réponse rendue par les hommes libres siégeant au plaid, et plus tard par les échevins, à la question posée par le magistrat. Le magistrat ne votait pas lui-même. Le jugement était rendu à la majorité; mais, le plus souvent, la cause avait été préjugée déjà dans le courant du procès par les décisions relatives à la preuve.

Une question préliminaire importante dans le système des lois personnelles était celle de savoir d’après quelle loi on jugerait, si les parties suivaient des lois différentes, et ne s’accordaient pas. Selon Meyer, c’était au magistrat seul à décider sur ce point. Aucune formule, en effet, ne montre le président soumettant cette question au tribunal.

Le jugement était rendu au nom du comte, ou du centenier, qui le signait le premier; les juges qui avaient fait majorité signaient après lui: « Suscribentes corroboraverunt. » C’était aussi au magistrat à le faire exécuter, et la plus grande partie de l’amende prononcée contre la partie perdante était à son profit.

Pour exécuter un jugement, le magistrat ne pouvait toutefois dépasser les limites de son territoire; dans le cas où cela était nécessaire, il fallait s’adresser au roi. Cependant, dans certains cas, Charlemagne ordonne aux comtes de correspondre entre eux directement. /529/

Tant que le jugement émana d’une fraction du peuple, il ne pouvait y avoir d’appel, car aucune fraction du peuple n’était au-dessus de l’autre; aussi, tant que le jugement populaire existe encore, les lois n’en parlent-elles pas, mais seulement des dénis de justice, c’est-à-dire du cas où le magistrat, chargé de faire rendre la justice, refuse de faire son devoir.

La question de l’existence et de l’organisation des appels depuis l’établissement des échevins est des plus difficiles.

Charlemagne, dans la loi lombarde, établit une peine contre celui qui, après avoir été débouté de sa demande, la reproduit en justice; et ailleurs, dans un capitulaire, il ordonne de poursuivre ceux qui lui apportent des plaintes inopportunes; mais ces interdictions mêmes ne montreraient-elles pas que la tendance à appeler au prince des décisions de tribunaux locaux s’établit?

Louis-le-Débonnaire, dans un capitulaire de 829, défend à son tour qu’on lui apporte aucune cause, sauf celles pour lesquelles les missi et les comtes n’ont pas voulu faire justice.

Nous serions donc disposé à admettre, malgré l’autorité d’Eichorn et de Montesquieu, que les appels ne remontent qu’au moment où les justices, de nationales sont devenues seigneuriales; l’autorité publique imagina ce moyen pour réagir contre la féodalité: c’est dire que nous envisageons les appels comme étant d’une date tout à fait postérieure à l’époque barbare.


 

/530/

§ II.
De la procédure féodale en France.

Si, dans le principe, la hiérarchie féodale française avait été bien constituée, il n’y aurait pas eu de place pour le droit de guerre; mais, au commencement, les barons étaient indépendants les uns des autres; de plus, là même où un lien de suzeraineté existait, il n’était pas assez fort pour bannir complétement le recours à la force. La guerre privée devint donc, dans les premiers siècles de la féodalité, le droit et le privilége des seigneurs, comme autrefois la vengeance était le droit et le devoir des familles.

Il ne faut donc pas se représenter les guerres privées du moyen âge comme quelque chose d’anormal, d’irrégulier: elles étaient réellement un des éléments de l’ordre social, tel qu’il était organisé alors. La baronnie étant souveraine, et le devoir de se soumettre à une juridiction impliquant une sorte de dépendance, même au point de vue du droit privé, la guerre ou l’arbitrage était, entre seigneurs, le seul moyen de résoudre les difficultés.

Quiconque n’est ni serf, ni vilain, peut faire la guerre, à moins qu’il n’ait pour adversaire son seigneur. Ce droit de guerre privée est exposé par Beaumanoir dans tous ses détails; il avait atteint, à l’époque où ce jurisconsulte écrivait, sa forme la plus déterminée. On peut faire la guerre pour tous les cas où il y a litige, et la vengeance du sang n’est /531/ plus qu’une guerre fondée sur un motif spécial. Du moment qu’il y a meffet, il n’y a pas même besoin d’une déclaration de guerre; mais, là où il n’y a pas meffet, il faut une déclaration « par paroles clères et apertes, afin que l’ennemi se gart. » En ce cas, une surprise sans déclaration préalable est trahison. Une fois la guerre déclarée, toutes les violences qu’elle comporte sont permises; seulement, on ne peut prendre ou incendier le fief de quelqu’un contre qui on n’est pas en guerre.

On conçoit dès lors que les inféodations influèrent sur l’état de guerre et le limitèrent en fait, parce qu’on se gardait d’attirer sur soi le courroux du puissant suzerain de celui que l’on combattait; plus d’un seigneur faible, d’un autre côté, dut inféoder sa terre, afin d’éviter des attaques auxquelles il n’aurait pas pu résister.

La guerre n’est pas d’individu à individu, mais de seigneurie à seigneurie et de famille à famille; car l’ancien principe germanique, qui obligeait le parent à soutenir la guerre privée de son parent, s’était maintenu. D’après Beaumanoir, cette obligation s’étend jusqu’au septième degré. Ceux qui sont parents des deux parties doivent s’abstenir.

Celui qui dirige la guerre se nomme quief, ou quiwetain, (chef). Les vassaux devaient suivre leur seigneur; mais on adoucit leur position, en statuant qu’on ne pouvait les attaquer que pendant qu’ils étaient en campagne.

Il y avait trois manières de clore une guerre privée: la paix, la trêve, et l’asseurement. La paix comprend toute la famille, sauf ceux qui s’en excluent formellement; l’asseurement est une espèce de trêve imposée par autorité de justice. On distingue l’asseurement personnel et l’asseurement réel: le premier est demandé, en cas de meurtre, au plus /532/ proche parent du mort; à cet effet, le suzerain le cite devant ses pairs; s’il ne comparaît après trois citations, il est banni, et l’asseurement est demandé au plus proche parent après lui. C’est la première transition à l’idée d’une justice régulière et obligatoire, le premier effort pour substituer entre seigneurs la justice à la guerre.

Celui qui a commis le meffet, en demandant l’asseurement, se soumet par ce fait à la justice de la cour du suzerain; l’assurant, de son côté, prête serment de renoncer à la guerre. Depuis saint Louis, la justice put demander l’asseurement d’office; c’était un pas de plus. L’asseurement donné par le chef de guerre est donné pour tout le lignage.

L’asseurement réel n’est autre chose que l’ancienne recommandation ajustée aux rapports féodaux; le seigneur faible se met sous la protection d’un plus fort et devient par là son vassal.

Le jugement par arbitrage était aussi un moyen d’éviter, soit la guerre, soit le procès régulier; on y recourait souvent, lorsqu’il n’y avait pas de vengeance du sang à exercer.

Dès le XIIIesiècle, les formes de l’arbitrage furent empruntées au droit romain, comme on le voit par Desfontaines et Beaumanoir. Sans entrer dans de nombreux détails concernant le procès instruit devant les cours féodales, ce qui nous entraînerait au delà des limites de cette exposition, il sera bon d’en donner ici une idée.

La citation en justice se nomme semonce, ou ajournement; elle est donnée par le seigneur appelé à juger à la requête du demandeur, et doit être signifiée au défendeur par deux de ses pairs capables d’en prouver la signification. Le défendeur a droit de contremander la citation jusqu’à trois fois, en /533/ ajournant à la quinzaine, avant le procès commencé. Outre ces contremans, le cité a les essoines, ou excuses légitimes; en cas d’essoine, le demandeur réajourne. Le plaideur non libre a les essoines, mais non les contremans.

Il résulte de la nature de la preuve usitée dans le procès féodal, que la légitimation des parties et la fixation de l’objet du procès étaient des points fort essentiels; car le combat, ne pouvant être recommencé, il fallait d’abord établir ces points; c’était l’affaire des parties.

De plus, nous avons vu que la compétence du juge dépend de la relation féodale des parties; lorsque celle-ci est douteuse, la compétence l’est aussi. Lorsqu’on débattait la possession d’un fief, celui qui prétendait l’avoir se mettait en possession; c’est ce qu’on appelait prendre le fief en sa main. Alors, le possesseur du fief se présente en justice, et déclare s’il reconnaît le saisissant pour son seigneur; c’est là l’aveu et désaveu. Le procès a lieu entre le prétendant et le désavouant, qui, s’il perd, perd son fief; on suit les mêmes règles pour la recherche d’un serf.

La preuve, dans le procès féodal français, est un héritage germanique; on ne recherchait pas la certitude objective, mais chaque partie devait prouver ce qu’elle avançait. La preuve était un combat entre les parties, qui a succédé à l’ordale, comme celui-ci a succédé aux conjurateurs.

La preuve est le pivot de la procédure; c’est le combat qui caractérise le procès féodal.

Le défendeur niant le fait allégué par le demandeur, le plaignant offre le combat; c’est l’apel. Si le défendeur n’accepte pas, la chose est censée prouvée. Il pouvait aussi y avoir duel contre les témoins, et même contre le juge; ce dernier cas constitue ce qu’on appelle fausser le jugement. /534/ Dans la règle, on se battait en personne; mais, dans certains cas, on pouvait avoir un champion. Celui qui ne paraît pas au jour fixé pour le combat est censé vaincu; les conséquences de la défaite dérivant de la nature de la preuve, il est censé avoir menti; le serment porte que l’adversaire « ment par sa gorge. » La peine était d’abord une amende au seigneur; on ajouta ensuite la peine du parjure, qui était beaucoup plus grave. Tout ce qui concernait la forme du combat était réglé avec soin.

Les gentilshommes combattent à cheval, armés de toutes pièces; l’homme de poëte à pied, avec écu et bâton. Celui qui appelle au combat un homme d’autre condition doit employer les armes de l’appelé.

Le seigneur examine l’armure: celui qui a plus qu’il ne faut est mis en chemise; celui qui a moins reste ainsi qu’il est; c’est la présentation. Ensuite vient le serment. Le plaignant dit: « Un tel que j’ai appelé fit le fet; » sur quoi le défendeur accuse le demandeur de parjure. Les parties jurent encore de n’avoir que des armes loyales et sans sortiléges. Ensuite, on ordonne aux parents de s’en aller et aux assistants de ne rien dire; tout acte de secours à un combattant peut être sévèrement puni. On pouvait engager les parties à s’accorder jusqu’à la fin du combat. Dans le procès civil, le vaincu perd son procès, ses armes, et paie 60 livres d’amende au seigneur, s’il est noble; 60 sous, s’il est homme de poëte. S’il s’agit d’un crime digne de mort, le vaincu perd la vie, et son bien échoit à son seigneur. Celui qui a faussé un jugement paie 10 livres à chaque juge, et 20 au seigneur.

En Normandie, on avait la preuve par reconnaissance dans les contestations immobilières; douze hommes du voisinage déclarent qui a droit. Cette institution a du rapport /535/ avec le jury. Sur ce qui s’est passé en justice, il n’y a jamais combat; on s’en rapporte aux juges présents.

Le jugement, dans le procès féodal, est moins un jugement proprement dit qu’une déclaration du droit des parties, tel qu’il résulte de la preuve opérée; il n’y avait lieu à juger que lorsqu’il se présentait un point de droit.

Le jugement, comme dans les anciens tribunaux de la période barbare, n’est pas rendu par le seigneur, mais par les juges; contre ceux-ci, il y a divers motifs de récusation: parentage avec une partie, motif de guerre, ou incapacité du juge d’accepter un gage de bataille. Le jugement est rendu en public, et c’est alors que la partie condamnée doit le fausser, si elle veut le faire.

Il y a deux manières de fausser le jugement; on fausse le juge ou l’arrêt. Dans le premier cas, la partie s’adresse au premier juge qui a jugé contre elle, en disant: « Je vous fausse de cet jugement; il n’est ni bon, ni loyau, » et elle donne un gage de bataille. Alors, il y a combat entre la partie et le juge appelé. Si la partie gagne, le juge paie 50 livres au seigneur, et perd le droit de juger à l’avenir; si elle est vaincue, elle paie l’amende, et perd son procès. Si la partie a laissé parler plusieurs juges, elle doit les combattre tous.

On fausse le jugement alors que tous les juges ont prononcé, et la sentence est publiée par le seigneur; dans ce cas l’acte est dirigé contre la puissance féodale du seigneur accusé de ne pas avoir rempli son devoir féodal.

Le plaignant s’adresse donc au suzerain, auquel il dit: « Sire, c’il m’a fait faux jugement, je ne veux plus tenir de lui. » Le seigneur dit: « Je m’en défens; » et il y a combat. Si le seigneur triomphe, le vassal perd son fief et l’amende; /536/ s’il est vaincu, le fief passe au suzerain. Les Etablissements nous apprennent que l’homme coutumier ne pouvait pas froisser le jugement, ce qui est dans la nature des choses, et c’est par le fait le seul cas d’appel dans le procès féodal; il s’appelle demande d’amendement du jugement. Meyer (Institutions judiciaires) croit que la coutume de fausser le jugement s’est introduite postérieurement à celle de fausser les juges, et fut la transition aux appels proprement dits.

Comme divers motifs pouvaient empêcher le seigneur de rendre justice à son vassal, et qu’en particulier il pouvait redouter les conséquences du jugement faussé, on dut établir contre le seigneur la clame de défaute de droit. Par le refus positif de rendre justice (déni de justice), le lien féodal est rompu. Les plaintes de défaute de droit amenèrent l’évocation des causes devant le suzerain, laquelle était contraire au pur système féodal, et contribuèrent à l’introduction des appels. L’usage de fausser les juges put aussi multiplier les cas où le seigneur direct ne pouvait juger faute de pairs.

La procédure pénale étant aussi une affaire privée, ses formes sont en général les mêmes que celles de la procédure civile; seulement, la contumace ne suffit plus, et il fallut quelques règles spéciales pour obliger l’accusé à se présenter. Quant à la preuve, lorsqu’elle commença à se transformer, le procès féodal n’était plus intact; du temps de Beaumanoiret de Desfontaines, l’accusé d’un crime capital ne pouvait déjà plus fausser ses juges: cette disposition ressort de la nature des choses.


 

/537/

§ III.
De la procédure féodale en Allemagne.

Comme dans toutes les justices allemandes, au moyen âge, on avait séparé, dans la justice féodale, l’autorité qui préside au jugement et l’exécute, et l’intelligence qui juge; l’autorité appartient au seigneur, le jugement est remis aux vassaux, qui sont les pairs dans le sens féodal. Une sentence impériale de 1295 émet cette idée, fondamentale en matière de juridiction; cependant, comme il est de l’essence du droit féodal germanique que le juge appartienne au heerschild, si le seigneur a pris pour vassal un homme hors du heerschild, il ne peut le faire venir en cour de justice. Du reste, il n’est pas nécessaire que le juge occupe un rang égal à celui des parties; il peut être d’un rang inférieur.

Il résulte aussi de la différence que le droit germanique faisait entre le lehnrecht et le hofrecht, qu’un ministériel ne peut siéger dans la cour féodale. La sentence de 1222, pour le duc de Lorraine, qui dit: « Quod in jure feudali omnis ministerialis feodatarius atque judicare possit super feodis nobilium et ministerialium exceptis tamen feodis principum, » est une déviation de l’institution primitive, indiquant l’approche de l’époque où les ministériaux seront assimilés aux vassaux, sauf le mot; à supposer (ce qui nous paraît devoir l’être) que, dans le texte cité, nobilis équivale à miles liber. Le seigneur doit, dans la règle, avoir au moins six /538/ vassaux pour composer sa cour, outre un sergeant; s’il lui en manque, il peut en demander à son suzerain. Les parties pouvaient choisir un avocat seulement parmi les juges; la sentence susmentionnée, de 1222, le dit expressément. La justice féodale n’avait pas de lieu fixe; mais elle devait siéger dans le fief, et en plein air; le roi seul pouvait juger dans les villes et les châteaux; c’est de là que la cour impériale a pris quelquefois le nom de kammer-gerichte, qui, plus tard, passa aussi aux cours de justice des princes. Comme dans les justices ordinaires, le tribunal devait être au complet avant midi, et ne siégeait pas après le coucher du soleil.

L’instruction avait lieu oralement. Celui qui violait les formes prescrites encourait une pénalité appelée la vare, ainsi, par exemple, celui qui se présentait armé; l’ancien droit exigeait même que l’on déposât toute espèce d’ornement de métal, tout anneau, etc. Une ancienne glose explique l’obligation d’ôter les anneaux par la crainte des enchantements. La marche du procès était, du reste, déterminée par les parties; les livres de droit, et en particulier le Richtsteg, en donnent une idée assez exacte.

La citation était faite par le demandeur, par l’intermédiaire du sergent, ou héraut (bote), et en présence de deux témoins; le terme était de quatorze nuits pour les princes, le roi donnait un terme de six semaines.

Le jour de la séance, le juge prend place sur le siége le plus élevé, et les assesseurs (urtheilsfinder) sur les bancs. Le demandeur se choisit un avocat, et fait citer trois fois le défendeur; si celui-ci ne paraît pas, à midi, il est condamné à l’amende, et l’on fixe un second, puis au besoin un troisième jour; si, au jour nouveau, le demandeur ne paraît pas, la cause est à recommencer. Si le défendeur ne paraît pas, /539/ la cour peut lui enlever son fief; elle peut aussi accorder un quatrième jour. La privation du fief peut avoir lieu lors même que le demandeur n’y conclut pas; c’est la peine de la désobéissance; elle peut même être appliquée au témoin qui ne comparaît pas. Cependant, la privation du fief n’est pas absolue; le vassal désobéissant a même une année pour libérer son fief en se soumettant.

D’ailleurs, les conséquences de la non-comparution cessent d’avoir lieu, si le plaideur s’est absenté pour motifs légalement valables, tels que captivité, maladie, service impérial, etc. La partie qui, ayant comparu une première fois, ne comparaît pas ensuite, perd son procès. Si le défendeur se présente à l’audience, on lui demande s’il reconnaît le juge pour son seigneur et consent à être jugé.

Le défendeur peut refuser s’il ne reconnaît pas le juge pour son seigneur; il le peut aussi: si la citation a eu lieu dans les six semaines avant ou après un service impérial, si le demandeur est un banni qui n’a pas le droit de plaider, si la cause ressort du landrichter, et non du lehnrichter, si le demandeur porte une nouvelle plainte ou une contre-plainte avant que la première affaire ait été terminée, etc., etc.

Si le défendeur accepte le jugement, il peut demander un avocat, et s’entretenir avec lui en particulier avant de répondre sur la plainte du demandeur. Si les parties sont d’accord sur le fait, on passe au jugement; en cas contraire, il faut procéder à la preuve, et, pour cela, on fixe un nouveau jour.

Dans le procès féodal, les livres de droit ne mentionnent déjà plus la preuve par conjurateurs, mais le serment des parties, le témoignage, puis le jugement de Dieu seulement exceptionnellement et à défaut de tout autre moyen de décision. /540/

La preuve est simple, en ce sens qu’on ne peut pas employer cumulativement plusieurs moyens de preuve, et qu’elle n’est pas admise de la part des deux parties concurremment. Ainsi, même lorsque l’on interroge les témoins, le demandeur à la preuve leur demande s’ils savent que le fait qu’il veut prouver est vrai, et les témoins répondent qu’ils le savent, ou qu’ils ne le savent pas; c’est ce qui explique comment les livres de droit admettent, par exemple, que, si, sur sept témoins indiqués, deux jurent dans le sens du demandeur à la preuve, la preuve est opérée (vulkomen).

Il résulte de cette manière d’entendre la preuve, que l’avantage était pour celui qui la faisait et le désavantage pour celui qui la laissait faire, et que la plus importante question à décider dans un procès était celle de savoir à qui compétait la preuve, ou, comme disent les sources, « quelle partie est le plus près de la preuve » (wer näher sey beweisen zu durfen). Ce principe de l’ancienne procédure allemande, si différent de celui qui domine dans la procédure romaine et dans la nôtre, se rattache étroitement à la nature du moyen de preuve employé dans les cas de délit ou de crime, serment purgatoire de l’accusé (unscult, unschuldig), serment avec conjurateurs, ou jugement de Dieu, puisque ces moyens étaient à la portée de quiconque avait pour lui, soit une bonne conscience, soit la confiance de ses concitoyens.

Dans le procès civil, et par conséquent dans le procès féodal, les témoins n’interviennent que dans des cas déterminés, savoir, sur les faits censés accomplis en présence des vassaux et les faits de notoriété publique. Dans la règle, les témoins doivent être vassaux du seigneur, majeurs, et en possession du heerschild.

Le seigneur peut prouver par témoins, par exemple, pour /541/ établir ce qui s’est passé dans sa justice, l’invitation de se rendre au service impérial, l’absence du vassal cité en justice ou invité à se rendre à la cour comme assesseur; le vassal peut, de son côté, prouver contre le seigneur l’inféodation, la possession, la reprise du fief, le fait qu’il a renoncé au service du seigneur, etc.

Exceptionnellement, des non-vassaux peuvent être appelés à témoigner devant la cour féodale, lorsqu’il s’agit de faits qui ressortissent du landrecht, mais sur lesquels porte une question féodale; ainsi, que le seigneur a donné en gage le fief du vassal devant une justice publique, ou que quelqu’un a été mis au ban ou en état d’arrestation, ou lorsqu’il s’agit d’un délit public qui constitue en même temps un acte de félonie, ou lorsque la question roule sur l’état personnel d’une partie, par exemple, lorsque le vassal refuse de reconnaître le nouveau seigneur, par le motif qu’il est d’un rang inférieur à l’ancien.

La désignation des témoins avait elle-même lieu selon des formes particulières; ainsi, quand le vassal veut prouver contre le seigneur, le seigneur choisit sept de ses vassaux, et celui qui veut faire la preuve ajoute à ceux-là ceux qu’il veut; si deux, sur l’ensemble, affirment le fait, la preuve est accomplie. Les témoins désignés par le seigneur contre son vassal sont censés déposer contre lui, s’ils ne viennent pas déposer volontairement et que le seigneur ne leur applique pas la peine statuée contre le témoin désobéissant.

En général, le défendeur qui nie le fait sur lequel repose la plainte, peut se libérer par un serment. Toutefois, la preuve par témoins appartient au demandeur, lorsqu’il s’agit d’un fait qui s’est passé en justice, ou ensuite d’un jugement /542/ et en présence de témoins, comme les citations; ainsi, par exemple, le vassal ne peut se purger par serment d’une amende de justice, lorsque le seigneur dépose contre lui; mais il peut prouver par témoins la possession du fief que le seigneur lui conteste; il est aussi admis à prouver par témoins la perte de rang de son seigneur, de préférence au seigneur qui voudrait prêter serment. Observons que ce dernier cas est en dehors du principe d’après lequel on prouve seulement ce qui s’est passé devant les vassaux.

Si les deux parties s’offrent à prouver par témoins leurs allégations, on procède comme suit:

a) Le vassal qui prétend avoir reçu en fief est préféré, pour la preuve, au seigneur qui le nie; de même, lorsqu’il allègue la possession; de même, si le vassal allègue tenir en fief, tandis que le seigneur prétendrait avoir donné à cens (zinzgut).

b) Celui qui allègue l’indépendance du fonds est préférable, pour la preuve, à celui qui prétend à la seigneurie; en conséquence, non-seulement le vassal est admis à la preuve contre le serment offert par le seigneur, lorsqu’il allègue la perte du rang de celui-ci, mais encore il est préférable au seigneur pour la preuve par témoins.

c) Si le seigneur accuse le vassal d’une faute entraînant la perte du fief, le vassal est encore préféré.

d) Si deux vassaux contestent entre eux sur la saisine (gewere), celui qui invoque la plus ancienne inféodation est plus près de la preuve. Si les deux parties prétendent avoir une saisine égale, le préféré est celui qui avait la possession d’an et jour; si tous deux ont été investis dans l’année, on préfère celui qui a le premier fait la visite du fief (anweisung).

e) Celui qui allègue la propriété (eigen) est preférable à celui qui allègue seulement le fief . /543/

f) Toutes choses égales, quant à la cause, la partie qui est de naissance noble (ritterburtig) prouve préférablement à celle qui ne l’est pas.

La théorie que nous venons d’esquisser ne pouvait cependant prévoir tous les cas. Alors, comment concilier le principe de la preuve faite par une seule partie et l’égalité des parties dans le droit à opérer la preuve?

La procédure germanique recourt au témoignage des voisins interrogés par deux assesseurs, que le juge féodal envoie sur les lieux; la majorité des voisins interrogés entraîne la décision.

Si les voisins ne savent rien, ou sont également partagés, chaque partie est appelée à prêter serment; si toutes deux le prêtent, et qu’il y ait ainsi serment contre serment, la chose contestée est partagée, à moins que l’une des parties ne préfère recourir au jugement de Dieu.

Les preuves opérées, on passe au jugement; les assesseurs peuvent, avant de dire leur avis, conférer en particulier entre eux. Le premier assesseur doit émettre ensuite son avis, à moins qu’il ne prête serment de ne pouvoir le faire, puis les autres, chacun à son tour; s’ils ne se prononcent pas non plus, la cause est remise à quinzaine. Si les juges se prononcent, la majorité décide. Un privilége de Charles IV donnait cependant à l’archevêque de Trêves le droit de porter la cause à la cour du roi, si les juges ne sont pas d’accord, même lorsqu’il s’est formé une majorité. Dans les cours où les vassaux étaient nombreux on ne les interrogeait pas tous individuellement, mais seulement ceux qui étaient dans les bancs, savoir, les employés du seigneur, et les vassaux les plus importants ou les plus âgés; la majorité de ceux-ci décidait, à moins que le reste des vassaux assistants ne réclamât. /544/

Si le jugement ainsi rendu est approuvé, tout est terminé; mais il pouvait être faussé (gescholten), soit par la partie condamnée, soit par un autre vassal capable de fournir caution pour l’amende due au seigneur, si le jugement est faussé mal à propos, et membre du heerschild.

Lorsque le jugement a été faussé, le seigneur l’expédie par deux sergents au juge supérieur, c’est-à-dire au suzerain, qui renvoie sa décision définitive par les mêmes sergents, dans le délai de six semaines. Les parties sont alors convoquées devant la cour féodale, afin d’en recevoir connaissance. Les frais du message, qui pouvaient être assez considérables, surtout si le suzerain appelé à juger était l’empereur lui-même, sont à la charge du perdant; ces frais, par exemple, l’entretien des messagers, sont, dans les livres de droit, l’objet de règlements assez minutieux.

Bien que la procédure devant les justices publiques soit, sur la plupart des points, semblable à celle qui était suivie devant les cours féodales, il ne sera pas hors de propos d’en dire aussi quelques mots.

Il résulte du développement qu’avait pris l’institution des états, ou des ordres de personnes (stände), que la composition du tribunal devait nécessairement varier, selon la qualité des parties; car, dans la règle, nul ne pouvait juger son supérieur. Ainsi, la question de savoir qui était apte à être, soit juge, soit échevin (wer schœppenbar sey), dépend, dans une certaine mesure, de la qualité des parties. Cependant, ce principe, bien que généralement reconnu, ne recevait pas et ne pouvait pas recevoir une stricte application, surtout en ce qui concerne les échevins; ainsi, à l’exception des princes, qui avaient pour for spécial la cour de l’empereur, les autres hommes libres, quel que fût leur rang, étaient /545/ justiciables de la haute juridiction, qui était, dans l’origine, l’ancienne justice du comte.

Les schœppenbarfreie, c’est-à-dire les personnes susceptibles de participer comme assesseurs à la haute juridiction, sont donc, dans le sens étroit, les personnes de naissance noble (ritterburtig) qui ne sont engagées dans aucun lien qui diminue leur liberté personnelle, comme, par exemple, la ministérialité; tel est du moins le sens dans lequel ce terme de schœppenbarfrei était pris à l’époque des livres de droit, bien qu’il ne soit pas douteux que ce sens a varié avec le temps et les lieux, et qu’ainsi, dans les villes, il a reçu des acceptions fort différentes.

Blüntschli, dans son Histoire juridique de Zurich, rapporte une ordonnance du XVesiècle, sur la manière de tenir un jugement criminel (blutgericht) dans le Freiamt, qui donne bien l’idée de la procédure devant la haute juridiction.

Si quelqu’un en accuse un autre d’homicide, ou de quelque autre crime entraînant la peine de mort, le haut bailli (obervogt), qui représente le comte, convoque tous les baillis inférieurs (untervögte) et les hommes libres, dans toutes les paroisses, selon que le jugement (landtag) doit avoir lieu dans l’une ou l’autre des deux localités désignées à cet effet pour le bailliage; il doit y avoir, au jour fixé, un homme libre par foyer des circonscriptions les plus voisines du lieu de la convocation, et douze hommes au moins des circonscriptions les plus éloignées. On voit par là que le landtag, comme l’ancienne gaugericht, est encore une assemblée du peuple; elle se tenait aussi en plein air.

Le landgraf, c’est ainsi qu’il est toujours nommé, dirige les opérations; il vérifie l’exactitude des convocations, annonce l’ouverture du landtag, et demande au plaignant s’il /546/ veut avoir un avocat, lequel reçoit caution du plaignant pour les conséquences de son intervention. Si le fait du délit est contesté, c’est au plaignant à en fournir les preuves. Toutefois, le haut bailli avait, paraît-il, la mission de faire les opérations préliminaires pour réunir les premières traces du crime; il pouvait aussi porter une plainte de son chef, mais ceci est probablement une innovation à l’ancien ordre de choses. La preuve est faite oralement, par témoins ou de toute autre manière.

La plainte justifiée, on demande à l’accusé, den armen menschen, dit notre document, s’il avoue le fait, et s’il demande un avocat. L’avocat de l’accusé entendu, on passe au jugement, en interrogeant d’abord les landrichter, ou baillis inférieurs, puis les hommes les plus âgés et les plus considérés qui siégent en dedans de l’enceinte avec les juges et les avocats; ceux-ci sont aussi interrogés, mais l’usage est qu’ils s’abstiennent de répondre. Les assesseurs peuvent délibérer entre eux en particulier avant de prononcer leur jugement, et, à cet effet, ils sortent de l’enceinte, tandis que le landgraf reste assis sur son siége.

Après le retour des landrichter et des assesseurs qui siégeaient en dedans de l’enceinte, l’avocat du plaignant est de nouveau interrogé et propose une peine; les autres landrichter peuvent ouvrir un autre avis, et chacun, en dehors de l’enceinte, peut aussi demander à exprimer son opinion. Le landgraf recueille alors les suffrages et voit de quel côté est la majorité.

Ajoutons ici que, pour l’administration de la preuve en matière criminelle, les usages varièrent beaucoup; souvent on exigea un nombre de témoins assez considérable, et qui rappelle celui des conjurateurs. Dans les affaires graves, on /547/ recourait aussi au combat, ou aux épreuves; mais l’Eglise, qui combattait ces usages avec fermeté, parvint de bonne heure à en restreindre assez l’application. Le combat judiciaire ne fut jamais le moyen de preuve ordinaire et universel en Allemagne, comme il le fut en France.

La basse juridiction publique était exercée par les landrichter, ou untervögte; on l’appelait aussi vogteigerichte. Souvent, la circonscription d’une vogteigerichte était la même que celle d’une justice seigneuriale (grundgerichte, hofgerichte, ou lehngerichte), ce qui explique qu’on ait pu les confondre; mais souvent aussi la vogteigerichte avait une circonscription plus étendue. Les attributions sont d’ailleurs bien distinctes: lorsque le seigneur (lehnherr, grundherr) avait la juridiction civile, le vogt avait à côté de lui une position subsidiaire, c’est-à-dire que le seigneur s’adressait à lui au besoin pour contraindre à l’exécution de ses jugements; le vogt avait en outre une juridiction pénale pour les cas de vols et autres délits ne relevant pas du blutgericht, juridiction qui n’a jamais appartenu au seigneur. C’est donc une erreur capitale de se représenter le vogt comme un représentant du seigneur terrier, et une sorte d’intendant; ce rôle est celui du meyer (maire, major), tandis que le vogt est un officier public (amtmann). Il est vrai que l’expression vogt a aussi été appliquée à des intendants, et cette circonstance a contribué à la confusion; mais ces vogt, intendants des seigneurs, ne sont pas les mêmes que ceux auxquels est attribuée la basse juridiction publique, la vogteigerichtbarkeit. Il est vrai aussi que le seigneur terrier a pu acquérir et a acquis souvent le droit de basse justice, la vogteigerichte, mais encore, dans ce cas, il ne la possède pas en sa qualité de propriétaire. La distinction entre la justice /548/ seigneuriale et la justice justicière, que nous avons démontrée et sur laquelle nous avons dû insister, en parlant de la juridiction féodale en France, se retrouve donc, et avec plus de netteté encore, en Allemagne, mais seulement pour la basse justice; car, pour la haute justice, en Allemagne, elle n’a jamais été l’attribut de la propriété seigneuriale. Il n’y adonc pas lieu de distinguer ce qui n’a pas même de rapport.

Dans l’état de fractionnement où étaient le territoire et la justice au moyen âge, il n’était pas aisé de forcer quelqu’un à se présenter en justice, surtout lorsque la personne devait répondre de la condamnation. Pour atteindre ce but, on employait le ban (acht); ainsi, celui qui ne se présentait pas devant une basse justice tombait dans le ban inférieur, dont il pouvait se racheter sans beaucoup de peine, à charge de se présenter; mais s’il négligeait de le faire au bout d’un délai de six semaines, il tombait dans le ban de la haute justice du district auquel appartenait la basse justice devant laquelle il n’avait pas comparu. On pouvait encore, pendant une année, se purger du ban de la haute justice; mais, au bout de ce temps, on tombait dans le ban impérial. Alors, les fiefs et les alleux du banni étaient dévolus à l’empire, à défaut de plus proche héritier; le banni ne pouvait plus poursuivre en justice, ni rendre témoignage. Le roi seul pouvait relever d’un tel ban, et encore, dans la règle, les biens du banni ne lui étaient-ils pas restitués. On ne pouvait héberger un banni qu’une seule nuit, le sachant mis au ban, sous peine d’y tomber soi-même.


 

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TROISIÈME SECTION.

DES DROITS UTILES QUI DÉCOULENT DE LA JUSTICE.

Championnière, qui a eu l’immense mérite d’observer et de démontrer la dualité que forme, dans le système féodal, l’institution des justices opposée à celle des fiefs, et qui, le premier parmi les historiens et les jurisconsultes modernes, a compris la véritable portée de la maxime « fief et justice n’ont rien de commun, » va, à ce qu’il me semble, un peu trop loin dans son système, lorsqu’il affirme à diverses reprises que le droit de juger n’appartenait pas même à l’essence des justices seigneuriales; que si l’on veut interroger la justice seigneuriale dans sa nature primitive, ce n’est pas comme juridiction qu’il faut l’envisager; car, lorsqu’elle apparaît revêtue de la juridiction, elle est déjà en décadence; que régulièrement le justicier n’a jamais rendu la justice, et qu’en conséquence, les droits utiles dont il jouissait n’étaient nullement corrélatifs à la charge de juger.

L’erreur dans laquelle tombe cet écrivain de mérite provient manifestement de ce qu’il a considéré, dans la justice seigneuriale, essentiellement les éléments romains. Ces éléments sont, en effet, tout à fait fiscaux; car, si les agnats du fisc romain remplissaient aussi des fonctions judiciaires, c’était à l’occasion de l’impôt; ils n’étaient, pour employer un terme tout à fait moderne, que des juges du contentieux /550/ de l’administration. Mais, dans la période barbare, de laquelle les justices seigneuriales sont sorties, les comtes, vicaires et autres officiers revêtus de charges et d’honneurs, étaient au contraire des juges dans toute l’étendue du terme; ils présidaient les tribunaux de la nation et prononçaient en cette qualité sur toutes espèces de contestations judiciaires, civiles et pénales. La juridiction était donc bien de l’essence de leurs fonctions; elle était même leur fonction principale, et loin que l’institution des justices seigneuriales fût déjà vieillie lorsque la juridiction en devint un élément, elle naissait en possession de cet élément, et est entrée en décadence alors seulement qu’elle en a été dépossédée par la restauration des justices royales. Ajoutons encore que, si tous les droits utiles de la justice seigneuriale ne découlaient pas du droit de juger, n’étaient pas le salaire de cette fonction, un bon nombre de ces droits, et parmi les plus importants, étaient aussi en corrélation avec l’exercice de la juridiction.

Cela dit, suivons Championnière dans la comparaison fort instructive qu’il établit entre les droits utiles de fief et les droits utiles de justice, sous le rapport de leurs règles générales; après cela, nous examinerons en particulier les principaux droits utiles qui découlaient de la justice.

Il est impossible de ne pas être frappé par la coexistence sur un même territoire de ces deux ordres de droits, les uns portant des noms différents, d’autres, sous la même désignation, ne cessant pas d’être distincts.

D’une part, la foi, l’hommage, le retrait, le bail, la commise; de l’autre, les confiscations, les péages, les banalités, le droit d’aubaine: puis, sous le même nom, deux sortes de droits de pêche, de droits de chasse, de droits de moulins, de /551/ droits de mutations, de droits de relief et de services militaires; enfin, au-dessus de cette multitude de redevances et d’obligations, si diverses et si confuses en apparence, deux systèmes profondément séparés entre eux, qui se les partagent toutes, et qui marquent chacun ce qui leur appartient d’un signe qu’il est facile de reconnaître.

Les obligations proprement féodales, issues d’un contrat, conservent toujours leur caractère conventionnel; leur interprétation et le système de leur jurisprudence sont régis par les principes des contrats; les devoirs du vassal envers le seigneur, ceux du seigneur envers le vassal, leurs droits respectifs sur le fief, les difficultés qui peuvent naître entre eux, tout cela est rattaché à la stipulation primitive et déterminé par les règles des conventions. Le véritable texte de la loi féodale, c’est l’acte constitutif du fief; son esprit, c’est la volonté des contractants. Si le texte primitif s’est égaré, on y supplée par les reconnaissances, qui le remplacent; à leur défaut, par l’exécution qu’il a reçue; s’il est obscur, ou incomplet, on l’interprète par ce qui est d’usage dans les conventions analogues.

Autant le système des obligations issues du fief est logique et régulier, malgré des diversités inévitables, autant les usages relatifs aux droits de justice sont bizarres, divergents, incohérents, dénués de principes communs et généraux; tandis qu’une multitude d’actes constatent la convention féodale et nous font, pour ainsi dire, assister à tous les instants de sa formation, jamais on ne voit les droits de justice prendre naissance, s’établir, se créer pour la première fois, envertu d’un titre légitime. Tous les actes qui concernent les justices sont des concessions, des modifications, des démembrements, mais jamais une charte ne nous montre une /552/ justice nouvelle s’établissant, et, en réalité, il ne s’en établit pas. Depuis la domination romaine, à quelque époque que l’on remonte, un droit de justice n’est reconnu pour légitime qu’autant qu’il est fondé sur la coutume et sur une possession dont l’origine se perd dans la nuit des temps.

De là, la nécessité évidente de reporter le service des droits de justice aux règles de la législation romaine; dans des texes contemporains à l’établissement de la domination barbare, les impôts reçoivent déjà le nom de coutume. En Italie, Cassiodore les caractérise ainsi: « Telonia et tributa appellantur consuetudines. »

En France, les Capitulaires de la première race représentent toujours les redevances à percevoir par les comtes comme immuables, et ne pouvant être augmentées sans abus de pouvoir de la part du roi lui-même. On voit, dans Grégoire de Tours, que, lorsque le peuple de Tours prêta serment à Charibert, celui-ci, de son côté, s’engagea à ne pas élever l’impôt.

Sous la seconde race, l’indication de la coutume comme base des redevances justicières se rencontre à chaque instant; les efforts du législateur tendent constamment à retenir l’impôt perçu par les comtes, dans les bornes de l’usage. En présence d’exactions sans cesse croissantes, exagérées, multipliées, les populations opprimées n’osaient aspirer à autre chose qu’à l’interdiction d’exigences nouvelles.

Lorsque, sous la troisième race, l’appui de la royauté et l’affaiblissement de la noblesse ensuite des Croisades permirent aux populations de compter avec leurs maîtres, elles ne demandèrent non plus que la détermination précise de leurs obligations justicières. On constata les droits dont l’origine échappait à la mémoire des redevables, et l’on tint /553/ ceux-là seulement pour légitimes. C’est là l’origine des coutumes, nom qui exprime parfaitement la chose. Les coutumes sont l’acte constatant les redevances dues au justicier; l’homme coutumier, c’est l’homme de poëte (potestatis), le vilain, le roturier, toutes expressions qui désignent, non le vassal, mais le sujet du justicier. La redevance féodale n’est pas la coutume, c’est l’obligation contractuelle; l’exercice peut servir à la constater, mais comme l’exécution sert d’interprétation à la convention, ou comme dans les contrats on supplée ce qui est d’usage. De même aussi, les droits de justice peuvent s’appuyer sur un titre; mais comme la prescription s’appuie de la reconnaissance destinée à lui servir de preuve ou à la remplacer.

Les redevances justicièrcs étaient bien plus nombreuses, bien plus variées dans leur forme et dans leur objet que les redevances féodales; la plupart des droits qualifiés féodaux dans les glossaires et dans les traités des droits seigneuriaux, appartenaient à la justice. C’est que ces droits, participant de l’universalité de l’impôt romain, comme lui affectaient toutes choses, toute possession, toute manière d’être ou d’agir de l’homme, de la famille et de la fortune. C’est du justicier qu’il est vrai de dire: « Le seigneur enferme ses manants comme sous voûtes et gonds, du ciel à la terre, tout est à lui, forest chenues, oiseau dans l’air, poisson dansl’eau, bête au buisson, l’onde qui coule, la cloche dont le son au loin roule. »

Il est assez singulier qu’aucun feudiste n’ait songé à donner la nomenclature classifiée des droits de justice et des droits de fief. Bien plus, dans le langage du droit ancien, on ne trouve aucune exactitude en ce qui concerne la séparation, pourtant toujours reconnue, des deux éléments de la /554/ puissance seigneuriale; il semble qu’on ait pris à tâche de les confondre, et lorsqu’il s’agit de déterminer la nature justicière ou féodale d’un droit ou d’une redevance, le désaccord surgit presque toujours, soit entre les auteurs, soit entre les coutumes.

Voici les causes de cette confusion.

D’abord, dès l’origine, les droits de fief eurent beaucoup de ressemblance avec les droits de justice; c’était une même redevance à partager entre le seigneur et le justicier, une portion des mêmes fruits formait le revenu du premier et le cens du second; dans un grand nombre de concessions bénéficiaires, le concédant stipulait à son profit les mêmes redevances dont jouissait le comte.

De son côté, le justicier s’efforça constamment d’élargir la part fiscale et de l’assimiler à la part du possesseur.

Puis les droits de justice furent nécessairement altérés en passant de la jouissance publique dans la possession privée, l’impôt, changeant de destination, devait être modifié dans sa nature. Les polyptiques des églises immunes confirment cette observation; on y trouve, en effet, tous les impôts romains convertis en redevances privées, par exemple, les obligations de faire des charrois, de fournir des chevaux, de recevoir les officiers publics, de fabriquer des armes, des vêtements, des instruments de labourage, et le service militaire; mais ces redevances sont appliquées aux besoins du monastère, et le service militaire est converti en une redevance en argent. Les noms mêmes des divers impôts romains sont conservés, angaria, paraveredum, ad hostem; le census persiste partout sans changer de nom, d’étendue ni d’objet.

Les droits de justice subirent une altération plus profonde /555/ encore pendant l’époque de l’affranchissement des communes. Le vrai caractère des actes d’affranchissement des XIe, XIIe et XIIIesiècles est loin d’être toujours un affranchissement de serfs; les communes ne sont pas, comme on l’a dit, esclaves, au contraire, le plus souvent, les hommes de la commune stipulent comme libres et francs; l’objet du contrat est de déterminer les droits du justicier et de faire cesser les déprédations sans règles, les tailles à merci, contre lesquelles ces associations se sont formées. Il y a transaction entre le seigneur et ses sujets révoltés; ceux-ci consentent à reconnaître des obligations dont ni eux, ni leurs pères n’ont vu le commencement; le seigneur justicier renonce à demander autre chose, et s’interdit le droit de pénétrer sur le territoire de la commune pour y exercer à main armée les droits qu’il s’attribue.

Les seigneurs justiciers ayant obtenu une reconnaissance formelle de leurs droits de la part des justiciables, s’efforcèrent de les faire envisager comme des redevances féodales, ce qui leur donnait un caractère plus favorable, une cause plus légitime, et leur permettait d’échapper plus aisément aux envahissements des agents royaux, qui s’attaquaient aux droits d’origine justicière comme à une chose qui leur devait appartenir, et respectaient les droits du fief en tant que propriété privée.

Telle est manifestement la véritable et principale cause de la confusion qui nous a frappé entre les droits féodaux et les droits justiciers, et qui a tant contribué à les identifier. C’est surtout au XIVesiècle que cette interversion des droits seigneuriaux s’opéra; depuis saint Louis, dans tous les actes privés et publics, sans cesse les seigneurs justiciers s’efforcent de répudier l’origine de leur pouvoir et de rattacher à /556/ la supposition du fief tous les droits qu’ils exercent. C’est ainsi, par exemple, que les seigneurs justiciers, possesseurs en même temps de droits féodaux, faisaient invariablement reconnaître leurs droits de justice dans les aveux relatifs aux fiefs, et réciproquement. Il n’est pas surprenant que les feudistes modernes, égarés par ces actes, qu’ils étudiaient surtout, aient confondu l’origine des obligations et redevances qu’ils énuméraient, et aient été conduits à penser que les droits seigneuriaux dérivaient tous du fief, et à faire de la justice elle-même une annexe du fief, d’autant plus que la justice seigneuriale avait alors perdu presque toute juridiction, et que les droits de justice étaient si réduits qu’ils ne semblaient pas avoir pu servir de base à une institution séparée.

Cependant, tous n’ont pas commis cette erreur; Hevin, feudiste breton, dans ses Consultations féodales, dit notamment: « Les seigneurs justiciers faisaient ces interversions par des aliénations et par des dénombrements défectueux et infidèles, confirmés par le silence et la négligence des officiers du duc. » Du reste, la falsification des titres relatant les droits des seigneurs est constatée par les lois elles-mêmes; l’ordonnance de 1579, entre autres, enjoint d’informer contre ceux qui, « de leur propre autorité, ont osté ou soustrait les lettres, titres, ou autres enseignements, de leurs sujets. » L’objet de ces altérations réprimées était d’ordinaire de transformer des droits de justice en droits de fief sur les terres des communautés.

A mesure que les coutumes se rapprochent de nous, les droits de justice s’amoindrissent et les droits de fief s’accroissent; la fameuse maxime « nulle terre sans seigneur » fit faire un progrès immense dans cette voie, en faisant passer /557/ une règle purement justicière dans les principes du fief. Toutefois, en même temps que la rédaction des coutumes sanctionnait les succès des seigneurs justiciers dans leur tendance à faire passer leurs droits pour féodaux, elle arrêtait leurs envahissements à venir en constatant l’état présent des choses. Au reste, jusqu’à la révolution de 1798, qui frappa d’un seul coup tous les droits féodaux, il y eut en France des droits de justice et des droits de fief, et quelque difficulté que présente leur classification, cette difficulté ne sera pas insurmontable.

Nous classerons comme suit les droits utiles qui appartiennent à la justice.

1° Ceux qui correspondent directement à l’exercice du droit de juger, savoir, les amendes et les confiscations.

Les amendes étaient excessivement multipliées dans la législation de l’époque barbare, où presque toutes les peines se réduisaient à une composition en faveur de l’offensé ou de sa famille (wergeld), composition sur laquelle le juge sous l’autorité duquel le jugement avait été prononcé prenait une part (fredum); la perception des freda était un des éléments les plus considérables des revenus des offices publics. Sous le régime féodal, les amendes ne furent guère moins nombreuses et moins productives; chaque crime, chaque contravention emportait une amende parfois fixe, parfois arbitraire; en matière civile on en prononçait également dans la plupart des procès. La coutume de Lorry, l’une des plus anciennes, puisqu’elle fut établie par Louis-le-Gros, est une longue nomenclature des amendes exigibles dans chaque cas; celle de Tours consacre un titre entier à fixer les amendes coutumières: pour saisie brisée, cens non payé, péage non payé, ventes reculées, délai d’exécution, fol appel, /558/ dommage de bêtes, déchéance de complainte, bornes levées ou posées sans la participation du juge, dénégation du seing, téméraire opposition, etc., etc. Chaque localité avait, à cet égard, ses règles particulières; mais partout les amendes étaient un des revenus notables du seigneur justicier. Les coutumes avaient voulu fixer le taux des amendes précisément pour éviter les exactions que les justiciers se permettaient lorsque l’amende était indéterminée; aussi, dit Loisel, « les amendes coutumières ne sont à l’arbitrage du juge, les autres si. »

Ordinairement, d’une amende fixe les femmes ne payaient que moitié, tandis que pour une injure faite à une femme la peine était doublée. Les amendes à payer par les nobles étaient plus fortes que celles des vilains, et l’on disait communément que les nobles paient 60 livres où les non nobles paient 60 sols; en revanche, les peines corporelles étaient plus fréquemment appliquées aux vilains. Dans la langue du moyen âge, le mot bannum avait aussi pris la signification d’amende.

La confiscation, dont il avait été fait un si grand abus sous les empereurs romains, avait été abolie sous Justinien, sauf pour le cas de lèse-majesté; cette règle paraît s’être conservée plus ou moins dans les pays de droit écrit. Dans les pays coutumiers, la confiscation était admise dans un plus grand nombre de cas, tellement que Loysel avait pu formuler, dans ses Institutes coutumières, la règle « qui confisque le corps, confisque les biens, » règle qui n’était pas connue dans les provinces du midi. D’après la règle féodale, il est manifeste que le produit de la confiscation appartenait exclusivement aux seigneurs haut justiciers, qui seuls avaient le droit de vie et de mort dont l’application avait la confiscation pour conséquence. /559/

Il faut pourtant observer que la règle « qui confisque le corps confisque les biens » n’était pas entièrement observée, et que ce n’était pas toujours au justicier dont émanait la condamnation qu’en revenaient les profits. Chaque justicier saisissait les biens du condamné situés dans son territoire. La coutume de Vitry, art. 17, pose ces principes d’une manière très précise; elle attribue au justicier qui a jugé tous les meubles, où qu’ils soient assis, et les immeubles assis en sa haute justice, et le pardessus des immeubles appartient aux seigneurs en la justice desquels ils sont assis, chacun en son regard.

De même, dans les rapports entre les justices laïques et les justices ecclésiastiques. Dans les condamnations pour crimes ecclésiastiques, pour hérésie, par exemple, les biens du condamné revenaient, non à l’Eglise, mais au seigneur dans la justice duquel ils étaient situés, et réciproquement; lorsqu’une église livrait un coupable de ses ressortissants au bras séculier pour un des délits qui, comme le meurtre, le rapt, le vol, l’incendie, appartenaient aux cas royaux, le justicier du roi condamnait, et l’Eglise confisquait les biens du condamné.

Faut-il conclure de ces exceptions à la règle « qui confisque le corps confisque les biens » que la confiscation n’était pas, au fond, corrélative à l’exercice du droit de juger? Nullement. Mais, dans un cas où plusieurs seigneurs étaient intéressés, chacun a pris ce qui était à sa portée, appliquant en quelque sorte le principe du droit d’aubaine au cas de la confiscation; puis, d’une transaction imaginée pour éviter de fréquentes occasions de conflit, on a fait une règle.

Les coutumes avaient pris quelques mesures dans l’intérêt de la famille du condamné. Loisel dit: « Pour le méfait /560/ de l’homme ne perdent la femme, ni les enfants, leurs douaires et autres biens, » et « femme mariée condamnée ne confisque que ses propres, et non la part qu’elle aurait aux meubles et aux acquêts. »

En pays de droit écrit, lorsque les biens du père étaient confisqués, le pécule du fils lui était laissé, et lorsque les biens du fils étaient confisqués, le pécule restait au père; de plus, le tiers des biens du condamné était prélevé pour la femme et les enfants, sans distraction des frais de procédure.

J’ai examiné ailleurs la différence qu’il y a entre la commise, véritable droit de fief, et la confiscation.

2° Les droits qui pèsent directement sur la personne, comprenant:

a) Les obligations de services personnels, soit pour la culture des terres et l’entretien des chemins, soit pour le transport des personnes et des marchandises; elles sont fort nombreuses et fort variées. Les principales espèces sont comprises sous le nom de corvées, mot qui, dans son sens général, embrasse les diverses sortes de services personnels, mais qui, dans son sens spécial (curvadæ, rigæ), s’applique plus particulièrement aux journées de labour faites avec la charrue. Les journées de travail faites par les personnes seulement sont appelées, tantôt dies, tantôt manoperæ, dans les polyptiques. Les charrois s’appelaient angariæ, ou paraveredi, noms qui sont tirés de la législation romaine.

L’origine de ces divers services remonte elle-même à l’administration romaine, qui imposait aux contribuables l’exécution de divers travaux exigés par le service public; les digues, les ponts, l’entretien des routes, la construction des édifices publics se faisaient ordinairement par corvées. La loi romaine appelait angariæ l’obligation de transporter à char, /561/ et paraveredi (palefrois) celle de fournir des chevaux et des mules pour les transports du cursus publicus (sorte de poste aux chevaux impériale), auxquels les moyens ordinaires du fisc ne pouvaient pas suffire; ces mêmes noms se retrouvent dans les lois barbares et dans les polyptiques.

Dans le système féodal, les corvées, ou services personnels, se divisent, sous le rapport du droit en vertu duquel on les exige, en trois classes, qu’il est facile de distinguer en principe, mais souvent difficile de distinguer en fait et dans les cas particuliers, parce que les auteurs et les documents ont rarement pris soin de le faire; ces trois classes sont: 1° les services dus par les serfs à leurs maîtres, lesquels ne sont pas toujours des seigneurs, car des colons et des lides pouvaient avoir des serfs; 2° les corvées réelles, qui pèsent sur le fonds, sur la tenure, et qui font partie des obligations des possesseurs de tenures censitaires ou tributaires; 3° les corvées personnelles, pesant sur les hommes libres, mais de condition roturière, car les nobles et les ecclésiastiques en étaient toujours exemptés; cette dernière classe est encore un héritage du fisc recueilli par les justiciers.

L’existence des corvées pesant sur les hommes libres, non à raison de leur tenure et comme obligation contractuelle, mais comme obligation justicière, peut être démontrée, pour ainsi dire, dans chaque époque de la féodalité. La loi des Wisigoths ordonne aux officiers publics de ne pas aggraver les redevances ou les services dus par les populations, dans leur propre intérêt, abus dont se rendaient déjà coupables très souvent les agents du fisc romain 1 . Un document du Xe /562/ siècle, cité par Guérard, se plaint de ce que les pauvres gens (minores homines) étaient obligés d’emprunter de l’argent pour satisfaire au service des angariæ, et d’engager pour cela, à des usuriers, leur liberté et celle de leur femme et de leurs enfants: « Sin autem, aut ipse, aut uxor ejus, aut infans ejus, si forte ab eis non redditur pretium, maneant in servitio feneratori. » Il est clair que si ces minores homines eussent été des serfs, ils n’auraient pas pu engager leur liberté, et même, s’ils eussent été des demi-serfs, ils n’eussent pu s’engager ainsi que vis-à-vis de leur seigneur. Le service des angariæ était particulièrement onéreux, parce qu’on exigeait quelquefois des courses très prolongées 1 .

Enfin, plus tard, les feudistes distinguèrent, comme nous l’avons dit, les corvées en personnelles et réelles, et l’auteur des Notes sur Boutaric dit que les corvées personnelles sont celles qui sont dues pour raison de l’habitation. Loisel en dit autant des tailles, qu’il mélange avec les corvées 2 .

Les obligations imposées en raison du domicile sont régulièrement les obligations justicières.

Il était dans la nature des choses que la nature de tels services variât excessivement, et il ne peut guère y avoir eu de règles quelconques touchant ceux qui tiraient leur origine des conventions. Il nous paraît évident que les corvées dont /563/ il est question dans le polyptique d’Irminon et dans quelques autres, qui prenaient jusqu’à trois ou quatre jours par semaine, étaient du genre des corvées serviles. Guérard fait observer que, de siècle en siècle, le nombre des corvées alla en diminuant. Sur la fin du moyen âge, lorsque le titre ne fixait pas ce nombre, ou lorsque les corvéables l’étaient soi-disant à merci, le seigneur n’en pouvait exiger que douze par an, et trois par mois. Les feudistes 1 , en rapportant cette règle, semblent l’appliquer également aux corvées conventionnelles et aux corvées justicières; ce qui vient de ce que ces espèces étaient souvent confondues à l’époque où ils écrivaient. Lorsque la charge est indéfinie, comme de labourer les champs du seigneur, faucher ses prés, charrier son bois de chauffage, le juge en pouvait fixer une quantité modérée, suivant les besoins du seigneur et les facultés des redevables.

Il était universellement admis que les corvées ne s’arréragent pas, qu’il faut les demander dans le temps où elles sont dues; seulement, si elles ont été abonnées pour un certain prix, les arrérages en sont dus. Le seigneur ne peut d’ailleurs convertir en argent les corvées qui lui sont superflues; il ne peut non plus les céder à des tiers 2 .

b) Les tailles 3 , que l’on assimile quelquefois aux corvées, /564/ en diffèrent essentiellement, en ce qu’elles ne consistent pas en travail fourni par le contribuable, mais en redevances payables, soit en nature, soit en argent.

Comme les corvées, le droit de taille peut être réel et personnel, féodal ou censif; il est personnel quand il est dû indépendamment du fonds. Ducange, qui rapporte la distinction ci-dessus, ajoute que les tailles personnelles se distinguent de nouveau en serviles et franches. Les tailles personnelles dues par les hommes libres sont les tailles coutumières, ou justicières, dont nous traitons en ce moment.

Il faut se garder de confondre, ainsi qu’on le fait souvent, la taille avec les aides, qui sont une obligation primitivement féodale, ainsi que le montrent les cas dans lesquels ils étaient exigés 1 . La taille, par son caractère indéterminé, fut un des principaux moyens d’oppression, une des causes qui poussèrent le plus souvent les hommes de poëte à la révolte.

Hevin et d’Argentré n’hésitent pas à donner l’abus et l’exaction pour origine aux tailles coutumières. Froissard dit que, de son temps, « les seigneurs trouvent plus grande chevance que leurs prédécesseurs ne faisaient, car ils /565/ taillent leur peuple à volonté, et du temps passé ils n’osaient, fors leurs rentes et revenus. »

Dumoulin et de Laurière assignent à la taille une origine moderne. Le premier raconte, comme témoin oculaire, que, sous François Ier, la main-morte a servi de refuge et d’asile contre la tyrannie; que ces exactions, qu’on nomme tailles, inventées plusieurs siècles après Charlemagne et consenties d’abord comme temporaires, furent augmentées avec excès, tellement qu’une multitude nombreuse, chassée de Normandie et de Picardie par les extorsions des justiciers et agents fiscaux, se retira dans les forêts de la Franche-Comté pour les mettre en culture, et s’y soumit volontairement à la condition de la main-morte. C’est le renouvellement de l’histoire des Bagaudes 1 .

Lorsque les coutumes cherchèrent à fixer la quotité des tailles, on dit qu’on pouvait les demander trois fois l’an: puis aussi qu’elles monteraient au double du cens; mais l’essence de la taille est d’être une exaction arbitraire, extraordinaire et indéterminée.

c) Le droit de gîte et de past; dans le midi, droit d’albergue, ou d’héberge; dans la Suisse romande, manaide (de manere, commanere) a sa source dans le droit que les officiers militaires et administratifs romains avaient de se faire livrer, par les habitants du pays où ils passaient, les fournitures nécessaires pour eux et pour leur suite. Les princes barbares donnaient de pareilles lettres de logement à leurs missi, /566/ qu’ils appelaient tractoriæ, et lorsque, sous les derniers Carlovingiens, les missi cessèrent de remplir leur mission de redresseurs d’abus, pour autoriser eux-mêmes les abus par leur exemple, les tractoriæ devinrent une cause de ruine pour les populations; on gaspillait les livrances exigées, ou bien on se faisait payer en argent comptant ce qu’on voulait bien ne pas exiger, tout comme on prenait et emmenait les bêtes de somme que les habitants devaient fournir temporairement pour le service des convois.

Le droit de past et de gîte était essentiellement une obligation justicière; cependant, il arriva quelquefois qu’un seigneur, en faisant une concession, se réserva un droit pareil pour le cas où il viendrait dans les localités voisines de sa concession.

Sur la fin du régime féodal, alors que les seigneurs cherchaient à faire argent des anciens droits qu’ils pouvaient posséder, ils voulurent aussi convertir les droits de gîte qu’ils avaient par titre ou par coutume en redevance fixe; mais il fut décidé que cela ne pourrait avoir lieu que sous la forme d’abonnement, et par conséquent du gré du débiteur lui-même. A défaut de stipulation expresse, il fut aussi réglé que le droit de gîte ne serait exigible qu’une fois l’an.

d) Le droit de garde ou de guet (warta), de wacht (veille), est aussi, par sa nature, au nombre des droits de justice, et nombre de coutumes, en mentionnant ce droit, le qualifient de cette manière. Loysel range cette obligation parmi les corvées, et ce qui constate encore son caractère justicier, c’est que les nobles en sont exempts. Les guerres privées pendant longtemps, plus tard la nécessité de repousser les malfaiteurs, rôdeurs et maraudeurs, rendirent nécessaire l’obligation de faire des patrouilles dans la campagne et /567/ autour des châteaux; ces patrouilles sont déjà mentionnées, dans le précepte des Espagnols, sous le nom d’explorationes et excubiæ.

Ce droit, dans les grands domaines, pouvait aussi être imposé aux tenanciers; nous le voyons sous cette forme dans le polyptique d’Irminon, et déjà alors il est, comme plus tard sous les coutumes, exigé un garde par feu.

e) Avant le service militaire féodal, il y avait, dans la période barbare, le service public (heriban), qui, imposé à tout homme libre pour la défense du pays et le soin de veiller à l’exécution de cette obligation, rentrait dans les fonctions des comtes; ceux-ci en profitèrent souvent pour forcer les hommes libres à s’engager à eux par les liens féodaux:« Illum semper in hostem faciant ire usquedum pauper factus, nolens volens suum proprium tradat aut vendat, » dit une formule rapportée par Baluze et que nous avons déjà eu l’occasion de citer.

Dans l’époque féodale, l’obligation d’un service militaire fut aussi imposée à leurs sujets par les seigneurs justiciers; ceux-ci, réunissant d’ordinaire le fief et la justice, la confusion a pu ici s’établir plus facilement encore que pour toute autre obligation. Cependant, on trouve encore des traces d’une distinction entre les deux obligations; ainsi, l’ancienne coutume d’Anjou donne le nom d’host au service fait pour défendre le pays, « pour le proufict commun, » et celui de chevauchée au service fait « pour défendre son seigneur. »

Dans les établissements ecclésiastiques, auxquels des immunités avaient transféré les droits des justiciers, l’usage s’établit de convertir le bannum in hostem en une redevance qui tira de son origine le nom d’hostilitium; elle s’acquittaitd’abord en chariots et en bœufs pour le service de l’armée, /568/ puis ensuite en argent; du temps d’Irminon, lorsqu’on l’acquittait en moutons pour l’armée, elle s’appelait carnaticum.

3° Les droits perçus sur l’usage des choses publiques ou non appropriées.

De ce nombre sont:

a) Les péages (pedagium), tontine (theloneum), pontonages (pontaticum), droits de port (portaticum), travers, ou droit de transit, rotage (rotagium), sont diverses variétés de droits qui se prélevaient dans certains lieux déterminés, sur les bords des routes et des rivières. Ces droits furent aussi un héritage du fisc romain; ils tombèrent dans l’appropriation privée des honores. Quelquefois, la généralité des péages d’une localité fut attribuée au vicaire, qui fut en revanche chargé de la surveillance et de l’entretien des chemins; en d’autres lieux, ce soin fut remis à un employé spécial nommé viarius (voyer). La similitude des noms les a fait souvent confondre; cependant, la voière (viaria) et la viguerie (vicaria, basse justice) ne sont pas la même chose.

L’abus que les justiciers firent de leurs droits de péage offrit au pouvoir royal un moyen facile de s’en emparer. Au temps de Beaumanoir, les chemins étaient aux seigneurs justiciers 1 ; mais, au temps des coutumes, il était déjà admis que « les grands chemins appartiennent au roi; » et Loyseau s’opposa vainement à cette prétention des officiers du fisc.

Les parlements aidèrent puissamment à dépouiller les /569/ seigneurs des droits de péage et de police des chemins, que comprend originairement la justice, en leur imposant l’obligation de réparer les voies sur lesquelles leur droit s’exerçait et en les rendant responsables civilement des délits qui s’y commettaient.

Dès le XIVesiècle, le droit d’établir de nouveaux péages fut exclusivement réservé au roi, à titre de droit régalien; on exigea des seigneurs justiciers qu’ils pussent montrer, ou une concession royale, ou du moins une possession immémoriale.

D’après le droit commun, les droits de péage ne se percevaient que sur les marchandises; ainsi, les particuliers pouvaient transporter librement leurs produits et les choses destinées à leur consommation; de plus, les nobles, les ecclésiastiques, les gens du roi, les docteurs, et les écoliers de l’Université, étaient exempts de payer les péages. La taxe devait être affichée, et la surexaction, comme on disait, était punie, pour le possesseur du péage, de la perte de son droit; pour ses employés, de peines plus ou moins sévères.

b) Les droits de foire et de marché. Leur histoire est la même que celle des droits de péage. Ces droits consistaient, au XIesiècle 1 , dans une dîme du prix des marchandises vendues; ils passèrent du fisc aux seigneurs justiciers, et des seigneurs au fisc.

c) Les droits d’herbage, de pasnage, de pacage, de blairie, etc., se percevaient en par-contre de la jouissance des terrains vagues, des pâturages et des forêts. Le pasnage se percevait pour pouvoir mener paître les porcs dans la forêt. La blairie est proprement le droit perçu pour mener paître son /570/ bétail dans les champs, de bladum, qui signifie blé dans le latin du moyen âge 1 .

Nous avons parlé ailleurs, à l’occasion des biens vacants, des épaves, du trésor trouvé, de l’aubenage et des droits sur la succession des bâtards, qui pourraient aussi trouver leur place ici; il n’y aura donc pas lieu d’y revenir en ce moment.

4° Les droits qui frappent les biens des justiciables sont:

a) Le cens. La persistance du census romain durant l’époque barbare, et particulièrement sous l’empire franc, a été déjà démontrée précédemment; mais comme, de bonne heure, l’expression census ne s’est pas appliquée seulement à l’impôt foncier, mais à toutes espèces de rentes et de redevances payées, soit à l’Etat par les colons et emphytéotiques des terres fiscales, soit aux particuliers; comme, en outre, il semble que le principal travail de la législation barbare ait été l’appropriation privée des possessions du fisc, tant les constitutions d’honneurs et d’immunités tiennent une large place dans les recueils de chartes et de diplômes de cette époque, il se manifeste tout naturellement une grande divergence d’opinions concernant la destinée ultérieure du cens public romain.

« L’idée différente que Boulainvilliers, Dubos et Montesquieu attachent au mot census fait, dit Guérard, presque toute la différence de leurs systèmes. Boulainvilliers l’entend d’un impôt public payé par les serfs, et comme il soutient que les Gaulois et les Romains y étaient soumis, il les plonge tous dans la servitude. Dubos l’entend d’une contribution publique acquittée par des hommes libres, et comme, suivant lui, /571/ elle était levée sur les Francs, les Romains et les Gaulois, il les fait tous libres. Montesquieu, tout en voulant prendre le milieu entre ces deux opinions, en adopte une entièrement divergente; il dit que le census était une redevance privée, un tribut levé sur les serfs par leurs maîtres, et non une imposition publique établie au profit du gouvernement, et de là il tire la conséquence que tout ce qui payait le cens était serf, si bien que c’était une même chose d’être serf et de payer le cens, d’être libre et de ne le payer pas. »

Guérard observe avec grande raison que le mot census, au lieu de n’avoir que l’une des deux significations restreintes que Dubos et Montesquieu lui ont assignées, réunit l’une et l’autre, et qu’il signifie, en général, une redevance quelconque, publique ou privée, à titre gratuit ou à titre onéreux, acquittée en argent ou autrement par un homme libre ou par un serf; il démontre, en outre, jusqu’à l’évidence, que le census publicus était payé au prince comme un véritable impôt sous les Mérovingiens 1 .

En revanche, le savant écrivain que nous venons de citer ne paraît pas pouvoir être suivi, lorsqu’il admet que le census, qui existait sous la première race, a disparu sous la seconde, et que le census des actes carlovingiens n’est plus qu’une redevance privée étrangère à la nature de l’impôt; je ne voudrais d’autre preuve du contraire que les actes qu’il rappelle lui-même: /572/

« Census regalis undècumque legitime exiebat, volumus, ut indè solvatur, sive de propria persona hominis sive de rebus. » (Capit. de 805.) « Statuendum est ut unusquisque qui censum regium solvere debet, in eodem loco illum persolvat, ubi pater et avus ejus solvere consueverunt. » (Capit. de 819.) « Quidam comites nostri nos consuluerunt de illis Francis hominibus qui censum regium de suo capite debebant. »(Edit de Pistes de 864.)

Dans ces divers passages, on voit le cens royal se percevoir par tête sur les hommes libres, même sur les Francs, ce qui n’avait pas eu lieu d’abord; mais, au IXesiècle, les priviléges de race avaient presque tous disparu. Comment ne pas reconnaître là le census romain, qui se percevait aussi par tête et en raison des biens, par caput et jugum, et s’appelait capitatio?

Rappelons encore ici ce diplôme de Louis-le-Débonnaire, de 828, qui fait mention d’un cens payé d’abord au fisc, et ensuite au couvent de Saint-Gall: « Ut idem liberi homines et posteritas eorum, censum quod ad fiscum persolvi solebant, parti prædicti monasterii exhiberent atque persolverent. » Voilà un cas où nous saisissons, pour ainsi dire sur le fait, le passage du cens public du domaine de l’Etat au domaine privé.

D’ailleurs, si de nombreuses portions du census publicus ont cessé d’être versées dans le trésor royal et sont tombées dans le domaine individuel, ont-elles pour cela changé de nature, bien qu’il n’y ait pas eu de contrat? sont-elles devenues des redevances conventionnelles, des fermages, bien qu’il n’y ait pas eu de terres concédées? ou bien, ceux qui les paient sont-ils par ce seul fait devenus des serfs, d’hommes libres qu’ils étaient? On ne saurait le soutenir.

Lors de la chute des Carlovingiens, au début de l’époque /573/ féodale, le pouvoir central avait cessé d’exister; il n’y eut plus de fisc, partant, plus d’impôt public. Le travail d’appropriation du census publicus est achevé; mais entre quelles mains a-t-il passé? Nous ne devons pas être embarrassés pour le deviner. Comme tous les autres impôts romains, il a passé aux mains des possesseurs d’honneurs; il a passé aux justiciers, ou bien, par les immunités ecclésiastiques, il est devenu la propriété de l’Eglise, qui, elle aussi, était au moyen âge propriétaire de justices.

Comme les seigneurs justiciers possédaient aussi des fiefs, des serfs, et de nombreuses terres tributaires, lorsque cette appropriation a eu lieu, le cens justicier, le cens servile, et le cens conventionnel, ont pu très souvent se confondre, s’amalgamer. Ainsi, dans l’époque intérimaire, le chevage (capaticum), qui est évidemment l’ancienne capitation ou census publicus, s’assimile avec le lidimonium, qui est une capitation servile due au maître, non à titre de droit de justice, mais à titre de propriété.

Plus on avance dans la féodalité, plus on s’éloigne du point de départ, et plus cette confusion devait augmenter. Aussi, comme nous l’avons déjà vu, presque tous les feudistes ont-ils fini par confondre, dans les censives, le cens justicier et le cens conventionnel, le menu cens et le gros cens. Cela fut surtout facile, je dirai même impossible à éviter, lorsque, par suite de l’introduction de la maxime « nulle terre sans seigneur, » on eut imaginé et fait admettre en théorie que tout cens suppose la directe; en effet, dès ce moment, le cens justicier avait changé de nature; il était devenu cens foncier par supposition; son origine primitive était entièrement celée et obscurcie.

Cependant, quelques déguisements divers que le census /574/ devenu la possession des justiciers, ait revêtus durant l’époque féodale, il est certains indices, certains signes, auxquels on parvient à le reconnaître.

On le reconnaît, par exemple, lorsqu’il se trouve cité au milieu d’autres droits de justice, tels que les droits de palefroi, les tailles, les droits de marché 1 .

On le reconnaît encore dans cette charte de 1279, citée par Galland, qui fait mention d’un cens tenu en vilenage 2 . En effet, le vilenage n’était ni une tenure féodale, ni une tenure tributaire conventionnelle; c’était la possession libre, mais roturière et soumise au cens justicier; c’était l’alleu, sauf le privilége de l’exemption du cens qui le caractérisait en principe. Il est à présumer que, dans les pays de coutume, ces tenures libres mais assujetties par la puissance justicière furent, au fond, les plus nombreuses, et que la confusion, souvent intentionnelle, que l’on fit de la cause des redevances dues par les vilenages fut un des principaux moyens d’usurpation employés par la noblesse à l’égard des cultivateurs.

L’ancien census, devenu cens justicier, se manifeste encore, on ne peut plus clairement, dans les chartes du XIIIesiècle, citées par Ducange à l’article census, où le cens d’une terre est appelé capitale; ce qui prouve que la capitation du moyen âge n’était pas toujours une imposition personnelle /575/ et servile 1 . Cette expression de census capitalis a passé dans les coutumes sous le nom de chef cens 2 , et il est à remarquer que c’est toujours le menu cens qui était appelé chef cens 3 . Or, j’ai montré, en traitant des censives, qu’il est naturel de penser que le gros cens, ordinairement représentatif de la valeur des baux, était le cens conventionnel payé contre la jouissance d’une terre, et que le menu cens, ordinairement très minime, en réalité, était l’ancien impôt transformé en redevance justicière.

Le gros cens et le menu cens étaient souvent réunis dans la même main; pourquoi ne s’y sont-ils pas confondus, si ce n’est parce que leur origine était distincte?

A la vérité, les feudistes nous donnent du menu cens une autre explication, et prétendent que c’était le cens convenu primitivement; mais comment supposer raisonnablement que le cens convenu en premier lieu par le concessionnaire était infiniment plus faible que l’adjonction qu’il a reçue depuis?

L’explication des feudistes doit donc être attribuée au bouleversement inévitable apporté par l’idée que tout cens suppose une propriété antérieure, et implique le domaine direct.

Enfin, l’existence et le maintien du cens justicier peuvent seuls expliquer comment des droits de terrage et bordelage, c’est-à-dire des redevances réelles en nature, ont, dans certaines localités, fait partie des droits de justice, ce dont les Olim présentent, entre autres, de fréquents exemples. /576/

Championnière va bien plus loin encore; il prétend non seulement qu’il y avait un cens justicier, mais que le seigneur censier est un seigneur justicier, et non pas un seigneur foncier. Mais cela, je ne puis l’accorder, et l’existence fort problématique d’un consualis romain, qui n’aurait été autre chose qu’un judex, c’est-à-dire un percepteur, fondée sur une unique définition de Ducange, ne me paraît point autoriser à renverser d’un seul coup toutes les idées reçues et basées sur d’innombrables faits, selon lesquelles le propriétaire d’une terre donnée à censive, ou emphytéose, est envisagé comme possédant une véritable seigneurie foncièreet féodale analogue à celle du seigneur féodal. Cette hypothèse est du reste inutile, puisque la confusion des diverses espèces de cens s’explique sans elle tout aussi naturellement.

Ajoutons que les feudistes, tout en plaçant, à tort selon nous, le menu cens, ou chef cens, parmi les droits fonciers, et non parmi les droits de justice, ont cependant connu et placé dans les droits de justice un véritable cens; je veux parler du droit de fouage ou focage (focus), aussi appelé queste. Ce droit, que, jusqu’aux derniers moments de la féodalité, les seigneurs justiciers levaient, soit en argent, soit en nature, sur chaque chef de famille, correspond fort exactement au capaticum, ou droit de chevage, des temps carlovingiens, lequel, d’après le polyptique d’Irminon, se levait, déjà à cette époque, par feu, et en raison de la quotité des terres possédées. Dans les temps féodaux, le fouage s’est maintenu comme redevance d’un caractère semi-personnel, semi-réel, mais toujours justicière, puisqu’elle était perçue seulement en raison du domicile, tandis que le chef cens, qui, dans le principe, était la même chose, à cause de la similitude des mots, a été placé parmi les droits qui se rattachent à la possession /577/ censitaire. Une telle distinction n’a d’ailleurs rien qui doive surprendre; les anciens seigneurs justiciers étant presque tous propriétaires de censives, la cause de leurs droits différents sur les censives qui leur appartenaient et sur celles qu’ils avaient usurpées était oubliée; mais, là où les terres roturières sont restées libres, et toutefois soumises au cens, alors le cens a perdu son nom, et il est devenu le fouage.

b) Les lods, ventes et reliefs. Ces droits, qui sont de véritables droits de mutation, ont toujours été envisagés comme essentiellement féodaux. Contrairement à l’opinion reçue, Championnière a soutenu qu’ils étaient primitivement justiciers, et qu’ils ont passé aux fiefs depuis la justice. Voici sur quoi on peut fonder cette opinion .

La perception d’un droit sur les ventes (centesima rerum venalium) fut étendue, par Caracalla, de l’Italie aux provinces, et, d’après Tacite, le taux de la perception s’est promptement accru jusqu’au cinquième (vectigal quoque quintæ venalium).

Rien ne fait supposer l’abolition de cet impôt; il est donc probable qu’il a passé dans les justices du moyen âge. En effet, il figure sous le nom de venda, venditio, laudimia, dans les chartes des Xe, XIe, XIIe et XIIIesiècles, et souvent ce droit y apparaît confondu avec les tailles, les amendes, et surtout les droits de marché, toutes obligations essentiellement justicières 1 . /578/

Il faut aussi remarquer la coïncidence du taux indiqué par Tacite et celui du taux coutumier, le quint, et cette analogie que, d’après le droit féodal, comme d’après le droit romain, l’impôt est mis à la charge du vendeur.

Enfin, les lods et ventes sont souvent appelés honneurs, ce qui en indique assez bien l’origine et la nature primitive.

Les droits de succession perçus sous les noms de relief et de rachat dérivent également de l’impôt romain, qui, comme les coutumes, percevait un droit fixé au vingtième. 1

Nous sommes donc porté à penser que les droits de mutation connus sous les noms de lods, ventes et rachats, ou relief, étaient primitivement des droits de justice qui ont été introduits par imitation, d’abord dans les censives, ainsi que nous l’avons observé précédemment, et, plus tard encore, dans les fiefs, chose qui a eu lieu pour une foule de redevances et a considérablement contribué à obscurcir l’histoire de l’une et l’autre institutions. /579/

5° La dernière classe de droits utiles appartenant aux justices, dont nous ayons à nous occuper, eut pour objet d’interdire aux sujets du seigneur justicier certains actes qui font partie de la libre jouissance de la propriété; ce sont les bannalités.

Les bannalités sont peut-être l’abus le plus grave et le plus général que l’on puisse reprocher au régime féodal; elles constituent une violation permanente, systématique du droit de propriété. « Défense au vilain de chasser sur ses terres, de pêcher dans ses eaux, de moudre à son moulin, de cuire à son four, de fouler ses draps à son usine, de faire son vin à son pressoir, d’avoir taureau ou étalon pour ses troupeaux, pigeons en son colombier, lapins en son clapier, droit exclusif du seigneur à toutes ces jouissances et à ces divers profits; » telles sont les bannalités.

L’histoire de l’antiquité n’offre pas d’exemple d’une oppression de ce genre. Elle avait ses esclaves, durement traités; mais l’oppression dont il s’agit s’applique essentiellement à l’homme libre, au propriétaire, et n’a d’autre raison que l’abus du pouvoir dans l’intérêt particulier de celui qui commet cet abus.

Le nom de bannalité vient du droit de bannum, en vertu duquel le roi et les officiers publics de l’époque barbare promulguaient un règlement, en imposant une peine, ordinairement une amende, à ceux qui l’enfreindraient; ce droit de ban, ou droit de commandement, était le propre de la justice territoriale, tellement que bannum, d’après Ducange, est synonyme de districtus, de justitia, de jurisdictio. Comme la justice, le droit de ban était devenu patrimonial, ainsi que celui de conférer ce ban à autrui; le jugement des infractions du ban appartenait à celui qui l’avait publié. Ce fut /580/ à l’aide du ban que les seigneurs justiciers introduisirent et maintinrent toutes leurs exactions (pravæ consuetudines, exactiones novæ); toutefois, dans les droits de justice, le nom de bannalité a été réservé et particulièrement consacré à ces prohibitions générales, qui exigeaient nécessairement une proclamation, une publication, parce qu’elles ne pouvaient pas s’exiger individuellement, et supposaient une défense connue préalablement.

Le droit de fixer l’époque des vendanges et de la moisson n’est qu’un droit de police, qui remonte à l’administration romaine, et dont la persistance parmi les droits du seigneur justicier ne fait que confirmer l’origine que nous attribuons à son autorité; ce droit fut probablement le prétexte du droit de banvin, qui est une véritable bannalité portant défense aux sujets du justicier de vendre leur vin tant que le seigneur n’a pas vendu le sien, ou l’ordre de ne vendre qu’à certaines époques déterminées.

L’une des bannalités les plus répandues était celle des fours et des moulins; on croit qu’elle ne remonte qu’au XIesiècle; du moins Fulbert, évêque de Chartres, qui vivait à cette époque, s’en plaint à Richard, duc de Normandie, comme d’une oppression nouvelle. Balde, dans son commentaire sur les Institutes, la présente également comme peu ancienne 1 . /581/

Tous les monuments anciens présentent le ban de moulin et de four comme droit de justice 1 . Cependant, vers la fin du XVIesiècle, la puissance justicière avait subi de telles altérations, que le caractère des bannalités, si évident qu’il soit, fut aussi perdu de vue, et dès lors on se borna à chercher à les restreindre, en exigeant du possesseur d’un four, ou moulin banal, un titre valable, aveu ou dénombrement, disposition qui annihilait cette bannalité comme droit de justice 2 .

Les droits seigneuriaux sur la chasse et la pêche ont leur source dans l’ancienne institution des garennes 3 . La chasse /582/ et la pêche étaient le goût dominant des races germaniques, et les Francs s’y livraient avec passion; d’immenses régions furent réservées par eux à la chasse du roi, de ses amis (convivæ) et de ses officiers; peuplées d’animaux sauvages, qu’il était sévèrement interdit de détruire, la culture dut bientôten être abandonnée, les forêts y prirent la place des champs et des prairies, et le gibier celle des hommes. Or, ce que le roi faisait dans ses domaines, les comtes le firent dans les terres confiées à leur gouvernement. Les garennes étaient les forestella, diminutif de foresta; le mot foresta paraît réservé pour les grandes défenses du roi 1 .

Plus tard, les coutumes désignèrent indifféremment du nom de garenne, ou de défens, les lieux où le seigneur s’était réservé le droit de chasse, et ceux où il s’était réservé le droit de pêche; le mot bannum (ban) avait aussi le même sens 2 .

Mais c’était sur les terres de leurs sujets, et non dans leurs propres domaines, que les seigneurs avaient leurs garennes, et l’histoire rapporte que des populations nombreuses furent chassées de leurs possessions par suite de leur établissement. Suivant Hevin, Guillaume-le-Conquérant ruina vingt-six paroisses de Normandie pour y faire une forêt de trente lieues 3 . On lit, dans l’Histoire de la ville de Nantes, que la forêt qui /583/ avoisine cette ville fut établie sur les ruines de plusieurs villages, pour que le duc de Retz pût aller en chassant d’un de ses châteaux à l’autre. Sans entraîner toujours l’abandon de toute culture, les garennes leur nuisaient et restreignaient les droits des propriétaires. Les Olim relatent une foule d’arrêts sur les garennes, où l’on voit qu’il s’agissait toujours de garennes établies sur les terres d’autrui, et comprenant des fiefs, des censives, des communes, des villages, etc. Dans la plupart des procès, l’établissement des garennes est attribué à la force et à la violence. S’il en était encore ainsi au XIIIesiècle, à combien plus forte raison en fut-il de même après la conquête, et durant l’anarchie de l’époque intérimaire.

Avant d’acquérir le caractère du droit aux yeux des populations, les forests et garennes existèrent longtemps à l’état de fait, contre lequel les propriétaires du sol protestaient par tous les moyens que le faible peut employer; c’est à leur établissement que se rattachent nombre de ces révoltes que, du IXe au XIesiècle, les seigneurs réprimèrent toujours avec une odieuse cruauté. Lorsque les mœurs s’adoucirent un peu, la rigueur des défenses put se modifier, et la possession des garennes, devenue un peu moins intolérable, put se convertir en un droit dont on eut toujours à souffrir, mais auquel on finit par s’habituer.

Les Etablissements consacrent le droit de garenne 1 ; cependant, la reconnaissance du droit est soumise à la condition d’une possession immémoriale; c’est sur ce point que portent d’ordinaire les contestations. Déjà les lois lombardes /584/ et les Capitulaires avaient interdit la création de forests nouvelles (forestas noviter instituere); il est hors de doute que ces dispositions avaient été peu observées, mais elles aidèrent à établir plus tard une jurisprudence favorable aux populations. Les Etablissements interdirent de « défendre pescherie d’eau courante, » et Louis-le-Hutin, ainsi que Philippe-le-Long, insistèrent tous deux pour la destruction des garennes nouvelles. Plus tard encore, au XVe et au XVIesiècle, on voit les bannalités, et surtout les garennes, devenir en quelque sorte l’objet d’une réprobation universelle et assurément bien méritée; là même où il s’en conserva, elles furent considérées comme un de ces droits haineux pour lesquels était faite la maxime « odiosa sunt restringenda. » Les seigneurs les plus sages prirent les devants, et, comme leurs prédécesseurs avaient vendu la liberté civile aux communes, eux vendirent à leurs sujets leurs droits de bannalité; les cartulaires de cette époque sont remplis de chartes de suppression de deffens moyennant redevance. Dès lors, l’origine et même la véritable nature des garennes tombèrent dans un profond oubli; les seigneurs, pour conserver leurs chasses, furent obligés de créer sur leurs propriétés privées des parcs désignés sous le nom de vivaria, et des leporaria ou conninières et clapiers, qui prirent aussi le nom de garennes; c’est ce dernier sens que la langue nous a seul conservé.

Les seigneurs ont aussi possédé divers droits de pêche, qui ne provenaient pas des garennes, mais de conventions et de concessions qu’ils avaient faites; ceux-là ne rentrent pas dans les bannalités.

Quant aux droits de forest et de garennes, ils étaient bien des bannalités, et en ont tous les caractères. Ils sont établis par l’autorité du bannum; ils appartenaient aux seigneurs /585/ justiciers. Dans les procès, le possesseur de la garenne se fonde toujours sur un droit de justice, et les plaignants lui opposent souvent qu’il n’a pas de justice sur leur territoire. Enfin, les forests et garennes ne consistaient que dans une défense de chasser ou pêcher; mais le seigneur ne s’appropriait pas pour cela le territoire ou la rivière frappée de l’interdiction.

Il y a, entre les droits utiles résultant des justices dans le moyen âge français et les régales de l’empire germanique, une certaine analogie qui nous autorise à placer ici ce sujet.

Les régales, comme le mot l’indique, sont des droits qui découlent du droit du souverain, et leur théorie se rattache aux doctrines du droit impérial romain sur l’autorité du souverain; les régales ne sont donc pas de simples droits de justice, au point de vue du principe dont elles découlent, mais elles ont, en général, le même objet.

D’après la constitution germanique, il y a plusieurs sortes de choses sur lesquelles même des personnes privées peuvent acquérir un droit de propriété, mais un droit dont l’exercice est limité par les attributions de l’Etat. Le rapport qui s’est formé par là dérive moins, au point de vue historique, du domaine éminent de l’Etat, ou d’une prétendue propriété originelle de sa part, que de l’agrégation successive de droits attachés à la puissance royale, de droits féodaux et de droits d’avouerie, qui forme, en Allemagne, la souveraineté territoriale, la landhoheit.

En revanche, une conséquence directe du principe de l’Etat est le droit de législation au moyen duquel l’Etat est autorisé à régler l’exercice des droits, même privés, dans l’intérêt du bien commun. Les droits de propriété privée attribués à l’Etat, sur quelque objet qu’ils portent, doivent reposer sur un titre; mais ce titre peut être la coutume. /586/

Dans ce sens, une chose que le droit romain envisageait comme res publica a pu continuer à l’être, lorsqu’une telle règle n’était pas contraire à la constitution germanique elle-même.

Toutefois, les objets qui étaient comptés au nombre des régales, dans le droit féodal lombard, n’appartinrent point par cela même à la propriété, au domaine de l’Etat, en Allemagne.

L’analogie du droit lombard peut être un argument lorsqu’il s’agit de savoir si tel objet est régalien, mais ne tranche pas la question d’une manière absolue.

D’après les anciennes sources du droit germanique, on trouve trois sortes de forêts. Les unes étaient communes, servaient à l’affouage des paysans voisins; telles étaient les forêts des marches. D’autres étaient forêts du roi, et étaient principalement employées pour la chasse; elles étaient aussi employées par les particuliers pour l’élève des porcs, contre la dîme des produits.

Dans les forêts de l’Eglise, les gens de celle-ci avaient des jouissances assez étendues; il s’y trouvait même des marches organisées; mais le pouvoir des grands allant toujours en croissant, beaucoup de forêts communes furent rendues forêts royales ou princières, et soustraites, sous des peines sévères, à l’usage commun pratiqué autrefois.

Le droit de chasse était originairement une dépendance de la propriété; dans les forêts communes, il était exercé par les possesseurs. Par la métamorphose des forêts communes en forêts interdites, où le droit de chasse était concédé à des seigneurs et à des princes, le droit de chasse est devenu en partie un droit du seigneur territorial. Toutefois, les nobles et l’Eglise le conservèrent en raison de la propriété /587/ privilégiée qui leur appartenait; les princes cherchèrent seulement à limiter ce droit chez ceux-ci, en ce qui concernait le grand gibier. A la fin du moyen âge seulement, la chasse est devenue, en Allemagne, une régale appartenant en droit au souverain.

L’usage des petites rivières pour la pêche, l’établissement d’usines et de moulins, etc., était, comme la chasse, envisagé comme un accessoire de la propriété du sol; les grandes rivières étaient propriété commune. Souvent cependant le droit de pêche fut, comme celui de chasse, soustrait, pour toute une contrée, tout un district, à l’usage commun, et réservé, sous peine du ban du roi, à tel ou tel seigneur, laïque ou ecclésiastique, jusqu’à ce qu’enfin les droits de pêche et autres droits utiles sur les rivières navigables furent transformés en régale.

Les métaux appartiennent originellement au sol; il en était ainsi dans les domaines impériaux. Lorsque, au Xesiècle, on découvrit la première mine d’argent en Allemagne, le droit de propriété des métaux situés dans les entrailles de la terre fut revendiqué par l’empereur comme droit impérial, et quelquefois donné en fief, dans une certaine étendue, à des princes laïques et à l’Eglise. C’est ainsi qu’est née cette régale, qui a passé de l’empire aux princes territoriaux, et s’est aussi étendue au sel. Sur les rives de la mer, le sel était d’abord un bien commun, on en a fait une régale.


 

/588/

OBSERVATION FINALE.

Le but de cet écrit étant de servir d’introduction à la publication des monuments du droit féodal relatifs au Pays de Vaud, il n’y avait pas de raison d’y introduire l’histoire de systèmes féodaux qui demeurèrent toujours étrangers aux institutions juridiques de notre patrie.

Si l’on se proposait, en revanche, de répondre entièrement au titre de l’ouvrage par un traité embrassant l’histoire comparée et générale du droit féodal en Europe, il serait nécessaire de s’occuper aussi des systèmes féodaux de seconde formation, et des systèmes féodaux incomplets, en d’autres termes, de la féodalité en Angleterre, en Sicile, à Jérusalem, et de ces modes imparfaits de la féodalité que l’on rencontre aux deux bouts opposés de l’Europe, en Espagne et dans le Nord Scandinave.

Ce travail, pour lequel des matériaux ont été recueillis, pourra voir le jour plus tard, s’il nous est donné de l’achever, ainsi que deux chapitres destinés à compléter le tableau des institutions féodales, en mettant en regard les institutions qui se développèrent parallèlement avec elles: ces chapitres traiteraient, l’un des communes, l’autre de l’Eglise, dans leurs rapports avec le système féodal.

FIN

 


Notes:

Note 1, page 442: Meyer, le savant auteur de l’Esprit des institutions judiciaires, pense que les questions concernant l’Etat (de capite), et par conséquent la plupart des accusations pour crime grave, étaient jugées par les placita majora; mais le seul exemple qu’il cite, la demande d’exempter les ecclésiastiques du service militaire renvoyée au plaid général par Charlemagne, est une question administrative plutôt que judiciaire. En revanche, on voit souvent même des condamnations à mort rendues dans le plaid du comte. [retour]

Note 1, page 448: Art. 19: « Episcopi vero vel potentes qui in aliis possident regionibus, judices, vel missos discussores de aliis provinciis non instituant, nisi de loco qui justitiam percipiant et aliis reddant. » Les partisans du système de Montesquieu sur les justices seigneuriales ont cherché dans ce texte la preuve d’une juridiction exercée par les évêques et les grands propriétaires immunes; le mot percipiant montre que justitia n’est pas ici la juridiction, mais la justice utile, c’est-à-dire le tribut. L’article suivant le prouve encore mieux: « Agentes igitur episcoporum aut potentum per potestatem nullius rei collecta solutia nec auferant. » Les collecta solutia sont des exactions illégitimes qu’il est défendu aux agents de l’immune d’exiger. [retour]

Note 1, page 449: « Pro reverentia St. Martini, Eligio rogante, Dagobertus rex illi ecclesiæ censum omnem qui fisco solvebatur ex toto condonavit. Atque ab eo tempore omne jus fiscalis census ecclesiæ sibi vindicavit et usque in pressens in eadem urbe per pontificis litteras comes instituit. » [retour]

Note 1, page 451: Il paraît que, déjà avant l’institution des échevins, l’usage s’était établi de faire siéger auprès du juge sept propriétaires des plus considérés, tandis que les autres se tenaient debout; car on lit dans la loi salique: « Tunc grafio congregat septem rachimburgios idoneos, » et une formule de Marculfe distingue les rachimburgi qui residebant et les rachimburgi qui adstabant. Il paraît, de plus, que la qualité de propriétaire foncier était devenue essentielle, ce qui primitivement n’était pas; ainsi, les rachimburgi sont les anciens arimanni propriétaires dans le district. Cette qualité de propriétaire est indiquée par le mot rachimburgi, qui est composé de reich et synonyme de possidenta, ou boni homines. En Espagne, on en a fait les ricos ombres. A Schwytz, il existe encore, pour les petites affaires, causes de police, etc., un tribunal composé des sept premiers citoyens qui passent par la rue. Si l’on admettait pour le mot scabini l’étymologie tirée de scamnum (banc), cela serait en rapport avec la place qui leur était assignée dans les plaids; mais je préfère celle de schöpfen (créer, puiser, haurire sententiam); alors schöpfen serait le mot primitif. [retour]

Note 1, page 456: Loyseau part de l’hypothèse que les Français (les Francs), quand ils conquirent les Gaules, se firent seigneurs des personnes et de leurs biens: « J’entends, dit-il, seigneurs parfaits, tant en la seigneurie publique qu’en la propriété ou seigneurie privée, qu’ils firent les naturels du pays serfs dans le sens de ceux que les Romains appelaient censiti, seu glebæ adscripti; » puis il ajoute: « Hors celles (les choses) qu’ils retinrent au domaine du prince, ils distribuèrent toutes les autres, par climats et territoires, aux principaux chefs et capitaines de leur nation, donnant à tel une province à titre de duché, à tel autre un pays de frontière à titre de marquisat, à un autre une ville, avec son territoire adjacent, à titre de comté. Mais ces terres ne leur étaient pas baillées optimo jure pour en jouir en parfaite seigneurie; voulant établir une monarchie assurée, ils en retinrent par devers l’Etat, non-seulement la seigneurie publique, mais aussi se réservèrent un droit sur la seigneurie privée, qui n’avait point été connu par les Romains, droit que nous avons appelé seigneurie directe. » Passant à la question de la patrimonialité des justices, Loyseau continue ainsi: « Toutefois, il faut noter que toute la seigneurie qu’avaient ces capitaines sur les terres et sur les personnes n’était qu’une seigneurie privée, demeurant jusqu’alors la seigneurie publique devant le prince souverain, selon sa vraie nature. Il est vrai qu’ils avaient le commandement en qualité d’officiers; mais, par l’affinité qu’il y a entre la puissance des officiers et celle des seigneurs, il a été facile à ces anciens ducs et comtes de changer leurs offices en seigneuries. Ainsi, outre la seigneurie privée accordée à ces seigneurs, tant des terres de leur détroit que des personnes des Gaulois, ils ont encore usurpé une espèce de seigneurie publique. »
A cette cause d’appropriation des justices publiques, Loyseau en ajoute beaucoup d’autres, entre autres, l’abus des termes des concessions de fief d’après la maxime « concesso castro censitus concessa juridictio, » et des termes « cum hominibus. » En somme, Loyseau ne reconnaissait aucune justice seigneuriale comme légitime.
Montesquieu raille tout cela fort agréablement: « Je prie de voir dans Loyseau quelle est la manière dont il suppose que les seigneurs procédèrent pour former et usurper leurs justices; il faudrait qu’ils eussent été les gens du monde les plus raffinés, et qu’ils eussent volé, non pas comme les guerriers pillent, mais comme des juges de village et des procureurs se volent entre eux. » On pourrait répondre que les moyens de procureur ont été à l’usage de tous les temps, et, au fond, le système de Loyseau est encore plus près de la vérité historique que ne l’est celui de Montesquieu. [retour]

Note 1, page 458: Les Etablissements de saint Louis, qui appartiennent encore à l’époque où la féodalité était dans toute sa force et le système féodal dans toute sa pureté, mentionnent déjà la séparation de la justice et du fief comme une chose établie, et dont l’origine n’est nullement récente. Ils parlent du « bers qui a voyère (viguerie) en sa terre; » ce qui suppose que le fief n’implique pas nécessairement la justice. Ailleurs, parlant du baron qui aurait inféodé une terre à une autre, ils disent: « Li bers à qui serait li fié ne aurait ne petite justice, ne grant, ains serait la justice au baron en qui chastelerie li fief serait. »
Dans une ordonnance de Philippe-le-Bel, de 1311, un bailli ayant demandé si, dans une concession royale, on devait supposer la justice des terres concédées, il est répondu que non, à moins de disposition expresse: « Nos tibi super hæc respondimus: quod in generali concessione quacumque, non intelligimus, nec intelligi volumus, justitiam altam, foragia feuda nobilium, aut jura patronatus venire. »
A côté des dispositions législatives, plaçons les commentaires.
Balde disait déjà que la juridiction n’est pas seulement séparable du fief, mais distincte: « Ut jurisdictio non sit separabilis sed separata, » et Dumoulin, qui le cite, pose ce principe comme axiomatique: « Potest esse territorium sine jurisdictione et jurisdictio sine territorio. »
Baquet, dans son Traité des justices, expose le même principe: « Le seigneur féodal, dit-il, ne peut s’attribuer droit de justice en son fief; car tel a droit de justice en un lieu qui n’a aucune féodalité, ne censive, au dit lieu; au contraire, tel a droit de féodalité et de censive qui n’a aucune justice. »
Loysel, dans les Institutes coutumières, écrit que fief et justice n’ont rien de commun ensemble; et une foule de coutumes provinciales de France, celles de Berry, de Blois, d’Auvergne, de Bourbonnais, de Touraine, de la Marche, reproduisirent textuellement cette règle.
D’Argentré la rappelle dans son Commentaire de la Coutume de Bretagne, quoique dans cette province, dit-il, il fût rare que le seigneur féodal ne fût pas en même temps justicier. Ce commentateur y ajoute une explication bien nette: « Jurisdictio et si cum domanio conjuncta sit, tamen per se subsistit et separabilis ut intellectu, atque etiam actu. » La juridiction et le domaine même réunis sont séparables, non-seulement en idée, mais en fait.
Ferrière, en résumant les commentateurs de la Coutume de Paris, tient le même langage: « Il ne faut pas confondre le fief avec la justice, quoique souvent le seigneur féodal soit aussi seigneur justicier; ce sont choses si séparées, qu’elles n’ont rapport ensemble, soit pour l’établissement, soit pour les droits, soit pour la jouissance; le droit du fief est purement réel; il ne regarde les personnes qu’autant qu’elles ont joui, ou qu’elles jouissent de la terre en fief. » [retour]

Note 1, page 464: Lorsqu’il existait encore un pouvoir public, les justices particulières étaient en présence de la justice du comte, à laquelle appartenaient et pouvaient recourir tous les hommes qui n’étaient pas engagés dans une association privée. Lorsqu’il y avait procès, le plaignant devait agir suivant la condition du défendeur; s’il était sujet du comte, il s’adressait directement à celui-ci; s’il était clerc, il s’adressait à la justice ecclésiastique; s’il était vassal, il s’adressait à son seigneur; si justice lui était refusée, il pouvait revenir au comte. Un diplôme de 795, cité par Hélie, indique cette marche à propos des avoués ecclésiastiques, contre lesquels on peut porter plainte au comte, si l’évêque n’a pas fait justice. Durant l’époque féodale, on chercha à rétablir cette forme; mais cela ne put être fait avec succès que lorsque le pouvoir public se fut reconstitué et qu’on recommença à rendre la justice en son nom. [retour]

Note 1, page 465: Nous avons vu que les hommes de poëte sont les hommes soumis à la potestas judiciaria. [retour]

Note 1, page 469: « Par l’ancienne coutume, dit Basnage, sur la Coutume de Normandie, il y avait deux sortes de juridictions, l’une baillie, l’autre fieffale. Elle appelait fieffale celle qu’on avait à raison de son fief; c’était la justice aux barons. » [retour]

Note 1, page 470: « Nec enim dominus potest juridictionem exercere super domanio suo, » dit d’Argentré. [retour]

Note 2, page 470: La maxime « fief et justice n’ont rien de commun, » vraie dans ses applications à la justice justicière, ne doit point s’entendre de la justice féodale, qui était de l’essence même du fief. Lors même qu’ils possédaient les deux espèces de justices, les seigneurs féodaux ne les confondirent point. La justicière était pour eux, avant tout, une source de profits, et ils l’abandonnèrent quelquefois dans leurs luttes de compétence avec l’Eglise, la royauté et les communes; la féodale était pour eux tout à la fois un droit et une de leurs principales obligations; aussi ne firent-ils jamais de concession à son sujet. [retour]

Note 1, page 472: Les Capilulaires exigeaient que les justiciers fussent choisis parmi les propriétaires du lieu où ils exerçaient leurs fonctions. Cette mesure avait pour but d’assurer la restitution des perceptions abusives; mais elle eut ce fâcheux résultat de permettre l’application des services dus à titre de tribut à l’exploitation des biens de l’employé; les rois et les seigneurs de l’époque féodale imposèrent à leurs justiciers des conditions contraires, et exigèrent qu’ils ne fussent point propriétaires dans le territoire sur lequel ils étaient établis. On aurait tort cependant de placer toutes les usurpations de justice avant l’époque féodale. [retour]

Note 1, page 474: La loi vilaine est celle de la justice justicière, cela ressort du terme même; cela résulte aussi du passage suivant de Desfontaines: « Et se gentilhomme de lignage est coukant et levant en ton villenage avec tes autres vilains, encore doit-il avoir avantage pour sa franchise naturelle, ackedant il souffera la loi où il est accompagné. » La justice que détermine le lieu où l’on est couchant et levant est la justice justicière. [retour]

Note 1, page 481: La condition du vassal, dans le lehn an eigen, n’est pas la même que dans les rechtelehen, qui, dans le principe, avaient été pris sur le domaine impérial. [retour]

Note 1, page 520: L’huissier (præco) est appelé en langue germanique sajo, de sagen (dire, annoncer); dans la loi bourguignonne, wittishalk, de vitte (amende), et scalk (garçon, esclave); en allemand, on le nomme frohnbote. [retour]

Note 1, page 521: La loi des Ripuaires (Tit. LIX, chap. 1) contient sur ce sujet un passage curieux. L’écrit qu’elle appelle testamentum, bien qu’il s’agisse d’une vente, doit être signé par sept ou douze témoins. Si une des parties conteste cet acte, on entend les témoins, ou le notaire (cancellarius), qui prête serment, appuyé d’un nombre de conjurateurs équivalent à celui des témoins exigés; celui qui a attaqué l’acte paie dans ce cas au double, et une amende à chaque témoin. Si l’acte est déclaré nul, au contraire, le gagnant reçoit, outre le gain du procès, 50 sous, et le notaire paie 50 sous, plus 15 sous par témoin.
Si le notaire est mort, le possesseur du titre peut le rendre valable en produisant trois chartes du même notaire, et en affirmant la validité de la sienne sur l’autel.
La loi des Bavarois (Tit. XVI, chap. 5) fait déposer un témoin en ces termes: « Que Dieu aide celui de qui je tiens la main (c’est celui qui l’a appelé en témoignage); j’ai été tiré par l’oreille comme témoin parmi vous, et je dirai la vérité sur cette cause. » Alors il jure, et peut être appelé à soutenir la vérité de la déposition en combat singulier.
Le mot allemand qui signifie témoin, zeugen, vient de cet usage de tirer l’oreille au témoin, manière symbolique de lui rappeler qu’il doit se souvenir de ce qu’il a entendu: « Beim ohre vu ziehen. » [retour]

Note 1, page 525: Les anciens Germains juraient par Odin et Thor. Dans l’Edda, la déesse Frigga fait jurer tous les êtres de la création, excepté une petite plante qui lui paraît encore trop jeune. Le serment par la barbe est une coutume orientale dont les lois barbares ne parlent pas. Le roman du Renard fait jurer Charlemagne: « Par la moye barbe qui n’est mie meslée, par cette moye barbe qui me pend au menton, par cette moye barbe dont blancs sont les flocons. » Ce n’est pas là un usage germanique. [retour]

Note 1, page 561: Nullis indictionibus, exactionibus, operibus, vel angariis, comes, vicarius, vel villicus, pro suis utilitatibus populos aggravare præsumant. » [retour]

Note 1, page 562: La loi des Bavarois défend d’exiger l’angaria pour plus de 50 lieues. [retour]

Note 2, page 562: « Tailles sont personnelles et s’imposent au lieu du domicile, le fort portant le faible. »
La coutume du Bourbonnais assimile aussi la taille et la corvée, et distingue: 1° la taille, ou corvée personnelle et serve; celui par qui elle est due est censé serf, s’il ne prouve son affranchissement; 2° la taille, ou corvée réelle, due pour raison des terres et héritages; 3° la corvée justicière, due par tout homme de justice faisant feu. [retour]

Note 1, page 563: Par exemple, Pocquet de la Livonnière, Lacombe (Jurisprudence civile), et l’auteur des Notes sur Boutaric. [retour]

Note 2, page 563: C’est ce qu’exprime Loisel dans cette maxime: « Corvées, tailles, guets, gardes et questes, n’ont point de suite, ne tombent en arrérages, et ne peuvent être vendus, ni transportés à autrui. En assiette de terre, corvée ou peine de vilain n’est pour rien comptée. » [retour]

Note 3, page 563: Taille (tallia). Selon quelques-uns, ce mot vient de talia; c’est ce qui est exigé en sus des autres choses (opera, collationes frugum, arare, runcare, carucare, vel cætera, his similia). « Populo per easdem vel alias machinationes exigere cousuevere, » dit la loi des Lombards. Selon cette étymologie, les deux l seraient le résultat d’une faute d’orthographe. Ducange fait venir ce mot de taleis, morceaux de bois correspondants, sur lesquels on fait des encoches qui servent à compter les mesures livrées. Je crois plutôt que le substantif tallia vient du verbe latin du moyen âge taillare, d’où l’italien a fait togliere (ôter, prendre). « Excussiones quas tallias vocant, » dit une charte du XIesiècle, et le droit féodal anglais appelle la taille talliagium. [retour]

Note 1, page 564: La cause de cette confusion est que les justiciers avaient imaginé d’imposer à leurs sujets la taille dans les quatre cas des aides seigneuriaux; c’était la taille extraordinaire. Salvaing observe que la taille des quatre cas due à un haut justicier est purement personnelle, ne peut être exigée que de ceux qui ont leur domicile dans son territoire justicier, et que les nobles en sont exempts; par tous ces caractères, elle se distingue des aides féodales. [retour]

Note 1, page 565: « Dans ces temps de misère, où la coutume était la loi suprême, dit Championnière, malheur à ceux sur qui deux fois un même abus s’exerçait; la violence réitérée prenait à l’instant le caractère de droit, l’acte le plus odieux paraissait légitime, s’il était renouvelé dans l’espace que peut comprendre la mémoire des vivants. » [retour]

Note 1, page 568: « De droit commun, tuste les questions sont et appartiennent en toute cozez au seigneur de la terre qui tient en baronnie les dits quemins parmi lor domaine, ou parmi ce domaine de leur sougès, et est toute le justice et le seigneurie des quemins lor. » [retour]

Note 1, page 569: Selon Guérard. (Prolégomènes du polyplique de Saint-Père.) [retour]

Note 1, page 570: L’herbage s’appelait onciège dans la haute Gruyère. [retour]

Note 1, page 571: Dans l’édit de Clotaire II, de 615, on voit que le peuple (populus) réclamait contre l’imposition d’un nouveau cens. C’était encore un impôt que le cens dont Dagobert fit abandon à l’église de Tours, sur la demande de saint Eloi: « Eligio rogante omnem censum, qui reipublicæ solvebatur, ad integrum Dagobertus rex eidem ecclesiæ indulsit, atque per chartam confirmavit.» (Vie de saint Eloi.) L’impôt levé sur les Romains, sous la domination des Bourguignons, est aussi appelé, par le Papien, census. [retour]

Note 1, page 574: Ainsi, dans ce passage d’un capitulaire de 815, cité par Guérard, où Charles-le-Chauve enjoint à ses missi de faire une enquête sur tous les cens et tous les paraveredi que les hommes libres doivent au pouvoir royal, et d’obliger ceux qui le négligent à acquitter ces redevances: « Ut missi nostri de omnibus censibus vel paraveredis quod franci homines ad regium potestatem exsolvere debent. » [retour]

Note 2, page 574: « Tenemus in vilenagium id est ad censum, quidquid habemus. » [retour]

Note 1, page 575: « Super eo quod possessiones quas tenebant ... nomine census capitale, tradebant ad censium adcrescentem, etc. » (Charte de 1224.) « Quæ terra quondam fuit ut dicetur onerata in 15 denariis et dicitur capitalis census. »(Charte de 1251.) [retour]

Note 2, page 575: Voyez les Coutumes de Paris, de Melun, de Mantes, etc. [retour]

Note 3, page 575: « Le menu cens est le chef cens, » dit Ragneau. [retour]

Note 1, page 577: On lit dans une charte de 1060, donnée par Isambert, évêque de Poitou, cette phrase: « Ventas etiam quas teloneum dicunt, de diversis quibuslibet rebus, etc. » Ici, le droit de vente se perçoit sur toutes espèces de choses, mobilières ou immobilières. Et dans une donation de 1092: « Terram ante ipsam ecclesiam positam ad burgum faciendum, in quo nec vendam, nec pedagium, nec aliquam consuetudinem retinemus. » Et dans les Coutumes de Bellai: « Comes habet Bellaici vendas et pedagium, et qui ritenuerit degagis debet 4 sol. sed miles non debet pedagium, neque vendas; » l’exemption du noble indique bien une imposition justicière. Ici, c’est le comte qui perçoit les ventes; dans une ordonnance du Louvre, de 1079, c’est le vicaire ou le bailli: « Si quis emerit vel permutaverit domum vel possessiones, vicarius vel bajulus loci teneatur laudare. » Ainsi, ce sont toujours les justiciers qui perçoivent le droit. On lit, dans les Coutumes de Lorriz, que chaque vilain peut vendre son bien, et s’en aller en payant les ventes; or, les vilains paient les droits de justice et ne sont pas hommes de fief. [retour]

Note 1, page 578: Une charte de 1245 porte: « Omnia jura quæ habere debet ecclesia in introitibus, exitibus, venditionibus, emptionibus et relevagiis. » Une ordonnance de 1209 assimile textuellement le rachat à la justice: « Et reddere rachatum et omnem justitiam. » De même, un arrêt des Olim, de 1257, porte que, dans un procès entre l’abbé et la commune de Saint-Salvien, le couvent réclamait les droits de justice haute et basse dans deux localités, où le maire et les jurés de la commune, de leur côté, s’efforçaient de « justicier les hommes habitant ces villages, en prélevant les reliefs, les corvées, les terrages, les faucillages, les amendes, les échoîtes, et plusieurs autres redevances. » [retour]

Note 1, page 580: « Inaudita barbarie prohibemus aliquid sibi molere vel conquere in felici rustico. » Il est curieux que ce genre de bannalité, né à l’époque de la domination exclusive de la féodalité, finisse aussi au moment où cette domination a été ébranlée. Sous les coutumes, le moulin à vent n’était pas banal,et cela vient uniquement de ce que son mécanisme était inconnu en Europe avant les Croisades; dans d’anciens titres, il est nommé moulin turquois. Or,aux XIVe et XVesiècles, le pouvoir justicier ne créait plus, il était réduit à tâcher de se conserver. [retour]

Note 1, page 581: Les Etablissements disent: « Se aucun hons avait moulin qui eût voyère en sa terre, et qu’il ait hommes estagiers, ils doivent moudre à un moulin tuit cil qui sont dedans sa banlieu. » Les Olim contiennent des arrêts dans le même sens, et les jurisconsultes antérieurs au XVIIesiècle n’hésitent pas sur ce point. [retour]

Note 2, page 581: La Coutume de Paris dit que ce droit n’est ni féodal, ni seigneurial, que c’est un droit extraordinaire et contre le droit commun; d’où il suit qu’on ne peut l’acquérir par prescription, et qu’on peut le perdre par non jouissance. [retour]

Note 3, page 581: Les garennes n’étaient point, au moyen âge, ce qui porte ce nom aujourd’hui, des lieux où l’on élève des lapins: garenna, ou warenna, vient de wahren (garder, défendre), d’où l’anglais a fait warrant, et le français garant, garantie, garde, etc. Etymologiquement, le mot garenne a le même sens que celui de forêts (foresta), qui vient du verbe forestare, mot de basse latinité équivalent de prohibere, bannire. Forestare vient lui-même de forum, for, fueros, qui est pris dans le sens de bannum. Une charte de 1251, citée par Ducange, pour dire que le comte ne peut faire dommage à des citoyens d’Arles, ceux-ci fussent-ils bannis, dit: « Etiam si forestati fuerint, sive banniti. » Dans le même sens, forestare a signifié sylvam in forestem convertere, c’est-à-dire mettre une forêt en défense, ou en garenne, c’est-àdire y interdire la chasse. On appelait également foresta les étangs, ou viviers à poisson, et même des rivières: « Concessimus nostram piscationem in foresta nostra super fluvium Mosellæ, » dit une charte du roi Zwentbold. Il yavait aussi des garennes de pêche: « In libera warenna non modo terræ sed et pisces continentur, » disent les Tables de Saint-Bertin. [retour]

Note 1, page 582: On lit dans une charte de 1209: « Forestella illa quæ garenna vocatur; » et une loi d’Edouard III, citée par Ducange, demande si les chevreuils sont bêtes de forest ou de garenne, et décide qu’ils ne sont que bêtes de garenne. [retour]

Note 2, page 582: On lit dans un édit de Charlemagne: « Si quisquam hoc idem nemus nostro banno munitum studia venandi introivit. » [retour]

Note 3, page 582: En Angleterre, où la chasse était libre sous les Anglo-Saxons, les Normands, pour établir des foresta, brûlèrent aussi des villages entiers, et causèrent des ravages qui passent l’imagination. [retour]

Note 1, page 583: « Hons coutumiers si fet 60 sols d’amende se il brise la sesine son seigneur, ou il chace en ses garennes, ou il peche en ses étangs ou deffois. » [retour]

 


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