CHAPITRE II
DE LA HIÉRARCHIE FÉODALE.
Je traiterai, dans une première section, des rapports hiérarchiques des fiefs entre eux, particulièrement de la hiérarchie des fiefs seigneuriaux, et, dans une seconde section, de la condition des personnes sous le régime féodal, ou de la hiérarchie des personnes dans l’intérieur du fief. — Dans une troisième section, je jetterai un coup d’œil sur les modifications que subirent, soit la hiérarchie des fiefs, soit la condition des personnes, vers la fin des temps féodaux.
SECTION PREMIÈRE.
DE LA HIÉRARCHIE DES FIEFS.
Si nous voulions traiter un tel sujet d’une manière complète, nous pourrions y faire rentrer tout le droit public du moyen âge, même les rapports de l’Etat avec l’Eglise; car la théorie sociale du moyen âge reposait sur l’idée de la hiérarchie féodale unie à la hiérarchie ecclésiastique. Nous tâcherons de nous restreindre. /112/
La féodalité repose sur les deux idées de souveraineté et de possession, et lorsque ces deux idées sont séparées, la féodalité cesse. Le système féodal appartient donc tout à la fois au droit public et au droit privé.
Dans le système germanique, tel qu’il existait à l’époque de la conquête barbare, la vie politique et juridique était basée sur l’égalité de possession, qui est la loi de l’alleu, et sur l’égalité de droit qui en résulte. Par les bénéfices et les honneurs, l’égalité de possession disparut, les possesseurs de ces classes de biens privilégiées réussirent à mettre les hommes libres dans leur dépendance, en rendant à la fois leur possession indépendante du prince, et les alleux dépendants d’eux: telle est l’origine de cette lutte entre le système de la possession libre et celui de la possession non libre, qui s’est perpétuée avec des péripéties si variées depuis la conquête barbare jusqu’à nos jours.
Le système germanique avait créé, entre les possesseurs libres et égaux, une communauté juridique, le gau, ou canton, et la centenie. Lorsque l’inégalité s’introduisit, la communauté subsista, mais cessa d’être libre; elle fut subordonnée au maître du territoire.
La commune dépendante surgit d’abord à côté de la commune libre, puis remplaça celle-ci. Cela arriva sous les derniers Carlovingiens, et c’est le vrai commencement de l’époque féodale en Europe. Tous les services dus à l’Etat, milice, justice, amendes, contributions, étant fournis par les communautés, le chef des communautés les fournit au nom des particuliers; il n’est donc plus seulement un employé, c’est-à-dire un intermédiaire entre l’Etat et les particuliers, il est un membre essentiel de l’Etat; et la force de l’Etat, reposant tout entière sur les prestations qui lui sont dues, repose dès /113/ lors tout entière sur les chefs des communautés. Ainsi, la liberté disparut avec la possession libre; l’une et l’autre étaient inséparables. La royauté, dernier obstacle à la fusion absolue de la souveraineté et de la possession, s’éclipsa temporairement. Ce moment, où la souveraineté s’identifia avec la propriété du sol, est celui où naquit le régime féodal proprement dit.
Alors, le territoire de l’empire carlovingien se trouvait réparti en biens libres et non-libres; les premiers sont, soit d’anciens alleux, soit des possessions mélangées d’alleux et de bénéfices, soit encore, et plus généralement surtout dans le nord et dans le centre de la France, d’anciens bénéfices et honneurs qui, par la chute de la royauté, sont devenus indépendants.
Dès le Xesiècle, les droits de souveraineté, réunis à la propriété de ces terres libres, forment les seigneuries et font tous leurs possesseurs égaux au point de vue du droit, quel que soit le titre de la terre. Par souveraineté, il ne faudrait toutefois pas entendre une idée développée et complète, comme celle que nous nous en faisons aujourd’hui. La souveraineté consiste en ceci, que le seigneur n’ait ni justice, ni autorité au-dessus de lui, ne doive ni service militaire, ni impôt. Ensuite, la hiérarchie des seigneuries entre elles s’établit, le service militaire en faveur de l’Etat fut de nouveau imposé, et des cours de justice furent établies qui jugèrent même les seigneurs. Le germe de cette nouvelle subordination, le principe sur lequel cette hiérarchie s’établit subsista toujours; mais la hiérarchie entre les seigneuries mêmes n’exista pas, en réalité, pendant un certain laps de temps.
Ceci est surtout vrai de la France au commencement de la dynastie capétienne. /114/
En Italie, l’idée théorique de l’empereur d’Occident, roi d’Italie, ne disparut jamais complètement. Dans les traités de droit féodal faits sous l’influence impériale, on n’a pas cessé de se rattacher à cette idée. Cependant, depuis les derniers Carlovingiens jusqu’à la nouvelle conquête germanique d’Othon-le-Grand, une véritable indépendance des seigneurs exista aussi en fait; sous les empereurs d’Allemagne, cette indépendance reçut bien moins d’atteintes qu’en France, sous les Capétiens.
L’Allemagne, à cette même époque, reconnaissait l’autorité de l’empereur, roi des Allemands, et avait conservé intactes ses principales nationalités intérieures gouvernées par les ducs; le mouvement hiérarchique, sous le rapport du droit public, a été inverse dans ce pays; tandis que la France se centralisait, l’Allemagne s’est décentralisée.
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§ I.
De la hiérarchie des fiefs en France.
C’est en France que le bénéfice s’est formé, et que, dès le commencement de l’époque féodale, l’union de la souveraineté avec la possession était la plus complète.
Les historiens en conviennent tous aujourd’hui, la royauté capétienne n’était, à son début, qu’une seigneurie, ou, si l’on veut, une principauté féodale, et le pouvoir des Capétiens se bornait à l’espace resserré appelé Ile de France, ou duché de France. La royauté française n’exista, pendant un certain temps, que comme idée, souvenir d’une époque antérieure qui s’était conservé et pouvait facilement se raviver. La France même n’avait pas alors une nationalité distincte; elle était le pays de l’Europe dans lequel les nationalités diverses se côtoyaient et se mélangeaient le plus.
Il fallut environ trois siècles pour sortir de cette espèce d’anarchie féodale, conséquence de la souveraineté descendue aux mains des seigneurs; et même au XIIIesiècle, alors que la royauté capétienne avait déjà beaucoup grandi, et que les seigneurs avaient dû subir de nouveau sa suprématie sous le nom féodal de suzeraineté, en droit, on reconnaissait les seigneurs comme souverains: « Chacun baron est souverain en sa baronnie, » dit fort nettement Beaumanoir. A cette idée de la souveraineté des seigneurs se lie celle de la pairie, c’est-à-dire de l’égalité (pares), égalité orgueilleuse qui éclate /116/ dans certaines devises d’anciennes familles: « Roi ne puis, duc ne daigne, Rohan je suis. » — « Je suis ni roi, ni prince, ni comte, je suis le sire de Coucy. »
J’ai fait observer qu’en France, au commencement de l’époque féodale, il y avait diverses nationalités co-existantes. Déjà, dans le traité de Verdun, la France est mentionnée en opposition avec l’Allemagne; toutefois, on était loin alors de la pensée d’une nation française, la nationalité existe seulement négativement. La France n’est pas encore française, mais elle n’est pas non plus allemande; elle renferme une foule de principautés qui répondent plus ou moins aux diverses nationalités contenues dans son sein.
Charlemagne, en organisant l’empire d’Occident sur l’idée du bénéfice et de la fidélité militaire, n’avait pas cherché à effacer ces nationalités; il voulait seulement les faire rentrer dans un système général; l’idée de son empire est celle d’un germanisme général dominant toutes les diverses tribus germaniques ou non-germaniques.
Lorsque l’organisme carlovingien cessa de fonctionner, les seigneurs qui se trouvaient auparavant à la tête des principaux fragments de nationalités, tels que les ducs de France, d’Aquitaine, de Bretagne, de Bourgogne, de Normandie, les comtes de Flandre, de Champagne, etc., conservèrent, en raison de cela, un caractère de supériorité vis-à-vis des seigneuries comprises dans les territoires sur lesquels ces nationalités s’étendaient. C’est là le principat, dont l’idée découle de celle de la nationalité. En France, au commencement de l’époque féodale, le principat n’a guère plus de réalité intrinsèque que la royauté, et la royauté capétienne, à son début, n’est guère plus qu’un principat, dont le chef, en vertu de certaines traditions historiques, s’attribue le titre de roi. /117/ Le principat n’était point, dans l’origine, une suzeraineté féodale, comme on pourrait le croire, et comme on l’a dit. Ses prétentions, car nous ne pouvons pas même parler ici de ses droits, consistaient en ce que, comme représentant de la nationalité, le prince fût censé revêtu d’une plus haute dignité que les autres seigneurs.
Du reste, le prince n’a aucun droit de service militaire, d’impôt ou de juridiction, sur les seigneurs de la même nationalité; car, s’il en avait quelqu’un, les seigneurs seraient ses hommes, ses vassaux, non des barons indépendants. Les droits du prince se bornent donc à une distinction honorifique traditionnelle et à un rapport spécial de supériorité vis-à-vis des barons indépendants qui n’est pas l’hommage, et dont, dans le temps où ce rapport existait, on a cherché l’expression technique dans le mot fides. Dans la suite, la fides a exprimé les devoirs du sujet envers le roi ou le prince; mais, alors, les seigneurs n’étaient rien moins que sujets.
Malgré la faiblesse de la dynastie carlovingienne après Charlemagne, l’idée de la souveraineté royale résidait encore en elle; d’où il résultait: 1° que la dignité, soit la part d’autorité publique (honor) des seigneurs, était encore censée procéder d’elle, que, par conséquent, elle put être perdue par suite de la violation des devoirs qu’elle imposait, et que la royauté avait, sous ce point de vue, une haute juridiction sur tous les seigneurs; 2° que chaque seigneur, ou peu s’en faut, possédant d’anciens bénéfices royaux, étant vassal du roi, en droit du moins, ne pouvait convertir ses bénéfices en alleux et par là se rendre entièrement indépendant. De ce reste de souveraineté royale, on put inférer que tous les seigneurs, même les princes, devaient la fidélité au roi; on en inféra aussi un droit de la couronne de protéger les faibles et /118/ les opprimés, droit qui, pour tout pouvoir intelligent, est une source inépuisable d’autorité.
Il faut rappeler ces souvenirs pour comprendre la portée de la tentative que fit Hugues Capet, duc de France, lorsqu’il se fit proclamer roi. La royauté carlovingienne n’ayant pas eu la force de se maintenir à la tête du système féodal et de le plier à ses besoins, le roi légitime n’ayant pu devenir un roi féodal dans le moment où la féodalité résumait l'ordre social et s’identifiait avec lui, il ne restait qu’à essayer de faire d’un simple prince féodal un roi. C’est là ce que tenta Hugues Capet en se portant héritier des droits carlovingiens. Cette tentative n’avait pas encore réussi après deux siècles; au XIIesiècle encore, les Capétiens ne parvenaient pas même à maintenir intacts leurs droits féodaux dans leur propre principauté. Et pourtant, dans cette tentative, à la première apparence désespérée, est le principe de ce que deviendra la royauté française. Au milieu de la confusion générale des temps féodaux, cette pensée, en quelque sorte abstraite, contenait le germe des développements historiques suivants.
Du XIIe au XIIIesiècle, elle commence à se réaliser, mais confondue avec celle de la principauté féodale, qui seule a une réalisation extérieure. Cependant, à y regarder de près, des deux côtés de la royauté féodale, le côté abstrait et non réalisé était le seul susceptible d’avenir, l’autre rencontrant partout un droit égal au sien.
Il y avait, dans l’essence même de la féodalité, un principe qui pouvait servir à créer une hiérarchie des seigneurs et à constituer sur cette base un nouvel ordre social; ce principe, c’est la subordination, qui constitue la vassalité. Chaque feudataire est l’inférieur de son seigneur dominant; il lui doit le service, la fidélité et l’hommage. C’est ce principe que /119/ Charlemagne avait déjà réussi à utiliser momentanément, mais dans des circonstances qui facilitaient son entreprise, puisque le bénéfice et les honneurs n’étaient point encore héréditaires; c’était encore le seul principe assez fort, assez vivace, assez approprié aux rapports existants pour atteindre le but et tirer la société de l’anarchie.
Mais, il faut bien le comprendre, cette hiérarchie du vassal au seigneur, du seigneur au suzerain, qui, de degré en degré, remonte jusqu’au roi, premier suzerain, ou, comme disent les feudistes, « grand fieffeux du royaume, » cette hiérarchie n’existait point encore au début de l’époque féodale, et il fallut des siècles pour la former.
La dynastie carlovingienne n’était plus là pour revendiquer une domination devenue déjà purement nominale; les princes de second ordre n’avaient aucun droit positif et réel; le pouvoir des justiciers était de sa nature indépendant dans les limites de leur territoire; l’autorité centrale était tombée devant la puissance envahissante de ses propres officiers; à leur tour, ces officiers, immunistes et possesseurs d’honneurs, furent spoliés par leurs propres agents. L’histoire des cités est pleine des luttes des évêques et des monastères contre leurs vidâmes et leurs avoués; même les agents inférieurs, les juges privés, et jusqu’aux simples maires des villages, usurpaient à leur profit les droits qui leur avaient été délégués. Guérard a constaté les usurpations de ces officiers subalternes, leurs efforts pour se rendre héréditaires, et leur succès général vers le XIIesiècle.
Les officiers subalternes, les juges privés, devinrent des seigneurs justiciers, comme les comtes et autres juges publics; mais la plupart n’arrivèrent qu’à former des basses justices.
Ainsi, chose remarquable, et encore peu observée /120/ cependant, dans cette époque singulière, le mouvement décentralisateur, la tendance à un fractionnement toujours plus grand du pouvoir social et des possessions qui s’y rattachent, avait sa source dans les anciens dépositaires de l’autorité publique et dans leurs agents, et le principe dont l’action, en se développant, pouvait reconstituer une association et une hiérarchie, résidait dans les détenteurs de la propriété privée.
Primitivement, les fiefs étaient nombreux et indépendants, aussi bien que les justices, mais le droit du justicier était exclusif de tout autre; le droit du feudataire, en revanche, admet et suppose la possibilité d’une relation avec un seigneur dominant, là même où cette relation n’existe pas encore. De plus, dans l’origine, les justices se subdivisèrent le plus souvent par usurpation de l’inférieur, et par conséquent les subdivisions cessèrent absolument de reconnaître l’autorité dont elles s’étaient affranchies à la faveur des circonstances, de la violence ou de l’oubli. Les fiefs, au contraire, se subdivisèrent, dans la règle, par de nouvelles inféodations, et par conséquent conservèrent la relation de vassalité vis-à-vis de l’ancien possesseur.
Lorsque le mal est très grand, lorsque la société va périr, les esprits sont vivement incités à chercher le remède. Nous avons entrevu que le remède le plus à la portée pour combattre l’anarchie féodale dans laquelle la France était tombée au Xesiècle, par la chute de la royauté et les usurpations incessantes des justiciers, se trouvait dans le rétablissement d’une hiérarchie féodale ayant à sa tête une royauté également féodale.
L’existence régulière et formelle d’une telle hiérarchie peut être hardiment traitée de chimère. Si elle a existé, c’est en théorie et dans les abstractions des feudistes royaux. Lorsque /121/ la royauté a été assez forte pour dominer tous les seigneurs, soit féodaux, soit justiciers, elle avait déjà cessé d’être la royauté féodale; elle était la royauté de droit public, et, en fait, la royauté absolue. La royauté n’était féodale qu’alors qu’elle luttait encore pour se faire reconnaître sous quelque forme que ce soit; la suzeraineté réelle des princes sur les seigneurs de leurs principautés n’a pas existé non plus, ainsi qu’on pourrait se le figurer lorsqu’on n’examinerait pas les choses d’un peu près. Néanmoins, dans de certaines limites, et d’une manière irrégulière, si l’on veut, une hiérarchie féodale ayant à sa tête le roi, et après lui les princes, soit grands vassaux, s’est formée en France, et sa création, combinée avec d’autres principes d’une nature plus ou moins étrangère à la féodalité, a eu pour résultat la formation même du royaume et sa constitution.
Trois idées concoururent à la naissance de la hiérarchie féodale française: l’idée de suzeraineté résultant du contrat féodal; le souvenir de l’ancienne royauté; et l’élément des nationalités secondaires que représente le principat. Voyons quelle fut leur œuvre.
Entre ces seigneurs qui ne reconnaissent pas de supérieur commun, la guerre privée est le seul juge en cas de dissentiment; c’était là la cause des plus grands désordres. Pour arriver à rétablir l’ordre dans la société, il fallait faire en sorte que les seigneurs fussent placés, vis-à-vis du roi ou des princes, dans une position analogue à celle du vassal vis-à-vis de son seigneur.
D’un côté, les seigneurs revendiquaient une indépendance absolue vis-à-vis des princes féodaux et vis-à-vis du roi de France, qui n’est encore qu’un prince féodal se donnant le titre de roi, sauf à conquérir avec le temps les attributions /122/ que ce titre suppose; de l’autre, les princes, pour remédier à l’affreux désordre auquel la société était livrée et pour soutenir leurs propres guerres, avaient un impérieux besoin de se créer une force militaire respectable, force que les seigneurs pouvaient seuls leur fournir. Que faire pour se l’assurer? Recourir, comme on l’avait fait durant toute la période barbare, à de nouvelles concessions, c’est-à-dire à de nouvelles inféodations. Ensuite de ces concessions, les seigneurs prenaient l’engagement féodal ordinaire, l’engagement de suivre le seigneur à la guerre et de siéger en son conseil. A cet engagement répond l’hommage; l’hommage correspond, dans la période barbare, au serment de fidélité qui était prêté par les leudes. Dans l’époque postérieure aux Carlovingiens, la fides étant envisagée comme la reconnaissance de la dignité de prince, est entièrement séparée de l’obligation de rendre certains services; ces services ne sont dus qu’en raison du fief: l’hommage est donc un serment à part. Que l’ancienne fides renfermait, dans l’époque barbare, l’obligation impliquée par l’hommage aux temps féodaux, c’est ce qu’indique déjà l’expression de fidèles, si usitée, pour désigner les leudes; c’est ce qu’indiquerait aussi un passage de Venantius Fortunatus, qui assimile les expressions fidèle et lige: « Atque fidelis et sit, gens armata per arma jurat, jure suo se quoque lege ligat. » Augustin Thierry tire parti de ce passage dans ses récits mérovingiens.
Ainsi, l’époque féodale commence, en France, par un double rapport, qui est exprimé par un double serment. La foi est prêtée par le seigneur indépendant au prince, comme simple reconnaissance de sa dignité; l’hommage est le serment du bénéficier, et il est commun à toutes les classes entre lesquelles il peut y avoir une relation basée sur le bénéfice. /123/ Maintenant, si un seigneur reçoit de son prince un bénéfice, il ajoute l’hommage à la foi. Cette distinction est fondamentale, et la généralité des feudistes paraissent l’avoir méconnue. Ils parlent, à la vérité, de la foi et de l’hommage comme de choses distinctes, mais sans savoir en quoi elles sont distinctes; c’est qu’ils n’ont pas compris que la fides ne reposait pas immédiatement sur un rapport de possession. On a vu la foi relier les fidèles dans l’époque barbare; on a vu cette même foi identifiée à l’hommage dans l’époque féodale postérieure, et l’on n’a pas observé le sens spécial de ce terme dans l’époque féodale proprement dite.
Si simple que soit la notion même de fief et d’hommage, il surgit des cas divers qui peuvent la compliquer; cela résulte des rapports particuliers de ceux qui reçoivent, soit le fief, soit l’hommage.
Le premier cas est celui où le fief est accordé à un homme personnellement libre, qui n’a pas encore de terre; celui-ci s’oblige de la même manière que les anciens leudes. Pour qu’il puisse servir convenablement, il faut que son fief soit assez grand pour le libérer de tout travail personnel, et, comme le métier des armes est le plus honorable, il prend rang au-dessus des possesseurs d’alleux qui travaillent eux-mêmes leur terre; son fief est un fief de chevalier. C’est sur les fiefs de cette catégorie que vivait la petite noblesse, les milites dominorum qui sont les hommes des seigneurs; leur serment est l’hommage lige, qui se prêtait à genoux et sans armes, parce que c’était le fief même qu’il recevait qui donnait à l’homme le droit de porter les armes, puisqu’aucune terre indépendante n’assurait auparavant sa liberté.
Le second cas qui se présente est celui où le fief est accordé à un seigneur par un autre seigneur ou par un prince. /124/ C’est ici que la réunion de la foi et de l’hommage commence à se montrer. Le vassal est chevalier par son propre fait, et son hommage prend dès lors un autre caractère. Dans ce cas, le serment se prête par le vassal, debout et l’épée au côté, et constitue l’hommage simple (homagium planum).
Les seigneurs qui prêtent le simple hommage sont dans un rapport double et en soi contradictoire. Par leur terre libre, ils sont souverains; par leur fief servant, ils sont subordonnés. Par leur terre libre, ils ont le droit de faire la guerre même à celui à qui ils ont prêté l’hommage.
Pour lever cette contradiction, on recourut à un moyen qui a jeté la confusion sur toutes les idées: on fit prêter serment par le seigneur qui recevait le bénéfice, non-seulement pour ce bénéfice, mais pour le reste de son bien; par ce serment, le feudataire s’engageait à n’entreprendre aucune guerre contre son suzerain, et comme cette obligation nouvelle n’était point un hommage, on lui appliqua l’expression de fidelitas, qui, dans l’origine de l’époque féodale, signifiait seulement la reconnaissance faite, par les seigneurs indépendants, de la dignité du prince. C’est ainsi qu’à l’hommage simple s’est rattachée une foi qui n’impliquait pas reconnaissance de la dignité princière chez celui à qui on l’accordait.
Il y aura donc désormais deux sortes de fidélités, et la distinction entre elles n’est pas facile, surtout si le prince est lui-même le suzerain du bénéfice de son sujet. La conséquence de ce double rapport a été que l’on en vint à tenir la foi et l’hommage pour inséparables, tellement que la réunion de ces deux expressions constitue un véritable pléonasme.
De même, lorsqu’un seigneur mettait sa terre libre sous la protection d’un autre par la recommandation, l’idée de /125/ fidélité, se rattachant à un rapport purement terrier, se confondit avec celle d’hommage.
Mais lorsque foi et hommage furent confondus dans les esprits et dans le langage juridique, il en résulta une conséquence bien autrement grave. L’hommage, et surtout l’hommage lige, comprend la fidélité et constitue un engagement plus étendu, en sorte que celui qui doit l’hommage ne voit pas sa situation juridique altérée sensiblement par l’adjonction de la fidélité; mais, en revanche, celui qui ne doit que la fidélité change de position lorsqu’à cette fidélité vient s’ajouter l’hommage. Or, c’est ce qui arriva lorsque, petit à petit, foi et hommage s’étant identifiés, il n’y eut plus qu’un seul serment, celui de foi et d’hommage, lequel était prêté par tout seigneur à son prince, qu’il en eût reçu un bénéfice ou non. Cette transformation successive des idées eut pour effet que chaque seigneur finit par être envisagé comme l’homme et le vassal du prince dont, en principe, il n’eût peut-être été que le sujet.
Comme il fallait cependant expliquer l’emploi de ces deux mots, foi et hommage, on imagina de dire que foi était toujours la reconnaissance de la dignité de prince, et hommage la reconnaissance des obligations que cette dignité entraîne. Cette distinction est bien subtile, et l’on remarquera qu’elle ne s’applique pas au suzerain non-princier, auquel le serment de foi et hommage se prêtait également.
La formation d’une hiérarchie des seigneurs fondée sur cette fides, qui ne dépend que par un côté du bénéfice, et qui, de l’autre, n’en dépend pas, est peut-être ce qui a fait donner au bénéfice le nom de fief, lequel rappelle la fides et n’apparaît dans la langue féodale qu’assez longtemps après que le bénéfice était devenu héréditaire et même indépendant. /126/ Pendant longtemps les deux mots coexistèrent et furent pris indifféremment l’un pour l’autre. Ainsi, un document du Vermandois, de 1025, parle d’une eau qui est tenue: « Loco beneficii sub nomine feudi; » et une charte d’un comte d’Annonay, de 1087, parle encore d’un beneficium quod vulgo dicitur feudum.
L’essentiel est de bien saisir comment tout le système de la hiérarchie sociale repose, au fond, sur cette idée de fief; comment la foi a absorbé l’hommage, et par là rendu vassaux des princes même les seigneurs non-bénéficiers; comment, d’autre part, l’idée d’hommage s’est étendue à celle de foi, de sorte que tout le territoire du seigneur qui a prêté foi et hommage est censé dépendant du seigneur suzerain; comment, enfin, le lien personnel, désigné d’abord sous le nom de vasselage, a pris un caractère réel, et comment toutes les terres seigneuriales, sans égard au mode de leur acquisition, ont été rangées au nombre des fiefs, par où s’explique aisément pourquoi toute cette époque d’enfantement des formes publiques, à partir du point de départ de l’indépendance des seigneurs, a pris le nom d’époque de la féodalité. L’essence du fief, telle que nous l’avons maintenant sous les yeux, ne pouvait être fournie, on le voit, par une simple définition; elle est le résultat d’un long développement historique presque ignoré de ceux-là mêmes qui y prirent part ou qui en recueillirent les fruits immédiats.
La première tentative d’organisation publique par la féodalité n’aboutit nullement à la création d’un ordre de choses régulier. La reconnaissance du droit basé sur la possession dépendait toujours plus ou moins de l’arbitraire et de la force individuelle. Les guerres privées durèrent et les inféodations se croisèrent sans les empêcher: bien au contraire, le XIIe /127/ siècle, dans lequel les inféodations eurent principalement lieu, est le temps de la plus grande confusion dans l’histoire juridique de la France.
Pour en avoir une idée, représentons-nous le territoire couvert de quatre sortes de possessions principales qui s’entrecroisaient: les seigneuries, les principautés, l’Eglise et ses immunités, les villes libres et leur banlieue. Chacun des pouvoirs basé sur ces possessions cherche à se fortifier en obtenant l’hommage du plus grand nombre possible de chevaliers et de seigneurs. De là, les inféodations les plus variées.
Tantôt un prince s’inféode à un autre; alors le service, consistant ordinairement à fournir un nombre fixe de chevaliers, est rendu d’ordinaire par représentants. Quelquefois, un prince donne un fief au vassal d’un autre prince; ici naît un double rapport: le nouveau vassal s’engage avec la réserve de ne pas attaquer son ancien seigneur (salva fidelitate vel ligeitate). Quelquefois encore, on promettait le service à une certaine personne. Il y a même des cas où un prince devenait, par l’acceptation d’un bénéfice, vassal de son propre sujet. Puis les inféodations avaient aussi pour objet les justices, si infiniment variées, et enfin les emplois. L’Eglise, de son côté, inféoda ses dîmes et de nombreux offices dépendant d’elle.
Les conséquences de cette multiplication et de cet enchevêtrement prodigieux des rapports féodaux furent: 1° Que le baron, pouvant être vassal de son vassal, l’idée de la seigneurie se rabaissa à celle de la vassalité; ainsi, la distance se rapproche entre le seigneur autrefois souverain et le gentilhomme ou chevalier non-souverain; les barons, ou seigneurs indépendants, et la petite noblesse, ne forment plus qu’un seul ordre, la noblesse. 2° Que l’ancienne dignité de /128/ prince disparait, soit parce que les seigneurs d’une principauté se lient entre eux, par les inféodations, à des services bien plus importants que ceux qui seraient dus au prince; soit parce que le prince peut devenir vassal de son propre sujet. La principauté, cessant de former un centre pour les seigneurs immédiats, le besoin d’un autre organisme se fit sentir; naturellement, ce fut tout au profit de la royauté.
Ces complications presque inextricables dans les rapports d’inféodation, cet affaiblissement du pouvoir social proprement dit au profit de l’individualité seigneuriale, cette disparition du droit public dans sa forme propre qu’on observe dans l’époque féodale, ont conduit beaucoup d’esprits à accuser le système féodal d’avoir produit ces troubles, cette anarchie, qu’il ne savait pas empêcher.
M. Mignet, dans son beau mémoire sur les Etablissements de saint Louis, répond à cette accusation d’une manière assez plausible. La féodalité, c’est-à-dire le lien du vassal au seigneur, a, selon lui, moins favorisé que limité l’anarchie, et si le mouvement social, qui poussait à l’isolement toutes les parties de l’Etat, n’avait pas été suspendu et combattu, il n’eût pas conduit à la féodalité, mais à la dissolution de la société. La féodalité n’a pas annulé les effets des tendances anarchiques, mais elle les a jusqu’à un certain point arrêtés; elle a admis le morcellement de la société, mais elle a prévenu sa dissolution. On l’accuse donc à tort d’avoir produit ce qu’elle a trouvé; ce qui était son accompagnement a passé pour être son œuvre.
Cette réponse ne nous paraît juste cependant qu’en partie. Il est vrai que le système féodal a lutté contre l’anarchie, et que, dans les circonstances où se trouvait la civilisation, il pouvait peut-être seul s’établir là où une organisation plus /129/ régulière aurait échoué immédiatement; mais il est incontestable aussi que, dans le sein même du système féodal tel que nous venons de l’esquisser, se trouvent en foule des causes d’anarchie, de tyrannie, de guerres et de désordres continuels.
Nous avons vu comment la hiérarchie féodale s’est formée en France; entrons dans quelques détails sur sa constitution intérieure.
Le terme de seigneur, qui vient du latin senior, exprimait originairement la suprématie engendrée par le contrat du seniorat. C’est par la propriété et sur la propriété que s’est établi le séniorat, soit le fief. L’idée de propriété s’attache si complètement à cette expression de seigneur, que la langue féodale l’applique même à l’égard de choses qui ne supportent aucune suprématie féodale, ainsi quand la coutume de Paris dit: « Le mari est seigneur des meubles et conquets. » Le mot seigneur a été traduit derechef en latin par dominus, qui signifie proprement maître, propriétaire, et qui, vers le XIesiècle, a remplacé senior dans les actes en langue latine; mais dominus s’appliquait à tout supérieur, ainsi aux ducs, comtes et vicaires; et comme dominus se traduisait par seigneur dans la langue usuelle, le mot seigneur s’appliqua dès lors, non-seulement au seigneur féodal, mais aussi au seigneur justicier.
Dans la hiérarchie du fief, on trouve en opposition au seigneur les vassi, fideles, milites, vavassi, valvassores, en français les vassaux ou feudataires, les chevaliers, les vavassaux.
Les membres de l’association féodale étaient généralement compris sous le nom d’hommes. Dans les polyptiques et les aveux, l’expression homme, homo, désigne toujours celui qui est engagé dans les liens du vasselage; ce mot avait une /130/ valeur tellement spéciale, qu’en Bretagne, on lui donnait un féminin, et les femmes étaient appelées hommesses du seigneur.
Le mot baron, en vieux français bers, signifiait, dans la langue germanique, homme libre; en France, il signifie un possesseur de fief.
A côté de la hiérarchie du fief, il y avait la hiérarchie des justices; tant que celles-ci conservèrent leur caractère primitif, aucune confusion ne s’établit, ni dans les choses, ni dans les noms; mais lorsque les possesseurs d’honneurs inféodèrent les justices, la confusion commença.
Nous avons déjà exposé l’origine romaine des justices. Les juges étaient particulièrement les comites et les centenarii; leurs employés prenaient le titre d’advocati.
Dans l’époque barbare, on distingue entre les judices publici et les judices privati: les premiers étaient les successeurs des judices romains; ce sont les comites, duces, patricii, vicarii, centenarii, tribuni 1 .
Dans la même époque, la dénomination de comte paraît, entre autres, avoir été donnée à l’officier revêtu de la plénitude de la puissance justicière. On lit dans la loi des Ripuaires: « Si quis judicem fiscalem quem comitem vocant, interfecerit. » Dans la langue germanique, on donna au comte le nom de graf, ou graphio, qui paraît avoir la même signification. Les lois d’Edouard-le-Confesseur donnent du mot graf une étymologie très caractéristique: « Grave quoque nomen potestatis, latinorum lingua nihil expressius sonat quam /131/ præfecturæ , apud Saxones GEREFEN, rapere, quod judex scilicet idem erat qui exactor 1 . »
Les duces sont devenus les ducs, en allemand heerzog, chef d’armée; les comites, les comtes; les vicarii, les viguiers, ou vicomtes (vice-comites). L’autorité des comtes a formé, dans l’époque féodale, la haute justice, et celle des viguiers, la basse justice, appelée quelquefois viguerie. En Italie, la maison de justice est encore fréquemment appelée vicaria.
Les judices privati, dont de nombreux textes des temps carlovingiens attestent l’existence, donnèrent comme les juges publics, naissance à une hiérarchie seigneuriale; ces justiciers particuliers portent le nom d’advocati (avoués), vice domini (vidames), præpositi (prévôts), majores (maires), villici, villicarii, employés qu’on a confondus plus tard avec les viguiers. C’est à ces juges privés que s’adresse, entre autres, le célèbre Capitulaire de Charlemagne de villis. On peut étudier, dans ce document, la fonction de cette espèce d’officiers, dans lesquels il est facile d’apercevoir une hiérarchie différente de celle que constituent les judices publici.
Délégué par l’honoratus ou par le roi, le juge privé devait nécessairement être revêtu du pouvoir d’exiger l’impôt; ce pouvoir consistait dans le ban (bannum). Toute résistance au ban pouvait être punie, et le droit de ban est le droit général d’exécution pour toutes les obligations justicières.
L’immunité consistait dans l’interdiction à tout juge public /132/ de s’introduire sur la terre immune pour percevoir les redevances justicières; c’est l’exemption des droits du comte.
Lorsque l’autorité centrale eut succombé devant l’ambition de ses juges publics, les possesseurs d’honneurs et d’immunités furent à leur tour spoliés par les juges privés, qui devinrent, eux aussi, des seigneurs justiciers; seulement, la plupart ne furent revêtus que de basses justices. Comme l’administration de ceux-ci comprenait à la fois la gestion des biens du propriétaire et la perception du tribut qui lui était dévolu, cette réunion de pouvoirs différents fut doublement funeste au propriétaire; car, où l’employé fut assez puissant, il confondit dans son usurpation le sol et la justice; là où le propriétaire put résister, l’usurpation se borna au tribut ou aux redevances appartenant à l’administration du juge privé. Cette dernière cause a contribué à placer dans les éléments de la basse justice des droits qui sembleraient appartenir à la propriété, par exemple, les servitudes personnelles, les corvées, etc.; ces droits se rencontrent entre les mains du bas-justicier, ensuite de sa qualité primitive d’intendant du propriétaire.
Tant que les justices conservèrent leur caractère primitif, aucune confusion ne s’établit entre elles et les fiefs; mais lorsque les comtes et autres possesseurs d’honneurs inféodèrent leurs justices, la confusion naquit; car les concessionnaires et les concédants de ces droits avaient un double titre; ainsi le comte était justicier relativement aux droits de justice qu’il exerçait, il était suzerain relativement aux droits de justice qu’il avait inféodés. De même, le vidame inféodé était justicier par sa possession et vassal par son fief.
Les justices inféodées se distinguent des justices primitives par certains signes caractéristiques. D’abord, les noms ne /133/ sont plus les mêmes; les besoins du fief ont créé de nouvelles fonctions, que le simple exercice de l’impôt n’exigeait pas; le lieutenant du comte s’est appelé vicomte; l’officier spécialement chargé de la juridiction, bailli; celui qui exécute les jugements, sergent; le chevalier gardien du château a été appelé châtelain. Autour des princes, les feudataires justiciers ont été les sénéchaux, les maréchaux, les connétables, les procureurs fiscaux; tous ces officiers sont justiciers, en ce qu’ils ont pour traitement des droits de justice inféodés 1 . Les conditions de concessions justicières à titre de fief ne sont pas non plus les mêmes que celles des concessions justicières primitives. Le vicaire n’avait pas un pouvoir suppléant à celui du comte, il en était indépendant; il n’était tenu à son égard à aucun service; les produits de la justice lui appartenaient en propre; son droit était immédiat. Il en est autrement du vicomte et de tous les justiciers inféodés; ils doivent service au comte, en raison de leur fief, et ils ne perçoivent les droits que par délégation. Il sera dès lors facile de reconnaître les justiciers primitifs des justiciers vassaux: la puissance des premiers est libre et absolue, celle des seconds résulte d’un contrat, et elle est subordonnée. Ainsi, il y a, par exemple, deux classes de vicomtes bien distinctes: le vicomte seigneur justicier primitif, qui est maître de la vicomte, et celui qui n’est qu’officier d’un autre seigneur.
Au moyen de l’inféodation du domaine et de l’inféodation des justices, il existait sur une même terre une double /134/ hiérarchie féodale: il y avait fief de la justice et fief du fonds. L’inféodation de la justice, ne pouvant pas, au reste, avoir exactement les mêmes règles que celle du domaine; les obligations respectives du seigneur et du vassal sont identiques, mais la différence de nature de la chose donnée en fief implique des différences dans le mode de jouissance et de transmission; notamment, la mouvance territoriale fut remplacée par le ressort dans la justice.
La faculté d’inféoder simultanément et séparément la terre et la justice, a produit encore une autre cause d’obscurité, savoir, l’immense variété des conditions de chaque justice seigneuriale.
Nous avons dû entrer dans quelques développements touchant les principes sur lesquels s’est constituée la hiérarchie féodale en France; car, dans cette matière, il y avait à éclaircir des questions essentielles et peu étudiées jusqu’ici. Poursuivons.
La féodalité avait couvert le territoire de la France d’une masse très considérable de seigneuries d’espèces diverses, enclavées les unes dans les autres, et inféodées les unes aux autres, tantôt en totalité, tantôt partiellement. De cette confusion, la force des choses fit sortir une sorte de hiérarchie des seigneuries. C’était ordinairement des grandes seigneuries que les petites relevaient; cependant, il n’en était pas toujours ainsi: le roi même était, pour certaines possessions, vassal de ses propres sujets. La hiérarchie féodale française, jusqu’au complet développement de la puissance royale, fut un assemblage créé par le hasard plutôt qu’une organisation systématique.
Le rang entre les diverses sortes de seigneuries est assez difficile à déterminer, attendu qu’au commencement de la /135/ période féodale, toutes les seigneuries complètes formaient comme un Etat distinct, et, sous ce rapport, se trouvent sur le pied de l’égalité; les principes d’après lesquels on a cherché à établir leur rang dans la suite, ne sont rien moins que fixes et certains.
Le seul passage peut-être des anciens livres de droit français que l’on puisse citer sur ce sujet, est celui-ci, qu’on trouve dans le Livre de justice et du plet:
« Duc est la première dignité, et puis contes, et puis vicontes, et puis barons, et puis chastelains, et puis vavasor, et puis citaïen, et puis vilain. »
Les duchés étaient en petit nombre au commencement de l’époque féodale; ils représentent alors l’idée du principat. Les ducs (duces) sont, avec quelques comtes particulièrement puissants, les chefs des nationalités. Le duché de France, berceau de la royauté capétienne, était l’un des moins considérables. Dans la suite, leur nombre augmenta, mais leur importance diminua en proportion; les ducs ne furent plus que des seigneurs féodaux du titre le plus élevé.
Les Margraves, qui, sous les Carlovingiens, paraissent avoir été égaux aux ducs, semblent avoir disparu à peu près complètement dans la première période féodale 1 ; on ne trouve plus qu’un petit nombre de marquisats dans le sud, mais qui n’ont pas d’importance.
Les marquisats français, tels qu’ils reparurent plus tard, ne peuvent pas être rattachés, quant à leur origine, aux /136/ anciens comtés des marches; c’est une création nouvelle à laquelle on applique un ancien titre, et qui n’a de commun avec l’ancienne institution que de tenir aussi, dans la hiérarchie, la place entre le duché et le comté; encore a-t-on beaucoup débattu la question de savoir si, en France, les marquis sont au-dessus des comtes. On observait, contre cette prétention, que des marquisats avaient été érigés en comtés, ainsi celui de Juliers, et qu’aucun marquis de France n’avait approché en puissance de certains comtes, tels que ceux de Champagne, de Flandre, de Toulouse, etc. C’est donc en raison de souvenirs des temps antérieurs à la féodalité, ou de l’analogie avec les pays voisins, que l’idée de la prééminence des marquis sur les comtes finit par prévaloir, ainsi qu’on le reconnaît à leur couronne, puisque la couronne des ducs est à fleurons, celle des comtes perlée, et celle des marquis entremêlée de perles et de fleurons.
Presque partout les comtes carlovingiens avaient su acquérir la souveraineté féodale, et leur office s’était transformé en seigneurie; il est hors de doute aussi que le nombre des comtés s’augmenta considérablement, car, dans ces temps de désordre, on prenait un titre assez aisément sitôt que l’on était assez fort pour le conserver.
Si quelques comtes étaient égaux en puissance aux ducs eux-mêmes, le plus grand nombre, en revanche, relevaient, soit par les liens du principat, soit par ceux de l’hommage, des ducs ou des comtes les plus puissants. Au moyen âge, le mot de comte s’était corrompu en celui de quens ou queux, dans lequel on a quelque peine à le reconnaître. Dans le sud, on le traduisait souvent par consul, et vicomte par proconsul.
Le comté de Champagne, à cause d’un rapport passager avec l’empire d’Allemagne, se nommait comté palatin; la /137/ Franche-Comté, qui fit partie de l’empire jusqu’aux temps modernes, était aussi un comté palatin (Pfalzgraffschaft).
La principauté, en tant que titre de seigneurie, est envisagée, en France, comme moindre que le comté, mais supérieure à la baronnie et à la vicomté. Loiseau la range dans les grandes seigneuries, tandis qu’il place les baronnies et les vicomtes parmi les médiocres seigneuries.
Le même auteur distingue trois sortes de vicomtés: celles qui sont possessions immédiates et relèvent directement de la couronne; celles-là, dit-il, devraient être placées dans les grandes seigneuries; celles qui relèvent des comtes, dont plusieurs ne possèdent pas même la haute justice; et celles dont le vicomte remplace le roi dans un comté relevant de la couronne.
Les vicomtes qui parvinrent à se rendre indépendants des comtes, et dont plusieurs étaient tout aussi puissants, se trouvent surtout dans le sud, ainsi ceux de Turenne, de Béarn, d’Alby, de Narbonne, de Nîmes, de Polignac, etc. Les vicomtes qui ne sont que moyens justiciers sont surtout dans le nord, entre autres, en Flandre et en Picardie.
Le vidame est à l’évêque ce que le vicomte est au comte, et il exerce les mêmes droits.
Des vicomtes nous passons aux barons. Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, ce mot a diverses acceptions. Dans le sens général, il signifie homme libre: « baron and feme, » l’homme et la femme, dit-on en vieux style anglais; c’est dans ce sens que les bourgeois de Bourges et d’Orléans étaient appelés barons. Dans une acception déjà plus féodale, le baron est par excellence le seigneur féodal, ne reconnaissant au-dessus de lui que le roi; dans ce sens, les barons de France, ou les hauts barons, sont l’équivalent de la haute /138/ noblesse, et ce terme comprend aussi les comtes et les ducs. Enfin, le mot baron a le sens plus restreint d’une espèce particulière de seigneurie, et c’est comme cela que nous le prenons ici.
Le baron, dans le sens restreint, est probablement celui qui tire son droit du fief seulement et non d’un honneur ou d’une justice. Le plus grand nombre reconnaissent la suzeraineté de seigneurs plus puissants. Ceux qui restèrent des barons immédiats de la couronne prirent alors, pour se distinguer des barons vassaux de ducs, de comtes ou de marquis, le titre de sire; c’est ainsi qu’on disait: les sires de Bourbon, de Coucy, de Beaujeu, de Montmorency. Balde définit le baron: « Quicumque habet merum mixtumque imperium concessione principis; » donc, non pas de son chef. Loiseau estime qu’une baronnie immédiate est au-dessus d’un vicomté; mais, ajoute-t-il, comme il n’y en a presque plus, on met les barons après les vicomtes.
Les vicomtes, non-possesseurs de la haute justice, avec les châtelains et les viguiers (vicarii), forment une classe inférieure dans la noblesse féodale. Comme on avait fait du comte le quens, on fit aussi des vicomtes les véens; c’est ainsi qu’il y avait, à Auxerre, une cour des véens, qu’on a appelée plus tard cour des vents, ce qui était tout à fait inintelligible. Ces vicomtes relevaient des comtes, au nom desquels ils exerçaient leur pouvoir, et auxquels ils restituaient une partie du revenu des amendes.
Les chastelains (castellani) étaient, dans l’origine, des officiers du seigneur chargés de la garde d’un château. La châtellenie répondrait donc à ce qu’en Allemagne on appelait burggrafschaft, et à ce que le livre des fiefs appelle feudum guastaldiæ, fief de garde. C’était plutôt un office qu’un fief; mais, /139/ comme l’observe Cujas, nombre de châtelains usurpèrent la haute justice; ceux-là se rapprochèrent beaucoup des barons et exerçaient presque tous les droits de la souveraineté, tandis que les châtelains qui restèrent employés ne sont qu’incomplètement des seigneurs féodaux; ils avaient à peu près le rang des prévôts (non-royaux), et, comme eux, ils exerçaient une juridiction inférieure et déléguée.
La position des viguiers est restée assez incertaine; ils se trouvent surtout dans le sud. Le territoire de l’ancien comté franc était divisé en vigueries ou centenies, et chaque comte avait sous lui un vicomte et plusieurs viguiers. Dans la décadence de la constitution carlovingienne, les viguiers se rendirent héréditaires, mais sans parvenir, pour l’ordinaire, à transformer leurs basses justices en seigneuries indépendantes. Cependant, dans le sud, il y avait quelques viguiers qui étaient considérés comme égaux aux vicomtes et qui remplissaient la place du comte; tels sont les viguiers de Toulouse, de Béziers et de Carcassonne.
Au dernier gradin de la hiérarchie des seigneuries sont placés les vavassaux ou arrière-vassaux, aussi appelés bas sires. Le vavassal est un seigneur féodal, mais qui dépend d’un autre seigneur et ne possède, dans son fief, qu’une portion inférieure de la souveraineté, les droits de police. Les vavassaux forment naturellement la plus nombreuse classe de seigneuries; leur position variait suivant les conventions particulières et les usages des localités.
Nous remarquerons, pour terminer sur ce sujet, qu’en France, bien que, sous les rois des deux premières races, les évêques et les abbés aient joué un fort grand rôle politique, la féodalité y fut essentiellement laïque et le devint toujours plus. Cela vient de ce que, durant l’époque intérimaire, /140/ les seigneurs ecclésiastiques, n’étant plus protégés par le pouvoir royal, ne purent résister par eux-mêmes aux seigneurs laïques, leurs rivaux, non plus qu’aux usurpations de leurs propres employés. Il en fut différemment dans l’empire germanique, où les seigneurs ecclésiastiques et les seigneurs laïques se faisaient contre-poids; aussi les luttes entre le pouvoir laïque et le pouvoir ecclésiastique acquirent-elles dans l’empire bien plus de gravité.
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§ II.
De la hiérarchie des fiefs dans l’empire romain ou germanique.
La féodalité étant, au moyen âge, à la fois la forme générale du droit public et celle du droit privé, il est, en thèse générale, impossible d’en traiter sans toucher au droit public du pays dont on parle; mais il y a plus, en Allemagne le contrat féodal fut introduit essentiellement par l’influence du pouvoir impérial, dans le but de consolider son organisation et d’assurer les ressources qui lui manquaient.
Ainsi que nous venons de le voir, le royaume de France, l’état capétien, est sorti du sein de la féodalité; en Allemagne, au contraire, l’Etat est avant la féodalité, et les deux institutions se sont développées parallèlement et se présentent à nous comme deux faces d’une même idée.
Dans l’empire, l’élément féodal, qui, en soi, appartient plutôt au droit privé, s’est identifié avec la constitution politique; il a donné naissance à une théorie politico-religieuse embrassant, en fait, l’Allemagne et ses pertinences, et, en idée, le monde chrétien tout entier. D’après cette théorie, où l’idée de la féodalité s’est combinée avec celle de la hiérarchie catholique romaine, l’empereur est le chef temporel de la chrétienté, dont le pape est le chef spirituel; l’empire lui-même est considéré comme le fief de Dieu.
Considéré de ce point de vue, tout pouvoir vient d’en haut par une sorte d’inféodation purement idéale. /142/
L’exercice des pouvoirs spirituel et temporel suppose, pour chacun d’eux, une hiérarchie de subordonnés et des rapports convenus. Ces fonctions subordonnées sont exercées en partie à titre d’office, en partie à titre de propriété, toute espèce de possession étant exercée plus ou moins dans la forme féodale.
Ainsi, par la division qui a été faite de la puissance publique, par la séparation de la nation en diverses classes, par la réunion des anciens liens de dépendance personnelle avec ceux qui naissent de la possession ou de la délégation des pouvoirs publics, il s’est formé dans la société une hiérarchie d’ordres plus ou moins héréditaires, qui ont chacun leurs droits déterminés.
Nous traiterons ailleurs la question compliquée des rapports du temporel et du spirituel. Nous nous attacherons ici au côté temporel seulement, en traitant à cet effet séparément de l’Allemagne et de l’Italie, attendu que, dans ces deux pays, bien qu’ils fussent réunis l’un à l’autre dans le saint empire romain, l’histoire de la hiérarchie féodale est loin d’être identique.
A. Allemagne.
Déjà, dans l’empire franc, le pays situé à l’est du Rhin et au sud du Danube portait le nom de Germanie; il échut à Louis-le-Germanique, lors du partage de Verdun de 843, et ce prince est également désigné par les historiens comme roi des Francs orientaux et roi de Germanie; les noms de Deutsches reich et de Deutschland, dérivés de la langue commune aux diverses tribus du royaume (la langue teutonique), ne commencèrent à être usités que vers le XIesiècle. /143/
Après l’extinction de la dynastie carlovingienne, l’empire parut être héréditaire de fait dans la maison de Saxe. Cependant, le droit d’élection se manifeste dans la précaution que l’empereur régnant prenait de faire, de son vivant, reconnaître par les états son successeur futur. Du moment de son élection à celui de son couronnement par le pape, l’élu portait le titre de roi des Romains; depuis son couronnement, il porte le titre d’empereur. Dans la suite, le changement fréquent des familles impériales mit hors de doute le principe d’électivité, qui fut considéré comme définitivement établi depuis la chute de la maison de Hohenstaufen. Ce principe a été justement envisagé comme la principale cause de la décentralisation progressive de l’empire d’Allemagne.
L’empereur était le gardien suprême du droit dans l’empire; c’est de lui que découle toute juridiction; tous les droits utiles de l’empire, désignés sous le nom de régales, sont à sa disposition, et il en perçoit les revenus pour autant qu’il ne les aurait pas aliénés.
Immédiatement après l’empereur venaient, anciennement, les ducs (heerzogen); leur nom, tiré de heer (armée), indique déjà que leur principale fonction était militaire; c’étaient eux qui étaient chargés de rassembler dans leur duché et de commander à la guerre la milice nationale (heerbann) 1 .
Les quatre grands duchés allemands existaient déjà sous le régime carlovingien et représentaient les principales nationalités, savoir: les Francs orientaux, les Saxons, les Souabes ou Allemands, et les Bavarois. A ces quatre anciens duchés, il faut joindre le duché de Lorraine, à l’ouest du Rhin, /144/ et le duché de Carinthie, à l’est, sur la rive droite du Danube.
Après le règne de Charlemagne, les ducs s’étaient emparés d’une partie notable des fonctions que remplissaient, sous ce prince, les missi dominici; ils firent rentrer par là dans leur office diverses fonctions politiques et judiciaires. Cependant, dans la règle, le duc, comme tel, n’avait pas de juridiction, et le comte, en tant que juge, ne relevait pas de lui. Mais le duc exerçait ordinairement lui-même les droits de comte dans un ou plusieurs comtés. En vertu du droit qu’ils s’étaient attribués de veiller à la sûreté publique dans leur duché, les ducs convoquaient à leur cour (hoftag) les évêques, les comtes et les seigneurs de leurs duchés.
Avec un si grand pouvoir, il était naturel que les ducs cherchassent à rendre leurs fonctions héréditaires, selon la tendance générale du temps; mais, précisément en raison de ce pouvoir, qui faisait presque des ducs les véritables arbitres des destinées de l’empire, l’empereur lutta fortement contre cette tendance. Henri III, voyant combien le pouvoir des ducs était menaçant pour la royauté, avait déjà formé le projet d’abolir cette dignité; mais son successeur, Henri IV, abandonna ce plan ou n’eut pas le pouvoir d’y suivre efficacement. Sous son règne turbulent, la tendance des ducs à se rendre héréditaires parut pour un moment s’être transformée en droit. Dans la crainte d’augmenter encore le pouvoir des ducs, on fit la règle que personne ne pouvait avoir deux duchés à la fois. Depuis Henri IV, cette sage précaution cessa aussi d’être observée. Le pouvoir des ducs aurait probablement de bonne heure entraîné le démembrement de l’empire, si Frédéric Ier, profitant de la révolte de Henri-le-Lion, qui, par la réunion des duchés de Saxe et de Bavière et de /145/ beaucoup d’autres seigneuries, offusquait tous les autres princes, ne fût parvenu à le faire condamner et n’eût saisi cette occasion pour réaliser les plans de Henri III.
Comme garantie vis-à-vis de l’empereur lui-même, il avait été, en revanche, statué que l’empereur ne pourrait pas garder à lui un duché dont il aurait été en possession avant son élection, et qu’il ne pouvait laisser un duché vacant pendant plus d’une année.
Les comtes palatins (pfalzgrafen), qui exerçaient au Xe siècle une autorité rivale de celle des ducs, tirent aussi leur origine des institutions carlovingiennes. Le comte palatin carlovingien, qui rendait la justice à la cour du roi, transmit son nom aux missi (sendgrafen), qui allaient rendre la justice à sa place dans les provinces, fonction à laquelle se rattachait l’administration des biens royaux dans la province où le comte palatin fonctionnait. Walther pense que les comtes palatins furent institués dans le but de surveiller et d’affaiblir les ducs. A cet effet, leur office était confié à un seigneur puissant de la contrée, qui recevait en outre des droits de comte. Là où les comtes palatins avaient un duc à côté d’eux, cet office se transforma en principauté ordinaire; ainsi, en Saxe, le palatinat fut un titre des landgraves de Thuringe, et plus tard des margraves de Meissen; en Souabe, cette dignité était héréditaire chez les comtes de Tubingen; en Bavière, elle appartint longtemps à la maison de Wittelsbach. Le comte palatin du Rhin ayant remplacé le duc de Franconie dès le XIesiècle, devint le chef d’une principauté considérable, et, en outre, il conserva des fonctions impériales très importantes; c’était lui qui présidait la curie des princes en l’absence de l’empereur; il était vicaire impérial en cas de vacance du trône. Depuis la bulle d’or de Charles IV, /146/ il fut aussi l’un des sept électeurs. Eichorn, et Walther d’après lui, vont jusqu’à prétendre que le comte palatin avait justice sur l’empereur; ceci doit s’entendre en ce sens que, dans les cas où l’empereur était intéressé dans une cause, il s’abstenait et était remplacé par le palatin du Rhin. Quant à un jugement rendu par le comte palatin contre la personne d’un empereur, ce serait une anomalie trop étrange pour qu’on dût l’admettre sans preuves, et l’histoire n’en fournit aucune.
Il y avait, en Allemagne, diverses sortes de comtes (grafen). D’après l’ancienne constitution germanique transportée dans l’empire franc, le comte était un fonctionnaire public exerçant la justice et possédant aussi le commandement militaire dans un cercle déterminé appelé gau (canton). L’office de comte était devenu héréditaire à la fin de l’époque carlovingienne; alors déjà l’office public commençait à se transformer en rapport féodal. La transformation ne devint cependant complète que par la dissolution de l’ancienne constitution des gau.
Vers le XIesiècle, la plupart des comtes étaient bien loin d’avoir pour territoire un gau et de former une gaugrafschaft (cométien, comitat). Les exemptions, les avoueries impériales, et surtout les immunités ecclésiastiques, avaient morcelé tous ou presque tous les anciens gau.
Parmi les comtes féodaux, ceux qui conservèrent le plus du caractère et du pouvoir des gaugrafen sont les markgrafen et les landgrafen.
Les margraves (marchenses) étaient les comtes des districts-frontières; leur position les appelait à prendre souvent le commandement militaire, indépendamment du roi et même des ducs, et leur permit d’étendre plus aisément par des /147/ conquêtes, les limites de leur autorité. C’est pourquoi ils arrivèrent presque tous à la dignité princière. Les plus considérables furent, en Allemagne, le margrave d’Autriche, primitivement ost-mark, et celui de Brandebourg, primitivement nord-mark. Dans la suite, l’un et l’autre surpassèrent en puissance même les ducs.
Les landgraves sont ceux des anciens comtes de l’intérieur qui, comme les margraves, parvinrent à la dignité princière; leur nom indique un comte qui a un territoire (land), ou, en d’autres termes, qui jouit de la landhoheit; leur titre latin (comes provincialis) indique qu’ils ont conservé les droits de comte sur une gaugrafschaft, ou du moins sur les restes d’une pareille circonscription. Lorsqu’ils cessèrent d’être sous la dépendance des ducs, les landgraviats, tout comme les margraviats, comptèrent au nombre des fahnlehen.
Comme les ducs, il y avait des comtes qui réunissaient entre leurs mains plusieurs droits de comtés (grafschafts); ainsi, sous Othon III, le comte de Basse-Lorraine en réunit jusqu’à quinze. Un semblable fait montre assez à quel point la constitution des gau disparaissait rapidement.
La plupart des comtes, au lieu de suivre cette marche ascendante, restèrent dans les catégories inférieures; c’étaient de simples seigneurs féodaux, auxquels l’empereur, ou quelque haut employé de l’empire exerçant ses droits dans une province, avait accordé en fief les droits du comte; ou bien d’anciens vicomtes ou centeniers devenus indépendants par le morcellement du gau dont leur diocèse faisait partie auparavant. Ces comtes étaient, pour la plupart, dans les relations de vasselage vis-à-vis des ducs, des évêques ou des comtes de premier rang. Il y avait, mais en petit nombre, des comtes allodiaux; tels étaient les comtes de Solms, de /148/ Zollern et de Tecklemburg. Dans la suite, beaucoup de simples seigneurs immédiats prirent le titre de comte pour se distinguer de la basse noblesse; mais, durant le moyen âge, cela n’avait pas encore lieu.
Parmi les comtes du second ordre se rangent aussi les burgraves (burggrafen), qui avaient été établis pour gouverner, avec les droits de comte, les villes et châteaux fortifiés que l’on construisit principalement aux XIe et XIIesiècles, afin de protéger le territoire de l’empire. Sous le rapport militaire, ils étaient soumis aux margraves ou aux ducs. Ces burgraves correspondaient plus ou moins aux châtelains français, mais ils sont de plus qu’eux officiers publics. Un petit nombre d’entre eux, comme ceux de Meissen, d’Altenburg et de Nuremberg, restèrent sous la dépendance immédiate de l’empire. La plupart devinrent vassaux de seigneurs de premier rang.
Les gografen de la Saxe sont d’anciens centeniers et non point des gaugrafen, comme on l’a pensé d’abord; cela ressort clairement du Sachsenspiegel, qui oppose leur juridiction à celle du comte; ces gografen étaient des employés investis d’une juridiction inférieure et auxquels les justices, d’abord seulement déléguées, ont été ensuite inféodées.
Ces diverses espèces de comtés du second rang, qu’on peut aussi appeler les nouveaux comtés par opposition aux comtés issus des anciens comitats, ne sont qu’un aggrégat de seigneuries particulières reliées entre elles par le fait seul qu’elles ont un même possesseur. Souvent même, des seigneurs qui exerçaient sur leurs terres les droits de comte, n’en portèrent pendant longtemps point le titre; on les appelait seulement nobiles, ou bien liberi domini.
La simple seigneurie (freie herrschaft) est formée par les /149/ possessions d’un seigneur laïque, soit allodiales, soit féodales, sur lesquelles, en vertu de concessions royales, le seigneur exerce lui-même la juridiction, ainsi que certaines régales; le centre d’une telle seigneurie était le château dans lequel habitait le seigneur et duquel, depuis le XIe siècle, les nobles commencèrent à tirer leur nom. Le principe de la seigneurie se trouve déjà dans les exemptions laïques accordées sous le régime franc; elles se multiplièrent considérablement, et les seigneurs firent des efforts constants pour arrondir leurs possessions par des échanges et des acquisitions.
A côté des hauts dignitaires de l’ordre laïque de l’empire, il faut placer les dignitaires de l’Eglise, les archevêques, évêques et abbés.
Les grandes donations faites à l’Eglise et les immunités non moins considérables qu’elle reçut des empereurs, avaient été une des principales causes de la chute de l’ancienne constitution (gauverfassung) et avaient assuré aux dignitaires de l’Eglise une position séculière indépendante des comtes et même des ducs.
Les empereurs de la maison de Saxe, entre autres, favorisèrent systématiquement les princes ecclésiastiques, cherchant en eux un contre-poids au pouvoir des princes laïques; car, bien que l’hérédité ne fût pas encore devenue la règle pour les hauts emplois séculiers, cependant des considérations, auxquelles il était difficile de résister, faisaient ordinairement transmettre ceux-ci à l’un des enfants du titulaire, tandis que, pour les hautes dignités ecclésiastiques, l’empereur conservait son libre choix. Aussi est-ce surtout à l’aide des princes ecclésiastiques que les empereurs gouvernèrent longtemps. Les trois archevêques de Mayence, de Cologne et de Trêves étaient, le premier, archi-chancelier du /150/ royaume d’Allemagne; le deuxième, archi-chancelier du royaume d’Italie, le troisième, archi-chancelier du royaume de Provence. L’archi-chancelier d’Allemagne était le premier personnage de l’empire après l’empereur; l’importance de ses fonctions le plaçait même au-dessus du comte palatin. Plus tard, ces trois archevêques devinrent les trois électeurs ecclésiastiques.
Quelquefois, les immunités accordées à un évêque ou à un archevêque s’étendirent à tout un gau. Dans ce cas, l’évêque remplaçait en quelque sorte le comte. D’autres fois, les terres de l’évêque et celles qui restaient dans la justice du comte se trouvaient pêle-mêle. Au XIesiècle, les évêques avaient obtenu généralement les droits du comte sur les terres de l’Eglise; celles-ci devinrent ainsi de véritables territoires ecclésiastiques, dans lesquels l’évêque n’avait pour supérieur que l’empereur. Au lieu du drapeau (fahn), les princes ecclésiastiques portaient pour symbole de leur dignité le sceptre.
Avec les immunités laïques et ecclésiastiques, la principale cause de la dislocation des anciens gau fut la création des avoueries impériales (reichvogteien). Le développement systématique de cette institution appartient, comme celui des immunités, à la maison de Saxe; son but fut de conserver autant que possible au pouvoir central des ressources qui ne dépendissent que de lui. Les princes de cette maison voyant ce qu’était devenue la royauté chez les Carlovingiens, ce qu’elle était en France de leur temps, comprirent fort bien que le pouvoir impérial dont ils étaient dépositaires était menacé du même sort par l’envahissement continu de la féodalité; pour l’éviter, ils voulurent réserver à l’empereur un domaine qui fût hors de l’atteinte des usurpations des employés locaux, représentants ordinaires de l’empire. /151/
Les empereurs exemptèrent donc de la juridiction et de l’autorité du comte les terres du fisc impérial qui étaient répandues sur divers points de l’empire, et souvent fort étendues, et les soumirent à un employé spécial, révocable à volonté, qui fut appelé avoué, ou bailli impérial (reichvogt), en latin advocatus. Ici donc, le sol même de l’avouerie appartenait au fisc, et les villes, qui se formèrent presque partout sur le sol de ces anciennes villa impériales, furent les villes royales dans le sens le plus étroit.
Telle est l’origine de l’institution des avoueries impériales; mais on ne se borna pas là. Presque toutes les villes de quelque importance au temps des Othons, et même des districts entiers comprenant aussi des propriétés libres, reçurent également des avoués impériaux. Lorsqu’une avouerie comprenait un district tout entier, l’avoué portait le titre de landvogt, ou advocatus imperialis. De semblables avoueries se rencontrent, entre autres, sur le Rhin, en Souabe, en Alsace, en Franconie et dans la Thuringe méridionale. Les landvogten avaient souvent dans leur ressort plusieurs villes ayant chacune leur reichvogt; ainsi, le landvogt de Haguenau, en Alsace, avait dix villes impériales sous son gouvernement; le landvogt du Wetterau en avait quatre, savoir, Francfort, Friedberg, Gelnhausen et Wetzlar. Souvent aussi une commune libre trouva son avantage à se donner immédiatement à l’empire et à en recevoir un bailli impérial. Ce fut le cas de beaucoup de villes et même, exceptionnellement, de quelques communes de campagne; ainsi, un diplôme de Frédéric Ier met sous la protection immédiate de l’empire la commune de Bernheim, qui jusqu’alors avait été libre. Le motif de ces sortes d’arrangements est indiqué dans la charte même: « Et de cetera sub imperialis celsitudinis tuicione ab omni tyrranide securi permaneant. » /152/
L’empereur trouvait son compte à créer des bailliages impériaux, non-seulement parce que le reichvogt demeurait un employé, tandis que le comte faisait de son pouvoir une propriété, mais encore parce que, dans les districts dont le gouvernement était devenu héréditaire, le comte percevait pour lui la plus grande part des revenus, tandis que les avoués en devaient rendre compte.
Au point de vue militaire, l’empereur avait en outre, dans les contingents des villes impériales, une force assez imposante à sa disposition. Ce fut donc grâce aux avoueries impériales que la royauté conserva, en Allemagne, des ressources propres et une certaine indépendance. Dans la suite, cependant, la reichvogtei elle-même fut concédée à titre héréditaire, pour disparaître enfin, par la prépondérance toujours croissante du système territorial.
Nous avons parcouru jusqu’ici les échelons supérieurs de la hiérarchie; là, dans la combinaison de l’élément de droit public et de l’élément de droit privé, c’est le premier qui l’emporte; dans les degrés de cette hiérarchie auxquels nous arrivons, c’est l’inverse qui aura lieu. Avec les hauts fonctionnaires de l’empire, qui tous tendent plus ou moins à devenir, s’ils ne le sont déjà, des seigneurs féodaux dans toute la force du terme, nous étions presque constamment sur le terrain de la constitution politique; maintenant, les rapports personnels viendront en première ligne.
Dans les derniers temps du régime carlovingien, en Allemagne comme en France, mais à un moindre degré, l’oppression que les grands faisaient peser sur les hommes libres en avait obligé un grand nombre à entrer dans un rapport de dépendance vis-à-vis de quelque seigneur laïque capable de les protéger, ou, plus souvent encore, vis-à-vis de l’Eglise. /153/
L’arbitraire dont les comtes usaient à l’égard des hommes libres avait été aussi une des principales raisons qui avaient fait transférer aux évêques les droits du comte.
Un changement qui s’opéra, vers le Xesiècle, dans l’organisation du service militaire national, porta un coup sensible à la position d’une partie notable des hommes libres et détermina l’introduction du système féodal en Allemagne. Les grands ravages que les Hongrois exerçaient dans ce pays avaient fait sentir à l’empereur Henri, dit l’Oiseleur, la nécessité d’employer contre eux une cavalerie nombreuse, armée de toutes pièces et bien exercée. Afin de se la procurer, il fut établi que la noblesse se chargerait de faire, avec ses vassaux, le service de la cavalerie, qui était trop coûteux pour les simples hommes libres.
En récompense, la noblesse reçut en bénéfices, sur les terres de l’empire, des dîmes, des justices et des revenus de diverses sortes, et en donna à son tour, afin de multiplier le nombre de ses hommes d’armes. Les chapitres et les couvents, qui devaient aussi leur contingent d’hommes d’armes, furent dans l’obligation d’aliéner maintes propriétés en mains laïques, afin de se les procurer. Les hommes libres qui étaient assez riches pour servir à cheval, furent aussi entraînés dans cette organisation. C’est à cette époque qu’en Allemagne les bénéfices ont commencé à être appelés fiefs.
Mais ceux qui furent dispensés d’aller en campagne ensuite du changement de système militaire, ne reçurent pas cet allégement sans de graves compensations. Déjà, sous l’ancienne organisation, celui qui ne pouvait pas servir en personne lorsque l’hériban était convoqué, devait payer une contribution, et les hommes libres trop pauvres pour servir, se réunissaient pour défrayer ceux d’entre eux qui servaient. Ceci /154/ fut généralisé, et ceux qui étaient dispensés du service personnel durent payer une capitation au fonctionnaire impérial, comte, duc ou avoué, sous les ordres duquel ils auraient servi.
Cette contribution fut appelée schutzpflicht, parce qu’elle était due pour la protection de l’empire, et le fonctionnaire chargé de la percevoir sur les hommes libres de son district exerçait par là sur eux une sorte d’autorité appelée schutzherrlichkeit; cette autorité fut aussi appelée vogtei (avouerie). Il faut se garder de confondre cette espèce de vogtei avec la reichvogtei dont il a été question tout à l’heure.
On conçoit aisément que cette nouvelle organisation fut très avantageuse à la noblesse. Le nombre de ses vassaux augmenta, puisqu’elle avait plus de moyens de les attirer à elle. Beaucoup d’hommes libres pauvres entrèrent à son service pour y trouver leur entretien; les plus riches y entrèrent aussi pour conserver leur honneur militaire, s’ils ne trouvaient pas moyen de l’assurer en entrant dans les corporations urbaines qui se fondent dans le même temps.
Le privilège accordé par l’opinion au service militaire était si grand, qu’un homme libre, faisant le service dans la cavalerie, fut bientôt considéré davantage que l’homme libre qui, ne le faisant pas, était devenu schutzpflichtig.
La force militaire se trouva dès lors en très grande partie dans les mains de la noblesse, qui devint indépendante, d’un côté, du peuple, et de l’autre, du roi; car le serment de fidélité féodale allait bien avant les devoirs de sujet. L’homme d’armes, habitué à suivre son chef et qui tenait de lui ses moyens d’existence, le suivait en toutes circonstances autant par point d’honneur que par nécessité.
De l’ensemble de ces faits, des anciens rapports de dépendance d’un homme envers un autre, qui existaient déjà dans /155/ les temps carlovingiens, de la nouvelle organisation militaire créée sous les empereurs saxons, de la préférence accordée à la profession militaire, de l’accroissement d’influence de la noblesse qui en fut la conséquence, des engagements personnels que contractèrent vis-à-vis d’elle beaucoup d’hommes libres, enfin de la diminution que subirent la liberté et l’état personnel d’un plus grand nombre, est sorti le système féodal germanique, différent, à plusieurs égards, soit du système féodal français, soit même du système lombard.
En Allemagne, il y a deux espèces bien distinctes de rapports féodaux.
Le rapport proprement féodal, constituant ce qu’en Allemagne on appelait rechtelehen, fut établi, dans l’origine, en vue du service impérial et reposait, en général, sur la concession d’un bien ou d’un droit utile provenant de l’empire. Ce qui le prouve, c’est qu’encore dans le Sachsenspiegel, le fief proprement dit établi sur une propriété privée est une exception; il porte un nom spécial, lehen an eigen, terme qui se traduirait par fief sur une propriété privée, ou fief de droit privé. Ce lehen an eigen était soumis à des règles tout à fait particulières, puisque, entre autres, celui qui l’avait concédé pouvait le reprendre à la mort du vassal, tandis que le fief ordinaire, c’est-à-dire le fief impérial, passait aux descendants dès l’origine, ou du moins déjà avant la loi de 1037 de Conrad II, dit le Salique, qui consacra le principe de l’hérédité des fiefs en Italie. C’est au rechtelehen que s’applique, en Allemagne, le mot feudum (fief) et le terme de vassal, lehenmann, qui y correspond.
L’institution du fief proprement dit est donc, en Allemagne, postérieure à cette même institution dans les pays qui ont appartenu à l’ancien empire romain, et elle y a un caractère officiel qu’elle n’a point ailleurs. /156/
Si, sous le rapport du fief proprement dit, la féodalité allemande s’est développée après la féodalité française, en ce qui concerne une autre espèce de féodalité qui existait en Allemagne, elle aurait plutôt précédé celle-là.
On se rappelle l’ancienne institution du gasindi, apportée par les Germains dans l’Europe romaine à l’époque des grandes migrations, et dont la féodalité est sortie avec le concours de circonstances économiques et d’institutions romaines préexistantes; le gasindi créait un rapport de dépendance personnelle qu’acceptaient volontairement des hommes libres, mais qui engageait cependant la liberté dans une certaine mesure. Ceux qui s’étaient engagés de cette manière, ou qui étaient nés engagés au service d’un seigneur, étaient appelés, en allemand, dienstleuten, gens de service, ce qui se traduit, en latin, par ministeriales.
Durant l’époque franque, ces dienstleuten, ou ministériaux, reçurent aussi des terres pour prix des services auxquels ils étaient tenus; parmi eux étaient pris les divers officiers et serviteurs de la maison du seigneur.
Pendant cette époque, le rapport de ministérialité a existé aussi dans les pays romands, et, comme tous les rapports juridiques dans ces temps-là, il ne présente pas un aspect et des traits distinctifs bien précis; c’est un rapport assez vague, se confondant, soit avec celui des leudes, fidèles, ou antrustions, soit avec celui des serfs, et s’appliquant à des degrés d’existence sociale en fait excessivement divers. Mais, dans les pays romands, la distinction entre ces classes s’est faite déjà pendant la période intérimaire, en sorte que les leudes qui ont conservé la profession militaire et un bénéfice, furent tous censés libres, même nobles, et formèrent la classe des vassaux; tandis que ceux qui, leudes ou ministériaux, /157/ n’avaient pas eu le même bonheur, ont été rangés dans la classe des serfs ou demi-serfs.
En Allemagne, au contraire, le rapport des ministériaux s’est maintenu à peu près tel qu’il existait durant la période barbare, et il constitue une sorte de féodalité, qui, pendant plusieurs siècles, se distingue entièrement de celle qui avait pour fondement le fief proprement dit.
Cependant comme, en Allemagne, l’ancienne constitution germanique s’était mieux conservée, les privilèges des hommes libres étaient restés l’objet de plus de considération; de sorte qu’au début de l’époque féodale, au Xesiècle, les ministériaux sont peut-être plus séparés de la classe des hommes libres qu’ils ne le sont dans les siècles antérieurs en pays romand. Mais, avec le développement de la féodalité, cet état de choses ne tarda pas à changer pour une partie d’entre eux.
Au commencement donc, les ministériaux d’Allemagne nous apparaissent confondus avec les autres catégories de personnes engagées dans la servitude. Mais le besoin de soldats, et particulièrement de cavaliers, engagea les seigneurs à remplir les cadres de leur contingent en partie de non-libres. Ces ministériaux étaient aussi attachés au service de la maison, plus considéré, selon les idées germaniques, que la culture de la terre possédée par un autre.
Parmi les non-libres, l’usage s’établit donc de désigner sous le nom de dienstleuten, ou ministériaux, ceux qui suivaient leur maître à la guerre et le servaient dans la maison par opposition aux simples hörigen dépendants, ou gründholden, cultivateurs non-libres. Parmi les ministériaux étaient choisis les officiers chargés de gérer les domaines et de diriger les diverses branches de l’administration seigneuriale. /158/ Dans les seigneuries d’une certaine importance, ces offices élevaient ceux qui en étaient revêtus non-seulement au-dessus des simples (hörigen) et des autres ministériaux, mais encore au-dessus de la masse des hommes libres de la classe des schutzpflichtigen. Dans les possessions ecclésiastiques surtout , les ministériaux formaient presque exclusivement le contingent militaire et remplissaient, à défaut de vassaux proprement dits, les fonctions d’administration subalterne. De cette manière, l’expression de ministériaux se trouva de nouveau comprendre des individus de rang et de condition tout à fait différents.
A mesure que la profession militaire fut davantage un titre de considération, et que la puissance des grands prévalut sur les droits des anciens hommes libres, les avantages de la ministérialité augmentèrent. Cela vint bientôt au point que les hommes libres, qui d’abord eussent cru déroger en acceptant un fief proprement dit, ne furent pas arrêtés par le sacrifice de leur liberté personnelle et entrèrent volontairement dans les liens de la ministérialité, liens qui n’excluaient pas même le titre de chevalier et une position politique plus élevée encore, jusqu’à ce que, mais bien plus tard, entre la ministérialité et la vassalité, il n’y eut plus guère de différence que le nom.
Le bien dont un ministériel jouissait pour prix de ses services était appelé, en latin, beneficium, mais il ne prit jamais le nom de fief (feudum), lehen en allemand; on le nommait dienstgut. Le droit qui régissait le contrat féodal proprement dit se nomme, en allemand, lehnrecht; celui qui régit les rapports des ministériaux se nomme hofrecht, en latin jus curiæ.
Selon Eichorn, les bénéfices ministériaux étaient déjà /159/ héréditaires du temps de Conrad-le-Salique; d’autres pensent qu’ils ne le devinrent que plus tard. Mais, à la différence de ce qui était établi en Allemagne pour le fief, le bénéfice ministériel ne pouvait être partagé, peut-être parce que le service auquel il obligeait, n’étant pas exclusivement militaire, n’était pas aussi aisément susceptible d’être divisé entre plusieurs personnes.
Dans la règle, un bénéfice ministériel passait au fils aîné; à défaut de fils, il pouvait passer aux filles et à leurs descendants, mais sans sortir de la ligne des descendants du titulaire.
Comme les fiefs étaient, dans le principe, fiefs d’empire, le lehnrecht est un droit commun à toute l’Allemagne et même à tout l’empire, tandis que le dienstrecht, ou hofrecht, est un droit particulier, qui varie selon les usages locaux; à défaut de convention, on appliquait à ce dernier non le droit impérial formé par la jurisprudence de la cour des fiefs, mais le droit de chaque province ou territoire (landrecht).
Quant au schutzrecht et à la schutzherrschaft, cette institution, contemporaine et historiquement corrélative de la lehnherrschaft, ne constitue cependant point un engagement de nature féodale; c’est un rapport dont le principe se trouve en entier dans le droit public impérial; toutefois, comme les honneurs et les justices, dont nous avons traité à propos de la féodalité française, la schutzherrschaft créa aussi des rapports de dépendance personnelle entre ceux qui y étaient soumis et les seigneurs qui l’exerçaient, et contribua par là considérablement à l’extension du régime féodal en Allemagne.
Par le développement de la hiérarchie féodale, le royaume d’Allemagne est devenu un état féodal, dont le centre est /160/ l’empereur. Tous les hauts fonctionnaires de l’empire sont devenus des vassaux immédiats de l’empereur, unis à lui par le double lien de la fidélité féodale et de l’office dont ils sont revêtus. La confusion de l’office et du bénéfice, et l’hérédité de la plus grande partie des offices qui s’est introduite, ont placé l’office (amt, honor) toujours plus sur l’arrière-plan, de sorte qu’il paraît devenir lui-même l’objet, la substance du bénéfice ou du fief; l’honneur et le bénéfice sont réunis. Le lien féodal est donc, en réalité, le lien politique qui maintient l’ordre dans l’empire: d’une part, l’effort des divers fonctionnaires pour se créer une position indépendante; de l’autre, le besoin de conserver, entre eux et le chef de l’Etat, un rapport de subordination basé sur la fidélité et le respect, ont amené ce résultat.
Pour assurer la conservation de ces rapports, il avait été pris certaines mesures de précaution: les territoires et les droits appartenant aux duchés ou comtés qui sont devenus fiefs d’empire, ne peuvent être ni partagés, ni aliénés; les biens et les droits régaliens possédés par les hauts dignitaires de l’Eglise sont soumis à la même règle et ne peuvent être inféodés sans le consentement de l’empereur.
Lorsque les duchés et les comtés étaient encore des emplois, ils étaient par là même indivisibles, et lorsque le titulaire laissait plusieurs fils, le roi remettait l’emploi à l’un d’eux. Le Schwabenspiegel maintient encore ce principe d’ordre public; mais, à mesure que l’idée de l’emploi fit place à celle de possession privée, l’usage s’introduisit de diviser les territoires; seulement, pendant assez longtemps encore, le fils aîné porta seul le titre de prince, et les autres prenaient celui de nobles seigneurs (edler herren). Lorsque cet usage se perd, l’idée originelle de l’emploi peut être considérée /161/ comme entièrement effacée. Alors, pour tous les fiefs d’empire, la coutume générale est d’appeler à la succession tous les fils, et les filles seulement exceptionnellement ensuite d’un décret spécial.
Le point de vue religieux fit considérer comme admissible vis-à-vis de l’Eglise un lien féodal qui aurait entraîné une diminution d’état ou de dignité vis-à-vis d’un laïque. Non-seulement les seigneurs et les comtes, mais même les ducs et les landgraves, pouvaient, sans déroger, accepter un fief d’un évêque ou d’une abbaye. Ainsi, les quatre grands officiers héréditaires de l’empire remplissaient les fonctions correspondantes dans le chapitre de l’évêque de Bamberg, et l’abbaye princière de Fulda comptait parmi ses vassaux l’archiduc d’Autriche, les ducs de Bavière et de Saxe, les landgraves de Thuringe et de Hesse, une foule de comtes et deux villes impériales, Francfort et Mulhouse; enfin, l’empereur lui-même ne dédaignait pas de tenir sa seigneurie de Wimpfen à titre de fief de l’évêché de Worms.
En revanche, il était interdit aux abbayes et aux évêchés d’accepter un fief de personne d’autre que de l’empereur. L’idée féodale avait, du reste, tellement pénétré partout, que les seigneuries allodiales elles-mêmes furent appelées fiefs du soleil (sonnenlehen), afin de les faire rentrer d’une manière quelconque dans le système général.
Comme l’arbre en pleine croissance voit déjà pousser à son pied celui qui le remplacera, de même le système que nous venons d’esquisser contenait, dès l’origine, le principe qui, en se développant, devait le modifier et finir par le transformer. Ce principe, les écrivains allemands le désignaient sous le nom de landhoheit. Il est fort souvent impossible de rendre exactement en français le sens spécial d’un terme juridique /162/ de la langue allemande; car, riche et flexible, cette langue fourmille d’expressions par lesquelles on rend jusqu’à la nuance même de rapports qui n’ont pas eu d’analogue complet dans les autres pays. C’est le cas de la landhoheit; elle est plus que la seigneurie et moins que la souveraineté, et n’est pas même, entre la seigneurie et la souveraineté, l’expression d’une condition de droit fixe et arrêtée; c’est proprement la seigneurie en voie de devenir souveraineté.
Le point de départ de la landhoheit n’est pas le bénéfice ou le fief, mais l’office (amt) dans sa combinaison avec le fief. Ainsi, dès l’origine, la landhoheit n’est pas la simple seigneurie féodale, il y a en elle quelque chose de plus, savoir un office impérial, et quelque chose de moins, savoir la dépendance qui résulte de cet office et le rapport de vassalité qu’il implique vis-à-vis de l’empereur, par cela même que les offices se transforment en fief.
La simple seigneurie, la monade féodale, telle qu’elle s’est rencontrée en France au début de l’époque féodale, n’existe pas à proprement parler en Allemagne, car, en Allemagne, dans l’origine, le rechtelehen provient de l’empire, et la propriété allodiale elle-même ne devient seigneurie qu’ensuite d’une concession de juridiction émanée de l’empereur.
Le premier pas dans la formation de la landhoheit fut l’abolition de l’ancienne division par cantons (gauverfassung) et le changement qui y correspondit dans la manière de fournir le service impérial.
L’hérédité des bénéfices avait eu pour effet de faire considérer les alleux et les bénéfices du même possesseur comme un tout; lorsque les emplois devinrent héréditaires, sinon en droit, du moins en fait, l’idée d’une possession privée se reporta aussi sur l’emploi; les droits que l’emploi impliquait /163/ parurent, en conséquence, appartenir en propriété à celui qui les exerçait et peser directement sur la circonscription territoriale, sur la terre même dans laquelle ils s’exerçaient.
La réunion de droits de grafschaft, de droits de schutzherrschaft et de diverses autres régales à des propriétés bénéficiales ou allodiales, et la concession ou l’usurpation de l’hérédité à l’égard de ces divers droits, opéra donc un changement complet dans les anciens rapports; et d’une telle réunion est sortie la seigneurie (herrschaft).
Lorsqu’à la réunion de ces divers droits avec la propriété foncière se joignirent les droits de duché, la seigneurie qui possédait tous ces droits fut non-seulement seigneurie, mais territoire (territorium, dominium). Dans le langage du droit public allemand, un tel territoire se nomme land. Le seigneur qui possède ce territoire, quel que soit le titre de ses fonctions, duc, margrave, landgrave, archevêque, évêque ou autre, est appelé landherr (prince), furst 1 ; comme on voit le terme de prince a dans le système du droit public germanique un sens tout particulier.
La landherrschaft est donc la landhoheit complète qui unit les droits ducaux aux droits de comte; c’est elle qui constitue la principauté, en allemand furstenthum, laquelle, au moyen âge, est encore un office, le premier, le plus élevé des offices impériaux.
La simple landhoheit, ou landhoheit incomplète, n’est devenue véritablement landherrschaft, c’est-à-dire seigneurie exercée sur un territoire (land) qu’ensuite de nouvelles transformations survenues vers la fin du moyen âge. Lorsque, le /164/ pouvoir impérial ayant déchu très sensiblement, les juristes rattachèrent les nouveaux rapports aux anciennes idées; alors, les seigneurs immédiats, exerçant en fait tous les droits du gouvernement dans leur seigneurie, aussi bien que les princes, on ne vit pas de raison pour leur refuser le titre de landherr.
Au moyen âge, la landhoheit incomplète, c’est-à-dire sans les droits ducaux, n’est encore que herrschaft et non pas landherrschaft.
La pensée que le territoire (land) rend sujet celui qui l’habite , n’existe cependant point encore dans cette première phase de la landhoheit; les personnes ne dépendent encore du landherr qu’en raison des divers droits qui sont réunis dans ses mains; c’est ce qu’exprime très bien l’un des fondateurs de la science du droit germanique, Moser (Histoire d’Osnabruck): « Le pays, dit-il, ne rend encore personne sujet de l’évêque, du duc ou du comte, mais seulement sujet de l’empire. Le libre vassal reconnaîtra l’évêque pour son juge, à cause de son fief et du devoir féodal, mais non pas à cause de sa personne et de ses autres biens; le ministériel lui doit obéissance par ce double motif. Quant aux gens de moindre condition qui sont sous sa protection (schutz) ou dans sa propriété (eingenthum), ils sont liés à lui par les liens spéciaux de la schutzgerechtigkeit et de la hörigkeit. Dans tout cela, on ne voit point encore l’action du territoire, excepté en ce qu’il est proprement le principe en raison duquel celui-là même qui n’est pas sur la terre appartenant au schutzherr lui est soumis comme mundmann. » Cette expression de mundmann, tirée de l’ancien mundium, correspond ici à celle de schutzpflichtig.
Dans les diplômes du XIe, du XIIe et du XIIIesiècle, on /165/ trouve bien les expressions de domini terræ et de principes terræ, qui se traduisent exactement par landherren; mais, suivant Eichorn, dont l’opinion fait autorité en telle matière, l’expression landhoheit, employée pour désigner l’autorité qu’exerce le landherr, serait beaucoup plus moderne.
« Dans la transition de l’ancien système au nouveau, » dit ce savant, « personne, ni l’empereur, ni les princes, ni le peuple, ne connaissait exactement le fondement juridique des rapports de fait dans lesquels chacun était placé, et l’idée qui prévalut fut naturellement celle qui avait pénétré partout, en Europe, dans le temps dont il s’agit, celle selon laquelle les divers membres de l’Etat étaient rattachés à l’empire par un lien féodal. »
La principauté, qui était au fond un emploi, étant devenue un fief, les comtés qui relevaient de la principauté, dans le principe seulement sous le rapport militaire, furent considérés comme des dépendances de celle-ci, et il fut admis que le prince pouvait les inféoder à son tour. C’est là un second pas que fait la landhoheit et un échec considérable que subit le pouvoir central.
C’est à ce moment, c’est-à-dire dans le courant du XIIesiècle, que l’on commence à rencontrer, en Allemagne, des avoueries, ou bailliages (vogtei), dépendant, non plus de l’empereur, mais d’un prince. Les villes impériales cherchèrent à se prémunir contre un changement si dangereux pour elles en faisant insérer par l’empereur, dans leurs privilèges, la promesse de ne pas aliéner leur avouerie. Mais, là où les princes étaient en même temps baillis impériaux, cette mesure ne put réussir que fort incomplètement, et la transformation des avoueries impériales en avoueries territoriales ne put pas toujours être empêchée. /166/
Les évêques aussi cherchèrent à mettre dans leur dépendance les avoués impériaux des villes de leur diocèse; mais, pour l’ordinaire, ils n’y purent parvenir.
Le Sachsenspiegel, qui voit dans l’avouerie essentiellement l’idée d’une lieutenance, appelle du nom de schultheiss (avoué, avoyer) les comtes qui dépendent d’un prince; dans le même sens, il appelle le burgrave le schultheiss du margrave, et le comte palatin le schultheiss de l’empereur. Observons ici que ces comtes et ces avoués dépendants d’un prince (qui seraient plutôt des vicomtes dans le sens français) tenaient bien leur justice du prince; mais le ban, en vertu duquel ils exécutaient leur jugement, devait être obtenu immédiatement de l’empereur; nul n’aurait pu, sans encourir des peines sévères, rendre la justice sans avoir obtenu en personne le ban impérial: cette distinction a un certain intérêt, en ce qu’elle prouve que la décentralisation féodale n’a pas encore tout envahi; pourtant, ses progrès sont rapides.
Le droit de principauté, dans cette nouvelle phase, correspond-il exactement avec le droit de duché (fahnlehn)? Cette question est encore obscure; il paraîtrait qu’il n’y a pas complète identité; il n’y a pas de principauté sans fahnlehn, mais le fahnlehn n’implique pas toujours la principauté complète.
En résumé, la landhoheit complète n’est point encore la souveraineté relative à laquelle les princes d’empire arrivèrent après le XVesiècle, mais elle est déjà bien plus que la simple seigneurie.
C’est une notion complexe comprenant:
1° L’idée d’un fief immédiat de l’empire.
2° Les droits de comte et la juridiction qui en dépend.
3° Les droits du duc et le ban militaire. /167/
4° Les divers droits connus sous le nom de droits régaliens, monnaie, péages, etc.
5° La schutzkerrlichkeit, c’est-à-dire le droit de représenter les sujets de l’empire, sis sur son territoire pour le service militaire, et de percevoir leurs contributions.
6° Le droit d’avoir des seigneurs pour vassaux.
L’abolition des anciens duchés exécutée par Frédéric Ier arrêta, à la vérité, pour un moment le mouvement de décentralisation, mais lorsque cette mesure fut prise, la constitution féodale de l’Allemagne était déjà trop avancée pour que la royauté pût en retirer les avantages qu’elle s’en promettait et qu’elle en aurait retirés un siècle plus tôt. Avec l’aide des villes impériales et des princes et seigneurs de second rang, l’autorité impériale se maintint, il est vrai, pendant un assez long temps, mais, en définitive, ce furent les princes de second rang eux-mêmes qui profitèrent le plus du démembrement des duchés.
Durant la dernière partie du moyen âge, l’unité de l’empire subsistait encore; elle se manifestait dans le droit que l’empereur avait, comme juge suprême dans l’empire, de rendre la justice partout. La justice impériale était alors la règle, et la justice du landherr, qui était censée en émaner, ne la limitait pas, mais la suppléait, de telle sorte que les sujets du landherr pouvaient néanmoins s’adresser de préférence à la justice de l’empereur. Les privilèges que Frédéric II accorda, en 1220, aux princes ecclésiastiques, et douze ans plus tard, aux princes laïques, restreignirent déjà ce droit de juridiction concurrente qu’avait conservé l’empereur, en ce sens qu’elle n’avait lieu que là où la cour était présente. Ces privilèges, confirmés en 1274 par Rodolphe de Habsbourg, avaient donc reconnu et maintenu à la landhoheit les /168/ droits qu’elle avait acquis et lui en avait concédé de nouveaux. Un siècle après, ce droit de concurrence, dernier reste de l’ancienne unité, fut encore abandonné aux princes d’empire. La bulle d’or, rendue en 1356 par Charles IV, en remaniant la constitution de l’empire, accorda aux princes le privilège de non evocando. Par cette concession, la landhoheit est devenue une véritable souveraineté, car les princes purent dès lors tenir sous leur juridiction des personnes qui n’étaient auparavant ni leurs vassaux, ni leurs sujets: on sait que la juridiction est toujours, au moyen âge, le signe le plus sûr de la souveraineté. Dès lors, la juridiction impériale ne fut guère que cette juridiction qui est nécessaire dans toute confédération pour régler les différends qui surgissent d’état à état ou entre un état et le centre.
En revanche, la landhoheit, que le traité de Westphalie désigne sous le nom de jus territoriale ou jus superioritatis, a maintenant acquis son entier développement. Ainsi, l’Allemagne, de royaume proprement dit, est devenue un royaume féodal, et devint, à la fin du moyen âge, d’état féodal, une confédération d’états présidée par un empereur, au rebours de la France, qui, au début de la période féodale, n’était qu’un assemblage de seigneuries et de principautés sans lien juridique, et qui est parvenue, à la fin de cette même période, à une unité complète, à une centralisation peut-être exagérée.
Finalement, la dignité impériale n’eût plus été qu’un vain titre, si les possessions dans lesquelles l’empereur exerçait lui-même la landhoheit ne lui eussent pas conservé un certain ascendant.
En ce qui concerne la hiérarchie féodale, le résultat des changements subis par la constitution de l’empire a été la /169/ répartition des seigneurs laïques et ecclésiastiques en deux classes: ceux qui possèdent des droits ducaux avec ou sans le titre, et qui sont par là rattachés immédiatement à l’empire, et ceux qui ne possèdent pas ces droits. Depuis le XIIIesiècle, la première catégorie forme la classe des princes, et l’autre celle des seigneurs; l’une et l’autre participent au gouvernement et constituent les états d’empire (reichsstände). Les villes impériales ne comptaient pas, dans le principe, parmi les états; elles commencèrent à être appelées aux diètes vers le milieu du XIIIesiècle; dès le XIVe, elles furent rangées au nombre des états.
Au XIIIesiècle, on compte comme principautés:
1° Les duchés qui subsistent depuis la dissolution des anciens grands duchés, savoir, le duché de Saxe, dont une partie a passé à l’archevêché de Cologne, et ceux de Bavière, de Carinthie et de Haute-Lorraine.
2° Les archevêchés, évêchés et abbayes princières.
3° Les duchés nouveaux, tels que Brunswick-Lunebourg, Steiermark, Zähringen, Brabant, Limbourg, Autriche et Poméranie.
4° Ce qui reste des comtés palatins.
5° Les margraviats, tels que Brandebourg, y compris même ceux qui, comme Meissen, ont conservé quelques traces de subordination à un ancien duché.
6° Les landgraviats qui ont obtenu la dignité princière; il y en a qui ne la possédaient pas.
7° Les comtés immédiats, dont les comtes, s’étant maintenus indépendants des nouveaux duchés et des autres principautés, soutenaient avoir été investis des droits de grafschaft par l’empereur lui-même.
Dans la suite, la dignité princière devint l’objet d’une /170/ concession spéciale à laquelle étaient attachés certains privilèges; alors, les comtes immédiats ne furent plus rangés parmi les princes, à moins d’avoir reçu expressément cette dignité.
La doctrine des heerschild (boucliers), telle qu’elle est exposée dans les livres de droit du XIIIesiècle, n’est que l’application à l’organisation de l’armée impériale des principes suivant lesquels la hiérarchie féodale de l’Allemagne s’est constituée; cela est fort naturel, puisque cette hiérarchie s’était formée en quelque sorte en vue de satisfaire aux besoins du service impérial.
Les heerschild sont au nombre de sept, et déterminent le rang des personnes composant l’armée impériale.
Le premier heerschild est celui du roi.
Le second appartient aux princes ecclésiastiques qui tiennent leur fief du roi seul.
Le troisième appartient aux princes laïques qui tiennent aussi leur fief du roi, mais peuvent aussi tenir des fiefs des princes ecclésiastiques, ce qui ne nuit pas à leur rang comme membres des états, mais toutefois les fait descendre d’un degré dans l’ordre militaire.
Le quatrième est celui des comtes et des seigneurs (freien herren) qui tiennent leurs fiefs des princes, soit ecclésiastiques, soit laïques.
Le cinquième comprend les schöffenfreien, c’est-à-dire les hommes libres qui ne sont pas seigneurs, et les vassaux des seigneurs (lehenmänner). Les membres de la cinquième classe du heerschild sont aussi désignés sous le nom de mittelfreien, par opposition aux seigneurs qui sont les hochfreien. Schilter traduit le mot mittelfreie par baro. Ici, le mot baro est pris dans le sens de l’ancien droit germanique, où il signifie homme libre, et non dans le sens féodal; car, dans ce dernier sens, les barons seraient les seigneurs. /171/
Le sixième heerschild est celui des ministériaux (dienstmänner ou dienstleute). On range aussi dans cette classe les vassaux des vassaux des seigneurs. Le lien de la ministérialité, engageant la liberté, place les ministériaux au-dessous des vassaux qui sont libres (liberi milites).
Le septième heerschild comprend ceux qui doivent un service sans posséder ni fief (lehn), ni bien ministériel (hofgut), par exemple, les bourgeois des villes; l’existence de ce heerschild est incertaine, d’après les livres de droit; son institution paraît postérieure à celle des six premiers.
Le heerschild exprime, comme on voit, la condition d’une personne qui tient de sa naissance et de sa place dans la hiérarchie féodale le droit de porter les armes; ainsi, la possession du heerschild équivaut à la capacité de posséder un fief (lehnfähigkeit).
Le heerschild que l’on tient de la naissance peut cependant être changé; ainsi, le seigneur qui reçoit un fahnlehn monte d’un degré dans le heerschild, et, au rebours, celui qui accepte un fief d’une personne de sa classe, descend d’un degré.
Les femmes n’ont pas de heerschild.
Le heerschild, du reste, n’exprime pas exactement la condition civile de la personne; il est une application plus ou moins abstraite des principes qui régissent l’Etat (stand, status) au service militaire et féodal.
Bien que l’état civil se rattache à l’état féodal, il n’est pas identiquement le même. Nous examinerons ceci de plus près dans la section suivante.
B. Italie.
En Italie, la hiérarchie féodale se rattache à celle de la France par son origine, puisque ce fut la conquête franque /172/ qui constitua en Italie le régime féodal. Dans son développement ultérieur, elle se rattache, au contraire, à la hiérarchie du saint empire germanique.
Nous retrouverons les traces de ces deux influences.
Il faut observer que nous n’entendons traiter, dans ce moment, que de la hiérarchie féodale dans l’Italie supérieure; le développement de la féodalité en Sicile et à Naples appartient à un autre système juridique.
Tandis qu’en France et en Allemagne, la féodalité fut, pendant une longue période historique, l’élément social prépondérant, en Italie, cet élément a toujours été limité et balancé par d’autres.
L’Italie, pays latin, où les traditions antiques se conservèrent toujours et prévalurent bientôt sur les idées germaniques apportées par l’invasion barbare, ne fut qu’à demi féodale.
A côté de la féodalité s’éleva et grandit rapidement, en premier lieu, l’influence des villes; en second lieu, celle de l’Eglise. Cette double influence non-seulement limita, mais modifia intérieurement la féodalité; elle se fit sentir avec une force prépondérante peu de temps après l’établissement du régime féodal. Déjà, sous le règne des Francs, elle se manifeste, et la lutte entre l’Eglise et la féodalité, entre les villes et les campagnes, remplit toute l’histoire de l’Italie pendant son aggrégation à l’empire.
Les changements apportés par Charlemagne à la constitution des Lombards sont le point de départ de l’établissement féodal en Italie. La constitution lombarde était celle d’un peuple modifié par les migrations et les guerres lointaines. Sous ce rapport, la réforme franque ramena plutôt aux anciennes formes germaines qu’elle n’en éloigna. /173/
Les comtes remplacèrent les ducs lombards; le territoire de ceux-ci fut divisé entre plusieurs comtes francs. Les centeniers francs remplacèrent les sculdazi lombards (schultheiss), et, comme eux, rendirent la justice dans les causes d’une importance secondaire. Les domaines royaux ayant été presque tous donnés en fiefs à des seigneurs francs, les gastaldi, sorte de baillis qui régissaient ces domaines au nom des rois lombards, disparurent presque entièrement. L’emploi des gastaldi qui subsistèrent se confondit avec celui du vicomte: le nom de gastaldi disparaît, dès le IXesiècle, dans l’Italie franque. L’office du comte palatin, qui, chez les Francs, jugeait à la place du roi les personnes immédiatement soumises à la juridiction de celui-ci, fut aussi transporté en Italie. Le comte palatin d’Italie avait sa résidence à Pavie, l’ancienne capitale des rois lombards; les appels étaient portés devant lui sur les jugements des comtes.
Les études dont l’organisation de la propriété chez les Lombards a été le sujet, ont démontré qu’il n’y avait pas chez eux le système féodal, mais qu’il y avait cependant des rapports de l’homme avec la terre assez analogues, et sur lesquels le système féodal pouvait s’enter facilement.
Ce furent les Francs qui importèrent en Italie les bénéfices et les honneurs, et cela justement au moment où ceux-ci tendaient à se transformer en devenant héréditaires.
La conquête des Francs réagit sur le système de la propriété foncière d’une manière tout opposée aux conquêtes précédentes. Les Francs, ayant des terres dans leur pays, ne se transplantèrent pas en masses nombreuses en Italie; ils se contentèrent d’y laisser des chefs et des garnisons et ne prirent de terre que ce qui leur fut donné comme bénéficiers ou employés du roi; encore beaucoup de Lombards, et même /174/ d’Italiens, obtinrent-ils des emplois et des bénéfices: l’égalité entre les diverses races résulta de cette circonstance, sous le rapport du droit à la propriété du sol.
Dans l’histoire du droit italien, un fait fort remarquable, qui correspond à la réunion de l’Italie à l’empire d’Allemagne, est le grand développement que reçurent les immunités. Les immunités, ou exemptions des droits du comte, accordées, soit à des évêques et abbés, soit même à des seigneurs laïques, avaient commencé déjà sous les Francs; mais Othon-le-Grand et ses successeurs multiplièrent systématiquement les immunités ecclésiastiques, et cela par un motif de haute politique; le roi des Allemands, pour gouverner plus aisément un pays qui n’était pas sous sa main, et où l’on avait perdu l’habitude d’obéir à un pouvoir régulier, voulut créer un contre-poids à la puissance des grands seigneurs laïques, qu’une longue anarchie avait rendus presque indépendants. Par ces immunités, le roi se rendait les évêques favorables et profitait de l’influence que ceux-ci exerçaient. Des corpora sancta, ou territoires ecclésiastiques pourvus d’immunités, furent érigés dans presque toutes les villes épiscopales, et devinrent le germe des libertés municipales en Italie, ainsi qu’en Allemagne.
Dans les diplômes du Xe et du XIesiècle, cités par Lupo, on peut voir la gradation que suivit le pouvoir accordé aux évêques. C’est d’abord le droit de rétablir à leurs frais les fortifications des villes, dont beaucoup avaient été détruites dans les guerres civiles et dans les invasions des Hongrois; puis vient la juridiction dans l’intérieur des murs, puis celle de la banlieue; enfin, mais rarement, la juridiction du comté tout entier. Dans quelques villes des plus considérables, comme Milan et Vérone, il resta un comte en rapport avec /175/ l’évêque et avec la communauté libre de la cité. Il y avait aussi des vicomtes dans plusieurs villes ou districts soumis à des princes ecclésiastiques.
Par l’effet des immunités, les comtes carlovingiens furent de plus en plus abaissés et diminués, et les empereurs allemands réussirent à les empêcher de rendre leur gouvernement héréditaire dans les villes de leurs territoires, ainsi qu’ils l’avaient fait dans d’autres parties de l’ancien empire franc.
Auparavant, les nobles italiens avaient l’habitude de se liguer contre le roi en lui opposant un compétiteur, qu’ils abandonnaient aussitôt qu’ils pouvaient redouter de trouver en lui un autre maître; ils furent forcés d’entrer à leur tour dans le système nouveau. A l’exemple des évêques, ils cherchèrent à obtenir, par des exemptions, des droits sur les communes libres voisines de leurs châteaux; mais, pour cela, ils avaient besoin de la faveur et de la protection royale, et il leur fallut la rechercher.
L’abaissement des grands feudataires n’eut cependant pas lieu partout également. Tandis que la majeure partie des comtes de l’Italie supérieure étaient réduits à la condition de comtes ruraux d’un territoire assez circonscrit, dans les Alpes et les Apennins se maintinrent quelques puissants seigneurs séculiers; tels étaient les marquis d’Yvrée, de Saluces, de Montferrat, et surtout les puissants marquis de Toscane, qui, à la Toscane actuelle réunissaient les riches territoires de Modène, Reggio, Mantoue, et toute la contrée qui a porté dans la suite le nom de patrimoine de Saint-Pierre.
Une fois établis dans leurs terres, plus éloignés de la main du pouvoir central, au milieu de populations moins capables de résistance, les comtes ruraux avaient d’ailleurs rapidement transformé leurs offices en possessions privées et /176/ héréditaires, confondant dans leurs seigneuries les territoires qu’ils possédaient en fief ou en alleu et ceux sur lesquels ils n’avaient d’abord que des droits de justice. Généralement toutefois, cette transformation n’altéra pas sensiblement la liberté des possesseurs de terres, les alleux plébéiens se conservèrent; sous ce rapport, la féodalité d’Italie se rapproche de celle de la France du sud.
Les droits étendus qu’accorda la maison de Saxe aux évêques italiens auraient livré à ceux-ci le gouvernement de l’Italie, s’ils n’avaient rencontré dans leurs propres vassaux et dans la classe moyenne des villes une opposition à laquelle les empereurs saliens donnèrent, jusqu’à un certain point, raison. Les vassaux réclamaient contre le droit que les évêques s’arrogeaient de reprendre le fief, et voulaient en obtenir l’hérédité pour leurs descendants. Conrad-le-Salique consacra ce droit par une loi, et condamna Héribert, archevêque de Milan, le chef du parti des évêques, parti auquel s’était rangée la haute noblesse, les capitani, des familles desquels les évêques sortaient ordinairement.
Ainsi, chose digne de remarque, l’hérédité des fiefs, qui, sous les derniers Carlovingiens, a été arrachée par les grands seigneurs à l’impuissance royale, est maintenant consacrée, en Italie, par la politique des rois eux-mêmes, au préjudice des grands seigneurs, des évêques, des capitani, et au profit de leurs vassaux. Henri III suivit avec persistance la voie dans laquelle son père était entré.
Dans la période salienne, les vassaux et vavassaux sont alliés à la population libre des villes contre les capitani et les évêques. Les évêques nommés par les villes souffrirent davantage dans cette lutte; ils furent forcés de céder peu à peu à la ville tous les droits que leur avait concédés l’empereur, /177/ heureux de conserver les insignes de leur autorité et de paraître accorder ce qu’ils ne pouvaient retenir. Les capitani, qui avaient maison forte à la ville et des châteaux avec des possessions étendues à la campagne, perdirent moins relativement; ils se mirent à la tête des factions des villes et se relevèrent collectivement, comme classe de la population des villes, par l’abaissement même de la puissance des évêques 1 . /178/ La royauté avait surtout profité de ces combats intérieurs, car elle avait abaissé à la fois les grands laïques et les évêques dont elle s’était d’abord servie; mais le moment est proche où le fruit de sa politique lui sera arraché. L’Eglise romaine donna le signal d’un mouvement dont Henri IV, par l’inconsistance de son caractère et les fautes de sa conduite, favorisa les succès d’une manière inespérée, et que Frédéric Ier et ses successeurs réprimèrent pendant un certain temps sans parvenir à l’arrêter.
L’époque de la maison de Saxe peut être considérée comme le berceau de l’indépendance des villes italiennes. A l’abri du pouvoir des évêques, elles se constituent; sous les Saliens, elles profitent des forces acquises dans la période précédente, s’unissent à la petite noblesse des campagnes, et tandis que cette petite noblesse acquiert l’hérédité de ses fiefs par la protection royale, les villes font de rapides progrès vers l’indépendance.
A l’avènement de la maison de Hohenstaufen, les villes se sentent en mesure de maintenir cette indépendance contre l’empereur lui-même; car Grégoire VII a appris à l’Italie que l’on peut résister à l’empereur et lui faire la loi. La ligue lombarde fut le premier fruit de cet enseignement. En vain, dans la diète de Roncaglia, Frédéric Ier, appuyé par les juristes de Bologne et fort de ses victoires sur les Milanais révoltés, a fait régler minutieusement les droits réciproques de l’empereur et de ses sujets italiens, les villes d’Italie, /179/ soutenues par le pape, refusent de reconnaître les décrets de la diète; elles s’insurgent de nouveau.
Après vingt ans d’une guerre terrible, pleine de péripéties, les deux partis conclurent une transaction. La paix de Constance est l’ère de l’indépendance des cités de l’Italie, mais aussi du morcellement auquel ce pays sera désormais voué. Cette paix maintenait en apparence les droits de l’empereur, mais donnait aux villes la faculté de conquérir insensiblement, dans la suite, tous les droits qui leur manquaient encore.
Sous des princes tels que Henri VI et Frédéric II, les principes d’indépendance posés par la paix de Constance restèrent dans l’ombre; mais, après la chute des Hohenstaufen et la victoire définitive du parti guelfe, l’autorité de l’empereur sur l’Italie ne fut plus qu’un vain mot.
Ce n’est pas ici le lieu de faire l’histoire de la constitution des républiques italiennes; mais, comme on le voit, l’histoire de la féodalité italienne se relie tellement à celle des cités, qu’elle en est pour ainsi dire inséparable. La raison en est que, dans le reste de l’Europe, au moyen âge, la prépondérance appartint constamment à l’élément féodal; l’élément municipal naquit plus tard et longtemps joua un rôle accessoire. En Italie, l’élément municipal surgit plus tôt et son influence devint de bonne heure prépondérante; la féodalité est, en Italie, l’élément subordonné. La mission de la noblesse féodale dans ce pays n’est pas de gouverner les villes, mais tantôt de leur résister à la tête de l’élément des campagnes, tantôt de prendre part, comme classe urbaine, à leur vie, à leurs discordes, à leur gouvernement.
Dans le même temps où les villes considérables se libéraient du joug de leurs comtes et de leurs évêques, les /180/ bourgades et les petites localités avaient aussi cherché à se donner des institutions libres; toutefois, le plus grand nombre étaient restées sujettes d’un seigneur laïque ou ecclésiastique. Le sort de ces localités se rattache donc immédiatement à celui de la noblesse des campagnes; car celles-là mêmes qui étaient sujettes d’un seigneur ecclésiastique étaient gouvernées par un vicomte relevant de ce seigneur. Quant aux localités qui parvinrent à se régir républicainement, elles devinrent bientôt la proie de voisins plus considérables, et durent acheter la protection d’une ville puissante par l’abandon de quelques droits et le paiement d’un tribut. Cette circonstance contribua beaucoup à accroître le territoire des anciens corpora sancta. Le territoire d’une ville de quelque importance n’était plus, au XIIesiècle, une banlieue d’une ou deux lieues de rayon autour de la ville; c’était une contrée aussi étendue qu’un ancien comté, quelquefois encore plus.
Nous avons vu que la petite noblesse s’était unie, au commencement du XIesiècle, avec les villes contre les évêques et les nobles de premier ordre; mais les villes devinrent bientôt pour elle un ennemi plus dangereux que les premiers. La loi de succession des fiefs admettait le partage entre les enfants, et par conséquent les fiefs tendaient à se diviser. Une partie des nobles des campagnes se firent recevoir dans la bourgeoisie des villes et vinrent y demeurer au moins pendant un certain temps, préférant exercer dans la ville l’influence que leur promettait leur naissance et leur fortune à persister dans une lutte trop inégale; beaucoup n’eurent pas même la liberté du choix.
Quant aux seigneurs puissants, leur entrée dans la bourgeoisie d’une cité continuait à être une sorte d’alliance, à laquelle ils pouvaient renoncer à chaque moment pour soutenir /181/ contre leurs combourgeois une guerre dans laquelle ils trouvaient ordinairement du secours dans une ville voisine ennemie de celle qu’ils avaient abandonnée.
Les comtes francs, qui avaient remplacé les ducs lombards, disparurent pour la plupart pendant la domination des empereurs allemands. Le principal de ces comtés, celui de Toscane, se divisa à la mort de la comtesse Mathilde, qui avait légué son héritage à l’Eglise romaine, legs qui donna lieu à de si longs débats (1185). La plupart des comtes italiens de la période allemande tirent leurs droits des exemptions.
Parmi les grands feudataires qui réunirent plusieurs comtés sous leur domination, ceux d’Yvrée, si puissants au Xesiècle, finirent avec Ardoin, le rival d’Henri II. Les margraves d’Este, à l’extrémité opposée de la plaine du Pô, paraissent avoir été une branche collatérale des grands marquis de Toscane, dont la descendance s’était éteinte avec Mathilde; ils grandirent par l’alliance pontificale, furent podestats de Padoue, et, de concert avec Richard de Saint-Boniface, chassèrent de Ferrare le chef des Gibelins, Salinguerra. Cette dernière ville fut dès lors la capitale de leurs états.
A l’époque de la ligue lombarde, on trouve encore, parmi les seigneurs d’une certaine importance de la Haute-Italie, les comtes de Blandrate et de Seprio, voisins de Milan et alliés de l’empereur contre la grande cité guelfe. Dans les monts liguriens sont les marquis Malaspina et Pallavicini, aussi Gibelins, assez forts pour se maintenir indépendants et même se rendre parfois redoutables aux riches cités qui occupent la plaine.
La puissance des petits feudataires (valvassores et valvassini), répandus en grand nombre dans tout le pays, aurait pu /182/ devenir considérable et plus dangereuse même pour les villes que celle des seigneurs plus importants, s’ils s’étaient unis contre elles; mais le plus souvent, au contraire, ils s’allièrent avec les citadins contre les principaux seigneurs. C’est ce qui était arrivé, par exemple, dans la guerre de la Motta. Lorsque, ensuite, ils virent dans les villes des maîtres plus absolus et plus puissants encore que ceux dont ils s’étaient débarrassés avec leur aide, il était trop tard pour revenir sur des faits accomplis.
L’hypothèse favorite de Pagnoncelli, qui prétend que les petits seigneurs étaient d’entrée habitants et citoyens des villes, nous parait peu probable et n’est nullement nécessaire pour expliquer une pareille issue.
Lorsque, après la chute des Hohenstaufen, l’Italie fut rendue à elle-même, plusieurs cités tombèrent, par l’excès de leur liberté, sous la domination de quelqu’une des familles nobles qu’elles avaient reçues dans leur sein. Mais les nouveaux ducs ou marquis issus de ces usurpations ne sont pas proprement des princes féodaux.
Comme on voit, le développement de l’élément féodal et celui de l’élément municipal ne sont pas si distincts qu’ils ne se touchent par une foule de points. Ce double développement fut en partie la cause de cette vie extraordinaire, de cette étonnante variété que présente l’Italie du moyen âge; le moment où les deux éléments commencent à se distinguer est celui où les évêques reçoivent les droits du comte ensuite des immunités.
Depuis la chute des Hohenstaufen et l’indépendance des cités italiennes, la féodalité tendit à disparaître rapidement en Italie, même dans les rapports de droit privé, par suite de la double influence de la domination des villes et de la /183/ restauration du droit romain; elle se conserva seulement dans le Piémont et dans l’Italie du sud.
De l’ancienne noblesse féodale, réfugiée dans les montagnes, et dont les châteaux ruinés se voient encore dans les escarpements des Alpes et de l’Apennin, sortirent les condottieri, du XIVe et du XVesiècle, qui rendirent si souvent avec usure aux cités enrichies, mais devenues moins belliqueuses, les maux que leurs ancêtres avaient soufferts.
Il est difficile d’être bien précis sur les détails juridiques touchant l’organisation des fiefs en Italie. Les empereurs de la maison de Saxe, qui l’avaient introduite en Allemagne pour subvenir aux nécessités du service militaire impérial, l’avaient trouvée déjà formée en Italie, ou du moins bien plus avancée dans sa formation qu’elle ne l’était en Allemagne, où les offices ne s’étaient pas encore transformés en seigneuries. Ils avaient trouvé l’Italie dans un état social assez rapproché de celui de la Gaule méridionale. La fusion des races s’était accomplie également dans ces deux contrées sur le pied de l’égalité; les villes nombreuses et plus peuplées qu’en Allemagne avaient conservé, sinon les institutions, du moins le souvenir, la tradition des libertés municipales de l’époque romaine. La hiérarchie des emplois de l’empire germanique vint se superposer sur une hiérarchie de fiefs séculiers, encore fort confuse à la vérité, née spontanément durant l’époque intérimaire, et sur la hiérarchie féodale ecclésiastique créée par les empereurs; il était dans la nature des choses que la constitution du pays dominant réagît sur celle du pays dominé et tendit à se fondre avec celle-ci, surtout dans les parties qui tiennent de plus près à la formé du gouvernement.
Le livre des fiefs contient, sur le sujet qui nous occupe, /184/ divers passages qui tous témoignent de l’existence de plusieurs ordres de fiefs ou de seigneuries superposées les unes aux autres, et remontant, soit immédiatement, soit médiatement, à l’empire, qui est considéré comme le fief dominant tous les autres, le fief suprême, le fief de Dieu conféré à l’empereur, quant au temporel, comme l’Eglise est le fief de Dieu, quant au spirituel.
Selon quelques interprétations, il y aurait eu, d’après le livre des fiefs, trois ordres de fiefs; selon l’interprétation qui nous paraît la vraie, il y en aurait quatre. Le premier se compose des fiefs des évêques, des ducs, des marquis et des comtes supérieurs, qui relèvent immédiatement de l’empereur; le second comprend les capitani, qui relèvent des seigneurs de la première catégorie, lesquels, dans l’empire, sont aussi appelés les princes; la troisième classe est celle des vavassaux majeurs (valvassores majores), qui relèvent des capitani; la quatrième est celle des vavassaux mineurs, ou valvassini, qui tiennent des vavassaux majeurs. Tels auraient été les linéaments principaux de la hiérarchie des fiefs en Italie, du XIe au XIVesiècle.
Nous aurons à revenir sur cette classification en traitant de l’état des personnes; nous examinerons alors avec plus de détails les éléments de la controverse à laquelle elle donne lieu. Nous verrons aussi que les classes de personnes féodales constituent en même temps des classes spéciales dans la population des villes italiennes et sortent par ce côté du système féodal.
/185/
DEUXIÈME SECTION.
DE LA CONDITION DES PERSONNES SOUS LE RÉGIME FÉODAL, OU DE LA HIÉRARCHIE DANS LE FIEF.
La principale difficulté du sujet que nous abordons maintenant tient, en premier lieu, à ce que le régime du moyen âge, tout en reposant sur des principes généraux qu’on retrouve toujours, déployait une variété infinie de nuances et de formes, de sorte que les faits, prodigieusement divers, se rangent mal aisément sous des catégories nécessairement fixes dans leurs généralités.
Cette difficulté provient encore du vague des expressions techniques par lesquelles chaque idiome désignait les classes de personnes, soit dans les livres de droit, soit dans les actes et les documents.
Les diverses classes de la société féodale s’étaient déjà formées avant la création de la hiérarchie des fiefs, durant l’époque barbare et l’époque intérimaire; il est donc nécessaire de revenir ici un peu en arrière et de résumer les traits généraux concernant l’état des personnes avant l’établissement du système féodal. La meilleure explication qu’on puisse donner d’une institution est ordinairement l’histoire de son origine 1 .
La société germaine, dont les nombreuses tribus /186/ occupèrent l’empire d’Occident, peut être définie une association de chefs de famille. Dans cette société, la classe la plus nombreuse, qui forme le corps de la nation et la force des armées nationales, est la classe des simples hommes libres. Au-dessus d’elle se trouvait cependant, dès les temps les plus anciens, une noblesse d’origine probablement sacerdotale, mais dont le caractère devint de plus en plus militaire, par suite des guerres privées, des migrations et de l’institution du gasindi.
Selon Gaupp, la noblesse germanique serait sortie uniquement du gasindi; je ne partage pas cette opinion. La noblesse militaire avait remplacé l’ancienne noblesse sacerdotale à l’époque de l’empire d’Occident. Gaupp observe judicieusement que le germe de la noblesse barbare ne se trouve pas dans les principes de Tacite, qui sont des chefs politiques, tantôt élus, tantôt héréditaires, mais dans les compagnons, ou membres du gasindi (comites). De là, selon lui, l’expression de comte, les compagnons du roi ayant été placés à la tête des villes et des districts conquis.
Quant à l’étymologie du mot germanique traduit par comes, graf, nous avons dit plus haut qu’il vient du mot greifen, saisir, et indique les fonctions d’exécuteur des condamnations (compositions et amendes) que remplissait ce magistrat. L’étymologie du terme équivalent en allemand, donnée par Gaupp, qui fait découler graf du mot grec γραφεύς (écrivain), ne me paraît pas plus admissible que celle qu’on fait venir de grau, dont il a déjà été question.
La distinction entre les libres et les non-libres existait chez les Germains dès les temps les plus anciens; comme les non-libres n’allaient pas à la guerre, leur nombre paraît s’être beaucoup multiplié; du reste, la simplicité des mœurs /187/ était cause qu’en fait, les esclaves germains vivaient beaucoup moins séparés de leurs maîtres que les esclaves romains:
« Dominum ac servos nullis educationis deliciis dignoscat, » dit Tacite, en parlant des enfants, « inter eadem pecora, in eodem humo degunt donec ætas separet ingenuos, virtus agnoscat » . En droit, la séparation n’en était pas moins fort tranchée; l’esclave n’avait pas l’honneur militaire, ni le droit de porter les armes, qui est le caractère distinctif de l’homme libre (ariman, germann, de heermann). Entre libres et non-libres, le mariage n’était pas permis.
La conversion des Germains au christianisme fut un grand progrès pour la classe non-libre, puisque, dans la communauté religieuse, il n’y avait plus de différence de rang; il est remarquable que les noms de baptême des libres et des esclaves ne diffèrent point.
Au-dessous des simples hommes libres et au-dessus des esclaves (leibeigenen), il y avait, dans les diverses nations germaines, des hommes placés dans une position intermédiaire, les lites, ou lètes, qui sont appelés simplement dépendants (hörigen), et font jusqu’à un certain point partie du corps politique, tandis que les esclaves ne relèvent que de leur maître.
Sur ce sujet, Gaupp émet une opinion différente; il pense que les lètes étaient uniquement les Barbares établis comme colons dans les terres de l’empire avant la conquête, et qui, trouvés là par les conquérants de leur race, restèrent dans une position intermédiaire entre les vainqueurs et les Romains vaincus. L’existence des lètes chez les peuples restés sur le territoire germanique est prouvée; la supposition susmentionnée tombe devant ce fait. /188/
Lors de la conquête, les populations romaines paraissent s’être réparties dans les quatre grandes classes qui forment la nation germanique; il est plus exact encore de dire que ces classes: noblesse, hommes libres, individus dans un état intermédiaire entre la liberté et l’esclavage et esclaves, existaient dans le système romain et se maintinrent après lui, chacune de ces classes formant, dans le système barbare, une subdivision de la classe germaine à laquelle elle correspondait.
Ainsi, les lois barbares distinguent les nobles de race germaine et ceux de naissance romaine, et de même pour les autres catégories; généralement elles placent la catégorie romaine dans une position inférieure à la même catégorie appartenant à la race germaine, mais supérieure à la catégorie germaine qui vient immédiatement au-dessous; ces nuances sont très nettement établies par le wergeld, ou prix de la composition exigible pour chaque individu, en cas de meurtre ou de blessure.
Toutefois, la conquête amena de grands déclassements dans la condition des personnes de la race vaincue: beaucoup d’hommes libres et même de nobles romains, dépouillés de leurs biens ou faits prisonniers dans les combats, tombèrent en servitude ou demi-servitude; des colons emphythéotes romains devinrent esclaves. Ce sont là des accidents plus ou moins fréquents, selon les lieux et la nature de la conquête, non une règle générale.
Quant aux esclaves romains, leur sort paraît gagner; car la servitude des Barbares était moins dure que celle du peuple chrétien et civilisé qu’ils avaient subjugué; puis, bientôt, diverses circonstances morales et économiques contribuèrent à améliorer encore leur malheureuse condition. /189/
Ce qu’il faut entendre par liberté, dans les idées germaniques qui prévalaient à l’époque de la conquête, n’est ni l’égalité abstraite des républiques anciennes, ni un état absolument fixe, arrêté à tout jamais, comme celui des castes de l’Orient; c’est une condition variable et mobile, qui se distingue essentiellement par le caractère suivant: la personne libre, quels que soient d’ailleurs ses droits et son rang dans la société, ne doit ni service personnel, ni prestations réelles à une autre personne; elle est indépendante par rapport à ses concitoyens.
Mais, déjà en Germanie, et avant la conquête, cette idée de la liberté avait subi des modifications qui tendaient à l’altérer entièrement.
Par l’institution du gasindi, des hommes libres engageaient leur personne au service d’un chef, pour lequel ils combattaient, et auquel ils rendaient aussi, sans croire déroger pour cela, les services domestiques qui, à Rome, étaient imposés seulement aux esclaves.
Ainsi, les hommes libres entraient dans des liens de dépendance. Cette institution du gasindi se perpétua et se développa après la conquête, à tel point, qu’on y a vu le germe du système féodal.
En entrant dans la dépendance des rois et des chefs barbares, les hommes libres entraient dans l’aristocratie et recevaient, en par-contre de leurs engagements, des fonctions civiles et militaires, des terres, des richesses; ils s’élevaient, en fait, au-dessus des simples hommes libres; mais , d’un autre côté, ceux qui acceptaient ces liens de dépendance perdaient ce caractère d’indépendance personnelle qui constituait essentiellement l’homme libre, et s’assimilaient aux classes dépendantes; de telle sorte que, durant la période /190/ barbare, le même mot, leude, qui n’est autre que lète, désigne tantôt un noble, tantôt un serf.
Dans l’empire franc, si la condition des personnes ne dépendait plus complètement de la naissance, cependant la partie dominante et essentielle de la nation se composait toujours des hommes de naissance libre, et ceux-ci forment encore deux classes principales, les nobles et les simples libres, qui, chez les Francs, sont appelés, dans le latin du temps, tantôt liberi, ou ingenui (mot qui indique particulièrement une naissance libre), tantôt franci (l’identité de franci et de liberi est prouvée par divers passages des lois ripuaire et salique). Dans des édits carlovingiens du IXesiècle, les libres sont aussi appelés barigildi, de baro (homme libre). Dans les lois lombardes, les hommes libres tirent leur nom du devoir de porter les armes et de l’honneur militaire qui correspond à cette obligation; on les nomme arimanni (hommes de guerre); arimanni se traduit souvent, en latin, par exercitales.
Les droits et les privilèges de cette classe sont le wergeld de l’homme libre, le droit de porter les armes, le droit de prendre part aux assemblées nationales, politiques et judiciaires, le droit de prêter serment en justice et d’y témoigner contre un homme libre. Les libres qui s’étaient placés sous la protection de l’Eglise ou du roi, en recevant une censive, un précaire ou un bénéfice, ne cessèrent pas, durant la période franque, d’appartenir à la classe des hommes libres, pourvu qu’ils ne se fussent pas mis dans la dépendance personnelle d’un autre; ce principe paraît avoir été appliqué aussi à ceux qui se plaçaient sous la protection d’un seigneur, car la loi saxonne parle d’un « liber homo qui sub tutela nobilis cujusdam erat. » Cette classe ne doit donc pas être confondue, comme on /191/ pourrait être tenté de le faire, avec celle des fiscalins, ou serfs du fisc. Ainsi, déjà sous la période franque, le rapport de protection (mundiburdium) se distingue nettement du rapport de dépendance et crée, entre les hommes entièrement libres et les demi-libres, une catégorie intermédiaire à laquelle on n’a pas toujours fait assez attention.
Le caractère spécial de la noblesse avait changé, chez les Francs, depuis la conquête. On ne trouve plus chez eux ces familles nobles d’origine, qui se distinguaient par une longue chevelure flottante; cette marque extérieure de distinction appartient uniquement à la famille royale. La noblesse est maintenant une distinction personnelle qui émane du roi; les nobiles, proceres ou optimates des Francs sont les antrustions du roi, auxquels celui-ci distribue les principaux emplois de la cour et du royaume. Dans les meliorissimi, ou primi, de la loi des Allemands, et dans les cinq familles à double wergeld des Bavarois, on trouve pourtant encore quelques traces d’une noblesse de naissance.
Après l’idée de la liberté personnelle, qui trouvait dans les mœurs germaines elles-mêmes une cause de transformation, le second trait caractéristique de la condition des personnes dans l’époque barbare est le système des droits personnels, en vertu duquel chacun est jugé, non par la loi du pays qu’il habite, mais par celle de la race à laquelle il appartient.
Ce système, si opposé aux notions ordinaires, résultait de la force des choses pour des peuples à l’état de migration continuelle. Il dura longtemps, en raison de la dissemblance si complète qui existait entre le droit des vainqueurs et celui des vaincus.
Pourtant, de bonne heure, un travail de transformation de /192/ ce système des lois personnelles en un système de lois territoriales commença à s’opérer.
L’édit de Théodoric est, pour les Ostrogoths, un code de droit territorial, valable, pour les deux races, dans les points qu’il traite, mais laissant subsister le système du droit personnel pour tous les objets dont il ne traite pas. Le code visigoth d’Euric était aussi donné pour tous les sujets du territoire; tandis que l’édit de Théodoric est tiré du droit romain, le code visigoth contient de nombreuses dispositions empruntées au droit germanique.
Les autres peuples germaniques, Francs, Burgondes, Lombards, etc., pratiquèrent tous, dans l’origine, le système des droits personnels.
Quand M. de Savigny dit que, dans les pays romands, le droit territorial est sorti du droit féodal, il exprime une idée vraie dans sa portée générale, mais qui n’est pas absolument exacte dans les détails. La partie du peuple qui n’entra pas tout d’abord dans les liens naissants de la féodalité, eut aussi un droit territorial au bout d’un certain laps de temps 1 . Le mélange des deux races sur le même sol devait, à la longue, amener ce résultat; car, à la fin, il devenait difficile, au milieu des nombreuses races coexistant sur le même sol, de /193/ déterminer l’origine véritable de chacun, et par conséquent la loi de laquelle il relève.
On a vu pendant que le régime des droits personnels était en pleine vigueur, les distinctions que les lois barbares faisaient entre les conquérants, sous le rapport de la condition des personnes transportées aux populations romaines; de là des sous-classes nombreuses. Ainsi, chez les Francs, le wergeld d’un Franc libre étant de 200 sous, celui d’un Bourguignon, d’un Allemand ou d’un Bavarois, est de 160; celui d’un Romain libre est seulement de 100, la moitié de celui d’un Franc; le Romain conviva regis a aussi un wergeld égal à la moitié de celui d’un antrustion franc; le Romain tributaire, assimilé au lète franc, a pour wergeld 45 sous, etc.
Les Romains, pouvant entrer dans les liens du gasindi, faire le service militaire et revêtir des emplois dans l’Etat et dans l’Eglise, à l’égal des Germains, les différences de condition qui avaient existé d’abord entre eux et les Germains disparurent. Dans les lois de Charlemagne, il n’est plus question des Romains comme classe à part.
En revanche, vers l’époque carlovingienne, on voit apparaître une nouvelle distinction parmi les hommes libres qui ne tient ni à la naissance, ni à l’office, ni aux rapports de fidélité vis-à-vis du prince, mais bien à la propriété. On voit, par le Capitulaire de Worms, de 829, et la constitution d’Olonne, de 825, qu’au IXesiècle, les hommes libres qui n’ont pas une terre à eux ne peuvent témoigner contre un homme libre, bien que, en leur qualité d’hommes libres, ils puissent toujours lui servir de conjurateurs; le droit de témoigner se liant à celui de juger, on en conclut qu’à cette époque, les propriétaires libres pouvaient seuls siéger dans /194/ les tribunaux populaires. Ces propriétaires libres, qui conservent seuls en plein les droits des anciens hommes libres, sont ceux que les lois franques nomment les rachimbourgs 1 .
/195/
§ I.
Condition des personnes en France.
Dans l’époque barbare, ainsi qu’on vient de le voir, tout était personnel; avec la féodalité, tout devient territorial: la condition de la personne se fixe dans la terre et en dépend; la hiérarchie du vasselage n’a plus lieu qu’en raison des fiefs, et l’on peut presque dire que ce n’est pas le seigneur qui donne de l’importance au manoir, mais le manoir qui donne de l’importance au seigneur.
La dépendance dans laquelle les terres étaient des hommes, dans l’époque barbare, mettait beaucoup de mouvement dans les choses; la dépendance dans laquelle les hommes furent des terres, dans l’époque féodale, produisit nécessairement l’effet contraire, le mouvement des choses cessa et celui des personnes également: le seigneur, le vassal, l’affranchi, le serf, ne peuvent plus aussi facilement s’élever ou descendre; la stabilité s’établit dans les conditions; les maîtres ne quittent plus leur château, ni les serfs leur glèbe.
Ainsi, le fief, qui n’était dans l’origine qu’un effet des relations personnelles, en devint la cause: les terres s’approprièrent le vasselage; elles réglèrent l’ordre des seigneuries; leur possession seule fit acquérir les droits et imposa les devoirs féodaux; en les perdant, on était privé des uns et délié des autres; en un mot, ce fut la classification des terres qui détermina la hiérarchie des rangs, et comme les fiefs étaient devenus héréditaires, et, à leur exemple, les /196/ tenures inférieures, les cadres de la féodalité devinrent fermes et indestructibles; ils ne dépendirent plus de volontés changeantes, ni d’associations passagères; tout s’immobilisa, la terre et l’homme.
Afin de saisir la transition entre l’état des personnes, dans l’époque barbare, et l’état des personnes sous le régime féodal, il faut nous arrêter un instant à cette époque transitoire, qui va du IXe au XIesiècle et comprend les règnes des derniers Carlovingiens et ceux des premiers Capétiens. Cette période est des plus obscures; ses institutions, très vacillantes, n’ont point été décrites dans des lois ou dans des traités généraux; on est obligé d’en chercher la trace dans les formules et dans les chartes, qui ne donnent jamais qu’un fait individuel; de sorte qu’il est très difficile d’y découvrir ce qui était la règle et ce qui était l’exception. Cependant, les beaux travaux de Guérard, sur les polyptiques, ont jeté quelque jour sur cette période, et en particulier sur la question de l’état des personnes.
La classe des hommes libres de naissance (ingenui) était déjà bien moins nombreuse que dans les siècles qui suivent immédiatement la chute de l’empire romain; car, pour conserver une pleine liberté, il fallait unir à la naissance de parents libres une propriété indépendante, ou tout au moins un bénéfice, et même la juridiction. Les possesseurs des droits de justice, ayant fait de leurs droits une propriété privée, s’en servaient pour diminuer et contester la liberté des petits propriétaires, incapables de leur résister. Ce n’était donc, à peu d’exceptions près, que l’aristocratie qui était en mesure de conserver sa liberté; aussi, dans les documents du IXe au XIesiècle, les termes de nobilis et ingenuus paraissent-ils équivalents. Il était, du reste, loisible de s’engager /197/ dans les liens du vasselage sans perdre la liberté, ni la noblesse.
Les hommes libres qui ne possédaient ni juridiction, ni immunités, se confondirent assez généralement, par l’abus des droits de justice, avec la classe de ceux qui ne possédaient ni juridiction, ni terres; ils tombèrent dans la classe des censitaires, ou tributaires, et leur liberté devenant toujours plus douteuse, ils ne tardèrent pas à se trouver dans une condition intermédiaire entre la liberté et la servitude; tellement, qu’il n’est pas rare de trouver des hommes libres donnés et vendus, comme auraient pu l’être des colons ou des serfs.
On découvre, par l’étude des polyptiques, que, dans l’époque intermédiaire, la condition de la terre était encore indépendante de la personne qui l’occupait, et réciproquement; de sorte que les terres franches pouvaient être habitées par des hommes de condition servile, et que des hommes libres pouvaient occuper et posséder des terres grevées de services et considérées comme serviles; l’état civil commence à se rattacher à la terre, mais n’en dépend pas, comme dans les temps féodaux.
Si l’on entend par liberté l’état des personnes qui n’étaient pas soumises à des services de nature servile et à une dépendance personnelle, il est certain que le nombre des hommes libres diminua sensiblement, en France, durant la période intérimaire; si l’on entend par libres tous ceux qui n’étaient pas serfs, la classe des hommes libres se serait, au contraire, augmentée considérablement; le gros de la population paraît en effet se composer, à cette époque, des colons et des lètes; ces classes, toutes les deux placées entre l’esclavage et la liberté, dérivent, la première, des institutions romaines; la /198/ seconde, des institutions germaniques; mais, dès le IXesiècle, elles se confondent; dans les polyptiques, il serait difficile de les discerner par les charges qu’elles ont à supporter. Au Xesiècle déjà, les noms mêmes de ces classes tendent à disparaître; à leur place, on trouve l’homme de poëte, le collibert, le villain et le serf. De même que les diverses races tendent à se confondre dans la coutume féodale, qui ne fait plus acception de la nationalité, de même, toutes les classes de personnes non-libres tendent à s’uniformiser dans le servage féodal. Toutefois, cette uniformisation ne fut jamais complète, et le souvenir de l’ancien état se conserva à travers les temps féodaux.
Guérard distingue ingénieusement l’esclavage si dur des Romains de la condition analogue, mais plus mitigée, de l’époque barbare et de celle des serfs du moyen âge, par les trois termes d’esclavage, servitude et servage. L’époque intérimaire est aux limites de la servitude et du servage. — L’esclavage romain commença à s’adoucir sous les empereurs chrétiens, puis ensuite sous l’influence germanique. La servitude de l’époque barbare a encore tous les caractères de l’esclavage, sauf un peu moins de dureté; en principe, le serf est toujours une chose, mais les conséquences de ce principe odieux sont moins sévèrement déduites. L’Eglise, sous les Carlovingiens, possédait, conjointement avec l’Etat, le plus grand nombre des serfs; elle cherchait à les attirer sur les terres qu’elle mettait en friche à l’aide de conditions plus douces; en sorte que les serfs de l’Eglise et de l’Etat, ceux qu’on a appelés fiscalins, jouirent de bonne heure d’avantages importants qui les mirent au-dessus des serfs ordinaires. Les fiscalins et les hommes d’église formaient, selon Guérard, dans l’époque intermédiaire, la majeure partie de la population. /199/
Une deuxième cause contribua à faire cesser l’esclavage et à transformer la servitude. Lorsque la féodalité commença à s’établir, les guerres, source principale de l’esclavage, cessèrent d’être nationales; les seigneurs se battaient beaucoup, mais à leur porte; on fut engagé, par cette circonstance, à échanger les prisonniers et à les racheter, car il eût été fort difficile de les garder utilement. Au moyen âge, on trouve encore des esclaves proprement dits, mais ce sont des infidèles, ou des étrangers devenus captifs par suite d’accidents.
Une troisième cause de l’adoucissement de la servitude et de sa transformation en servage se trouve dans les mariages entre gens de conditions différentes. Le principe était que les enfants suivaient la condition de la mère; or, dans la grande majorité des mariages inégaux, on observe que c’était la femme dont la condition était la meilleure; les serfs épousaient des colones et des lites en bien plus grand nombre qu’il n’y avait de colons et de lites qui épousassent des serves; ainsi, les conditions personnelles tendaient à s’élever de générations en générations, et toutes les classes montaient continuellement vers la liberté par une progression lente, mais certaine, qui devait finir par épuiser les classes serviles, que la guerre ne recrutait plus.
En entrant dans le système féodal, en devenant servage, la servitude perdit le caractère de propriété personnelle; le serf devint serf de la glèbe, de la terre qu’il cultivait, et non de la personne de son maître. L’usage de vendre les serfs sans la terre cessa graduellement et fut réprouvé par les lois de l’Eglise; le serf, enfin, devint une sorte de vassal du dernier degré; il fut au bas de l’échelle féodale, mais, auparavant, il ne comptait pas même dans les rangs de la société.
Avec l’établissement de la féodalité, les classes diverses /200/ que l’on rencontre dans l’époque barbare se ramènent toutes, plus ou moins, à deux grandes classes, les feudataires et les serfs. La hiérarchie des premiers se règle d’après la qualité des hommages, le degré de l’inféodation et l’étendue du fief; la condition des seconds dépend de leur contrat ou de la coutume locale. L’affranchissement et les bourgeoisies créèrent plus tard une troisième classe, qui se plaça entre la noblesse et les serfs.
Le territoire de la France se trouvait donc partagé en biens libres et non-libres. Les premiers sont, soit d’anciens alleux, soit des bénéfices royaux ou des honneurs, soit des territoires mélangés d’alleux et de bénéfices, lesquels, par la chute de la royauté, sont devenus comme des alleux. Parmi ces territoires sont les anciens comtés, qui gardent ce nom; les autres s’appellent baronnies, de baro (homme libre), ou bien portent encore d’autres désignations, vicomtés, vicaries, etc., que nous avons expliquées en traitant de la hiérarchie des fiefs. Sur tous ces territoires, les droits de propriété, réunis au droit de souveraineté, font leurs possesseurs égaux, quel que soit le titre de la terre. Ces possesseurs sont la haute noblesse, ou les barons. Les seigneurs dont le titre est inférieur et la souveraineté restreinte forment la petite noblesse; cette noblesse, surtout dans le sud, renferme beaucoup d’éléments romains, car, dans les pays occupés par les Burgondes et les Visigoths, les nationalités s’étaient mélangées, dès le principe, sur un pied d’égalité. C’est seulement dans le nord que la noblesse française se compose en grande majorité d’éléments germaniques, et même, dans cette partie de la France, il y avait eu fréquemment des Romains parmi les antrustions du roi.
Observons au surplus que, pendant la période intérimaire, /201/ beaucoup d’hommes de condition inférieure et même servile avaient pu s’élever jusqu’à l’aristocratie et se mettre en possession de fiefs.
On doit donc considérer la noblesse féodale française comme une création contemporaine de la formation définitive de la féodalité; c’est à tort que des écrivains, comme Montesquieu, veulent la rattacher exclusivement à la noblesse germanique de la période barbare.
Observons aussi que l’aristocratie féodale gagna en force intérieure à mesure que tombèrent en oubli les distinctions de nationalités.
Du XIe au XIIIesiècle, une nouvelle circonstance contribua à déterminer la position de la noblesse française. Comme, dans un temps de troubles où le pouvoir public n’existait plus, pour ainsi dire, tant il était fractionné, la chose la plus importante était la guerre; il était dans la nature des choses que le seigneur, en donnant des possessions, exigeât avant tout de ses vassaux le service militaire, et comme le danger de guerre était permanent, il fallait que ce service pût être requis en tout temps: les fiefs étant héréditaires, il se forma ainsi une classe héréditaire de guerriers, dont les membres formaient les cadres de l’armée féodale, tandis que le service de soldat était fourni, soit par les vassaux du dernier rang, soit par ceux qui, n’ayant aucune tenure féodale, continuèrent à devoir le service comme obligation justicière.
Or, dans un temps aussi agité, il était aisé aux guerriers de s’arroger la suprématie sur les populations non-guerrières, et par là exposées à toutes les violences. Il s’ensuivit que l’idée de noblesse s’attacha à ces deux qualités de possesseur de fief et de chef militaire, qui, dans l’organisation féodale, étaient inséparables, tandis que le nom générique de /202/ roturier 1 s’appliqua à tous les individus, libres ou non-libres, que l’épée n’ennoblissait pas. Tous les seigneurs justiciers, tous les seigneurs féodaux, tous les hommes de distinction, sont des hommes de guerre. Dans des temps où la force faisait le droit, il est évident que l’homme armé était réellement supérieur à ceux qui ne l’étaient pas. Quiconque eut une autorité militaire dut se croire et se crut d’une autre espèce que ceux qui subissaient ses ordres et sa puissance. Un siècle de désordres et de batailles intestines fut plus que suffisant pour diviser la nation en deux classes, les militaires de profession et ceux qui ne l’étaient pas.
L’idée de la noblesse s’attachait donc à la personne; mais elle était aussi en relation intime avec la terre, puisque le noble devait sa condition à la possession d’un fief donnant le droit et imposant l’obligation du service militaire. Les fiefs, passant de main en main, et ennoblissant leur possesseur, furent, en raison de cela, appelés les fiefs nobles.
Touchant la petite noblesse, surtout, il y a lieu de penser que la nécessité pour les seigneurs de maintenir sous leurs ordres une force militaire suffisante, fit entrer dans la condition de possesseurs de fief, et par là de noble, beaucoup de personnes de condition dépendante ou servile. Au XIIesiècle, le serf pouvait recevoir un fief. Plus tard, à mesure que le système féodal se consolidait et que les privilèges de la noblesse s’affermissaient, il devint moins facile de s’élever à cette condition; on regarda davantage à la naissance, et les nobles, tant seigneurs que vassaux, furent appelés gentilshommes 2 .
Cependant, au XIIIesiècle encore, un roturier pouvait /203/ devenir noble par l’acquisition d’un fief; le caractère de noblesse attaché à la nature de la possession l’emportait sur celui qui s’attachait à la naissance et à la personne; et comme l’acquisition d’un fief par un roturier le délivrait, pour ainsi dire, des liens de la roture, on nommait le nouveau possesseur franc homme, et son fief franc fief. Le franc homme acquérait les privilèges réels de la noblesse, la foi, etc.: « Il est démené comme gentilhomme, dit Beaumanoir. » Toutefois, il n’était considéré comme gentilhomme et n’acquérait cette qualité qu’à la troisième génération.
Montesquieu, préoccupé du désir de perdre la race des maisons nobles dans la nuit des temps, fait tous ses efforts pour démontrer que la possession d’un fief ne donnait pas la noblesse, mais en vain; les actes qu’on invoque en faveur de cette opinion sont tous du XIIIe et du XIVesiècle, et montrent, au contraire, la royauté, d’accord avec les nobles de race, cherchant, par des dispositions innovatrices, à faire cesser l’ennoblissement par l’acquisition d’un fief.
L’acquisition d’un fief par un roturier dépendait toujours de la volonté du suzerain; la noblesse était donc, dès l’origine, une classe dont l’entrée n’était pas accessible à tout le monde, et la condition de noble se transmettait héréditairement. D’après la plupart des coutumes françaises, il suffisait que le père fut noble et la mère de naissance libre. Dans un certain nombre, principalement en Champagne, la mère noble ennoblissait ses enfants. L’origine de cette espèce de noblesse utérine est une énigme assez difficile à résoudre; probablement il faut en chercher le principe dans l’analogie avec l’idée qui prévalait pour les classes dépendantes, dans lesquelles la condition dépendait plutôt du côté maternel.
Une anomalie plus importante encore a été relevée par /204/ Perreciot, qui, dans son savant ouvrage sur l’ état des personnes et des propriétés en France, en a fait la base principale d’un système entièrement original. Perreciot démontre, par des documents nombreux et irrécusables, qu’à des époques très différentes, des possesseurs de fiefs, des nobles par conséquent, ont été qualifiés de serfs (servi) et soumis à la mainmorte, au droit de poursuite, à des corvées, etc., comme des serfs. De ce fait, il tire la conclusion qu’au moyen âge, la nuance qui séparait le gentilhomme du main-mortable était imperceptible; que les deux conditions étaient souvent confondues, et que c’est mal à propos que, plus tard, on envisagea comme avilissantes des conditions qui ne l’étaient point en réalité. Perreciot infère de là une confirmation de ses vues sur l’origine de la féodalité, qu’il croyait trouver dans le développement et l’extension que reçut, après la conquête, l’institution romaine des lètes.
Ainsi, selon Perreciot, les main-mortables, nobles ou vassaux, et les main-mortables roturiers ou serfs, ne sont, les uns comme les autres, que des descendants des lètes; les fiefs sont des mains-mortes nobles, et les mains-mortes ordinaires sont des fiefs roturiers.
Que la condition des lètes romains ne fût pas sans analogie avec celle des leudes barbares, ainsi que l’indique la similitude des termes, c’est ce que nous accordons volontiers; c’est à tort, selon moi, que Guérard a nié cette analogie, ainsi que l’étymologie commune des noms; mais je ne saurais aller jusqu’à admettre les conclusions de Perreciot.
Nous avons expliqué, au chapitre qui traite de l’origine de la féodalité, en quoi l’existence des lètes, dans les provinces de l’empire, a pu contribuer, conjointement avec beaucoup d’autres causes, à l’établissement des rapports généraux dont est issue la féodalité; je ne reviendrai pas là-dessus. /205/
La prétendue confusion des mains-mortes avec les fiefs et des vassaux nobles avec les serfs main-mortables, dans l’ancien droit français, est une thèse inadmissible; aussi bien n’a-t-elle, que nous sachions, pas fait beaucoup de partisans, quoique les recherches de Perreciot soient, en général, connues et appréciées des auteurs plus récents; mais ces auteurs, tout en rejetant la thèse avec raison, n’ont pas fait mention des documents nombreux et précis rapportés par son inventeur, documents dont on ne peut cependant pas faire abstraction. L’explication de ces textes ne pouvait, en effet, pas être fournie par le droit français, et c’est ici une preuve frappante de la nécessité qu’il y a à étudier la féodalité au point de vue comparé.
Si l’on observe à quelles contrées appartiennent les documents cités par Perreciot, on voit qu’ils viennent tous de pays qui appartinrent plus ou moins longtemps à l’empire d’Allemagne, et qui n’ont été rattachés à la France qu’assez récemment: la Flandre, l’Alsace, la Franche-Comté, le Bugey, le Dauphiné 1 . Il est évident dès lors que ces documents /206/ ont trait à la féodalité germanique, et non à la féodalité française. Dans toute cette zone, qui était située entre la France et l’Allemagne, et qui flotta longtemps entre les deux pays, le système féodal germanique s’allie et se mélange avec le système féodal français. Par cette observation, l’anomalie s’explique, ou plutôt disparaît. Les nobles main-mortables, les nobles-serfs de Perreciot, appartiennent à la classe germanique des ministériaux.
Nous savons, en effet, que, pendant la première moitié de l’époque féodale, les ministériaux allemands réunissaient justement ce double caractère de noblesse et de servitude qui est tout à fait étranger à la noblesse féodale des autres pays de l’Europe, et particulièrement à celle de la France proprement dite; voilà pourquoi les savants français ont passé sous silence, comme inexplicable, sinon absurde, ce qui, en revanche, eût paru tout ordinaire et normal aux savants allemands.
Les droits de la noblesse étaient aussi variés que les degrés dont se formait sa hiérarchie; cette inégalité fut cependant diminuée par l’esprit de la chevalerie. L’origine de cette institution est antérieure aux Croisades, temps dans lequel on la place ordinairement; elle remonte déjà à ces deux grandes invasions de Barbares non-chrétiens, l’une partant du Nord, l’autre du Midi, que les premiers Carlovingiens eurent la gloire de repousser. /207/
On a beaucoup discuté sur l’origine de la chevalerie et l’époque de son établissement. On comprend sous ce nom deux institutions distinctes: la chevalerie religieuse, établie par l’Eglise, et composée de moines guerriers voués essentiellement à la défense de la foi, et la chevalerie libre, mondaine, résultat naturel de la civilisation féodale, instituée, comme la précédente, dans un but religieux, mais non par le clergé, auquel elle devint même parfois plus ou moins hostile dans ses tendances et ses idées.
Fauriel, dans son intéressant ouvrage sur l’histoire de la poésie provençale, attribue ces deux institutions aux Arabes. L’école celtique, qui rapporte aux anciens Celtes la féodalité elle-même, revendique aussi pour ces peuples l’invention de la chevalerie.
Martin (Histoire de France) entre, sur ce sujet, dans des développements étendus et intéressants. On ne saurait, d’autre part, contester l’existence de certains rapports entre les institutions militaires des anciens Germains et celles de la chevalerie libre du moyen-âge.
Nous trouvons donc en présence, sur cette question de l’origine de la chevalerie, les trois mêmes écoles qui sont en lutte sur la question des origines de la féodalité. On peut, sinon avec certitude, du moins avec vraisemblance, faire encore ici une part à chacune d’elles.
Les Germains, et les Gaulois également, considéraient la réception du jeune homme dans les rangs des guerriers comme l’acte le plus solennel de la vie; c’était au milieu de l’assemblée nationale qu’il recevait les armes qui lui faisaient acquérir la qualité de citoyen effectif.
Si l’usage dont il s’agit tomba en désuétude chez les populations gallo-romaines, il se conserva chez les Germains. /208/ Il existait lors de la conquête, comme au temps de Tacite, qui l’a décrit avec beaucoup de soin. Divers exemples attestent la persistance de cet usage sous les deux dynasties franques; toutefois, il se perdit pour les guerriers de condition inférieure, et ne se conserva que pour les classes supérieures; la féodalité s’en empara et lui donna ce nom significatif de chevalerie, qui indique que le service fait à cheval est le signe distinctif du noble. L’admission à la chevalerie du fils d’un baron était célébrée avec une certaine solennité, et c’était un des quatre cas de l’aide féodale, une des circonstances exceptionnelles dans lesquelles les vassaux nobles devaient à leur seigneur autre chose que le service d’host et de cour.
L’admission au nombre des guerriers n’était point, déjà chez les Germains, une simple formalité; on exigeait du récipiendaire des preuves de valeur, données à la chasse ou ailleurs, une sorte de noviciat. La même coutume reparut sous d’autres formes au moyen âge. Le jeune noble, avant d’être reçu chevalier, avait à subir plusieurs années d’apprentissage, d’abord comme page, ensuite comme écuyer. Les fils des petits tenanciers venaient faire cet apprentissage à la cour de leur suzerain, et ces relations, tout en assurant le seigneur de la fidélité de ses vassaux, développèrent des rapports de sociabilité qui contribuèrent beaucoup à sortir les classes féodales de la barbarie. Ces jeunes nobles remplissaient, dans la maison du seigneur, toutes sortes d’offices domestiques, auxquels la féodalité, à l’instar des traditions germaniques et celtiques, n’attachait aucune idée de servilité. Le plus souvent, c’était le suzerain qui armait chevaliers les fils de ses vassaux; par là s’établissait un nouveau lien entre ceux-ci et leur parrain en chevalerie. A leur tour, /209/ les barons envoyèrent leurs fils faire leur apprentissage à la cour des princes souverains, des rois et de l’empereur; le résultat était le même, sur une plus grande échelle.
La religion, qui présidait à tous les actes importants de la vie civile, intervint aussi pour consacrer la réception du chevalier; elle en fit une espèce de sacrement et imposa au récipiendaire des engagements moraux propres à développer en lui la charité envers ses égaux et ses inférieurs, à adoucir l’orgueil et la dureté féodale. On ne saurait assigner une date précise à cette innovation importante, mais il y a évidemment coïncidence entre l’institution du serment de chevalerie, la trêve de Dieu, et les Croisades. Le clergé bénit les armes qu’il ne pouvait ôter des mains de la noblesse, et s’efforça de tourner son insatiable soif de combats contre les ennemis de la chrétienté. C’est donc dans le courant du XIesiècle que l’on peut, avec assez de raison, placer la fusion des deux éléments religieux et militaire qui a produit l’institution régulière de la chevalerie.
Le cérémonial usité pour la réception d’un chevalier était grave et austère. Le jeune écuyer prenait un bain en signe de purification; puis, on le revêtait d’une tunique blanche, d’une robe vermeille et d’une cotte noire, couleurs symboliques qui indiquaient l’engagement de mener une vie chaste, de verser son sang pour la foi, et d’avoir toujours présente la pensée de la mort; il jeûnait jusqu’au soir, passait la nuit en prières dans une église, se confessait et recevait la communion. La messe finie, il s’agenouillait devant le parrain qui devait lui conférer l’ordre et lui rappelait brièvement les devoirs du chevalier. Le serment prêté, on revêtait le récipiendaire d’une armure complète; on lui ceignait l’épée; on le chaussait des éperons d’or, et son parrain le frappait /210/ du plat de son épée sur le cou, en lui disant: « Au nom de Dieu, je te fais chevalier. »
La chevalerie avait ses lois de la guerre, qui en adoucissaient la rigueur, et ses règles pour les exercices de la paix. Ce fut, dit-on, Geoffroi de Preuilly, seigneur tourangeau, qui formula les règles des tournois, au milieu du XIesiècle; ces règles passèrent de la France dans tous les pays de l’Europe.
Selon Fauriel, ce serait chez les Arabes d’Espagne que l’on trouverait les plus anciens vestiges des deux chevaleries, la chevalerie religieuse et la chevalerie libre. Les ordres du Temple et de l’Hôpital de Jérusalem furent institués, le premier en 1115, le second quelques années plus tard. Or, à cette époque, il y aurait eu, depuis plus d’un siècle déjà, chez les Arabes d’Espagne, des corps de milice religieuse organisés d’une manière toute semblable.
Antonio Conde, dans son Histoire de la domination arabe en Espagne, raconte qu’Hecham-ben-Mohamed, de Tolède, homme brave, savant et austère, dépensait avec les braves des frontières toute sa solde et passa sa vie sur la frontière de Castille. Puis, il ajoute en note que ces gardes-frontières, appelés rabites, s’obligeaient par vœu à défendre le pays contre les attaques des chrétiens; que c’étaient des chevaliers d’élite, d’une grande constance dans les fatigues, qu’il ne leur était pas permis de fuir. Conde croit que les ordres militaires religieux des chrétiens se formèrent sur l’exemple des rabites. Cette conjecture de l’écrivain espagnol a en sa faveur l’antériorité incontestable de l’institution musulmane, et le fait que les ordres chrétiens furent institués précisément pour combattre ces ordres religieux musulmans, avec lesquels les chrétiens se trouvaient chaque jour aux prises, soit en Espagne, soit dans les Croisades. /211/
Quant à la chevalerie libre, il est certain qu’il y avait, chez les Arabes, des guerriers d’élite, désignés aussi en arabe sous le nom de chevaliers, et qui visaient à se distinguer par des actions d’éclat, par une intrépidité à toute épreuve, par de brillantes témérités; leurs aventures sont le sujet des chants des poètes orientaux. On trouve de ces poèmes chevaleresques dans l’Inde antique; on connaît le poème persan de l’époque du moyen âge, dont le héros est le célèbre Rustem. Chez les Arabes d’Espagne, l’un des plus fameux de ces héros chevaleresques était Boukaros, dont on raconte que, lorsqu’un chrétien voyait son cheval effarouché ne pas vouloir boire à une fontaine, il lui disait: « Qu’as-tu? as-tu vu Boukaros dans l’eau? »
Le grand Almanzor, ministre d’Hecham, le dernier des Ommiades, qui régnait à la fin du Xesiècle, est resté le type de l’idéal chevaleresque; il avait, dit-on, gagné quarante batailles pour l’islamisme et n’avait jamais insulté un vaincu.
L’existence des chevaliers libres chez les Orientaux ne saurait être contestée; mais, entre eux et les chevaliers chrétiens, n’y a-t-il pas plutôt coïncidence, et l’analogie d’un usage, l’influence même, que j’accorde volontiers, suffisent-elles pour trancher la question d’origine? Je ne le pense pas. L’origine, je la vois plutôt dans Sigurd que dans Rustem.
Les institutions des races dont la chevalerie chrétienne est sortie renferment aussi des analogies frappantes, positives, et il paraît plus naturel de placer le principe générateur d’une institution dans le peuple même où elle se produit que dans celui contre lequel il soutient une lutte qui exclut tout mélange.
A côté de l’institution militaire, il y a les mœurs, les idées, les sentiments que cette institution a pu développer. Sous ce /212/ rapport, la thèse qui nous occupe est susceptible de prendre beaucoup plus d’extension. Tout ce qui concerne le rôle de la femme dans la société, particulièrement dans les classes supérieures, ainsi que le développement littéraire et poétique du moyen âge, prendrait aisément une place considérable dans une histoire complète de la chevalerie.
Le christianisme a beaucoup fait pour la femme; mais, dans la position que celle-ci a acquise dans la civilisation européenne, il faut aussi faire la part du génie particulier des races qui peuplent l’Occident.
Chez les peuples germains, l’idéal de la femme a quelque chose de sauvage; la femme de la poésie germanique est une espèce d’homme. Dans la race celtique, la femme est plus ce que la femme doit être, et le christianisme, en s’emparant de cette race, l’a amenée à une conception des rapports des sexes, de l’amour de l’homme et de la femme, bien supérieure au matérialisme romain, à l’ascétisme oriental et à la barbarie germanique. L’homme et la femme sont réciproquement un but idéal l’un pour l’autre, et l’amour devient un principe de force, un mobile d’héroïsme.
Cette conception, ces rapports, constituent un élément essentiel de la chevalerie. Gallawn, dont on a fait galant, en celtique veut dire brave; selon la morale chevaleresque, tout brave devait être amoureux.
Mais c’est dans le midi de la France que la société chevaleresque se développe sous les plus brillants aspects, et que fleurissent notamment les notions de courtoisie et de galanterie; les circonstances favorisent ce développement dans ces contrées où les traces de l’antiquité sont plus fortes et celles de la barbarie plus faibles.
La société s’est reformée dans les villes sous l’inspiration /213/ cachée de la civilisation antique, mais dans des conditions nouvelles; le mélange social des sexes était inconnu de l’antiquité, tandis qu’il est la base de la sociabilité moderne. Dans le midi, à cet élément nouveau s’associent plus vivement les plaisirs de l’esprit. Dès le Xesiècle, les troubadours improvisent devant de nobles assemblées, et les dames décernent des prix au mieux disant. Le midi est moins féodal, moins ecclésiastique, moins scolastique que le nord de la France.
Ici, comme en Allemagne et en Angleterre, l’institution chevaleresque ne s’étend pas au delà de la caste nobiliaire; dans le midi de la France, ainsi qu’en Italie et en Espagne, elle n’est pas fermée aux patriciens des villes, ni même d’une manière absolue à la bourgeoisie; les sentiments chevaleresques affectent plus ou moins la masse entière du peuple. Les troubadours ne parlent guère d’un honorable bourgeois en d’autres termes qu’ils feraient du gentilhomme le plus accompli; les rapports des villes et des châteaux sont là tout autres que dans le nord, où la bourgeoisie ne participa que plus tard, et moins directement, à la civilisation issue de la chevalerie.
Dans le midi, le développement de la chevalerie pousse à l’égalité entre nobles et bourgeois; dans le nord, à l’égalité seulement entre nobles; ce qui tient à ce que les municipalités du midi, plus aristocratiques que celles du nord, ont beaucoup plus de points de contact avec la noblesse. La Table ronde est le signe de cette égalité; car, comme dit le roman du Brut: « Nul ne peut se vanter d’y seoir plus haut que son pair. »
Au reste, malgré ces nuances, et malgré la supériorité sociale du midi, les principes, les sentiments, les formes, le /214/ langage de la chevalerie sont, au fond, les mêmes dans tout l’Occident. C’est une révolution générale et simultanée qui introduit dans les usages et les idées du moyen âge un élément nouveau, presque aussitôt dominateur, à côté de l’élément guerrier et de l’élément religieux. Le mot courtoisie caractérise cette civilisation, d’un tout autre ordre que celle qui a pris le nom d’urbanité. Le vieux mot parage comprenait, avec la courtoisie, les vertus morales dont la courtoisie paraît plutôt l’apparence extérieure, le signe et l’effet; parage est l’opposé d’orgueil, qui, en langue d’oc, implique égoïsme, dureté, cœur et main fermée, âme sans amour.
La chevalerie ne se contente pas d’une morale enseignée par la poésie et propagée par l’opinion , elle crée une institution qui concentre la force de l’opinion et donne une sanction à cette morale fort différente de l’enseignement ecclésiastique et des maximes féodales, ce sont les cours d’amour. Il n’est pas besoin d’ajouter que la réalité est loin de l’idéal.
Toujours est-il que les idées morales de la chevalerie diffèrent de tout ce qui a existé avant elles, et sont une phase du développement de l’âme humaine. L’amour de la femme est l’idéal du moyen âge, comme l’amour de la patrie est l’idéal de l’antiquité. C’est ici qu’aboutit la marche des idées relativement au rang de la femme dans l’humanité: la barbarie en fait une esclave, la philosophie antique, l’être inférieur, la représentation de la matière, de la passivité; le christianisme tend, par l’esprit, à réhabiliter la femme, mais, par la lettre, héritée du judaïsme, continue à la déprimer; les conciles discutent si elle a une âme, et la nomment impoliment un vase d’infirmités. Enfin la chevalerie, poussant à bout la logique du sentiment, abaissant la raison devant l’amour, passe par-dessus l’égalité normale des sexes, élève /215/ la femme au-dessus de l’homme et met celui-ci à ses pieds. L’exagération de la chevalerie, c’est de porter la dame à une hauteur où il est presque impossible de la soutenir. On lui demande d’être instantanément dès cette vie tout ce qu’une créature peut être; c’est une excitation morale très puissante pour la femme, mais cela dépasse les forces de la nature et introduit nécessairement beaucoup d’illusion et de convention dans des rapports qui doivent être vrais par-dessus tout.
Nous avons vu que l’influence arabe avait été invoquée comme cause déterminative de la formation de la chevalerie; l’influence des mœurs arabes l’a été également comme cause de ce changement dans les mœurs, de ces idées si nouvelles sur la femme, l’amour et la galanterie chevaleresque. Cette révolution morale pourrait pourtant aussi provenir des idées propres à la race celtique.
On a dit que les mœurs des chevaliers andalousiens avaient des ressemblances frappantes avec celles des chevaliers et des hautes classes du midi de la France; que l’amour avait chez eux la même importance; qu’il y était aussi réputé le principal mobile de l’honneur et de la vertu; qu’il y dominait de même presque exclusivement la poésie. Pour apprécier la vérité de ces assertions, il faudrait une connaissance de la littérature arabe approfondie; ce que j’en puis savoir me permet de croire qu’il y a quelque chose de vrai dans ces assertions; mais, dans quelle mesure doit-on les accepter? Faut-il admettre que de telles mœurs et de telles idées vinrent d’Orient, ou seraient-elles nées chez les Arabes d’Espagne? Peut-être au contact de l’Europe, où la femme semble avoir eu de tout temps une position plus élevée qu’en Orient? La divinisation de la femme s’accorde-t-elle, se concilie-t-elle vraiment avec la polygamie orientale et /216/ musulmane? Voilà tout autant de questions sur lesquelles j’hésite à me prononcer. Il est curieux d’apprendre que ce mot galanterie, que l’école celtique fait venir de galawn (brave), se traduisait en provençal par galaubia, qui, selon Fauriel, a sa racine dans l’arabe, et que les Provençaux entendaient par galaubia, non pas proprement la galanterie dans le sens français, mais cette disposition de l’homme à une espèce d’exaltation qui lui fait rechercher la gloire, la renommée, et particulièrement celle qu’on acquiert par les armes; de même, on nommait, dans la langue d’oc, galaubey et garlambey les exercices dans lesquels on faisait preuve des qualités et des vertus de la chevalerie, particulièrement les tournois.
On conçoit du reste, en pareille matière, une double influence provenant de races diverses, et se développant d’autant plus, par le contact de côtés analogues, dans des civilisations d’ailleurs si différentes. L’éclectisme, en telle matière, n’a rien que de naturel.
Les sentiments que chantait la poésie primitive, née dans les solitudes brûlantes de l’Arabie, sont de tous les temps et de tous les lieux; mais, en Espagne, dans un état de société plus avancé, l’esprit chevaleresque dut se développer d’une manière plus marquée et prendre des formes plus raffinées; le côté brillant, pittoresque de ces mœurs frappa les populations du midi, lorsque, le premier effroi passé, elles commencèrent à voir dans ces Sarrasins, d’abord si exécrés, des hommes en réalité plus civilisés qu’elles ne l’étaient elles-mêmes, plus habiles en toutes choses. Sous ce rapport, l’influence des Arabes sur la civilisation du midi a pu être considérable, sans être pour cela prépondérante ou exclusive.
La chevalerie prit aux nations du sud de l’Europe le culte de la femme: aux Maures, leur penchant au merveilleux; /217/ aux Germains, leurs sentiments de fidélité, et se développa surtout durant les Croisades, dont elle tira son caractère religieux. Elle forma peu à peu une classe fermée à tous ceux qui n’avaient pas reçu la consécration des armes, et tendit à réaliser une idée du devoir supérieure à la vulgarité sauvage des mœurs du temps. Mourir au service de la foi chrétienne, s’opposer à l’injustice, défendre la veuve et l’orphelin, avoir toujours devant les yeux les préceptes de l’honneur, tel était l’idéal des devoirs de la chevalerie; et la chevalerie française surpassa les autres, sinon par toutes les hautes vertus qui lui étaient recommandées, du moins par la courtoisie et l’élégante galanterie.
Les ordres religieux de chevalerie, sorte d’intermédiaire entre l’Eglise et la noblesse, furent l’élément démocratique dans la chevalerie féodale; c’était le refuge des puînés, auxquels la loi des fiefs n’eût pas laissé une situation économique en rapport avec le rang de chevalier.
L’esprit élevé de la chevalerie s’étendit à toutes les classes de la noblesse; les grands seigneurs, le roi lui-même, s’honoraient du titre de chevalier et s’astreignaient à l’apprentissage assez rigoureux de cette noble profession, aussi bien que le fils d’un simple vassal. Le fils de chevalier pouvait seul devenir chevalier à son tour, à moins d’exception hautement motivée, et n’obtenait ordinairement cette dignité qu’après avoir atteint l’âge de vingt et un ans, et passé par diverses épreuves. L’égalité se montre en ceci que chaque chevalier pouvait faire un chevalier, et que nul ne l’était par droit de naissance.
Une peine déshonorante attendait celui qui tenait une conduite contraire aux lois de la chevalerie; il était dégradé. Dans la fleur de l’époque féodale, en France, le droit de créer /218/ chevalier un roturier fut réservé au roi seul, ainsi que l’atteste un arrêt du parlement rendu contre le comte de Flandre, et rapporté dans les Olim.
Comme il fallait descendre de chevaliers pour pouvoir devenir chevalier soi-même, et qu’au moyen âge l’idée de noblesse impliquait avant tout la faculté de devenir chevalier, on voit que la noblesse tendit à devenir une classe fermée, une sorte de caste, justement sous l’influence de cette institution de la chevalerie, qui, d’un autre côté, aplanissant les degrés de la hiérarchie féodale, aurait tendu à créer l’égalité dans l’intérieur même des classes privilégiées.
L’accroissement continu du pouvoir royal du XIIe au XVesiècle, en amenant l’abaissement des grands vassaux et en faisant du droit de conférer la noblesse un privilège royal, contribua aussi puissamment à ce résultat. La noblesse se sépara toujours plus des races roturières, devint toujours plus une qualité personnelle héréditaire au lieu de dépendre purement de la possession d’un fief, à mesure qu’elle perdait les droits de souveraineté privée et cette indépendance anarchique dont elle jouissait au commencement. La noblesse de France était d’abord la collection des seigneurs entre lesquels se divisait le territoire; à la fin, elle ne fut plus qu’une classe privilégiée de sujets, et l’un des trois corps de l’Etat.
Les privilèges civils de la noblesse, tels que garde-noble, droit d’aînesse, exemption des tailles, aides et corvées, et, en général, de toutes les charges justicières, possession des biens féodaux, foi particulière, etc., seront examinés en leur lieu. A ces privilèges réels, on doit ajouter quelques privilèges d’un caractère plutôt honorifique, mais auxquels on n’attacha pas moins d’importance; ainsi les titres, le droit de porter des armoiries, celui de combattre dans les tournois, et plus tard celui de paraître à la cour. /219/
La noblesse se perdait par dégradation, pour crimes, comme lèse-majesté et trahison; dans ce cas, les enfants déjà nés conservaient leur condition. Elle se perdait aussi par dérogation, lorsqu’un noble embrassait une profession roturière, un métier, un commerce, sauf le commerce maritime, un emploi inférieur, tels que ceux de sergent, procureur, huissier, greffier. Pour reprendre la noblesse, la famille qui avait dérogé devait obtenir des lettres du roi. Cependant c’était un privilège de la noblesse bretonne, qu’un commerçant y pouvait laisser sa noblesse dormir, telle était l’expression consacrée, et la reprendre ensuite. De même, le mariage d’une femme noble avec un roturier suspendait la noblesse, mais ne la faisait pas perdre.
L’établissement de la féodalité eut pour effet de substituer aux classifications fort diverses qui, dans l’époque barbare, provenaient des nationalités, du degré de liberté et des engagement personnels et bénéficiaires, deux grandes classes, dont l’une comprend la noblesse féodale dans tous ses degrés, et l’autre tous ceux qui ne sont pas nobles. La bourgeoisie naquit plus tard et prit la position intermédiaire. Ce n’est pas à dire que les anciennes distinctions entre les hommes qui n’étaient pas nobles disparurent; au contraire, sauf celles qui résultaient des nationalités, elles se maintinrent, mais en perdant le caractère de classes pour prendre celui de nuances et de variétés.
Les hommes libres autrefois, mais qui ne parvenaient pas à la noblesse, tombaient dans un état de dépendance relative, perdaient une partie de leur liberté, tandis que les classes plongées dans la servitude personnelle voyaient leur condition s’améliorer. Les conditions diverses renfermées dans la roture se rapprochaient donc insensiblement. C’est de ce /220/ travail que nous allons indiquer maintenant les principaux effets.
La servitude de l’époque barbare appartient à un ordre d’institutions qui n’est ni le fief, ni la justice. Cette condition, dans laquelle l’homme est réduit à l’état de chose, existait dans la société romaine et se retrouvait chez les nations barbares, moins odieuse et plus humaine toutefois que chez le peuple civilisé.
En se transformant en servage sous l’empire des institutions féodales, la servitude change de nature, le droit du seigneur sur le serf du moyen âge n’est plus un droit purement personnel. Le serf appartient à la terre qu’il cultive, comme le colon et le lète, de la condition desquels il ne se distingue plus que par des caractères accidentels, par des clauses plus sévères de son engagement; il dépend de la terre comme tout le monde dans le système féodal, comme le seigneur lui-même sous certains rapports. Les causes qui tendirent à transformer la servitude en servage sont en partie les mêmes qui avaient agi pour amener l’esclavage antique à la servitude de l’époque barbare.
Ainsi, l’Eglise, dont l’influence morale était si grande dans la première moitié du moyen âge, continuait à lutter contre l’institution de l’esclavage, qu’elle envisageait avec raison comme contraire à l’esprit du christianisme. Elle avait ôté le droit de vie et de mort aux maîtres; elle avait accordé aux serfs la faculté du mariage, même contre le gré de leur seigneur; elle cherchait de toutes manières à favoriser les affranchissements dans ses vastes domaines; elle donnait l’exemple d’un traitement plus doux à l’égard des nombreux cultivateurs qui dépendaient de son autorité, et cet exemple dut naturellement trouver des imitateurs. A cette cause /221/ d’amélioration dans la condition des serfs, déjà souvent signalée, il faut en ajouter d’autres, moins connues peut-être. La féodalité, qui faisait du contrat d’usage et du précaire une propriété réelle, transforme aussi en droit la précaire possession du serf; elle transforme le droit personnel du maître en un droit réel; les usurpations si nombreuses que les seigneurs pratiquèrent à l’égard des possesseurs libres pendant l’anarchie de l’époque intérimaire empêchèrent de remonter à l’origine des diverses dépendances, et il devint bientôt aussi difficile d’expulser un serf de sa manse qu’un vassal de son bénéfice. C’est par la combinaison de ces causes diverses que s’opéra la transformation de la servitude en servage, et la confusion de toutes les sortes de dépendances roturières. Cette transformation amena avec elle l’emploi d’autres désignations: les noms d’esclavage et de servitude disparaissent, ceux de lètes et de colons ne sont même presque plus employés; le mot serf prend une autre acception; généralement, on nomme ceux qui sont dans une dépendance quelconque hommes, mais en ajoutant à ce terme une qualification qui le précise; par exemple, homme de corps (homo de corpore), ou homme de chief (homo capitalis), parce qu’il est soumis à la capitation; ou encore main-mortable, désignation tirée de la plus lourde des charges auxquelles cette classe d’individus fussent tenus.
La condition des serfs, en France, durant l’époque féodale, a du reste prodigieusement varié. La coutume de Troyes confesse, pour ainsi dire, l’impuissance de la loi dans ce passage: « Et pour la diversité des droits des dites servitudes que les seigneurs prétendent sur les dits hommes, n’y a coutume générale; mais est réservé aux seigneurs jouir et user de tels droits qui leur peuvent compéter et /222/ appartenir, et à leurs sujets leurs défenses, au contraire. » Pithou commente cette disposition en expliquant qu’entre le maître et le main-mortable, le législateur n’intervient que pour le droit de l’humanité, mais ne peut déroger à l’exercice usité des droits du maître.
Le vassal et le censitaire n’avaient sur leurs serfs qu’un droit de domaine utile; c’est pourquoi il ne pouvait les affranchir sans le consentement du suzerain. Le serf, comme le bétail, comme les meubles, comme la terre elle-même, faisait partie du fief: « Le droit que j’ai sur mon serf est du droit de mon fief, » dit Beaumanoir. Le même auteur ajoute: « Si j’ai mes serfs, lesquels je tiens de mon seigneur, et les franchis sans l’autorité de mon seigneur, je les perds et suis encore tenu à amende faire à mon seigneur de ce que je li avais son fief apetitié. »
Lorsque le roi fut parvenu à se faire considérer comme le haut suzerain de tout le royaume (souverain fieffeux), les affranchissements de serfs durent remonter jusqu’à lui, et peu à peu ses employés, écartant les intermédiaires, lui firent acquérir le droit général d’émancipation, ainsi que les bénéfices qui pouvaient y être attachés.
Mais, pour posséder un serf, il n’était pas nécessaire d’être engagé dans les liens du fief. Des serfs pouvaient être la propriété d’hommes qui n’étaient ni vassaux, ni censitaires; les serfs mêmes pouvaient être propriétaires de serfs dans la mesure de leur capacité à posséder les choses mobilières. Cela vient de ce que, dans l’origine, le servage ne se rattachait ni au système du fief, ni à celui de la justice, mais à l’esclavage; sous ce rapport, il était simplement un droit de propriété. Le seigneur justicier possédait aussi ses serfs comme propriétaire, et non comme justicier. Cependant, certaines /223/ dispositions locales attribuent au justicier un droit sur les main-mortables qui paraîtrait tenir au fief plutôt qu’à la justice. L’origine de ces droits se rapporte à l’administration des justices privées.
Les hommes libres de la période barbare qui n’avaient pu parvenir à faire partie de la classe des seigneurs, et qui étaient trop pauvres pour subvenir aux frais du service militaire exigé du vassal, tombèrent pour la majeure partie, pendant l’époque intérimaire, dans la classe des personnes dépendantes, dont la liberté n’était cependant pas annihilée. Jusqu’aux temps féodaux, cette classe, dont la dépendance résulte d’un contrat, recommandation, contrat de censive, etc., avait conservé des droits; elle était obligée en raison de la terre, mais n’était pas attachée à la terre. Le mélange de cette classe avec celle des serfs proprement dits s’opéra principalement par le moyen de l’impôt, tellement qu’on peut dire avec un auteur allemand, Stein, dont les vues originales sur le moyen âge français ne sont pas assez connues en France, que le développement de l’impôt est identique avec celui de la servitude, comme le développement du service militaire est identique avec celui de la liberté.
L’impôt, chez les peuples germaniques, était encore moins un revenu que le signe de la servitude, soit de la terre qui en était frappée, soit de la personne elle-même. La remise des impôts royaux aux comtes, ou concession des honneurs, avait donc été le premier pas dans l’asservissement des classes libres soumises à l’impôt. Le comte percevait l’impôt sur les terres du roi, mais, sur ses propres terres, il avait aussi des hommes libres et non-libres. Celui qui payait l’impôt au comte et non au roi, dépendait du comte. La distinction entre les impôts à payer au roi et ceux qu’on devait au comte /224/ était donc faite par celui-là même qui avait intérêt à ne pas la maintenir, afin de retenir les impôts dus au roi. Déjà Charlemagne avait dû charger spécialement les missi de veiller à cet abus.
On sait comment, après lui, les comtes et leurs officiers usurpèrent et absorbèrent tous les droits royaux. Cela arriva encore plus facilement à la suite des invasions des Sarrasins et des Normands, qui forcèrent beaucoup d’hommes libres à quitter leurs demeures ravagées pour se réfugier dans l’intérieur.
Le Præceptum pro Hispanis 1 parle d’un don que les réfugiés faisaient au comte, et qu’il faut se garder de tenir pour tribut; cela indique justement l’abus qui avait lieu. La grandeur du tribut est ici le moins important, c’est la conséquence qu’il faut voir. L’homme libre devient dépendant de celui à qui il paie. Les imposés et les immunes forment deux classes distinctes, et les premiers, abandonnés de leurs anciens compagnons de liberté, sont livrés aux seigneurs; alors, la distinction entre eux et les serfs commence à disparaître. Ce moment sera une éternelle tache pour le système féodal; un régime d’extorsion et d’oppression en fut la conséquence et se développa avec une terrible rapidité par l’absence de pouvoir public et la supériorité physique des seigneurs, habitués à la guerre et protégés par leurs châteaux. Le nombre des impôts qu’on inventa est infini; nous en donnerons une idée en traitant des charges féodales et justicières.
Les misères de cette époque sont recouvertes de ténèbres, /225/ l’histoire n’a pas pris la peine de les raconter; mais elles durent être d’autant plus sensibles que l’on avait gardé le souvenir impérissable de l’ancienne liberté. La jacquerie du XIesiècle, cette guerre servile du moyen âge fut la protestation des opprimés, qui, déjà alors, avaient le sentiment vague que leur protection se trouverait dans la force de la royauté. Aussi la royauté se fortifia-t-elle en Europe précisément en raison de l’oppression des paysans par les seigneurs.
L’impôt, dans la période féodale, crée une distinction absolue entre les libres et les non-libres, et ces derniers, tant vilains que serfs, sont à peu près dans la même condition; condition meilleure pour les serfs esclaves d’origine, condition pire pour les vilains autrefois libres.
Beaumanoir dit des serfs qu’ils ne sont pas tous de la même condition; mais Desfontaines, son contemporain, nous montre qu’il n’y a pas grande différence entre eux; car, dit-il, « entre le seigneur et son vilain, il n’y a de juge que Dieu. »
Ces deux expressions de serf et de vilain ont souvent été prises l’une pour l’autre; dans les temps féodaux, nous croyons qu’elles indiquent deux catégories de personnes distinctes, non-seulement dans le principe, mais en ce sens que les vilains, dans l’acception générale, sont les roturiers non-serfs, et plus particulièrement les paysans sujets des seigneurs justiciers.
Si l’on se rappelle que l’impôt foncier retombait, sous la domination romaine, sur le cultivateur, on comprendra pourquoi le mot villanus a servi à désigner le sujet, l’homme du justicier. Sous les Mérovingiens, le territoire d’une cité gauloise forma le pagus, ou district du comte, et la centenie, composée d’un certain nombre de villa, était soumise au vicaire, aussi appelé villicarius. /226/
L’unité, dans cette division, était la manse (mansus), ou la maison; plusieurs maisons formaient un village (villa). Les habitants des villages furent nommés villani, et plus tard vilains. Il n’y a donc pas lieu à distinguer, comme le font quelques auteurs, entre le vilain et l’homme de poëte (homo potestatis).
Dans le système auquel se rattache l’origine du fief et de la justice, le droit du justicier n’était qu’un pouvoir, émanation, délégation du pouvoir public, tandis que celui du seigneur féodal était un droit de propriété, un droit privé. Tout comte, ou vicaire, était revêtu de la judiciaria potestas; de là, le mot potestas fut appliqué au territoire même attribué au judex. Potestas, opposé à proprietas, désigne encore la jouissance des droits de justice, par opposition à celle qui appartient au propriétaire du fief. Ainsi, Charles-le-Chauve ordonne que le faux monnayeur soit poursuivi où qu’il se réfugie: « Si autem potestatem aut proprietatem alicujus potentis confugerit. » Potestas est ici synonyme d’honneur.
Les hommes habitant la potestas furent donc les hommes de poëte, comme ils étaient les vilains, comme ils furent les manants (manentes), toutes expressions relatives à leur rapport avec le justicier; ils furent aussi appelés censitaires, en raison du cens qu’ils devaient au même justicier.
La célèbre maxime de Desfontaines, citée plus haut: « Il n’y a entre toi et ton vilain d’autre juge fors Dieu, » s’applique donc aux sujets du justicier. Sous le régime carlovingien, le justiciable devait se soumettre à la décision du judex, sauf recours à la décision royale. Après la chute du pouvoir royal, l’appel ne fut plus possible; la royauté de la troisième race n’hérita pas des droits de la précédente; le baron était devenu souverain dans sa baronnie. La maxime de Desfontaines fut donc l’expression de la vérité. /227/
Dans la hiérarchie féodale proprement dite, il n’en eût pas été ainsi; tout vassal lésé dans ses droits par son seigneur pouvait en appeler au suzerain de celui-ci. C’est là l’appel pour défaute de droit, qui n’est point un simple recours pour déni de justice. Beaumanoir l’indique clairement lorsqu’il dit: « La première manière de gens qui peuvent appeler, si sont cils qui tiennent en fief et en hommage, si son seigneur ne lor voelent fere droit, ou il leur délaient trop leur droit. » Ce pouvoir du suzerain, intervenant entre le seigneur et son vassal, appartenait à tous les degrés de possession féodale; celui qui possédait à charge de censive, qu’il fût habitant des villæ, ou non, y avait également droit. C’est ce qu’explique Beaumanoir: « La seconde manière de gens as quix es mestier, qu’ils somment leur seigneur che sont cils qui tiennent d’eux héritages vilains. » Les vilains dont parle ici Beaumanoir, ne sont pas les vilains ordinaires, les vilains du justicier, ou hommes de poëte; ce sont des hommes de fief, des arrière-vassaux.
Le vilain, homme de poëte, le vilain, coukant et levant, dont parle Desfontaines, n’était ni le serf, ni le main-mortable du justicier; il était son sujet; et s’il fut exploité autant et plus encore que le serf, c’était abusivement. La distinction du vilain et du serf est, du reste, indiquée par le même Desfontaines, dans ce passage de son Conseil: « Et sache bien que, selon Dieu, tu n’as mie pleine poeste sur ton vilain. Donc, si tu prends du sien, fors ses droites redevances ki te doit, tu les prends contre Dieu et comme robières (comme voleur), et ce kon dit, toutes les coses qui vilain a sont à son seigneur, c’est voire à garder; car, s’ils étaient à son seigneur propre, il n’avérait nulle différence quant à ceu entre serf et vilain. » /228/
Etrange société, où l’homme, originairement libre, put être exploité plus durement et livré à l’arbitraire de son semblable plus complètement que l’homme engagé par convention, et même que le serf!
Toutefois, bien qu’asservis et opprimés par la tyrannie des justiciers, les vilains, hommes de poëte, sont encore, au XIIesiècle, considérés comme étant en droit au-dessus des serfs proprement dits; c’est ce qu’exprime Beaumanoir, lorsqu’il dit: « On doit savoir que trois états sont entre les gens du siècle: si uns de gentillesse, si autres de cix, qui sont francs naturellement, mais non pas gentilshommes; les hommes de poeste; li tiers état, si est de sers. »
Serfs, arrière-vassaux de condition roturière et hommes de poëte, telles sont donc les trois catégories que l’on rencontre dans les campagnes à l’époque où la féodalité française est à son apogée, à l’époque où s’écrit le droit féodal; les unes et les autres eurent à peu près également à souffrir de la supériorité que l’usage exclusif des armes donnait à la noblesse. Egalement inférieures et soumises, nous les voyons de plus en plus confondues dans leur assujettissement. Les légistes, qui auraient eu vocation, semble-t-il, à s’efforcer de conserver les droits de ces classes opprimées, se firent souvent, au contraire, les défenseurs des idées d’inégalité. Balde enseigne que les nobles peuvent impunément blesser et frapper les hommes qui leur sont soumis: « Tenet nobiles posse homines suos mediocribus plagis afficere; » et ce n’est qu’au XVIesiècle qu’un jurisconsulte breton, d’Argentré, a le courage de repousser cette insultante maxime, « Qui, dit-il, ne se fonde sur aucun droit, respire la tyrannie, et n’est propre qu’à exalter l’orgueil d’hommes par eux-mêmes déjà bien assez insolents: Ut ad intendendam ferociam hominum per se plus satis insolentium. » /229/
Dans le midi, où la population de race romaine était restée nombreuse dans les campagnes, elle sut mieux conserver sa liberté, et la puissance des comtes et des justiciers fut moins envahissante. Aussi trouve-t-on encore en plein moyen âge, dans le Languedoc et dans la Guyenne, des paysans libres et propriétaires d’alleux; ils étaient soumis à la juridiction du comte et lui payaient l’impôt, in recognitionem dominii, mais ils avaient conservé les privilèges de la liberté; ce sont les probi homines (prud’hommes), ou franci homines (francs hommes). Ils servaient à la guerre, mais à pied, et pour des services déterminés; ils remplissaient les fonctions d’échevins, et avaient leurs propres tribunaux sous la présidence et la surveillance du comte et de ses officiers 1 . Ces francs hommes sont aussi des hommes de poëte, mais ils sont l’exception et non la règle parmi ceux-ci. Des francs hommes, possesseurs d’alleux, se retrouvent aussi en Franche-Comté 2 ; c’étaient les descendants de ces Burgondes, qui s’étaient établis dans certains quartiers, le long du Jura, et y avaient formé des communautés de paysans libres que la féodalité n’avait point envahies.
Le mouvement vers la liberté, qui se manifeste du XIIe au XIVesiècle, et qui eut pour effet l’affranchissement des communes, ne fut pas seulement favorable aux populations des villes, il le fut aussi à celles des campagnes.
La royauté, qui s’appuyait sur le peuple pour reconquérir les droits de l’Etat accaparés par la noblesse féodale, favorisa les affranchissements. En maintes localités, le seigneur, aux /230/ prises avec ses paysans, fut obligé de céder une partie de ses prétentions et de ses droits pour conserver les autres, et le traité de paix, qui portait le nom de charte d’affranchissement, constitua des communes de campagne, moins fortes et moins privilégiées sans doute que les communes urbaines, mais qui suffisaient pour empêcher le retour de l’antique oppression.
Ainsi, le servage disparut peu à peu dans beaucoup de localités et même dans des provinces entières; il se transforma en main-morte, et la main-morte elle-même s’adoucit jusqu’à n’être plus qu’une simple redevance. Depuis Louis-le-Gros, les charges personnelles sont devenues, pour la plupart, réelles. Saint Louis abolit le servage dans son domaine, et, comme suzerain, intervint énergiquement, dans la législation, pour obliger les seigneurs à traiter leurs hommes, serfs ou vilains, avec humanité. Enfin Louis X, jouant sur le mot royaume de France, veut, dans son ordonnance de 1315, que toutes les servitudes soient ramenées à franchise: « Nous, considérant que nostre royaume est dit et nommé le royaume des Francs, et voulant que la chose en vérité soit accordant au nom, ordenons que généraument, par tout notre royaume, de tant comme il peut appartenir à nous, telles servitudes soient ramenées à franchises à bonnes et convenables conditions. » Mais le pouvoir de ce prince ne s’étendait pas jusqu’à procurer la réalisation d’un semblable vœu, et le servage dura longtemps encore dans le royaume des Francs. Cependant Delille, dans son bel ouvrage sur l’agriculture en Normandie, estime que, déjà au temps de saint Louis, il n’y avait plus de serfs dans cette province.
/231/
§ II.
De la condition des personnes dans l’empire romain ou germanique.
A. Allemagne.
L’Allemagne avait toujours conservé dans ses mœurs ce rapport de dépendance personnelle qui constituait le gasindi. Cette relation avait créé les leudes, chez lesquels le rapport féodal est encore en germe. En France, les leudes et les antrustions sont entrés dans les relations de seigneurie et de vasselage; le rapport primitivement personnel est devenu réel tout en conservant le caractère militaire; en un mot, le fief est sorti de l’hérédité des bénéfices.
En Allemagne, la condition des leudes n’a pas subi ces transformations successives; elle est restée un rapport de domesticité appelé ministérialité. Si le serviteur recevait fréquemment une terre pour son entretien, le rapport juridique entre lui et son maître n’a pas cessé pour cela d’être personnel. Au commencement de l’époque féodale allemande, le rapport de ministérialité, existant de toute antiquité, subsistait donc à côté du droit féodal importé par les empereurs. Les ministériaux sont les vassaux du droit privé; leur relation avec le seigneur est la relation normale d’individu à individu, tandis que le fief allemand a, dans l’origine, le caractère d’institution de droit public.
A côté de ces deux genres de relation féodale, nous avons /232/ vu qu’il s’était formé encore, en Allemagne, vers le XIesiècle, une troisième sorte de relation de dépendance, qui prend aussi une apparence, une physionomie féodale, quoiqu’elle ne soit nullement basée sur le fief; c’est celle qui naît du schutzrecht (droit de protection), qui fut aussi appelée vogtei.
La relation issue du schutzrecht est une relation de dépendance imposée à des hommes originairement libres par le pouvoir public; elle n’a pas sa source dans un contrat, comme celle des ministériaux et des vassaux; c’est une application du landrecht (droit du pays), à telles enseignes que le vogt remplace le comte, comme landrichter, vis-à-vis des vogtleuten, et que les comtes exercent le schutzrecht dans les territoires sur lesquels ils ont conservé leurs anciennes attributions de magistrats jugeant des hommes libres.
Ces rapports, le lehnrecht, droit féodal proprement dit, le hofrecht, ou droit des ministériaux ou des serfs, et le schutzrecht, droit exercé sur les sujets libres de condition inférieure qui ne font pas en personne le service impérial, produisirent chacun un état correspondant (stand, status), c’est-à-dire une catégorie de personnes placées dans une condition juridique spéciale, et ces catégories durent trouver place à côté de celles qui existaient déjà; car, en Allemagne, durant l’époque féodale, les diverses conditions ou états de l’époque antérieure se conservèrent jusqu’à un certain point, bien que modifiées par les idées féodales, qui tendaient à régir toujours plus absolument les esprits et la société.
On se souvient, d’ailleurs, que le fief proprement dit ne fut introduit en Allemagne qu’après la cessation de la domination carlovingienne, en vue du service impérial.
L’époque intermédiaire, pour l’Allemagne, se confond dès lors avec la première période féodale. Du IXe au XIIesiècle, /233/ l’Allemagne est à la fois dans l’époque féodale, puisque le fief fut complètement organisé à la base de son système politique, et dans la période intérimaire, en ce sens que la condition des personnes, la propriété, la famille, la justice, reposent encore, en grande partie, sur des bases antérieures à la constitution des fiefs.
En somme, durant la première moitié de l’époque féodale, l’état des personnes est déterminé, en partie par les principes anciens, en partie par les principes nouveaux, qui résultent, d’une part, des rapports de propriété, ou de droit privé; de l’autre, du développement que commence à prendre dans le droit public l’idée de la landhoheit.
Cette combinaison des principes nouveaux, qui modifièrent plus ou moins toutes les institutions sociales de l’Allemagne avec l’ancien système germanique, donna naissance, pendant un certain temps, à une quantité de distinctions fugitives, parfois fort obscures, qui peu à peu s’arrêtèrent et se coordonnèrent entre elles.
Dans un synode de Mayence, de l’an 1085, on distingue les principes terræ, c’est-à-dire les ducs et les comtes; les nobiles, ou freien herren; les liberi, dans lesquels il faut comprendre les libres propriétaires et les chevaliers libres (lehenmänner), les litones, ou halb-freien; les ministeriales, qui appartiennent encore à la classe des non-libres, mais s’en distinguent par des fonctions d’un genre plus relevé, et les servi, ou hœrigen.
Un siècle plus tard, sous Frédéric Ier, les actes des diètes sont signés dans cet ordre: duces, marchiones, comites, domini, et autres liberi et ministeriales regni. La présence des ministériaux du royaume dans les diètes de l’empire montre combien cette classe a déjà commencé à s’élever. Dans /234/ d’autres listes, un peu postérieures, une, entre autres, du règne de Henri VI, on distingue les principes, les nobiles (ou freien herren ) et les ministeriales. Dans le même temps surgit la distinction entre milites, ou militares viri, et rustici (bauern); on commence aussi à faire une classe à part des homines advocatitii (pflegahften ou schutzpflichtigen), catégorie d’hommes libres, qui, ayant perdu une partie des droits des anciens hommes libres, sont opposés à ceux qui ont conservé ces droits intacts.
Lorsque les livres de droit de la féodalité allemande furent rédigés, au XIIIesiècle, l’organisation ancienne faisait place à l’organisation féodale; toutefois, dans ces livres, les idées anciennes sont encore rappelées comme répondant à des faits actuellement existants. Les livres de droit nous donnent donc la description de l’état des personnes en Allemagne, au moment où cette matière était le plus compliquée, puisque les anciennes classes et les nouvelles existaient simultanément. En suivant les indications de ces livres, et en recherchant pour chacune des catégories dont ils parlent, premièrement le rapport entre la catégorie qu’ils mentionnent et l’ancienne organisation, en second lieu, ce que cette catégorie est devenue par la suite, nous aurons donc une idée assez exacte de l’état des personnes pendant toute la durée des temps féodaux.
Soit le Sachsenspiegel, soit le Schwabenspiegel, contiennent un tableau du rang des personnes composant l’armée impériale, le heerschild, qui peut être considéré comme le résumé de la hiérarchie féodale, considérée au point de vue du droit public. Dans ce tableau, déjà mentionné, les six premiers ordres comptaient: le roi, les princes ecclésiastiques et laïques, les seigneurs, les vassaux et les ministériaux. /235/
Le septième rang, sur lequel on a beaucoup discuté, paraît appartenir à quiconque est libre et enfant légitime, c’est-à-dire à tous les hommes libres qui ne sont pas ritterburtig (né dans la classe des chevaliers). Il s’est élevé, disent les deux codes, un doute sur la question de savoir si les hommes du septième rang ont réellement un heerschild. Cependant, il y a lieu de croire qu’ils en avaient un; car, primitivement, les princes, tant laïques qu’ecclésiastiques, formaient le deuxième rang, et le troisième rang est né seulement du fait que des princes laïques acceptèrent des fiefs de princes ecclésiastiques. Le septième rang était donc le sixième primitivement.
Comme on voit, le heerschild ne comprend pas la partie la plus nombreuse de la nation, tous ceux qui ne sont ni entièrement libres, ni chevaliers.
On se tromperait grossièrement si l’on cherchait dans le heerschild l’état civil des personnes. L’état des personnes (status, stand) est déterminé par d’autres principes, qui donnent naissance à d’autres classifications; c’est ce dont les codes féodaux du XIIIesiècle font eux-mêmes foi.
L’état civil était régi par les anciennes idées de liberté personnelle, modifiées par la constitution et les rapports avec l’empire, par l’institution des fiefs, par les rapports de ministérialité (dienstrecht), et enfin par la profession. La profession militaire était envisagée comme ennoblissante, tandis que la culture de la terre au profit d’un autre était avilissante et nuisible à la liberté; la naissance, la propriété, la profession et la condition politique se combinent donc ensemble pour régler et déterminer un état civil distinct de l’état militaire et féodal, qu’exprime le heerschild.
La jurisprudence de l’époque appelle genossen ceux qui /236/ sont du même rang ou du même état au point de vue du droit civil; c’est le terme dont se sert le Schwabenspiegel; les juristes français du moyen âge l’auraient traduit par pairs. Les genossen sont aussi appelés ebenburtig, qui veut dire d’égale naissance; car l’état dépend avant tout de la naissance. Il y a autant de degrés d’ebenburtigkeit qu’il y a de degrés dans la liberté. Ceux qui sont d’un degré inférieur ne peuvent ni juger, ni rendre témoignage contre ceux qui sont d’un degré supérieur; celui qui est d’un degré supérieur peut leur refuser le combat; le mariage entre états inégaux, au point de vue de l’ebenburtigkeit, constitue la mésalliance.
La première classe, au point de vue qui est celui de l’état civil proprement dit, était, dans l’origine, celle des hommes entièrement libres; combinée avec la hiérarchie féodale, elle comprend quatre catégories distinctes: les princes, les nobles (nobiles, ou edele lute), appelés aussi quelquefois barons, les chevaliers libres, ou vassaux dans le sens strict, et les hommes qui, sans être entrés dans la hiérarchie féodale, n’ont rien perdu de leur liberté et sont restés soumis immédiatement à l’empire. La première classe, ou état, comprendrait donc les deuxième, troisième, quatrième et cinquième rangs du heerschild.
Il est à remarquer que les textes mêmes des livres de droit expriment nettement l’idée qui fait des états une doctrine de droit civil; ils ne désignent pas cette première classe de personnes par sa condition de droit public, ou, ce qui revient au même, par la nature de sa possession féodale, mais par son degré de liberté; ils appellent ses membres hohenfreien (libres de premier rang), ou encore semperfreien; cette dernière expression, qui a prévalu dans l’usage, demande à être expliquée. Eichorn pense que le mot semperfreien employé par /237/ le Schwabenspiegel, et d’après lui par les jurisconsultes féodaux qui l’ont commenté, vient d’une mauvaise traduction d’une loi impériale de 1215, qui parlait des sentbarfreien; ce dernier terme équivaudrait à homines synodales, et désignait proprement ceux qui sont susceptibles de siéger dans les justices synodales (tribunaux de mœurs présidés par l’évêque). Cette désignation reposerait sur une erreur, les sentbarfreien n’étant pas une classe, puisque, dans les tribunaux ecclésiastiques, chacun était jugé par ses pairs; il y avait donc des juges pris dans diverses classes de personnes, selon les causes.
Unger, dans son ouvrage sur l’ancienne constitution d’Allemagne, soutient, au contraire, que ce n’est point par erreur que le Schwabenspiegel a donné le nom de sentbarfreien, ou semperfreien, aux seigneurs. Cet auteur assimile cette expression à celle de schœffenbarfreien qu’emploie le Sachsenspiegel 1 .
Les difficultés et les contradictions entre les livres de droit eux-mêmes sur ce sujet ont embarrassé les personnes qui ont le plus approfondi la matière. Il nous semble pourtant qu’elles s’éclaircissent un peu quand on songe que ces livres furent rédigés à une époque où le système féodal prévalait, et que les classifications qu’ils renferment et les termes qu’ils emploient remontent néanmoins à une époque antérieure; de sorte que leurs auteurs, en cherchant à expliquer avec les idées de leur époque des faits dont l’origine remonte à un /238/ temps où les rapports étaient différents, ont été exposés à confondre les temps et les points de vue.
Ainsi, les livres de droit s’efforcent évidemment de rattacher la théorie des états à la hiérarchie féodale ou impériale et au système du heerschild; mais, dans l’accomplissement de la tâche, ils varient sur des détails au milieu desquels il n’est pas impossible de se reconnaître lorsqu’on a une fois trouvé le fil directeur. On se rend compte alors des transformations successives qu’ont subies les deux théories, si étroitement liées dans les faits, de la condition des personnes au point de vue civil et au point de vue féodal. Ainsi, les semperfreien du Schwabenspiegel sont bien les sentbarfreien, ou homines synodales, comme le pense Eichorn, et les homines synodales ne sont autres que les schœffenbarfreien du Sachsenspiegel, les hommes libres et les propriétaires fonciers qui, depuis les temps carlovingiens, siégeaient trois fois l’an aux justices du comte (grafengerichte), et qui assistaient également aux tribunaux ecclésiastiques (sendgerichte); mais, une dénomination qui pouvait s’appliquer aux quatre catégories d’hommes complètement libres, celle de schœffenbarfreien, est appliquée par l’un des livres de droit, par le Sachsenspiegel, exclusivement à celle de ces catégories qui est restée en dehors de la hiérarchie féodale, tandis que le Schwabenspiegel rapporte une expression, au fond synonyme, celle de sentbarfreien, aux deux premières des catégories appartenant à la hiérarchie féodale, celles des princes et des seigneurs.
Ce n’est pas tout; à l’époque des livres de droit, une distinction peu précise, mais réelle, existe déjà, au point de vue de la condition civile, entre les deux catégories des princes et des seigneurs, que le Schwabenspiegel appelle semperfreien, et les deux catégories des anciens hommes libres, que le /239/ Sachsenspiegel nomme schœffenbarfreien. C’est pourquoi le Sachsenspiegel range les schœffenbarfreien et les vassaux dans le même degré du heerschild, malgré que leur condition réelle fût très différente; c’est aussi pour cette raison que l’on a désigné, dans le Sachsenspiegel, sous le nom de semperfreien les deux premières catégories, lesquelles ont aussi été appelées hochfreien, par opposition aux deux dernières catégories d’hommes entièrement libres, que le Schwabenspiegel désigne déjà sous le nom de mittelfreien.
Mais, au temps des livres de droit, les quatre catégories d’hommes entièrement libres sont déjà, même au point de vue civil, subdivisées en deux classes, les hochfreien, ou semperfreien, et les mittelfreien.
Les princes ont un rang féodal supérieur à celui des seigneurs; sous le point de vue du droit civil, ils sont cependant leurs égaux (ebenburtig), et le mariage entre une catégorie et l’autre n’est pas une mésalliance; le privilège d’être jugés immédiatement par l’empereur, siégeant en cour impériale, appartient aussi également aux princes et aux seigneurs.
Aussi longtemps que l’idée dominante touchant la condition des personnes fut celle de la liberté personnelle, les schœffenbarfreien furent envisagés comme les égaux des seigneurs, et le mariage entre ces classes n’était pas une mésalliance. Il en était encore ainsi lorsque le Sachsenspiegel fut rédigé; mais le Schwabenspiegel déjà envisage le mariage comme inégal entre hochfreien et mittelfreien. Cette circonstance prouve que les livres de droit ont été rédigés précisément au moment de la transition, à l’époque où l’on commença à ranger les anciens hommes libres dans un état (stand) inférieur à celui des seigneurs féodaux. Dès lors, dans le mariage entre un seigneur et une femme de la classe des mittelfreien, la femme /240/ n’acquérait pas le rang de son mari, et les enfants eux-mêmes le perdaient, d’après la règle du droit germanique que, dans les mésalliances, les enfants suivent la plus mauvaise main. Pierre d’Andlau, jurisconsulte du XVe siècle, dit, dans son traité de imperio romano: « Est autem Alemanis inveteratus usus et longi retro observata consuetudo, ut baro, copulando sibi militaris et inferioris generis conjugem, prolem suam inde creatam degeneret et debaroniset, filiique de cetero barones minima vocitentur. » En revanche, entre les princes et les seigneurs, le mariage resta toujours ebenburtig.
Eichorn et Homeyer estiment que les princes et les seigneurs étaient seuls aptes à obtenir les droits de comte, et à plus forte raison les droits de principauté (fahnlehen). Cette opinion se fonde sur un passage du Sachsenspiegel, portant que le fief, avec juridiction comprenant le droit de vie et de mort, ne peut descendre à la quatrième main depuis le roi, c’est-à-dire au cinquième rang du heerschild. Walther est d’avis contraire, et se fonde sur le fait qu’un ministériel de l’empire, préliminairement affranchi, fut investi d’un duché en 1195. Il en conclut que le rang de prince pouvait être conféré, sans égard à la naissance, par la volonté de l’empereur. A quelque avis que l’on se range, il me paraît que la capacité d’obtenir la landhoheit complète, ou incomplète, c’est-à-dire les droits de prince, ou de comte seulement, est un droit qui ne concerne pas l’état civil proprement dit, et que, d’un autre côté, si l’empereur conférait des droits à quelqu’un qui n’était pas né dans la classe des semperfreien, c’est-à-dire des princes ou des seigneurs, celui qui en était investi était élevé par le fait même au rang du heerschild correspondant à la dignité dont il était revêtu.
Eu égard au wergeld, le Sachsenspiegel mettait aussi les /241/ princes et les seigneurs sur le même pied que les simples schœffenbarfreien; pour les uns et les autres, le wergeld est de 360 schellings; ce qui prouve bien que, sous le rapport de l’état, ils étaient sur le même pied. Au XIIIesiècle, l’institution du wergeld avait perdu presque toute son importance par suite de l’introduction des peines corporelles, mais elle subsistait encore pour quelques cas, par exemple, ceux d’homicide par imprudence, ou causé par un animal.
Nous avons vu que, vers l’époque de la rédaction des livres de droit, la classe des hommes entièrement libres a commencé à former deux états distincts, que le Schwabenspiegel appelle semperfreien et mittelfreien 1 . Dès lors, on peut considérer les semperfreien comme formant, en Allemagne, la classe de la noblesse, et c’est même par ce nom que l’on désignait les seigneurs dans les documents contemporains. Lorsque l’exercice héréditaire de la profession militaire donna un droit à cette qualification, lorsque les chevaliers, tant vassaux que ministériaux, furent aussi rangés parmi les nobles, la classe des semperfreien forma la noblesse d’empire (reichsadel), ou haute noblesse, par opposition à la noblesse territoriale (landsadel), ou petite noblesse, qui siégeait seulement dans les états provinciaux.
Le second état, d’après les livres de droit, comprend les schœffenbarfreien et les vassaux proprement dits, ou vassaux libres (lehenmänner), et ces deux catégories forment également, d’après le Sachsenspiegel, le cinquième rang du /242/ heerschild. La juxtaposition de ces deux catégories dans le heerschild s’explique bien, puisque, dans l’armée, les hommes libres obéissent aux comtes et aux ducs en leur qualité de sujets de l’empire, de même que les vassaux obéissent, en leur qualité de vassaux, aux mêmes comtes; leur assimilation, en tant qu’état, s’explique également parce que, dans le système du droit impérial, la condition de vassal proprement dit ne diminue pas la liberté et suppose cette liberté.
Ainsi, les lehenmänner sont des schœffenbarfreien qui ont reçu un fief, sans déroger pour cela, et les schœffenbarfreien sont les hommes complètement libres (volkommenfreien), et en outre propriétaires fonciers, qui, dès les temps carlovingiens, remplissaient les fonctions d’échevins, et que, dans la préface du Landrecht, le Sachsenspiegel nomme les reichsschœffen. Les seigneurs sortis de leurs rangs ne s’en distinguaient d’abord que par des propriétés foncières plus étendues, auxquelles furent réunies des immunités et des régales; les princes et les comtes s’en distinguaient par leurs emplois.
Les privilèges de ce second état, depuis qu’on a envisagé les princes et les seigneurs comme jouissant d’un plus haut degré de liberté, sont d’être jugés dans les landgerichten, qui ne jugent que sous le ban royal, et de servir à la guerre sous les ordres immédiats des princes et des comtes. Pour appartenir à cette classe, il fallait pouvoir prouver quatre ancêtres de naissance libre, le descendant d’un affranchi devenant complètement libre après trois générations.
Lorsque le service de l’hériban cessa d’être régulièrement exigé, une partie des hommes de cette catégorie se voua aux travaux de l’agriculture; mais, en faisant la preuve des quatre ancêtres libres et de la landgericht dont ils faisaient partie, ils purent maintenir leur état. Encore au XVesiècle, dans /243/ les wehmgerichte, ou justices de Westphalie, on choisissait les francs juges parmi les hommes libres, sans exiger qu’ils fussent chevaliers.
Dans les villes, la classe des schœffenbarfreien non engagés dans les relations féodales se conserva plus aisément que dans les campagnes, car ils formèrent des corporations dont les membres se prêtaient secours les uns aux autres, afin de maintenir leurs droits.
Dans les campagnes, au contraire, dès le XIIIesiècle, la landhoheit se développa si puissamment, qu’il fut presque impossible aux hommes libres demeurés indépendants de se maintenir sans entrer dans les rapports de vassalité.
Le Sachsenspiegel place à côté des schœffenbarfreien ceux qui sont chevaliers de naissance (ritterburtig), et le Schwabenspiegel indique sous le nom de mittelfreien seulement les ritterburtigen. Il faut observer à ce sujet, en premier lieu, qu’évidemment, par ces ritterburtigen, il ne faut entendre que les milites liberi, c’est-à-dire les vassaux, et non les ministériaux, qui ne sont pas des hommes libres, bien qu’ils puissent être chevaliers; en second lieu, qu’il n’y a pas lieu de distinguer entre les vassaux des seigneurs et les vassaux des vassaux des seigneurs (comme on le fait dans le heerschild, qui place ces derniers dans le sixième rang, avec les ministériaux). Il suffit que l’on soit libre chevalier de naissance pour appartenir à la classe dont nous nous occupons.
D’après le Schwabenspiegel, les schœffenbarfreien qui n’ont pas la qualité de ritterburtig n’appartiennent déjà plus à la classe des mittelfreien. Comme on le voit, l’idée de la profession se combine ici avec celle de la liberté.
Le vassal (lehnmann, liber miles, homo) a, à la vérité, prêté serment de fidélité à un autre, mais comme cet /244/ engagement consiste seulement dans l’obligation de rendre le service militaire et le service de la cour féodale; comme, en outre, le vassal a toujours le droit de restituer le fief, et de reprendre par là sa pleine liberté, son engagement, considéré comme purement volontaire, n’est pas censé diminuer sa liberté et ne le fait pas descendre dans son état civil (geburtstand), mais seulement dans le heerschild.
L’idée de la ritterburtigkeit (état de chevalier) n’implique pas seulement la profession militaire de la personne qui a cette qualité, mais l’exercice de cette profession au moins par deux ancêtres. A la profession militaire, considérée comme état civil, se rattachent les droits de liberté qui, dans l’ancien droit, se liaient au droit de porter les armes et étaient un des privilèges des hommes libres; ainsi le droit de provoquer un chevalier en combat judiciaire, le droit de guerre privée, etc. La ritterburtigkeit était nécessaire: pour obtenir la dignité de chevalier; pour recevoir un fief d’après le droit féodal; pour prendre part aux tournois, dont l’usage se répandit en Allemagne au XIIesiècle; pour entrer dans les ordres de chevalerie; pour siéger dans les hautes cours, sauf l’exception qu’on faisait en faveur des docteurs; même pour siéger dans beaucoup de chapitres. Cette dernière condition, tout à fait contraire à l’esprit de l’Eglise, fut prohibée par les papes, mais sans résultat. Le chevalier réunissait, à la guerre, ses parents et ses vassaux en une troupe qui était sous ses ordres immédiats. Depuis les Croisades s’introduisit l’usage de marquer par un casque et un écu les armoiries des familles appartenant à la classe des chevaliers, ou, plus exactement, à la classe de ceux qui sont susceptibles de le devenir par le fait de leur naissance, car c’est là le véritable sens du mot ritterburtig. /245/
Nous avons vu que le développement de la ritterburtigkeit eut pour effet de séparer, déjà dès le XIIIesiècle, la classe des schœffenbarfreien en deux, celle qui se voua à la vie de chevalier (rittersart) et celle qui ne s’y voua pas; les membres de celle-ci, sans perdre pour cela leurs droits d’échevinage, entrèrent pour le reste dans la catégorie des libres landsassen, ou landleuten, et comme le ritterburtig s’estimait d’un rang plus élevé que le schœffenbar non-ritterburtig, la coutume s’introduisit de séparer les échevins ritterburtigen des autres, dans les landgerichten.
Après la classe des complètement libres, que nous avons vue se subdiviser elle-même en deux au temps des livres de droit, et dont une partie encore a cessé peu après de faire partie même de la seconde catégorie, celle des mittelfreien, nous rangeons les diverses catégories d’hommes libres qui n’appartiennent pas à la classe des complètement libres, et qui cependant possèdent un degré de liberté qui les place au-dessus des halbfreien; dans ces diverses catégories, la liberté l’emporte sur la dépendance. Le nom générique de cette classe pourrait être celui de freielandsassen, landleuten, ou landbewohner. La particule land attachée à ces désignations indique que les hommes dont il s’agit ne ressortent pas immédiatement de l’empire (reich), mais de la landhoheit, qu’ils sont sujets du territoire sur lequel ils ont leur établissement; cependant, le mot freielandsassen s’applique aussi à l’une des espèces de cette seconde classe d’hommes libres.
Les diverses catégories appartenant à la seconde classe des hommes libres sont:
1° Les paysans libres (freiebauern), que les lois impériales distinguent des advocatitii, et qui paraissent provenir de ces anciens hommes libres, qui, à cause d’une trop petite /246/ propriété, n’avaient pu conserver l’échevinage, et par conséquent le rang de schœffenbarfrei. Dans la même catégorie se rangent encore les hommes libres qui ne possèdent pas la terre qu’ils cultivent comme propriété (eigenthum), mais comme censive (zinzgut); ces derniers, appelés aussi meier (fermiers), sont sous la juridiction du propriétaire foncier seulement pour ce qui concerne leur contrat, mais, sous les autres rapports, ils sont dans la juridiction du comte.
Les paysans libres paraissent avoir été considérés comme étant d’un rang supérieur aux advocatitii, ou voglleuten; car, une sentence de Rodolphe de Habsbourg, de l’an 1281, statue que, dans le cas d’un mariage entre personnes de la classe des rustici liberi et de celle des advocatitii, les enfants doivent suivre la condition des advocatitii, qui est la plus mauvaise: « Quod partus conditionem semper sequi debent viliorem. »
C’est à cette catégorie que se rattachèrent les schœffenbarfreien qui perdirent leur rang d’hommes complètement libres pour s’être voués à l’agriculture, au lieu de suivre la profession militaire, lorsque prédomina l’idée de la ritterburtigkeit; toutefois, conservant leurs droits d’échevins, ils restaient un peu au-dessus.
2° Après les schœffenbarfreien, le Sachsenspiegel mentionne les biergelden, qui sont dans la juridiction du schultheiss, c’est-à-dire de l’officier qui remplace le comte; cet office rappelle le centenier de l’époque franque, comme aussi le vicomte. Les biergelden sont évidemment les mêmes que les bargilden, barigildi, qui, dans les temps carlovingiens, étaient des hommes entièrement libres, et dont le nom est un composé de baro (homme libre). Le Sachsenspiegel mentionne aussi les bargilden dans divers passages. Ces biergelden, ou /247/ bargilden, étaient donc des hommes originairement complètement libres; ils maintinrent leur liberté et leurs droits à ressortir de la justice du comte jusqu’au XIIesiècle, car un diplôme de Frédéric Ier, de 1168, en faveur de l’évêque, duc de Wurtzbourg, excepte de la complète juridiction qui lui est confirmée justement les bargilden: « Hoc excepto quod comites de liberis hominibus qui vulgi bargildi vocantur in comitiis habitantibus, statutam justitiam recipere debent. » Dès lors, par le développement simultané de la landhoheit et de la vogtei, cette classe perdit sa complète liberté et descendit dans la seconde classe des hommes libres. Eichorn, qui, tout en reconnaissant que les biergelden sont des hommes libres, les fait provenir des lazzen, ou liten saxons, et Grimm, qui donne pour étymologie de leur nom le mot bier (bière), supposant qu’ils payaient leur cens avec cette liqueur, nous paraissent être dans l’erreur.
3° Les freielandsassen forment-ils une catégorie à part, ou bien serait-ce peut-être aux deux premières catégories d’hommes libres de la seconde classe que s’appliquerait l’expression de landsassen, lorsqu’elle est prise dans un sens spécial? Ce point est des plus obscurs.
Le Sachsenspiegel distingue les hommes libres qui ne sont pas vassaux en schœffenbarfreien, freielandsassen et pfleghaften; il semble donc faire des freielandsassen une classe distincte des pfleghaften, bien qu’assez rapprochée, puisqu’elle a le même wergeld. L’expression de hintersassen, par laquelle on désigne aussi les pfleghaften, semble indiquer l’idée d’une condition inférieure à celle des landsassen.
Quelques savants pensent que les freielandsassen, dans le sens restreint, sont les milites gregarii, qui entraient dans le septième heerschild; d’autres doutent qu’ils eussent le droit de port d’armes. /248/
Selon Gaupp, les pfleghaften étaient ceux qui, ne possédant pas trois manses de terre, ne pouvaient faire le service impérial en personne, tandis que les landsassen seraient ceux qui n’avaient aucune propriété; cette opinion, qui mettrait les landsassen au-dessous des pfleghaften, est généralement repoussée. Walther, cependant, s’y rattache, et ajoute que les landsassen n’avaient aucun domicile fixe et vaguaient dans le pays à la manière des hôtes.
Sans vouloir me prononcer positivement sur une question que les documents connus ne résolvent point, je penche pour assimiler les freielandsassen aux freiebauern et aux bargilden.
Le Schwabenspiegel semble confirmer cette opinion, car il ne mentionne pas les freielandsassen comme une catégorie particulière, de même qu’il passe entièrement sous silence les schœffenbarfreien. Ces différences s’expliquent, d’ailleurs, si l’on réfléchit qu’en Allemagne, la féodalité s’est développée plus rapidement dans le sud que dans le nord, le sud du pays ayant été plus tôt et plus complètement soumis à l’influence franque.
Les classes non-féodales, telles que les schœffenbaren et les landsassen, ont donc pu disparaître de meilleure heure dans les pays que régissait le Schwabenspiegel. Dans la seconde période de l’époque féodale, c’est-à-dire à partir du XIIIesiècle, il est de fait que les freielandsassen tendent à disparaître partout. Un certain nombre entre dans la classe des ministériaux, d’autres dans les bourgeoisies; fréquemment, ils tombent dans les classes inférieures, n’ayant pas les moyens de conserver leur liberté et leur possession.
4° La quatrième catégorie de cette classe, et probablement la plus nombreuse de beaucoup, est celle des advocatitii. Ces /249/ anciens hommes libres, soumis au schutzrecht depuis le changement apporté au service militaire impérial au temps des empereurs saxons, portent, en allemand, des noms très divers: vogtleuten, schutzpflichtigen, pfleghaften, zinzpflichtigen, mundlingen, hintersassen; mais ces noms divers indiquent tous une seule et même chose, l’assujettissement au schutzrecht. Si l’on s’en tenait strictement à la sentence de partu, de Rodolphe de Habsbourg, que nous avons mentionnée plus haut, on ferait même de ces vogtleuten un état à part, qui se placerait entre celui des freielandsassen et celui des halbfreien; nous n’irons pas jusque là, d’autant plus que, souvent, dans les documents des temps féodaux, les freielandsassen et les vogtleuten sont réunis et même confondus. Qu’ils soient sous une vogtei ecclésiastique ou laïque, la condition de ces vogtleuten est généralement la même partout. Ils devaient un cens au schutzherr, quelquefois même certains services; mais ils pouvaient aliéner leur terre et la transmettre par héritage. Dans l’origine, les vogtleuten étaient entièrement distincts des halbfreien, ou lites; mais, à mesure que le système féodal se consolida et que la landhoheit se fortifia, les droits que les seigneurs et les princes avaient exercés en vertu du schutzrecht tendirent à se confondre avec ceux qu’ils exerçaient en vertu du hofrecht. Alors, les vogtleuten formèrent une corporation à part parmi les hommes soumis au hofrecht. En Westphalie, on appelle ces corporations echte. Une sentence (weissthum) de Bücken indique trois de ces corporations, ou echte, comme soumises à la justice du couvent; les vogtleuten en sont une.
Lorsqu’on en fut venu là, les vogtleuten auraient pu être assimilés aux halbfreien; ils se trouvèrent même dans une condition inférieure à celle des ministériaux; mais, dans leur /250/ condition normale, ils n’en furent pas moins des hommes libres. Si l’on voulait chercher dans la féodalité française une analogie avec la classe des vogtleuten, on la trouverait dans la classe très nombreuse des hommes de poëte, ou vilains soumis à la puissance justicière; ceux-là aussi étaient des hommes libres, tombés dans la juridiction seigneuriale pour n’avoir pu entrer dans les classes privilégiées créées par le système féodal.
Les usurpations de la noblesse militaire sur les cultivateurs libres eurent pour prétexte, en France, les droits des justiciers, comme en Allemagne, le droit d’avouerie; mais la cause qui a corrompu la liberté originaire des cultivateurs, en France, remonte plus haut, et son effet semble avoir été plus complet.
5° A la classe des vogtleuten, Walther pense que l’on doit assimiler les hommes libres, qui, antérieurement à l’époque féodale, s’étaient mis sous la protection particulière de l’Eglise, classe qui, aux temps féodaux, s’accrut de nombreux affranchis. Les hommes de cette classe sont désignés sous le nom de wachszinsigen (cero censules), parce qu’ils devaient fournir une certaine quantité de cire pour le service de l’église à laquelle ils étaient liés; ils n’étaient guère soumis qu’à un tribut honorifique, et d’ailleurs étaient libres dans le choix de leur femme et dans la disposition de leur fortune. Ils paraissent donc avoir une condition plus rapprochée de celle des vogtleuten que de celle des lites, ou halbfreien, parmi lesquels d’autres les ont rangés.
Comme on le voit, la seconde classe des hommes libres comprend des catégories fort diverses. En y regardant de bien près, on en trouverait peut-être encore quelques-unes que nous n’avons pas mentionnées; à ce sujet, nous devons /251/ prémunir le lecteur contre des erreurs dans lesquelles pourraient entraîner nos classifications. En réalité, dans cette matière, les classifications sont toutes plus ou moins arbitraires; il faut en faire pour grouper les nuances infinies qu’on rencontre dans les documents, et qui existèrent en fait dans un aussi vaste pays, pendant un laps de cinq ou six siècles; autrement, l’esprit se perdrait dans une si grande variété. Mais il faut se garder de prendre les classes que nous indiquons, à l’aide de l’analogie, pour des états bien arrêtés, et de croire, par exemple, qu’entre les diverses catégories d’une même classe il y avait nécessairement, ou du moins dans la règle, ebenburtigkeit, et qu’en revanche, d’une classe à une autre, il n’a jamais pu y avoir ebenburtigkeit. Cette observation, que nous faisons ici une fois pour toutes, prend de l’importance à mesure que l’on descend dans l’échelle civile; mais, déjà en ce qui concerne les deux premières classes d’hommes libres, elle se justifiera.
Il a été établi plus haut que la première classe d’hommes libres formait, déjà depuis le XIIIesiècle, deux états distincts, et que le second de ces états s’est lui-même subdivisé, en ce sens qu’une partie des schœffenbar sont descendus dans la deuxième classe, et par conséquent ont formé un troisième état.
De même, en ce qui concerne la deuxième classe, il doit être observé que, tant que l’idée de liberté fut le principe dirigeant, il y avait ebenburtigkeit, soit entre les paysans libres et les ritterburtigen, soit entre les paysans libres et les schœffenbarfreien, et que, plus tard seulement, lorsque les mittelfreien se séparèrent des schœffenbaren, qui avaient cessé de vivre selon la rittersart, les paysans libres devinrent un état inférieur au deuxième état, du moins sous le rapport du landrecht. /252/
Ainsi, une partie de la deuxième classe aurait appartenu, en fait, pendant la première époque féodale, à la première, et, en revanche, cette seconde classe forme en réalité deux états, puisque, entre les paysans libres et les landsassen non-soumis à la vogtei, et les hintersassen ou vogtleuten, on a reconnu qu’il n’y avait pas ebenburtigkeit. Et pourtant, sous un autre rapport, celui du wergeld, qui indique plus particulièrement les anciennes conditions d’état, les deux premières classes d’hommes libres sont bien constituées comme nous l’avons indiqué; les princes, les seigneurs et les schœffenbaren ont le même wergeld de 360 schellings, soit 18 livres; les biergelden, les freielandsassen et les vogtleuten ont aussi le même wergeld, montant à 10 livres; enfin, le wergeld de la deuxième classe est supérieur à celui des lites, ou halbfreien.
On s’est demandé si l’on devait considérer les bourgeois (burger) de l’époque féodale comme appartenant à cette seconde classe d’hommes libres que l’on désigne quelquefois sous le nom générique de freielandsassen; nous pensons qu’il n’y a pas lieu de le faire. Jusqu’au XIIIesiècle au moins, les bourgeois ne forment point encore une classe ou état particulier. Le bourgeois qui n’exerce aucune profession mercantile est mittelfrei et ritterburtig, et le bourgeois qui exerce une profession mercantile est déjà dans une condition meilleure que celle des freielandsassen, en ce sens que la corporation à laquelle il appartient lui assure des priviléges que les landsassen n’ont pas. Seulement, dans la seconde époque féodale, la noblesse étant envisagée comme une conséquence du service féodal, et l’idée ancienne de la pleine liberté (volkommenfreiheit) s’étant perdue de plus en plus, un ordre particulier, l’ordre de la bourgeoisie, tenant le milieu entre /253/ celui des chevaliers et celui des paysans, vint à prendre naissance 1 .
La troisième grande classe, au point de vue de l’état civil, est celle des halbfreien (demi-libres). Cette classe, qui existait déjà chez les nations germaniques avant la conquête, avait formé, pendant la période barbare, sous les noms de lites, ou lètes chez les Francs, de lazzi chez les Saxons, d’aldions chez les Lombards et les Bavarois, une partie considérable de la nation; elle différait des serfs et des esclaves proprement dits, en ce que l’autorité que leur maître exerçait sur elle était envisagée comme un mundium, c’est-à-dire comme une sorte de tutelle et d’autorité protectrice plutôt que comme un droit de propriété; elle en différait encore en ce que ses membres étaient censés faire partie de la nation et de la famille, et participaient aux droits et aux obligations qui découlent de cette double qualité. Ils pouvaient aller à la guerre, devenir antrustions, et partageaient, dans diverses proportions, avec leur protecteur (mundwald), les wergeld auxquels étaient condamnés ceux qui les avaient lésés. Chez les anciens Saxons, il paraît même qu’ils envoyèrent des députés aux assemblées générales de la nation. Pourtant ils n’étaient pas libres de leur personne, car ils devaient un litemonium, c’est-à-dire une capitation, et ne pouvaient se marier sans le consentement de leur maître. L’Eglise n’admit pas que le défaut de ce consentement fût une cause de nullité. Comme les femmes et les enfants, ils ne se présentaient pas seuls en justice; c’était leur mundwald qui les représentait. Enfin, leur wergeld était ordinairement la moitié de celui d’un simple homme libre; ils pouvaient posséder en propre, soit des meubles, soit des terres, soit même des lites et des serfs. /254/
Dans les temps féodaux, ces rapports se sont généralement continués; cependant, à mesure que la position des serfs s’est améliorée, et que la dépendance personnelle s’est transformée en une dépendance résultant de la terre, la classe des lites s’est rapprochée de celle des anciens serfs, que le droit germanique désignait sous le nom de hœrigen (dépendants). Le hofrecht, c’est-à-dire le droit du maître de la terre sur les hommes dépendants de lui qui cultivent cette terre, s’est étendu sur les lites, ou halbfreien, comme sur les hœrigen; les rapports naissants de ce droit se sont consolidés par la coutume. Les anciens serfs ont obtenu, aussi bien que les anciens lites, des droits héréditaires sur la terre qu’ils cultivaient, et les prestations dues par eux à leur maître ont été déterminées par des contrats; de telle sorte que, sous le régime féodal, il peut avoir été souvent très difficile de discerner parmi les hofhœrigen ceux qui se rattachent à la classe des lites, ou halbfreien, et ceux qui appartiennent à la classe des serfs. Mais si la distinction est difficile à appliquer, elle n’en est pas moins très réelle.
Au temps des livres de droit, un lite, ou halbfrei, ne pouvait contracter un mariage ebenburtig ni avec les vogtleuten, qui sont au-dessus de lui, ni avec les eigenenleuten, ou tagewerken, qui sont des serfs. Le wergeld d’un halbfrei est de 9 livres, juste la moitié de celui d’un complètement libre, tandis que celui d’un serf est une mesure de grain.
La quatrième et dernière classe est celle des non-libres, ou des serfs; on les appelait, en ancien allemand, knecht, schalk, theo, et, en allemand moderne, eigenen, qui veut dire possédés, objet de propriété; la catégorie la plus absolument dépendante, dans cette classe, était désignée par le mot composé leibeigenen (ceux dont le corps est possédé). Ce pléonasme /255/ n’indique pas une condition juridiquement différente; il sert moins à séparer les leibeigenen des eigenen ordinaires qu’à indiquer la différence qui s’introduisit dans la suite entre les eigenen, désignés comme leibeigenen, et les simples hœrigen, dans lesquels on compta aussi les halbfreien lorsque la servitude personnelle eût été remplacée par le servage de la glèbe. Dans la rigueur de l’ancien droit, les eigenen étaient tous la chose de leur maître.
Le genre d’occupation imposé aux serfs créa, dès les temps les plus anciens, une certaine différence entre eux. Ceux qui étaient occupés aux travaux de la terre (servi rustici) étaient dans une condition inférieure à ceux qui remplissaient des fonctions domestiques dans l’intérieur de la maison du maître; ceux-ci se nommaient servi ministeriales, ou seulement ministeriales; ils accompagnaient quelquefois leur maître à la guerre. Le wergeld des ministériaux était ordinairement double de celui des rusticani.
L’influence de l’Eglise se déploya constamment afin d’adoucir la condition des serfs: elle créa en leur faveur le droit d’asile; elle punit de l’excommunication la mort ou la mutilation infligée à un serf sans la participation du juge; elle interdit de séparer deux serfs une fois mariés avec le consentement de leurs maîtres; elle prohiba comme inhumain l’acte du maître qui ôte à un esclave le pécule qu’il a acquis par son travail, en vue de se procurer un jour son affranchissement.
Dans l’époque féodale, la servitude subsistait encore, mais elle s’était adoucie et tendait à se transformer. Indépendamment des causes de ce fait qui viennent d’être indiquées, la féodalité elle-même contribua à cet adoucissement de plusieurs manières: /256/
1° En faisant considérer le servage comme un lien de dépendance vis-à-vis de la terre seigneuriale, et non pas seulement vis-à-vis du maître; par là, le serf cessait d’être hors de la société des hommes libres pour devenir un membre inférieur de cette société.
2° En ôtant la faculté d’avoir des serfs à ceux qui n’avaient pas les moyens de les entretenir et de les protéger convenablement, les serfs appartinrent désormais principalement aux seigneurs ou aux églises, et, du temps du Schwabenspiegel, il était passé en règle de droit que, pour posséder des serfs, il fallait être au moins mittelfrei.
3° Le sort de la classe entière des hœrigen s’améliora par suite de l’amélioration de condition qu’obtinrent certaines catégories appartenant à cette classe; c’est ainsi que la position relativement favorable des serfs de l’Eglise (gottesleuten, gotteshausleuten), qui, sous certains rapports, formaient une nuance intermédiaire entre les classes inférieures d’hommes libres et les hœrigen ordinaires, profita au servage en général. Les serfs de la couronne, fiscalini (nom que les serfs de l’Eglise reçurent aussi quelquefois), étaient dans une condition analogue à celle des serfs de l’Eglise. L’influence de ces exemples, donnés de haut, dut à la longue se faire sentir.
L’amélioration bien plus considérable que reçut la condition des ministériaux eut un effet plus décisif encore, car les ministériaux se trouvaient placés sous la juridiction des mêmes maîtres que les autres serfs; en effet l’amélioration de leur condition n’agit point seulement par l’exemple, comme celle des fiscalins, ils avaient acquis des droits positifs vis-à-vis de leurs maîtres et une position capable de les faire respecter; le hofrecht se fonda dès lors sur des règles fixes qui /257/ tempérèrent l’arbitraire des propriétaires, non-seulement à l’égard des principaux habitants de leurs terres, les ministériaux, mais aussi vis-à-vis de tous les autres.
4° Remarquons enfin qu’à mesure que les hommes libres pauvres et isolés descendaient dans la hiérarchie sociale, ils tendaient à se confondre avec les lites, ou halbfreien, et même avec les non-libres; de sorte que ceux-ci se relevèrent par le fait même de ce rapprochement. Dans les temps d’oppression au milieu desquels la féodalité s’est établie partout, beaucoup de paysans originairement libres se virent injustement réduits en servitude; mais ne croyons pas qu’ils eussent oublié leur ancienne liberté, loin de là, chaque fois que l’occasion s’y prêta, ils cherchèrent à la reconquérir. La présence de ces anciens hommes libres au milieu des classes serves est incontestablement, parmi les causes de l’adoucissement de la condition de ces dernières, la plus active et la plus importante; elle finit par amener la cessation du servage. Dans un temps où le droit reposait sur la coutume et ne se conservait guère que par la tradition, on peut supposer que beaucoup d’anciens serfs s’élevèrent à la liberté même sans affranchissement, parce que, à un moment donné, leurs maîtres avaient perdu la faculté de prouver les anciens rapports.
Il y a plus, le sort des dernières classes d’hommes libres allant en empirant à mesure que celui des hœrigen allait en s’adoucissant, une confusion s’établit non-seulement entre les individus, dont on ne savait pas toujours à quelle classe ils appartenaient, mais encore entre les classes elles-mêmes, et cette confusion fut tout naturellement au profit des non-libres. Un des principaux motifs de confusion fut, selon Eichorn,celle qui se fit entre les droits exercés par les /258/ seigneurs en vertu de la landhoheit, et les droits qu’ils exerçaient en vertu de la propriété foncière (grundherrlichkeit).
Les droits d’avouerie imposés aux freielandsassen s’étendirent aux hœrigen, à cause de leur dépendance vis-à-vis du grundherr; de telle façon que, lorsque le landherr était en même temps grundherr, les juristes eux-mêmes ne surent plus qui était landsassen ou hœrigen, ni quels étaient en principe les droits attachés à chaque espèce d’avouerie, d’autant plus que ces droits étaient expliqués différemment d’une contrée à l’autre.
Zazius témoigne en ces termes de l’incertitude qui régnait en Allemagne dans la condition des dernières classes, à la fin du moyen âge: « In nostra Germania, servi anonymi, homines proprii dicti, nec adscriptitii, nec coloni, nec statu liberi, nec liberti sunt, de omnium tamen natura aliquid participant. » Il est clair qu’en voulant ramener le servage féodal aux notions du droit romain, on ne pouvait qu’augmenter encore l’obscurité.
Revenons à la condition propre des non-libres dans les temps féodaux et avant qu’elle fût devenue si incertaine par le mélange avec les classes libres; cette classe, outre les dénominations de eigenen et hœrigen, reçoit encore, dans les documents contemporains, le nom de eigenbehœrigen, expression qui, ainsi que celle de leibeigenen, indique le besoin d’un mot qui distingue, parmi les hœrigen, ceux qui sont proprement serfs de ceux qui se rattachent plutôt à la classe des halbfreien. On trouve aussi les non-libres désignés par les noms de tagwerken, sonderleute; l’expression plus scientifique de herrschaftliche Unterthane nous paraît postérieure aux temps proprement féodaux. D’après leurs occupations, on appelle les non-libres mansionarii, hubarii (hüfner), ou encore curtarii, /259/ de curtis, qui se traduit en allemand par kother; ce sont ceux qui demeurent sur la terre qu’ils sont chargés de cultiver: on leur oppose les solivagi, einlüftigeleute, loziungere, qui, n’ayant pas de manse, ou kotte, à cultiver, travaillent à la journée, ici et là, ou exercent quelque petite industrie.
Le mariage des non-libres avec les libres et les demi-libres constitue une mésalliance, généralement même il est interdit; la libre qui épouse un non-libre devient propriété du maître de celui qui l’a épousée. D’après le Schwabenspiegel, qui rappelle en cela la loi des Francs ripuaires, la femme libre qui épousait son propre serf était punie de mort. En somme, malgré les adoucissements dont nous avons parlé, la condition des non-libres pendant les siècles féodaux fut encore fort dure; c’était sur leur travail que vivaient les maîtres, toujours occupés de la guerre, et l’Etat, ne prenant nul soin d’eux, leur maître, qui était trop souvent leur oppresseur, était en même temps le seul juge auquel il pussent recourir. Or, là où il n’y a pas possibilité de recours auprès d’un supérieur commun, l’oppression est toujours probable.
Dans la classe des non-libres, il est une catégorie qui a eu un rôle important et particulier, et sur laquelle nous devons revenir. Nous avons vu que, durant la période barbare, et même pendant une partie de l’époque féodale, les ministériaux, ou dienstleute, appartenaient à la classe des eigenen. La différence primitive était seulement dans la nature de leurs services; mais, en vertu de la position avantageuse que les ministériaux des grands avaient dans l’Etat, de nombreux individus de cette classe parvinrent de la servitude complète à un rang bien plus élevé que les lites, ou demi-libres, et même que la plupart des hommes libres.
L’histoire des ministériaux est un des phénomènes les plus /260/ intéressants et les plus curieux que présente le droit germanique; elle a donné lieu à de nombreuses controverses; il en eût été difficilement autrement, puisque cette classe de personnes renferme des espèces si différentes les unes des autres, et a, plus qu’aucune autre, subi du cours des temps d’essentielles modifications.
Quelque éclat qu’ait jeté à certains moments la classe des ministériaux, du commencement jusqu’à la fin de son histoire, on trouve les signes apparents de l’état de servitude complète par lequel elle a débuté. Voici les principales règles juridiques concernant leur état durant l’époque féodale:
1° Les ministériaux ont cela de commun avec tous les eigenen qu’ils ne participent pas au landrecht, ou droit national, mais seulement au hofrecht. Comme les serfs, les ministériaux font partie de la fortune du maître, qui peut les aliéner, soit isolément, soit en masse; ils sont transmissibles par succession.
Le service des ministériaux, durant l’époque barbare, s’étendant des fonctions inférieures de la domesticité aux offices les plus élevés de l’Etat, il résulte de là que l’on trouve des ministériaux qui peuvent être assimilés, à peu de chose près, à des serfs, et d’autres qui ne sont guère au-dessous des princes. Dans les temps féodaux, l’expression de ministériaux a déjà pris plus de précision; ainsi, d’un côté, même les ministériaux de l’empire (reichsministerialen) ne peuvent pas être rangés dans la classe des princes, ni même des seigneurs (freieherrn); de l’autre, parmi les non-libres, les ministériaux forment une classe entièrement à part.
2° A l’exception des ministériaux remplissant les hauts emplois de la cour du maître (hofamter), Marschal (maréchal), Kammerer (chambellan), Trüchsess (panetier) et /261/ Mundschenk (échanson), lesquels sont assimilés par leur office aux hommes libres, les ministériaux ne peuvent posséder des serfs par eux-mêmes, ni par conséquent les affranchir; ceux qu’ils posséderaient seraient censés appartenir à leur maître (hofherr), et c’est lui seul qui peut les affranchir. Le lien de la ministérialité s’étend à tous les descendants des deux sexes.
3° Si des ministériaux, soumis à des maîtres différents, contractaient mariage, la règle primitive était que les enfants, comme ceux des eigenen, appartenaient au maître de la mère; mais on dérogea à cette règle en établissant, tantôt un système d’échange, tantôt un partage des enfants entre les deux maîtres; enfin, il fut admis que la mère, en se mariant, passait au maître de son mari. Lorsqu’un ministériel se mariait avec un libre, la règle aurait été que le libre devenait lui même ministériel; au lieu de cela, ce fut souvent le ministériel qui fut affranchi à cette occasion.
4° Le mariage d’un ministériel avec une personne libre n’est pas ebenburtig, mais il n’est pas défendu, comme celui d’une personne libre avec un simple hœrig. Les enfants issus d’un ministériel et d’un libre formaient un état particulier, sous le nom de kämmerlinge.
5° On ne peut être ministériel que d’un semperfrei; l’homme libre qui accepterait la ministérialité d’une personne de rang inférieur à un prince ou à un seigneur, par exemple, d’un vassal, tomberait par là même dans la condition des simples hœrigen.
6° Les ministériaux, en leur qualité d’hommes liges (homines ligii), ne peuvent s’engager, soit comme ministériaux, soit comme vassaux, au service d’un autre seigneur.
7° Le wergeld des ministériaux n’est pas mentionné dans les livres de droit; des documents postérieurs le fixent à 10 livres, comme celui des vogtleuten et des freielandsassen. /262/
8° Comme pour les serfs, le lien de la ministérialité cessait par l’affranchissement, et, ce qui est particulier à cette classe, le maître fut tenu d’affranchir le ministériel auquel ilne pouvait donner un office convenable; par l’affranchissement, les ministériaux entrèrent d’abord dans la classe des freielandsassen; plus tard, les ministériaux, en qualité de ritterburtig, devinrent mittelfrei par le fait de leur affranchissement.
Les premiers et les plus considérés entre les ministériaux, durant l’époque féodale, sont les Reichsdienstleute, qui dépendent directement de l’empereur; mais, parmi ceux-ci, il faut distinguer encore les possesseurs d’emplois éminents, telsque le maréchal, l’échanson, etc., de ceux qui vivent sur les domaines de la couronne ou sur les biens héréditaires de l’empereur. Ces Reichsdienstleute ne pouvaient, déjà d’après une prescription de Charlemagne, être cédés à un autre, circonstance qui aurait diminué leur état; cependant, au XIVesiècle, surtout après la chute des Hohenstaufen, on voit des exemples de cessions de ce genre, dont les unes furent admises, tandis que d’autres furent contestées.
Les ministériaux des ducs et des hauts prélats cherchèrent à se faire envisager comme égaux des Reichsdienstleute, mais le plus souvent sans succès; d’un autre côté, on vit des Reichsdienstleute devenir vassaux de princes, soit laïques, soit ecclésiastiques; souvent aussi des nobles abdiquèrent leur indépendance dans un but intéressé, et se firent volontairement ministériaux de l’Eglise: dans ce cas, ils réservaient leur liberté personnelle; ce qui eut pour effet de rendre toujours plus indécise la condition normale des ministériaux. Ces ministériaux qui ont expressément réservé leur liberté étaient appelés dienstniannen mit vorbehaltene rechte, en latin legales, ou legitimi ministri./263/
La généralité des ministériaux se divisa en ministériaux employés et ministériaux militaires. Chaque ville, ou bourgade avait à sa tête un magistrat nommé amtmann (villicus), maier (major), schulz, schulthess (scultetus), vogt (bailli) . Ces emplois étaient rétribués par des biens-fonds, dont l’employé avait la jouissance, et qui devinrent héréditaires. Outre ces officiers, répartis sur le territoire de chaque seigneurie, laïque ou ecclésiastique, il y avait les employés de la cour (hofdienerschaft).
Pour relever son autorité, chaque prince voulait avoir pour ces emplois des ministériaux de naissance libre et même noble. L’empereur était servi par des ducs et des comtes; les princes, les ecclésiastiques surtout, voulurent l’imiter, et donnèrent de beaux domaines pour avoir dans leur cour des employés de familles seigneuriales. Ainsi, par exemple, dans le diocèse d’Utrecht, le duc de Brabant était panetier, le comte de Hollande échanson, et le comte de Clèves chambellan; le margrave de Meissen était maréchal de l’archevêque de Mayence, et le duc de Souabe lui-même était panetier de l’abbé de Saint-Gall. Ces hauts employés, ainsi que nous l’avons déjà observé, quoique ministériaux, conservaient leur liberté, et, sous le nom d’officiales, formaient,avec les legales, une catégorie distincte parmi les ministériaux.
Les ministériaux militaires vivent sur les terres qui leur sont concédées, et ne doivent le service qu’en temps de guerre, soit nationale, soit privée, ou bien doivent un service même en temps de paix; ces derniers se divisent de nouveau en scharmannen et burgmannen. Les scharmannen sont la garde du seigneur et remplissent l’office de gendarmes, d’huissiers et de percepteurs; leur maître les habillait, à ce qu’il paraît, /264/ de drap rouge, d’où l’on a fait le mot scharlat, écarlate. Les burgmannen formaient, comme leur nom l’indique, la garnison des châteaux. Lorsqu’un seigneur avait plusieurs châteaux, ceux dans lesquels il ne résidait pas lui-même étaient confiés à un ministériel, ou à un vassal, astreint à y demeurer, qui en avait le commandement nominal, avec juridiction sur son territoire; on le nommait burggraf. Nombre de ces burgraves devinrent eux-mêmes des seigneurs et obtinrent la landhoheit sur les domaines qui leur avaient été confiés à titre de fief ministériel.
Une autre circonstance contribua encore à augmenter et à relever tout à la fois la classe des ministériaux militaires: dès le IXesiècle, beaucoup d’hommes libres, trop pauvres pour rester dans la classe des schœffenbarfreien, et qui auraient appartenu à celle des freielandsassen, devinrent ministériaux des seigneurs.
Toutes ces diverses espèces de ministériaux étaient obligées envers le seigneur (dienstherr) à une fidélité particulièreet prêtaient un serment.
L’ensemble de leurs obligations constitue le hofrecht (jus curiæ). L’étendue des obligations qui forment le hofrecht est réglée, soit par le contrat d’engagement, soit par la coutume,comme pour le lehnrecht; ces obligations varient par conséquent à l’infini.
L’accomplissement des prestations dues par les ministériaux ordinaires d’un seigneur avait lieu sous la surveillance des hauts ministériaux de ce seigneur (oberhofämter), qui sont, avons-nous dit, le maréchal, l’échanson, le panetier et le chambellan. Dans les domaines de l’Eglise, il y avait un grand bailli (obervogt), qui remplissait la fonction de chef des ministériaux./265/
La théorie de la stricte ministérialité ne s’applique plus à la condition de cette classe de personnes dès le XIIIesiècle.
La dépendance personnelle, l’espèce de servitude d’hommes qui peuvent se prétendre les égaux des chevaliers libres,et même des seigneurs, n’est plus désormais qu’une tradition sans rapport avec la réalité. Des documents émanés de Rodolphe de Habsbourg, dans lesquels ce prince déclare deux femmes ministérielles de l’empire, égales de deux nobles seigneurs qui voulaient les épouser, prouvent jusqu’à l’évidence que, sous le règne de ce prince, la condition des ministériaux d’empire n’avait plus rien qui rappelât la servitude. Sans cela, comment aurait-on pu mettre des familles ministérielles sur le même pied que des familles de l’ordre des seigneurs?
Depuis le XIVesiècle, on ne voit plus trace de cette idée que la qualité de ministériel de l’empire empêche une personne d’appartenir, soit à l’ordre des chevaliers, soit même à l’ordre des seigneurs, si sa condition réelle et sa position politique comportent un pareil rang.
Le Schwabenspiegel marque le moment de transition dans lequel le souvenir de la quasi-servitude des ministériaux commence à s’effacer, mais n’est pas encore tout à fait perdu. Il statue, en effet, qu’un ministériel ne peut avoir de serfs, parce que ceux qu’il aurait sont censés appartenir à son maître; mais il fait tout de suite après exception à cette règle pour les hauts ministériaux des princes, qui, dit-il, sont d’origine libre. Or, le fait de l’origine libre des hauts ministériaux n’est vrai en soi que, peut-être, pour ceux des familles princières remontant jusqu’aux temps carlovingiens et ceux des princes ecclésiastiques. Néanmoins, la règle du Schwabenspiegel est générale, elle admet tous les hauts ministériaux au droit de /266/ posséder des serfs, et par conséquent leur attribue à tous la capacité d’un droit de propriété complet, qu’eût exclue le jus curiæ, interprété à la rigueur.
A partir du XIVesiècle, dans les domaines de l’Eglise, on ne voit plus de distinction entre les chevaliers de condition libre et ceux qui ne le sont pas. Dans les documents émanant de princes laïques, l’expression de ministériel paraît aussi à peu près synonyme de celle de vassal; de sorte que ces deux classes ne sont plus séparées que par le souvenir d’une différence d’état, et que les différences qui existent encores ont dans les rapports réels; mais, à cet égard aussi, dans plusieurs lieux, le droit des ministériaux se rapproche de celui des vassaux.
La dénomination de dienstmannen (hommes de service), qui avait remplacé celle de dienstleute (gens de service), plus usitée dans les temps carlovingiens, fut remplacée ensuite par celle de dienstherrn (seigneurs de service); cette progression dans les termes est significative. Au XVesiècle, la distinction entre vassaux et ministériaux disparaît même, quant au nom; les deux classes n’en font plus qu’une, qui est l’ordre militaire (ordo militaris, ritterschaft) . Les traces de l’ancienne ministérialité se reconnaissent seulement à quelques divergences entre les coutumes féodales de certains lieux et le droit féodal commun; mais tous les fiefs militaires sont devenus de véritables fiefs, c’est-à-dire des possessions qui impliquent la liberté du possesseur.
Dans la première partie du moyen âge, et jusqu’au XIIIesiècle, la noblesse d’empire seule était censée noblesse, et par conséquent elle n’était pas encore haute noblesse, par opposition à une moyenne ou petite noblesse.
Evidemment, ce qui a fait naître l’idée de la noblesse, en /267/ Allemagne comme ailleurs, c’est l’idée de chevalerie, dont le premier germe se trouve dans la prééminence et les priviléges dont jouissait la profession militaire, et spécialementl’arme de la cavalerie.
L’expression milites a revêtu plusieurs sens. Dans le sens le plus étendu, elle signifie soldat; dans un sens déjà un peu plus restreint, elle signifie cavalier, par opposition à fantassin: ainsi, en parlant d’une petite armée, les chroniqueurs du XIIIesiècle disent qu’elle se composait de « mille peditum et centum milites. »
Comme les vassaux libres servaient tous dans la cavalerie, tandis que les serfs combattaient pour la plupart à pied, les mêmes chroniqueurs, par exemple Radevise, l’historien de la vie de Frédéric Barberousse, opposent milites et servientes.
En parlant des ministériaux qui servaient à cheval, on les appelait « milites servientes, » car l’expression de miles supposait ou un vassal, ou un ministériel libre; les autres ministériaux, quoique servant à cheval, se distinguaient des chevaliers libres en ce qu’ils ne portaient pas la lance et le haubert; cette distinction symbolique s’est effacée avec le temps.
Le quatrième sens du mot milites, qui est le plus restreint, correspond à chevalier; ce mot chevalier, dans l’acception usitée au moyen âge, unit l’idée d’une distinction personnelle et militaire et celle d’un état (status) dans le sens juridique du mot.
Ainsi, en Allemagne, les familles dans lesquelles le service militaire le plus considéré, le service à cheval, était héréditaire, étaient des familles de chevaliers, en ce sens que, pour être fait chevalier, pour recevoir la distinction militaire et sociale que comporte ce titre, il fallait être issu d’une /268/ de ces familles, être ritterburtig, sauf le le droit de l’empereur de créer des chevaliers en dispensant de la condition de naissance, ce qui était alors un acte d’ennoblissement changeant l’état de la personne, et donnant par droit d’hérédité à ses descendants la qualité que l’ennobli avait reçue d’une manière exceptionnelle.
Au XIIIesiècle, l’absence de ritterburtigkeit ne paraît pas avoir eu les effets désavantageux pour la condition personnelle qu’on lui attribua dans la seconde partie de l’époque féodale. En effet, d’après les livres de droit, la preuve de la liberté suffisait pour établir la capacité à recevoir un fief; mais, à cette époque déjà, on n’aurait pas souffert qu’un possesseur de fief ou de bénéfice ministériel n’exerçât pas la profession militaire. Ainsi, l’ordre des chevaliers (ritterschaft, ordo equestris) existait déjà, mais il n’était pas un ordre fermé, une caste, ce qu’il tendit à devenir plus tard. Cette circonstance sert à expliquer le doute dans lequel paraissent être les livres de droit sur la question de savoir si le septième degré du heerschild a la capacité de posséder des fiefs. Il semble ressortir de ce doute même que les hommes libres compris dans ce septième degré ont eu le droit de porter les armes, puisqu’ils sont dans le heerschild, mais que la profession militaire, commençant à être exigée, le droit de posséder des fiefs commençait à être contesté à ceux qui n’exerçaient pas uniquement cette profession, bien qu’ils pussent faire la preuve de quatre générations de liberté et fussent, en conséquence, de la classe dans laquelle la ritterschaft devait se recruter,c’est-à-dire ritterburtig.
/269/
B. Italie.
La constitution féodale de l’empire germanique avait nécessairement réagi sur tout ce qui concerne l’état des personnes dans ce pays, annexé à l’Allemagne précisément à l’époque où se formait cette constitution.
Relativement à la noblesse féodale italienne, le livre des fiefs fournit des renseignements entre lesquels l’accord n’est pas très facile à établir 1 . /270/
Selon le titre 14 du livre Ier, il y aurait quatre classes de seigneurs, dont la première se compose des marquis, des ducs et des comtes, qui reçoivent l’investiture de l’empereur. La seconde classe est celle des capitanei; la troisième comprend les vavassaux majeurs, et la quatrième les vavassaux mineurs.
Le titre 1er du même livre semble fournir les éléments d’une classification un peu différente. Il place les archevêques, les évêques, les abbés et les prévôts, qui peuvent donner des fiefs, sur la même ligne que les ducs, les comtes et les marquis, qui, dit-il, sont proprement appelés les capitaines du royaume. Puis il ajoute: Ceux qui reçoivent des fiefs de ceux-ci sont appelés les vavassaux du royaume ou du roi; mais aujourd’hui on appelle capitanei ceux qui peuvent eux-mêmes donner des fiefs; ceux qui reçoivent d’eux sont les vavassaux mineurs.
Le commentateur Balde observe à ce sujet que les concessions qui seraient faites par des vavassaux mineurs ne constitueraient pas de véritables fiefs.
Le titre 7 du livre Ier ne cadre complétement ni avec le titre 1er, ni avec le titre 14, quand il dit que l’investiture donnée par le prince aux marquis, aux comtes et à ceux qui sont aujourd’hui appelés capitaines, ne peut plus leur être enlevée sans motif; mais il en est autrement si l’investiture a été faite par les vavassaux mineurs, ou minimes. Il est à supposer, d’après ce passage, que ceux qui sont de son temps appelés capitaines sont les vavassaux majeurs du temps où /271/ les comtes et les marquis étaient les capitaines; mais la distinction entre les vavassaux mineurs et les vavassaux minimes (minimi) est nouvelle, et ne se retrouve point ailleurs.
Un quatrième texte, le titre 10 du livre II, me paraît contenir la clef de ces divergences apparentes, qui n’en sont pas dans la réalité. Il explique que les ducs, les marquis et les comtes sont investis par le prince; que ceux qui sont également investis par le prince, ou par toute autre autorité (potestas), sont les capitanei (lesquels étaient appelés autrefois les vavassaux majeurs); que ceux qui tiennent des capitaines sont les vavassaux (proprement dits), et que ceux qui tiennent des vavassaux proprement dits sont les valvassini; lesquels valvassini, d’après l’ancien usage, n’étaient pas censés tenir en fief, car le vavassal qui les a investis, venant à mourir sans enfant mâle, le fief qu’il a donné à un valvassin revenait au capitaine, seigneur du concédant.
La plupart des auteurs, s’en tenant exclusivement au titre Ier du livre Ier, n’ont vu dans le livre des fiefs que trois ordres; mais, en conférant tous les passages de ce traité les uns avec les autres, on voit bien qu’il y en avait quatre, savoir:
1° Les archevêques, évêques, abbés pourvus d’immunités, ducs, marquis et comtes.
2° Les capitaines qui peuvent tenir leur bénéfice directement du prince, mais qui peuvent aussi le tenir des seigneurs de la première catégorie, et qui, par cette raison, étaient appelés autrefois vavassaux du roi, c’est-à-dire vassaux des vassaux du roi.
3° Les vavassaux proprement dits qui tiennent en fief des capitaines, dont la tenure est un véritable fief, mais qui ne peuvent pas concéder à leur tour un véritable fief, comme peuvent le faire les deux ordres supérieurs. /272/ .
4° Les valvassini, qui correspondent aux valvassores minimi de l’un des textes rapportés.
Il est à remarquer qu’aux temps féodaux, les Italiens emploient presque indifféremment les titres de ducs, de comtes et de marquis, de manière qu’on les voit appliquer souvent tous trois au même personnage, par exemple, à Boniface de Toscane.
Le savant Muratori a été induit en erreur par l’expression cattanei, forme elliptique de capitanei, et qu’il croit venir de castellani. Les capitaines italiens ne correspondent point aux châtelains français, mais aux barons, dont ils portent même le nom à Rome et dans le royaume de Sicile.
Si nous rapprochons maintenant la doctrine du heerschild de celle du livre des fiefs, nous trouverons que le premier ordre italien comprend les deux premiers heerschild germaniques après le roi, les princes ecclésiastiques et les princes séculiers.
Le second ordre, celui des capitanei, correspond au heerschild des seigneurs (freieherrn), que Schilter assimile justement aux barons.
Les vavassaux proprement dits, qui sont le troisième ordre en Italie, répondent assez exactement au cinquième heerschild, qui comprend, en Allemagne, les vassaux des seigneurs.
Enfin, le quatrième ordre, celui des valvassini, répond également de la manière la plus exacte au sixième heerschild,qui comprenait les vassaux des vassaux et les ministériaux des seigneurs.
Les rapports si précis qui existent entre le système du livre des fiefs, tel que nous l’avons expliqué, et la hiérarchie allemande, sont une preuve bien forte en faveur de /273/ notre interprétation, et montrent clairement quelle puissante influence la féodalité germanique a exercée sur la féodalité italienne. Les difficultés qu’on a éprouvées pour concilier plus tard les données du livre des fiefs les unes avec les autres montrent que cette influence, ayant cessé de se faire sentir dès le XIVesiècle, tomba bientôt en oubli; d’où il est résulté que ce qui était clair au moment où l’on rédigeait le livre des fiefs est devenu vague et obscur lorsque les faits eurent cessé de correspondre aux idées qui avaient servi de base à la théorie.
Otton de Freisingen, dans sa Vie de Frédéric Ier, distingue les capitanei, les valvassores et la plebs: les capitanei sont de deux sortes, les princes, ducs, margraves et comtes, qui ont un fief militaire supérieur (fahnlehen), ceux-ci tiennent immédiatement du roi, puis les vassaux des princes, soit laïques, soit ecclésiastiques, qui ont aussi un fief militaire tenu du roi et correspondent aux seigneurs. Les vassaux des capitanei sont les valvassores, et il y en a aussi de deux sortes, les valvassores majores et les valvassini, ou valvassores minimi, qui tiennent leur fief des valvassores. La plèbe comprend les hommes libres qui n’ont pas de fief.
Ainsi, le témoignage du chroniqueur allemand se concilie parfaitement avec les données du livre des fiefs, dont la rédaction est à peu près contemporaine.
Il faudrait maintenant savoir quel était l’état des classes inférieures des campagnes soumises aux seigneurs féodaux; leurs rapports dans l’Italie franque ne doivent pas avoir été très différents de ce qu’ils étaient dans la France du sud, où l’élément romain et les institutions franques s’étaient combinés à peu près de la même manière.
Comme toujours, les renseignements sur l’état des classes /274/ inférieures de l’Italie, durant l’époque féodale, sont encore bien plus incomplets que ceux que l’on peut recueillir touchant les classes élevées.
Il sera intéressant, entre autres, de rechercher si l’on trouve en Italie cette classe des ministériaux dont l’histoire est un des traits caractéristiques de la féodalité germanique.
Muratori observe en passant que les rois et les princes donnèrent aussi des fiefs pour d’autres services que celui de la milice, ainsi pour des honneurs ou pour des services ministériels 1 .
Le Traité sur les fiefs concédés par le patriarche d’Aquilée, publié par le même auteur, est encore plus positif sur la question qui nous occupe. Il débute en ces termes: « Il y a trois genres de fiefs dans le Frioul: le fief proprement dit, le fief d’habitation et le fief ministériel 2 . » Le traité explique ensuite que les fiefs ministériaux sont ceux des boulangers, tailleurs, maçons, et autres gens de métiers.
Les feuda recta, qui sont évidemment les rechtelehen germaniques, sont aussi appelés libera dans le traité des fiefs d’Aquilée. L’abbé d’Udine, dont Muratori rapporte les observations, confond, contrairement au texte même, ces feuda libera avec les fiefs ministériaux; le sens de cette dernière institution avait été perdu de vue. /275/
Si l’on s’en tenait au document que nous venons de citer, on pourrait croire que les ministériaux d’Italie, bien qu’ils aient un genre de fief, ne sont que des ouvriers, gens de petite condition; mais une anecdote que nous a conservée Donizo est la preuve du contraire. Ce chroniqueur raconte que lorsque Henri III vint en Italie pour se faire couronner, Albert, vicomte de Mantoue, se présenta à lui et lui offrit en don cent chevaux et beaucoup d’autres choses précieuses; or, ce vicomte, si riche et si libéral, était serf du marquis Boniface de Toscane. Aussi l’empereur s’écria-t-il, en recevant les cadeaux d’Albert: « Quel est l’homme qui possède des serfs pareils à ceux de Boniface! » Dans ce trait, on voit la ministérialité dans toute la splendeur à laquelle elle avait pu parvenir en Allemagne, sans que l’idée de servitude qui l’accompagne ait cessé d’être en évidence.
Il ne faut pas confondre les ministériaux d’Italie avec les hommes de masnade (hommes des manses, massarii), dont la dépendance était peut-être moins complète, et qui pourtant étaient au-dessous d’eux dans la hiérarchie sociale qu’avaient créée les mœurs toutes militaires de ce temps. Les hommes de masnade sont les colons des polyptiques français, et correspondent aussi à ces demi-libres dont l’Allemagne possédait de si nombreuses espèces. Les masnadieri étaient des paysans qui servaient dans l’infanterie, sous la conduite de leurs seigneurs, et c’est de là qu’on a appelé masnade une cohorte d’infanterie.
Muratori mentionne des documents du Xesiècle, dans lesquels les hommes de masnade sont appelés en latin manentes; dans d’autres, ils sont appelés tributarii et opposés aux liberi et alloderii, c’est-à-dire aux cultivateurs libres et possesseurs d’alleux. Cette dernière classe s’était maintenue en Italie mieux qu’en Allemagne et dans la France du nord. /276/
Il est fortement à présomer qu’en Italie comme en Allemagne, la condition civile des personnes n’est qu’imparfaitement contenue dans le droit féodal. Les classes féodales dont nous avons parlé furent aussi des classes de la population des villes, où elles eurent une grande activité politique, de concert avec la plebs, qui était en dehors de la féodalité. On pense généralement que ce dernier élément de la population urbaine était composé, dans l’origine, de la population romaine, tandis que l’aristocratie féodale était composée en majeure partie des descendants des Lombards et des Francs. Cette circonstance a pu n’être pas sans influence sur le parti que prirent les villes, d’un côté, et la noblesse campagnarde, de l’autre, dans les longues querelles des Guelfes et des Gibelins.
/277/
TROISIÈME SECTION.
DES MODIFICATIONS SURVENUES DANS LA HIÉRARCHIE FÉODALE VERS LA FIN DES TEMPS FÉODAUX.
Le droit féodal s’est conservé en Europe jusqu’à la Révolution française. Dans quelques pays même, il a continué jusqu’à nos jours à régir divers rapports de droit privé et conservé une certaine place dans la constitution politique. Toutefois, depuis le XVIesiècle, si le droit féodal existait encore, il ne dominait plus comme auparavant l’organisation sociale tout entière; il se survivait pour ainsi dire à lui-même. C’est pourquoi on peut parler d’un droit féodal postérieur aux temps féodaux. Dans ce droit féodal moderne, certains rapports ont changé dans leur essence; bien des choses n’existent plus que parce qu’elles existaient auparavant, d’autres ont disparu tout à fait.
Dans cette section nous traiterons, moins du droit féodal moderne que des modifications que reçurent les institutions féodales pendant la deuxième époque féodale, c’est-à-dire du commencement du XIVe jusqu’au XVIesiècle.
Nous ne distinguerons plus entre la hiérarchie des fiefs et la hiérarchie des personnes dans l’intérieur d’un même fief; car, au point où nous sommes, la hiérarchie des fiefs s’écroule à mesure que l’Etat se consolide et il ne reste, à la fin, plus guère de réel qu’une hiérarchie dans la condition des personnes.
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§ I.
Déclin de la féodalité en France.
La puissance qui a transformé la féodalité en France, et qui, après se l’être subordonnée, l’a dépouillée successivement de ses prérogatives les plus importantes, est la royauté. Les instruments de cette transformation ont été les employés de la couronne. Dans la longue lutte qui s’est livrée entre la féodalité et la royauté, celle-ci avait en outre, pour principaux auxiliaires, les parlements et les communes.
Les employés de la couronne étaient de deux ordres, ceux qui étaient attachés immédiatement à la cour ou qui dirigeaient l’administration générale du royaume, et les employés locaux; nous n’avons pas à nous occuper ici de la première classe; quant aux employés locaux dans les temps féodaux, ce sont les mêmes que l’on trouve également dans les fiefs non-royaux, savoir, les baillis ou sénéchaux, et les prévôts.
Dans chaque grand fief, il y avait une partie constituant le domaine réservé du seigneur, et, à côté de ce domaine, les terres des vassaux; ces employés administraient d’une manière absolue le domaine; vis-à-vis des vassaux, en revanche, leur pouvoir était limité.
La prépondérance que la royauté a acquise en France a été cause que l’attention s’est portée exclusivement sur les employés royaux, et que l’histoire ne s’est guère occupée des employés seigneuriaux. Cependant, tout porte à croire que /279/ es uns comme les autres engagèrent de bonne heure une lutte au nom de leur maître, aux droits duquel ils s’identifiaient, contre les droits des vassaux. Ce qui le prouve, c’est que la lutte de la couronne contre la féodalité a toujours été dirigée contre les grands vassaux, et que, lorsque la monarchie triompha des grands vassaux, les petits seigneurs étaient déjà singulièrement soumis et amoindris: qui les aurait réduits à cet état, sinon justement les employés des grands vassaux?
Tandis que les employés seigneuriaux devinrent fréquemment eux-mêmes des seigneurs féodaux exerçant leur emploi à titre de fief, la vigilance royale ne permit point aux employés de la troisième dynastie de transformer leur office en fief, ainsi que l’avaient généralement fait les employés des deux premières races. Ainsi, durant l’époque féodale, le fait qui a le plus puissamment contribué à la formation de la féodalité, la transformation des offices publics en fiefs, ne se reproduisit point; la couronne maintint le principe de la révocabilité de ses fonctionnaires et les tint toujours sous sa dépendance; les progrès que le pouvoir royal fit constamment pendant l’époque féodale, à l’inverse de ce qui avait eu lieu dans l’époque antérieure, doivent être attribués avant tout à cette circonstance-là.
On a prétendu que les prévôts étaient une création royale et qu’ils furent institués, pour la première fois, dans le soi-disant testament de Philippe-Auguste, par conséquent à la fin du XIesiècle. Cette opinion est réfutée d’avance par ce que nous venons de dire; du reste, il est clair que le pouvoir des employés royaux varia considérablement selon les époques.
Les prévôts avaient en mains l’administration du domaine. Lorsque le domaine royal se fut partout accru /280/ considérablement, ils acquirent par là même plus d’importance, et parurent au milieu des populations comme de véritables employés; ils exerçaient la police dans leur diocèse, et percevaient les revenus du roi, dont ils lui rendaient compte. Au commencement, ils exerçaient l’autorité militaire sur la classe intermédiaire entre les non-libres et les vassaux directs, sur les hommes de poëte. C’était sous eux encore que marchait le contingent des villes; cette partie des fonctions prévôtales est celle qui a cessé le plus tôt. Enfin, les prévôts exerçaient au nom du roi la justice dans les domaines royaux.
Au-dessus des prévôts, qui portèrent dans le nord les noms de vicomtes, châtelains et maires, et souvent celui de viguiers dans le midi, étaient des employés administratifs supérieurs, réunissant dans leur ressort plusieurs prévôtés, ou vigueries; ces employés sont les baillis, qui, dans le midi, s’appelaient sénéchaux. Pris dans la haute noblesse, ces officiers exerçaient la haute police, surveillaient l’administration des finances, de laquelle ils rendaient compte, trois fois par an, à la cour des comptes, à Paris; ils avaient le commandement militaire de la province, représentaient le roi dans les villes royales, et possédaient une haute juridiction servant d’appel à celle des prévôts.
Championnière pense que les baillis représentaient le roi dans ses fiefs et en sa qualité de seigneur féodal, et que le prévôt le représentait dans les justices; cela paraît résulter de la mention que fait pour la première fois des baillis le testament de Philippe-Auguste.
Dans l’origine, les baillis étaient loin d’avoir toutes les attributions qu’on leur voit déjà à la fin du XIIIesiècle; ils étaient établis, comme les prévôts, dans les domaines du roi; ainsi, les seigneurs, même dans l’Ile de France, en étaient /281/ dans le principe indépendants. Le premier pas que le pouvoir des baillis fit au delà de ces limites, fut fait après la guerre des Albigeois. La couronne avait acquis de grands biens dans le Languedoc, et comme le roi, vu l’éloignement, ne pouvait y tenir sa cour de baronnie, les sénéchaux furent chargés de ce soin; c’est par là qu’ils se distinguent des premiers baillis, car ils sont placés au-dessus de seigneurs qui ne devaient au roi que la fides, et non l’hommage. Leur office s’étend au domaine royal, tant féodal que justicier, car ils sont au-dessus des prévôts, et ils remplacent le roi, non-seulement en sa qualité de seigneur féodal, mais encore en sa qualité de suzerain. Les acquisitions de la couronne s’étant accrues par la suite dans le nord, le roi chargea aussi les grands baillis du nord des fonctions qui avaient incombé aux sénéchaux du sud.
Tant que le bailli ne faisait que remplacer le seigneur féodal, l’ancienne constitution féodale restait intacte; mais, dès qu’ils remplacèrent le suzerain, et comme tels s’arrogèrent une autorité sur les seigneurs, leurs empiétements allèrent toujours en augmentant, et ils devinrent le principal instrument des modifications qui altérèrent la constitution féodale si rapidement à partir du XIVesiècle.
Plus les fonctions des baillis étaient importantes, plus la couronne dut prendre de précautions pour éviter que l’on n’en fît abus. Saint Louis leur imposa un serment très détaillé; parmi les conditions qui leur sont imposées, nous en trouvons quelques-unes qui semblent empruntées à l’institution des podestats, qui fleurissait alors en Italie. Ainsi, le bailli ne pouvait acquérir de terres dans son bailliage, ni s’y marier ou y établir ses enfants; ses fonctions étaient limitées à trois ans, et il devait demeurer cinquante jours dans /282/ son bailliage après l’expiration de ses fonctions, pour répondre aux plaintes que sa gestion avait pu soulever.
Philippe-le-Bel alla plus loin dans ses précautions à l’égard des baillis, car l’ordonnance de 1302 statue que nul ne peut être sénéchal, bailli, ou même prévôt, dans le lieu de sa naissance; mais ces diverses dispositions furent loin d’être observées régulièrement. L’usage s’était déjà introduit, au XIIIesiècle, de mettre en vente et d’adjuger au plus offrant les prévôtés et les bailliages inférieurs; cependant, cette vénalité des offices ne s’étendit point aux baillis supérieurs, le serment de saint Louis leur interdit même de prendre aucune part dans le produit de l’adjudication des emplois inférieurs. La vénalité des prévôtés donna, du reste, lieu à de nombreux abus. A diverses reprises, pendant le XIVe et le XVesiècle, les états généraux demandèrent et obtinrent qu’elles ne seraient plus affermées, mais mises en garde; malgré cela, quand la couronne avait besoin d’argent, elle revenait au système de la vénalité. Plusieurs villes avaient obtenu du roi, par privilège spécial, le droit de n’avoir jamais que des prévôts en garde; « les villes, dit Pasquier, affectionnaient les prévôts en garde, comme ceux qui, pour leur prud’hommie, étaient appelés à cette charge sans bourse délier. »
Au commencement du XVIesiècle, les affaires s’étaient trop multipliées pour que les baillis pussent suffire à leurs fonctions; on créa alors les lieutenants-généraux civils et criminels, pris ordinairement dans la classe des justiciers; c’est aussi à cette époque que paraissent les gouvernements provinciaux, dont la circonscription est en général plus étendue encore que celle des bailliages, mais variait assez. Cette division en gouvernements se rattachait, dans le principe, aux /283/ précédents rapports des seigneuries; mais elle s’en détacha tout à fait dans la suite.
Saint Louis, dans ses Etablissements, dont l’influence sur le système féodal fut très grande et s’étendit par la force de l’exemple au delà même des limites du royaume, avait utilisé son système d’employés pour mettre l’ordre et l’harmonie dans la société féodale, aux principes de laquelle il montrait encore beaucoup d’égards; mais Philippe-le-Bel s’affranchit déjà de ces ménagements. L’influence du droit romain, qui commençait à se faire sentir avec force, était très favorable aux idées absolutistes et les rattachait aux souvenirs des empereurs romains. Sous l’empire de ces idées, les juristes français n’hésitèrent pas plus à transporter au roi les droits de la majesté impériale que les juristes impériaux n’avaient hésité à les attribuer à l’empereur, qui, lui du moins, se donnait pour le successeur des Césars. Philippe-le-Bel commença donc à rendre des ordonnances ayant force de loi, sans s’inquiéter de l’assentiment des barons; les barons français ne surent pas, comme ceux d’Angleterre, s’unir pour faire de cet assentiment une condition de l’exercice du pouvoir législatif que la couronne commençait à s’attribuer.
Philippe-le-Bel n’osa cependant point s’attaquer au droit que le système féodal reconnaissait aux barons de n’accorder d’impôt que de leur libre gré. En réunissant une assemblée générale des états du royaume, dans laquelle siégeaient les députés des villes, et dans laquelle le tiers-état votait lui-même des subsides, on porta néanmoins une atteinte très grave au pouvoir de l’aristocratie; car la plupart des villes représentées aux états étaient encore sous puissance seigneuriale, et, d’après le droit féodal, n’auraient pu s’imposer qu’avec le consentement de leurs seigneurs respectifs. La couronne /284/ se trouvait par là acquérir une masse considérable de sujets immédiats, qu’elle s’attachait par la concession de nouveaux privilèges, et qui lui fournirent un puissant appui contre l’aristocratie seigneuriale.
Les tentatives absolutistes de Philippe-le-Bel amenèrent une forte réaction sous le règne de son successeur Louis X, dit le Hutin. L’aristocratie se concerta et arracha au prince de nombreuses chartes, par lesquelles le roi promettait d’observer à l’avenir les règles de la constitution féodale; les usurpations des baillis sur la seigneurie furent corrigées, et le lien féodal direct entre seigneurs et vassaux fut rétabli dans son intégrité, soit quant au service militaire, soit en matière d’imposition, soit en matière de justice; enfin, le roi s’engagea à ne plus acquérir de fiefs relevant d’une seigneurie, et à aliéner ceux qu’il possédait ou bien à faire rendre par un représentant le service féodal dû en raison du fief. Ces concessions rétablirent le système féodal en France pour un certain temps, mais la puissance royale n’en poursuivait pas moins son but, avec plus de prudence, il est vrai, mais aussi avec plus de sûreté.
La réaction féodale, qui dura pendant les trois règnes des fils de Philippe-le-Bel, brisa les instruments de ce despote et rétablit les principaux privilèges de la noblesse, mais elle ne put restaurer l’esprit de la féodalité, lui rendre la vie qui s’en allait d’elle. Les seigneurs continuèrent à négliger les cours féodales et vinrent demeurer à la cour, attirés par le goût du faste et des plaisirs; ils laissèrent derechef les légistes exercer l’influence de fait qui les avait si vivement soulevés, et se contentèrent de garder sur eux une supériorité de rang qui ne servait pas à les défendre contre ces patients et audacieux ennemis. /285/
Les agitations démocratiques du XIVesiècle obligèrent la féodalité et la royauté à se réunir contre un adversaire commun, et ce grand mouvement populaire passa comme un orage, sans laisser dans la constitution du pays aucune trace durable.
Les guerres avec les Anglais entraînèrent la ruine et la disparition d’un grand nombre de seigneuries, et, au commencement du XVesiècle, la royauté avait repris plus qu’elle n’avait dû céder sous le règne de Louis-le-Hutin. Ces conquêtes étaient désormais durables, car elles étaient l’œuvre du temps et d’une jurisprudence qui marchait systématiquement à ses fins. La politique machiavélique de Louis XI accomplit l’œuvre constante de la royauté capétienne. Presque toutes les grandes seigneuries étaient réunies à la couronne, qui réunissait ainsi dans sa main tous les droits anciennement attribués aux suzerains, et une puissance irrésistible pour réaliser ces droits et les développer. Celles des petites seigneuries qui n’avaient pas été absorbées déjà dans les grandes seigneuries n’étaient plus de taille à songer à la résistance. Dès ce moment donc, au jugement de tous les historiens, la constitution féodale de la France a cessé d’exister, et la hiérarchie des seigneurs fait place à une classe privilégiée, mais soumise, assujettie, qui ne conserve que le souvenir et quelques faibles restes de ses anciens droits de souveraineté.
En comparant les destinées de la hiérarchie féodale française avec celles de la hiérarchie féodale allemande, on aperçoit un contraste bien frappant.
En Allemagne, la féodalité, établie par l’empire pour les besoins du service impérial, et sur la base des anciennes institutions nationales, se présente d’entrée comme un système /286/ organisé, dans lequel les droits, les devoirs et le rang de chacun sont connus et déterminés. Le désordre ne résulte pas là de l’absence de principes régulateurs, mais de leur inobservation et de leur mise en oubli; l’unité existe dès le début, et les changements successifs qui ont fini par affaiblir singulièrement cette unité, par détraquer cet organisme, ont été en général le résultat de l’insubordination des seigneurs subalternes, de leurs révoltes, de leurs coalitions, de leurs usurpations, à l’égard du pouvoir central.
Sous ce rapport, les vicissitudes de la féodalité allemande ont de l’analogie avec celles du système politique et social de la période barbare, durant laquelle le même fait se reproduisit constamment.
En France, la féodalité date d’un moment où il n’existe, en réalité, aucune hiérarchie positive, aucun système juridique reconnu, aucune organisation centrale et régulière; elle date de l’indépendance de fait des seigneuries, et de ce que l’on a appelé, à assez juste titre, la confusion, ou l’anarchie féodale. En France, la suzeraineté, qui plus tard a créé la subordination des petites et moyennes seigneuries aux grandes, n’avait, dans le principe, d’autre fondement juridique que l’idée vague des nationalités provinciales, représentées traditionnellement par certaines seigneuries plutôt que par d’autres. De cette idée, la force a tiré le système de la fides, ou de la suzeraineté, et le pouvoir des grands vassaux; de la même idée, unie aux traditions de monarchie et d’unité nationale, la force encore a tiré le pouvoir royal.
Ainsi, tandis que l’empire féodal allemand s’est déformé successivement par la résistance des seigneurs de moyen ordre, soit contre les seigneurs principaux, les anciens ducs, soit contre l’empereur, la monarchie et la hiérarchie /287/ féodale française se sont formées essentiellement par la violence et la pression exercée sur les seigneurs les moins puissants par les seigneurs les plus puissants, et sur ces derniers par le roi.
Sous le règne de saint Louis, la féodalité française est arrivée à son entier épanouissement; la royauté est encore féodale, mais la relation de suzeraineté avec toutes les seigneuries du royaume n’est plus l’objet de doutes, ni de contestations. Cette suzeraineté se manifeste dans le principe: « Toute justice émanant du roi, ou comte, toute laïe juridiction du royaume est tenue du roi en fief ou arrière-fief » (Beaumanoir), et, dans cet autre principe, moins universellement reconnu: « Le roi est le souverain fieffeux du royaume, » maxime qui avait pour conséquence de faire considérer le royaume tout entier comme un vaste fief. Depuis saint Louis, la féodalité décline: lorsqu’un système social a obtenu son maximum de puissance, il commence à s’arrêter, puis à descendre; d’autres intérêts surgissent, qui d’abord, sans combattre le système dominant, s’en séparent; ils l’attaqueront lorsqu’il aura perdu une partie de ses forces, car alors seulement celui-ci songe à se défendre. D’abord la féodalité était dans les besoins avant d’être dans les faits; c’est l’époque barbare. Elle a été ensuite dans les faits, ayant cessé d’être dans les besoins; c’est l’époque qui commence à saint Louis.
Lorsque la royauté commence à exercer un pouvoir législatif sur tout le royaume, elle cesse par là même d’être royauté féodale; elle est plus, et elle est autre chose. Cette transformation a été surtout l’œuvre des juristes, qui transportaient au roi de France les idées du droit impérial romain.
Du temps de Beaumanoir, on se bornait à déclarer le roi le gardien des coutumes; mais, bientôt après, Bouteiller /288/ l’appelle le maître des coutumes: « Sachez, dit-il, que le roi de France, qui est empereur dans son royaume, peut faire ordonnances qui tiennent et vaillent loi, ordonner et constituer, remettre et quitter, légitimer, affranchir, ennoblir, et en général faire tout et autant qu’à droit impérial appar tient. »
Les états généraux représentant tous les corps, et par conséquent tous les intérêts du royaume, auraient pu devenir une assemblée exerçant, conjointement avec le roi, le pouvoir législatif, mais, malgré quelques tentatives dans ce but, ils n’y parvinrent point et demeurèrent ce que la royauté voulait qu’ils fussent, un corps chargé de décréter les impôts que le gouvernement lui demande, une assemblée de contribuables; le droit de rendre des ordonnances faisant loi dans le royaume resta au roi, comme au seul survivant réel de l’ancienne féodalité et de tous les petits souverains.
Depuis la victoire de la royauté, la noblesse française est devenue une corporation politique, une classe, par opposition à la grande classe des roturiers. Cette classe siège comme deuxième ordre de l’Etat dans les assemblées des états du royaume; elle a le privilège d’occuper exclusivement certains emplois à la cour et à l’armée; elle a conservé, en outre, de grandes possessions territoriales, et exerce des droits très divers, tant de justice que de fief, sur les habitants des campagnes, autrefois ses hommes de poëte ou ses arrière-vassaux. Du reste, le service militaire que les vassaux devaient au seigneur n’existe plus, la plupart des châteaux-forts sont tombés entre les mains du roi, et les droits seigneuriaux, déjà bien diminués, sont soumis aux règles d’une juridiction créée et appliquée en dernier ressort par les employés royaux. /289/
La hiérarchie seigneuriale, qui, dans l’origine, se composait de seigneuries en principe indépendantes, mais plus ou moins reliées entre elles par les rapports vagues et mobiles de la suzeraineté, s’est transformée en une hiérarchie de rang plutôt honorifique que politique, car toutes les seigneuries sont politiquement soumises au pouvoir royal.
A la tête de cette hiérarchie de la noblesse sont les pairs du royaume. L’origine historique des pairs de France est incertaine, l’imagination s’est emparée de ce sujet et l’a quelque peu obscurci. Nous savons ce que c’était que la pairie féodale et comment elle se trouve dans tous les degrés de l’association dont la base est le fief.
La pairie française aurait donc dû, d’après le système du droit féodal, comprendre tous les vassaux immédiats de la couronne, ceux que les historiens appellent ordinairement les grands vassaux, ou les barons de France; mais il n’en est pas exactement ainsi. Sans parler de ceux qui font dériver les pairs de la Table ronde de Charlemagne, ou des électeurs d’Allemagne, ou de maintes autres hypothèses encore moins historiques que celles-là, et en s’attachant strictement aux faits, on est conduit à admettre que, durant les premiers siècles féodaux, les pairs de France sont les pairs féodaux; mais alors l’institution d’une pairie française n’existe pas encore; à proprement parler, la pairie n’est pas une distinction particulière, c’est une qualité que chacun revêt dans la sphère que lui assigne sa position dans le système féodal. La pairie française, et en même temps le chiffre de douze, qui aurait été celui des pairs du royaume, se trouvent mentionnés pour la première fois par Matthieu Paris, à propos du jugement que Philippe-Auguste rendit contre Jean-sans-Terre, roi d’Angleterre. Probablement le roi de France, ne trouvant /290/ pas opportun ou possible de convoquer tous les vassaux immédiats, se borna à appeler douze des principaux seigneurs du royaume, le nombre douze étant le minimum requis pour une cour seigneuriale. Ce précédent servit de règle, et l’on trancha ainsi à l’aide d’une fiction une difficulté peut-être insoluble, vu les circonstances dans lesquelles la monarchie se trouvait. Il faut d’ailleurs remarquer que, sur les douze pairs, les six pairs ecclésiastiques, savoir, l’archevêque de Reims et les évêques de Laon, Langres, Noyon, Châlons et Beauvais, n’étaient pas des vassaux immédiats de la couronne, mais seulement des vassaux du duché de France, et qu’en revanche, outre les six pairs laïques, savoir, les ducs de Bourgogne, d’Aquitaine et de Normandie, et les comtes de Champagne, de Toulouse et de Flandre, il y avait encore bien d’autres vassaux immédiats de la couronne, par exemple, les comtes de Vermandois, de Perche, d’Anjou, etc.
La cour des pairs se confondit dans la suite avec le parlement.
Le nombre des pairs ecclésiastiques resta le même; en revanche, celui des pairs laïques augmenta rapidement. Au commencement du XIVesiècle, les comtés de Toulouse et de Champagne et le duché de Normandie avaient été réunis à la couronne; Philippe-le-Bel remplaça les pairs supprimés du fait de cette réunion par les ducs de Bretagne et les comtes d’Anjou et d’Artois. Peu après, les comtes de Poitou, d’Evreux, de Maçon, de Nemours, d’Alençon, et les barons de Bourbon, furent élevés à la pairie; puis l’usage s’établit de donner en apanage des duchés-pairies à tous les princes du sang. Avant la Révolution, outre les princes du sang, on comptait quarante pairs laïques. Les anciens douze pairs avaient chacun leurs fonctions déterminées lors du couronnement. /291/
Les pairs avaient la préséance sur tous les autres nobles; ainsi, un baron, pair de France, passait avant un duc qui ne l’aurait pas été. Après les pairs viennent les ducs, puis les marquis, les comtes, les princes, les barons, les vicomtes et les châtelains. D’après l’édit de 1579, tout duché, ainsi que toute pairie, devait fournir un revenu d’au moins 8,000 livres; pour la pairie, ce chiffre fut élevé dans la suite jusqu’à 30,000. Un marquisat devait comprendre au moins trois baronnies et trois châtellenies; un comté, deux baronnies et trois châtellenies, ou une baronnie et six châtellenies. Mais cet édit n’eut pas de suite, et l’arbitraire royal fut complet dans cette matière.
Dès le XIVesiècle, la noblesse de race et de naissance, l’ancienne noblesse féodale, commença à être augmentée par la nouvelle noblesse, de création royale, la noblesse par lettres. Dans la suite, la concession des lettres de noblesse devint pour le fisc une abondante source de revenus. Certains emplois publics conféraient aussi la noblesse, et les docteurs en droit furent élevés, quant à leur personne, au rang de chevalier. La noblesse attachée aux hauts emplois était appelée noblesse de robe; elle passait aux descendants. Dans les emplois moins considérables, elle ne devenait héréditaire qu’après trois générations.
La distinction en haute noblesse et simple noblesse n’était ni aussi précise, ni aussi importante en France qu’en Allemagne; cependant elle existait. Les seigneurs, jusqu’aux châtelains y compris, formaient la haute noblesse et portaient le titre de chevalier, ou sire; les autres nobles s’appelaient seulement écuyers, ou gentilshommes.
On perdait la noblesse par jugement, ou par une occupation roturière. Sont censées occupations roturières, le /292/ commerce, sauf le commerce maritime, l’état de fermier, les états de procureur, notaire, huissier, greffier, etc., mais non ceux de médecin, avocat et juge.
L’émancipation des classes serves avait eu lieu d’abord par voie d’affranchissements individuels; elle eut ensuite lieu par masses, lors de l’émancipation des communes; mais cette émancipation concerne surtout la population urbaine.
Cependant, le mouvement communal du XIIe et du XIIIesiècle fut plus utile à la population des campagnes qu’on ne le penserait au premier abord. Beaucoup de communes rurales reçurent des chartes d’affranchissement de leurs seigneurs; d’autres entrèrent en relation de combourgeoisie avec des villes, et participèrent par là aux privilèges des habitants de celles-ci.
La faculté de se faire reconnaître homme du roi, accordée à tout sujet, fut un acte immense d’empiétement de la royauté à l’égard des seigneurs, mais dont on ne connaît pas encore bien, semble-t-il, les conséquences pratiques. Au reste, la seule faculté d’acquérir le droit de bourgeoisie dans une commune libre, au moyen d’un séjour d’un an, dut rendre fort difficile aux seigneurs le maintien rigoureux de leurs droits sur les classes serves. A la fin des temps féodaux, le servage avait à peu près disparu de l’ancienne France royale, et ne se maintenait guère que dans les provinces qui étaient autrefois de l’empire, comme, par exemple, la Franche-Comté.
Ce n’est pas ici le lieu de retracer l’histoire des destinées du tiers-état, ou de la bourgeoisie, en France, depuis la chute de la féodalité; le rôle des villes dans les mouvements du XVesiècle et dans les parlements; les privilèges des bourgeois; les institutions des tribus; l’histoire de l’asservissement des communes libres sous le niveau général imposé /293/ par la royauté absolue; le réveil vainqueur du tiers-état à la fin du siècle passé; toutes ces choses appartiennent à l’histoire politique, ou à l’histoire des communes, plutôt qu’à celle de la féodalité.
Dans le midi de la France, on remarque, comme dans les villes d’Italie, une bourgeoisie patricienne, qui était tenue comme noble, aussi bien que la noblesse féodale; cette particularité ne se trouve pas dans le nord.
/294/
§ II.
Déclin de la féodalité en Allemagne.
En Allemagne, la concession du privilège de non evocando faite aux états de l’empire par la bulle d’or donnée par Charles IV, en 1354, et l’abandon que cet empereur fit aux états des principaux droits d’avouerie impériale qui subsistaient encore, marquent le moment où la landhoheit est devenue une landherrlichkeit (souveraineté territoriale complète), et où, à l’empire féodal du moyen âge succède une vaste confédération d’états présidée par un empereur. La bulle d’or constitua aussi d’une manière définitive le mode électoral, qui dès lors a été suivi pour l’élection de l’empereur aussi longtemps que l’empire d’Allemagne a existé.
Ce n’est pas Charles IV qui a créé le privilège des sept électeurs; le privilège de quelques-uns des princes de l’empire de choisir l’empereur date de la fin du XIIIesiècle. L’usage s’était introduit d’abord de faire présenter à l’assemblée des états de l’empire un candidat par une commission composée des plus considérables d’entre les princes. Otton de Freisingen nous apprend que cela fut mis en pratique lors de l’élection de Frédéric Ier: « Cum de eligendo principe primates consultarent tandem ab omnibus Fredericus in regem sublimatur. » Ensuite le choix lui-même resta aux membres de cette commission. En 1273 déjà, lors de l’élection de Rodolphe de Habsbourg, il n’est plus question des états: /295/ « Principes electores, quibus in romani electione regis jus competit ab antiquo, vos ad imperii regimen erexerunt. »
La bulle d’or ne fit donc que confirmer et traduire en loi de l’empire le droit exclusif que l’usage avait conféré aux sept électeurs. Ces électeurs étaient les trois archevêques de Mayence, Cologne et Trêves, le palatin du Rhin, le duc de Saxe, le margrave de Brandebourg et le roi de Bohême. Les électeurs laïques revêtaient en même temps les quatre emplois principaux de la cour impériale: le palatin était Truchsess, le duc de Saxe, grand maréchal, le margrave de Brandebourg, archi-chambellan, et le roi de Bohême, grand échanson. Lorsqu’au XVIIesiècle, le duc de Bavière reçut la dignité d’électeur, on créa pour lui un cinquième office de cour, celui d’archi-trésorier. Au commencement du XVIIIesiècle, on créa un neuvième électorat pour le duché de Brunswick; l’élection se faisait à Francfort, et le couronnement avait lieu à Aix-la-Chapelle. Charles-Quint est le dernier empereur qui ait porté le titre de roi des Lombards; mais le successeur désigné à l’empire portait autrefois celui de roi des Romains.
Les états de l’empire, dans la période de l’histoire d’Allemagne qui commence à la bulle d’or, formaient une hiérarchie dont la composition et le rang sont déterminés plus nettement et un peu autrement que dans l’époque antérieure. Au premier rang sont les électeurs; au deuxième rang, les princes ecclésiastiques et laïques. Parmi les premiers, on compte un archevêque, dix-neuf évêques, quatre abbés, trois prieurs, les grands maîtres de l’ordre teutonique et celui de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et, depuis la Réformation, deux évêques de la confession évangélique; outre les cinq électeurs, on comptait encore trente-cinq princes laïques. Au troisième rang, il y a vingt-trois prélats immédiats /296/ et onze abbesses, deux commandeurs de l’ordre teutonique, quatre chapitres de femmes appartenant à la confession évangélique, et cent-trois comtes ( tous les seigneurs immédiats et membres des états ayant pris le titre de comte); parmi ceux-ci, il y en a quelques-uns qui, comme les comtes de Stolberg, par exemple,, étaient tombés dans la dépendance et le vasselage d’un prince et avaient néanmoins conservé le droit de siéger aux états; c’est là une exception tout à fait contraire au système général de la constitution; à l’inverse, il y a aussi des seigneuries immédiates qui n’ont pas de siège aux états. Enfin, au quatrième rang, viennent les députés de cinquante et une villes. Le nombre total des territoires ayant voix dans les états était de deux cent soixante-six.
Le lien qui unit les états à l’empereur est toujours le rapport féodal, et l’investiture, accompagnée de formalités diversifiées selon le rang de l’investi, est toujours accordée par l’empereur. Le fief pouvait, en conséquence, être retiré pour cause de félonie; mais, par le fait, ce lien féodal n’était presque plus sensible.
Pour faciliter l’administration de l’empire et lui donner un peu plus de force, on divisa l’Allemagne en six cercles, dans lesquels n’étaient compris ni les domaines de la maison d’Autriche et la Bourgogne, ni le territoire du comte palatin. Cette organisation fut établie en 1500, sous le règne de Maximilien Ier. Ces cercles sont ceux de Franconie, Bavière, Souabe, Haut-Rhin, Bas-Rhin, Westphalie et Saxe. En 1512, on fit deux cercles des états du palatin, celui du Rhin-Electoral et celui de la Haute-Saxe; un cercle des pays allemands de la maison d’Autriche, et un cercle de la Bourgogne. Le nombre normal des cercles a dès lors été de dix. Chaque cercle avait sa direction nommée par les états du cercle et /297/ chargée d’exécuter les décisions de la chambre impériale et de maintenir la paix publique; les états de chaque cercle devaient fournir un contingent déterminé en hommes et en argent. Les contingents d’hommes formèrent l’armée impériale et remplacèrent le service des vassaux de l’empire et des avoueries impériales, qui avaient disparu.
Depuis la poudre à canon, et particulièrement depuis les guerres des Hussites, le système militaire avait changé; les chevaliers et la milice des villes avaient été remplacés par des troupes soldées, que chaque état se procurait de la manière qui lui convenait le mieux.
La classification des personnes, sous le double point de vue de la liberté personnelle et du service militaire impérial, se maintint jusqu’au XVesiècle; mais, à côté de ces deux principes dirigeants et des distinctions dont ils étaient la base, s’était formé un troisième principe de distinction entre les personnes, tiré de la profession, qui se combina avec les autres et finit même par les dominer. De là, la répartition de la nation en haute noblesse, petite noblesse, bourgeoisie et ordre des paysans, résultat de ce nouvel état de choses.
La haute noblesse se compose des princes, des comtes et des seigneurs immédiats, ou barons dans le sens primitif; ce sont les semperfreien des livres de droit; quelques familles se donnèrent même cette désignation de semperfreien comme un titre attaché à leur nom. Félix Malleolus, cité par Walther, s’exprime ainsi au sujet de cette classe: « Majores qui vulgo dicti sunt semperfreien, propriè barones vel valvassores majores dicuntur et de baronia aut dominio baronis investiti sunt ab antique. » La plupart de ces seigneurs prirent le titre de comte depuis le XVesiècle. Lorsqu’on commença à donner aux mittelfreien le titre de nobiles, on /298/ appela les semperfreien, majores nobiles, illustres, nobiles summæ sortis, et en allemand hochfreien.
Le fondement historique de la haute noblesse est donc la seigneurie immédiate, donnant droit de siéger aux états; mais l’empereur ayant, par grâce spéciale, commencé à élever des individus à un état qui n’était pas le leur, la dignité de comte et de freiherr fut accordée à des familles qui n’étaient que ritterburtig, par exemple, à des ministériaux; et par le fait que l’on avait été gegräfft und gefreiet par l’empereur, on était placé dans la haute noblesse. Cet usage donna lieu cependant à des réclamations de la part de l’ancienne noblesse d’empire, et il fut établi que les nouveaux comtes n’auraient siège aux diètes qu’autant qu’ils posséderaient un territoire immédiat suffisant. Ainsi, la possession de la haute noblesse ne rend pas par elle-même le sujet d’un landherr seigneur immédiat, et la seigneurie immédiate ne donne pas nécessairement siège aux états.
Les mittelfreien, consistant dans les familles d’anciens propriétaires libres, vassaux ou ministériaux, nés ritterburtig et vivant eux-mêmes conformément à la rittersart, reçurent, depuis le XVesiècle, le prédicat de nobilis, et on les appela minores, ou inferiores nobiles. Par le changement du système militaire et la cessation du service militaire féodal, les rapports de profession (rittersart), qui faisaient de l’ordre équestre un état particulier, cessèrent; mais l’état de naissance subsista et continua à former un corps privilégié. Les fiefs pouvant être acquis par toutes les classes d’hommes libres, la possession d’un fief ne fut plus une cause d’admission dans cet état, et l’on put voir un roturier posséder un fief noble. La naissance fut donc le seul caractère distinctif de la basse noblesse, et ici la roture de la mère ne nuisait pas, un père /299/ noble suffisait; car on appliquait le principe du droit romain d’après lequel la femme acquiert l'état de son mari. La basse noblesse pouvait être conférée par lettres de l’empereur; cet usage prévalut surtout depuis le règne de Charles IV; il existait en France bien auparavant. Il eut pour conséquence de faire mettre en oubli la preuve des quatre générations de liberté; la noblesse remontant à quatre générations, ou noblesse de chapitre, ne fut exigée que dans quelques cas tout à fait spéciaux, l’ancienne noblesse trouva elle-même commode de se faire reconnaître par diplôme impérial. Du reste, l’ennoblissement était un droit qui, en Allemagne, était exclusivement réservé à l’empereur; conféré par un prince, il n’aurait pas été reconnu. Vu l’importance qu’acquéraient les juristes, soit dans les tribunaux, soit dans les conseils des princes, le grade de docteur en droit fut aussi considéré comme conférant la noblesse personnelle; les docteurs avaient même rang avant les nobles qui n’étaient pas personnellement chevaliers.
Comme en France, la noblesse pouvait se perdre par l’exercice d’une profession roturière. La perte de la noblesse était aussi prononcée comme peine, mais ce droit n’appartenait qu’à l’empereur. Voici la formule d’un tel jugement: « Un tel est dépouillé de tout honneur, noblesse, origine, dignité, race, nom, écu, haubert, armoiries et joyaux; il est rejeté de la société et de la communauté de la noblesse et placé dans la troupe des animaux dépourvus de raison et des hommes sans honneur, dont il s’est montré le semblable. »
Dans la basse noblesse, la chevalerie d’empire (reichsritterschaft) forme une classe à part; elle se composait des possesseurs de fiefs immédiats de l’empire qui ne faisaient point /300/ partie des états, qui n’étaient pas reichsstände. Au XIVesiècle, lorsque la landhoheit n’avait pas encore acquis tout son développement, une grande partie de la chevalerie, surtout en Souabe, en Franconie et dans les contrées du Rhin, forma des associations dont le but était de rendre leurs membres indépendants de la landhoheit, et de conserver leur rapport direct avec l’empire. Ces associations furent favorisées par l’empereur, qui leur accorda expressément, pour leurs personnes et leurs possessions, les droits de sujets immédiats, et en outre quelques-uns des privilèges attachés à la landhoheit, ainsi qu’une organisation particulière. Cette classe est appelée moyenne noblesse par quelques écrivains; dans ses rangs se trouvent un certain nombre d’anciens seigneurs qui n’ont pas conservé les droits d’état d’empire.
Dans les villes où les schœffenbarfreien s’étaient maintenus et avaient donné naissance aux familles (rathsfähigen geschlechter), beaucoup de membres de cette classe conservèrent la vie chevalière (rittersart), elles appartenaient par conséquent à la classe des ritterburtigen. Ces familles commencèrent à porter le nom de patriciennes au XIVesiècle; elles pouvaient posséder des fiefs aussi bien que les familles nobles de la campagne, et formèrent, dans beaucoup de villes, une corporation à part.
Les chevaliers cherchèrent bien à contester ces droits aux familles patriciennes, sous prétexte qu’elles faisaient partie de corporations roturières, mais ils échouèrent en général, et les patriciens obtinrent même des garanties formelles de leur condition de la part de l’empereur. Au XVesiècle, les chevaliers prétendirent aussi refuser aux patriciens le droit de concourir aux tournois, mais cette exclusion ne fut généralement admise que pour les personnes qui avaient dérogé en exerçant des professions industrielles ou en se mésalliant. /301/
L’organisation des villes, qui en faisait des communautés se gouvernant elles-mêmes, eut pour effet tout naturel de faire de leurs habitants une classe particulière. Jusqu’au XIIIesiècle, on rencontre dans la population les divers états qui existent dans le reste de la nation; mais, peu à peu, les relations de ministérialité et de dépendance, ou de servage, dans lesquelles se trouvaient une grande partie des habitants des villes, s’effacèrent, se perdirent de vue, et les habitants des villes formèrent une masse homogène, l’ordre de la bourgeoisie, dans lequel les idées de liberté démocratique trouvèrent un milieu particulièrement favorable. Les tribus (zunft) s’opposèrent quelque temps à l’admission des non-libres, mais, à la longue, elle eut lieu nonobstant.
L’amélioration continue de la condition des non-libres et des demi-libres dans les campagnes, concordant avec un mouvement en sens inverse dans la classe des paysans libres, la conséquence en fut la réunion finale des cultivateurs libres et non-libres en un ordre, ou état des paysans (bauerstand), qui se plaça à côté de la bourgeoisie et de la noblesse. Cela arriva aussi au XVesiècle. Comme on ne savait plus bien à quoi reconnaître la servitude et la liberté, les jurisconsultes, poussés par le progrès des idées, estimèrent qu’il fallait présumer la liberté et prouver la servitude. Les charges résultant du hofrecht, bien qu’issues souvent de la servitude, furent converties en charges réelles, et parfois imposées, fort à tort, aux paysans d’origine libre comme aux autres.
Cependant, on ne doit pas admettre qu’il y ait eu une même condition juridique pour toutes les classes renfermées dans l’ordre des paysans; bien au contraire, des différences notables subsistèrent et rappellent les anciens rapports. Ainsi, /302/ il y avait des paysans qui avaient la pleine propriété de leur domaine et n’étaient soumis à aucune avouerie; c’étaient les successeurs des anciens freiebauern et des schœffenbarfreien, qui avaient embrassé l’état de paysans; d’autres tenaient leur terre en fermage, ou en emphythéose, soit à titre héréditaire, soit à temps; d’autres encore, bien que libres et propriétaires, étaient soumis à la schutzherrschaft d’un seigueur auquel ils devaient un cens; ceux-ci rappellent les biergelden et les vogtleuten; d’autres n’étaient encore que demi-libres et rappellent les lassi. Mais les droits de ces diverses classes ne se conservant guère par des documents écrits, et donnant fréquemment lieu à contestation, ces classes furent souvent prises les unes pour les autres; les rapports juridiques des unes furent appliqués aux autres, et il finit par y avoir entre elles une très grande confusion.