ESSAI SUR LA FÉODALITÉ
INTRODUCTION AU DROIT FÉODAL DU PAYS DE VAUD
PAR
ÉDOUARD SECRETAN
avocat, ancien professeur de droit à l’Académie de Lausanne, membre de la Société d'histoire de la Suisse romande et de l’Institut national genevois.
LAUSANNE
GEORGES BRIDEL ÉDITEUR
1858
/V/
PRÉFACE.
On se demandera, peut-être, à quel titre un écrit dont le sujet est plus ou moins général prend place dans les publications de la Société d’histoire de la Suisse romande. Outre des travaux originaux de diverses natures, la collection des publications de la Société renferme de nombreux documents, des chartes, des statuts, en un mot, tout un ensemble de matériaux pour l’ancien droit de la Suisse romande. A côté de ces matériaux on a cru utile de placer quelques généralisations, lesquelles pourraient aider à tirer d’eux tout le parti que l’on en peut tirer, et à les classer à leur place dans la science.
Le droit féodal du Pays de Vaud est une partie assez notable de cet ancien droit; or j’ai eu l’occasion d’examiner quelques ouvrages manuscrits, encore tout à fait ignorés du public, qui me paraissent traiter cette matière d’une manière suffisante. Le plus considérable a été composé par l’auteur de la Formalité du Pays de /VI/ Vaud, l’avocat Porta, bien connu de nos anciens praticiens; ce manuscrit, qui appartient à M. l’avocat Pellis, de Lausanne, a été obligeamment mis par son possesseur à ma disposition. Je me trouvais aussi avoir en main des extraits d’un cours sur le droit féodal national, donné sur la fin du siècle dernier, à l’Académie de Lausanne, par le professeur Vicat. Quelques autres écrits sur le même sujet existent encore dans le pays et pourront être aussi consultés. Mais on conçoit que ces travaux, exécutés dans un temps où les études historiques sur la féodalité étaient loin d’avoir fait les progrès qu’elles ont fait dès lors, et dans un but essentiellement pratique, laissaient à désirer au point de vue historique, point de vue qui, aujourd’hui, est le seul qui nous intéresse. Le droit féodal, tel qu’il était pratiqué au dix-huitième siècle, n’était plus d’ailleurs, à beaucoup près, le droit des temps véritablement féodaux. Voulant, autant que possible, conserver aux traités de droit spécialement relatifs à notre patrie, dont j’ai parlé, leur physionomie propre, je fais précéder leur publication dans les Mémoires de la Société d’histoire de la Suisse romande, d’une introduction historique, qui, si étendue qu’elle soit, puisqu’elle formera un volume à elle seule, paraîtra probablement bien abrégée encore, eu égard au sujet qu’elle embrasse.
La féodalité étant un fait général européen, non un fait particulier à telle ou telle contrée, l’histoire de son développement est nécessairement une histoire générale, et l’étude de ses institutions suppose la comparaison des /VII/ diverses législations dont le système féodal était la base.
Je distingue quatre époques dans l’histoire de la féodalité du moyen âge. L’époque barbare, qui va du cinquième à la fin du neuvième siècle et durant laquelle la féodalité se forma; la première époque féodale, qui va du dixième à la fin du treizième siècle, durant laquelle le système féodal est dans toute sa puissance, dans son plein épanouissement; la seconde époque féodale, commençant au quatorzième siècle et finissant au seizième, pendant laquelle la féodalité commence à se transformer sans cesser pour cela d’être dominante; enfin l’époque moderne, du seizième au dix-neuvième siècle, époque où le droit féodal survit en quelque sorte au système politique et social qui l’avait enfanté. Sur les limites de chacune de ces époques principales, se trouve une période intermédiaire plus ou moins vague, qui sert de transition; la première d’entre elles, celle qui forme le passage de l’époque barbare à la première époque féodale, a reçu plus particulièrement de la part des historiens français le nom de période intérimaire et ils en ont fait quelquefois une époque à part, qui comprend la fin de l’époque barbare avec tout au moins la première moitié de la première époque féodale.
Quant aux divers systèmes féodaux que renfermerait la législation de l’Europe au moyen âge, ils seraient, sans doute, infiniment nombreux si l’on voulait prendre chaque coutume à part et s’arrêter à chaque divergence; mais il est facile de saisir dans la diversité immense des /VIII/ usages nationaux et locaux des groupes principaux, des genres, qui se subdivisent à leur tour en espèces et en variétés.
On peut classer, ce me semble, les systèmes féodaux en trois grandes catégories, savoir:
1° Les systèmes qui appartiennent à la féodalité primitive: j’entends par féodalité primitive celle qui prit naissance dans l’empire franc, du mélange des institutions romaines avec les institutions germaniques. La féodalité primitive remonte historiquement au moment de la conquête, bien que pendant quatre siècles le fief n’ait pas encore atteint sa forme et sa constitution définitives. Cette première catégorie se divise en deux branches, la féodalité française et la féodalité impériale ou germanique. Chacune de ces branches se subdivise également en deux principaux rameaux; pour la féodalité française, le nord et le midi, les coutumes et le droit écrit; pour l’empire, le droit féodal allemand et le droit féodal lombard.
2° Les systèmes féodaux de seconde formation. Je range dans ce groupe ces systèmes qui sont comme des rejetons de la féodalité primitive transportés sur un sol étranger où ils se sont développés tout d’une pièce et tout d’un coup, au lieu d’être, comme la féodalité primitive, le produit du mélange des races et des institutions et le fruit d’un long travail d’enfantement. Les principaux systèmes de cette catégorie sont le système féodal anglais, fondé par les Normands au onzième siècle; celui du royaume de Sicile, fondé à peu près dans /IX/ le même temps par des conquérants de la même nation, et celui des assises de Jérusalem, établi en Orient après la première croisade et qui, plus qu’aucun autre, rassemble en lui les traits de ce type abstrait de la féodalité que reconstruit de nos jours l’esprit généralisateur de la science moderne. Ressemblance aisée à expliquer, puisque là où la législation des Croisés fut introduite, aucun antécédent historique ne contrariait le développement logique des principes juridiques apportés d’occident.
3° Les systèmes féodaux incomplets formeront la troisième et dernière classe; j’appelle de ce nom ces systèmes de législation dans lesquels le principe féodal n’a pas atteint son entier développement, n’a pas dominé entièrement, au moins pendant une certaine période, la société au milieu de laquelle il avait trouvé accès; telles seraient entre autres les législations de l’Espagne et celles des pays scandinaves. Dans le premier de ces pays, c’est l’élément romain, demeuré trop prépondérant, qui a arrêté et limité le progrès de la féodalité; dans les autres c’est, au contraire, l’élément germanique qui s’est conservé pur du mélange romain, et par là a mieux évité la transformation que le principe féodal aurait tendu à lui faire subir.
Notre féodalité romande appartient par toute son histoire à la féodalité primitive, ainsi qu’il est aisé de s’en convaincre au premier coup d’œil; elle tient même en partie de chacune des espèces principales que nous avons reconnues dans cette catégorie; par l’histoire /X/ politique elle appartient à l’empire germanique, par l’influence de la dynastie de Savoie elle s’associe à la Haute Italie, enfin, par les affinités de voisinage et de langue et par les origines burgondes elle se rapproche de la France, à peu près également, des pays coutumiers et des pays soumis au droit romain. Cette nature propre de notre féodalité était un motif déterminant pour m’engager à comprendre dans l’aperçu historique que j’ai essayé de tracer, toute la féodalité primitive, mais aussi celle-là seulement. Je laisse donc de côté les systèmes féodaux incomplets ou de seconde formation.
Il entrait dans les convenances de la Société d’histoire de publier cette Introduction, en deux livraisons, réparties sur deux années, mais qui seront néanmoins réunies en un seul volume. Elle sera divisée en quatre parties ou chapitres:
Le chapitre premier traite de l’époque barbare et de l’origine de la féodalité.
Le chapitre deuxième traite de la hiérarchie féodale en France et dans l’empire d’Allemagne.
Le chapitre troisième a pour sujet le contrat féodal, les droits et les obligations qui en dérivent. On trouve dans ce chapitre le droit féodal proprement dit, droit de sa nature privé et conventionnel.
Le chapitre quatrième traite des justices et des droits qui en découlent, des diverses sortes de juridictions féodales, de l’organisation judiciaire et de la procédure.
J’ai fait mon possible pour mettre à profit les nombreux travaux modernes sur la matière qui fait l’objet /XI/ de ces études. Nommer ici les auteurs que j’ai consultés serait une tâche bien longue; ils sont ordinairement cités soit dans le texte même, soit dans les notes qui l’accompagnent. Parmi les écrivains français que j’ai le plus suivis, je dois cependant indiquer Championnière (Propriété des eaux courantes), dont les vues nouvelles et originales sur la féodalité française semblent être encore à l’heure qu’il est trop peu connues et appréciées; parmi les écrivains allemands, à côté d'Eichorn, de Waitz, d'Homeyer, de Walther, je placerai avec un certain amour-propre national le docteur Bluntschli; parmi les Italiens, après le grand Muratori, fondateur de la science de l’histoire du droit dans son pays, je dois nommer avec reconnaissance MM. de Vesme, Balbo, Sclopis, Albini et surtout mon ancien collaborateur et ami Melegari, autrefois mon collègue dans la Faculté de Droit de Lausanne, aujourd’hui professeur à Turin.
Les éléments de ce travail sont nécessairement empruntés; car il serait aussi oiseux que gigantesque, voire même impraticable de vouloir refaire sur les sources une foule de livres spéciaux, composés avec soin sur les lieux mêmes. Je crois cependant que la conception générale de cet essai est originale, et je me flatte qu’une comparaison, même restreinte et résumée comme celle-ci, des législations du moyen âge, peut avoir une certaine utilité scientifique; ainsi l’on voudra bien observer, par exemple, qu’aucun des ouvrages si remarquables qui ont été publiés dans ce siècle-ci, sur le droit germanique et le droit italien, n’avait encore été traduit. J’ai /XII/ été obligé de m’embarquer, en quelque sorte sans précédents, dans la tâche aventureuse de transporter dans notre langue une technologie complétement à part; que cela serve d’excuse aux erreurs que j’aurai pu commettre.
E. S.