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Mémoires et documents de la Société d’histoire de la Suisse romande

Edition numérique

Edouard SECRÉTAN

Essai sur la féodalité:
Chapitre I
De l’origine et de la formation du système féodal

Dans MDR, 1858, tome XVI, pp. 1-110

© 2022 Société d’histoire de la Suisse romande

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CHAPITRE PREMIER

DE L’ORIGINE ET DE LA FORMATION DU SYSTÈME FÉODAL.

§ I.
De la féodalité en général.

Qu’est-ce que la féodalité? Cette question se présente naturellement au début d’un travail de ce genre, et il n’est pas très facile d’y répondre avec précision. La féodalité peut être envisagée comme une époque historique, comme un système ou un corps d’institutions juridiques, comme un mode d’organisation sociale. Le mot féodalité réveille simultanément dans l’esprit ces divers sens, qui rentrent jusqu’à un certain point les uns dans les autres, se définissent instinctivement les uns par les autres, mais qu’il faut pourtant distinguer, si l’on veut être clair.

Si nous considérons la féodalité comme une époque /2/ historique, nous dirons que c’est l’époque dans laquelle prévalait le système social qui avait pour base le fief. Lorsqu’on veut la déterminer par des dates, on la place ordinairement entre le IXe et le XVe siècle, c’est-à-dire entre le démembrement de l’empire franc et le commencement des temps modernes; c’est, en effet, pendant ce laps de temps que le système féodal a dominé dans la société européenne. Il ne faut pas perdre de vue, cependant, que les premiers développements, les premières phases de l’époque féodale embrassent toute l’époque désignée par les historiens sous le nom d’époque barbare; que cette époque se prolonge, pour la plus grande partie de l’Europe, sous beaucoup de rapports, jusqu’à la Révolution française; et que même, pour quelques contrées de l’Europe, l’époque féodale n’est point encore entrée dans le domaine du passé.

Envisagée comme système juridique, la féodalité prend une signification équivalente à celle de droit féodal; mais ce terme aussi peut être entendu dans des sens plus ou moins étendus. Dans le sens le plus large, il comprendrait toutes les institutions et toutes les doctrines juridiques de l’époque féodale; dans le sens le plus restreint, il comprendrait seulement celles de ces institutions et de ces doctrines qui concernent le fief, contrat d’une nature particulière d’après lequel la possession et la jouissance d’une certaine terre est assurée à quelqu’un, moyennant l’engagement que prend le possesseur de rendre au propriétaire direct de la terre certains services compris en général dans le devoir de fidélité 1 . /3/ On pourrait encore, entre l’acception stricte et l’acception large des mots droit féodal, indiquer certains intermédiaires qui se détermineraient plus ou moins arbitrairement.

Envisagée comme mode d’organisation sociale, l’expression de féodalité s’applique, dans le langage de la science moderne, à tous les systèmes sociaux dans lesquels la propriété affecte cette forme particulière qu’elle avait en Europe pendant la féodalité du moyen âge, mais qu’elle a eue aussi dans d’autres moments historiques; en d’autres termes, à tout système social qui fait reposer l’obligation de certains services envers l’Etat et le droit correspondant sur la possession d’une certaine terre.

Evidemment, cette acception nouvelle du terme de féodalité est une acception dérivée. Dans certains moments, où la société était organisée féodalement, le contrat féodal et le fief, d’où l’on a tiré le mot féodalité, n’existaient en aucune manière; on applique à l’organisation sociale de ces moments historiques le nom qui a servi à désigner l’époque la plus connue et la plus rapprochée avec laquelle ces moments ont une grande analogie.

Dès la plus haute antiquité, en effet, et dès lors, à diverses époques et chez des peuples sans rapports directs les uns avec les autres, on découvre des institutions qui ont la plus grande ressemblance avec les institutions féodales, des états sociaux à peu près pareils, quant au régime de la propriété, à celui qui régissait l’Europe au moyen âge. L’existence de ce fait considérable dans l’histoire de l’humanité s’expliquera à mesure que nous nous rendrons compte des éléments qui constituent cet état social auquel on donne le nom de féodalité.

On a encore employé quelquefois le mot de féodalité pour /4/ désigner une certaine portion, un certain élément de la société; on a opposé la féodalité à l’Eglise, aux communes, à la royauté, éléments de la société qui étaient sans doute moins exclusivement féodaux que la classe des possesseurs de fiefs, mais qui faisaient néanmoins tous partie du même système. Cette dernière acception ne doit pas nous arrêter, car elle est secondaire et ne risque pas de se confondre avec les autres.

Le but de nos recherches sera les institutions juridiques de l’époque féodale, ou plus précisément encore le droit féodal dans l’Europe du moyen âge; mais, avant tout, ne conviendrait-il pas de s’enquérir de la cause qui a produit, en des temps et des lieux si divers, cet état social auquel on donne le nom de féodal, lequel a produit lui-même les institutions propres à l’époque particulière qui va nous occuper?

La constitution politique et sociale d’un peuple est déterminée par la liberté, lorsque dans ses institutions l’homme cherche à réaliser cet idéal de la loi morale qu’il porte en lui, dans sa raison et dans sa conscience; elle est déterminée par la nécessité, en ce sens qu’elle dépend aussi des conditions matérielles dans lesquelles chaque peuple est placé, conditions dont l’influence se fait nécessairement sentir, car l’homme est un être matériel aussi bien que spirituel, soumis aux lois physiques de la nature aussi bien qu’à celles de la morale et de la religion.

Au nombre de ces conditions, qui modifient les institutions sociales d’une manière nécessaire, sont en première ligne les circonstances économiques, qui de leur nature s’imposent plutôt qu’elles ne se choisissent. L’homme cherche son mieux, seulement il peut se tromper ou être empêché de l’atteindre par des intérêts particuliers dont l’action se trouve quelquefois plus puissante que celle de l’intérêt général. /5/

Lorsqu’en raison des circonstances économiques dans lesquelles une société est placée, l’Etat est amené à concéder la jouissance de la terre pour rémunérer les services publics, l’ordre de choses qui résulte d’un tel rapport est la constitution féodale dans le sens le plus large que ce terme puisse recevoir.

Un tel état de choses se produit, soit lorsque la richesse sociale ne s’est pas encore développée suffisamment, soit lorsqu’une décadence divitiale, survenue par l’effet de telles causes que ce soient, ramène la richesse sociale à un état d’infériorité équivalent à un incomplet développement.

Pour faire saisir notre pensée, nous serons obligés d’aborder un instant le terrain de l’économie politique et par là même d’emprunter quelque peu son langage.

A l’origine des sociétés, la terre est, comme tous les autres agents naturels, à la disposition de qui veut s’en servir. L’agriculture est sur le même pied que les autres industries, qui rendent un revenu proportionné au travail qu’on leur applique et au capital qu’on leur sacrifie; de là la progression si rapide de la richesse au début de la société. Mais, au fur et à mesure que les foyers de consommation s’accroissent et qu’une plus grande civilisation se développe, l’agriculture rencontre dans la production des difficultés naturelles, qui font qu’au lieu de tendre, comme les autres industries, à produire toujours meilleur marché, elle tend au contraire à produire toujours plus cher. L’agriculteur est obligé de cultiver des terres de qualité inférieure; or, les capitaux et le travail ne se porteront pas sur ces terres inférieures si leurs profits ordinaires ne sont pas assurés. Les produits des terres inférieures, le blé, par exemple, se vendra plus cher, attendu qu’il s’agit ici d’objet de première nécessité. Lorsqu’il /6/ s’agit d’objets de cette catégorie, c’est le producteur et non le consommateur qui fait le prix du marché, par la raison que, si le producteur ne pouvait retirer de ses produits le prix qui lui est nécessaire pour l’indemniser du capital qu’il a employé pour produire et le faire vivre en outre, il ne cultiverait pas, et la disette se produisant ramènerait forcément les prix au taux qui lui permet de travailler. — Cela posé, du moment que le blé des terres de seconde qualité se vend plus cher, celui qui a cultivé les terres de première qualité, c’est-à-dire celles qui se cultivent à meilleur marché, profite de la hausse puisqu’il vend aussi cher que les autres producteurs, qui gagnent moins que lui. La différence au profit des terres de première qualité est ce que l’économie politique appelle la rente des terres ou la rente simplement.

La propriété du sol n’est pas la cause de la rente, elle en est l’effet; elle ne fait que déterminer à qui la rente est attribuée. Dès que les terres de seconde qualité sont cultivées, il faut que la propriété se fixe; sans cela, il n’y aurait que désordre, chacun cherchant à cultiver les terres qui produisent la rente de préférence à celles qui ne la produisent pas; force est donc, du moment que la rente existe, d’attribuer la propriété foncière à quelqu’un: ou à l’Etat, ou aux individus.

Si, au lieu de passer à la culture des terres de seconde qualité, l’agriculteur préfère employer son capital à faire produire plus des terres de première qualité, la rente naît également, car la terre ne produit pas en raison directe du capital employé sur elle, en dehors de certaines limites. Mais ce procédé est déjà plus artificiel que celui qui consiste à cultiver les terres de seconde qualité qui sont en friche.

La rente est un bénéfice propre à l’agriculture seulement, vu que, dans l’agriculture, le prix des produits est, /7/ avons-nous dit, réglé par ceux d’entre eux qu’on obtient dans les conditions les moins favorables, au rebours des autres industries, qui ne sont pas de première nécessité comme l’agriculture, et dans lesquelles par conséquent le prix des produits est déterminé par les produits obtenus dans les conditions les plus favorables, le prix étant ici fait non par le producteur, mais par le consommateur.

Dans les époques primitives, l’appropriation du sol serait un non-sens, car, au lieu de favoriser les progrès de l’économie nationale, elle leur serait contraire. On cultive les meilleures terres, et celui qui exploiterait des terres d’inférieure qualité ferait une chose absurde, aussi longtemps qu’il y a des terres de première qualité vacantes. Alors la vie est vagabonde, chacun va chercher les bonnes terres où elles sont, laissant de côté les moindres qu’il a sous la main, mais qui demanderaient plus de peine pour un moindre profit.

Lorsque la population s’accroît trop sur un espace donné, on se disperse; « les uns prennent l’orient, les autres l’occident. » Mais quand, avec le temps, un peuple, une tribu, vient à être resserré dans un espace qu’il ne peut plus ni changer, ni agrandir et là se multiplie encore au point d’être obligé de cultiver les terres de seconde qualité, dans cette condition, la rente naît; la répartition des terres qui forment le territoire du peuple entre les familles qui le composent devient en conséquence nécessaire.

L’Etat ayant besoin de services pour remplir les fonctions qui le constituent, on trouve juste d’imposer ces services à ceux qui possèdent les meilleures terres, celles qui donnent à leur possesseur un bénéfice net en surplus des frais ordinaires de l’industrie et du travail.

Ou, plus exactement encore, comme les services rendus à /8/ l’Etat sont des fonctions, les fonctions publiques deviennent un privilége, onéreux sous certains rapports, mais utile sous d’autres, auquel vient s’unir comme compensation le privilége, uniquement avantageux, de jouir des meilleures terres. Par là, la rente, en forçant d’abord l’appropriation du sol, et secondement l’adjudication des terres rentives aux détenteurs des fonctions publiques, devient la base d’une aristocratie que nous pourrons appeler féodale, aux termes de la définition que nous avons donnée. C’est là la féodalité primitive, telle qu’elle se produit à l’enfance des sociétés.

Voici donc, en résumé, l’histoire des débuts de ces sociétés: Les peuples primitifs, occupant de très vastes espaces relativement au nombre d’individus, l’appropriation du sol n’a pas lieu d’abord, car on n’en a pas besoin. Dans cet état primordial, il peut y avoir territoire déjà, mais il n’y a pas encore de propriété foncière. C’est le peuple qui s’assied dans des limites plus ou moins vagues, ou plus ou moins déterminées. Il arrive un moment où l’on ne peut plus recourir à l’émigration pour remédier au trop plein de population, et où deux peuples se disputent un territoire qu’ils convoitent également; la guerre arrêtera quelque temps les progrès de la population, mais bientôt celle-ci augmente encore en dépit de l’extermination de l’homme par l’homme qui a commencé, et le peuple resserré entre d’autres peuples en vient à se répartir le territoire national. L’Etat reconnaît alors aux diverses tribus qui le composent un territoire spécial dont chacune tirera le meilleur parti qu’elle pourra. C’est ordinairement à cette phase que naît l’agriculture, car il faut songer à tirer de la terre un plus grand profit que celui qu’on en retire par la chasse et le pâturage.

D’abord, chaque tribu cultive seulement ses meilleures /9/ terres, mais la tribu s’accroît encore, et comme nul ne choisirait volontairement les terres inférieures, les chefs des tribus doivent opérer une nouvelle répartition, de nouveaux cantonnements; alors la propriété devient familiale; alors aussi on commence à cultiver les terres de seconde qualité, et de cette circonstance naît la rente; le bénéfice résultant de la différence de fertilité qui existe entre les terrains est bientôt remarqué, et les chefs s’adjugent les bons à charge de rendre à l’Etat les services fonctionnels qui lui sont nécessaires, et dont les propriétaires de terres inférieures pourront être dispensés. Or, avons-nous vu, cette propriété d’une terre liée à un service public, c’est le fief, et l’état féodal est le système qui fait reposer les services publics sur la possession de certaines terres. Cet état féodal, qui naît en même temps que l’appropriation privée du sol, est pour ainsi dire la première forme de l’impôt.

Ainsi, à la phase monarchique et patriarcale succède la forme monarchique et féodale, dans laquelle la propriété des terres cultivées est encore un privilége. Lorsque les terres inférieures seront aussi réparties et qu’un beaucoup plus grand nombre arriveront à la propriété du sol, on sera parvenu à la phase démocratique et individuelle. Il est aisé de s’apercevoir qu’à chaque évolution de la propriété correspond un progrès dans la liberté, et qu’en fait, l’inégalité des terres est un des plus puissants leviers pour la civilisation.

Outre l’appropriation du sol et la rente qui en est le résultat immédiat, l’aristocratie a encore une autre cause dans l’histoire de l’humanité, savoir la conquête, et l’esclavage qui en est la triste conséquence; mais la rente à elle seule pourrait donner naissance à une aristocratie féodale sans le secours de l’esclavage. /10/

La féodalité primitive s’allie ordinairement avec l’esclavage; dès les premiers jours, l’homme n’eut pas de plus redoutable ennemi que l’homme; de très bonne heure, les forts ont confisqué la liberté des faibles; à peine l’homme a-t-il pu accumuler son travail, à peine le travail a-t-il acquis par là une valeur aux yeux des autres, que le faible, en proie aux injustes convoitises, a été forcé par la violence à travailler au profit de son semblable, et, par un étrange pervertissement, le surplus du travail, moyen principal par lequel l’homme acquiert la liberté, est devenu la cause qui la lui a fait perdre.

Or, le moment où la rente se produit est justement celui où le travail de l’homme commence à devenir précieux pour autrui. Nulle part vous ne voyez l’esclavage là où il n’est pas productif. Plus les progrès économiques s’accomplissent, plus la richesse augmente. Plus la liberté extérieure est grande chez ceux qui la conservent, plus aussi les esclaves sont recherchés. Plus l’esclavage se consolide, plus il devient dur, absolu à l’égard de ceux qui le subissent.

Voilà comment, par une loi de l’économie sociale que l’histoire a vérifiée, la naissance d’une aristocratie féodale à laquelle la possession de la rente permet de vivre exempte de travail manuel, et par conséquent permet de consacrer ses loisirs au service et au gouvernement de l’Etat, coïncide constamment avec le développement de l’esclavage, cette violation odieuse des droits de l’humanité!

Cette coïncidence est d’autant plus naturelle, qu’ainsi qu’on l’a dit tout à l’heure, pour s’assujettir aux travaux pénibles qu’exige l’agriculture, et surtout la culture des terres inférieures, l’homme dut y être contraint. De rudes combats, des guerres cruelles eurent lieu entre les peuples primitifs /11/ quand, poussés par l’accroissement de la population, ils se rencontrèrent sur leurs limites naturelles. L’esclavage fut le fruit de ces guerres, qui ont en partie précédé l’agriculture, mais l’agriculture et les sueurs qu’elle exige de celui qui lui demande sa subsistance ont poussé à l’esclavage en en faisant apprécier l’utilité.

Chez les peuples anciens de l’Asie, la propriété du sol appartient à l’Etat; sous ce rapport, elle est encore arrêtée dans la phase que j’ai appelée monarchique; mais une tendance à entrer dans la phase aristocratique ou féodale se manifeste de diverses manières, selon le caractère particulier de chaque peuple.

Chez les Juifs, chaque tribu, et dans chaque tribu, chaque famille a reçu une part du sol en usufruit; cette part ne pouvait ni être aliénée, ni sortir de la famille qui l’a reçue d’abord. L’individu peut se priver de la terre pour un temps, seulement il a toujours le droit de la racheter, et ce droit passe à son plus proche parent, disposition qui rappelle le retrait lignager du droit féodal. Dans tous les cas, lors du jubilé qui avait lieu tous les cinquante ans, la terre aliénée revenait à la famille de ses anciens possesseurs. La famille possédait sa part à titre de fief, car à cette possession étaient liées certaines charges de services envers l’Etat. Les maisons appartenant à la tribu de Lévi, c’est-à-dire au sacerdoce, ne pouvaient être aliénées, et ainsi participaient au sort de la terre, tandis qu’en général, les maisons étaient aliénables. Au moyen âge, on retrouvera la même distinction.

Dans l’Inde, où le régime de la caste domine à la fois l’Etat et l’individu, la propriété n’existe pas plus que la liberté. Le travail est divisé hiérarchiquement entre les castes, la terre et les choses sont réparties en vue du travail général. /12/ Nous n’avons donc ni la propriété féodale, telle que nous venons de la trouver, en ébauche du moins, chez le peuple hébreu, ni à plus forte raison la propriété franche qui suppose la liberté du possesseur.

En Egypte, où les castes existent aussi, la terre appartient en toute propriété à l’Etat, et l’agriculteur vit sur elle comme fermier. Ce système dure encore aujourd’hui.

En Chine, les terres n’appartiennent pas non plus aux individus; elles sont divisées en cinq classes: la première est le domaine de l’empereur; la deuxième, le domaine national; la troisième appartient aux dignitaires de l’Etat, jouissant de l’exemption d’impôt; la quatrième contient les terres soumises à l’impôt; la cinquième sert de solde aux soldats. C’est le système bénéficier du moyen âge appliqué à tous les degrés de la hiérarchie, mais dominé toujours par le principe de la propriété réelle de l’Etat.

La Grèce a vu la propriété naître et se développer en passant par toutes les phases auxquelles elle est appelée. L’époque pélagique nous laisse entrevoir dans son obscurité une propriété du genre monarchique. Une partie des terres appartient au temple autour duquel est groupée la nation, l’autre appartient au roi. L’Etat et la religion se distinguent déjà jusqu’à un certain point.

La propriété des tribus ou des héros vient bientôt s’établir à côté de la propriété de la nation. L’époque hellénique voit la propriété devenir réellement aristocratique et féodale. Le pouvoir et les terres appartiennent aux chefs de famille des tribus conquérantes; les vaincus, comme les Penestes de Thessalie et les Ilotes de Sparte, sont des serfs de la glèbe de la plus basse condition. Les Ioniens avaient agi un peu différemment que les Doriens. Dans l’Attique, ils avaient occupé /13/ les bonnes terres de la plaine et relégué les anciens habitants dans les terres moins fertiles de la montagne et de la côte. A la jouissance des bonnes terres correspond l’obligation de défendre l’Etat; la classe dominatrice a tiré de là le nom d’hippobotes (ceux qui combattent sur des chariots). Au rebours de la féodalité germanique, les aristocraties de l’époque hellénique résidaient dans les villes et tenaient de là les campagnes dans leur sujétion. La phase féodale ne dura guère en Grèce; les constitutions de Lycurgue et de Solon furent toutes deux une réaction contre l’oligarchie et une transition vers la démocratie, mais par des chemins différents.

Nulle part plus qu’à Rome l’histoire de la propriété n’est liée à celle des institutions politiques. Comme en Grèce, on combattait à la fois pour la propriété et pour la liberté; mais, en Grèce, on recherche plutôt le pouvoir, et à Rome, la propriété. La propriété tenait des deux principes de civilisation orientale et occidentale qui, à Rome, ont leur point de contact; la propriété de l’Etat, ager publicus, correspond à la première; la propriété des familles, ager privatus, agri limitati, correspond à la seconde. L’ager privatus était primitivement réparti entre les familles des curies romaines.

L’ager publicus devait subvenir aux dépenses de l’Etat; on en accordait la jouissance aux patriciens, qui cédaient à leur tour des portions de ces terres à leurs clients. La plebs, exclue de l’ager publicus, tandis que la charge du cens et celle du service militaire pesaient lourdement sur elle, n’avait d’autre alternative que de devenir cliente des patriciens pour participer aux terres publiques, sans cesse accrues par la conquête, ou de s’emparer directement de ces terres, et pour cela du pouvoir de les conférer. Tel est le fond des insurrections plébéiennes de l’époque de la république. /14/

Des concessions opportunes, la fondation de colonies apaisaient pour un certain temps des exigences qui, bientôt après, surgissaient derechef; enfin, après de longues luttes, la puissance tribunitienne fait obtenir aux plébéiens le partage du domaine public, et de ce moment date l’anéantissement de la puissance patricienne; les grandes fortunes, les optimates, remplacent l’aristocratie de race; la plèbe n’y gagna pas grand’chose, la chute des Gracques les empêcha de relever la propriété moyenne, qui seule eût pu sauver l’Etat, et la république devint la proie d’ambitieux, qui entraînèrent les pauvres après eux par l’appât de fallacieuses largesses. Ainsi, c’est sur le terrain de l’ager publicus que le combat pour la liberté s’est livré. La plèbe ne demandait pas la propriété des patriciens, comme on l’a cru, elle voulait seulement la liberté à l’égal des patriciens; mais la propriété était le bénéfice des patriciens, les fonctions civiles et militaires qui leur incombent sont à la fois la charge attachée à cette propriété et la souveraineté elle-même. Aussi les patriciens veulent-ils bien consentir à céder les profits de leur possession, mais non le droit, auquel leur pouvoir de classe est attaché.

Lorsque la plèbe eut entièrement conquis le droit de propriété, elle eut en même temps le pouvoir; mais, à cet instant précis, la république avait cessé d’exister, la plèbe ne pouvait gouverner qu’en la personne des empereurs.

Dans les rapports des anciens patriciens de Rome avec leurs clients, on remarque certains traits qui rappellent notre féodalité, par exemple, le devoir de protection et la juridiction du chef de la gens. Un savant écrivain, M. Giraud, a même inféré de certains textes que la gens avait son droit spécial; mais ce point ne paraît pas prouvé. /15/

Les formes plus ou moins féodales que nous retrouvons chez les peuples anciens s’associent à des institutions fort diverses, mais partout, en y regardant bien, nous découvrirons l’élément normal de toute féodalité, une relation entre la jouissance de certaines terres et l’obligation de rendre à l’Etat certains services.

Chez les Tartares et dans le Japon, où les voyageurs disent exister aussi une sorte de régime féodal, ce qu’ils ont observé consiste dans l’obligation de défendre l’Etat rattachée à la possession de la terre, en d’autres termes, des bénéfices militaires. Cet élément normal de la féodalité qui est renfermé dans tous les systèmes féodaux, quelque divers qu’ils soient d’ailleurs, se trouvera comme base dans notre féodalité du moyen Age, mais en s’alliant avec d’autres éléments qui le caractérisent d’une manière spéciale et sont issus des institutions antérieures des peuples chez lesquels la féodalité s’est établie.

 


 

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§ II.
Origine de la féodalité du moyen âge.

La question des origines de la féodalité du moyen âge a partagé les savants qui ont traité ce sujet; il est peu de questions historiques qui aient été autant controversées; le principe économique qui est la cause logique de la féodalité ne les a pas frappés; c’est dans les antécédents historiques, dans l’analyse des institutions juridiques antérieures qu’ils ont cherché la solution du problème; c’est la filiation immédiate du phénomène dont ils se sont préoccupés.

Deux écoles principales existent et luttent encore aujourd’hui avec une vivacité que le temps n’a point ralentie: l’école romaniste, qui déduit les institutions féodales du moyen âge des institutions romaines, et particulièrement de celles du Bas Empire, et l’école germaniste, qui s’efforce de les rattacher aux coutumes des nations germaniques qui, au Vesiècle, s’établirent sur les ruines de l’empire romain.

A côté de ces deux écoles, il s’en est formé nouvellement une troisième, qui ne fait découler la féodalité ni de Rome, ni de la Germanie, mais des institutions de la race celtique ou gauloise.

Nous apprécierons mieux la portée des arguments allégués en faveur de ces trois thèses, la part de vérité qui peut se rencontrer chez elles, lorsque nous aurons exposé /17/ succinctement les faits juridiques dans lesquels chacune, selon son point de vue, place les origines de la féodalité.

L’Ecole romaniste ne remonte pas à ces institutions primitives de Rome dont nous avons dit un mot tout à l’heure, aux distinctions entre l’ager publicus et l’ager privatus, entre patriciens et plébéiens; elle ne fait même qu’indiquer pour mémoire l’ancien rapport de patron à client. En effet, au point de vue purement historique, il y a solution absolue de continuité entre les institutions de la république romaine et notre féodalité européenne. A l’avénement de l’empire, la propriété était déjà devenue libre, complète, individuelle; le droit privé attaché, non à la condition sociale, mais à la qualité d’homme libre, s’était développé dans un système juridique si précis, si parfait dans son genre, que la science moderne n’a guère su y ajouter. La propriété du droit impérial romain est, au fond, la propriété de nos lois actuelles. La propriété féodale qui s’interpose entre les deux en diffère essentiellement.

Les nombreux écrivains qui font dériver les fiefs du moyen âge du droit romain, tels que Schœpflin, Ducange, Vulteius, Perreciot, se fondent surtout sur l’usage du Bas Empire de donner, en guise de solde, aux vétérans et aux légionnaires chargés de défendre les frontières de l’empire, des terres sur lesquelles ils vivaient avec leur famille. Une loi d’Alexandre Sévère rend ces terres, appelées terres emphytéotes et aussi agri limitanei ou ripuarii, héréditaires et transmissibles à un successeur mâle et apte au service.

Dans les derniers siècles de l’empire, les Barbares ayant été admis dans l’armée romaine, plusieurs peuplades germaines reçurent également, sur leur demande, des terres aux frontières, sous la condition de défendre l’empire romain. /18/ Ces Barbares, établis dans l’empire et soumis à ses lois, furent appelés lœti (lètes), de leuten, mot germanique qui désigne des gens au service d’autrui 1 .

Dans l’institution des agri limitanei concédés aux soldats et aux lètes se rencontrent, en effet, les deux conditions essentielles du fief, la jouissance d’une terre dont la propriété appartient à un autre et l’obligation du service militaire correspondant à cette jouissance. La différence consiste en ce que le possesseur de la terre est engagé envers l’Etat et non envers une personne à laquelle appartient le domaine éminent de la terre dont il jouit.

Malgré cette différence, on ne saurait méconnaître dans ces sortes de concessions un germe de système féodal déposé à l’avance dans les institutions de l’empire romain. Dans les terres des lètes et des vétérans, on a trouvé l’antécédent des bénéfices militaires ou des fiefs; dans le colonat, on trouve l’antécédent et l’analogue des censives, ces fiefs d’un ordre inférieur qui tinrent une place non moins considérable dans le régime féodal.

Les jurisconsultes classiques ne parlent pas des colons, mais, depuis Constantin, on en trouve dans tout l’empire; /19/ leur condition tient le milieu entre l’esclavage et la liberté. Les colons étaient des hommes d’origine libre, qui, en acceptant une terre d’un autre, s’engageaient à la cultiver contre un cens; le colon conserve le nom d’homme libre, il a le connubium, possède son pécule par droit de propriété; et cependant il devient partie intégrante du sol qu’il cultive et le suit même dans les mains d’un nouvel acquéreur. Ainsi, il y a bien déjà un serf de la glèbe dans le colon du Bas Empire, comme il y a un seigneur caché sous l’ancienne dénomination de patron. La ressemblance entre la possession colonaire et la censive est, sous ce rapport, plus complète que celle qu’on a signalée entre les terres emphithéotes et les bénéfices; car il y a ici le rapport d’homme à homme. D’un autre côté, le colonat a moins le caractère féodal que les terres concédées aux défenseurs de l’empire, car les obligations du colon sont privées et ne touchent qu’indirectement au service public.

La propriété de la terre, même la propriété féodale, implique un état sédentaire, la stabilité de la famille, et à plus forte raison de la nation. Or, cette double stabilité n’existait pas chez les Germains; leurs tribus, sans être proprement nomades, changeaient fréquemment de demeures, et lors même que le noyau de la nation restait dans les mêmes lieux, les émigrations étaient toujours nombreuses. Lorsque les historiens en parlent pour la première fois, les Germains cultivaient quelques terres sans être encore un peuple proprement agricole; ils avaient pour la culture de leurs terres une certaine rotation; de sorte que, dans les limites de l’Etat, ils ne se fixaient pas.

« Ils s’occupent peu d’agriculture, » dit César; « leur principale nourriture consiste dans le lait, le fromage, la chair de leurs troupeaux; les propriétés fixes et limitées à la manière /20/ romaine, sont absolument inconnues; ce sont les magistrats et les princes du peuple qui, chaque année, assignent, dans l’endroit où ils veulent, une étendue variable de terrain aux familles et à certaines associations qui ont tous les caractères de la famille; l’année suivante, ils les envoyent s’établir ailleurs. »

Au temps de Tacite, rien n’est encore changé sensiblement à cet état de choses. Point de propriété distincte; chaque famille s’établit pour une saison là où elle trouve à son gré une prairie, un bois, une fontaine 1 .

Nous trouvons donc le principe de la propriété foncière encore vague et indécis alors que l’histoire commence à pénétrer dans les forêts de la Germanie; il flotte entre la communauté des terres, qui est le propre des sociétés primitives, où la terre ouverte suffit à des besoins peu étendus, et la tendance plus avancée qui commence à produire la propriété, premier pas vers la civilisation.

Tacite décrit en ces termes le mode de culture et de propriété: « Les champs sont occupés à tour par la communauté, et l’on se les répartit à raison de la dignité de chacun; l’abondance des terres facilite le partage. Du reste, ils ne se donnent pas beaucoup de peine pour augmenter par le travail la fertilité et l’étendue du sol cultivable: planter des vergers, séparer les prairies, arroser les jardins, leur sont choses inconnues; on ne demande à la terre que des moissons. »

M. Guizot compare les mœurs des anciens Germains à celles des tribus sauvages de l’Amérique du nord. Cette comparaison est juste; seulement, les Germains ont vaincu la civilisation et se la sont appropriée, tandis que les Indiens, vaincus par elle, ne se l’approprient point et périssent. /21/

Dans l’intervalle qui s’est écoulé entre l’époque de César et celle des invasions germaniques, une grande révolution s’était accomplie; la propriété de la terre était devenue permanente; telle est la forme dans laquelle nous la rencontrons dans les lois barbares. Ces lois, rédigées depuis la conquête de l’empire romain, renferment, en général, les coutumes juridiques qui régissaient les nations conquérantes avant qu’elles eussent quitté leurs anciennes demeures. Dans les lois, non-seulement la communauté du sol a disparu pour la partie du territoire destinée à l’agriculture, mais, avec cette communauté, la rotation des terres signalée par les écrivains latins.

L’effort du législateur pour faire respecter la propriété y est, du reste, remarquable; on semble encore plus préoccupé de garantir les biens que les personnes; ce qui prouve justement que le principe de l’appropriation était nouveau et qu’il était difficile de le faire reconnaître par les populations.

Cependant, si la terre était devenue une propriété privée, elle n’était pas encore individuelle; la terre appartient à la famille, non à l’individu; tous les membres de la famille en sont co-propriétaires, et, dans l’héritage, les parents collatéraux entrent en concurrence avec les enfants. Il en est de même pour les compositions, d’un autre côté, comme on le voit par l’ancienne coutume salique de la Chrenecruda, les parents étaient solidaires des dettes de leur parent, et devaient, ou les acquitter, ou bien renoncer à la parenté. Du même point de vue découlent encore les restrictions apportées à la vente du fonds patrimonial, le retrait lignager et une foule d’autres usages qui ont passé ensuite dans le droit féodal.

L’institution des marches, qui s’est conservée si longtemps /22/ en Allemagne 1 , et que les historiens de ce pays déclarent aussi ancienne que la nation elle-même, prouve, d’ailleurs, que le système de la communauté des terres n’avait pas été aboli entièrement et qu’il subsista toujours dans une certaine mesure.

Le territoire de la marche, qui est l’ancienne commune germanique, était divisé en deux parts, comme le territoire de l’ancienne Rome; l'une était divisée entre les familles de la communauté, qui chacune avaient leur demeure sur le fonds qui leur appartenait; l’autre portion du territoire, comprenant surtout les forêts et les pâturages, était possédée en commun.

Dans les pays conquis par les Germains, la marche n’a pu s’établir et se maintenir avec la même régularité que dans les pays germaniques; cependant elle n’y fut pas inconnue.

Quelques auteurs ont aussi voulu voir des traces de l’ancienne communauté dans quelques dispositions des lois barbares, concernant l’hospitalité accordée aux étrangers, et la permission accordée aux non-propriétaires de prendre du bois à la forêt pour leur usage. Nous ne saurions partager leur opinion à cet égard; les dispositions qu’ils invoquent sont /23/ simplement des mesures d’humanité que facilitait l’abondance des terres et des forêts dans le temps où elles furent prises.

Les institutions germaniques ont passé, comme on voit, de la communauté générale à l’appropriation des terres cultivables par les familles, sans l’intermédiaire de la propriété féodale; la transition de la communauté complète à l’appropriation complète se trouve dans le régime qui laisse à la jouissance commune des membres de la marche les terres qu’on ne cultive pas.

Ce n’est donc pas dans les institutions germaniques concernant la propriété qu’il faut chercher les antécédents historiques du système féodal; au contraire, dès le début, dès les premiers moments de la conquête, le système de propriété propre aux vainqueurs est l’alleu (all-od), c’est-à-dire la pleine propriété, la propriété libre, complète, franche de toute charge; l’opposé, par conséquent, de la propriété féodale, du fief (fe-od), qui est la propriété engagée, incomplète, soumise à des charges imposées par le fait de sa concession.

Aussi bien n’est-ce pas non plus dans les lois ou les idées des Germains sur la propriété que l’école germaniste voit l’origine de la féodalité. — Dumoulin et Montesquieu, les chefs de cette école parmi les écrivains français, ainsi que presque tous les feudistes allemands 1 , placent le principe originel des institutions féodales dans une institution particulière aux anciens Germains, qui appartient à un tout autre domaine. Je veux parler du gasindi, que Tacite a déjà connu et décrit sous le nom de comitat (comitatus).

L’institution du gasindi 2 n’a en soi rien de commun avec /24/ la possession du sol; elle aurait plutôt du rapport avec le servage, en ce sens que le compagnon engage sa liberté, mais seulement à bien plaire, et pour aussi longtemps que cela lui convient. De plus, dans les idées des Germains, cet engagement volontaire n’ôtait rien de la dignité d’homme libre 1 . Les compagnons germains sont des guerriers qui, avides d’aventures et de combats, se réunissent autour d’un chef, qui les entretient et qui entreprend avec eux, lorsqu’il n’y a pas de guerre générale à faire, ces expéditions ou guerres privées (faida), dont la coutume des Germains de poursuivre la vengeance de leurs injures et de celles de leurs parents par les armes avait fait pour ces peuples une nécessité.

Nous rapporterons le passage célèbre dans lequel Tacite dépeint cette institution, qui prit après lui de si grands développements, qu’elle métamorphosa en partie la constitution des peuples germaniques:

« Ils s’attachent à d’autres personnes plus puissantes et dont la valeur est déjà éprouvée, et ne trouvent pas de honte à être leurs suivants (comites) 2 . Il y a même entre ces suivants des différences de rang assignées par le chef (princeps). Le comitat fait naître une double émulation. C’est à qui des suivants obtiendra le premier rang, à qui des chefs aura la plus nombreuse suite. Etre toujours entouré d’un essaim de jeunes /25/ gens distingués, voilà la dignité et la force d’un chef; et ce n’est pas seulement dans sa nation que s’étend la renommée de la force et du courage de son comitat; elle parvient jusque chez les voisins, dont les ambassades le recherchent, dont les présents l’honorent; sa renommée suffit souvent pour finir une guerre. Dans un combat, il est honteux au chef d’être surpassé en bravoure par sa suite, honteux aux suivants de ne pas égaler leur chef. C’est une chose infâme pour toute la vie d’avoir survécu à ce chef en quittant le combat; le défendre, le protéger, mettre sur son compte les plus grands exploits, voilà leur engagement le plus sacré; les chefs combattent pour la victoire, les suivants pour leur chef. Si la nation à laquelle ils appartiennent s’engourdit dans une longue paix, la plupart des jeunes nobles s’en vont chez d’autres nations impliquées dans une guerre; car le repos leur est intolérable; on brille plus dans le danger, et les chefs ne sauraient garder une grande suite que par la violence et la guerre. En effet, les suivants demandent de la libéralité de leur chef, tantôt un cheval de bataille, tantôt la framée victorieuse rougie du sang ennemi; la guerre et la rapine fournissent à sa munificence. »

Le rapport du chef du gasindi avec ses compagnons se perpétuera dans la trustis de l’époque barbare et servira de type au rapport des vassaux avec leur seigneur féodal. Nous admettons, du reste, que le droit du chef de famille sur sa famille et ses serviteurs, le mundium germanique, s’identifie dans une certaine mesure avec le droit du chef du gasindi, relativement à ses compagnons, et peut avoir exercé quelque influence sur certains points du rapport féodal.

Mais, en accordant tout cela, et il serait certainement impossible de s’y refuser, on ne devra pas perdre de vue non /26/ plus la différence fondamentale qui existe entre l’institution du gasindi et l’institution du bénéfice militaire et du fief qui en est issu directement; cette dernière institution est basée sur la possession d’une terre et crée des rapports réels et personnels tout à la fois, tandis que le gasindi ne crée que des rapports purement personnels; par conséquent, dans son essence, il n’y a encore rien qui appartienne à la féodalité, qui est fondamentalement un mode de possession immobilière, un rapport juridique basé sur la propriété du sol.

L’école celtique ne compte encore qu’un petit nombre de sectateurs. M. de Laferrière, dans son Histoire du droit français, se proposant de combattre la tendance qui assigne au droit français des origines exclusivement germaniques, s’efforça de mettre en relief l’élément romain et gaulois; il fit à ce sujet des recherches intéressantes sur les institutions celtiques, encore fort peu connues. Plus récemment, M. de Courson, dans des travaux qui ont fait sensation, a prétendu démontrer l’existence de la féodalité chez les anciens Bretons, longtemps avant la chute de l’empire d’Occident. Dans un esprit moins systématique, M. Louis Martin a utilisé les études faites par les deux premiers écrivains et les a poursuivies, cherchant aussi avec quelque prédilection, semble-t-il, à mettre en saillie les côtés particuliers du caractère, des traditions et des institutions celtiques.

Voici les principaux renseignements qu’on a pu recueillir sur la partie des institutions de la race celtique qui se rattache plus ou moins à notre sujet:

Les Grecs et les Latins ne nous donnent guère de lumière sur la constitution de la propriété foncière dans cette race, mais les lois et les traditions postérieures des peuples gaëliques et cimbriques, des Gallois, des Irlandais, des Ecossais /27/ et des Bretons continentaux y suppléent jusqu’à un certain point.

La tribu seule était d’abord propriétaire du sol; il y a des vestiges apparents de cette communauté première dans les anciennes lois irlandaises. Ainsi, toutes les fois qu’un membre du clan mourait, on recommençait le partage des terres. L’appropriation individuelle du sol commença, comme chez les Germains, par la maison et la terre qui entoure la maison. On cultiva d’abord par familles, puis par têtes; le chef du clan répartit les lots entre les familles, le chef de famille les répartit de nouveau entre les membres de la famille. Une portion nouvelle est attribuée à une famille pour chaque enfant mâle arrivé à la majorité.

Les lois galloises conservent des traces d’une tentative faite pour combiner la communauté avec l’agriculture par un roulement annuel des champs entre les familles; mais ce régime ne paraît pas avoir duré longtemps.

Cependant, la race celtique n’arriva point à la propriété individuelle absolue des Romains; l’appropriation de la terre cultivée n’est pas irrévocable, et si l’usage se répartit par tête, le fonds reste à la famille, et le partage se renouvelle dans certains cas. La forêt, la lande, la prairie, le marais, qui forment la plus grande partie du territoire, sont d’ailleurs restés, comme en Germanie, la propriété commune de la tribu.

L’hérédité naturelle de la famille n’a dégénéré, chez les Celtes, ni en droit d’aînesse dans la famille, ni en hérédité artificielle du commandement politique dans la tribu. Le chef de la tribu ou du clan était élu temporairement ou à vie par les chefs de famille; il en était de même du chef suprême de la nation, du roi, lorsqu’il y en a un; ce qui n’est pas le cas le plus fréquent. /28/

Chez les Ecossais, au moyen âge, les chefs de clans finirent par se rendre héréditaires, probablement à l’imitation de la royauté et par l’influence de la féodalité; chez les Gallois, ils étaient restés électifs, tandis que le roi désignait son successeur dans sa famille, comme les rois germaniques le firent longtemps; il était donc à moitié électif et à moitié héréditaire. En Irlande, les chefs de tribus, les chefs de cantons et les chefs de nations 1 étaient électifs; mais on ne les prenait que dans certaines familles, et on leur adjoignait un successeur justement pour les empêcher de se rendre héréditaires.

Il y avait, chez les peuples celtiques, une noblesse militaire distincte de la classe des simples hommes libres. Les traditions nationales sont d’accord, là-dessus, avec le témoignage de César. En Gaule, le noble, le chevalier, combattait à cheval au premier rang et avait derrière lui deux cavaliers subalternes, deux écuyers attachés à sa personne, sans doute équipés à ses frais, qui le remplaçaient au besoin 2 .

Au-dessous des hommes libres sont des demi-libres (taeog), qui correspondent aux lètes germains, puis de véritables esclaves (caeth), pris à la guerre, achetés, ou condamnés à la servitude pour crime; ces derniers paraissent avoir été peu nombreux: l’esclavage s’est peu développé chez ces peuples, /29/ et l’élément inférieur essentiel est celui des taeog, qui, dans la pire condition, sont tout au plus des serfs 1 .

A côté de l’ordre patriarcal et naturel de la tribu et de la famille, il y avait, chez les Celtes, comme chez les Germains, un autre ordre de relation, volontaire, individuel, qui se combine avec le premier et le modifie: l’association, le groupement de jeunes guerriers autour d’un chef en renom. Polybe en fait mention sous le nom d’amitiés (ἐταιρεια); César en parle sous le nom de clients, et Ennius sous le nom d’ambacti, mot latin d’origine celtique par lequel cet écrivain désigne des serviteurs de condition libre. Les deux écuyers qui accompagnaient le chevalier au combat étaient des ambacti; mais un chef renommé, au lieu de deux écuyers, avait parfois des centaines de chevaliers réunis autour de lui, qui lui sont associés pour la vie et la mort, et qui, s’ils n’ont pu le sauver dans la bataille, meurent avec lui ou s’entre-tuent sur son tombeau 2 . /30/

Maintenant, dans les institutions de l’empire romain, des Germains et des Celtes, que nous venons de passer en revue, y avait-il réellement la féodalité du moyen âge? Evidemment non. Dans chacune de ces législations, il y a certains éléments plus ou moins importants que le système féodal a faits siens, qu’il a appliqués, étendus, complétés et modifiés conformément à ses besoins; mais, ni les unes, ni les autres n’avaient déjà en elles-mêmes la féodalité, quoiqu’elles continssent des dispositions dont quelques-unes, celles que nous avons mentionnées dans le Bas Empire, étaient de nature féodale, et dont d’autres, telles que le gasindi germanique ou le nawd breton, ont plus tard joué un rôle très considérable dans la féodalité.

Aucune de ces législations dont nous avons tiré les points que les écoles romaniste, germaniste et celtique invoquent, ne contenait la féodalité du moyen âge en système, et par conséquent les prétentions absolues de chaque école doivent être repoussées. Je vais plus loin, et j’estime que, ni les unes, ni les autres de ces législations ne contiennent la cause véritable, efficiente, le principe originel de la /31/ féodalité; et que, pour expliquer notre société du moyen âge, il faut non-seulement combiner entre elles, par un procédé éclectique, les trois écoles rivales, mais, en outre, recourir à un principe dont aucune de ces écoles n’a compris et montré l’importance, à savoir le motif économique, lequel était lui-même le résultat d’un ensemble de circonstances historiques que nous allons examiner.

Dans les coutumes celtiques, pour commencer par celles-là, on est frappé tout d’abord de nombreux points de ressemblance avec les institutions germaniques. Le clan, c’est-à-dire la grande famille, composée de familles apparentées les unes aux autres et demeurant sur le même territoire, s’est conservé chez les Celtes plus fortement constitué que chez les Germains; cela s’explique en grande partie par les migrations nombreuses et récentes de la race germanique. La constitution celtique se rapproche donc davantage de la constitution patriarcale primitive; les lois qui régissent l’intérieur de la famille présentent quelques autres différences peut-être, mais l’organisation de la propriété est la même, à peu de chose près, dans les deux races, et cette organisation n’a rien de féodal. — La terre celtique, dès qu’elle commence à être appropriée, est libre tout autant qu’un alleu germanique; et le chef du clan n’a, pas plus que l’ancien graf de la Germanie, un droit de propriété privée sur le territoire du district sur lequel s’exerce son autorité.

L’école celtique est parvenue à établir assez solidement l’existence d’une clientelle militaire pareille à celle qui existait aussi chez les Germains, mais cette clientelle ne créé non plus que des rapports purement personnels. M. de Courson avoue lui-même fort loyalement qu’il n’a trouvé, ni dans les lois galloises d’Hoël, ni dans les anciens monuments /32/ bretons, ni dans les textes classiques relatifs à la race celtique, des traces de bénéfices reposant sur le sol. Cet aveu nous prouve qu’il n’y a pas plus chez les Celtes que chez les Germains, une véritable féodalité. — L’institution des taeog celtiques, comme celle des lides germaniques, appartient à l’histoire de l’esclavage; or, l’esclavage et le servage ont pris place dans la féodalité, mais n’en font pas proprement partie; ils peuvent se rencontrer également dans toutes les phases que parcourt la propriété; dans le système de la propriété du sol par l’Etat, et dans celui de la propriété libre. On pourrait également concevoir la féodalité sans servage, et c’est même de cette manière qu’elle a existé en Europe dans les derniers temps, du moins dans quelques pays. La féodalité et le servage sont des institutions qui s’accommodent volontiers l’une avec l’autre, mais qui reposent sur des principes différents.

Nous n’admettons pas davantage les prétentions exclusives de l’école germaniste que celles de l’école celtique, mais on avouera que, le point de départ de chaque système étant l’institution du gasindi, qui existe chez les deux peuples, la préférence entre les deux écoles devrait être accordée à la première.

Pour expliquer la génération d’institutions qui se sont produites en Europe après la conquête de l’empire romain, il est plus naturel de recourir aux institutions de la race victorieuse qu’à celles d’une race doublement vaincue, qui, à l’époque de la conquête germanique, avait perdu jusqu’à son nom, puisque tous les anciens habitants de l’empire étaient confondus sous la dénomination de Romains, même dans les provinces où la race celte faisait le fonds de la population.

Dans les Gaules, lorsque le système féodal a commencé à /33/ se former, la race celte subissait depuis quatre siècles le joug écrasant de la civilisation romaine et avait reçu de Rome ses institutions politiques et judiciaires, sa langue officielle, en partie sa religion.

On observera, en outre, que les institutions féodales, lorsqu’elles commencèrent à se développer, régirent principalement les rapports de la race conquérante, c’est-à-dire de la race germanique. Les souvenirs de la clientelle celtique auront pu faciliter l’introduction du système féodal dans quelques contrées, mais, assurément, l’influence du gasindi germain, qui était encore dans toute sa force aux jours de la conquête, aura été bien plus efficace, bien plus prépondérante, bien plus générale, bien plus humanitaire, si je puis m’exprimer ainsi.

Si l’on pouvait conserver le moindre doute à cet égard, il suffirait, pour le faire disparaître, de se rappeler que, dans la Grande-Bretagne, où l’élément celtique s’est encore mieux maintenu que dans les Gaules, l’établissement du système féodal ne date pas même des Anglo-Saxons; ce n’est qu’après la conquête normande qu’il s’y est établi.

La manière dont Tacite parle du gasindi montre que cette institution tenait, à l’époque où il écrivit, une place considérable dans les mœurs des Germains. Pendant les trois siècles qui précédèrent la conquête, elle acquit encore plus de développement. Un grand nombre des expéditions successives qui précédèrent la chute de l’empire furent de simples faida entreprises par des coalitions de chefs, qui réunissaient à cet effet leurs compagnons; il est même à présumer que plusieurs des invasions définitives furent faites par des armées composées de la même manière, /34/ qui laissaient derrière elles le gros de la nation. C’est ce qu’indiqué la composition des armées conquérantes, qui étaient souvent formées de peuples différents.

Nous avons déjà fait voir que l’institution du gasindi n’était pas proprement féodale; mais c’est incontestablement de cette institution que la féodalité du moyen âge a tiré son trait original, ce caractère qui la distingue de tous les genres de féodalités qui s’étaient produits auparavant; je veux dire le lien d’homme à homme, lien de fidélité ou de loyauté qui est devenu la base de toute la hiérarchie politique et féodale du moyen âge. Sous ce point de vue, la thèse de Montesquieu et de l’école germaniste est juste; toutefois, il ne faut pas l’exagérer. Le principe de la fidélité militaire, puisé dans les rapports des compagnons avec leur chef, est l’un des éléments qui ont le plus fortement contribué à la formation de notre système féodal; mais son action s’est exercée concurremment avec celle d’autres éléments; seul, il n’aurait point constitué de féodalité, puisque l’idée même de la féodalité lui était étrangère.

D’éléments proprement, positivement féodaux, nous n’en reconnaissons, parmi les institutions auxquelles on a voulu rattacher notre féodalité, que dans les institutions du Bas Empire, les concessions de terres emphythéotiques et l’institution du colonat. Celles-là sont bien réellement des institutions féodales, car il y a là une propriété foncière soumise à des obligations de services, et en partie de services publics; elles renferment donc ce que nous avons nommé l’élément normal de la féodalité.

Faudrait-il cependant conclure du fait de ces deux institutions que la société impériale était déjà devenue une société féodale? Non, assurément. Les terres emphythéotes et /35/ létiques, et le colonat romain, n’étaient encore que des accidents, des exceptions, je dirais presque des anomalies, au sein de la société romaine. Le principe général qui domina l’organisation sociale de l’empire jusqu’à la fin était toujours celui de la propriété indépendante et individuelle. Ce principe était entamé, il subissait l’action d’influences contraires, mais il était toujours la règle. Se serait-il maintenu comme règle? Nul ne pourrait, je pense, ni l’affirmer, ni le nier; rien, je ne sache, de si hasardeux que de prétendre deviner quelle aurait été la marche de l’histoire, si tel événement qui a eu lieu ne fût pas survenu.

Ainsi, en réalité, à l’époque où les Barbares ont envahi l’empire d’Occident, les deux sociétés qui étaient en présence, qui se mélangèrent ou se confondirent plus ou moins par l’événement de la conquête, étaient l’une et l’autre dans le système de la propriété indépendante. La règle, dans la société romaine, était la propriété telle que nous la concevons aujourd’hui; la règle, chez les Barbares, était la propriété familiale, l’alleu, que l’on a toujours envisagé, et avec raison, comme l’opposé du fief. L’alleu, qui se rapprochait tellement, en principe, de la propriété romaine, que les jurisconsultes du moyen âge ne les distinguaient point; car, par un rapprochement certainement peu historique, mais vrai, si l’on s’attache au fond des choses, ils avaient coutume de dire: « Lex romana allodiorum parens; » la loi romaine est mère des alleux. Et, en effet, dans la suite des âges, là où les traditions romaines prévalurent, l’alleu barbare se conserva; tandis que, là où les traditions germaniques l’emportèrent, l’alleu disparut presque complètement, pour ne reparaître que lorsque, sous l’empire de nouvelles conditions sociales, le droit romain renaissant vint encore lui servir d’appui. /36/

Sous le régime impérial romain, la propriété était devenue entièrement privée et individuelle. Le propriétaire a la disposition libre et absolue de sa chose, son droit existe envers et contre tous; il est soumis à des restrictions de police, à des servitudes commandées par l’intérêt général; il y a certaines choses qui, en raison de leur nature et de leur destination, ne peuvent être l’objet de la propriété privée; mais ces restrictions et ces exceptions au droit de propriété privée existent aussi dans nos codes modernes. Le système de l’impôt, qui remplace le système féodal dans les sociétés économiquement avancées, comme mode de pourvoir aux services publics, est établi depuis longtemps à Rome; il y a même été excessivement perfectionné. Chez les Barbares, la terre est propriété commune de la famille, mais elle est libre aussi de toutes charges publiques; car les Barbares n’en connaissent d’autres que le service militaire pour la défense du pays, qui est, chez eux, l’obligation fondamentale et primordiale de tous les hommes libres.

Quelle est donc la cause cachée de cette révolution, peut-être unique dans l’histoire, qui fait qu’au lieu de suivre le mouvement ascendant qui lui est naturel, la propriété remonte vers sa source? que, de la phase individuelle et démocratique, la propriété retourne à la phase féodale et aristocratique dès longtemps dépassée? Pour qui n’a pas observé attentivement le lien intime qui unit les institutions sociales aux divers états économiques par lesquels passe l’humanité, un tel phénomène restera toujours la plus étrange, la plus inexplicable énigme.

Lorsque Rome eut conquis le monde, dépouillé et soumis au tribut les plus riches nations, le travail libre cessa presque complètement, l’esclavage se développa outre mesure, et /37/ l’on vit en même temps se développer le luxe le plus insensé, la consommation improductive la plus effrayante qui ait jamais été faite à aucune époque.

Les trésors apportés en Italie par les conquérants et le système d’exaction que l’on faisait peser en grand sur les provinces, ne pouvaient, dans de telles conditions économiques, arrêter bien longtemps l’appauvrissement général.

Les peuples, si durement foulés, ne pouvaient plus suffire aux exigences du fisc, la misère s’approchait à grands pas, les campagnes de l’Italie se dépeuplaient, les hautes classes ruinées se réfugiaient dans le célibat, et la civilisation romaine n’avait pas de remède pour un tel état de choses; elle était inhabile à raviver les sources de la richesse, car la véritable source de la richesse, le travail, était tombé dans l’avilissement. L’émancipation même, au lieu de créer de nouveaux travailleurs libres, ne faisait que des oisifs de plus.

Ajoutez à cette cause essentielle de décadence économique, la concentration de la richesse dans un petit nombre de mains, la consommation improductive démesurée, la démoralisation croissante de la société, les désordres, les proscriptions, les confiscations, conséquences des guerres civiles, et vous n’aurez pas de peine à comprendre pourquoi l’individualisation de la propriété ne parvint point à produire, dans la société romaine, le résultat qu’elle produit logiquement et généralement: le développement simultané de la richesse et de la liberté. Tout au contraire, la société, entièrement dévoyée, marchait à pas de géant vers sa ruine; le monde ancien était perdu au point de vue économique, aussi bien qu’au point de vue moral, lorsque le christianisme survint pour le sauver.

Le christianisme, qui s’adresse à tous, mais avant tout /38/ aux pauvres, aux esclaves, à ceux qui souffrent; qui proclame l’égalité de tous les hommes devant Dieu, leur père commun; qui montre dans le travail une épreuve à laquelle l’humanité est condamnée et un acheminement à un ordre de choses meilleur, un devoir universel et une expiation, le christianisme releva le travail, qui cessa d’être un signe d’infériorité; il le réhabilita, et cette réhabilitation eut pour effet d’arrêter le rapide décroissement de la richesse publique. Tel n’était pas, sans doute, le but essentiel que le christianisme se proposait en recommandant le travail, mais aucun effort, aucune recommandation, aucune loi coërcitive n’auraient concouru aussi efficacement à procurer ce résultat.

Néanmoins, la puissance des causes qui tendaient à aggraver sans cesse la situation économique de l’empire était telle, que, malgré la réhabilitation du travail, qui fut le fruit du christianisme, l’équilibre entre la production et la consommation ne se rétablit pas complètement, la ruine totale vers laquelle on se précipitait fut arrêtée un moment, le poids des fers qui pesaient sur l’esclave fut allégé. Le germe d’une nouvelle civilisation fut jeté dans la société antique qui tendait à se dissoudre, mais la dissolution même de cette société décrépite ne devait pas être empêchée; il fallait qu’elle s’accomplît.

L’organisation de la propriété découle directement du système économique qui régit la société. L’influence du christianisme, doctrine purement morale, sur une organisation qui repose sur un ordre de faits purement matériels, sur un ensemble de nécessités naturelles, ne pouvait être que médiate et éloignée. Contre la nécessité des choses, les idées luttent sans succès.

Ainsi donc, le christianisme, en réhabilitant le travail, /39/ avait rendu un moment la vie à cette société qui se mourait, mais il n’avait pu la rajeunir, la reconstituer en entier sur de nouvelles bases; c’est là ce qu’il aurait fallu.

Comme l’ont observé les historiens les plus judicieux, le fisc des empereurs romains a causé plus de maux que leur tyrannie, et le blâme encouru par leur despotisme n’égale pas celui qu’ont mérité leurs profusions. C’est par elles que s’est écoulée la fortune de Rome, attirée par mille conduits dans le trésor du prince; le capital, qui vivifie le travail, l’agriculture et le commerce, passait aux grands, aux favoris, aux employés, aux mimes, aux gladiateurs. Après avoir absorbé la fortune publique, on détruisit les fortunes privées. Le système militaire était aussi un énorme fardeau. Un des premiers effets de la chute de la liberté avait été l’abolition de ces milices citoyennes qui faisaient la force invincible de la république; on leur avait substitué un corps distinct, une armée permanente, uniquement attachée au prince, dont elle recevait, outre une paye élevée, des privilèges nombreux. Ayant toujours à redouter un concurrent dans la faveur des soldats, qui disposent en réalité de l’empire, chaque empereur s’efforce de surpasser ses prédécesseurs en largesses.

Pour subvenir à de si énormes besoins, on redoublait l’oppression fiscale, celle-ci pesait essentiellement sur la classe moyenne, sur l’industrie, sur la petite propriété, sur les agriculteurs; c’est-à-dire sur tous les éléments qui produisent la richesse; car les grands et les magistrats, la noblesse, composée des familles sénatoriales, l’armée et le clergé, par exemption, par privilège spécial, échappaient aux agents impériaux; en sorte que, pour satisfaire aux besoins toujours croissants, on tarissait dans sa source même la vie économique de l’Etat. /40/

La fiscalité impériale et la grande propriété avaient marché de front dans leur développement. Le fisc employait tous les moyens, la prison, la confiscation, la torture même, contre les personnes libres, pour arracher aux contribuables leur dernière obole. Les grands propriétaires, de leur côté, envahissaient et tyrannisaient tout, à l’abri de leurs privilèges.

Les latifundia, qui avaient déjà commencé à dépeupler l’Italie au début de l’époque impériale, envahissaient aussi les provinces et y portaient la même désolation.

Un contemporain, fils de l’empereur gaulois Posthumus, cité par Amédée Thierry, dans son Histoire de la Gaule sous l’administration romaine, explique en ces termes la cause de l’insurrection des Bagaudes: « Partout, dit-il, on chasse le peuple; il n’y a plus d’héritage; ce qui suffisait à la nourriture d’une cité est le parc à bétail d’un seul maître. Les riches sont comme les rois, il leur faut pour frontières des fleuves et des montagnes. » « O riche! » fait dire l’écrivain à un pauvre exhérédé, « tu es fort contre moi ...; quelle que soit ta confiance dans tes biens, écoute: Quand j’ai fait le sacrifice de ma vie, nous sommes égaux. » Voilà bien le langage du désespoir qui poussait les populations écrasées à fuir leurs terres et leurs demeures, à se réfugier dans les forêts pour y vivre de brigandage, et à préférer les Barbares eux-mêmes au joug d’une civilisation qui fondait la magnificence de quelques-uns sur la misère du plus grand nombre.

D’un côté, on dissipait follement le capital, dont l’accumulation constitue la richesse nationale; de l’autre, on faisait tout ce qu’il faut pour en empêcher la reproduction.

Par un raffinement bien digne de ce despotisme impitoyable, le seul débris qui eût survécu de l’ancienne liberté municipale était devenu le principal moyen par lequel /41/ s’exerçait ce système d’exploitation du travail et de la propriété.

La constitution de Caracalla de l’an 212 avait accordé à tous les sujets de l’empire le droit de cité romaine, afin d’abolir implicitement les exemptions d’impôts dont jouissaient les populations nombreuses qui avaient été incorporées à l’empire à titre d’alliés. Par cette même constitution, les variétés qui existaient dans l’organisation intérieure des cités avaient cessé, et le régime timocratique de la curie s’était établi généralement.

Les propriétaires de vingt-cinq arpents (jugera), formant la classe des décurions, gouvernaient la cité. Outre ces attributions municipales, c’étaient eux qui étaient chargés de répartir les impôts dans le district du ressort de la cité qu’ils administraient; mais ils répondaient solidairement et sur leurs propres biens, aux gouverneurs des provinces, du rendement des impôts dans leur circonscription.

Sous un régime tel que celui du bas empire, une pareille responsabilité était la chose la plus effrayante qui se put concevoir; la misère universelle tendant à diminuer sans cesse les revenus publics, c’était à la fortune privée des décurions que s’en prenaient les officiers du fisc; car celui-ci, ne voulant rien céder de ses exigences, se refusait toujours à reconnaître cet appauvrissement général, dont il était le véritable auteur.

Les fonctions municipales, si honorées, si recherchées pendant longtemps, devinrent donc la condition la plus intolérable. Pour y enchaîner indissolublement la propriété, on imagina de les rendre obligatoires et héréditaires. Alors, emprisonnés dans un office qui est pour eux une ruine, captifs dans la cité qu’ils sont chargés d’administrer, soumis à tous les caprices des gouverneurs des provinces, les malheureux /42/ curiales tentent vainement de se soustraire par l’abandon de tous leurs biens à des charges si insupportables; lorsqu’on ne peut plus rien leur enlever, on s’en prend à leur personne.

La désolation paraît avoir été la même dans toute l’étendue de l’empire. En Campanie, la plus fertile province de toute l’Italie, il fallut brûler les rôles de l’impôt, qui étaient devenus inutiles, attendu qu’on ne cultivait plus. Dans les provinces du nord, les curiales se réfugiaient chez les Barbares, ou auprès des Bagaudes, qui, dit Salvien, ont commencé à être de quasi-barbares, parce qu’on ne leur a pas permis d’être romains. En Egypte, dont la richesse naturelle était proverbiale, les historiens rapportent qu’il était rare de rencontrer un contribuable qui ne portât sur son corps l’empreinte des tortures exercées par les percepteurs!

En présence de cette misère immense, irrémédiable, on fut obligé de revenir à des expédients qui appartiennent proprement au système féodal.

A cette catégorie appartiennent, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, les concessions de terres emphythéotes accordées, avec exemption de l’impôt, aux légionnaires et aux lètes qui gardaient les frontières les plus exposées de l’empire.

Les offices municipaux imposés aux possesseurs d’immeubles étaient un procédé inverse pour arriver au même but, c’est-à-dire pour rattacher la possession de la terre à l’obligation d’acquitter les services publics.

Le colonat de l’époque impériale, qu’il ne faudrait pas confondre avec celui de l’époque républicaine, est produit par les mêmes causes et se range aussi parmi ces expédients.

On avait fondé les colonies de la république en distribuant des terres à des citoyens pauvres ou à des soldats, qui devenaient par là des propriétaires libres, formant une /43/ communauté rattachée à la métropole par ce puissant système de fédération dont Rome avait eu le secret. Le colonat impérial est un véritable servage de la glèbe, institué par les grands propriétaires à leur profit et au détriment de l’Etat.

Tous les historiens ont été frappés de l’insistance et de la sévérité avec laquelle les lois du Bas Empire interdisent aux hommes libres de se réfugier dans les liens du colonat, mais ils n’ont guère expliqué jusqu’ici comment il pouvait se faire qu’un homme libre, et propriétaire lui-même, trouvât avantage à aliéner à la fois sa propriété et sa liberté personnelle pour devenir serf de la glèbe sur le champ que ses pères avaient possédé. Pour l’intelligence de ce fait singulier, il faut penser à la dureté, à l’avidité excessive du fisc, qui exigeait souvent du possesseur plus que la terre ne pouvait lui rapporter, et, d’un autre côté, se rappeler les nombreuses exemptions d’impôts que la loi romaine accordait aux classes privilégiées. — La législation affranchissait de l’impôt tous ceux qui exerçaient ou avaient exercé des charges de quelque importance, toute la classe des illustrissimi et des spectabiles, puis encore tous ceux qui, par services rendus et par faveur même, obtenaient une exemption analogue et prenaient de là le nom d’honorati, quoique l’honneur fût d’abord une qualité attachée aux fonctions qui jouissaient du privilège de conférer la noblesse et l’exemption d’impôt. Dans cette société matérialiste, c’était surtout par l’affranchissement des charges et du tribut que le rang et la dignité se manifestaient et profitaient à ceux qui en étaient revêtus.

Or, l’immunité du privilégié, de l’honoratus, qu’un petit propriétaire prenait pour patron en lui cédant sa terre et en devenant son colon, couvrait désormais sa terre convertie en glèbe. Les petits propriétaires parvenaient par ce moyen à /44/ profiter de l’immunité; car, en acquérant l’immeuble de son nouveau colon, l’immune le lui restituait immédiatement à titre de fermage perpétuel ou d’usufruit héréditaire, et, pour prix de sa protection, il se réservait un tribut bien inférieur à celui dont il privait l’Etat: les deux parties gagnaient donc au marché. On conçoit dès lors l’impulsion des particuliers vers le colonat, et l’on conçoit également la rigueur que les lois déploient pour la combattre, en frappant, soit le propriétaire libre qui accepte un patron, soit le privilégié qui accorde un patronage. Mais toutes les menaces législatives furent impuissantes, et la dissolution suivit son cours; car les magistrats institués pour faire exécuter ces lois répressives étaient les premiers à les violer dans leur propre intérêt. L’usage du patronat accepté volontairement s’est perpétué dans le moyen âge, où nous le retrouverons sous le nom de recommandation. C’est aussi dans les derniers siècles de l’empire romain que s’introduisit le système des métiers héréditaires, qui a passé également dans l’organisation des communes urbaines au moyen âge, et que nous croyons être une importation de l’Orient. A cette époque déplorable, il fallait parquer chaque classe d’hommes dans l’occupation dans laquelle elle naissait, parce que toutes, en proie à un affreux malaise, cherchaient un adoucissement à leur sort dans la fuite ou le changement.

Après la conquête, les Barbares trouvèrent dans les provinces de l’empire la même misère sous le poids de laquelle l’empire s’était affaissé. Les énormes consommations improductives, les dévastations immenses, les guerres incessantes de cette ère terrible, où le monde barbare, remué jusque dans ses profondeurs les plus éloignées, se ruait tout entier sur l’Occident épuisé, ne pouvaient manquer d’accroître encore la /45/ pénurie du capital et l’impossibilité, pour les états naissants, de subvenir à leurs besoins par le moyen de l’impôt. Voilà comment, par une conséquence forcée des circonstances économiques dans lesquelles l’Europe s’est trouvée, a dû s’opérer cette grande révolution sociale, dont les premiers débuts se manifestent déjà du temps de l’empire romain, dont la marche compliquée occupe tout le moyen âge, dont les résultats se produisent encore de nos jours, et dont l’essence n’est autre chose que la substitution, après un laps de dix siècles, du système de la possession féodale au système de la propriété libre et de l’impôt.

 


 

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§ III.
De la formation du système féodal et des éléments qui y concourent.

La féodalité du moyen âge, dont il existait quelques germes dans les institutions romaines, ainsi que dans les institutions barbares, s’est développée par le contact, par le mélange des sociétés barbare et romaine qui résultait de la conquête, et par l’effet de l’action irrésistible des circonstances économiques.

Mais le système féodal ne se développa pas immédiatement; loin de là, il a fallu cinq siècles de transition, commençant à la conquête du Vesiècle et finissant à la fin du IXe, avec la chute de la dynastie carlovingienne, pour constituer définitivement, en Europe, ce que l’on a appelé le régime féodal. L’époque barbare tout entière est une époque d’enfantement. Pendant cette période, la société, comme la nature, nous dit-on, avant l’apparition de l’homme et de l’ordre physique actuel, a passé par des phases successives de développement, dont le but était la féodalité, mais dans lesquelles ce système n’apparaît point encore, dans lesquelles il semble même quelquefois que l’on cherche à éviter cette issue, tandis que la force des choses y conduisait fatalement.

A. De l’établissement territorial.

Les termes de conquête et d’invasion font illusion, ils ne s’appliquent pas exactement. La conquête se fit en quelque /47/ sorte du dedans, car, à l’exception des Huns, qui furent en définitive repoussés dans les steppes de l’Asie, d’où ils étaient venus, tous les peuples qui s’établirent en premier lieu sur les terres de l’empire y étaient arrivés comme auxiliaires.

L’établissement territorial, le partage des terres entre les conquérants ne fut pas non plus tout à fait ce que le mot de partage semble indiquer. On ne doit se représenter ni un fait qui s’accomplit du jour au lendemain et partout de la même manière, ni une spoliation comparable à celle que commet un ennemi qui envahit tout à coup un pays peuplé et cultivé comme ceux de l’Europe actuelle. Les campagnes des provinces septentrionales, et même de l’Italie, étaient presque dépeuplées d’hommes libres; ceux-ci s’étaient réfugiés dans les villes.

Pour bien saisir le caractère de cet événement décisif pour l’organisation future de la propriété, entrons dans quelques détails. Parmi les états barbares qui se fondèrent sur les terres de l’empire, on peut citer deux classes: ceux qui furent fondés du consentement du gouvernement impérial et qui restèrent pendant quelques moments sous sa suzeraineté, et ceux qui furent fondés par la conquête proprement.

Dans la première classe se rangent les deux royaumes gothiques et celui des Bourguignons; dans la seconde, essentiellement, le royaume des Lombards. Le royaume franc tiendrait des deux espèces. Nous résumerons rapidement ce que les historiens nous ont appris sur la manière dont eut lieu l’établissement territorial en Gaule et en Italie.

Italie.— Odoacre, qui mit fin à l’empire d’Occident, n’était pas un conquérant étranger, c’était le chef d’une de ces /48/ armées barbares que les empereurs avaient prises à leur solde, leurs propres sujets ne suffisant plus à la défense de l’Etat. Les soldats d’Odoacre, natifs de diverses nations, parmi lesquelles dominaient les Hérules et les Rugiens, demandaient un tiers des terres de l’Italie. Oreste, père de Romulus Augustule, refusa, et ce refus amena la catastrophe préparée de longue main. La demande du tiers des terres, qui fut ensuite octroyé à ses soldats par Odoacre, était en analogie avec la loi romaine, qui imposait aux propriétaires qui recevaient des troupes en quartiers de leur abandonner le tiers de leur maison.

La prise de possession de l’Italie par Théodoric, roi des Ostrogoths, fut une conquête vis-à-vis d’Odoacre, mais elle fut plutôt une restauration par rapport à l’empire, puisque Théodoric avait été appelé en Italie par l’empereur de Constantinople, Zenon. Les rapports primitifs entre les Ostrogoths et les Romains sont déterminés par ce fait, et les Romains ne sont point, sous Théodoric, dans la position de vaincus. Les Goths reprirent aux Hérules le tiers des terres que ceux-ci avaient reçu. Seulement, comme les Goths étaient plus nombreux, beaucoup de propriétaires romains, qui n’avaient pas été appelés à partager avec les Hérules, durent aussi céder le tiers de leurs possessions aux nouveaux venus; on rapporte que le patrice Liberius, chargé par Théodoric de diriger l’exécution de cette mesure délicate, s’en acquitta de manière à la rendre le moins oppressive possible pour les propriétaires romains.

Les lois des Lombards ne renferment rien sur le mode de partage territorial. Paul Diacre ne dit rien non plus de ce que fit Alboin à ce sujet; mais il dit, en revanche, que son successeur, Clephis, se montra cruel envers les Romains; et il ajoute /49/ que, pendant le gouvernement des ducs, qui, durant dix ans, succéda au règne de Clephis, beaucoup de nobles romains périrent victimes de l’avarice des vainqueurs. Venant ensuite au partage, il s’exprime ainsi: « Reliqui vero per hostes divisi ut tertiam partem suarum frugum Longobardis persolverent tributarii efficiuntur. »

Autaris étant devenu roi après cet interrègne, Paul Diacre dit encore: « Populi tamen aggravati per Longobardos hospites partiuntur. » Il existe une controverse sur la manière d’entendre ces deux passages. Savigny estime que d’abord chaque Romain dut livrer un tiers de son revenu à un Lombard dont il fut l’hôte, et qu’il faut lire hospites, au lieu d’hostes, dans le premier passage; sous Autaris, cet état de choses n’aurait fait que continuer. Léo prétend que les Lombards pratiquèrent, envers les Romains, une sorte de destruction systématique, que les hommes libres restant furent réduits en servitude et soumis à un cens équivalent au tiers du revenu brut. Troya partage cette manière de voir et propose de lire, dans le second passage: per Longobardos, hospites patiuntur. Au sujet du second passage, MM. de Vesmes et Fossati (Vicende della proprieta in Italia) mettent en avant une autre version, qui serait celle du code ambrosien, et qui porte: pro Longobardis hospicia partiuntur.

Nous pensons qu’on peut prendre le premier passage de Paul Diacre tel quel. A l’arrivée des Lombards, on impose aux propriétaires romains le tribut du tiers du produit brut à répartir entre les vainqueurs, qui ne se seraient chargés pour lors d’aucun souci de culture et auraient continué à vivre comme une armée fixée en pays ennemi. Quant à l’arrangement subséquent introduit sous Autaris, nous admettrions de préférence l’opinion de MM. de Vesmes et Fossati; d’autant plus que le /50/ texte de l’historien des Lombards montre que cet arrangement fut un soulagement pour les anciens habitants et fut suivi d’une ère de calme et de sécurité relative qui exclut l’idée de nouvelles violences, comme l’aurait été la réduction de tous les Romains libres en servitude. Dans cette manière de voir, les populations romaines, surchargées par le tribut du tiers, qui mettait à leur charge tous les frais de culture, en auraient été dispensées moyennant la cession de terres qu’elles auraient dû faire en faveur des Lombards; ainsi on serait, au bout de quelque temps, revenu au système ordinaire du partage des terres, selon une mesure quelconque, entre les anciens possesseurs et les Barbares nouvellement arrivés 1 . — Diverses raisons tendent d’ailleurs à démontrer que la réduction en servitude de la totalité de la population romaine n’a nullement eu lieu. On voit, entre autres, que, déjà sous Autaris, il y avait, dans les états lombards, des villes populeuses et florissantes; or, ces villes n’étaient certainement pas habitées uniquement par les Lombards; de plus, les lois de Rotaris distinguent les arimans lombards (exercitales) des autres hommes libres; or, tous les hommes libres lombards étaient des exercitales.

Gaule. — Nous ne nous arrêterons pas à ces premiers établissements de tribus germaniques en Gaule, qui eurent lieu lorsque l’empire romain avait encore une certaine force, et qui diffèrent peu des concessions de terres létiques dont il a déjà été question, et nous commencerons par celui des /51/ Burgondes ou Bourguignons 1 . Le premier personnage historique de ce peuple est le roi Gunther, qui joue un rôle dans la tradition des Niebelungen; sa participation à l’élévation de l’empereur Jovinus à Mayence, en 412, nous montre en lui un roi barbare au service de Rome. On croit que ses fils périrent à la bataille de Châlons, où ils combattaient du côté de Rome contre le roi des Huns.

L’occupation de la Savoie, de la Franche-Comté et de l’Helvétie romane par les Burgondes remonte, à ce que l’on croit, au règne de Gunther. M. de Gingins a démontré que cette occupation eut lieu sur l’appel des populations romaines et s’effectua ensuite d’une convention conclue avec les magistrats des cités occupées 2 . Les Burgondes reçurent les deux tiers des terres, mais le partage s’opéra par régions ou quartiers, et non par cantonnements sur les terres des anciens habitants. Les nouveaux venus, peuple pasteur plutôt qu’agriculteur, s’établirent dans les contrées montagneuses du Jura et des Alpes, qui avaient été déjà souvent dévastées par les Allemands, et laissèrent aux Romains les districts de la plaine, plus cultivés et plus fertiles. Selon l’auteur cité, en échange des terres qu’ils cédèrent aux Burgondes, les Romains auraient stipulé l’abolition des impôts romains, qui, comme on sait, étaient devenus une charge insupportable pour les populations. /52/

Le partage mentionné dans les lois de Gondebaud ne se rapporte pas à cette première partie de l’établissement, mais à la seconde, qui eut lieu en 470, vingt ou trente ans plus tard, lorsque l’usurpateur Anthémius céda aux Burgondes la partie méridionale de leur royaume, comprenant le Lyonnais et le Dauphiné. Dans cette partie de leurs établissements, les Burgondes auraient été reçus, d’après l’ancien usage, comme alliés (fœderati), de la même manière qu’ils avaient déjà occupé auparavant la Bavière rhénane. Gondebaud, le législateur, était le petit-fils de Gunther; il commença à régner en 473; sa capitale était Lyon. Son frère Chilpéric, qui régnait à Genève, fut le père de Clotilde, femme de Clovis; il paraît avoir été soumis à la suprématie de Gondebaud, son frère aîné. D’après les détails que donne la loi, le second partage fut fait de telle sorte que la maison et la terre cultivée de chaque propriétaire romain étaient partagées entre lui et son hôte burgonde. Les forêts et les pâturages pouvaient être laissés en commun.

Si l’un des co-propriétaires (consortes) cultive une terre en friche, il doit en laisser cultiver une part équivalente à l’autre; si l’on partageait les terres non cultivées, le Burgonde, plus pasteur qu’agriculteur, en avait les deux tiers; mais, en revanche, le Romain conservait les deux tiers des esclaves. Il est probable que les principaux des Burgondes furent associés aux plus riches d’entre les Romains. Les rois eurent, dès l’origine, des propriétés fort étendues; c’étaient sans doute les terres du fisc impérial, dont ils se mirent en possession.

Le Burgonde, nouvel arrivant, ne recevait, selon une addition à la loi attribuée à Godomar, que la moitié de la terre de l’hôte romain qui lui est assigné, mais sans esclaves; un affranchi burgonde recevait seulement un tiers. Si un /53/ Burgonde ou un Romain n’a pas de bois dans son lot, il peut en prendre pour son usage dans les forêts de ses voisins.

Les Wisigoths, amenés par Alaric en Italie, étaient déjà venus s’établir dans la Gaule méridionale en 412, sous la conduite d’Ataulf. Ce prince avait eu d’abord pour dessein d’extirper le nom romain; mais, s’étant convaincu qu’avec les Goths, il ne parviendrait pas à constituer un état policé, il changea de système et se rattacha aux traditions romaines et à la suzeraineté de l’empereur d’Orient. Dans la seconde moitié du Vesiècle, Euric étendit la domination des Wisigoths sur l’Espagne et cessa de reconnaître l’empire: « Euricus crebrem mutationem romanorum principum cernens, Galliam et Hispaniam suo jure nisus est occupare, » dit Jornandès.

Le code des Wisigoths renferme peu de choses sur le partage, ce qui vient des remaniements qu’il subit à diverses reprises. Ce que le Romain garde et ce que le Wisigoth acquiert se nomme également sors; le Goth a les deux tiers de la terre cultivée et le Romain le tiers; il n’est pas question de la maison, des jardins, des esclaves, non plus que des pâturages et des forêts, qui peut-être restèrent en commun. — Euric rendit la sécurité aux propriétaires romains, qu’on menaçait de nouveaux partages, en déclarant ceux qui avaient eu lieu irrévocables; les impôts furent maintenus sur les terres laissées aux propriétaires romains.

Les Francs sont le peuple dominant dans le nord de la Gaule dès le commencement du VIesiècle ; on n’a pas de notices positives sur la manière dont se fit leur établissement. Ils s’étaient, au IIIesiècle, fixés dans certaines contrées de la Belgique et du Cambrésis. Sous Clovis, ils s’étendirent considérablement, appuyés qu’ils étaient par les évêques gaulois, qui les préféraient aux autres Barbares, bien qu’ils fussent les /54/ plus farouches de tous, parce qu’ils étaient catholiques, tandis que les autres étaient ariens.

L’opinion du plus grand nombre des auteurs modernes, tels que Dubos, Laferrière, Pardessus, Guérard, Savigny et Waitz, est que les biens de la couronne et les terres vacantes suffirent pour fournir d’alleux les compagnons de Clovis. La loi salique fait mention de propriétaires romains (romani possessores) dont le wergeld tient le milieu entre celui des Romains convivæ regis et celui des Romains tributarii; il est la moitié de celui d’un propriétaire franc.

B. Des bénéfices.

Chez les Germains, le peuple était organisé militairement, et la qualité d’homme libre impliquait celle de guerrier; ce n’est donc pas pour servir de base à la défense de l’Etat que le système bénéficier fut établi. Ce système ne fut point une continuation des concessions de terres emphythéotes aux soldats employées dans les derniers temps de l’empire; il fut, comme l’ont remarqué Montesquieu et la majorité des écrivains modernes qui ont traité ce sujet, la continuation du gasindi.

Lorsque l’empire d’Occident cessa d’exister, les provinces septentrionales et l’Italie même étaient fort dépeuplées, la population libre s’était réfugiée dans les villes, et les campagnes n’étaient plus guère habitées que par des esclaves et des colons peu nombreux relativement à l’étendue des terres à cultiver. Les grands propriétaires, résidant dans les villes, furent donc à peu près les seuls sur lesquels portèrent les premiers partages et qui furent dépouillés, ici du tiers, là de la moitié de domaines immenses, mais qui étaient néanmoins pour eux de très mince rapport. /55/

Les armées des Barbares étaient en grande partie formées par les gasindi des divers chefs; il ne faut donc pas s’imaginer, ainsi que le remarque judicieusement M. Guizot, que chaque soldat barbare soit devenu propriétaire par suite du partage; selon toute apparence, les simples compagnons restèrent auprès de leur ancien chef, vivant, selon les anciennes mœurs, à sa table et dans sa maison.

L’état de troubles et de violences qui caractérise l’époque de la conquête se prolongea bien longtemps après, et les chefs n’auraient eu garde de se défaire de la troupe dévouée à laquelle ils devaient leurs richesses nouvelles, au moyen de laquelle ils pouvaient les conserver et les accroître; habitués, d’ailleurs, au mouvement animé et aux plaisirs de la vie en commun, les compagnons se seraient faits difficilement à l’état d’isolement paisible et monotone qui constitue la vie d’un simple paysan. Le désir de s’établir et d’assurer l’existence d’une famille engagea cependant peu à peu les compagnons à recevoir de leurs chefs et patrons des terres au lieu de l’entretien. Le besoin de donner des bras à la terre et de diminuer les bouches inutiles portait les chefs à cette mesure; les compagnons conservaient avec le chef les relations qui avaient existé lorsqu’ils faisaient partie de la maison; ils lui conservaient la même fidélité, et cette fidélité se manifestait surtout par le service militaire.

Les rois, qui avaient les nombreuses terres fiscales à leur disposition, les distribuèrent à leurs leudes, lesquels avaient eux-mêmes des compagnons qu’ils pouvaient établir à leur tour de la même façon qu’ils l’avaient été eux-mêmes.

Dans les lois barbares, les compagnons portent une foule de noms, qui tous témoignent du rapport personnel qui les lie à leur chef. Les plus usités sont ceux de fidèles et /56/ d’antrustions, qui sont la traduction l’un de l’autre (treue, fidélité). Le Liber consuetudinum imperii Romani les appelle homines ligii; les Capitulaires emploient les expressions servientes, famuli, ministeriales, qui prouvent la persistance d’un rapport de domesticité. L’usage de récompenser les compagnons par des repas les fait aussi appeler convivæ (convivæ regis); le nom de leudes, qui, en langue germanique, indique la dépendance, est le plus usité de tous. M. Guérard ne croit pas que le terme de leude et celui de lide aient eu la même étymologie; cette opinion est en opposition avec celle des écrivains allemands, dont l’autorité en ce point me semble devoir l’emporter; d’ailleurs, bien que la condition personnelle des leudes et celle des lides fût fort différente dans la période barbare, il y avait toujours, dans l’une et l’autre, le trait essentiel commun, celui de la dépendance personnelle. M. Guérard pousse si loin le désir de distinguer, qu’il fait des catégories distinctes des leudes et des antrustions, on ne sait sur quel fondement. Plus tard seulement prévalut le mot de vassal, dont la signification est analogue, soit qu’on la fasse dériver de bassi, vassi, terme de basse latinité, qui aurait désigné l’infériorité; soit qu’elle vienne de guasallus, d’où l’on aurait fait gesel en allemand moderne. D’autres font venir guasallus ou vassus du mot celtique gwas, qui signifie proprement jeune homme à la suite d’un chef. Cette étymologie est directe et n’offre rien de forcé comme la première; le mot vassal est plutôt usité dans les langues romanes, en France et en Italie; en Allemagne, il n’a été employé que postérieurement et dans les écrits rédigés en langue latine. C’est sans doute de guasallus que l’Espagne a fait son alguazil (les alguazils sont les suivants du juge). Le terme seigneur (senior), qui, dans le langage féodal, correspond au terme /57/ vassal, est déjà usité dans les actes de l’époque barbare, comme synonyme du princeps du passage de Tacite touchant les gasindi. Dans le bénéfice, comme dans le fief qui lui a succédé, le senior est le propriétaire, appelé aussi potens et possessor dans quelques textes contemporains. Le terme latin dominus, maître, propriétaire, remplaça celui de senior, vers le IVesiècle, dans les actes en latin; dans la langue vulgaire, au contraire, le mot seigneur s’est conservé.

Au moment de la conquête, le bénéfice n’est encore que l’exception. Les terres distribuées aux Barbares lorsqu’ils commencèrent à se fixer sur le sol de l’empire ne le furent pas à la condition d’un service militaire, comme celles qui avaient été données précédemment aux lœti fœderati par les empereurs romains; elles devinrent une propriété libre des familles, un alleu; la preuve, c’est que sors et allod ont pu être envisagés comme une même chose.

Les premiers bénéfices paraissent avoir été donnés par les rois barbares à leurs leudes sur les terres fiscales dont ils firent leur propriété; ils n’étaient pas donnés à la condition du service militaire exigé des leudes, car le lien personnel était préexistant, mais il était le par-contre, le prix de cette obligation 1 . Cette circonstance concourt à expliquer /58/ pourquoi les bénéfices militaires se sont développés plus fortement et plus tôt chez les Francs; la partie des Gaules dont ils s’emparèrent étant dès longtemps exposée aux invasions germaines, contenait plus de terres abandonnées par les anciens propriétaires et devenues par là possession du fisc. En réalité, l’appropriation du tribut était bien plus facile, bien moins compliquée que celle du sol appartenant aux anciens habitants, et si le tribut eût suffi le partage n’aurait pas eu lieu.

Diverses causes contribuèrent à détruire la propriété indépendante ou allodiale, pour la remplacer par la propriété féodale ou bénéficiaire.

Les chefs barbares, une fois devenus propriétaires, eurent bientôt appris le parti qu’ils pouvaient tirer de leurs terres au profit de leur puissance, et dès lors ils s’appliquèrent, avec leur avidité et leur violence habituelles, à les étendre, moins encore pour les produits matériels qu’ils en pouvaient retirer, qu’afin d’augmenter par ce moyen le nombre de leurs compagnons.

L’étendue des nouveaux royaumes formés par les Germains et l’établissement des armées nationales sur des terres, rendaient aussi les guerres plus onéreuses; lorsque la nation ne se souciait pas d’y prendre part, force était au roi de recourir à ses seuls clients. Les princes et les chefs luttaient donc à l’envi pour augmenter le nombre de leurs compagnons et pour s’attacher cette jeunesse barbare toujours /59/ avide des hasards et des combats; mais, pour cela, il fallait avoir des terres à distribuer; lors donc que les princes et les chefs eurent distribué leurs domaines, comme on ne pouvait plus recourir aux invasions pour s’en procurer de nouveaux, on se mit sur le pied de forcer les propriétaires libres à entrer dans les liens du vasselage, soit en les dégoûtant de leur position par mille vexations, soit en leur accordant des avantages de nature à leur faire préférer une subordination profitable à une indépendance pleine de périls et d’insécurité.

Du VIIe au Xesiècle, les propriétaires d’alleux furent en grande partie dépouillés ou réduits à la condition de vassaux. La fréquente répétition des injonctions royales contre ces spoliations, montre leur impuissance. Il faut voir, dans Baluze, comment la nouvelle aristocratie s’y prenait et quelles étaient les plaintes des petits propriétaires, « Ils disent que, toutes les fois qu’ils refusent de donner leur héritage à l’évêque, à l’abbé, au comte, au juge ou au centenier, ceux-ci cherchent aussitôt une occasion de les perdre; ils les font aller à l’armée jusqu’à ce que, ruinés complètement, ils soient amenés, de gré ou de force, à livrer leur alleu; mais, quant à ceux qui ont cédé à la volonté des puissants, ils restent dans leurs foyers sans qu’on les inquiète jamais. »

On voit, par ce passage, que c’étaient surtout les employés qui se servaient de leur position pour multiplier les bénéfices.

Les propriétaires libres qui étaient réduits, par la misère des temps, à entrer au service d’un grand, faisaient usage de la recommandation; ce contrat, qui servait, sous l’empire, à éviter les exactions du fisc en entrant dans la clientelle d’un possesseur d’immunité, sert, dans la période barbare, à opérer la conversion volontaire d’un alleu en bénéfice ou en censive; la censive est un bénéfice d’un ordre inférieur, dont /60/ le détenteur n’est pas soumis uniquement au devoir militaire, mais paie une redevance unie quelquefois à des prestations corporelles 1 . L’Eglise, de son côté, lorsqu’on lui recommandait une terre libre, la convertissait généralement en précaire; dans ce cas, le propriétaire cédait la terre, puis la recevait en usufruit, accompagnée d’une autre, mais sous charge d’une redevance.

Les causes qui augmentèrent les bénéfices et diminuèrent les alleux en proportion, n’agirent pas partout avec la même intensité; dans les pays purement germaniques, l’ancien système de propriété ne se transforma que peu à peu: les fiefs du soleil, qui existaient encore en Allemagne à une époque où le système féodal avait tout envahi, ne sont autre chose que le type de propriété libre, sur lequel les Germains avaient établi les alleux dans les pays conquis.

Les alleux se maintinrent aussi en partie dans le Midi, en Italie, en Espagne et dans la Gaule d’Outre-Loire, et là par l’influence du droit romain.

On a répété, d’après le livre des fiefs, que les bénéfices furent d’abord révocables à volonté, qu’on les donna ensuite pour un temps déterminé, puis à vie; qu’enfin, ils devinrent héréditaires. Il est peu vraisemblable, observe M. Guizot, que les faits se soient assujettis à une marche aussi systématique. /61/

Il est plus vrai de dire qu’il y a eu, dès le commencement, une lutte entre deux tendances naturelles, celle du bénéficier à garder le bénéfice, et celle du seigneur à le reprendre quand cela lui convient. L’un ou l’autre mode de concession aura prévalu, selon que les circonstances auront favorisé les représentants de ces intérêts opposés.

La révocation arbitraire des bénéfices a lieu souvent sous les Mérovingiens; est-ce à dire qu’elle fut la règle générale? L’amovibilité d’une concession de terre érigée en règle générale se conçoit difficilement, car le cultivateur, engageant son travail et un certain capital dans la terre, il faut bien qu’il ait quelque garantie d’en retirer les fruits. Il est à supposer qu’on ne pouvait retirer le bénéfice sans motifs valables, mais la force put souvent tenir lieu de motif.

Les bénéfices à terme fixe ont été introduits par suite de l’application à ce contrat des règles du droit romain relatives au precarium, concession gratuite d’usufruit pour un terme assez court. Une ordonnance de Charles-le-Chauve fixe la durée du bénéfice in precario à cinq ans; au bout de ce terme, le bénéficier doit faire renouveler son titre.

Les bénéfices à vie sont aussi anciens que les bénéfices à terme. A dater des Carlovingiens, les diplômes contiennent ordinairement la clause de viager; on s’efforçait d’empêcher que ces bénéfices à vie ne fussent transformés en alleux, nom qu’on donnait abusivement alors aux bénéfices héréditaires; mais les efforts de la loi furent vains.

La première phase de la formation du système féodal comprend toute la période durant laquelle les bénéfices furent donnés, soit à titre révocable, soit pour un certain temps, soit pour la vie du donataire. Dans cette période, la relation des compagnons avec leur chef, de personnelle devient réelle. /62/

La seconde phase de cette formation est celle durant laquelle les vassaux obtinrent l’hérédité des bénéfices.

L’esprit de stabilité et l’esprit de famille ont remplacé plus ou moins l’esprit d’aventure et de compagnonage; et, après une série d’usurpations réciproques entre les bénéficiers et les donataires, entre les comtes et les rois, après quatre siècles d’oscillations, on est arrivé à une solution qui, en régularisant l’état de la propriété, donne enfin une base fixe à l’ordre social.

L’histoire du bénéfice appartient essentiellement à celle des institutions des Francs. Voyons encore ce qu’étaient devenus les éléments féodaux chez les autres peuples qui s’établirent dans l’empire.

Dès l’époque de leur établissement, la loi des Bourguignons fait mention de terres fiscales qui furent données par le roi, auquel elles avaient été attribuées, à des nobles (optimates). Ce sont là des bénéfices, et les nobles qui recevaient ces terres étaient membres de la trustis du roi qui les leur donnait; mais, pour le moment, ces concessions restèrent une exception, et les terres distribuées lors du partage le furent, dans la règle, à titre d’alleu. Sous la domination des Francs, l’institution des bénéfices eut, chez les peuples qu’ils s’assujettirent, le même sort que chez les Francs eux-mêmes.

Une loi d’Euric, de la fin du Vesiècle, fait voir l’institution du bénéfice militaire dans ses premiers commencements. Cette loi nous montre que, chez les Wisigoths, comme dans les forêts de la Germanie, l’engagement du vassal n’était que le choix d’un chef; acte libre par lequel le guerrier germain aliénait sa liberté, seulement d’une manière relative et temporaire. /63/

Nous transcrirons ici ce passage important à cause de son antiquité.

« Si quelqu’un, dit la loi, a donné des armes ou autre chose à celui qui est sous son patronage, qu’elles restent au pouvoir du donataire, si le donataire aime mieux choisir un autre patron; qu’il soit libre de se recommander à qui il voudra, car on ne saurait refuser ce droit à l’homme ingénu, qui peut toujours disposer de sa personne; mais alors il devra rendre à son patron tout ce qu’il en aura reçu.

» Que la même loi soit observée entre le fils du patron et le fils du patroné, de telle sorte que, si le patroné, ou ses fils après lui, veulent continuer leurs services au fils du patron, ils conservent ce qu’ils en auront reçu. Mais, s’ils se décident eux-mêmes à quitter les fils ou les petits-fils de leur patron, qu’ils restituent tout ce que le patron a donné à leur auteur. »

Si les fragments de la loi des Wisigoths que nous possédons attestent l’existence de bénéfices aussi anciens que ceux des Francs, il paraît cependant que leur rôle fut moins considérable, moins prépondérant dans l’organisation de la société 1 .

Il résulte encore de ces fragments que, dès le principe, le seigneur eut, après la mort du vassal, le droit de choisir un époux à sa fille, si le vassal ne laissait pas de fils; ainsi, dans ce cas, le mundium de la fille lui appartenait. C’est en vertu du même titre que les premiers Mérovingiens /64/ délivraient des præceptiones, par lesquelles ils autorisaient ceux qu’ils voulaient favoriser à épouser les filles ou les veuves riches de leurs leudes décédés.

La loi des Lombards constate l’existence d’une relation de compagnonage analogue à celle qui existait en Espagne, et tout aussi libre. Les Francs importèrent les bénéfices en Italie; chez ce peuple, le bénéfice avait pris de bonne heure beaucoup plus de consistance, et la règle y était que nul ne peut quitter son seigneur sans son consentement ou sans une juste cause. Cependant Pépin, roi d’Italie, n’admit pas d’abord complètement le système des Francs, car il déclare, dans une loi, que les hommes libres lombards sont maîtres de se recommander à qui ils veulent, comme cela s’est pratiqué du temps des rois lombards.

Cette loi est en opposition avec celle de Charlemagne, qui fixe ainsi les cas dans lesquels on peut quitter son seigneur:

« Que tout homme qui aura reçu de son seigneur la valeur d’un solidus 1 , ne le quitte point, à moins que le seigneur n’ait voulu le tuer ou le frapper violemment, ou déshonorer sa femme ou sa fille, ou lui ravir son héritage. Mais, après la mort du seigneur, un homme peut se recommander à qui il veut. »

On voit que la perpétuité du lien, qui était le vœu et la tendance de la loi franque, n’existait pas en Espagne et en Italie, et c’est pour cela que la France est, à juste titre, considérée comme le berceau de la féodalité.

Par la conquête franque, les Romains devinrent les égaux, /65/ non-seulement des Lombards, mais aussi des Francs; les Francs n’opérèrent pas un partage de terres, comme leurs prédécesseurs, ils ne prirent que ce qui leur fut donné en bénéfice comme employés ou fidèles du roi; encore beaucoup de bénéfices furent-ils donnés à des Lombards, car la conquête avait été faite à l’aide d’un parti lombard. Des Romains riches purent aussi obtenir des bénéfices, car le droit de porter les armes et l’obligation de l’hériban étaient communs à toutes les nations de l’empire franc.

Lorsque Charlemagne mit ses premières garnisons franques dans les grandes villes de Lombardie, il leur donna des bénéfices pour solde; l’institution des comtes, centeniers, vicaires, etc., résultat de la division des grands duchés en circonscriptions plus petites, introduisit aussi le système des honneurs, tel qu’on le trouve chez les Francs, sur toute l’étendue de l’Italie franque.

En Italie, le concédant était, d’après une locution empruntée au droit romain, appelé senior, d’où viennent les termes signor en italien, senhor en espagnol, et seigneur en français; par analogie, le bénéficier aurait dû s’appeler junior, mais ce terme ne fut usité que pour les sous-bénéficiers; les bénéficiers directs furent appelés vassi, et les sous-bénéficiers, appelés quelque temps juniores, furent plus généralement appelés vavassi, c’est-à-dire vassi vassorum; en raison de leurs obligations militaires, on les appelait aussi milites, par opposition au peuple, populus, cives.

C. Des honneurs.

Dès le début de l’époque barbare, on trouve mentionnés les bénéfices et les honneurs; mais les auteurs qui ont /66/ recherché dans l’époque barbare les principes dont le développement a produit le système féodal, n’ont, en général, pas distingué bien nettement ces deux institutions. On nous dit ordinairement que les bénéfices sont des terres données à un leude ou vassal contre l’obligation de la fidélité et du service militaire, et que les honneurs sont les charges publiques, dont les titulaires étaient les ducs, comtes, margraves, vicaires, centeniers, et l’on ajoute que ces charges étaient rétribuées au moyen de bénéfices. Ceci déjà n’est pas entièrement exact, ou du moins ne fut pas la règle générale.

L’histoire a suivi, en réalité, une marche moins simple. Si les fonctionnaires des états barbares, et de l’empire franc en particulier, ont eu des bénéfices, les particuliers, les non-fonctionnaires en ont eu aussi. D’un autre côté, les fonctions publiques de l’époque barbare n’ont pas été généralement rétribuées avec des terres, ainsi que nous allons le faire voir tout à l’heure. Du reste, de la nature même des institutions dont il s’agit, on peut préjuger d’entrée que leur développement n’a pas pu être en tous points identique.

Pour bien saisir la nature des honneurs de l’époque barbare, il faut remonter aux institutions de l’empire romain. Les procurateurs chargés de la perception des redevances dans les provinces avaient un cortège nombreux d’officiers subalternes, dont les principaux étaient appelés comites, probablement parce que c’étaient de jeunes nobles qui, de Rome, accompagnaient le gouverneur dans la province confiée à ses /67/ soins; les autres étaient nommés, selon leur rang, vicarii, exactores, etc. Tous reçurent le nom générique de judices, depuis que l’empereur Claude eut attribué aux procurateurs des provinces les fonctions judiciaires, et réuni par là le pouvoir judiciaire (judiciaria potestas) au pouvoir administratif.

Dans le Bas Empire, le titre comites fut donné aux gouverneurs eux-mêmes. Divers textes des codes théodosien et justinien distinguent, dans les produits de la terre, la part du fisc (functiones publicæ) et la part du propriétaire (reditus). Ils constatent, en outre, l’usage de mettre à la charge du colon l’acquittement de la part fiscale et de faire percevoir par les exacteurs impériaux tout à la fois le tribut et le revenu (reditus), sauf à verser dans la caisse de l’Etat, ou aux mains des propriétaires, ce qui revenait à chacun.

Les obligations du cultivateur envers le fisc ne se soldaient d’ailleurs pas toutes en argent; au contraire, une multitude de charges consistaient en livrances exigibles en nature, en services corporels, en travaux d’entretien et de construction des routes, des digues, des ponts, des édifices publics, en transports, en charrois, etc. Ces charges auraient dû être appliquées au service public; mais les percepteurs les exigeaient souvent à leur profit, et sans en rendre compte.

Les lois impériales sont remplies de dispositions destinées à réprimer cet abus, mais leur fréquence même atteste leur inutilité. Souvent les exacteurs étaient propriétaires dans la contrée qu’ils exploitaient, ce qui rendait ces pratiques d’autant plus faciles.

Une autre institution, non moins abusive, qui se rattache à celle-ci, consiste dans les immunités, ou exemption générale de l’impôt, que l’on accordait aux anciens magistrats, aux militaires, à la noblesse sénatoriale, et, en général, aux /68/ grandes influences. La faveur, l’intrigue, la faiblesse du pouvoir, multiplièrent considérablement le nombre de ces priviléges, et nous avons remarqué comment les petits propriétaires, traqués de toutes parts par le fisc, qui voulait reprendre sur eux ce qu’il abandonnait à d’autres, cherchaient à mettre leurs domaines à l’abri des immunités accordées aux classes supérieures.

Ce n’est pas tout; de l’exemption de l’impôt, on en vint à l’usage d’attribuer à des fonctionnaires, à titre de traitement, ou même à de simples particuliers, à titre de faveur, la jouissance viagère de telle ou telle portion du tribut perçu par l’Etat, par exemple, le cens d’une localité, les corvées ou les redevances en nature dues par un village, le péage d’un pont. Les personnes auxquelles ces diverses faveurs furent accordées étaient appelées honorati, et la faveur même fut appelée honor. Il va sans dire que celui qui avait le privilége de percevoir à son profit une portion du revenu public, avait par là même, et à plus forte raison, le droit d’immunité. Le titre d’honoratus fut donné, dans le principe, aux personnes exemptées de l’impôt, tandis que, dans la suite, on réserva le nom d’honor plutôt à la délégation d’une part de l’impôt attribuée à un individu.

Dans ces divers usages, si ruineux pour l’Etat, si préjudiciables au bien public, il ne faudrait pas voir seulement une cause de la misère croissante qui afflige l’empire romain, ils en sont aussi un effet: le gouvernement impérial donnait des parts d’impôts à ses fonctionnaires parce qu’il n’avait pas d’argent pour les payer, tout comme il donnait des terres aux soldats par le même motif.

L’arrivée des Barbares ne devait pas changer un état de choses qui résultait de mauvaises conditions économiques, /69/ puisqu’elle-même ne faisait qu’aggraver ces conditions. Trouvant le système de l’impôt romain établi dans le pays où ils s’établissaient, il est évident qu’ils cherchèrent, non point à le réformer, ce dont ils étaient incapables, mais à en tirer le meilleur parti pour eux-mêmes.

Dans les provinces romaines, les Barbares trouvèrent deux éléments de richesse bien distincts, la part fiscale, comprenant les terres du fisc et le tribut, et les biens des particuliers. Là où les biens de l’Etat, qui étaient très considérables, suffirent pour l’établissement des nouveaux venus, comme, par exemple, à ce que l’on croit, dans les contrées occupées par les Francs saliens, les propriétés particulières furent respectées; là où la part fiscale fut insuffisante, on dut recourir au partage du sol entre les vainqueurs et les anciens propriétaires; ainsi, avant de s’en prendre aux particuliers, il était tout à fait naturel d’utiliser autant que possible le revenu du fisc, dont le propriétaire légal avait disparu. Le pouvoir public, passant aux vainqueurs, entraînait légitimement avec lui la disposition de tout ce qui leur avait appartenu.

On n’ignore pas combien les premiers Barbares qui s’établirent dans l’empire imitaient servilement les institutions d’une civilisation qui était encore au-dessus de leur portée. Leurs chefs, dont un grand nombre avaient servi dans les armées romaines, connaissaient, d’ailleurs, sur quelles bases reposait le système d’administration dont ils devinrent les héritiers, et quels bénéfices la perception des tributs pouvait rapporter à ceux qui en étaient chargés. Ce fut donc principalement dans la distribution des charges qui donnaient droit à percevoir l’impôt sur les vaincus, que consista la part et le privilège des chefs dans la conquête de l’empire romain.

On a objecté que les Barbares étaient trop grossiers, trop /70/ incultes pour s’approprier d’eux-mêmes un système aussi compliqué que celui de l’impôt romain; mais il ne dut pas manquer de Romains qui, connaissant à fond la pratique du fisc impérial, en apprirent le secret à leurs nouveaux maîtres, pour continuer à en tirer profit.

Ainsi, par la force même des choses, les honneurs, les exemptions et les délégations d’impôts passèrent des institutions romaines dans les institutions barbares et y prirent encore plus d’extension; c’est-à-dire que, de privilèges exceptionnels, les honneurs devinrent le mode de traitement généralement adopté pour les emplois publics.

La persistance de l’impôt romain, alléguée par Dubos et combattue par Montesquieu, a été démontrée de la manière la plus complète par Lehüerou (Institutions mérovingiennes) et par M. Pardessus; la résistance à l’impôt de la part des Francs, sur lesquels les Mérovingiens cherchaient aussi à l’établir en innovant ainsi sur les anciennes franchises barbares, fut une des principales causes de la chute de cette dynastie.

Sous le régime impérial, l’impôt était perçu par de nombreux fonctionnaires portant le nom générique de judices, depuis que les lois leur avaient attribué la potestas judiciaria, et dont les principaux étaient les comites. Sous le régime barbare, les chefs barbares, dont les attributions remontaient aux institutions germaniques, les grafen, prirent la place et le nom des principaux d’entre les employés du régime antérieur, les comites. Les vicaires, vicomtes et centeniers, qui remplaçaient le comte dans tout ou partie de son district, furent aussi pris en majorité parmi les vainqueurs, et à leurs anciennes fonctions on ajouta le droit de percevoir l’impôt. Ordinairement ils en percevaient les deux tiers pour le roi /71/ (pars regia) et en gardaient un tiers comme l’émolument affecté à leur fonction (gradus). Sous ces officiers principaux, qui furent établis dans chaque localité de quelque importance, étaient les exacteurs subalternes, choisis probablement parmi les Romains.

Les Romains appelèrent proprement honor l’attribution totale d’un produit fiscal déterminé, que cette attribution eût pour cause la fonction ou tout autre motif, qu’elle fût temporaire, viagère ou héréditaire; mais c’étaient les judices qui percevaient l’impôt concédé à titre d’honneur à des personnes qui n’avaient pas le gradus.

Sous le régime barbare, les gradus et les honneurs se confondirent plus ou moins. Non-seulement l’attribution des revenus publics à des particuliers se multiplia sous les Barbares, mais elle prit un caractère de durée qui la rapprochait toujours plus de la propriété. Les fonctionnaires qui en jouissaient tendirent aussi constamment à convertir leur perception émolumentée en une attribution absolue, en d’autres termes, à convertir le gradus en honneur proprement dit. A chaque instant, dans les monuments de l’époque, on retrouve des droits de ce genre sous des noms assez variés, fiscus, munus, honor, etc. C’est alors que le mot de justitia, qui, dans son acception naturelle, signifie la juridiction ou le droit de juger, prit un sens dérivé sans doute de celui qu’avait reçu, sous le régime impérial, le mot judex, et qu’on désigna sous ce nom l’ensemble des redevances que les judices avaient à percevoir à leur profit. Plus tard, dans les temps féodaux, cette signification du mot justice a prévalu dans l’usage sur celle d’honneur, qui avait le dessus dans l’époque barbare. Voici pourquoi, dans l’époque féodale, l’idée de justice, prise dans le sens de droits utiles et primitivement fiscaux, se /72/ détache plus que celle d’honneur de la notion de fonction: Dans l’époque barbare, si l’honneur n’est pas nécessairement lié à une fonction, il l’est cependant dans le plus grand nombre des cas. Dans l’époque féodale, la justice, dans certains pays du moins, et surtout en France, ne réveillera même plus l’idée de fonction, elle est complètement appropriée. — Durant l’époque barbare, les fonctions étant généralement rétribuées au moyen d’attributions d’une part d’impôt, on donne indifféremment le nom d’honneur à la fonction publique et au moyen par lequel la fonction était rétribuée.

Des honneurs furent cependant aussi accordés quelquefois à de simples particuliers, mais ce fut un cas exceptionnel; en revanche, ils furent fréquemment accordés aux églises et aux monastères.

Sous le régime romain, l’honoré qui n’avait pas le gradus, qui n’était pas judex, retirait son revenu des mains du judex de la localité; lorsque la puissance publique, s’affaiblissant et s’effaçant de plus en plus, l’honor et le gradus furent réunis dans les mêmes mains, soit parce que la fonction impliquait l’honneur, soit parce que le possesseur de l’honneur à un titre quelconque s’attribuait les fonctions, la distinction entre les modes de perception dut nécessairement cesser, et la règle générale fut que l’honoré percevait lui-même tout ce à quoi il avait droit.

Bien qu’entièrement distincts, puisque l’honneur avait pour objet le tribut et ses accessoires, tandis que le bénéfice consistait dans la concession du sol, les honneurs et les bénéfices ont pu se rencontrer et se sont effectivement rencontrés fréquemment dans les mêmes mains. Une multitude de textes supposent leur réunion, une multitude d’infractions sont /73/ punies de la perte des honneurs et des bénéfices. On trouve même, au VIIIe et au IXesiècles, alors que les honneurs commencèrent à tomber dans le domaine privé, des exemples d’attributions d’honneur à titre de bénéfice; on les appelle beneficiarii honores, et cette circonstance a dû contribuer singulièrement à faire considérer plus tard les honneurs comme des fiefs. Cependant, les fiefs d’honneur du droit féodal ont toujours été bien distingués des fiefs de domaine; ils portèrent aussi le nom significatif de fiefs de dignité et comprenaient toujours la justice ou quelqu’un des droits qui la constituent. La possession simultanée d’un honneur et d’un bénéfice sur le même territoire, qui était ordinaire, tendit aussi à effacer la distinction entre les produits de l’honneur et les produits du bénéfice, puisque la distinction n’existait plus que dans l’origine du droit exercé. Cette confusion matérielle de deux droits différents se reproduisit avec plus de force encore dans la suite, lorsque les honneurs furent devenus des justices et les bénéfices des fiefs, et que justices et fiefs eurent également pris le caractère définitif de possession privée.

La persistance, partielle du moins, de l’impôt romain et la concession de cet impôt à titre d’honneur, ne doit rien faire inférer contre notre manière de voir touchant l’essence de tout système féodal; car les honneurs ou droits de justice, lorsqu’ils furent devenus patrimoniaux, étaient aussi établis sur la terre, bien qu’ils n’en supposassent pas la possession, le domaine direct, comme les bénéfices. — En effet, ils n’étaient autre chose qu’un droit utile sur le territoire soumis à l’exercice de ce droit. L’usage de rétribuer les fonctions publiques au moyen de la terre était devenu tellement général après la conquête barbare, que ce fut aussi le mode usité pour rétribuer les fonctions de l’Eglise; les honneurs et les /74/ bénéfices ecclésiastiques furent aussi employés à cette destination. Du reste, on sent bien qu’un système social ne fait pas place à un autre sans laisser après lui aucune trace;, au contraire, les institutions du passé se combinent de mille manières avec celles qui surgissent des nouveaux rapports.

Les honneurs, qui sont devenus dans la suite les justices féodales, sont un élément de la féodalité du moyen âge, bien distinct du bénéfice ou du fief, mais ils reposent aussi sur la terre; cependant ils ne reposent sur la terre que médiatement, et non pas immédiatement, comme le bénéfice. Cette face de la féodalité était restée, jusqu’à ces derniers temps, profondément obscure. C’est Championnière qui, dans son beau traité sur la propriété des eaux courantes, a eu, croyons-nous le mérite de la mettre pour la première fois au grand jour, et, par là, il a rendu un immense service à l’histoire du droit féodal, et particulièrement à celle du droit féodal français 1 . /75/

En présence de ces deux éléments fondamentaux du système féodal, les bénéfices et les honneurs, on se demandera maintenant auxquelles des origines romaine ou germanique il faut les rattacher.

Sur ce point, j’avoue ne pouvoir partager entièrement l’opinion de Championnière, qui rattache uniquement les bénéfices aux institutions germaniques, et les honneurs ou les droits de justice aux institutions romaines.

Le bénéfice militaire a, il est vrai, puisé l’un des principes qui le constituent dans le gasindi germanique; c’est de là qu’il a tiré le lien personnel, l’hommage ou la fidélité; mais on ne saurait méconnaître non plus l’analogie du bénéfice avec les terres emphithéotes et létiques que l’empire romain /76/ assignait à ses soldats; dans cette institution, on retrouve l’autre élément constitutif du bénéfice, la terre donnée en jouissance, en par-contre d’un certain service. De ces deux principes, il est difficile de déterminer lequel est le plus essentiel; assurément, ils le sont tous les deux.

Quant aux honneurs, nous déclarerons d’entrée, avec Championnière, qu’ils sont bien réellement d’institution romaine, qu’ils existaient déjà sous le régime impérial. Cependant, sans parler de la transformation complète qu’ils ont subie sur la fin de l’époque barbare, lorsqu’ils devinrent héréditaires et patrimoniaux, lorsqu’ils cessèrent d’impliquer l’idée d’une fonction publique, même dans l’époque barbare et au début de celle-ci, peut-on se refuser à voir que les honneurs subissent une transformation, qu’ils se germanisent, si je puis m’exprimer ainsi?

Championnière fait complètement erreur lorsqu’il assimile les emplois publics, auxquels étaient attachés la plupart des honneurs de l’époque barbare, avec ceux des comites et des judices romains. Les fonctions publiques de l’époque barbare sont d’institution purement germanique; elles n’ont reçu des noms romains qu’en raison du besoin qu’on avait de traduire les noms des offices dans un langage intelligible pour la race vaincue; mais la chose même, l’office, était germanique, et le plus souvent il ne différait guère de ce qu’il avait été outre-Rhin.

De plus, les détenteurs de tous les offices principaux auxquels les honneurs étaient attachés étaient d’origine barbare; tous les ducs, tous les comtes, tous les margraves, la plupart des vicomtes et des centeniers, étaient Germains dans le principe, et cela dura jusqu’à ce que le laps des siècles eût amené peu à peu la fusion des races et des nationalités. /77/

En troisième lieu, les honneurs, considérés en tant qu’attribution de l’impôt public faite au nom de l’Etat et par lui, tendirent, dès la conquête, à changer de nature; on oublia toujours davantage ce qu’ils représentaient et de qui ils procédaient, jusqu’à ce qu’enfin, comme les bénéfices, ils furent devenus complètement des propriétés particulières.

En réalité donc, les honneurs et les bénéfices de l’époque barbare, qui furent les deux bases sur lesquelles l’édifice féodal repose, résultaient également de la combinaison des institutions germaniques avec les institutions romaines, au lieu d’être, comme le pense Championnière, les uns, une face de la féodalité purement romaine, soit dans son principe, soit dans son développement, et les autres, une face de la féodalité purement germanique.

L’élément des honneurs s’est développé dans les contrées qui faisaient partie de l’empire: en France, ils sont très fréquemment mentionnés, tant sous les Mérovingiens que sous les Carlovingiens; on les rencontre également en Italie; ainsi, un diplôme de Lothaire concède la terre de Roncho et tous les arimans qui y résident, et ajoute à cette concession la clause suivante: « Omnemque districtionem, omnemque publicam fonctionem et quærimoniam, quam antea publicus, nosterque missus facere consueverat. »

En revanche, les honneurs n’existèrent pas en Allemagne, par la raison toute simple que, là, l’impôt romain n’avait pas existé. Le texte d’Eginhardt, qu’on a invoqué pour établir leur existence dans cette contrée, est évidemment mal compris. Eginhardt raconte de Pepin-le-Bref qu’il obligea les Saxons à lui fournir, lors de leur assemblée annuelle, trois cents chevaux à titre d’honneur (honoris causa); cela doit être entendu au pied de la lettre: pour lui faire /78/ honneur. C’est ici le don annuel qu’on faisait au roi franc lors du champ de mai (hostenditiæ); il ne saurait être question d’une délégation de l’impôt, puisque l’impôt se livre au roi lui-même.

D. Des immunités.

L’immunité romaine était une exemption de l’impôt, dont jouissaient quelques classes privilégiées; l’honneur, qui a quelquefois le même sens, consistait plus spécialement dans une délégation d’une partie de l’impôt, faite par l’Etat à des personnes privilégiées d’une façon plus particulière encore.

L’usage des immunités se perpétua, comme celui des honneurs, après la conquête barbare; mais les immunités changèrent aussi de caractère, et dans leur nouvelle forme, elles eurent un rôle important dans la constitution du système féodal. Considérée comme exemption de l’impôt seulement, l’immunité appartint de droit, dans le principe, à tous les hommes libres de la race conquérante, en ce sens qu’ils n’étaient pas soumis à l’impôt romain; mais ce n’est pas dans ce sens-là que l’on a envisagé l’immunité dans l’époque barbare et qu’elle est devenue une institution particulière durant le moyen âge.

L’histoire des immunités tient de près à celle des honneurs.

Nous avons vu que les comtes barbares, et les officiers qui gouvernaient sous eux, avaient réuni à leurs diverses attributions judiciaires, administratives et militaires, la /79/ mission de percevoir l’impôt, et qu’ils s’en approprièrent les produits, dont ils n’avaient d’abord qu’une partie.

L’immunité barbare commença par être l’exemption des droits utiles que le comte avait à retirer sur la terre de la personne, morale ou physique, que le prince voulait favoriser. L’immune recevait donc, en quelque sorte, l’honneur de sa propre terre, mais les droits du comte, sous tous les autres rapports, subsistaient; dans la suite, l’exemption s’étendit à tous les droits du comte.

L’immunité de l’époque barbare fut donc, comme déjà l’immunité romaine, une concession que l’Etat faisait de droits qui lui appartenaient en principe; c’était un certain assemblage de droits publics qui étaient cédés à une personne privée, à un seigneur, à une église, par la volonté du prince. Dans un temps où la notion générale du droit public se confondait de plus en plus avec celle du droit privé, cette transformation était plus facile que nous ne l’imaginerions aujourd’hui, et que cela n’eût été sans doute possible dans une société plus régulière.

Le nombre de ces immunités devint de jour en jour plus grand. Les fondations religieuses, fruit de la foi naïve des nouveaux convertis, reçurent des exemptions plus ou moins étendues; et ces immunités étaient de véritables honneurs, car la part fiscale qui serait revenue à l’Etat et au comte pour les terres sur lesquelles l’immunité portait, passait aux possesseurs d’immunités et était affectée à l’entretien de la fondation. C’est là l’origine des immunités ecclésiastiques.

Les seigneurs bénéficiers, que le prince voulait s’attacher par de nouveaux bienfaits, reçurent aussi des immunités semblables; ce sont les immunités laïques. Celles-ci se multiplièrent surtout durant l’époque proprement féodale. /80/

La vente des propriétés censuelles aux possesseurs d’immunités fut aussi de plus en plus fréquente; elle avait le même effet que nous avons déjà signalé sous le régime romain, à propos des contrats par lesquels un propriétaire libre se constituait le colon d’un immune et s’assurait par là l’avantage de l’immunité. Cet usage prit, dans l’époque barbare, le nom de recommandation. Le but de ces recommandations, dont Marculfe nous a transmis la formule, n’était, du reste, pas uniquement d’obtenir l’exemption de l’impôt; on s’y livrait encore davantage afin de s’assurer un protecteur puissant et armé, dans des temps où la violence tenait lieu de droit à l’égard de celui qui n’était pas en mesure de la repousser. De toutes les sortes de contrats qui nous sont parvenues de l’époque barbare, celle qui a la recommandation pour objet est certainement celle qui fournit les spécimens les plus nombreux.

La juridiction étant la principale attribution du comte et des officiers placés sous ses ordres, l’usage des immunités donna naissance à une catégorie particulière de juridiction, celle que l’immune exerçait sur ses terres, non en vertu de la possession seulement, mais en vertu de la concession d’immunité qu’il a obtenue du prince.

Cette juridiction se distingue donc à la fois de la juridiction patrimoniale, qui appartient au propriétaire foncier et qui est privée dans son essence et dans son objet, et de la juridiction publique, qui, appartenant au comte, a été détachée de ses attributions. Lorsque les juridictions publiques elles-mêmes devinrent possessions privées par suite de la patrimonialité des honneurs, la justice des immunités put être confondue avec les justices seigneuriales provenant des honneurs; mais on voit qu’en fait, elle avait une autre origine. /81/

Les immunités, et particulièrement les immunités ecclésiastiques ne furent pas dès le principe ce qu’elles sont devenues dans la suite. D’abord on s’était borné à conférer aux évêques et aux abbés la juridiction sur les hommes dépendants des terres de l’Eglise, tant serfs que ministériaux, colons et censitaires. De ce genre sont les immunités du temps des Mérovingiens.

Sous les Carlovingiens, on commença à conférer aux seigneurs ecclésiastiques le privilège de la juridiction sur les hommes libres habitant dans les terres de l’Eglise, et dans les villes épiscopales; ceci est la seconde phase de l’histoire des immunités.

Cependant les terres de l’Eglise, provenant de donations diverses, étaient ordinairement disséminées et entremêlées de possessions libres dans lesquelles s’exerçait la justice du comte; elles ne formaient pas un territoire compacte et de cet enchevêtrement des juridictions naissaient des conflits sans nombre. Par de nouveaux priviléges le prince octroya aux seigneurs ecclésiastiques la juridiction sur les hommes libres des terres enclavées dans celles de l’Eglise. Ce moment forme donc une troisième phase. Les exemptions de cette sorte sont toutes postérieures à Charlemagne et restent une exception sous les Carlovingiens.

Les exemptions accordées aux évêques et autres seigneurs ecclésiastiques embrassèrent d’abord la juridiction civile seulement, mais la juridiction criminelle restait réservée au prince et à ses délégués. La réunion de toutes les juridictions dans les mains de l’immune peut être considérée comme la quatrième et dernière phase des immunités.

 


 

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§ IV.
Développement du système féodal pendant la période barbare.

C’est dans l’empire franc que le système féodal s’est développé; c’est là qu’existaient, dans une mesure à peu près égale, les éléments romains et germaniques, dont la fusion a produit la féodalité.

Là où les éléments romains prédominèrent, comme en Italie et surtout en Espagne, elle ne prit pas aussi facilement possession de la société. Dans les pays purement germaniques, son développement fut plus lent; en Allemagne, l’influence des institutions franques s’était d’ailleurs fait puissamment sentir.

En général, on ne se représente pas bien exactement ce que c’était qu’un roi barbare; on juge une époque qui ne ressemble à aucune autre avec les idées qu’on s’est faites de la civilisation romaine, qui n’existait plus, ou des temps modernes, qui sont encore bien loin. En voyant un roi gouverner des contrées où Rome avait réalisé la centralisation la plus complète, on est porté à s’imaginer qu’il n’y a qu’un chef de changé, un Barbare au lieu d’un Romain.

C’est seulement lorsqu’on pénètre dans les détails de l’organisation politique qu’on voit combien cette manière de se représenter les choses est erronée.

La nature du pouvoir des rois mérovingiens était fort indéterminée. Pour les Francs, le roi est encore, comme en /83/ Germanie, le chef militaire (heerzog, dux) d’une confédération de tribus éparses sur le territoire conquis; son pouvoir est un pouvoir personnel plus encore qu’un pouvoir public, car l’idée de l’Etat n’existe pas. Le roi ne gouverne qu’autant qu’il parvient à diriger les volontés capricieuses de ses sauvages compatriotes par l’influence de sa valeur guerrière, par ses richesses, ou par le crédit de ses compagnons.

Mais, à côté des Francs, il y a les vaincus, les cités, pour lesquelles le roi barbare est une espèce de proconsul romain, un patrice, un vir inluster, nom que les rois barbares se donnaient eux-mêmes dans leurs édits.

La royauté trouva de bonne heure un puissant auxiliaire dans l’Eglise, qui combattait l’arianisme avec le bras des Francs, et qui avait toute influence sur les populations romaines.

Par l’inspiration de l’Eglise, les rois mérovingiens s’efforcèrent de restaurer le souvenir, encore vivant dans l’imagination des peuples, de l’autorité impériale romaine, et se présentèrent comme ses héritiers; la royauté barbare tendait donc à se transformer, mais un tel œuvre était au-dessus de ses forces.

Les chefs de gasindi, qui, pour la plupart, faisaient eux-mêmes partie du gasindi ou de la trustis du roi, et qui, à ce titre, avaient reçu les principaux emplois dans les pays sur lesquels la conquête germanique s’était répandue, formaient une aristocratie de fait qui disposait des principales forces militaires de l’Etat. Cette aristocratie nouvelle, cette association des fidèles du roi, avait l’appui des populations barbares, impatientes du joug que la royauté, alliée à l’Eglise, aurait voulu leur imposer, et disposées d’instinct à repousser toute innovation ayant pour but de changer les anciens rapports. /84/ Soutenue par l’élément démocratique, qu’elle menaçait cependant bien plus encore que ne pouvait le faire l’entreprise de la royauté, l’aristocratie barbare lutta avec persistance et finit par l’emporter.

De la mort de Brunehilde date l’abaissement de la royauté mérovingienne. Dès lors, la tentative qui avait pour but de romaniser la société barbare peut être considérée comme manquée; le reste de l’histoire de la dynastie de Clovis n’est plus un combat, mais une agonie; l’association des fidèles du roi prévaut décidément sur les principes contraires qui lui avaient disputé un moment la direction de la société.

Alors commence la confusion des idées de droit public et de droit privé qui caractérise le développement des institutions sociales durant tout le cours du moyen âge. L’Etat est considéré comme la propriété du roi; le gouvernement s’organise comme l’administration d’un domaine; mais ce domaine ne reste pas entre les mains du roi, celui-ci est forcé de le dissiper, de l’aliéner en faveur de ses leudes, qui, d’employés du roi qu’ils étaient, sont devenus ses maîtres, en réalité. Dans cette lutte des éléments démocratiques, aristocratiques et monarchiques que présente l’époque mérovingienne et qui se reproduisit aussi dans tous les autres royaumes barbares, l’aristocratie et la royauté avaient seuls conscience de leur but et de leurs intérêts.

L’élément démocratique fut un instrument aveugle dont se servit l’aristocratie barbare; plus tard, dans les temps féodaux, nous verrons, en revanche, cet élément populaire employé contre l’aristocratie au profit de l’absolutisme royal.

L’histoire des siècles qui suivirent la conquête est celle de ces deux grands faits: l’affaiblissement successif de la classe /85/ des hommes libres et le triomphe de l’aristocratie sur la royauté.

L’aristocratie mobile des chefs de bande se change en une aristocratie territoriale qui aspire à devenir héréditaire; de même que le commandement militaire des rois aspirait à se métamorphoser en une royauté à la façon romaine. Les rois, et les chefs qui leur étaient subordonnés, ne purent s’entendre sur le partage des profits de la conquête. Le lien du serment, qui liait les leudes au roi, n’était pas assez fort pour résister au choc d’intérêts opposés. Chez les Wisigoths d’Espagne, une lutte analogue, après avoir amené la mort violente de plusieurs rois, se termina par l’extermination des grands eux-mêmes, sous le règne de Léodegild, en 568. Chez les Francs, la lutte prit un moment le caractère d’une guerre de nationalités. Les leudes austrasiens ou ripuaires, moins attachés, par leurs traditions, aux descendants de Clovis que les Saliens de Neustrie, et qui étaient d’un pays où la royauté avait affaire à une population germanique plus nombreuse, furent les principaux adversaires de la monarchie mérovingienne.

Mais, en mettant en quelque sorte en tutelle la royauté vaincue, l’association de la trustis royale, qui avait absorbé l’Etat, n’eut garde de se dissoudre; elle se donna pour centre le maire du palais, qui, dans la royauté barbare, avait la charge de juger les difficultés survenues entre les antrustions, comme intendant général des domaines de la couronne. Le maire était le premier ministre né d’un état qui existait sous la forme de propriété 1 . /86/

Les leudes austrasiens et burgondes n’avaient pas livré leur reine aux bourreaux du fils de Frédégonde pour opérer un simple changement de règne; la destruction de toutes les institutions monarchiques créées par Brunehilde fut la première condition de leur pacte avec le roi de Neustrie. Clotaire renonça au droit de choisir et de changer les maires d’Austrasie et de Bourgogne; ceux-ci, de leur côté, promirent aux leudes de ces royaumes qu’ils les laisseraient en possession de leurs honneurs et de leurs bénéfices.

Les impôts exigés par Brunehilde, et qui étaient toujours odieux au peuple, furent abolis, à l’exception des péages (teloneum), dans une assemblée générale des grands des trois royaumes réunis, tenue à Paris en 614, une année après la chute de Brunehilde.

Un autre décret de cette assemblée était principalement à l’avantage de l’aristocratie: il fut établi que les juges et les comtes seraient toujours pris parmi les propriétaires du pays où s’exerçait la juridiction, « afin, » disait-on, « que, si les juges commettaient quelque exaction illicite, on pût les obliger à la réparer de leur propre bien. »

C’était le prétexte mis en avant aux yeux du peuple, mais le véritable but de cette mesure était d’anéantir le droit de la couronne à nommer ces officiers. Dès lors, ces dignités appartinrent de fait aux principaux propriétaires, aux potentes, dans les lieux où ceux-ci avaient leurs possessions.

On a dit que la première dynastie franque perdit la couronne parce que, après avoir aliéné la plupart de ses /87/ domaines pour se faire des fidèles, seul moyen de maintenir sa prépondérance à cette époque, elle négligea de tenir ces fidèles dans sa main.

L’histoire démontre qu’elle ne négligea rien, qu’elle fit même des efforts persévérants et considérables pour atteindre ce but; mais elle échoua devant la résistance de la race germanique et la tendance irrésistible des faits.

Pour comprendre l’histoire de ces temps, il faut prendre en considération la différence essentielle qui existait entre la conquête romaine et la conquête germanique. L’une était accomplie au profit d’un maître unique, le peuple romain, et plus tard l’empereur; l’autre était faite par des bandes armées, commandées par des chefs divers, et faiblement reliées entre elles.

Ainsi, tandis que les résultats de la conquête romaine convergeaient vers un seul et même objet, ceux de la conquête barbare devaient, au contraire, se diviser comme les forces mêmes qui les avaient produits.

Lorsque les rois mérovingiens s’attribuaient la puissance impériale et s’efforçaient d’en raviver les traditions, ils se plaçaient donc en dehors des conditions auxquelles ils devaient leur pouvoir; ils combattaient contre le principe même de leur autorité, afin de lui en substituer un autre. Les Barbares agissaient comme individus, ou comme association d’individus; les chefs de bandes envahissaient pour eux et les leurs; l’accroissement, la grandeur de l’Etat, n’étaient pas leur véritable but. Agissant dans un tel esprit, il était conforme à la nature des choses qu’ils réagissent contre toute tendance propre à ôter à la conquête son caractère primitif. Là est le secret de la chute des Mérovingiens.

En dehors du royaume franc, des tendances analogues /88/ s’étaient aussi manifestées; elles triomphèrent seulement chez les Goths d’Italie et d’Espagne, peuples plus civilisés et plus gouvernables peut-être, en raison des traditions orientales auxquelles leur histoire se rattache dans l’obscurité des origines; mais, en se romanisant, les Goths perdirent aussi la vigueur propre aux races barbares. En Italie, ils succombèrent au bout de peu de temps sous la double étreinte des Grecs et des Lombards; en Espagne, ils ne purent supporter le rude choc de la conquête arabe qu’en se réfugiant dans les âpres sommités des Pyrénées. Le reste des contrées occupées par la conquête germanique suivit les destinées du peuple prépondérant, de la fière nation des Francs 1 .

Par un exemple unique dans l’histoire, quatre grands hommes, qui se succèdent immédiatement dans la maison des ducs d’Austrasie, élevèrent au plus haut degré la puissance des Carlovingiens et la gloire des Francs. D’immenses périls étaient venus assaillir les peuples chrétiens de l’Occident. Au Nord, de nouveaux flots de Barbares païens continuaient d’avancer sur l’Europe et livraient aux nouveaux convertis de l’Eglise de terribles assauts; au Midi, l’islamisme, après avoir envahi, avec une rapidité qui tient du prodige, l’Asie et l’Afrique, avait occupé la Péninsule espagnole et la Gaule méridionale.

C’est dans les grands dangers que se créent les fortes et grandes institutions: l’unité de la chrétienté occidentale et catholique sortit de cette crise formidable, où l’Europe courait risque de perdre à la fois sa religion et sa civilisation. /89/

L’empire d’Occident, institué par l’Eglise romaine, maintenu par le génie et les victoires de Charlemagne, réunit en un faisceau toutes les forces disponibles.

Tout en rétablissant l’unité impériale et en relevant l’idée juridique de l’Etat, Charlemagne ne tenta point une restauration des institutions romaines; l’expérience lui avait montré que ces institutions ne pouvaient nullement s’adapter aux besoins et à la nature des éléments sociaux qu’il avait à constituer. Pour organiser une société nouvelle, il sentit qu’il fallait utiliser les seuls principes qui eussent vie, qu’il fallait fonder son édifice sur les idées et les intérêts actuels, et non pas sur des souvenirs et sur des conceptions, fort remarquables sans doute, mais que les hommes de son temps ne pouvaient ni comprendre, ni réaliser.

Or, quel était le principe au moyen duquel son père et son aïeul avaient fondé le grand pouvoir militaire qu’ils lui avaient transmis, et auquel il s’agissait maintenant de faire prendre racine en le transportant dans le domaine civil, en l’affermissant au milieu de la société la plus mobile, la plus troublée, la plus inconsistante qui fût jamais? C’était l’association des leudes et le lien de fidélité personnelle qui les unissait à leur chef.

Telle était la base réelle de l’autorité du roi des Francs; Charlemagne n’essaya pas de la changer, mais s’efforça de la consolider. Pour cela, il devait avant tout éviter l'écueil où avait échoué la dynastie précédente. Il fallait conserver le droit de disposer des bénéfices et des honneurs, afin de maintenir les leudes et les fonctionnaires publics dans le devoir par le seul lien capable d’opérer ce résultat, celui de leur propre intérêt; il fallait, de plus, généraliser autant que possible le lien personnel qui unissait les leudes au souverain, /90/ faire entrer en relation directe et immédiate avec le prince chacun de ses sujets.

Alors seulement, cette force aveugle, ingouvernable et, jusqu’à ce moment, essentiellement désorganisatrice, qui, issue du gasindi et de la conquête, n’avait encore su que briser, tour à tour, les institutions démocratiques de la race germanique au sein de laquelle elle était née, les restes d’institutions despotiques de la race vaincue à laquelle elle s’imposait, et tous les essais d’organisation sociale qu’elle avait elle-même produits; cette force, dirigée par une main intelligente, pouvait devenir le principe organique d’une nouvelle civilisation. — Un tel instrument était puissant, en effet, pour qui aurait su l’utiliser. En lui étaient contenus et confondus tous les éléments de l’ordre matériel: la propriété, le pouvoir judiciaire et administratif, la force militaire! Avec son secours, on pouvait tout; sans lui, contre lui, on ne pouvait rien. Aussi bien, en réalité, tout ce qui s’était produit depuis la conquête barbare avait-il été produit par lui; mais rien n’avait subsisté parce que personne n’était parvenu à se rendre maître de cette force, à la dompter, à la discipliner.

Charlemagne en conçut le hardi dessein; il employa tout son génie à le réaliser, il y mit tous ses soins. Il y parvint, pour un certain temps. La tâche était immense. Son œuvre gigantesque a péri après lui; aucun homme n’a pu conserver ce qu’il avait créé, aucun homme n’a pu le recommencer.

Pourtant, l’œuvre de Charlemagne n’a pas été éphémère, comme on est disposé à le croire au premier abord.

Ce que Charlemagne avait exécuté en grand s’est conservé dans les parties. Le cadre colossal a éclaté de toutes parts; /91/ mais tous les états, toutes les nationalités modernes en sont sorties, et elles ont vécu pendant des siècles de la vie que Charlemagne leur avait infusée, de l'ordre que Charlemagne avait créé.

L’anarchie à laquelle Charlemagne avait voulu mettre fin a recommencé, les ténèbres se sont accumulées de nouveau; mais, dans cette anarchie déplorable, vivait et persistait encore la civilisation, dans cette nuit profonde germaient des principes féconds et riches d’avenir.

L’idéal même que Charlemagne avait réalisé pour un instant n’a jamais été complétement perdu de vue; l’unité formelle de l’Etat chrétien n’a pas été atteinte, mais l’unité spirituelle en tenait lieu.

L’Eglise a continué à gouverner par la foi cette civilisation que le glaive ne maintenait plus, mais qui avait traversé les crises les plus dangereuses.

La féodalité, le moyen âge, les libertés modernes, datent de Charlemagne; sans lui, sans ce demi-siècle de gloire et d’ordre relatif qu’il a donné à l’Occident, et dont on conserva toujours le vivant souvenir, qui pourrait dire si l’Europe, et le monde entier avec elle, ne seraient pas retombés dans cet état sauvage où l’histoire cesse, où les civilisations s’éteignent; état dont les nations qui s’y sont une fois plongées ne peuvent plus sortir, et qui, durant cinq ou six siècles après la chute de l’empire romain, parut si souvent être à la veille de commencer?

Les conquêtes leur fournissant les moyens de donner des bénéfices à leurs leudes sans aliéner leur domaine, les premiers Carlovingiens avaient pu conserver des possessions considérables, qui étaient disséminées dans toutes les provinces de leur vaste empire. Hullmann en compte 165, dont /92/ plusieurs sont devenues, dans la suite, des villes importantes 1 .

Charlemagne faisait surveiller exactement l’administration de ses domaines, ainsi qu’en témoigne son Capitulaire de villis. Il n’en souffrait aucune aliénation, et avait même la précaution de ne les faire régir que par des intendants de médiocre condition, comptant plus sur la fidélité de gens qui dépendraient entièrement de lui.

En ce qui concerne les offices de l’empire, il n’avait conservé de fonctionnaires régissant plusieurs comtés en même temps (ducs ou margraves) qu’exceptionnellement, sur les frontières exposées à la guerre; dans l’intérieur, il ne permettait point cette réunion. Le nombre des comtés, sous son règne, parait avoir été très considérable; on en comptait plus de 360, seulement dans les Gaules.

De même, Charlemagne ne donnait jamais à un évêque une abbaye ou une église du ressort du domaine royal.

Mais c’était surtout par ses missi que Charlemagne exerçait la surveillance sur les employés de l’Etat et sur l’aristocratie terrière. Quatre fois par an, un comte et un évêque, choisis par lui, faisaient le tour de chaque province (missaticum), tenaient les plaids, écoutaient les réclamations, réparaient et réprimaient les injustices des magistrats locaux. Par ce moyen, l’autorité impériale se faisait sans cesse sentir sur chaque point du vaste empire. Ces précautions étaient sages, mais il est douteux qu’elles fussent suffisantes.

Charlemagne saisit nettement le nœud de la difficulté; il /93/ entreprit de traverser la hiérarchie féodale qui se constituait, d’entrer en communication directe avec tous les hommes libres, arrière-vassaux, vassaux ou possesseurs d’alleux. Dans ce but, une fois proclamé empereur, il exigea que tous les hommes libres lui fissent personnellement un serment de fidélité analogue à celui que le vassal prétait à son seigneur; il voulait par là faire considérer tout sujet de l’empire comme vassal de l’empereur, quels que fussent d’ailleurs les rapports de propriété et de dépendance personnelle dans lesquels il se trouvât placé.

C’était le seul moyen de concilier la féodalité naissante avec l’unité politique de l’Etat; c’était, avec une habileté digne d’admiration, détourner cette force qu’on ne pouvait contrarier, et tout en conservant la féodalité, affranchir la royauté des entraves qu’elle lui aurait imposées.

Cette innovation remarquable prévalut un moment par l’autorité qu’exerçait son auteur; on prêta partout le serment demandé; mais ensuite elle eut le sort de toutes les autres institutions au moyen desquelles Charlemagne s’était efforcé de maintenir la force et l’unité de la puissance impériale. Les successeurs de ce prince les laissèrent toutes tomber, ou furent impuissants à les maintenir. La lutte de la féodalité naissante et de la couronne, qui représente ici l’Etat, suspendue un certain temps par l’ascendant d’un grand homme, recommença aussitôt après sa mort avec un redoublement de violence.

Les mêmes causes qui avaient renversé les Mérovingiens surgirent de nouveau pour enfanter une nouvelle révolution.

En même temps qu’il tenait l’aristocratie en bride, Charlemagne s’efforçait de conserver et de ranimer les anciennes /94/ institutions démocratiques de la race germaine, et de faire, autant que possible, participer le peuple au gouvernement de l’Etat. Les plaids généraux et provinciaux furent tenus, sous son règne, avec régularité; les plaids généraux, où se réunissaient les leudes royaux, les comtes et les évêques, étaient comme une sorte de représentation de la nation entière, et l’on y traitait et décidait toutes les affaires importantes du gouvernement.

L’œuvre politique de Charlemagne peut être définie: la constitution territoriale de la race conquérante, sa fusion avec la race vaincue, et l’introduction régulière de l’Eglise dans le système politique.

Le peuple ne pouvait pas être appelé à jouer un rôle politique actif dans un empire aussi étendu et où le régime proprement représentatif, la représentation par députés électifs, n’existait pas encore. Cependant, si l’on regarde bien, on verra que les germes de liberté, dont le développement a produit les libertés modernes, existaient déjà dans le gouvernement de Charlemagne et procèdent de lui.

L’organisation politique créée par Charlemagne n’est certainement pas exempte de critiques; la principale que l’on doive lui faire, c’est qu’elle rendait nécessaire d’avoir toujours à sa tête un homme tel que lui. C’est pour cela qu’elle n’a pas duré. Toutefois, les circonstances de l’époque étant données, il y a lieu de croire qu’elle était la seule possible.

En tout cas, grâce à l’habile emploi que ce prince fit de son autorité, il parvint à dominer de son vivant la société, bien autrement que ne l’avaient jamais fait les Mérovingiens, et cela sans froisser comme eux les habitudes de ses sujets. Il se montra le seul homme capable de retenir sous le joug de la discipline toutes ces nations diverses et farouches qui /95/ formaient l’empire franc, le seul qui ait réuni, par la grandeur de ses idées et de ses entreprises, toutes ces forces prêtes à se séparer. Du Ve au XIIesiècle, son règne apparaît comme un point lumineux, comme une époque d’ordre, de gloire et de progrès; il inaugura la civilisation moderne; il fit un puissant effort pour sortir l’Europe de la barbarie, des désordres et de la misère des règnes subséquents. L’insuccès même de cet effort prouve combien était colossale l’œuvre qu’il avait entreprise.

Aussitôt après la mort de Charlemagne commence la période intérimaire durant laquelle le système féodal se développant, les germes, les éléments qui existaient dans la société barbare se fortifiant du dépérissement des autres principes sociaux, finissent par s’emparer de la société et par la dominer entièrement.

Cette dernière phase de la formation de la féodalité en est peut-être la plus obscure, celle sur laquelle l’histoire manque le plus de renseignements positifs.

Du vivant même de Louis-le-Débonnaire, l’empire franc, qui embrassait alors toute l’Europe chrétienne, à-peu d’exceptions près, commença à être déchiré par les factions, à la tête desquelles se trouvaient les propres fils de ce prince faible, malheureux, mais bien intentionné.

Le premier partage de l’empire en trois parts fut accompli par le traité, de Verdun, en 843. Lothaire, l’aîné, eut le titre d’empereur avec l’Italie, la Provence, l’Austrasie et la Bourgogne; Charles-le-Chauve, la France, l’ancienne Neustrie; Louis-le-Germanique, les pays situés sur la rive droite du Rhin.

Ce partage ne fut point définitif. De nouvelles discordes, de nouvelles guerres civiles désolèrent l’Europe, dont les /96/ princes, toujours issus de la race de Charlemagne, avaient cependant entre eux, lorsqu’ils ne se faisaient pas la guerre, des rapports qui rappellent l’unité de l’empire dont ils possédaient les lambeaux.

L’empire franc fut même un moment réuni de nouveau dans les mains de Charles-le-Gros; mais, après la déposition et la mort de cet empereur, en 888, l’empire fut divisé de nouveau, et cette fois définitivement. L’Italie, la France et l’Allemagne restèrent séparées dès lors; sur leurs limites se formèrent quelques états intermédiaires et plus ou moins flottants entre les trois nationalités principales; tels furent la Lorraine, la Bourgogne transjurane, la Provence, l’Aquitaine.

Dès Louis-le-Débonnaire, la tendance des nationalités à se constituer à part est sensible et contribue sans doute pour beaucoup à la marche que suivent les événements. Les grandes nationalités n’avaient pas seules cette tendance; chacune d’elles avait dans son propre sein des éléments nombreux de division. Ainsi, la féodalité et les nationalités convergeaient vers le même but.

Ces deux principes s’accordaient pour pousser au démembrement de cet héroïque empire, qui avait conquis la Germanie à la société chrétienne et sauvé l’Europe de la conquête musulmane. Les éléments divers, qu’on avait pliés à l’unité factice de l’empire, reprenaient leurs impulsions instinctives. Chaque grande région cherchait à constituer dans son sein une nationalité nouvelle, et chaque seigneur aspirait à s’ériger en petit souverain dans son comté ou dans ses bénéfices. La royauté, affaiblie moralement par ses divisions, était désormais incapable de s’arrêter sur la pente de son irrémédiable décadence.

L’aristocratie ecclésiastique, si favorisée par Charlemagne, /97/ qui en avait fait un instrument de progrès et de civilisation, mais qui avait su la tenir à la place qu’elle devait avoir, fut la première à tenter de mettre en tutelle la royauté; mais, dans un temps pareil, c’était à la force matérielle que le pouvoir devait revenir en définitive. L’influence dont les évêques abusèrent à l’égard de Louis-le-Débonnaire ne tarda pas à leur être arrachée par les seigneurs laïques, et l’Eglise eut bientôt de la peine à se défendre elle-même contre les usurpations croissantes des gens de guerre et de ses propres avoués. Des trois grands pouvoirs de l’Etat, le roi, les évêques et les leudes, ce fut le dernier, c’est-à-dire le moins éclairé, le plus turbulent, le plus anarchique des trois, qui gagna peu à peu la prépondérance. Quant à l’élément démocratique, il disparaît de plus en plus.

Le besoin que les divers prétendants eurent de leurs vassaux pour se soutenir contre leurs adversaires, durant les guerres civiles des successeurs de Charlemagne, les obligea à faire sans cesse de nouvelles concessions de bénéfices, et par là à appauvrir le domaine royal, comme aussi à accorder de nouveaux droits à leurs anciens vassaux, afin de se les tenir attachés.

Le serment exigé par Charlemagne de tous ses sujets, et le service militaire de l’hériban, qu’il imposait d’une manière rigoureuse à tous les hommes libres dans la mesure de leur propriété, tombèrent en désuétude, faute d’un pouvoir capable de maintenir l’observation régulière de telles prescriptions. Les relations de vassalité furent donc derechef la seule ressource du prince, son seul moyen de maintenir et d’étendre son autorité.

Déjà Charles-le-Chauve n’a plus aucune action directe sur ses sujets et doit recourir pour tout au bon vouloir de ses /98/ vassaux; aussi est-il obligé de leur faire des concessions qui achevèrent d’annihiler le pouvoir royal. Une seconde révolution, due à la même cause qui avait renversé les Mérovingiens, brisa le pouvoir des successeurs de Charlemagne.

Les bénéfices s’accrurent considérablement en nombre et gagnèrent plus encore en fixité. Il n’était plus possible à la couronne de reprendre ce qu’elle avait concédé une fois; l’esprit de stabilité, l’esprit de famille, prenant de plus en plus la place de l’esprit de compagnonnage et d’aventure, les bénéficiers s’établissaient dans leurs terres, et les relations qui les y rattachaient devenaient chaque jour plus stables et plus indépendantes; l’hérédité des bénéfices, leur transmission au fils du bénéficier et à ses parents du sang, avait commencé à exister en fait, déjà assez longtemps avant d’être érigée en loi.

Les mêmes concessions que les rois étaient obligés de faire à leurs vassaux, ceux-ci, de leur côté, étaient obligés de les accorder à leurs propres leudes, afin de pouvoir fournir un contingent respectable à l’armée du prince, et de se rendre par là nécessaires.

Les bénéfices étaient ainsi devenus une espèce de monnaie avec laquelle les rois et les grands payaient les services dont ils avaient besoin.

Cette époque est, au dire des historiens, le moment où l’on fit le plus fréquent usage de la recommandation. Nous avons déjà mentionné cette pratique caractéristique, dans laquelle s’unissent en quelque sorte l’idée du compagnonnage germanique et celle du colonat romain.

Après la mort de Charlemagne, la recommandation parait être devenue, pour les hommes libres trop faibles pour protéger eux-mêmes leur propriété, une véritable nécessité. /99/ Les efforts de Charlemagne n’avaient relevé que pour un moment les institutions démocratiques; dans l’anarchie de l’époque intérimaire, elles succombèrent tout à fait. Les assemblées des hommes libres des comtés tombèrent en désuétude, les associations de vasselage et les immunités leur enlevant d’ailleurs la plupart de leurs membres. Le gouvernement central n’avait plus la force de réprimer les persécutions intéressées des comtes et autres fonctionnaires publics; le contrôle exercé sur eux cessant, leur pouvoir était devenu arbitraire, et ils accablèrent les hommes libres pour les forcer à se recommander à eux. Ce n’est plus alors pour obtenir des bénéfices ou des exemptions d’impôt, que l’on se recommande, c’est pour sauver sa propriété elle-même qu’on en aliène une partie. Des communautés entières d’hommes libres passèrent dans la seigneurie des puissants, qui souvent abusèrent de leur position pour réduire ceux qu’ils étaient censés protéger à un état inférieur à celui qu’ils avaient consenti.

Marculfe nous a conservé la forme de la recommandation de la propriété dans cette période; c’était celle de l’aliénation solennelle: le propriétaire se dévêtissait et transférait la saisine au seigneur par le symbole d’une baguette ou d’une touffe de gazon, puis il recevait immédiatement cette propriété à titre de bénéfice. Pour assurer à l’avance à ses descendants la succession du bien recommandé, on faisait accepter dans l’acte même le successeur immédiat.

La recommandation ne fut pas seulement un moyen de constituer des bénéfices; beaucoup de propriétaires furent obligés de consentir des aliénations plus considérables encore et d’aller au-devant de la condition tributaire. Ils se présentaient alors devant leur puissant voisin, en tenant de la main les cheveux du devant de la tête; ils soumettaient, par ce /100/ symbole, leur personne aussi bien que leur propriété. L’usage des recommandations contribua notablement à introduire la règle de l’hérédité dans les tenures bénéficiaires et tributaires.

L’hérédité des honneurs, que les fonctionnaires arrachèrent aux successeurs de Charlemagne à peu près en même temps que celle des bénéfices, fut un pas plus décisif encore vers la déchéance de la royauté et la consolidation du pouvoir dans les mains de l’aristocratie.

L’hérédité des honneurs avait pour effet l’aliénation de l’autorité même de l’Etat et celle de ses ressources financières; en se privant du droit de changer les fonctionnaires de l’Etat et de leur retirer leurs appointements, la couronne se dessaisissait en réalité de la faculté de leur imposer une ligne de conduite; elle les rendait, en fait, indépendants.

Le simple bénéficier, puissant par la possession et par les compagnons qu’elle lui permet d’entretenir, n’est rattaché à l’autorité publique que par ses devoirs envers son seigneur, et ce seigneur est le roi ou un leude du roi; mais les fonctionnaires, possesseurs des honneurs maintenant confondus avec les fonctions elles-mêmes, sont les dépositaires de l’autorité publique, ses représentants dans les localités. L’hérédité des honneurs achevait donc bien réellement la ruine de la royauté.

Cette dernière révolution fut consacrée par Charles-le-Chauve, dans le célèbre Capitulaire de Kiersi, de l’an 877.

L’article 9 de ce Capitulaire consacre bien l’hérédité des honneurs, et non celle des bénéfices, comme on l'a dit quelquefois, ensuite de la confusion que nous avons observée chez les auteurs, entre ces deux institutions, si distinctes en réalité; à l’égard des bénéfices, il ne fait que constater le fait préexistant, et cela d’une manière assez vague. /101/

« Si un comte, » dit cet article 9 du Capitulaire de Kiersi, « vient à mourir, dont le fils soit auprès de nous, notre fils et nos autres fidèles choisiront, parmi ceux qui étaient les plus proches ou les plus aimés du défunt, ceux qui, avec les officiers du dit comte et l’évêque, pourvoiront à l’administration jusqu’à ce que le fait nous soit annoncé et que nous puissions remettre l’honneur à ce fils qui est avec nous.

Si le comte a laissé un jeune enfant, que lui-même, avec les officiers du comte et l’évêque, continue à gouverner jusqu’à ce que nous soyons avertis. S’il n’y a point de fils, que le nôtre, avec les fidèles, y pourvoient jusqu’à ce que nous ayons donné nos ordres. Mais que nul ne s’irrite contre nous si nous disposons de ce comté en faveur d’un autre que celui qui croyait y avoir le plus droit.

On agira de même pour nos vassaux, et nous entendons que les évêques, abbés et comtes, et nos autres fidèles, en usent semblablement envers leurs hommes. »

Ce Capitulaire, qui peut être considéré comme l’acte d’abdication de la royauté franque en faveur de la féodalité, fut rendu par Charles-le-Chauve au moment où, après avoir acheté la paix à deniers comptants des Normands, qu’il désespérait de repousser par la force, ce prince se préparait à se rendre en Italie, où le pape l’appelait. La grande lutte commencée avec la conquête elle-même est terminée; la royauté sanctionne elle-même sa défaite; l’hérédité des fonctions est érigée en droit. L’ère féodale commence.

On doit remarquer toutefois, dans le texte que nous venons de rapporter; en premier lieu, que l’hérédité n’est accordée qu’en ligne directe, et que le roi se réserve la disposition de /102/ l’honneur lorsque son titulaire n’a pas laissé d’enfant; en second lieu, cette espèce d’excuse que le roi adresse à ceux qu’il aura exclus et dont il aura blessé la prétention, « que nul ne se fâche, » indice d’un découragement profond et d’une faiblesse qui n’essaie plus de se dissimuler. On remarquera, en outre, que, dans ce texte, les comtes n’apparaissent point comme leudes du roi, ce qui prouve qu’ils n’étaient pas tous dans le vasselage du roi. La disposition finale, similiter de vassalibus nostris, s’applique-t-elle seulement aux comtes vassaux du roi ou à tous les vassaux du roi, et par conséquent aux bénéfices et non pas seulement aux honneurs? On pourrait conserver quelques doutes sur ce point; cependant, en général, on l’a entendu dans le dernier sens.

Le droit de disposer de ses honneurs entre-vifs est accordé par l’article 10 du Capitulaire, en ces termes:

« Si quelqu’un de nos fidèles, après notre mort, touché de l’amour de Dieu, veut renoncer au siècle, et qu’il ait un fils ou un parent capable d’être utile à l’Etat, qu’il dispose de ses honneurs comme il le jugera convenable. S’il veut vivre pareillement dans son aleu, que personne ne tente de l’en empêcher et n’exige de lui autre chose que le service militaire pour la défense de la patrie. »

Les honneurs, étant devenus patrimoniaux comme les bénéfices, leurs possesseurs purent les sous-inféoder, ce qu’ils ne pouvaient point faire auparavant, car les fonctionnaires ne pouvaient remettre ce qui ne leur était confié qu’en dépôt et personnellement.

La faculté de sous-inféoder les honneurs fut un nouveau pas très important dans le système féodal, et une nouvelle source de perturbation dans le système politique; car le lien de fidélité se forma immédiatement entre les possesseurs des /103/ honneurs et ceux auxquels ils les sous-inféodaient, en même temps qu’il se relâchait de plus en plus entre les premiers possesseurs d’honneurs et le prince.

L’extension du système des immunités, tant ecclésiastiques que laïques, exerça aussi une influence qui doit être observée. Non-seulement elles se multiplièrent beaucoup, surtout les immunités ecclésiastiques, mais elles changèrent de caractère. C’était d’abord une simple exemption de l’impôt, des droits féodaux exercés par le comte sur le territoire immune; sous les Carlovingiens, l’immunité commence à devenir une exemption complète des droits du comte, lesquels sont transférés à l’immune dans leur intégrité: l’immune exerce la juridiction, le commandement politique et militaire; il représente l’Etat dans son domaine. L’immunité eut par là pour effet: en premier lieu, de briser tout à fait, de concert avec les sous-inféodations, la constitution des comtés, qui tombait déjà en désuétude par l’abandon des plaids et de l’hériban; en second lieu, elle eut pour effet de transporter aux propriétaires terriers, aux églises et aux simples bénéficiers laïques, les droits politiques qui se rattachaient auparavant seulement aux charges et aux honneurs. Sans les immunités, jamais le bénéficier n’aurait pu être assimilé au possesseur d’honneurs, car son droit eût été purement privé, soit en principe, soit en fait; l’immunité commence l’assimilation; la cessation du lien politique entre les possesseurs d’honneurs et le prince rend cette assimilation plus sensible; l’usurpation des droits attachés à l’immunité, qui fut fréquente de la part des bénéficiers pendant la longue anarchie de l’époque intérimaire, compléta l’œuvre que les concessions royales avaient commencée sur le terrain de la légalité.

La juridiction sur les hommes libres, colons ou /104/ indépendants, était exercée, dans les immunités ecclésiastiques, par un employé laïque, l’avoué (advocatus), qui conduisait aussi à la guerre les contingents que l’Eglise devait fournir. Si une église avait des terres dans plusieurs comtés, elle devait aussi avoir au moins un avoué dans chacun des comtés où étaient situées ses terres.

Les immunités laïques furent accordées, soit à des seigneurs, soit à des villes ou à des communes; celles-ci auront, un ou deux siècles plus tard, une grande part au développement de la liberté communale.

La plus ancienne immunité complète accordée à un bénéficier laïque, dont nous ayons conservé le document, date de l’an 815; c’est une concession du domaine impérial contenue dans les Registres de Böhmer.

Une formule de Marculfe donne de l’immunité le spécimen suivant:

« Qu’aucun juge public, ni vous, ni vos inférieurs, ni aucune personne revêtue de la puissance justicière publique, ne se permette de pénétrer, en aucun temps, dans les villages de cette église, soit pour y assister au jugement des affaires, soit pour exiger les freda, à raison de condamnations, ou les droits de séjour ou de transport, ou des cautions; mais, au contraire, que tout ce qui peut être dû par les hommes libres, par les serfs ou par les étrangers qui demeurent, soit dans les propriétés, soit dans l’enclave, sur le territoire de la dite église, ou comme fisc, ou comme freda, et tout ce qui peut nous appartenir, soit employé pour notre salut au luminaire de l’église, qui le percevra à perpétuité par les mains de ses propres agents. »

Les chartes d’immunités postérieures concèdent encore plus manifestement les droits de la justice seigneuriale, /105/ spécialement la juridiction; mais la charte citée ci-dessus les concédaient déjà implicitement par la défense faite à tout juge public d’entrer dans les terres de l’immune.

Nous mentionnerons encore une circonstance d’un autre ordre, qui contribua au développement de la féodalité. Les ravages des Normands, qui pillaient et désolaient la France sous le faible gouvernement des derniers Carlovingiens, avaient obligé les seigneurs à construire sur leurs terres des forts pour servir de refuge contre ces brusques et soudaines invasions. Ces châteaux-forts, dans l’état de débilité où était tombé le pouvoir central, permettaient à leur possesseur de braver toute autorité impunément. La royauté le sentit bien, car, par l’édit de Pistes, de 864, elle ordonnait la destruction des châteaux-forts qui avaient été construits sans son assentiment. Mais elle n’avait pas le pouvoir de prêter main-forte à l’exécution d’une telle ordonnance; les châteaux-forts se construisirent après comme avant, et l’édit de Pistes resta une tentative impuissante pour arrêter la marche d’une révolution désormais inévitable, et déjà accomplie à peu de chose près.

Tout était donc préparé pour que le système féodal pût s’emparer de la société; la chute des Carlovingiens, en laissant le champ libre aux éléments féodaux déjà tout constitués et décidément prépondérants, ne fit que mettre au jour ce que les siècles avaient préparé, transporter dans le domaine du droit ce qui existait déjà dans les faits.

Nous avons vu comment l’hérédité des bénéfices et des honneurs et l’extension des immunités avaient amené la victoire de l’aristocratie, comment les usurpations l’achevèrent. Ce résultat ne fut pourtant pas obtenu sans résistance de la part de la royauté. Thégan nous rapporte que /106/ Louis-le-Débonnaire, ayant fait une enquête pour rechercher les abus qui s’étaient introduits, on en trouva un très grand nombre dont les auteurs étaient si puissants, qu’à peine pouvait-on trouver des témoins qui osassent les dénoncer. On constata des faits de spoliation très nombreux commis par les comtes et les officiers sédentaires. L’empereur ordonna de les faire cesser et réprimer.

Nous possédons aussi les instructions de Louis-le-Débonnaire à ses envoyés; elles correspondent tout à fait, dans leur contenu, au récit de l’historien. Mais que pouvait l’autorité de l’Empereur contre des attaques élevées de tous les points du territoire, sans cesse renouvelées, et venant de ceux-là même qui auraient dû les combattre? Elle devait succomber, et son affaiblissement est marqué par degrés dans les actes législatifs des derniers Carlovingiens: ce qui avait été interdit d’abord, fut plus tard toléré, enfin autorisé.

En voici un exemple significatif. Sous Charlemagne, dans le but d’empêcher les exactions que le comte commettait sous prétexte de fournitures à faire aux missi dominici, la loi lui interdisait de rien exiger par avance; le missus faisait lui-même la perception et remettait au comte le tiers qui lui revenait. Sous Charles-le-Chauve, cette règle est révoquée, et l’arrivée d’un missus n’est plus, pour les officiers sédentaires, qu’une occasion de pillage. Le Capitulaire de 865 statue que le comte percevra les droits de tractorie, et se borne à recommander aux missi de veiller à ce qu’à cette occasion, le comte n’exige pas plus qu’il n’est dû. L’abus est consacré, évidemment; car le mal n’a pas cessé, la loi le signale, au contraire; néanmoins, la sage précaution de Charlemagne est remplacée par une surveillance manifestement illusoire, et dont le législateur n’ignore pas lui-même l’inefficacité. /107/

En 846, le même Charles-le-Chauve, sur le conseil des évêques, avait tenté, de son côté, de faire une révision générale de ce qui lui avait été enlevé; mais il était hors d’état de se remettre en possession, ses menaces furent vaines, et dès lors, sûrs de l’impunité, l’audace des usurpateurs alla en augmentant.

La monarchie carlovingienne avait été envisagée comme un héritage privé; elle se démembra d’abord entre les enfants du prince, puis, par l’hérédité des bénéfices et des honneurs, elle se démembra encore entre les seigneurs; chacun d’eux tira à lui un lambeau de l’empire; chaque comte s’attribua la propriété du ressort qu’il administrait. La souveraineté se brisa en mille fractions: c’est là la féodalité. La féodalité du moyen âge a pour essence l’incorporation de la souveraineté au sol, avec tous ses attributs principaux, de façon qu’elle paraît être elle-même un fruit de la terre, un accessoire de la propriété.

Le même motif économique qui obligeait l’Etat à payer ses fonctionnaires avec des terres et des parts d’impôt à percevoir directement, fit assigner également à l’Eglise, pour son entretien, des terres et des parts d’impôt, c’est-à-dire des bénéfices et des honneurs. Ces deux éléments se retrouvent dans les bénéfices ecclésiastiques, dont l’histoire, distincte en certains cas de celle de la féodalité proprement dite, s’y rattache cependant par un grand nombre de points.

 

Je résumerai les résultats de cette discussion dans les conclusions suivantes:

1° La féodalité du moyen âge a pour cause principale un état de dépérissement économique; cet état, qui avait commencé à se faire sentir du temps de l’empire, produisit déjà /108/ alors des faits juridiques que l’on peut envisager comme le commencement du mouvement rétrograde de la propriété.

L’appauvrissement ayant continué depuis la conquête barbare, la tendance de la propriété à redevenir féodale, d’individuelle qu’elle était, a nécessairement augmenté.

2° La hiérarchie féodale, qui, au moyen âge, s’établit tout à la fois dans la sphère du droit public et du droit privé, est sortie du rapport de fidélité emprunté aux mœurs germaniques. Les bénéfices militaires et les fiefs terriers, qui en sont sortis directement, se rattachent aussi aux traditions germaines, car ces concessions de terres sont le par-contre du devoir de service imposé au vassal.

3° Les honores de l’époque barbare et les justices de l’époque féodale, ainsi que généralement tout ce qui, dans le régime féodal, tendait à parquer les classes inférieures dans leur condition, l’hérédité inévitable des engagements et le servage de la glèbe, se rattachent, en revanche, aux traditions de l’empire romain.

4° Le système féodal, tel qu’il a existé en Europe pendant le moyen âge, est donc le résultat de la fusion des deux races latine et germaine et d’un état économique donné. Sans l’un ou l’autre de ces éléments, ce système ne se serait point développé avec la même vigueur ni de la même manière.

 

La confirmation de ces diverses propositions se rencontrera à chaque pas, à mesure que nous poursuivrons l’histoire du développement des institutions féodales; nous verrons la preuve de la nécessité de la coopération des deux races latine et germaine résulter, entre autres, de la manière la plus irréfragable, du fait que le système féodal ne s’est développé /109/ originalement et complètement que chez les peuples modernes, pour la formation desquels ces deux races ont contribué.

La dissolution de la monarchie carlovingienne eut pour résultat de laisser, en France surtout, le pouvoir de l’Etat aux vassaux, comtes ou bénéficiers, qui l’avaient peu à peu usurpé. C’est alors que l’on vit régner en Europe cette anarchie féodale, durant laquelle le droit public se trouve confondu avec le droit privé dans les mains des seigneurs. Chaque seigneurie est à la fois, dans un sens, une propriété privée, dans un autre sens, un Etat. Cette confusion des éléments du droit public et du droit privé est proprement ce qui achève la féodalité du moyen âge.

M. Matile, dans son Histoire des institutions de la principauté de Neuchâtel, fait, comme nous, dater une seconde phase, dans le développement de la féodalité, de l’introduction de l’hérédité des bénéfices; mais il en indique une troisième, à partir de l’hérédité des honneurs.

« Alors que tous les biens-fonds eurent élé inféodés, » dit-il, « il fallut de nouveau aviser aux moyens de satisfaire aux exigences des vassaux; ce fut alors que l’on imagina de rendre les charges héréditaires. »

« La place n’est bientôt envisagée que comme un revenu annuel, » ajoute cet écrivain, « et de là à la vénalité des charges, à donner en fief de simples revenus en nature, des sommes fixes, des prestations en denrées, des dîmes, etc., il n’y a qu’un pas. En un mot, tout ce qui pouvait être susceptible d’aliénation, fut accordé à titre de vasselage. »

M. Matile a bien observé, et nous tenons à constater cette remarque d’un écrivain aussi judicieux, la différence notable qui existe entre les bénéfices et les honneurs; mais nous croyons que l’hérédité de ces deux éléments du fief s’est /110/ établie à peu près en même temps. Nous avons d’ailleurs indiqué précédemment, en faisant l’histoire des honneurs, quelle fut la véritable origine de ces inféodations, si variées et souvent si bizarres, qui portaient sur toute autre chose que des terres: elles sont dues au démembrement de l’impôt, et remontent, au fond, au système impérial romain.

 


Notes:

Note 1, page 2: Cette définition du fief, qui nous sert à définir la féodalité sous le point de vue juridique, est incomplète sans doute; nous verrons plus loin comment et pourquoi il est impossible d’en donner une définition parfaitement exacte, c’est-à-dire qui épuise l’idée de son objet et ne puisse cependant s’appliquer qu’à ce même objet. [retour]

Note 1, page 18: L’établissement de légions de soldats agriculteurs sur les frontières de l’empire, de colonies militaires pareilles à celles que l’Autriche a encore aujourd’hui sur ses frontières de la Turquie, est dû à Alexandre Sévère, ce jeune philosophe qui ramena un instant les beaux jours des Antonins, et sous le règne duquel la civilisation jeta un dernier éclat. Cet établissement, sans avoir toute l’efficacité sur laquelle on comptait, servit à conserver quelque temps encore à l’empire les régions du Rhin et du Danube. — La première concession de terres impériales aux lètes fut l’œuvre de Probus, qui colonisa de cette manière quelques milliers de Francs sur les rives du Rhin, dont la population s’était fort affaiblie par suite des hostilités incessantes qu’elle avait à soutenir de la part des Barbares. [retour]

Note 1, page 20: Colunt discreti ac diversi ut fons, ut campus, ut nemus placuit. [retour]

Note 1, page 22: Le système économique des marches existe encore aujourd’hui dans les petits cantons suisses, et nous n’en saurions méconnaître les traces dans divers usages relatifs à la jouissance des biens communaux, qui se sont conservés partout où ces biens subsistent encore. On croit que marche vient d’un terme teutonique, mearc, confins, frontières. Les plus anciennes frontières étaient la forêt, dans les arbres de laquelle on faisait les marques destinées à servir de limites. De là, dans l’allemand du nord, märk signifie forêt, bien commun. La marche, en tant que propriété commune, était composée de tout terrain « où ne passent pas la charrue et la faux. » La plupart des grandes forêts d’Allemagne, que les princes ont transformées en biens régaliens, étaient des marches dans l’origine. [retour]

Note 1, page 23: Grotius, Itterus, Struvius, Ritterhuysen, Huldric von Eyben, Mertens, etc. [retour]

Note 2, page 23: De Gasindi vient gesin, famille, d’où le vieux mot français gésine. [retour]

Note 1, page 24: Cette dignité va avec le droit de porter les armes. Ehr-mann est synonyme de herr-mann, ariman, guerrier; or, le compagnon était encore plus spécialement guerrier que les autres hommes libres. [retour]

Note 2, page 24: A Rome, on appelait comites des jeunes gens de famille qui suivaient un gouverneur dans sa province et y remplissaient diverses fonctions administratives et judiciaires, sous l’autorité du gouverneur. Le nom de comites donné à ces magistrats délégués devint, dans la suite, celui des principaux d’entre les judices, qui percevaient l’impôt dans les provinces. [retour]

Note 1, page 28: Le chef de clan se nomme, en gaëlique, klan kinnidh; en cimrique, pen kenedi. Le mot canton, en cimrique, cant ref, vient de cant, cent, et tref, village; son chef s’appelle tiern. Chaque canton renferme plusieurs clans, et chaque clan plusieurs villages. Le chef de nation, le roi, s’appelait, chez les Ecossais, brenyn; c’est le brenn gaulois; en Irlande, il est appelé righ. [retour]

Note 2, page 28: Le noble, en cimrique, est appelé ukhel-our, haut homme; our ou gour, ver, en gaëlique, est le vir latin, variman, le baro ou bert germanique, le guerrier. Le nom du chevalier est markhok, de mark, qui signifie cheval dans la langue cimrique et dans la langue teutonique; on l’appelait aussi aour torkhok, ce qui veut dire décoré du collier d’or. [retour]

Note 1, page 29: Les taeog, en cimrique, ou togadh, en gaëlique, paraissent composés essentiellement de tribus vaincues, auxquelles on aurait imposé l’obligation de cultiver la terre, la corvée, mot qui serait d’origine celtique, corf-vekh, charge de corps; à cette classe appartiennent aussi des étrangers reçus dans la tribu à titre de colons. D’après un passage de César, les débiteurs insolvables auraient aussi été réduits à cette condition. Chose remarquable, à la neuvième génération, les descendants du taeog étaient admis au rang de citoyens, les filles de la tribu pouvaient même accélérer cette émancipation en épousant un taeog avec le consentement de leurs parents. [retour]

Note 2, page 29: Pausanias rapporte que, lors des invasions que les Gaulois firent en Grèce, dans une bataille qui se livra auprès de Delphes, que les Gaulois avaient prise d’assaut, le brenn gaulois et une troupe d’élite dévouée à sa personne, les plus hauts en stature et les plus vaillants de tous, sauvèrent l’armée; mais une grave blessure, qui mit le brenn hors de combat, décida la retraite. Dans les guerres que Sertorius soutint si longtemps, en Espagne, contre les Romains, ce chef avait aussi des dévoués qui combattaient autour de lui. Dans la langue basque (euske) le mot saldun signifie à la fois dévoué et chevalier. On commence à penser que les Ibères des Pyrénées tenaient d’assez près à la race celtique; du moins on a découvert dernièrement des analogies linguistiques qui avaient échappé jusqu’ici. Enfin, les traditions irlandaises nous apprennent que les guerriers attachés à un chef déposaient leurs trophées et leurs armes en commun dans une maison voisine de l’habitation du chef. La résidence de Connor righ d’Ulster était située entre la maison d’angoisse, où l’on soignait les blessés, et le toit de la branche rouge, salle des armes et des trophées. — Le nom gallois de ces gasindi celtiques est nawd. M. Martin a cru devoir distinguer le nawd, ou patronage, d’un autre genre d’association volontaire de guerriers qui aurait existé entre chevaliers, et qui, dit-il, portait, en langue gauloise, le nom de fraternités (brodeurde). Si cette distinction était établie, la brodeurde correspondrait non plus au gasindi, mais à la gilde germanique; mais ce point est encore bien obscur. [retour]

Note 1, page 50: Hospicia équivaut ici au mot germanique alberghe ou herberge, qui, en Italie, est resté le nom du manoir des maisons nobles. C’est ainsi qu’on voit encore à Malte l’auberge de Castille, l’auberge de France, qui étaient les demeures particulières des chevaliers espagnols et français. [retour]

Note 1, page 51: Le nom de Burgondes vient, selon quelques-uns, de burg, château, lieu fortifié; cette étymologie est peu probable, car les Burgondes, pas plus que les autres Germains, n’habitaient dans des lieux fermés. Je préfère l’étymologie tirée de burg, caution, garantie; Burgondes signifierait donc les guerriers qui se sont donné garantie mutuelle, les guerriers associés. [retour]

Note 2, page 51: M. de Gingins place cet établissement en 456, et invoque à ce sujet le témoignage de Marius, évêque d’Avenches, d’après lequel il aurait eu lieu dans l’année de la déposition d’Avitus; d’autres veulent qu’il ait eu lieu l’an 443. [retour]

Note 1, page 57: M. de Rodt (Beneficial wesen), reprenant jusqu’à un certain point l’opinion de Mably, qui avait soutenu contre Montesquieu que le bénéfice militaire n’existait pas du temps des Mérovingiens, a cherché à démontrer que ces premiers bénéfices étaient toujours donnés en don pur et par conséquent n’étaient pas des bénéfices dans le sens qu’on entend généralement. Cette manière de voir a obtenu un assez grand succès; plusieurs écrivains des plus récents, entre autres, Waitz et Walter, paraissent l’adopter; mais le fait fût-il parfaitement établi par les documents cités par de Rodt, la conclusion qu’on en tire dépasserait encore les prémisses. Qu’importe, en effet, que le bénéfice fût donné en don pur, si de telles donations avaient lieu seulement en faveur des leudes du donateur, de ceux qui, étant engagés envers lui par un lien de fidélité personnelle, lui devaient déjà le service en cette qualité? même dans cette hypothèse, le bénéfice était toujours le par-contre de l’obligation, seulement l’obligation existait antérieurement à la réception du prix, au lieu que le prix soit livré au moment même où l’obligation est contractée; la différence est, au fond, peu sensible. [retour]

Note 1, page 60: Lorsque le bénéficier tint la terre en attribution directe et gratuite, ou qu’elle lui fut retournée par la recommandation, les terres données en bénéfice le furent in feodo ou in censu; plus tard, la charge détermine le nom de la concession: les terres données in censu furent dites censives; celles qui furent assujetties au service militaire furent nommées fiefs. Le terme de bénéfice militaire a servi d’intermédiaire. Feuda se trouve pour la première fois dans les actes du IXe siècle. Dès lors, le terme de bénéfice fut supprimé et remplacé par celui qui désignait la catégorie particulière de la possession. [retour]

Note 1, page 63: Dans un texte, le bénéficier est appelé buccellarius, d’où l’on a fait bachelier; ce mot vient de buccus, la bouche; c’est l’équivalent du mot convive, employé aussi pour désigner les compagnons. C’est à tort qu’on l’a traduit par porteur de bouclier, écuyer. Ducange rend buccellarius par client, verna qui patroni panem edit. L’épithète de nutritus, dont se sert Grégoire de Tours, a exactement le même sens. [retour]

Note 1, page 64: Le sou dont il est question ici n’est pas un paiement, mais une arrhe; c’est l’origine du mot soldat, qui veut dire engagé: le sou est le symbole de son engagement. [retour]

Note 1, page 74: Bien qu’il ait paru depuis un peu plus de dix ans, l’ouvrage de M. Championnière (Traité de la propriété des eaux courantes) ne paraît pas avoir été encore apprécié comme il mérite de l’être et comme il le sera certainement dans la suite. Y aurait-il eu peut-être à son égard quelque chose de ce qu’on appelle, en France, la conspiration du silence, ou bien la spécialité de l’intitulation de son ouvrage a-t-elle écarté les lecteurs les plus à même d’en juger? Cependant, dans son dernier volume sur l’Histoire du droit français, M. Laferrière a rompu ce silence dont nous parlions tout à l’heure; il reconnaît le talent avec lequel Championnière a défendu sa thèse sur la distinction à faire entre les honneurs et les bénéfices, mais il croit devoir la combattre; selon lui, cette distinction n’existe pas durant l’époque barbare, et le terme honor, s’il a signifié quelquefois office, a été aussi employé dans le sens de bénéfice. On pourrait répondre à M. Laferrière qu’en admettant le fait, reste à savoir quel était l’emploi ordinaire et général du mot honor durant l’époque barbare; car l’emploi exceptionnel d’un terme ne signifie pas grand’chose; mais je vais plut loin: je prends les passages mêmes des Capitulaires que cite M. Laferrière, et je déclare que, pour ma part, je trouve qu’ils confirment pleinement l’opinion de Championnière, contre laquelle on veut les diriger. Ainsi, dans le Capitulaire de 823, il est dit que le violateur de la paix doit être conduit devant le roi ou les huissiers pour être puni selon l’importance de son crime, et, ajoute-t-on: « Senior qui secum talem duxerit quem aut constringere noluit aut non potuit ut nostram jussonem servaret ..., aut non eum corrigere sicut docet neglexerit, honore suo privetur. » Qui ne voit dans ce senior, qui doit punir le violateur de la paix publique, un homme revêtu de fonctions publiques? Qu’est-ce donc qui autorise M. Laferrière à traduire honore suo privetur par ces mots: « qu’il soit privé de sa part, » et non pas littéralement qu’il soit privé de son honneur? Comment surtout ne voit-on pas que ce passage a une interprétation naturelle dans celui de la loi des Lombards, où il est dit du comte ou de son suppléant qui extorque quelque chose par violence à un ariman: Honore suo vel ministerio privetur. Ici l’équivoque est certainement impossible. M. Laferrière ne me semble pas plus heureux dans le choix d’un autre passage, tiré des Capitulaires d’Ansegise, ainsi conçu: « Que nos envoyés qui auront trouvé un évêque, un abbé ou tout autre, investi de quelque honneur (non de quelque terre, quocumquo honore præditum), lequel n’aura pas voulu rendre justice, ou s’y sera opposé, vivent à ses dépens jusqu’à ce que justice ait été faite. » Evidemment ce passage parle d’un honneur donné en immunité ecclésiastique, et, loin de contredire la thèse de Championnière, il l’appuie très fortement. [retour]

Note 1, page 85: M. de Sismondi fait venir le nom de maire du palais de mord dom (juge du meurtre). Le nom de major domus paraît plus conforme, dans son sens latin, à l’emploi dont il s’agit ici, et je ne pense pas qu’il faille chercher une étymologie autre que celle qui se présente tout naturellement. Chez les Austrasiens, le maire avait conservé le nom germanique de heerzog (duc); l’évêque Marius dit qu’on appelait duc l’officier qui exerçait, chez les Francs, la même autorité que le patrice chez les Burgondes. [retour]

Note 1, page 88: On dit que le mot frank signifiait, originairement, indomptable, fier (ferox); plus tard, par suite de la domination que le peuple franc exerça sur les autres races, tant barbare que romaine, il fut pris dans l’acception de libre, indépendant (francus homo). [retour]

Note 1, page 92: Par exemple, Aix-la-Chapelle, demeure habituelle de Charlemagne; Coblentz, Mayence, Francfort, Worms, Spire, Salzbourg, Schlestadt, Colmar, Remiremont, Mets, Liège, Spa, Paderborn, Ratisbonne, Ulm, Zurich, etc. [retour]

 

 

 

 

 

 


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