SECONDE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
La maison de Châlons-Orange.
Lorsque l’illustre et puissante maison de Châlons-Arlay se vit appelée a recueillir, en deçà comme au delà du mont Jura, l’héritage des sires de Montfaucon, Jean de Châlons III, prince d’Orange, chef de nom et d’armes de cette maison, comptait déjà parmi les plus grands seigneurs qui dominaient dans l’Helvétie romande. Maître de Jougne 1 et des principaux passages des montagnes, depuis les Verrières jusqu’à Saint-Claude, il faisait valoir, avec succès, son droit de suzeraineté héréditaire sur les comtés de Neuchâtel et de Valangin; soit en confirmant les anciennes franchises des bourgeois de Neuchâtel, soit en se portant comme souverain arbitre de leurs différends avec son vassal, Conrad de Fribourg, neveu et successeur de la comtesse Isabelle de noble et bienfaisante mémoire 2 .
Jean de Châlons, prince d’Orange, avait en outre des /180/ droits légitimes à la succession des anciens comtes de Genevois, dont la race venait de s’éteindre dans les mâles, par la mort de Robert de Genève (1394), élu pape sous le nom de Clément VII 1 . Bien que réduits à plier sous l’ascendant toujours croissant de la royale maison de Savoie, les comtes de Genevois avaient conservé de grandes possessions en Dauphiné, dans la Savoie et le Genevois, et même dans le Pays-de-Vaud. Jean de Châlons, baron d’Arlay, prétendait à la succession de ces comtés du chef de Marie de Baux, princesse d’Orange, sa femme, fille aînée de Raymond, prince d’Orange, et de Jeanne de Genève 2 . Les droits de Marie de Baux à l’héritage de ses oncles maternels lui étaient disputés par Humbert VIII, sire de Thoire-Villars, son cousin germain, que Pierre, dernier comte de Genevois, avait institué son légataire universel, au préjudice des autres héritiers de son sang. Au lieu de faire droit aux justes réclamations de ces derniers, Humbert institua pour héritier du comté de Genevois Odon de Villars, son oncle paternel, et mourut sans enfants en 1400 3 .
Odon de Villars, sentant qu’il ne pourrait se maintenir dans le comté de Genève, auquel il n’avait que des droits fort contestables, les vendit au duc de Savoie, Amédée VIII, /181/ par un traité fait à Paris le 5 août 1401 1 . Par suite de cette cession, Jean de Châlons, prince d’Orange, et Marie de Baux, sa femme, se virent appelés à soutenir leurs droits au comté de Genève contre le comte de Savoie, qui, en attendant, avait mis la main sur les terres de ce comté, en Dauphiné 2 comme dans le Genevois et ailleurs.
Le but du comte Amédée paraît avoir été d’empêcher l’établissement dans le comté de Genevois d’une maison riche et puissante, qui, bien que tenue de lui rendre hommage, comme les anciens comtes de ce pays, aurait pu cependant devenir un obstacle au développement de sa propre puissance. Mais l’équité commandait en même temps à ce grand prince de s’accommoder avec sa partie adverse, aux meilleures conditions possibles. De là une suite de négociations entre la maison de Châlons-Orange et le comte, puis duc, Amédée VIII, qui, tour à tour rompues puis reprises, prolongèrent le débat pendant plus d’un quart de siècle.
Un premier accommodement avait eu lieu entre le comte Amédée et Jean de Châlons, sous la médiation de Marie de Bourgogne, comtesse de Savoie, le 23 août 1406, par suite duquel le comte s’engageait à céder au prince d’Orange, à titre de fief héréditaire, le château et la ville de Cerlier, /182/ avec la seigneurie et le district ou le comté de ce nom sur le lac de Bienne 1 .
Le château et la ville de Cerlier (Erlach en allemand), était un fief de la royale maison de Savoie, appartenant anciennement à celle de Neuchâtel-Nidau. La comtesse Isabelle de Neuchâtel l’avait possédé à titre de douaire, comme veuve du dernier comte de Nidau 2 . A la mort d’Isabelle (1395), le fief de Cerlier avait, de plein droit, fait retour au domaine du comte de Savoie, selon la convention faite en 1376 entre cette comtesse et le comte Verd, son oncle 3 . Cependant, comme, d’un autre côté, les comtes de Kybourg et de Thierstein, héritiers collatéraux de la maison de Nidau, formaient des prétentions à la seigneurie de Cerlier, le comte Amédée VIII avait racheté leurs droits par un traité fait avec eux au château de Pont-d’Ain, le 7 septembre 1405 4 . Il se trouvait, par là, absolument libre de disposer de cette belle seigneurie et de l’inféoder à Jean de Châlons; avec toutes ses appartenances, tant en fiefs et arrière-fiefs qu’en revenus 5 .
Elle convenait éminemment au prince d’Orange, qui justement venait d’être reconnu par la ville et le pays de /183/ Neuchâtel comme souverain seigneur de ce pays, à l’exclusion de Conrad de Fribourg, qui s’était aliéné ses nouveaux sujets, et avait négligé de remplir ses obligations envers le prince, son supérieur féodal 1 . En conséquence, le prince d’Orange fut envoyé en possession du château, ville et comté de Cerlier par Amédée VIII, comte de Savoie, auquel il prêta hommage pour ce fief le 13 janvier 1407 2 . Le 10 février suivant, par acte daté de Bourg-en-Bresse 3 , le même comte constitua au prince d’Orange, en accroissement de fief, une rente perpétuelle de 200 florins d’or, à percevoir annuellement à Pâques, sur les recettes des péages de Chillon et de Villeneuve.
Il est à supposer qu’en acceptant le compromis du mois d’août 1406, le prince d’Orange et Marie de Baux, sa femme, avaient fait des réserves, auxquelles il ne fut pas satisfait, puisque l’inféodation du comté de Cerlier, augmentée de la rente annuelle assise sur le péage de Chillon, ne mit point un terme au différend qui s’était élevé entre eux et le comte de Savoie, au sujet de la possession du comté de Genevois, ainsi que les faits subséquents le démontrent 4 . Ces réserves /184/ concernaient, vraisemblablement, les droits que Marie, princesse d’Orange, pouvait avoir à la succession de dame Alix (soit Helvide) de Baux, sa sœur, mariée en premier lieu à Odon de Villars, et en secondes noces à Conrad de Fribourg, comte de Neuchâtel, dont elle n’eut point d’enfants 1 , en sorte que Louis de Châlons, son neveu 2 , qu’elle substitua par testament à son oncle paternel, Guillaume d’Orange, seigneur de Baux, recueillit, plus tard, la succession de cette tante maternelle ainsi que ses droits sur le comté de Genevois.
Bientôt après avoir obtenu du comte de Savoie le comté de Cerlier, Jean de Châlons, prince d’Orange, eut l’occasion de faire une autre acquisition dans le Pays-de-Vaud. Jeanne, dame de Cossonay, héritière de cette grande baronnie et de la seigneurie de Berchier 3 , située aux confins de la châtellenie d’Echallens, avait institué pour son héritier universel Jean de Rougemont, chevalier, son mari, (testament du 6 avril 1406) 4 . Ce riche héritage fut vivement disputé à ce chevalier franc-comtois par les parents plus ou moins proches de Jeanne, décédée sans enfants; entre autres par Aymon de La Sarra, sire de Monts (à la Côte), son frère utérin 5 . /185/ La seigneurie de Berchier était un fief mouvant de l’évêché de Lausanne, qui en outre prétendait à la cinquième partie du domaine utile. Guillaume de Challant, qui occupait alors le siége épiscopal de Lausanne, usant de son droit de main-mise, comme suzerain du fief vacant, avait investi Aymon, sire de Monts, du château et de la châtellenie de Berchier, par une charte datée du lendemain de la fête de St-Jean-Baptiste (25 juin) 1407 1 ; sur quoi le sire de Monts s’était hâté de prendre possession de ce château et d’y mettre garnison.
Jean de Rougemont, de son coté, avait, à tout événement, transféré ses droits à la seigneurie de Berchier au prince d’Orange 2 , Jean de Châlons-Arlay, qui était assez puissant pour les faire valoir avec succès. A cet effet, ce prince fit, au mois d’avril 1408, un traité d’alliance avec Guillaume de Challant, évêque de Lausanne, stipulant entre autres choses qu’ils réuniraient leurs efforts pour expulser le sire de Monts et ses gens du château de Berchier 3 . Ce brusque revirement des dispositions de l’évêque Guillaume à l’égard du sire de Monts peut être attribué à l’influence prépondérante du comte de Savoie, — dont ce prélat était le chancelier; — ce prince ayant alors des motifs particuliers pour ménager /186/ la maison de Châlons 1 . Quoi qu’il en soit, Marguerite de Montbéliard, dame d’Orbe et d’Echallens, ayant mis ses vassaux à la disposition du prince d’Orange, son oncle 2 , Guillaume de Nozeroy, châtelain d’Orbe, suivi des gens de guerre de cette châtellenie et de celle de Jougne, surprit la forteresse de Berchier, en expulsa les gens du sire de Monts, et s’y installa lui-même comme lieutenant du prince d’Orange 3 .
Cependant Aymon, sire de Monts, et Nicod, sire de La Sarra, son frère, eurent bientôt pris une éclatante revanche de cet échec. Le château de Berchier fut repris par ces deux seigneurs; le châtelain, Guillaume de Nozeroy, chassé à son tour, s’échappa avec une partie de ses gens, laissant les autres prisonniers des sires de La Sarra 4 . Sur ces entrefaites, le comte de Savoie, Amédée VIII, intervint pour mettre un terme à ces voies de fait. Il obligea les partis belligérants à s’en remettre à lui du jugement de leurs différends. Il défendit au sire de Monts, par une lettre en date du milieu de l’année 1408, d’exiger aucune rançon des sept prisonniers de guerre faits au château de Berchier, et lui ordonna, sous les peines portées dans un compromis de la même date, de restituer tout ce qui avait été pris au prince d’Orange, /187/ à son châtelain et au receveur de la terre de Berchier 1 .
A la suite du compromis ci-dessus, Jean de Rougemont fit au prince d’Orange une nouvelle vente du château et de la châtellenie de Berchier 2 ; et par le même acte, en date du 24 juillet 1409, ce prince en fit cession et transport à Jean de Châlons, son troisième fils 3 , à charge de payer à l’évêque de Lausanne 400 écus d’or, pour le cinquième du domaine utile auquel celui-ci prétendait avoir droit. L’évêque Guillaume de Challant donna son consentement à ces actes, en se réservant la foi et l’hommage du nouveau seigneur de Berchier 4 . Cette seigneurie ne demeura pas longtemps dans le domaine de la maison de Châlons, et passa de cette maison dans celle des sires de Lyarens, soit Gleyrens, seigneurs de Surpierre, puis de l’Ile, au Pays-de-Vaud 5 .
Marie de Baux, princesse d’Orange, par son testament fait au châtel de Nozeroy, en Franche-Comté, le 22 mai 1416, institua Louis de Châlons, sire d’Arguel et de Montfaucon, son fils aîné, héritier de sa principauté d’Orange et de ses droits au comté de Genevois 6 . Le 3 juillet de la même /188/ année (1416), Jean de Châlons, prince d’Orange, maria sa seconde fille, Marie de Châlons, à Jean de Fribourg, fils unique de Conrad, comte de Neuchâtel-sur-le-lac, et lui donna en dot « le châtel, ville et la châtellenie de Cerlier, » avec toutes ses appartenances, sous la condition que « Marie et son futur époux supporteront toute la charge de ce fief à l’égard de monseigneur le comte de Savoie » 1 . Le prince d’Orange confirma cette donation par son testament fait au châtel de Lons-le-Saunier, le 21 octobre 1417 2 . Au mois de mai de l’année suivante, ce prince se trouva à l’entrevue que Jean-sans-peur, duc et comte de Bourgogne, eut, à Montbéliard, avec l’empereur Sigismond, qui, avant de se prononcer entre la maison de Châlons-Orange et Amédée VIII, duc de Savoie, au sujet de la succession du comté de Genevois, mit ce comté sous sa main, comme un fief dévolu à l’empire 3 .
Le prince d’Orange suivit ensuite le duc de Bourgogne à Paris, où les Bourguignons venaient de rentrer par surprise. Ce fut dans cette ville, en proie aux horreurs de la guerre civile et de la peste, que Jean de Châlons-Arlay III, atteint par la contagion, mourut au mois d’août 1418, à l’âge de moins de soixante ans 4 . Par son testament de l’an /189/ 1417, il avait partagé d’avance ses immenses domaines entre ses cinq enfants, dont trois fils et deux filles 1 . Louis, l’aîné, qui, par la mort de son père, devint chef du nom et des armes de Châlons, lui succéda du chef de Marie de Baux, sa mère, dans la principauté d’Orange, dans ses terres de Dauphiné et dans ses droits au comté de Genevois 2 . Il était déjà seigneur de Montfaucon du chef de Jeanne de Montbéliard, sa femme. Hugues de Châlons, fils puîné du prince d’Orange, eut en partage plusieurs terres de marque en Bourgogne, et de plus la rente annuelle et perpétuelle de deux cents florins d’or que le duc de Savoie devait au défunt, « pour certain accord fait entre eux, au sujet des terres de Faucigny et autres, » rente dont plusieurs arrérages étaient dus au prince au moment de son décès 3 . Hugues, qu’on appelait le seigneur de Cuiseau, étant mort jeune (1426) et sans avoir été marié, la rente en question, assignée sur les péages de Villeneuve et de Chillon, échut à Louis de Châlons, son frère aîné. Quant à Jean de Châlons, leur troisième frère, qui fut seigneur de Vitteaux et qui fit branche, on a vu que le prince d’Orange lui avait donné la terre de Berchier au Pays-de-Vaud, qu’il aliéna bientôt après 4 , ainsi qu’il a été dit ci-devant.
CHAPITRE DEUXIÈME.
Démêlés auxquels la succession de Marguerite de Montbéliard donna lieu entre ses héritiers.
Lorsque Marguerite de Montbéliard, dame d’Orbe, d’Echallens et de Grandson, mourut en 1410, ses trois sœurs germaines, savoir: Henriette, comtesse de Würtemberg, Jeanne, femme de Louis de Châlons-Orange, sire d’Arguel et de Montfaucon 1 , et Agnès, mariée à Thiébaud VIII, sire de Neuchâtel-en-Bourgogne, étaient encore très jeunes, ainsi que leurs maris. Les châteaux et les domaines de leur partage se trouvaient sous l’administration et la garde des plus proches parents ou des tuteurs des jeunes époux 2 . Aux inconvénients de la minorité des héritiers venait se joindre la différence de vues des tuteurs, touchant les intérêts des trois grandes maisons auxquelles l’héritage de la défunte était échu par portions égales, et d’autres difficultés qui provenaient de circonstances extérieures.
Dès que la succession de Marguerite fut ouverte, le bailli de Jean-sans-peur, duc et comte de Bourgogne, mit le /191/ séquestre sur le château, ville et châtellenie d’Orbe, en attendant que le différend élevée entre Humbert de Villers-Sexel, mari de la défunte, et ses héritiers du sang, eût été jugé par le parlement de Dole 1 . En même temps, le comte de Savoie faisait mettre en sa main les châteaux et seigneuries d’Echallens et de Montagny-le-Corbos, mouvant de son fief 2 , et reprenait possession de la baronnie de Grandson, inféodée naguère à Marguerite, dame d’Orbe, avec faculté de réachat pour six mille écus d’or au soleil 3 .
Ces mesures ayant fait sentir aux héritiers ab-intestat ou naturels de la défunte la nécessité de s’arranger à l’amiable au sujet du partage de la succession de leur sœur et belle-sœur, Louis de Châlons, sire de Montfaucon, au nom de Jeanne, sa femme, et Thiébaud VIII de Neuchâtel-en-Bourgogne, au nom d’Agnès de Montbéliard, son épouse, sœur de Jeanne, firent entre eux un compromis, passé devant l’official de la cour de Besançon le 12 janvier 1414 4 . Par ce compromis, Jeanne devait emporter en partage les deux tiers du châtel, ville et châtellenie d’Orbe, et Agnès les deux tiers du châtel, /192/ bourg et châtellenie d’Echallens. Quant aux terres de Bottens et de Montagny, restant provisoirement indivises, elles devaient servir à compenser la plus-value de la terre d’Echallens sur celle d’Orbe, ou vice-versa s’il y avait lieu, suivant l’estimation qui serait faite de ces différentes terres par des arbitres nommés à cet effet. Enfin, les deux beaux-frères s’engageaient à poursuivre de concert et à frais communs la levée du séquestre mis par le duc de Bourgogne sur la seigneurie d’Orbe 1 .
Bien que leur droit à la tierce part de la succession de Marguerite, dame d’Orbe, fût implicitement réservé dans le compromis du 12 janvier, cependant la comtesse Henriette de Montbéliard, sœur aînée de Jeanne et d’Agnès, non plus que le comte Eberhard le jeune, de Würtemberg, son mari, n’avaient pris aucune part à ce compromis, soit qu’ils ne fussent pas d’accord avec leurs cohéritiers, soit par tout autre motif qui nous est inconnu. Pendant que Louis de Châlons et Thiébaud de Neuchâtel, son beau-frère, poursuivaient la levée de la main-mise d’Orbe 2 , le comte et la comtesse de Montbéliard vendaient au comte de Savoie, Amédée VIII, leur tierce part indivise dans les seigneuries d’Orbe, d’Echallens, de Bottens, et de Montagny-le-Corbos, pour six mille écus d’or au soleil (soit environ 135 mille francs valeur actuelle), outre le tiers des revenus de ces terres perçus depuis la mort de Marguerite, leur sœur et /193/ belle-sœur, jusqu’au jour de la vente, qui porte la date du 28 mai 1414 1 .
Cette acquisition, faite par le comte Amédée au préjudice du droit de prélation appartenant incontestablement aux sœurs de la comtesse de Montbéliard, souleva de nouvelles difficultés entre ce prince et la maison de Châlons-Orange, avec laquelle il était en procès pour la succession des comtes de Genevois. En attendant, le duc de Bourgogne avait consenti, moyennant caution, à lever la main-mise d’Orbe et à confier au prince d’Orange, puis à Louis de Châlons, son fils, la garde du châtel d’Orbe, sauf à remettre cette forteresse en la main du duc, aussitôt qu’il en serait requis 2 . Le duc de Savoie, Amédée VIII, avait protesté contre cette condescendance du duc de Bourgogne, à en juger, du moins, par une lettre assez vive adressée à Louis, prince d’Orange, en date du 6 juin 1419, pour se plaindre de l’occupation du château d’Orbe, auquel il prétendait avoir des droits 3 . Le duc Amédée avait en outre établi des châtelains à Echallens, à Bottens 4 , et à Montagny, qui administraient ces seigneuries en son nom et en percevaient les fruits, soit en raison de la main-mise ou du séquestre de ces /194/ châtellenies, mouvantes de son fief, soit comme cessionnaire des droits de la comtesse de Montbéliard et d’Eberhard de Wurtemberg, son mari.
Quant à la baronnie de Grandson, que le comte de Savoie avait retirée à lui après le décès de Marguerite de Montbéliard, ce prince soutenait que la défunte étant morte sans laisser d’enfants et sans tester, cette baronnie avait, de plein droit, fait retour au domaine de sa couronne 1 . En conséquence, le duc Amédée VIII notifia, le 28 février 1420, à Henriette, comtesse de Montbéliard, le réachat du mandement de Grandson, en vertu du pouvoir qu’il s’était réservé dans l’acte d’inféodation et de vente du 2 juillet 1400 2 , invitant cette princesse, « pour autant que cette inféodation peut la toucher, » à se trouver en personne ou par son procureur, le 31 mai suivant, en la grande église de Notre-Dame de Lausanne, pour recevoir les six mille écus d’or au soleil fixés pour le réachat, et rendre la charte d’inféodation 3 . Nous ne connaissons pas le résultat de cette notification, qui, du reste, paraît n’avoir eu d’autre effet que celui d’interrompre la prescription avant l’expiration /195/ du terme de vingt années fixé pour le réachat de la seigneurie de Grandson.
En attendant, Louis de Châlons, prince d’Orange, soutenait avec chaleur, au tribunal de l’Empire, ses droits au comté de Genève, contre le duc de Savoie. Loin de se prononcer entre ces deux rivaux, dont le concours lui était également utile pour le maintien de son autorité en Bourgogne et en Italie, l’empereur Sigismond les berçait l’un et l’autre de vaines espérances, en ajournant sa décision. Cette politique à double face ne faisait qu’envenimer le débat, à tel point que le duc de Savoie prêta l’oreille aux dépositions mensongères d’un scélérat, qui osa accuser Louis de Châlons de lui avoir remis du poison pour le jeter dans les fontaines de la ville de Genève, où le duc faisait sa résidence. Au bruit de cette fausse accusation, Louis envoya une ambassade au duc Amédée (1420) pour la démentir, et le criminel, condamné à mort, ayant, avant de subir sa peine, rétracté ses précédentes dépositions, il en fut délivré un acte à décharge aux envoyés du prince d’Orange 1 , ainsi qu’à l’abbé de St-Claude, accusé en même temps que ce prince de ce prétendu complot.
Nommé par l’empereur Sigismond vicaire impérial dans les provinces de Bourgogne-Comté, Dauphiné et Provence 2 , le prince d’Orange se disposait à faire valoir ce titre, qui, dans les mains du seigneur de Boppart, son prédécesseur, était demeuré sans effet. Il nomma des juges, ouvrit une cour impériale à Jougne, ville limitrophe entre la Bourgogne /196/ et les états de la maison de Savoie, et y fit frapper de la monnaie d’or, portant l’aigle à trois têtes du saint Empire romain 1 . Ces nouveautés offensèrent le duc de Bourgogne, Philippe-le-Bon, et alarmèrent le duc de Savoie, son oncle. Celui-ci redoubla ses démarches auprès de l’empereur, pour évincer son rival dans le procès touchant la succession des comtes de Genevois. Amédée venait d’acheter de Mathilde de Savoie, Achaye, et de ses sœurs, tous les droits qu’elles pouvaient avoir à cette succession, du chef de Catherine de Genève, leur mère 2 .
De son côté, Louis, prince d’Orange, n’épargnait ni ambassades ni dépenses auprès de l’empereur pour se le rendre favorable. Enfin lui-même se mit en route avec quatre-vingts chevaux pour joindre ce monarque à Nüremberg, quand il apprit que Sigismond, par une bulle datée de Bude en Hongrie, du 29 mai 1424, venait d’adjuger (ou de vendre 3 ) le comté de Genevois au duc de Savoie, avec défense à Louis de prendre le titre de comte de Genève et d’en porter les armes 4 . Néanmoins le duc Amédée VIII, qui, mieux que personne, connaissait la légitimité des droits du prince d’Orange, si ce n’est au titre de comte de Genève, /197/ du moins à la majeure portion des biens de la maison de ce nom 1 , fit proposer au prince, par l’intermédiaire de l’évêque de Lausanne, Guillaume de Challant, une entrevue pour mettre un terme à tous leurs différends.
Cette entrevue eut effectivement lieu à Morges les 24 et 25 juin 1424. Le duc s’y rendit accompagné de l’archevêque de Tarentaise, de l’évêque de Lausanne et d’une trentaine de seigneurs bannerets ou chevaliers de Savoie et du pays romand, entre autres les comtes de Neuchâtel et de Gruyère; Aymon de La Sarra, sire de Monts; Henri de Collombier, seigneur de Vulliens; Jean de Gingins, seigneur de Divonne, etc. Le prince d’Orange arriva, de son côté, suivi de plusieurs seigneurs franc-comtois et du doyen de Besançon. La conférence se termina par un traité, en date du même jour 2 , par lequel « Amédée, duc de Savoie, voulant affermir son amitié avec Louis de Châlons, prince d’Orange, et la rendre indissoluble 3 , » il donne à ce prince la troisième partie qui lui appartient (du chef d’Henriette, comtesse de Montbéliard), dans les châteaux et mandements d’Echallens et de Montagny-le-Corbos, ainsi que dans le château et ville d’Orbe, dont il se réserve le fief. Il lui donne de plus le château, la ville et le mandement de Grandson, tant en fonds qu’en revenus, avec douze cents florins d’or de rente, que lui et ses successeurs, princes d’Orange ou seigneurs d’Arlay, tiendront en fief et à charge d’hommage du duc /198/ de Savoie; le tout sans préjudice de l’hommage que la maison de Châlons doit au duc pour le château de Cerlier, et pour deux cents florins de rente sur les péages de Chillon et de Villeneuve, inféodés naguère à Jean de Châlons, sire d’Arlay, père du prince. Par compensation Louis, prince d’Orange, cède et transporte irrévocablement au duc Amédée tous ses droits sur le Comté de Genève, sauf les lieux en dépendant situés en Dauphiné, lesquels sont énumérés dans le traité 1 . Telle fut la fin de ce grand procès, qui datait déjà des dernières années du siècle précédent.
A dater du traité de Morges, conclu à des conditions équitables et loyalement observé de part et d’autre, les relations les plus amicales subsistèrent constamment entre le duc de Savoie et la maison de Châlons-Orange, qui se reconnut vassale du duc Amédée et de ses successeurs pour les fiefs provenant de l’héritage des Montfaucon situés en deçà du mont Jura, et pour la baronnie de Grandson, que le duc de Savoie venait d’inféoder au prince d’Orange 2 . Quant à la seigneurie d’Orbe, où le duc Amédée s’était réservé le fief sur la troisième partie cédée au prince d’Orange, cette réserve donna lieu, par la suite, à quelques difficultés entre ce dernier et le duc de Bourgogne, Philippe-le-Bon.
En levant le séquestre mis sur la ville et le mandement d’Orbe, le duc Jean avait consenti à remettre le château fort /199/ de ce nom à Louis de Châlons, moyennant caution et sous certaines conditions (1418). Dès lors les revenus d’Orbe avaient été partagés entre les trois sœurs de Marguerite de Montbéliard, jadis dame d’Orbe, à l’exclusion de Humbert de Villers-Sexel, comte de La Roche, son mari, qui se prétendait seigneur d’Orbe. — Thiébaud, sire de Neuchâtel-Bourgogne, au nom d’Agnès, sa femme, adressa au duc Philippe, comte palatin de Bourgogne, une requête tendant à être mis en possession du tiers du châtel d’Orbe, dont Louis de Châlons, son beau-frère, refusait de le laisser jouir, tant que le duc n’aurait pas révoqué la main-mise et restitué le cautionnement qu’il avait dû fournir pour la garde de cette forteresse.
Sur cette requête, le duc Philippe, par lettres datées de Dijon du 27 mai 1422, avait mandé à son bailli d’Aval, que « si il appert que messire Loys de Châlons, prince d’Orange, et le suppliant, sont d’accord sur l’objet de la requête, » — il eût à mettre le sire de Neuchâtel en possession et jouissance de la tierce partie du châtel d’Orbe, à charge toutefois d’en faire les foi et hommage au duc 1 . Le prince d’Orange ayant refusé d’obtempérer à ce mandement, qui lui paraissait conditionnel et partant insuffisant pour le mettre à couvert de toute recherche, le sire de Neuchâtel recourut de rechef à l’autorité du duc de Bourgogne, pour en obtenir de plus amples provisions. Il obtint de ce prince un nouveau mandement, adressé au bailli d’Aval en date de Dijon du 16 décembre 1424, au même effet, mais /200/ beaucoup plus explicite que le premier, et qui emportait, à l’égard du prince d’Orange, décharge de toute responsabilité envers le duc de Bourgogne, « sauf le droit de fief et de suzeraineté qui lui appartient comme comte de Bourgogne 1 .»
On aperçoit, dans cette réserve, comme une protestation du duc Philippe contre la clause du traité de Morges par laquelle le duc de Savoie s’était réservé la mouvance du tiers de la seigneurie d’Orbe cédé au prince d’Orange. Cette espèce de protestation fut plus tard suivie d’une nouvelle main-mise de cette seigneurie par le duc de Bourgogne, qui l’adjugea à Humbert de Villers-Sexel, comte de La Roche, et qui, en 1426, admit celui-ci à reprendre en fief de lui, comme comte de Bourgogne, le château, la ville et le mandement seigneurial d’Orbe 2 . Dans ces conjonctures, le sire de Neuchâtel, Thiébaud VIII, et Agnès de Montbéliard, sa femme, se déterminèrent à vendre à Louis de Châlons, leur beau-frère, leur tierce part indivise des seigneuries d’Orbe, d’Echallens, de Bottens et de Montagny-le-Corbos, avec toutes leurs appartenances quelconques, pour quatre mille écus d’or et trois cents florins 3 , que le prince d’Orange leur /201/ compta, et dont ils lui donnèrent quittance en date du 17 octobre 1428 1 . Au moyen de cette vente et de la cession du duc de Savoie, Louis, prince d’Orange, se trouva en possession réelle de toute la succession de Marguerite, sœur germaine de Jeanne de Montbéliard, princesse d’Orange, sa femme.
Dans ces entrefaites la querelle du duc de Bourgogne et du prince d’Orange au sujet du vicariat de l’empire et d’autres faveurs plus secrètes 2 , octroyées par l’empereur Sigismond à ce dernier, s’était envenimée à tel point, que Philippe-le-Bon, prétextant un défaut d’hommage, avait ordonné la saisie des terres de Jougne et d’Orbe, et chargé messire Guy Arménier, l’un de ses principaux conseillers, d’exécuter cette saisie 3 . Admis à Jougne, dont le prince lui fit ouvrir les portes, le messager du duc de Bourgogne se vit refuser par contre l’entrée de la ville d’Orbe 4 , et revint sur ses pas, avec la réponse du prince d’Orange, qui se borna à déclarer qu’il en appelait au parlement de Dole. Cependant Louis de Châlons ayant bientôt renoncé à son vicariat d’empire, qui lui causait plus d’embarras qu’il ne lui donnait de profit, le duc de Bourgogne révoqua la saisie /202/ d’Orbe, dont le premier n’avait, du reste, jamais pu être dépossédé par les gens du duc, grâce à l’énergique résistance des nobles et des bourgeois de cette ville 1 . Ceux-ci, n’ayant point oublié que Jean de Châlons, prince d’Orange, avait été l’auteur principal de leur grande charte de franchise (1404), s’étaient montrés bien décidés à ne reconnaître pour leur seigneur que son fils Louis Ier.
CHAPITRE TROISIÈME,
Louis de Chalons, prince et Orange, seigneur d’Orbe, Echallens, Bottens, Belmont, Grandson et Montagny-le-Corbos.
Louis de Châlons avait fait ses premières armes dans l’Artois, où le prince d’Orange, son père, l’avait envoyé à la tête de 9 chevaliers et 175 écuyers, pour secourir le duc de Bourgogne, Jean-sans-peur, rejeté hors de Paris et poursuivi par la faction des Armagnacs (mai 1414) 1 . Après avoir donné maintes preuves de son agilité et de son courage dans la défense d’Arras, Louis profita de la paix qui suivit ce fait d’armes 2 , et partit pour la Palestine, où il visita Jérusalem (juin 1415), et fut armé chevalier par ceux qui avaient la garde du saint sépulcre. Il désirait, en outre, s’enquérir des usages et du commerce des Orientaux, qui envoyaient dans tout l’occident leurs riches étoffes de soie et d’or, leurs perles et leurs rubis, et dont le trafic alimentait le produit des péages de sa maison et le luxe toujours croissant des seigneurs franc-comtois. A cet effet le futur prince d’Orange s’était fait délivrer par l’archevêque de Besançon, pour lui et ses compagnons de voyage, un indult afin de pouvoir demeurer et converser avec les /204/ infidèles, sans péché, et sauf l’honneur de la sainte religion chrétienne 1 .
Le duc de Bourgogne, soutenu par la reine Isabeau, ayant ressaisi le pouvoir dans le royaume de France (1418), le prince d’Orange fut nommé lieutenant-général du roi en Languedoc 2 . En attendant de pouvoir se rendre en personne dans son nouveau gouvernement, il y envoya son fils aîné Louis de Châlons, seigneur d’Arguel et de Montfaucon, avec 500 lances (environ 3000 hommes tant à cheval qu’à pied), pour en chasser les Armagnacs (avril 1418) 3 . En moins de quatre mois, Louis soumit à son obéissance les principales villes du Midi, depuis le Pont-St-Esprit jusqu’à Rhodès. Il faisait le siége de Villeneuve-les-Avignons (septembre 1418), quand un messager, venant de Paris, lui apporta la nouvelle de la mort du prince d’Orange, son père 4 .
La rapidité avec laquelle Louis de Châlons venait de remettre sous l’obéissance du roi les provinces du Midi l’autorisait à prétendre à la survivance du gouvernement de ces provinces, donné à son père pour l’indemniser des services qu’il avait rendus à la cour de France 5 . Néanmoins le comte de Foix lui fut préféré, et le nouveau prince d’Orange, justement irrité de cette préférence, revint en /205/ Bourgogne en se faisant suivre de quatre mules chargées du butin pris sur les Armagnacs 1 . Revenu dans ses foyers, les premiers soins de ce fils, soumis jusqu’à la fin aux volontés et aux sages conseils de son père, furent donnés aux cérémonies des funérailles et au deuil du défunt prince d’Orange, dont le cercueil, ramené de Paris au château de Nozeroy, fut conduit de là en grande pompe à l’abbaye du Mont-Sainte-Marie, près du lac de St-Point, et déposé dans la chapelle consacrée à la sépulture des princes de la maison de Châlons 2 .
Après le meurtre du duc Jean-sans-peur (septembre 1419), Louis de Châlons, prince d’Orange, refusa d’accéder au traité de Troyes (mai 1420), qui livrait la France aux Anglais 3 . Il est vrai qu’en se déclarant ouvertement pour le roi Henri V d’Angleterre, il s’exposait à perdre sans retour ses nombreuses possessions de Dauphiné, que le dauphin, depuis roi Charles VII, venait de faire saisir pour défaut d’hommage 4 . Ces embarras n’empêchaient pas cependant le jeune et brillant prince d’Orange de figurer dans les fêtes et les tournois où la noblesse franc-comtoise aimait à déployer sa vigueur et son agilité. C’est ainsi que dans les joûtes de Gévry-sur-Doubs (février 1421) il fut légèrement blessé au côté, après avoir fourni cinq courses contre le seigneur de Toulonjon, le plus renommé champion de la lice 5 . /206/
Mécontent de la cour de France, qui lui retenait ses terres dans le Midi, Louis, prince d’Orange, se voyait froidement accueilli par le nouveau duc de Bourgogne, Philippe-le-Bon, qui prétendait soumettre la ville impériale de Besançon à son obéissance directe, et qui était jaloux de l’autorité exercée dans cette ville par la maison de Châlons au nom du saint Empire romain 1 . C’est dans ces conjonctures que Louis accueillit imprudemment les ouvertures de l’empereur Sigismond, et qu’il reçut les lettres-patentes du Vicariat et d’autres lettres secrètes que lui apporta d’Allemagne l’agent qu’il y avait envoyé pour plaider sa cause dans le procès qu’il soutenait contre le duc de Savoie, au sujet du comté de Genevois. On a dit ci-devant de quelle manière se termina ce long procès, qui aboutit au traité fait à Morges en 1424, et l’on a vu comment le prince d’Orange, déçu ou mal soutenu par Sigismond, dut renoncer à son vicariat et livrer aux flammes les lettres-patentes de l’empereur 2 .
Dans ces entrefaites, le prince d’Orange avait acheté des héritiers de feu messire Hugues de Genève, seigneur d’Anjou, en Dauphiné, tous les biens de cette branche puînée des anciens comtes de Genevois 3 . Ces biens se composaient des seigneuries d’Anthon, de St-Romain et de Colombier, /207/ sur la rive gauche du Rhône 1 ; ils étaient échus pour une part à Antoinette de Saluces, femme de Louis de La Baume, seigneur de Suze en Dauphiné, et, pour l’autre part, à Agnès de La Chambre, veuve de Bertrand de Saluces, frère d’Antoinette, mort sans enfants en 1424 2 . Cette acquisition, au moyen de laquelle Louis de Châlons comptait obliger le roi Charles VII à lui rendre sa principauté d’Orange, paraît avoir été ménagée par le duc de Savoie, avec lequel Louis s’était étroitement uni depuis le traité de Morges. Effectivement, profitant de la confusion où se trouvaient alors les affaires de France, le prince d’Orange rentra inopinément en Dauphiné, reprit toutes ses seigneuries, et força le sire de Comminges à lui assurer, au nom du roi, la possession de toutes ses terres (1428). Après y avoir laissé des garnisons, qu’il croyait suffisantes, le prince revint en Bourgogne, où l’appelaient ses démêlés avec Philippe-le-Bon au sujet des vicariat de l’empire (1429).
Louis de Châlons avait à peine eu le loisir de s’occuper de ses affaires domestiques, lorsqu’il fut informé que ses terres de Dauphiné étaient de nouveau envahies par les officiers du roi et ravagées par les bandes d’aventuriers que ceux-ci avaient appelées à leur aide 3 . Le prince, sans perdre un moment, s’entendit avec le duc de Savoie dans /208/ une entrevue qu’il eut avec lui à St-Claude, où Amédée VIII lui permit de réunir sous sa bannière tous les hommes d’armes de ses Etats qui voudraient le suivre en Dauphiné 1 . Sur cette assurance, Louis manda à chacun de ses châtelains de Jougne, d’Orbe, d’Echallens, de Montagny et de Grandson (16 mai 1430), de lever pour son service une trentaine d’arbalétriers des meilleurs et des plus habiles, et de les lui amener au plus vite, « car, dit la lettre, la chose touche grandement à notre honneur 2 . » Jean, comte de Fribourg et de Neuchâtel, son beau-frère, se joignit à lui avec un bon nombre de ses hommes d’armes de Neuchâtel, de Valengin et de Cerlier 3 .
L’armée du prince d’Orange, rassemblée sur les bords du Rhône dans les premiers jours de juin, comptait dans ses rangs plus de sept cents chevaliers ou écuyers qui avaient librement répondu à son appel, et dont les deux tiers appartenaient à la noblesse de la Bresse, de la Savoie et du Pays-de-Vaud 4 . Le 11 juin 1430, l’armée orangiste, qui s’avançait dans la plaine entre Anthon et Colombier, fut surprise dans sa marche par l’ennemi avant d’avoir eu le temps de se mettre en bataille. Après avoir bravement soutenu le premier choc et perdu plusieurs capitaines de renom, /209/ l’avant-garde dut se replier sur le gros de l’armée, qu’elle entraîna dans sa déroute. Le prince d’Orange lui-même, blessé à plusieurs endroits du corps, se vit poursuivi de près par les cavaliers ennemis, et ne dut son salut qu’à la vigueur extraordinaire de son grand cheval, qui, lancé par son maître dans les flots du Rhône, le porta heureusement à l’autre bord 1 .
Telle fut la fin de cette journée d’Anthon, que Louis de Châlons regarda toujours comme la plus désastreuse de sa vie. Plusieurs chevaliers de grand renom furent tués à ses côtés, ou se noyèrent dans le Rhône; d’autres, en plus grand nombre, demeurèrent prisonniers entre les mains de l’ennemi. Il en coûta au prince près de 100 000 écus pour les racheter, et pour faire cette somme il dut lever une taille sur ses terres de Bourgogne et du Pays-de-Vaud 2 .
Quoique le prince d’Orange se fût abstenu de suivre l’exemple du duc de Bourgogne et de prendre parti pour les Anglais contre le roi Charles VII, l’échec qu’il venait d’éprouver en Dauphiné lui fit comprendre qu’il n’y aurait ni trève pour lui, ni sécurité pour ses domaines, tant que le duc n’abandonnerait pas ce parti pour se rapprocher du roi de France. Il réunit donc ses efforts à ceux que le duc de Savoie faisait en vain depuis près de dix ans 3 pour amener ce rapprochement, qui, d’ailleurs, était vivement désiré par la noblesse et le peuple des deux Bourgognes 4 . A cet effet, /210/ Louis de Châlons se rendit auprès du roi Charles VII, qui promit de lui remettre ses terres de Dauphiné à condition « qu’il s’emploierait, avec ses parents et ses amis, à ménager l’accord entre le roi et Monsieur le duc de Bourgogne, » et servirait le roi contre les Anglais avec 300 hommes d’armes à cheval et 300 arbalétriers, pendant trois mois et à ses propres dépens 1 . Les conditions de ce traité (juin 1432) furent fidèlement observées de part et d’autre, et le prince d’Orange fut l’un des principaux négociateurs des préliminaires du traité d’Arras (septembre 1435), par lequel le duc Philippe-le-Bon se sépara définitivement de la cause anglaise et se réconcilia avec le roi Charles VII 2 .
Ces divers épisodes de la vie de Louis, prince d’Orange, quoique ne touchant pas directement à l’histoire du Pays-de-Vaud, peuvent cependant servir à faire connaître le fondateur du pouvoir que la maison de Châlons a exercé pendant trois quarts de siècle dans ce pays, et à rendre compte du rôle important que les princes de cette maison ont joué dans les événements qui amenèrent plus tard la guerre entre le duc Charles de Bourgogne et les Suisses.
Après avoir heureusement recouvré, par d’habiles négociations et par la paix, tous ses anciens domaines maternels dans le Midi, et consolidé la possession de ceux que Jeanne de Montfaucon lui avait apportés en mariage, tant en deçà qu’au delà du mont Jura, Louis de Châlons, deuxième /211/ prince d’Orange, se retira de la scène politique et guerrière, où il avait figuré jusqu’alors avec l’éclat d’un nom illustre, d’une haute capacité militaire et d’une bravoure chevaleresque incontestée 1 . A peine âgé de 45 ans, il voua depuis lors presque tout son temps au gouvernement domestique de ses nombreuses seigneuries et à la restauration de ses châteaux, à demi ruinés par suite des guerres prolongées et des déprédations des routiers et des écorcheurs. Il consacra à ces œuvres plus de trois millions de notre monnaie 2 , qu’il puisa dans le trésor que Jean de Châlons, son père, « seigneur de grande finance, » avait amassés pendant sa vie dans la Tour-de-Plomb de son châtel de Nozeroy. Ce trésor s’était encore accru de près de cent mille moutons d’or (un million et demi environ), que Louis avait rapportés de sa campagne dans le Languedoc en 1419 3 .
En l’absence du prince son mari, Jeanne de Montbéliard, princesse d’Orange, visitait ses nombreux châteaux, en deçà comme au delà du Jura 4 . Fidèle à la mémoire de son père Henri, le dernier des Montfaucon, elle affectionnait particulièrement la ville d’Orbe, dont ce preux chevalier portait le nom lorsqu’il perdit la vie dans la déroute de Nicopolis. Elle obtint du pape Martin V une bulle pour /212/ fonder un couvent de Clarisses à Orbe (17 septembre 1426) 1 , l’absence d’un monastère de femmes dans cette portion du pays se faisant vivement sentir à ses habitants. Cette fondation fut retardée de quelques années par suite des difficultés qui avaient surgi à l’occasion de la possession de la seigneurie d’Orbe entre le prince d’Orange et ses beaux-frères. Ces difficultés ayant été aplanies, la princesse compléta son œuvre en érigeant la spacieuse et belle église de Sainte-Claire, qu’elle dota par un acte en date du 17 octobre 1430 2 .
A cette époque, le prince d’Orange, absorbé par la guerre ou la politique, n’avait point encore entrepris dans ses châteaux du Pays-de-Vaud les constructions qu’il exécuta plus tard. Celui de Grandson était resté vide et enveloppé d’une ombre sinistre depuis la catastrophe qui avait fait passer cet antique château dans des mains étrangères. Le prince Louis habitait quelquefois la maison forte de Peney, située au-dessus de Grandson, à moitié chemin de l’ancien village de Vuittebœuf. C’est de là qu’il partit, au commencement de l’année 1429, pour la malencontreuse expédition qui se termina par la déroute d’Anthon. Il se trouvait encore au château de Peney, le 31 janvier de cette même année, quand on l’informa que deux officiers de justice de Pontarlier se disposaient à lui notifier un ajournement devant le parlement de Dole, de la part de Dame Alix de Châlons, sa sœur, et de Guillaume de Vienne, mari de celle-ci, qui lui demandaient un supplément de légitime 3 . Le prince, /213/ dont la courtoisie ne se démentait pas même envers les huissiers, leur fit dire que « le lieu où il se trouvait n’était point dans le ressort du parlement de Franche-Comté; » en même temps il les invita à se trouver, à quelques jours de là, au bourg de La-Rivière, qui est en Bourgogne, où il recevrait leur exploit, et leur ferait si bonne chère, en considération de Monsieur de Vienne, qu’ils auraient lieu d’être contents 1 . Cet exploit fut le premier acte d’un long procès entre les deux grandes maisons de Châlons et de Vienne, procès qui donna lieu à plusieurs enquêtes ayant pour but d’évaluer la fortune mobiliaire délaissée par feu messire Jean de Châlons-Arlay III, père d’Alix et du prince Louis 2 .
Ce curieux épisode fait voir combien les mœurs de la noblesse féodale avaient perdu de leur ancienne rudesse dans l’espace d’une ou deux générations. Au lieu de soutenir leurs droits les armes à la main, les plus grands seigneurs se soumettaient aux formes coûteuses et dilatoires de la procédure parlementaire et fiscale, bien plus longue et plus compliquée. Ce changement, inauguré au delà du Jura par les ducs de Bourgogne de la maison de Valois, fut introduit avec le même succès par le duc Amédée VIII dans tous les pays de sa domination, et consolidé par les Statuts que ce sage prince fit publier en 1430 3 . /214/
On se rappelle que Humbert de Villers-Sexel, comte de La Roche-Saint-Hippolyte, n’avait pas cessé de revendiquer le châtel et la terre d’Orbe, qu’il soutenait lui avoir été donnée par Marguerite de Montbéliard, sa première femme, morte en 1410 1 . N’ayant pas eu d’enfants de sa seconde femme, Marguerite de Charny, il institua pour son héritière Jeanne de Petite-Pierre, sa nièce, mariée à François de La Palud, sire de Varembon en Bresse 2 . Après la mort du comte de La Roche, son oncle, le sire de Varembon intenta devant le parlement de Dole un nouveau procès à Louis de Châlons, prince d’Orange, au sujet de la seigneurie d’Orbe (1440). On ne trouve point l’arrêt du parlement touchant cette contestation; mais il est positif que le prince d’Orange resta en pleine possession d’Orbe 3 où les sires de Varembon n’exercèrent jamais aucun droit, bien que prenant le vain titre de seigneurs d’Orbe 4 .
Ces procès ne ralentirent nullement les travaux ordonnés par le prince d’Orange pour la restauration et l’agrandissement de ses châteaux, tant en Franche-Comté qu’en Dauphiné et dans le Pays-de-Vaud. Ces grands travaux, commencés après la paix d’Arras (1435), furent tous exécutés /215/ en moins de quinze ans 1 . Il dépensa cent mille francs (environ deux millions de notre monnaie 2 ) au château de Nozeroy, qui, rebâti tout à neuf, présentait le singulier aspect d’un vrai palais entouré d’une triple enceinte de murs crénelés et flanqués de tours 3 . C’est dans ce château que le prince Louis célébra, au mois de novembre 1442, les noces de Guillaume de Châlons, son fils (aîné), avec Catherine de Bretagne, fille de Richard, comte d’Etampes, et de Marguerite d’Orléans 4 . Le duc et la duchesse de Bourgogne, revenant de l’entrevue qui avait eu lieu à Besançon entre le duc et l’empereur Frédéric III 5 , assistèrent aux fêtes de ce mariage, où Louis de Châlons déploya, comme dans toutes les solennités de ce genre, un luxe de vaisselle d’or et d’argent, de riches tapisseries et d’autres meubles de prix, qui, avant lui, était inconnu dans les montagnes du Jura 6 . Dès la fin de l’été il avait ordonné à ses châtelains du Pays-de-Vaud de peupler ses viviers des poissons les plus délicats et de garnir ses basses-cours de volailles, de perdraux et de faisans, pour les expédier au /216/ premier avis à Nozeroy, avec tout le gros gibier nécessaire à la consommation de sa table 1 .
Ces fêtes et les grandes dépenses faites à Nozeroy n’empêchaient point la continuation des travaux que le prince avait fait commencer dans ses châteaux du Pays-de-Vaud. Il entreprit d’abord la restauration du châtel de Grandson, dont on refit tout le maisonnement, c’est-à-dire qu’on rebâtit à neuf le grand corps de logis intérieur qui fait face au miroir du lac, et dont la vue se prolonge au delà sur les coteaux de la rive opposée, jusqu’à la chaîne des Alpes fribourgeoises. Cette construction coûta au prince plus de trois mille francs d’or, soit environ soixante mille francs de notre monnaie 2 . Les frais de transport des matériaux et les travaux de manœuvres, exécutés sous la forme de corvées par les habitants des villages du mandement de Grandson, ne sont point compris dans la somme ci-dessus.
Il dépensa environ 40 000 fr. de notre monnaie (deux mille francs d’or), pour réparer les bâtiments intérieurs de l’antique château d’Orbe 3 , dont les murs extérieurs et les tours massives avaient résisté à l’action du temps, mais dont le maisonnement, tombé en ruine, était devenu inhabitable, par suite des procès auxquels la possession de ce château avait donné lieu après la mort de Marguerite de Montbéliard. Quant au vieux château de Montagny, dit le Corbe, dont il ne reste que quelques ruines au-dessus du /217/ village de ce nom, entre Yverdon et Grandson, il ne fut point oublié dans la longue liste des réparations ordonnées par le prince d’Orange, qui y dépensa une dizaine de mille francs, valeur actuelle, soit cinq cents francs anciens 1 .
Il s’était écoulé près d’un siècle depuis que Girard de Montfaucon, seigneur d’Orbe, avait fondé le bourg fermé d’Echallens et réparé l’ancien château attenant à ce bourg, où sa veuve, Jaquette de Grandson, résida quelquefois. Dès lors l’entretien de ce château avait été négligé à tel point que sa restauration exigea une dépense plus considérable que tous ceux des environs dont on vient de parler. Le prince fit construire à neuf tous les bâtiments intérieurs, savoir le grand corps de logis et ses dépendances; il fit en outre bâtir une grande tour, qui sert aujourd’hui de prison 2 . Bien que la reconstruction du château d’Echallens ne fût pas encore entièrement achevée au moment de l’enquête de 1451, où l’on a puisé ces renseignements, on estimait que le prince y avait déjà dépensé plus de quatre-vingt mille francs de notre monnaie 3 .
Au total, il ressort de cette enquête que Louis de Châlons dépensa, dans moins de dix années, environ 200 000 francs pour restaurer ses châteaux du Pays-de-Vaud. /218/ Cette somme, considérable pour le temps, il dut la tirer, non du pays, mais de son propre trésor. L’acquisition de ces châteaux et des seigneuries qui en dépendaient avait déjà coûté au prince près d’un demi-million de notre monnaie, soit en valeurs échangées soit en argent comptant. D’un autre côté, le produit de ces seigneuries, prises ensemble, n’est évalué en moyenne dans l’enquête qu’à cinq mille francs, même monnaie, par année 1 . Il est vrai que le document en question ne dit pas si les prestations en nature sont ou ne sont pas comprises dans cette évaluation du revenu.
Au milieu de ces occupations domestiques, le prince d’Orange perdit sa première femme, Jeanne de Montbéliard, qui mourut au château de Nozeroy le 14 mai 1445 2 . Quoique à peine âgée de 54 ans, la princesse d’Orange avait survécu à ses trois sœurs, nées, comme elle, de Henri de Montfaucon, jadis seigneur d’Orbe, mort en 1396 dans les champs de Nicopolis 3 . Jeanne n’avait donné à son mari qu’un seul fils, Guillaume de Châlons, seigneur d’Arguel, qui hérita de sa mère la seigneurie de Montfaucon en Bourgogne et les droits sur les terres du Pays-de-Vaud qui avaient appartenu aux Montfaucon. Jeanne fut ensevelie à Lons-le-Saunier, où on lui éleva un beau mausolée, qui, plus tard, a été précipité dans un gouffre voisin.
Cependant le veuvage du prince ne fut pas long. Il était /219/ mécontent de son fils Guillaume, dont le caractère aventureux et les goûts dissipateurs 1 firent naître en lui le désir d’avoir d’autres héritiers de son nom et de ses grands biens. L’année de son deuil n’était pas encore révolue quand il se décida à se remarier. Son choix se fixa sur Eléonore, fille de Jean IV, comte d’Armagnac, et propre nièce du duc de Savoie Amédée VIII, élu pape sous le nom de Félix V 2 . Cette grande alliance fut arrêtée, dès la fin de la même année, à Genève, au couvent des Franciscains de Rive, dans la chambre du Pape, qui en stipula les conditions au nom du père de la fiancée. La dot d’Eléonore d’Armagnac fut de plus d’un million de notre monnaie (soixante mille écus), et son mariage avec Louis, prince d’Orange, s’accomplit solennellement au château de Montluel en Bresse, dès le printemps de l’année 1446 3 .
A cette époque la maison de Savoie méditait déjà la conquête du Milanais, dans la prévision de la mort du dernier duc de la maison des Visconti. Il s’agissait pour cela de s’assurer d’avance du concours des princes voisins en état de suppléer à la pénurie d’hommes et d’argent qui se fit sentir dans l’armée piémontaise dès le début de l’entreprise et qui en compromit le succès 4 . Le mariage d’Eléonore, /220/ nièce du pape Félix V, en resserrant les liens qui subsistaient entre les Châlons et les ducs de Savoie depuis le traité de Morges, semblait promettre à ceux-ci la coopération du prince d’Orange 1 . Mais le roi Charles VII s’étant ouvertement déclaré pour le duc d’Orléans, l’un des prétendants à la souveraineté du Milanais 2 , le prince d’Orange jugea à propos, dans ces conjonctures délicates, de se renfermer dans une prudente neutralité, d’autant plus que le duc d’Orléans, fils de Valentine de Milan, était le propre oncle de Catherine de Bretagne, sa bru, femme de Guillaume de Châlons, son fils 3 .
En attendant, le duc de Savoie et son père, le pape Félix, cherchaient par tous les moyens possibles à se procurer l’argent nécessaire pour soutenir la guerre contre François Sforza, autre prétendant au duché de Milan. Après avoir mis en gage l’argenterie et les joyaux de leur maison, ils offrirent au prince d’Orange, au comte de Neuchâtel et à d’autres seigneurs de leur vendre des terres du domaine de la couronne de Savoie 4 . Louis de Châlons n’eut garde de négliger une telle occasion d’augmenter ses possessions en deçà du Jura. Par un acte en date du 13 janvier 1448, Louis, duc de Savoie, vendit au prince d’Orange le château, /221/ le bourg et la seigneurie de Belmont (au district actuel d’Echallens), pour vingt mille florins de Savoie (environ 300 mille francs de notre monnaie), sous clause de rachat et à charge d’hommage envers le duc et ses successeurs 1 .
La seigneurie de Belmont, ancien apanage d’une branche de l’antique maison de Grandson, avait passé dans la mouvance de la maison de Savoie en 1308 2 . Plus tard, les princes de cette royale maison avant réuni le domaine utile à la directe, ils engagèrent Belmont à Guy, sire de La Trémoille, conseiller et chambellan du roi de France, pour sûreté d’une dette de six mille francs d’or (120 000 francs de notre monnaie) (1394) 3 . Cependant le duc Amédée VIII était rentré depuis en pleine possession de cette belle terre. Elle comprenait, outre le bourg et le château fortifié de Belmont, neuf villages assis sur le plateau du Gros-de-Vaud 4 , confinant d’un côté à la seigneurie d’Echallens, propriété du prince d’Orange.
En même temps le duc de Savoie fit à Jean de Fribourg, comte de Neuchâtel, une cession de l’hommage féodal (jus feudi) qu’il devait au nom de Marie de Châlons, sa femme, à la maison de Savoie pour la seigneurie de Cerlier. Cette cession, stipulée en 1449, fut faite moyennant sept mille /222/ florins d’or du Rhin (plus de 110 000 fr., valeur actuelle), avec faculté de réachat 1 . On doit se rappeler que Jean de Châlons, prince d’Orange, en donnant Cerlier en dot à Marie, sa fille, avait imposé à Jean de Fribourg, son gendre, l’obligation de supporter toutes les charges de ce fief envers la maison suzeraine de Savoie. La cession de 1449, confirmée en 1456 2 , emportait simplement, de la part du duc de Savoie, la libération temporaire de ces charges féodales, jusqu’au remboursement de la somme prêtée au duc par le comte de Neuchâtel.
Dans le nombre des nobles vassaux du Pays-de-Vaud qui, dans ces conjonctures critiques, donnèrent à leurs princes des preuves réelles de leur dévouement 3 , on se contentera de citer ceux qui appartenaient à la châtellenie d’Echallens. — Humbert, fils d’Antoine de Gumoëns, haut forestier du Jorat de l’Evêque, se voyant sans enfants, avait suivi le duc Amédée VIII dans sa retraite de Ripaille. Plus tard, Humbert donna entre vifs, à ce prince devenu pape, tout son patrimoine, comprenant le château à demi ruiné de Gumoëns-le-Jux, dans la châtellenie d’Echallens, avec toutes ses appartenances en terres, bois et justices, sous réserve d’usufruit viager 4 . Le duc Louis, pressé par le besoin /223/ d’argent, revendit le tout à noble François de Gumoëns-la-Ville, seigneur de Biolley-Magnod, écuyer du prince d’Orange, pour la somme de cent ducats d’or, soit environ 2000 fr. de notre monnaie, par acte daté du 15 décembre 1447 1 . Le 5 janvier de l’année suivante, Louis de Châlons, prince d’Orange, et Guillaume, sire d’Arguel, son fils, ratifièrent la vente faite par Louis, duc de Savoie, à leur écuyer François de Gumoëns, de la maison forte appelée Gumoëns-le-Jux, avec ses appartenances, comme mouvants de leur fief, à cause de leur château d’Echallens 2 .
Du reste, la guerre de Milan pesa lourdement sur tous les sujets de la maison de Savoie. Les villes et châtellenies du bailliage de Vaud avaient d’abord consenti à envoyer en Piémont un corps d’arbalétriers, pour y servir pendant trois mois 3 . Mais l’approche des Armagnacs, vulgairement appelés Ecorcheurs, qui s’étaient répandus dans la Franche-Comté (a° 1445), ayant appelé toutes les milices du pays romand à la défense des passages du Jura 4 , le duc de Savoie avait demandé que ce contingent d’hommes fût remplacé par un subside en argent d’un florin d’or, soit environ 15 fr. par feu 5 . Après avoir abdiqué la papauté, Amédée VIII /224/ se détermina à se rendre en Piémont, pour tâcher de rétablir les affaires du duc Louis, son fils, fortement compromises par les revers de la guerre de Milan. Cette grave résolution fut arrêtée dans un conseil tenu à Evian le 23 juillet 1449, où l’on décida en même temps que le ci-devant pape Félix aurait, avant de partir, une entrevue à Lausanne avec le prince d’Orange, le comte de Neuchâtel et les députés de la ville de Berne, « pour leur communiquer sa résolution et leur recommander son pays 1 . » Le voyage d’Amédée VIII en Piémont eut pour résultat de déterminer le duc Louis, son fils, à traiter avec le nouveau duc de Milan, François Sforze, et à renoncer à la ligue qu’il avait faite avec les Milanais (décembre 1450) 2 .
Cependant le duc d’Orléans, autre prétendant à la souveraineté de Milan, songeait plus que jamais à faire valoir ses droits sur l’héritage de sa mère. Il avait enflammé pour sa cause l’ardeur guerrière de Guillaume de Châlons, sire d’Arguel, son neveu; et malgré la défense expresse du prince d’Orange, son père 3 , Guillaume se préparait secrètement à entreprendre une campagne en Lombardie. A cet effet il aliéna plusieurs terres de son héritage maternel, tant en deçà qu’au delà du Jura. Par un acte en date de Nozeroy, du 11 septembre 1450, le prince d’Orange avait permis à Guillaume de Châlons, comte de Tonnerre, son /225/ fils, de transporter à dame Eléonore d’Armagnac, princesse d’Orange, la troisième partie indivise des seigneuries d’Orbe, d’Echallens, de Bottens et de Montagny-le-Corbos, qui appartenaient à Guillaume, du chef de Jeanne de Montbéliard, sa mère 1 . Au lieu de cela, Guillaume de Châlons transporta et vendit le tiers dont il s’agit ici au cardinal-légat, évêque de Sabine, titre que prenait Amédée VIII de Savoie depuis son abdication de la papauté. Cette vente fut stipulée le 30 octobre et 8 novembre 1450, pour le prix de sept mille cinq cents florins de Savoie, de neuf gros vieux du roi chacun, avec faculté de réachat dans le terme de deux années. Dès le 6 janvier suivant (1451), le vendeur, toujours plus pressé par le besoin d’argent, renonça à la faculté de réachat moyennant trois mille deux cents florins, ajoutés à la somme précédente 2 . Cela faisait ensemble 10 700 fl., soit environ 140 000 fr. de notre monnaie 3 , qui représentaient la valeur vénale du tiers indivis des quatre terres mentionnées dans les actes ci-dessus.
Il serait permis de voir dans ces derniers actes une preuve du concours prêté par la maison de Savoie à l’entreprise aventureuse de Guillaume de Châlons en Lombardie; d’autant plus que le duc Louis lui accorda en même temps le passage par le Pays-de-Gex et la Savoie avec sa /226/ petite armée 1 , qui s’augmenta, chemin faisant, jusqu’à ce qu’il fut arrivé dans le comté d’Asti, en Piémont, où il s’empara de la forte place de Cérisoles. Dès lors l’expédition languit faute d’hommes et d’argent, malgré les efforts et la bravoure de son chef, et se termina au bout de deux ans par la désertion. C’est ce qu’avait prévu le vieux prince d’Orange, qui ne pardonna jamais à son fils d’avoir fait, contre sa volonté, cette folle et ruineuse entreprise au delà des Alpes 2 . Revenu dans ses foyers, Guillaume de Châlons, humilié et confus, chercha à faire oublier cet échec et à regagner les bonnes grâces de son père en faisant le voyage de Jérusalem pour y acquérir l’ordre de chevalerie, qui lui manquait encore, quoiqu’il approchât de la quarantaine. Il partit au printemps de l’année 1453, en compagnie de Jean, comte d’Aarberg et seigneur de Valengin, qui l’arma chevalier sur le sol même du saint sépulcre 3 .
Dans ces entrefaites, le prince d’Orange était occupé à racheter les terres de sa maison, engagées ou vendues par son fils Guillaume, que l’on désignait alors sous le titre de comte de Tonnerre 4 . Par acte daté du château de Bletterens en Bourgogne, le 12 mai 1451, il donna charge et procuration à son gouverneur d’Orange, Gauthier /227/ de Fallerans, pour racheter en son nom de Louis, duc de Savoie, la tierce part indivise des châteaux, villes et seigneuries d’Orbe, Echallens, Bottens et Montagny-le-Corbos, situées au Pays-de-Vaud, que le défunt cardinal-légat de Savoie, père du dit duc, avait acquis de Guillaume de Châlons, comte de Tonnerre, et opérer ce réachat pour la somme de onze mille florins, monnaie courante de Savoie; chaque florin compte à neuf gros vieux, monnaie du roi de France; donnant en même temps à son dit procureur pouvoir de prendre ensuite l’actuelle et réelle possession de la tierce partie de ces terres 1 .
Il n’existe aucun doute sur la réalité du réachat dont il vient d’être question; la preuve en est dans une lettre de Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, en date du 27 mai de la même année (1451), par laquelle le duc, comme suzerain d’Orbe, accorde à Louis, prince d’Orange, le pouvoir de prendre possession de cette seigneurie, rachetée en partie du duc de Savoie, sous la réserve expresse que Guillaume de Châlons, fils aîné du prince, pourra, dans un terme de vingt ans, user lui-même du droit de réachat de la terre d’Orbe 2 . Cette réserve donna lieu par la suite à de longs et fâcheux procès entre Guillaume, fils aîné du prince d’Orange, et les enfants que ce prince eut d’Eléonore d’Armagnac, sa seconde femme. En attendant, il est constant qu’en aliénant sans réserve, au profit de la maison de Savoie, sa part indivise dans les terres du Pays-de-Vaud qui provenaient de la maison de Montfaucon, Guillaume de Châlons avait volontairement renoncé à tous les droits qu’il /228/ pouvait avoir sur ces terres, du chef de Jeanne de Montbéliard, sa mère.
Il existait de temps immémorial un différend entre les anciens barons de Grandson et les comtes de Neuchâtel, au sujet des limites de leurs seigneuries respectives dans le Val-de-Travers, ainsi que pour la mouvance des seigneuries de Vaumarcus et de Boudry 1 , qui, dans les temps reculés, paraissent avoir appartenu au patrimoine de la maison de Grandson 2 . Un jugement arbitral, rendu par sept chevaliers, en 1350, avait maintenu les anciennes bornes de cette baronnie dans les montagnes de Neuchâtel, bien au delà des limites actuelles du canton de Vaud, à savoir depuis le Creux-du-Vent jusqu’à la roche de la Fauconnière sur la Reuse près de Rochefort, à l’entrée du Val-de-Travers 3 . Quant aux fiefs de Vaumarcus et de Boudry, les arbitres adjugèrent ces deux châteaux au comte de Neuchâtel, à condition que celui-ci ne s’en servirait pas, soit pour faire la guerre au seigneur de Grandson, soit pour molester ses sujets, sous peine de confiscation de ces deux châtellenies, /229/ ou d’une amende de 12 000 fl. d’or au profit du sire de Grandson 1 .
Le différend s’était ranimé vers 1388 entre la comtesse de Neuchâtel et Hugues, le dernier seigneur de Grandson, de l’antique maison de ce nom. Il avait déjà donné lieu à quelques voies de fait lorsque Bonne de Bourbon, comtesse douairière et régente de Savoie, évoqua la cause à son tribunal 2 . Mais dans l’intervalle Hugues, sire de Grandson, accusé de félonie, fut arrêté et perdit sa baronnie, qui fut confisquée et réunie au domaine des comtes de Savoie, ainsi qu’il a été expliqué ci-devant. Des lors la question des limites de la baronnie de Grandson, du côté du Val-de-Travers, était restée en suspens. Quant à la mouvance des seigneuries de Vaumarcus et de Boudry, il est à remarquer que ces seigneuries étaient du nombre de celles dont les comtes de Neuchâtel prêtaient hommage direct aux sires de Châlons-Arlay 3 . Il suit de là qu’en devenant seigneur de Grandson, Louis de Châlons, prince d’Orange, réunissait aux droits des anciens barons de ce nom ceux qui appartenaient à sa propre maison.
Cependant ce prince, auquel l’histoire a décerné le titre de Louis-le-Bon, avait laissé dormir jusqu’alors cette vieille question des limites de sa baronnie. Il aurait craint, en la soulevant, de troubler les bons rapports qui subsistaient depuis un quart de siècle entre lui et son beau-frère, Jean de Fribourg, comte de Neuchâtel. Mais un incident qui survint vers l’an 1450, obligea le prince à prendre fait et /230/ cause pour ses vassaux, intéressés dans la querelle qui venait d’éclater entre eux et les vassaux du comte de Neuchâtel 1 . Les dîmes de Vaumarcus et de Vernéa faisaient partie de celles de Concise, que Jacques de Montagny tenait en fief du seigneur de Grandson. Le comte Jean somma Jacques de lui prêter hommage pour les dîmes de Vaumarcus et de Vernéa, et sur son refus il fit saisir et lever ses dîmes par ses propres officiers. En même temps le comte de Neuchâtel, alléguant que la sentence des sept chevaliers (1350) 2 n’avait pas été suivie d’effet, refusait aux ressortissants de la baronnie de Grandson la faculté de couper des bois pour leur usage dans les montagnes du Val-de-Travers. Le prince Louis et le comte Jean ordonnèrent, d’un commun accord, une enquête sur les faits allégués de part et d’autre 3 ; et, en attendant le résultat, le comte de Neuchâtel partit pour le pardon de Rome, d’où il ne revint qu’au bout de deux années.
Quoique Marie de Châlons-Orange eût donné le jour à plusieurs enfants, ceux-ci étaient tous morts en bas âge 4 . Se voyant sans postérité, le comte Jean de Fribourg, son mari, avait en quelque sorte adopté pour son futur héritier /231/ Rodolphe de Hochberg, fils de Guillaume, margrave de Hochberg, son cousin-germain par alliance 1 . Il avait marié Rodolphe à sa nièce Marguerite de Vienne, fille de Guillaume, sire de St-Georges, et d’Alix de Châlons-Orange, propre sœur de Marie, comtesse de Neuchâtel (a° 1447) 2 . Au moment de partir pour Rome, le comte avait fait un testament, par lequel, après avoir ajouté la seigneurie de Vuillafans-le-neuf au douaire assuré à la comtesse Marie, sa femme, par son contrat de mariage, il instituait Rodolphe de Hochberg pour héritier universel de tous ses biens paternels et maternels 3 . Le prince d’Orange n’avait point assisté au mariage de Rodolphe avec sa nièce Marguerite de Vienne, dont le père et la mère lui avaient intenté le procès dont on a parlé et qui durait encore 4 , et, quoique averti des dispositions prises par son beau-frère, il se reposait sur son bon droit pour le faire valoir en temps et lieu.
Les hommages et dénombrements prêtés naguère à Jean de Châlons, prince d’Orange, par Conrad de Fribourg pour le comté de Neuchâtel, stipulaient expressément qu’en cas d’extinction de la postérité directe de Conrad, ce comté échoirait de plein droit à la maison de Châlons, suzeraine de ce fief 5 . Ce droit de dévolution avait été d’ailleurs positivement /232/ reconnu en 1406 par le chapitre et la bourgeoisie de Neuchâtel 1 . Aussi longtemps que Jean de Fribourg eut quelque espoir de laisser après lui des héritiers de son propre sang, Louis de Châlons s’était abstenu d’exiger de son beau-frère qu’il reprit de lui le fief du comté de Neuchâtel, ainsi que l’avaient fait tous ses prédécesseurs. Mais au retour de Rome de Jean de Fribourg, le prince d’Orange ayant eu indirectement connaissance des mesures que son beau-frère prenait pour faire passer son comté de Neuchâtel sur la tête d’un prince étranger 2 , il jugea indispensable pour le maintien de ses propres droits de sommer le comte Jean de renouveler entre ses mains l’hommage prêté en 1407 par le comte Conrad au premier prince d’Orange.
Le comte Jean n’eut garde de s’y refuser et se transporta pour cela au château de Grandson, nouvellement restauré et habité par Louis de Châlons. La cérémonie de l’hommage et de la reprise du fief de Neuchâtel des mains du prince d’Orange eut effectivement lieu à Grandson le 9 octobre /233/ 1455, dans les mêmes termes et avec les mêmes réserves stipulées dans les précédentes investitures 1 . Dans cette entrevue, les deux princes convinrent de faire vider par des arbitres choisis en commun le différend qui subsistait entre eux et leurs vassaux au sujet des limites de la baronnie de Grandson et du marinage dans les hautes joux du Val-de-Travers.
Néanmoins ces arbitres traînèrent l’affaire en longueur; elle n’était point encore jugée lorsque la mort du comte Jean de Fribourg (février 1458) souleva d’autres questions, qui reléguèrent celle-ci au dernier plan 2 . Pour n’avoir pas à revenir sur ce différend, nous dirons sommairement que les événements qui surgirent après la mort du comte Jean, et qui se succédèrent pendant la seconde moitié du même siècle, tranchèrent la question des limites par la force des armes, sans qu’aucun jugement eût prononcé sur la valeur des anciens titres qui prolongeaient le territoire de la baronnie de Grandson fort au delà des bornes actuelles de l’Etat de Vaud 3 .
En attendant, la prise de Constantinople par les Turcs (novembre 1453) avait répandu l’alarme dans tout l’occident. Le duc de Bourgogne, Philippe-le-Bon, se mit à la tête d’une nouvelle croisade et se décida à faire le voyage d’Allemagne pour en conférer avec l’empereur et les princes de l’empire. Philippe, escorté par le comte de Tonnerre, /234/ fils du prince d’Orange, traversa le Jura par les gorges de Pontarlier et de Jougne, passa à Orbe et se dirigea sur Berne, où on lui fit une grande et solennelle réception 1 . De là il se rendit par la haute Allemagne à Ratisbonne. L’empereur ne s’y trouva point 2 , et le duc de Bourgogne, revenant sur ses pas par le même chemin, était déjà de retour en Franche-Comté au mois de juillet de la même année 3 . Il séjourna pendant les premières semaines d’août (1454) au château de Nozeroy, où le prince d’Orange avait eu le temps de lui préparer, ainsi qu’à sa suite, une hospitalité presque royale et de somptueuses fêtes. Des deux côtés du Jura les domaines du prince avaient été mis à contribution pour pourvoir sa table de gibier, de poisson et de volaille. La seule terre d’Echallens envoya pour sa part cent cinquante-trois chapons à Nozeroy 4 . Plus tard (septembre 1456), le prince reçut dans ce même château un hôte non moins illustre, quoique fugitif: c’était le Dauphin, fils du roi Charles VII, qui plus tard, sous le nom de Louis XI, se servit de la maison de Châlons comme d’un instrument contre la maison de Bourgogne.
Cette même année 1456 fut celle de la mort prématurée d’Eléonore d’Armagnac, seconde femme de Louis, prince /235/ d’Orange. Cette princesse, déjà atteinte de la maladie dont elle mourut peu de jours après, avait testé le 6 décembre au château de Nozeroy, et le onzième jour du même mois sa dépouille mortelle fut déposée, selon l’usage, dans la tombe des Châlons, à l’abbaye du Mont-Sainte-Marie 1 . Eléonore avait donné au prince d’Orange, son mari, plusieurs enfants, dont deux fils: Louis, qui naquit en 1448, et Hugues, né l’année suivante; puis deux filles, savoir: Jeanne, qui fut mariée à Louis, comte de La Chambre, en Maurienne, et Philippine, qui prit le voile au couvent de Sainte-Claire d’Orbe, où elle mourut en 1507 2 . La beauté juvénile et l’heureux naturel des fils d’Eléonore consolait le vieux prince des mécomptes que lui causait le manque de déférence et les profusions de Guillaume, comte de Tonnerre, son fils du premier lit. Par son humeur violente et hautaine, Guillaume s’était aliéné les plus fidèles serviteurs de son père, et ceux-ci s’attachaient d’autant plus fortement aux jeunes princes puînés 3 .
Parmi ces serviteurs dévoués il faut compter Pierre de Jougne, jeune écuyer de 25 ans, doué d’une belle figure et d’une taille avantageuse. Il appartenait à une famille de gentilshommes vassaux du Pays-de-Vaud, les Major de Romainmotier, dont une branche établie depuis plusieurs générations à Jougne avait pris le nom de cet endroit 4 . Le père et l’aïeul de Pierre de Jougne avaient occupé successivement les charges de châtelains et de baillis d’Echallens /236/ et d’Orbe 1 , et lui-même était pourvu de celle d’échanson à l’hôtel du prince Louis. La princesse Eléonore avait consenti au mariage de ce jeune écuyer avec l’une de ses demoiselles d’honneur venue à sa suite du pays d’Armagnac. Au moment de sa mort, cette princesse remit à la jeune femme de Pierre de Jougne le soin d’élever ses deux filles Philippine et Jeanne de Châlons 2 . Les progrès journaliers de ces époux dans la confiance et la familiarité du prince d’Orange excitaient l’envie et la jalousie des autres commensaux de l’hôtel. Ceux-ci, faisant allusion à son air important, l’appelaient ironiquement le comte de Jougne 3 . Quoique hardi et entreprenant, Pierre l’échanson était un homme capable et avisé, et la suite fit bien voir qu’il était digne de la faveur dont il jouissait auprès de ses maîtres. En attendant, le prince d’Orange l’attacha comme gouverneur à la personne de Hugues, le plus jeune de ses fils 4 , dès que ce prince fut en âge de commencer les exercices destinés à endurcir son corps à toutes les fatigues du rude métier des armes, auquel il fut appelé par les événements bien avant d’avoir atteint l’âge viril.
Jean de Fribourg, comte de Neuchâtel, mourut sur les bords du Rhin le 9 février 1458, à l’âge de 61 ans 5 . Ce prince étant décédé sans postérité et sans héritier du sang en ligne collatérale, le cas de dévolution du fief de Neuchâtel /237/ à la maison de Châlons-Orange, prévu par les dernières investitures et formellement stipulé dans la convention passée le 13 août 1406 entre la ville et bourgeoisie de Neuchâtel et le premier prince d’Orange, se trouvait pleinement réalisé 1 . Après la cérémonie des funérailles du comte défunt, Louis de Châlons, prince d’Orange, prononça le 24 février la main-mise du comté de Neuchâtel comme d’un fief qui avait fait retour au domaine de sa maison 2 . Il nomma des commissaires pour notifier cette main-mise à Neuchâtel, et commit Pierre de Jougne, son écuyer, pour administrer le comté en son nom 3 . Ces actes, purement conservatifs, ne préjugeaient nullement le fond de la question. Ils se pratiquaient fréquemment dans le cas de vacance d’un fief par la mort du vassal décédé sans postérité directe, et ils étaient pleinement autorisés par les us et coutumes de Bourgogne 4 , aussi bien que par la loi des fiefs d’Allemagne. Enfin ces actes ne portaient aucune atteinte aux franchises de la bourgeoisie de Neuchâtel, garanties par la maison de Châlons.
Les commissaires du prince d’Orange, partis le matin du château de Grandson, se présentèrent le 4 mars aux portes /238/ de Neuchâtel. Le margrave Rodolphe reçut la lettre de notification dont ils étaient porteurs, et leur fit une réponse convenable, quoique évasive 1 . Il s’était assuré d’avance l’appui des villes libres de Berne et de Soleure, qui, sous le gouvernement du comte Jean de Fribourg, avaient acquis à Neuchâtel une prépondérance décidée 2 . Enhardis par cet appui extérieur, la bourgeoisie de Neuchâtel se livra, à l’égard des commissaires de Louis de Châlons, à des manifestations violentes, qui obligèrent ceux-ci à se retirer précipitamment avant d’avoir pu accomplir leur mission 3 . Ces violences, que le nouveau seigneur de Neuchâtel n’avait point réprimées, aigrirent le prince d’Orange contre lui: Louis y vit un acte de félonie du vassal contre son suzerain , et une insulte du neveu à l’égard de son oncle 4 .
Le prince d’Orange était encore sous l’impression irritante de ces injures lorsque le margrave Rodolphe, mieux conseillé, lui envoya une députation chargée de lui notifier son avénement au comté de Neuchâtel 5 , et de lui déclarer en même temps qu’il était prêt à faire au prince les foi et hommages qu’il pouvait lui devoir « pour plusieurs terres et seigneuries étant dans ce comté, qui sont et meuvent du fief de Châlons 6 . » Il est important de faire remarquer /239/ ici que le margrave Rodolphe n’offrait l’hommage que pour certaines parties du comté de Neuchâtel, et non pour le comté entier, auquel le prince d’Orange prétendait avoir droit. Or, c’est dans cette circonstance, trop peu remarquée, que gisait la principale difficulté du procès, ainsi qu’on l’expliquera tout à l’heure.
Les envoyés de Rodolphe de Hochberg trouvèrent Louis de Châlons dans son château d’Echallens (25 avril 1458), où ils furent admis en sa présence. Après avoir écouté les propositions dont ils étaient chargés pour lui, le prince leur fit la réponse qui suit:
« Mon neveu, le marquis, sait bien que j’ai mis en ma main le comté de Neuchâtel, et que j’ai fait déclaration de mes titres à Besançon, par lesquels il peut apparoir de mon droit au dit comté. Et étais content qu’il en fût connu amiablement par gens notables ayant à ce connaissance et pouvoirs suffisants. Es quelles offres le dit marquis n’a fait aucune réponse raisonnable; — ains (au contraire) a tenu envers moi autres termes que faire ne devait 1 . »
En même temps le prince protesta de nouveau contre tout ce qui avait été fait jusqu’à ce jour contre son droit. Puis il congédia les députés du marquis, en réitérant l’offre de faire juger leur différend à l’amiable par le duc de Bourgogne ou le duc de Savoie 2 .
Ces offres conciliantes du prince Louis, renouvelées à plusieurs reprises, soit par le duc Philippe-le-Bon et le /240/ prince Charles, son fils, soit par les Etats de Salins, furent éludées par le margrave Rodolphe, avec plus d’habileté que de bonne foi 1 . Il se sentait appuyé par les Neuchâtelois, qui l’avaient reconnu pour leur seigneur, et soutenu par les villes de Berne et de Soleure, avec lesquelles il s’était hâté de renouveler les traités de combourgeoisie conclus entre ces villes et les comtes de Neuchâtel, ses prédécesseurs 2 .
Tout en poursuivant par les voies juridiques ce qu’il estimait être son droit, le prince d’Orange paraît avoir eu un moment la pensée de le faire valoir par les armes. Pierre de Jougne, écuyer, son homme de confiance, avait reçu l’ordre de faire couper dans les forêts du Jura des bois pour la construction de quatre galères (galliots) dans les chantiers du port de Grandson 3 . Mais Louis renonça bientôt à ces projets belliqueux, disant à ceux qui l’entouraient: « Je suis trop vieil pour faire la guerre et chevaucher; mais je donnerai tant d’affaires, par pièce, à messire Rodolphe, mon neveu, que j’aurai mon comté de Neuchâtel, et en mourrai seigneur 4 . » Cette espérance ne devait se réaliser ni pour lui ni pour ses arrière-petits-fils; mais la révision du procès de 1458, qui fut repris en 1707, après avoir sommeillé pendant 250 années, donna, comme /241/ on sait, gain de cause aux descendants de Louis de Châlons contre la postérité de Rodolphe de Hochberg 1 .
Bien que la poursuite de ce grand procès fût devenue l’objet principal de ses préoccupations, et même d’un voyage qu’il fit à Rome pour obtenir du pape le renvoi de la cause au tribunal de l’empereur 2 , le prince d’Orange continuait cependant, malgré son âge avancé, à se transporter d’un château à l’autre, pour veiller lui-même à la bonne administration de ses domaines. Il se rendit, dans l’automne de l’an 1461, à Lons-le-Saunier, pour y recevoir le prince Charles de Bourgogne, comte de Charollais, qui, après avoir assisté avec le duc Philippe, son père, au couronnement du roi Louis XI à Rheims, venait pour la première fois visiter les deux Bourgognes. Le vieux prince d’Orange présenta au futur duc de Bourgogne ses deux jeunes fils: Louis, alors âgé de 12 ans, et Hugues, qui avait à peine dépassé sa 10me année 3 . Ce fut la première entrevue de ces nobles rejetons de la maison de Châlons avec Charles-le-Hardi, dont l’amitié devait, plus tard, leur être si glorieuse et en même temps si funeste. A dater de ce jour, Louis, auquel le prince d’Orange avait conféré le titre de seigneur de Châteauguyon 4 s’attacha étroitement à la personne du prince /242/ Charles, qu’il rejoignit, dès l’année suivante, en Flandre 1 .
Le vieux prince Louis n’était pas sans avoir le pressentiment des fâcheux démêlés auxquels sa succession pourrait donner lieu entre son fils aîné et ses enfants du second lit. Il voulut prévenir, autant que possible, ces démêlés, en disposant de ses nombreuses seigneuries et de ses riches épargnes par un testament en bonne forme, fait (le 8 septembre 1462) 2 dans la plénitude de ses facultés et d’une vigueur qui ne l’abandonna que dans les derniers mois de sa vie. Retiré dans son château de Nozeroy, il y reçut, le 1er août 1463, un rescrit de l’empereur Fréderic III, par lequel ce monarque lui notifiait que, le pape lui ayant déféré le jugement du procès concernant la dévolution du comté de Neuchâtel, il avait évoqué la cause à son tribunal, comme souverain juge de cet arrière-fief de l’empire, et qu’en attendant le jugement il eût à suspendre toute exécution contre le margrave Rodolphe 3 . On sait que le prince d’Orange mourut dans la même année, et que le jugement de l’empereur ne fut jamais rendu.
Louis de Châlons-Arlay, prince d’Orange, seigneur d’Orbe, d’Echallens, de Bottens, de Belmont, de Montagny-le-Corbos et de Grandson, au Pays-de-Vaud, suzerain du comté de Neuchâtel (en Suisse), décéda au château de Nozeroy, en Franche-Comté, le 3 décembre 1463, à l’âge d’environ 73 ans 4 . Parmi les grands barons du comte de /243/ Bourgogne, ce prince fut l’un de ceux qui répandirent le plus d’éclat sur le règne du duc Philippe, tant par ses vertus guerrières et la magnificence de son hospitalité que par la noblesse de son caractère et l’aménité de ses mœurs, qualités qui lui méritèrent le surnom de Louis-le-Bon. Il fut marié deux fois, ainsi qu’il a été dit ci-devant 1 . Guillaume, que, du vivant de son père, on appelait M. d’Arguel, était le seul fruit de son premier mariage avec Jeanne de Montfaucon. Louis de Châteauguyon et Hugues, son frère, ainsi que Jeanne et Philippine de Châlons, leurs sœurs, étaient nés d’Eléonore d’Armagnac, seconde femme du prince d’Orange.
CHAPITRE QUATRIÈME,
Hugues de Châlons, seigneur d’Orbe, de Grandson, de Montagny-le-Corbos, de Belmont, d’Echallens et de Bottens.
En disposant de sa riche succession, Louis, prince d’Orange, avait montré une préférence peut-être trop marquée pour ses deux fils du second lit 1 . Par son testament, il laissait à Guillaume, comte de Tonnerre, seigneur d’Arguel et de Montfaucon, né du premier lit, la principauté d’Orange et la baronnie d’Arlay. Il donnait à Hugues, son troisième fils, les seigneuries de Jougne et d’Orbe 2 , ainsi que les châteaux et les terres de Grandson, de Montagny-le-Corbos, de Belmont, d’Echallens et de Bottens, au Pays-de-Vaud 3 . Puis, cédant à sa prédilection pour Louis de Châteauguyon, son second fils, dont l’adolescence annonçait déjà les qualités d’un héros 4 , il l’instituait son héritier universel 5 .
Considérant ensuite que son fils Hugues se trouvait /245/ moins bien partagé que ses frères, le prince son père lui destina, en compensation, la majeure partie du trésor qu’il avait amassé, par l’épargne, dans la Tour-de-Plomb de son château de Nozeroy. Lorsque Louis-le-Bon se sentit proche de sa fin, il ordonna confidentiellement à Pierre de Jougne, son échanson et son homme de confiance, d’enlever le trésor de la Tour-de-Plomb 1 , et de le conduire en sûreté de l’autre côté du Jura, en même temps que le jeune prince, son élève, auquel ce trésor devait appartenir. Aidé d’Aymonet Fellin, châtelain de Jougne, qui gardait la tour, et de quelques serviteurs accoutumés à lui obéir, Pierre de Jougne fit charger en secret, sur une grande et forte mule des écuries du prince, trois coffres ferrés et très lourds. Après avoir reçu la bénédiction et les derniers embrassements de son père mourant, Hugues de Châlons, âgé de moins de 15 ans, monta à cheval, avec Pierre de Jougne, son mentor, le 2 décembre après-midi, sous prétexte d’un pèlerinage à St-Claude. En sortant des cours du château de Nozeroy, ils rejoignirent la mule chargée de son précieux fardeau, que ses conducteurs avaient fait sortir par une fausse-porte donnant dans le parc. Le convoi, prenant des chemins détournés, s’avança lentement vers le Jura en passant par Foncine, Grandvau, Saint-Claude, Mijoux et le Col de la Faucille, et arriva heureusement à Gex 2 . Le prince d’Orange avait recommandé en mourant le jeune orphelin au duc de Savoie, oncle maternel de Hugues de Châlons. En /246/ arrivant à Gex, celui-ci apprit que le duc était parti pour la France 1 . Sur cette nouvelle, Pierre de Jougne et son pupille se rendirent à Genève, où la duchesse, Anne de Chypre, leur fit bon accueil.
Dans ces entrefaites, les scènes les plus affligeantes avaient eu lieu au château de Nozeroy. Dès le lendemain des funérailles du prince Louis-le-Bon, Guillaume, le nouveau prince d’Orange, déclarait à son frère Louis de Châteauguyon, devant toute sa cour, l’intention de ne tenir aucun compte des dispositions testamentaires de leur père, et de régler lui-même le partage de ses biens 2 . Abusant de la jeunesse de Louis (âgé de 15 ans) et de son isolement 3 , il envoya de tous côtés ses amis et ses affidés pour prendre en son nom possession des châteaux et places fortifiées de la succession. Pendant que Louis de Châteauguyon sollicitait la publication du testament de son père, déposé entre les mains de l’officialité de Besançon, Guillaume faisait tous ses efforts pour retarder cette publication 4 , jusqu’à ce qu’il eut obtenu que la cause fût portée au Grand-Conseil du duc Philippe-le-Bon, siégeant dans les Pays-Bas 5 . Le nouveau prince d’Orange sentait qu’il y avait tout avantage pour lui à plaider devant un tribunal étranger qui ne pouvait avoir qu’une connaissance imparfaite des affaires domestiques de la maison de Châlons et des motifs /247/ plus ou moins légitimes qui avaient porté son père à assurer le sort de ses enfants du second lit, et à affranchir ceux-ci de la dépendance d’un frère aîné dont les folles prodigalités justifiaient ces précautions 1 . La décision du conseil ducal se ressentit de l’ignorance ou de la partialité des conseillers du prince. Par ses lettres-patentes en date du 5 septembre 1464, le duc Philippe ajourna le jugement définitif de la cause, et, en attendant, il accorda, par provision, aux deux orphelins Louis et Hugues de Châlons, une rente annuelle de 7000 fr., assignée sur plusieurs terres de la succession au comté de Bourgogne 2 . En même temps le duc leur fit défense de rien entreprendre sur les terres de la maison de Châlons situées au Pays-de-Vaud.
Le prince d’Orange n’avait attendu ni l’ouverture du testament de son père ni le jugement du duc de Bourgogne pour prendre possession de ces terres. Déjà, le 9 avril 1464, Catherine de Bretagne, princesse d’Orange, avait adressé de Nozeroy à la bourgeoisie de la ville d’Orbe une lettre flatteuse pour les engager, ainsi que le châtelain du château, Jacques d’Arnay, écuyer, à faire bonne garde en attendant la prochaine arrivée du prince, son mari 3 . Cette lettre fut suivie de près par le prince lui-même, qui arriva au château d’Orbe accompagné d’une nombreuse suite de nobles seigneurs et d’écuyers. Guillaume eut soin de rappeler aux gentilshommes et bourgeois de la ville qu’il était le fils unique et l’héritier de Jeanne de Montbéliard, l’héritière des Montfaucon et la fondatrice du couvent de Sainte-Claire /248/ d’Orbe. Les gouverneurs, échevins et notables bourgeois d’Orbe, assemblés le 19 avril 1464 dans la grande salle du château, ne firent aucune difficulté de reconnaître pour leur seigneur le nouveau prince d’Orange, qui, de son côté, leur promit par serment de maintenir les priviléges et franchises de la ville 1 .
Le lendemain, 20 avril, le prince, entouré du même cortége, se rendit à Belmont, où les prudhommes et échevins de la terre et seigneurie de ce nom lui prêtèrent serment de fidélité et d’obéissance 2 . La même cérémonie eut lieu le 21 avril à Echallens et le 22 du même mois à Grandson et à Montagny, où le prince s’était rendu pour prendre possession des châteaux et des terres de ce nom 3 . Il destitua les châtelains qui lui étaient suspects, et leur substitua d’autres officiers, dévoués à ses intérêts 4 . Puis, après avoir laissé des garnisons dans ces châteaux, le prince retourna en Bourgogne, d’où il se rendit en Flandre. On n’est point surpris de la facilité que Guillaume de Châlons rencontra dans la prise de possession des terres de sa maison situées en deçà du Jura. Le testament du prince défunt n’avait point encore été publié; ses dispositions /249/ n’étaient connues que d’un petit nombre de serviteurs. Les officiers préposés à la garde des châteaux, les bourgeois et habitants des villes et des bourgs du pays, devaient voir dans le nouveau prince d’Orange, fils aîné de Louis-le-Bon, leur naturel et droiturier seigneur. Cependant les bourgeois d’Orbe, mieux avisés, firent insérer dans le procès-verbal de prestation du serment réciproque, une réserve portant « que ce serment serait nul et de nulle valeur dans le cas où la ville et seigneurie d’Orbe n’adviendrait pas au prince d’Orange 1 .»
On doit se rappeler, en effet, que Guillaume de Châlons avait vendu au cardinal évêque de Sabine (Amédée VIII), sans aucune réserve, tous les droits qu’il pouvait avoir, du chef de Jeanne de Montfaucon, sa mère, sur les seigneuries d’Orbe, d’Echallens et de Montagny-le-Corbos, et que le défunt prince d’Orange avait dû racheter ces seigneuries de ses propres deniers 2 . Or ce réachat ayant eu lieu pendant le mariage de ce prince avec Eléonore d’Armagnac, il avait pu disposer des terres du Pays-de-Vaud en faveur des enfants du second lit, ainsi qu’il l’avait fait par son testament 3 . Quoi qu’il en soit, le seul prince qui eût dans ce pays un pouvoir suffisant pour s’opposer aux entreprises de Guillaume de Châlons, était le duc de Savoie. Mais ce prince était à Paris, où lui-même avait dû chercher auprès du roi /250/ une protection contre les violences de Philippe de Bresse, son propre fils.
Pendant que le prince d’Orange s’emparait des domaines de la maison de Châlons de l’un et de l’autre côté du Jura, Hugues de Châlons, son jeune frère, guidé par Pierre de Jougne, son fidèle mais aventureux gouverneur, s’était acheminé vers Paris, pour se mettre sous la protection du comte d’Armagnac (Jean V), son oncle maternel. Arrivé à Paris vers la fin d’avril, le comte, ainsi que le duc de Savoie, donnèrent au jeune prince le conseil de s’adresser au roi Louis XI, qui saisit, avec son habileté ordinaire, l’occasion de s’ingérer dans les affaires des pays voisins. Le roi prit Hugues sous sa sauve-garde, et mit le séquestre sur les quatre baronnies de la maison de Châlons en Dauphiné (2 mai 1464) 1 . Le comte d’Armagnac expédia, en même temps, un de ses chevaliers au duc de Bourgogne pour lui recommander ses deux jeunes neveux, et pour le prier « qu’il voulût bien tenir la balance égale entre eux et leur frère aîné 2 . » Mais l’arrêt du mois de septembre de la même année, et celui du mois de mars de l’année suivante, qui, sans tenir compte du testament du dernier prince d’Orange, ordonnait des enquêtes et des productions de titres à l’infini 3 , font assez voir que Guillaume avait trouvé dans le crédit de quelques-uns des conseillers du vieux duc Philippe un contre-poids qui faisait pencher la balance en sa faveur 4 . /251/
La guerre dite du Bien-Public, qui venait d’éclater en France, et dans laquelle le comte d’Armagnac avait pris parti contre le roi, enleva à Hugues de Châlons toute espérance d’obtenir par leur intervention quelque adoucissement à son sort. Il retourna à la cour de Savoie, tandis que Louis de Châteauguyon, son frère, suivait à Montlhéry la fortune du prince Charles de Bourgogne, son protecteur et son ami 1 . Amédée IX, duc de Savoie, venait de succéder à Louis, son père, mort à Lyon au mois de janvier précédent. Le nouveau duc, ainsi que son frère Janus, comte de Genevois, étaient cousins issus de germain de Hugues, qu’ils appelaient M. d’Orbe 2 . Le sort de ce jeune prince, errant et persécuté, leur inspirait un vif intérêt, surtout à la duchesse Yolande, sœur du roi de France, qui exerçait déjà, de fait, la régence dont elle fut plus tard investie par les Etats du pays.
Pierre de Jougne, gouverneur du jeune prince, qu’il avait accompagné partout depuis leur départ de Nozeroy 3 , songea à utiliser cet intérêt au bénéfice de son pupille. Il ne s’agissait de rien moins que de ressaisir par un hardi coup de main les châteaux du Pays-de-Vaud occupés par les gens du prince d’Orange, et dont ce prince avait négligé de prêter hommage au duc de Savoie dans le délai prescrit par les /252/ coutumes de ce pays. Avec l’argent enlevé du trésor de Nozeroy, l’aventureux gouverneur recruta un millier de bons compagnons savoisiens, vaudois et allemands, qu’il arma avec l’artillerie qu’on avait fait venir des châteaux du Dauphiné. Le comte de Genevois y joignit quelques-uns de ses hommes d’armes, sous la conduite d’un écuyer nommé Pierre de Crans. Enfin la cour de Savoie écrivit aux gentilshommes du pays de donner « aide et emport en la prise de ces places. » Plusieurs jeunes seigneurs, impatients de courir les aventures, répondirent à cet appel. On nomme, entre autres, deux seigneurs de la maison de Menthon, l’un des fils du sire de La-Sarra, et le fils du seigneur de La-Bâtie 1 , de la maison de Champion, qui possédait alors le château de Saint-Barthélemy, dans la châtellenie d’Echallens.
Tandis que le prince d’Orange combattait devant Paris sous la bannière du comte de Charollais, la petite armée de Hugues de Châlons, conduite par Pierre de Jougne, gravissait les pentes boisées du Jorat et se présentait dans les premiers jours du mois d’août (1465) devant les portes du bourg et du château d’Echallens, où le jeune prince et sa suite furent reçus sans avoir rencontré aucune résistance. Il en fut de même à Belmont; les Orangistes, peu nombreux et surpris par l’arrivée imprévue de leurs adversaires, se retirèrent sans bruit. Ce premier succès ayant accru la confiance de Pierre de Jougne et de ses compagnons, il divisa sa troupe en deux colonnes: l’une, dont il prit le commandement, se porta sur Orbe, tandis que l’autre, comprenant les Allemands, commandés par un capitaine /253/ bernois 1 , se dirigea sur Grandson sous la conduite de Pierre de Crans. Arrivés à Montagny, les capitaines sommèrent le châtelain de leur ouvrir les portes du château; mais pendant que celui-ci parlementait du haut des créneaux, les Allemands escaladaient les murailles et s’emparaient de la place.
Le même jour, 6 août, Pierre de Crans entrait de vive force dans le bourg de Grandson, faisait prisonnier le châtelain, Pierre de Montagny, écuyer du prince d’Orange, et l’obligeait à prêter serment à messire Hugues de Châlons 2 . En même temps il sommait le capitaine et la garnison du château de rendre les armes; mais celle-ci répondit à cette sommation à coups de canon et d’arquebuse. Il fallut donc entreprendre en forme le siége de la forteresse, bien que l’artillerie de campagne dont les assiégeants disposaient ne fût point d’un calibre suffisant pour ouvrir une brêche dans les hautes et épaisses murailles du château de Grandson. Le capitaine orangiste et ses gens, bien pourvus de vivres et de munitions et confiants dans la force de la place, comptaient d’ailleurs être secourus à temps par les soins de la princesse d’Orange 3 , à laquelle ils avaient dépêché à Nozeroy un messager pour l’informer de leur situation. Mais le /254/ messager n’avait pas pu remplir son message: il était tombé entre les mains des assiégeants, qui le retinrent prisonnier et le mirent à la torture pour savoir où il était envoyé, et qui lui offrirent même de l’argent pour qu’il leur révélât les moyens de pénétrer dans le château et de surprendre la garnison 1 . Mais ni les tortures ni l’appât d’une récompense ne purent corrompre la fidélité du soldat franc-comtois, qui fut relâché.
Le siége de la forteresse durait déjà depuis plusieurs jours sans résultat pour les assiégeants, lorsque les Allemands, impatientés de cette résistance imprévue, imaginèrent de mettre le feu aux galeries en bois qui s’étendaient au-dessus de l’entrée principale, d’où les assiégés faisaient pleuvoir sur les assiégeants une grêle de traits qui empêchaient ceux-ci d’en approcher. Après avoir entassé contre une maison attenante à la porte du château une grande quantité de branchages et de copeaux, les Allemands y mirent le feu, en se servant de leurs longues piques pour l’attiser. Les débris enflammés du bûcher, soulevés par la chute des galeries qui s’écroulaient, et chassés au loin par le vent d’Ubère, communiquèrent le feu aux maisons de la ville, qui fut, dit-on, entièrement consumée, à l’exception du quartier des Cordeliers. Epouvantés des funestes effets de leur imprudence, les assiégeants se hâtèrent d’abandonner la ville, et redoutant la colère du jeune prince qui voulait prendre Grandson, mais non qu’on le brûlât, ils se dispersèrent et retournèrent dans leurs foyers 2 . /255/
Plus heureux que ses compagnons, Pierre de Jougne était entré à Orbe le 8 août, non sans avoir rencontré quelque opposition de la part des officiers que le prince d’Orange avait commis à la garde de cette place. L’entrée de la ville lui ayant été refusée, Pierre avait fait apporter une grosse poutre par ses gens, qui s’en servirent en guise de bélier pour enfoncer la porte orientale du bourg. Celle du château fut ouverte par les mêmes moyens et sans avoir été mieux défendue. Le capitaine orangiste, nommé Oudot de Doubs, et deux autres gentilshommes franc-comtois, Jean de Champagnole et Jean d’Arguel, écuyers, ainsi que leurs gens, mirent bas les armes et se rendirent prisonniers, sans avoir fait aucun usage des moyens de défense qu’ils avaient à leur disposition pur faire échouer ce hardi coup de main 1 . On peut en conclure que les Orangistes ne se sentaient pas soutenus par les habitants d’Orbe et ne demandaient qu’à mettre leur propre responsabilité à couvert vis-à-vis du prince d’Orange, dont ils se disaient les serviteurs.
En attendant l’issue des expéditions entreprises par ses lieutenants, Hugues de Châlons s’était arrêté à Yverdon avec la jeunesse dorée qui l’accompagnait. Informé de la prise d’Orbe, il s’y rendit aussitôt et monta au château avec son escorte comprenant près de 80 chevaux. Il y demeura trois ou quatre jours; ce fut là qu’il apprit l’incendie de Grandson et le mauvais succès de la tentative faite par Pierre de Crans pour prendre le château. Dans l’intervalle, /256/ ses gens, conduits par Aymonet Fellin, ci-devant châtelain de Jougne, étaient entrés par surprise dans le bourg de ce nom, faisant partie du comté de Bourgogne, et avaient mis le siége devant le château (9 août). Il durait depuis trois jours quand le jeune prince, redoutant probablement pour Jougne le malheur qui était arrivé à Grandson, vint en personne donner l’ordre de la retraite 1 .
Elle ne put avoir lieu sans que les mercenaires qu’il avait pris à sa solde se rendissent coupables de pillage et d’autres actes de déprédation, dont on se prévalut ensuite pour perdre Hugues et son frère, Louis de Châteauguyon, dans l’esprit du vieux duc de Bourgogne, qui n’était déjà que trop prévenu en faveur du prince d’Orange, leur frère aîné. Celui-ci avait laissé en son absence, à la princesse d’Orange, sa femme, qui demeurait au château de Nozeroy, le soin de veiller à ses intérêts. Informée des entreprises de Hugues et de l’audacieux gouverneur qui le dirigeait, cette princesse avait en toute hâte présenté au conseil ducal, siégeant à Dijon, une requête pour qu’il procédât d’office contre les coupables. Le conseil, par lettres-closes adressées en date du 13 août 1465 à messire Henri Vincent de Poligny, procureur général du duc au bailliage d’Aval, « lui enjoignait de se transporter, sans retard, en la ville d’Orbe, étant dans la souveraineté du comté de Bourgogne, pour rétablir messire Guillaume de Châlons, prince d’Orange, dans l’entière possession de cette ville et de son château 2 . »
Muni de ce mandat souverain, et d’une escorte suffisante que lui fournit le bailli d’Aval à Pontarlier 3 , le procureur /257/ général arriva à Orbe vers la fin d’août. Son premier soin fut de remettre cette ville et son ressort sous l’obéissance du prince d’Orange et de rétablir l’écuyer Jacques d’Arnay dans sa charge de châtelain d’Orbe. Ensuite il procéda à une enquête sévère sur les faits qui venaient de se passer tant à Orbe qu’à Jougne, enquête qui devait servir de pièce de conviction pour obtenir une condamnation contre Hugues de Châlons et ses compagnons. En attendant, le procureur général Vincent confisqua au profit du prince d’Orange tous les biens que Pierre de Jougne, Aymond Ferlin et Jean de Jougne possédaient, tant à Orbe qu’ailleurs dans le ressort du comté de Bourgogne 1 .
Hugues et ses partisans n’avaient point attendu à Orbe l’arrivée du mandataire ducal: ils s’étaient retirés à Echallens d’abord, puis sur terre de Savoie, où le prince adolescent trouva, comme auparavant, à la cour d’Amédée IX, l’aide et la protection que méritaient sa jeunesse et l’injuste persécution dont il était l’objet.
En attendant le jugement du procès concernant la succession de Châlons, qui suivait son cours devant le Grand-Conseil du duc de Bourgogne 2 , le parlement de Dole, sur le rapport du procureur général Vincent, avait ajourné Hugues de Châlons à comparaître à sa barre 3 . Celui-ci /258/ ayant fait défaut, le parlement rendit contre lui et ses partisans un arrêt de bannissement de tous les Etats du duc de Bourgogne et de confiscation de tous leurs biens 1 . Cet arrêt fut publié à son de trompe du haut des tours du châtel d’Orbe, d’où il retentit sur le plateau d’Echallens comme un écho lointain sans y produire d’autre effet.
Dans ces entrefaites, Hugues de Châlons avait présenté au duc de Savoie une requête pour être mis en possession du château et de la seigneurie de Grandson, que son père, le défunt prince d’Orange, lui avait, disait-il, léguée par son testament. Le duc de Savoie, comme seigneur du fief, était juge naturel de la question pendante, en ce qui touchait les terres de la maison de Châlons situées dans le ressort de sa souveraineté. Mais, dans l’intérêt même de son jeune protégé, le duc Amédée répondit à sa requête en évoquant la cause à son tribunal, et, en attendant le jugement, il se contenta de prononcer le séquestre de la seigneurie de Grandson. En même temps, par un mandat souverain daté de Chambéry, du dernier jour de janvier 1466, il ordonna à ses commissaires « de se transporter à Grandson, d’en faire sortir, dans les six jours, tous ceux qui se trouveront attachés au service du prince d’Orange, et de défendre à tous sujets de leur prêter aucun aide ni secours 2 . » Il est vraisemblable que la mesure du séquestre s’étendait également aux terres de Montagny-le-Corbos, de Belmont /259/ et d’Echallens. Les châtelains et les receveurs établis dans ces terres continuèrent, sous leur responsabilité, à les administrer au nom de la succession ouverte 1 .
Marie de Châlons, dame de Cerlier, comtesse douairière de Neuchâtel, avait survécu au comte Jean de Fribourg, son époux. Elle s’était retirée en Franche-Comté, où elle mourut vers l’an 1465 2 , après avoir institué Guillaume de Châlons, prince d’Orange, son neveu, héritier de sa baronnie de Cerlier. Ce prince vint, en personne, prendre possession de cette baronnie. Le 15 décembre 1467, les habitants de la ville et seigneurie de Cerlier lui prêtèrent hommage et serment de fidélité, et le lendemain 16 du même mois Guillaume investit de nouveau Conrad de Diesse, son cher et féal écuyer, des fiefs qu’il tenait à Anet et ailleurs dans le ressort de cette seigneurie 3 . C’est ainsi que la baronnie ou le soi-disant comté de Cerlier retourna, pour un temps, à la maison de Châlons.
Louis, seigneur de Châteauguyon, frère puîné du prince d’Orange, quoique bien plus jeune que le comte de Charollais, qu’il servait depuis l’âge de 15 ans, avait conquis /260/ l’amitié de ce grand prince. « Quand il plaira à Dieu de me donner le pouvoir, » - avait dit Charles de Bourgogne, en parlant de Louis, — « je lui montrerai l’amour et bonne affection que j’ai pour lui 1 . » En attendant, le futur duc de Bourgogne avait mis tout en œuvre pour suspendre le jugement définitif du procès que le prince d’Orange poursuivait avec tant de rigueur contre ses frères du second lit 2 . Aussitôt que Philippe-le-Bon eut cessé de vivre (15 juin 1467), Hugues de Châlons, qui vivait retiré en Savoie, sollicita et obtint (17 août) du duc Charles-le-Hardi un sursis de deux ans de toutes les condamnations prononcées contre lui, et la faculté de rentrer librement en Bourgogne 3 . Pendant ce sursis le duc de Bourgogne, s’étant fait rendre compte de l’état du procès de la succession de Châlons, engagea les parties à s’en remettre à lui du jugement amiable de leur différend 4 . Après avoir réglé le partage de cette succession en suivant autant que possible les dernières volontés du défunt prince d’Orange, le duc Charles étant à La Haye, rendit, en date du 1er septembre 1469, une ordonnance portant: « Que les terres et seigneuries de Jougne, de Rochejean et d’Orbe, ainsi que les Hautes-Joux et les rentes sur les salines de Salins du partage de Châlons (montant à 1000 fr.), ayant été confisquées au profit du duc de Bourgogne sur Hugues de Châlons, seigneur d’Orbe, le duc remet, cède et transporte les dites terres au /261/ dit Hugues, pour lui et ses hoirs, en considération des services de feu Louis de Châlons, prince d’Orange, son père 1 . C’est ainsi que Charles-le-Hardi, voulant éviter de jeter aucun blâme sur la mémoire vénérée du duc Philippe, son père, colora, sous l’apparence d’un acte de clémence, la réparation d’une condamnation, sinon injuste, au moins bien rigoureuse.
A la suite de ces actes, qui ne concernaient que les domaines de la maison de Châlons placés sous la domination du duc de Bourgogne, Hugues de Châlons rentra en pleine possession de la ville d’Orbe et de son château. Le 28 janvier 1470, le jeune prince arriva à Orbe accompagné des principaux seigneurs du voisinage et de ses propres officiers, parmi lesquels figuraient messire Jean de Chauvirey, bailli de Jougne, Pierre de Jougne, bailli d’Orbe, et Aymond Ferlin, châtelain de Jougne, les fidèles compagnons de ses disgrâces et de son exil 2 . Après avoir juré le maintien des franchises et bonnes coutumes de la ville, Hugues reçut le lendemain, dans le château d’Orbe, le serment de fidélité des habitants et des vassaux de la terre 3 , et confirma Jacques d’Arnay, écuyer, dans sa charge de châtelain d’Orbe.
A l’exemple du duc de Bourgogne, le duc de Savoie avait adjugé à Hugues de Châlons les terres que son père lui avait léguées au Pays-de-Vaud. En conséquence, le jeune prince se rendit, au mois de février de la même année, à /262/ Echallens, dont il confirma les franchises 1 ; puis à Montagny, dont il reprit possession sans opposition 2 . Quant à Belmont, Yolande de France, duchesse de Savoie, qui gouvernait l’Etat sous le nom d’Amédée IX son époux, désirant faire usage du droit de réachat réservé dans la vente qu’Amédée VIII en avait faite, 22 ans auparavant, à Louis de Châlons, dit le bon, Hugues, qui n’avait rien à refuser à la duchesse, lui rétrocéda en 1470 le château et la seigneurie de Belmont pour le prix que son père en avait payé 3 . C’est ainsi que cette belle terre, démembrée jadis du patrimoine des Grandson, retourna au domaine particulier de la maison de Savoie.
En ce qui touche le château et la seigneurie de Grandson, Guillaume, prince d’Orange, continuait à en disputer la possession à Hugues de Châlons, son frère, auquel le duc de Savoie avait remis cette seigneurie en attendant le jugement définitif du procès 4 . Guillaume prétendait que le défunt prince d’Orange avait réuni la seigneurie de Grandson à la baronnie d’Arlay, en lui assurant par contrat de mariage la possession de cette baronnie après sa mort 5 , et il /263/ soutenait que ce prince n’avait pu en détacher ensuite la terre de Grandson pour la donner par testament à Hugues, ajoutant que dans tous les cas ce dernier devait lui faire foi et hommage de cette terre comme dépendant de la baronnie d’Arlay 1 . Après avoir protesté contre le séquestre de la seigneurie de Grandson, Guillaume avait fait faire dans tout le Pays-de-Vaud une volumineuse enquête sur la question de savoir « si un père ayant promis par contrat à son fils en le mariant de lui donner en partage un bien quelconque, pouvait, par son testament, disposer de ce bien en faveur d’un autre enfant 2 . » La coutume du pays répondait négativement en ce qui touchait les biens constitués en dot. A cela Hugues de Châlons objectait que Guillaume avait lui-même aliéné postérieurement la seigneurie de Grandson, que leur père avait dû la racheter de ses propres deniers, et que dès lors il avait pu en disposer comme d’une terre libre et indépendante de la baronnie d’Arlay 3 .
La régente de Savoie ayant rendu une nouvelle sentence et un arrêt de mise en possession de la seigneurie de Grandson en faveur de Hugues de Châlons (a° 1470), le prince d’Orange en appela à l’empereur, sous le prétexte que cette baronnie était un arrière-fief de l’empire. L’empereur Frédéric III admit cet appel par lettres-patentes datées de Cologne du 30 décembre 1473, et commit l’évêque de Constance, Hermann de Ladenberg, pour juge unique de /264/ l’appel. Le 27 août 1474, ce prélat rendit sa sentence, portant « qu’il avait été mal jugé par la duchesse et bien appelé par Guillaume, prince d’Orange 1 . »
Mais, dans l’intervalle, ce prince malheureux ayant en vain cherché à garder une prudente neutralité dans les querelles sans fin de Charles-le-Hardi et de Louis XI, avait été arrêté à Lyon (février 1474) par les ordres du roi de France, qui le retint prisonnier pendant 15 mois. Guillaume se vit ainsi hors d’état de faire aucun usage du jugement rendu en sa faveur par l’évêque de Constance, d’autant moins qu’il mourut le 27 octobre 1475, trois mois après avoir été rendu à la liberté 2 . Jean de Châlons, sire d’Arguel, fils unique de Guillaume, ayant passé ouvertement au service de Louis XI, n’était pas plus à même de donner suite aux prétentions de son père sur la seigneurie de Grandson 3 , qui demeura à Hugues de Châlons, son oncle, de même que les seigneuries d’Orbe, d’Echallens, de Bottens et de Montagny-le-Corbos 4 . /265/
Le procès de la succession de Châlons était à peine arrivé à son terme lorsque les Suisses, poussés par les intrigues de Louis XI, déclarèrent la guerre au duc Charles-le-Hardi (25 octobre 1474). On a développé ailleurs l’origine et les causes réelles de cette guerre funeste 1 , où les confédérés, animés par la soif du butin et par l’ambition de quelques chefs influents pensionnés par le roi de France, enveloppèrent dans leur inimitié tous ceux qui, à quelque titre que ce fût, se trouvaient liés avec le duc de Bourgogne. Il suffira de faire remarquer que, jusqu’au moment où la guerre éclata, les rapports de la maison de Châlons avec les villes de Fribourg, de Berne et de Soleure, avaient toujours été bienveillants. On peut en donner plus d’une preuve, sans remonter au delà de Louis-le-Bon. Parmi les pièces d’artillerie qui garnissaient ses châteaux, ce prince montrait avec plaisir une grosse bombarde nommée la Tarabuste, qui lui avait été donnée par les Fribourgeois dans des circonstances critiques 2 . Nous voulons parler de la guerre suscitée contre Fribourg par l’exil de l’avoyer Guillaume d’Avenches (1446-1448). Le prince d’Orange avait ordonné à ses officiers de garder la neutralité, au risque de mécontenter le duc de Savoie, son suzerain, qui s’était hautement déclaré pour l’exilé, ainsi que plusieurs seigneurs du pays romand 3 . Guillaume de Châlons ayant hérité Cerlier de la comtesse douairière de Neuchâtel, sa tante, ce prince s’était empressé de s’allier aux Bernois, ses voisins, par un traité de combourgeoisie, et de mettre sa baronnie sous leur /266/ protection spéciale 1 . Enfin Hugues de Châlons, seigneur d’Orbe, avait lui-même trouvé en 1466, parmi les Suisses, de nombreux amis qui l’avaient assisté en armes dans son aventureuse tentative pour se mettre en possession de son héritage paternel.
On ne trouve rien dans les manifestes lancés soit contre le duc Charles-le-Hardi, soit contre le comte de Romont, qui puisse faire supposer que les Suisses eussent à reprocher quoi que ce fût à la maison de Châlons, si ce n’est son origine franc-comtoise, et l’obligation où se trouvaient les princes de cette illustre maison de servir le duc de Bourgogne, leur seigneur naturel. Grâce aux antécédents dont on a parlé, il semble que les domaines des Châlons situés en deçà du mont Jura, eussent dû être épargnés dans le conflit qui avait éclaté au delà. Mais, au contraire, ces domaines furent les premiers sur lesquels les confédérés firent tomber le fléau de la guerre. Sous un prétexte frivole et pendant que Guillaume, prince d’Orange, se morfondait dans les prisons du roi de France, le 27 octobre 1474, les Bernois se saisirent de la baronnie de Cerlier, sans éprouver aucune résistance de la part du châtelain, qui se contenta de demander que les droits de son seigneur fussent réservés 2 .
Dans les premiers jours de mars de l’année suivante, une bande de Soleurois et de Bernois, violant la neutralité du territoire neuchâtelois, se répandit dans les villages de la baronnie de Grandson, où elle enleva près de 500 pièces /267/ de gros et menu bétail 1 . Bien que ces actes de brigandage fussent désavoués par les gouvernements suisses, ils suffisaient pour avertir les officiers de la maison de Châlons des dangers qui menaçaient les possessions de cette maison. Après avoir protégé Hugues de Châlons pendant son exil, Louis XI ne lui pardonnait pas plus qu’au sire de Châteauguyon, son frère, d’être resté fidèle au duc de Bourgogne au lieu d’imiter la défection de Jean de Châlons, son neveu. Celui-ci venait, pour la deuxième fois, d’abandonner le service du duc pour celui du roi 2 , qui avait fait de la vaillante nation suisse l’instrument aveugle de toutes ses rancunes.
Orbe et Grandson étaient les seules places de la maison de Châlons sur la lisière orientale du Jura, dont les fortifications fussent en état de résister au choc d’un ennemi un peu nombreux 3 . Les brèches faites aux murailles de la ville de Grandson et de son château pendant le siége et l’incendie de l’an 1466 avaient été réparées depuis lors par les ordres et aux frais de Hugues de Châlons 4 . La garde du château /268/ d’Orbe fut confiée à un vaillant chevalier nomme Nicolas de Joux, seigneur de Châteauvilain, et Pierre de Jougne, bailli d’Orbe, l’homme de confiance du prince, se chargea de la défense de Grandson, boulevard avancé des Etats de la maison de Savoie du côté de Neuchâtel 1 . Les vassaux et les tenanciers de la baronnie capables de porter les armes, furent appelés dans la ville pour y tenir garnison. Le faubourg méridional, renfermant le couvent des Cordeliers, dont l’accès était plus facile, fut fortifié au moyen de barricades formées de troncs d’arbres coupés et entassés les uns sur les autres. Ces préparatifs étaient à peine achevés lorsque l’ennemi parut devant la place.
Depuis le commencement de la guerre les Suisses avaient déjà porté seize fois le fer et le feu au sein des populations inoffensives des montagnes de la Franche-Comté 2 . L’approche d’une nombreuse armée bourguignonne obligea ces bandes aventureuses à revenir sur leurs pas, chargées de butin et traînant à leur suite plus de 1200 pièces de gros bétail. Renforcées ensuite par de nouvelles troupes de Berne, de Fribourg, de Soleure et des cantons orientaux, les bandes suisses partirent, le mercredi 26 avril (1475), de Neuchâtel, au nombre de plus de 5000 combattants, et se dirigèrent sur Grandson 3 . Le commandant, Pierre de Jougne, fut averti de l’approche des confédérés par quelques /269/ cavaliers envoyés en éclaireurs du côté de Concise, où ils rencontrèrent l’avant-garde, composée de quelques centaines de Bernois. Ceux-ci furent bientôt suivis du gros de l’armée suisse, qui enveloppa de tous côtés la petite ville et le château de Grandson 1 .
Les premiers venus, croyant surprendre la place, attaquèrent brusquement la bretèche qui défendait le faubourg des Cordeliers; mais ils furent repoussés par les assiégés avec une perte de 12 hommes. Le siége de la place durait depuis quatre jours sans que le feu de l’artillerie ennemie eût entamé les fortes murailles de la ville et du château, lorsque l’arrivée de nouveaux renforts d’alliés, venus de Bâle, de Lucerne et de Zurich, amenant avec eux quelques pièces de canon de gros calibre 2 , ranimèrent l’ardeur des assiégeants, et diminuèrent pour les assiégés les chances d’une plus longue résistance. Dans un conseil de guerre tenu par les capitaines de l’armée suisse, le samedi, il fut résolu que le lendemain, dimanche (30 avril), on tenterait un nouvel assaut, en attaquant simultanément la ville et le faubourg, pour affaiblir la résistance de la place en obligeant ses défenseurs à diviser leurs forces. Cette combinaison, fondée sur la supériorité du nombre du côté des assiégeants, eut un plein succès. Tandis qu’une troupe de volontaires, conduits par le Fribourgeois Fegueli, escaladait les barricades du faubourg et s’emparait du couvent des Cordeliers, la ville haute était attaquée en même temps de plusieurs côtés par d’autres bandes de l’armée assiégeante, /270/ qui parvint à enfoncer la porte du nord et à pénétrer dans la ville. En voyant l’ennemi dans leurs murs, les habitants épouvantés cessèrent de combattre, et chacun ne songea plus qu’à son propre salut. Les plus braves, tels que Pierre de Montagny, écuyer, Guy de Pierre, Guillaume Jeanneret et d’autres, se retirèrent dans le château avec le commandant Pierre de Jougne. D’autres tentèrent de s’échapper par le lac en se jetant dans des bateaux de pêcheurs; mais ils tombèrent dans les mains des Suisses, qui, montés sur des barques neuchâteloises, bloquaient la place du côté du lac 1 . Ceux-ci se montrèrent plus humains dans leur victoire qu’on ne pouvait l’attendre d’une soldatesque irritée par la résistance des vaincus 2 , et cette modération contribua peut-être à préparer la capitulation du lendemain.
Le lundi 1er mai, au moment où les confédérés se préparaient à une attaque générale du château, le capitaine Pierre de Jougne, ayant perdu tout espoir d’être secouru, et voyant que le nombre des assiégeants et leurs moyens d’attaque augmentaient de jour en jour 3 , leur fit entendre qu’il se résoudrait à traiter de la reddition du château sous certaines conditions. Elles portaient que la garnison et tous ceux qui s’étaient réfugiés dans la place auraient la liberté de se retirer chez eux en armes, avec vie et bagues sauvés; que l’artillerie, les armes et les provisions qui se trouvaient /271/ dans le château resteraient à la bourgeoisie de Grandson. Ces conditions ayant été acceptées par les capitaines suisses, la place leur fut livrée le même jour par la garnison, qui se retira en Bourgogne. Le château fut immédiatement occupé par 300 hommes de Berne, sous les ordres du capitaine Henri Matter, investi en même temps du gouvernement civil de la baronnie de Grandson. Le jour suivant, le nouveau bailli fit prêter à la bourgeoisie de la ville et aux ressortissants de la seigneurie le serment de fidélité aux huit cantons confédérés, sous la réserve assez illusoire des droits de la maison de Savoie 1 .
La capitulation de Grandson fut bientôt suivie de celle de la ville d’Orbe, qui ouvrit ses portes aux Allemands. La reddition de la ville entraîna la prise du château (3 mai), qui fut emporté d’assaut avec beaucoup de peine, à cause de la résistance héroïque de ses défenseurs 2 . Les Suisses laissèrent à Orbe une garnison de 3 à 400 hommes sous le commandement d’un Fribourgeois, nommé Pierre Mossû, qui fit prêter serment de fidélité aux habitants, comme sujets des alliances 3 .
L’armée suisse avait, en passant, pris et brûlé les châteaux de Montagny et de Champvent, dont le dernier appartenait aux sires de Vergy, seigneurs de Champlitte en Bourgogne. Dans ces conjonctures, le bourg et le château d’Echallens ne songea qu’à éviter un sort pareil en envoyant à Orbe des députés pour faire leur soumission au vainqueur, qui fit occuper les châteaux d’Echallens et de Bottens par ses gens 4 . /272/ Apprenant que la petite ville de Jougne, située à l’entrée des gorges du Jura, était disposée à se rendre moyennant une sauve-garde, tandis que la garnison du château voulait au contraire résister à l’invasion, les confédérés y envoyèrent 1000 hommes sous le commandement du chevalier Pierre de Wabern, de Berne. Le château fut emporté de vive force, et la garnison, composée de 2 à 300 hommes, passée au fil de l’épée. Après avoir laissé à Jougne une garnison allemande de 600 hommes sous le commandement du chevalier Georges de Stein, l’armée confédérée revint sur ses pas et regagna ses foyers 1 .
Dans cette expédition, où les confédérés conquirent en moins de 15 jours les cinq châtellenies que la maison de Châlons possédait dans le pays romand, les Suisses n’avaient fait aucune différence entre les villes qui étaient du ressort du comté de Bourgogne, comme Jougne et Orbe, et les seigneuries qui faisaient partie des Etats du duc de Savoie, comme Echallens, Grandson et Montagny 2 . En apprenant que les confédérés avaient occupé ces seigneuries et laissé dans leurs châteaux des garnisons allemandes, la régente de Savoie, Yolande de France, avait immédiatement envoyé à Fribourg (8 mai) le président Antoine Champion pour protester contre cette occupation d’une partie des Etats du duc Philibert, son fils, et pour demander la restitution de ces places. Elle offrit même, au cas que les alliés eussent à /273/ se plaindre de messire Hugues de Châlons, son vassal, « de soumettre leurs griefs au jugement de messieurs de Fribourg 1 . »
Ce prince, alors absent, poursuivait en même temps deux objets qui, pour lui, étaient d’une grande importance, savoir, en premier lieu, la révision du jugement rendu le 27 août 1474 par l’évêque de Constance au profit du prince d’Orange, et, en second lieu, son mariage avec la princesse Louise de Savoie, dont l’accomplissement dépendait du gain de son procès et du consentement du duc Charles de Bourgogne 2 . A cet effet il s’était rendu d’abord à la cour de l’empereur, puis au camp du duc, devant Neuss. Après avoir obtenu gain de cause auprès de l’un et de l’autre de ces souverains 3 , Hugues de Châlons revint en Bourgogne au moment où les Suisses venaient d’occuper les terres de son patrimoine. Il rejoignit à Nozeroy Louis, sire de Châteauguyon, son frère bien-aimé, auquel le grand bâtard Antoine de Bourgogne avait laissé des pleins-pouvoirs pour organiser la défense de la Franche-Comté 4 . Il y trouva aussi son fidèle écuyer Pierre de Jougne, qui s’était retiré à Nozeroy après la capitulation de Grandson.
Ils se concertèrent pour entamer avec les Suisses des négociations pacifiques, que les Etats de Franche-Comté eussent sans doute ratifiées si elles avaient abouti au gré /274/ des négociateurs. Pierre de Jougne fut chargé de se mettre en rapport avec le chevalier Georges de Stein, commandant supérieur des garnisons allemandes de Jougne et d’Orbe, et, par lui, avec messire Nicolas de Diessbach, avoyer de Berne. Il adressa, le 11 mai (1475), une lettre à ce chef influent du parti français 1 auquel il demandait un sauf-conduit afin de s’entendre avec lui pour mettre un terme au brigandage qui désolait les deux côtés du Jura, et savoir « si il y avait expédient pour traiter de la paix avec aulcuns des ligues 2 . » Le sauf-conduit demandé ayant été accordé, Pierre de Jougne partit du château de Nozeroy avec onze cavaliers, et se rendit d’abord à Berne, d’où on le renvoya à la Diète, qui était assemblée à Lucerne. L’envoyé des princes de Châlons proposa aux députés suisses une suspension d’armes pour arriver à la conclusion d’un traité qui assurerait la neutralité de la Franche-Comté pendant la durée de la guerre; mais la Diète refusa d’entrer en matière, sous prétexte que le porteur de ces propositions n’était pas muni de pouvoirs suffisants 3 .
La trève de neuf ans, conclue le 13 septembre entre le roi Louis XI et le duc de Bourgogne, permit enfin aux troupes franc-comtoises qui gardaient les frontières du côté de la France de tourner leurs armes contre les bandes suisses qui occupaient leur territoire. Dès le mois de /275/ novembre suivant, les garnisons allemandes évacuèrent Jougne, Les Clées et Orbe. Après avoir mis le feu à ces villes, ces garnisons allèrent renforcer celles de Grandson et d’Yverdon, dont les Suisses continuèrent à occuper les châteaux pendant tout l’hiver 1 .
La mémorable campagne de 1476 remit, pour quelques mois, Hugues de Châlons en pleine possession de ses domaines du Pays-de-Vaud. Il rentra à Orbe vers le 12 de janvier, suivi de Pierre de Jougne, devenu maître d’hôtel de ce prince, et de Claude d’Arnay, son écuyer; son retour rendit l’espoir aux habitants de cette ville, épouvantés des atrocités dont ils avaient été les témoins dans l’automne précédent 2 . Le prince fit faire à la hâte quelques préparatifs pour recevoir à Orbe le duc Charles de Bourgogne, qui s’arrêta pendant quelques jours (du 12 au 19 février) dans cette ville, plus remarquable par son ancienneté que par son étendue. De là, le duc alla camper devant Grandson avec toute son armée. La ville fut prise d’assaut le 21 février, et la garnison du château se rendit le 28 du même mois. La journée de Grandson, où l’armée bourguignonne fut surprise et mise en déroute par les Suisses (2 mars) compromit de nouveau la délivrance du pays, qui avait reçu le duc Charles comme un libérateur 3 .
Cette journée coûta la vie à Louis de Châlons, sire de Châteauguyon, dont les prodiges de valeur étonnèrent l’ennemi. Chargé par le duc de Bourgogne du commandement de la gendarmerie d’élite, il voulut tourner le principal /276/ corps de l’infanterie suisse, qui s’avançait en colonne serrée contre l’armée bourguignonne. Mais l’espace lui ayant manqué pour accomplir cette manœuvre hardie, il attaqua l’ennemi par son flanc droit. Monté sur un puissant destrier, tout bardé de fer, il se précipita, à la tête de ses gens d’armes, sur la forêt de piques dont les Suisses s’étaient fait un rempart. Cet obstacle meurtrier n’arrêta point sa course, et bientôt Louis se trouva seul et séparé des siens au milieu du carré ennemi. Il venait de saisir la grande bannière de Schwytz, lorsque son noble coursier, atteint d’un coup mortel, s’affaissa sous son cavalier; lui-même fut tué par un Bernois, nommé Jean von-der-Grub, qui lui perça la gorge de son espadon; un Lucernois, Henri Elsner, s’empara du drapeau bleu et blanc chargé d’une croix d’or de Saint-André, qui flottait au bout de sa lance en signe de ralliement 1 .
Telle fut, à l’âge de moins de 28 ans, la mort héroïque de Louis de Châlons, seigneur de Châteauguyon et vicomte de Besançon, dont le duc Charles, n’étant que comte de Charollais, disait déjà: « qu’il était si bien adressé et plein de si bonnes et louables vertus, qu’il l’avait en singulier amour et affection 2 . » Louis avait fait ses premières armes en Flandre à l’âge de 14 ans, et dès lors il avait vécu dans l’intimité de ce prince, qui ne pouvait se passer de lui, quoiqu’il fût le plus jeune de ses capitaines. Charles l’arma chevalier de sa propre main sur le champ de bataille de /277/ Montlhéry (1465) 1 , et dans le premier chapitre de l’ordre qu’il tint à Bruges le 8 mai 1468, il le décora du collier de la Toison d’or 2 . Non moins habile dans les tournois que vaillant dans les combats, le jeune sire de Châteauguyon figura (en 1474) aux fameuses joutes de l’Arbre d’Or, où, dans moins de demi-heure, il fournit dix-huit courses et rompit neuf lances contre le principal champion de la lice. Il joutait alors pour la première fois dans les tournois; « néanmoins (dit Olivier de La Marche), le sire de Châteauguyon se comporta si bien et jouta si vivement, qu’il en fut moult prisé de tous 3 . » Ces témoignages contemporains et non suspects prouvent que le jeune seigneur méritait la confiance et l’amitié de son prince et les regrets universels qu’inspira sa mort héroïque et prématurée.
Les restes mortels de Louis de Châteauguyon, recueillis sur le champ de bataille de Grandson par des personnes du pays attachées à sa maison, furent transportés à Nozeroy, et de là à l’abbaye de Sainte-Marie, où ses obsèques eurent lieu avec pompe, en présence de Hugues, seigneur d’Orbe, son frère, et d’un nombreux concours de chevaliers et de vassaux de Châlons 4 .
Louis de Châlons-Orange, deuxième du nom, n’était point encore marié lorsqu’il perdit la vie à Grandson. Son opulente succession passa à Hugues, seigneur d’Orbe, son frère puîné, qui, dès lors, prit le titre de seigneur de /278/ Châteauguyon 1 . Cet héritage ne le consola point de la perte de ce frère bien-aimé, né, comme lui, d’Eléonore d’Armagnac, et, comme lui, l’objet de la prédilection de leur père Louis-le-Bon ainsi que de la jalousie de Guillaume, prince d’Orange, et de Jean IV, qui avait succédé à son père dans cette principauté. Ce prince remuant, mécontent de la préférence que le duc Charles accordait dans sa confiance à ses oncles paternels, qui étaient de quelques années plus jeunes que lui 2 , avait de rechef quitté le service du duc pour celui du roi, et ne prit aucune part à la guerre de 1476 3 .
Après la victoire du 2 mars, les Suisses avaient repris le château de Grandson et passé la garnison bourguignonne au fil de l’épée. Mais, impatients de mettre à couvert l’immense butin recueilli dans le camp abandonné du duc Charles, les confédérés commencèrent, dès le 5, à opérer leur retraite par Neuchâtel 4 . De son côté, le comte de Romont, dont le corps d’armée était demeuré intact sur la rive droite du lac d’Yverdon, eut promptement rallié autour /279/ de lui les bandes dispersées à Grandson, et purgé tout le pays romand, jusqu’à Payerne, de la présence des Allemands. Dès le 11 mars, le duc de Bourgogne était de retour à Orbe, accompagné de messire Hugues de Châlons, seigneur de Châteauguyon, sur lequel ce prince paraît avoir reporté une partie des sentiments d’estime et d’attachement qu’il avait voués à son frère Louis.
En partant d’Orbe pour aller asseoir son camp sur les hauteurs de Lausanne, le duc Charles l’y laissa avec un corps de cavalerie italienne pour garder les passages du Jura et maintenir la liberté de ses communications avec la Bourgogne 1 . Plus tard, le sire de Châteauguyon dut se rendre en Piémont pour y recruter de nouvelles troupes. Il partit d’Orbe au commencement du mois de mai, laissant à messire Olivier de La Marche, chevalier, le commandement du corps italien qui gardait les passages. Le duc Charles lui avait remis 20000 écus pour engager à son service plusieurs condottiers italiens. Mais en traversant les Alpes, Hugues tomba dans une embuscade dressée par Philippe de Savoie, comte de Bresse, dont il ne se défiait pas assez. Il faillit être pris, et n’échappa aux mains des ravisseurs qu’en abandonnant l’argent, dont le comte s’empara 2 .
Hugues de Châlons était encore occupé en Piémont pour le service du duc de Bourgogne lorsque ce prince perdit, devant Morat, sa seconde bataille contre les Suisses (22 juin). A la suite de cette grande victoire remportée sur l’une /280/ des plus puissantes armées qui eût paru depuis longtemps sur un champ de bataille, les confédérés se répandirent de nouveau comme un torrent débordé sur le pays romand 1 . Dès lors toutes les possessions de la maison de Châlons en deçà du mont Jura furent perdues pour cette maison, qui, par le fait, fut la première victime d’une guerre qu’elle n’avait nullement provoquée.
De toutes les conquêtes faites dans les deux campagnes de 1475 et 1476, les Suisses ne gardèrent guère dans les terres romandes que celles qui formaient le patrimoine de Hugues de Châlons, jeune homme de 26 ans auquel ils ne pouvaient cependant reprocher aucun acte personnel d’hostilité. Par le traité conclu à Fribourg le 12 août 1476 entre les confédérés et la Savoie, sous les inspirations rancuneuses du roi Louis XI, les châteaux, villes et châtellenies de Grandson, de Montagny-le-Corbos, d’Orbe, d’Echallens et de Bottens furent adjugés aux deux villes de Berne et de Fribourg par indivis avec les sept cantons suisses, leurs alliés. Il en fut de même du soi-disant comté de Cerlier, appartenant au prince d’Orange, que les Bernois gardèrent pour eux, bien que ce prince fût sujet du roi de France pour ses terres de Dauphiné, et qu’il eût pris parti pour lui contre le duc Charles 2 . On peut conclure de tout cela qu’en s’appropriant les domaines de la maison de Châlons, situés en majeure partie en pays neutre, les villes de Berne et de Fribourg consultèrent bien plus leurs propres convenances que le droit et l’équité. /281/
Quoi qu’il en soit, à dater de la bataille de Morat, l’histoire de la maison de Châlons cesse de faire partie de celle du Pays-de-Vaud. Il convient cependant, pour compléter nos recherches sur les possessions de cette illustre maison dans ce pays, d’ajouter quelques mots sur les dernières années de la vie agitée et peu prolongée de Hugues de Châlons, seigneur de Châteauguyon, le dernier de sa maison qui ait possédé Orbe, Grandson et les anciens domaines des Montfaucon.
Pendant son séjour à la cour de Savoie, Hugues de Châlons s’était épris de la princesse Louise, troisième fille du duc Amédée IX et de Yolande de France. Le duc Charles-le-Hardi ayant approuvé cette alliance 1 , les promesses avaient été échangées entre les jeunes fiancés au mois de novembre 1475, en même temps que celles de Marie, sœur aînée de Louise, avec Philippe de Hochberg 2 , fils et successeur présomptif de Rodolphe, comte de Neuchâtel, et de Marguerite de Vienne, cousine de Hugues 3 . Après la déconfiture de l’armée bourguignonne à Morat, suivie de la captivité de la duchesse de Savoie, que le duc Charles fit conduire au château de Rouvre près Dijon, le comte de Bresse, Philippe de Savoie, avait pris pour le roi le gouvernement du Piémont, et mis fin forcément à la mission du sire de Châteauguyon en Italie 4 . Celui-ci revint en Bourgogne, où il trouva le duc Charles tout occupé de rassembler les moyens de rentrer en campagne. /282/
L’un des premiers soins du sire de Châteauguyon fut de visiter la duchesse de Savoie à Rouvre pour contrebalancer l’influence des émissaires de Louis XI, qui voulait rompre le mariage de Hugues avec la princesse de Savoie. La duchesse s’excusa auprès du roi son frère, en alléguant l’inclination réciproque des jeunes fiancés 1 . Cette union fut cependant retardée par des circonstances politiques, et ces retards exercèrent une certaine influence sur les déterminations prises par le sire de Châteauguyon pendant les guerres que suscita la succession de Charles-le-Hardi.
En partant de La Rivière (25 septembre) pour aller faire le siége de Nancy, où l’attendait une mort tragique préparée par la trahison, le duc de Bourgogne avait jugé à propos de laisser Hugues de Châteauguyon en Franche-Comté pour la défense des passages du Jura, que les Suisses menaçaient d’une nouvelle invasion. A l’approche des bandes indisciplinées de la folle-vie, qui parcouraient la lisière du Jura, il engagea les communes franc-comtoises limitrophes du Pays-de-Vaud à se mettre sous la sauvegarde particulière de messieurs de Berne, qui promirent à ces communes, sous certaines conditions, de les protéger contre leurs propres gens et contre les entreprises de leurs confédérés 2 .
Après la mort du duc Charles à Nancy (5 janvier 1477), Hugues de Châlons se déclara pour Marie de Bourgogne, /283/ tandis que le prince d’Orange, son neveu, prenait ouvertement le parti du roi Louis XI, qui le trompait en flattant son ambition et ses griefs personnels contre sa propre famille. Ce prince ne pouvait pardonner à ses oncles de Châteauguyon d’avoir obtenu du duc Charles un jugement qui leur adjugeait le magnifique château et la terre de Nozeroy, dont il convoitait la possession 1 , et dont Hugues venait d’hériter de son frère Louis, tué à Grandson. Deux mois étaient à peine écoulés lorsque le prince d’Orange, se voyant joué par le roi et le sire de Craon, son lieutenant général dans les deux Bourgognes, se mit à la tête des peuples soulevés de la Franche-Comté, et se déclara pour la jeune orpheline héritière de Bourgogne 2 . Cet événement amena entre le prince et Hugues de Châlons, son oncle, un rapprochement, dont Antoine de Fallerans et Pierre de Jougne, maître d’hôtel du sire de Châteauguyon, furent les principaux intermédiaires 3 . L’exemple donné par la puissante maison de Châlons entraîna toute la noblesse et les communes de la Franche-Comté, qui reconnurent Marie de Bourgogne pour légitime souveraine du pays. Les Français, refoulés vers la Saône, n’occupaient plus que la ville de Gray. Le prince d’Orange, renfermé dans la place de Gy avec 6 ou 700 Allemands, n’attendait, pour reprendre /284/ l’offensive, que l’arrivée de 3 à 4000 volontaires que le sire de Châteauguyon avait fait recruter en Suisse par ses agents, et qui arrivèrent dans le mois de juin sous les murs de Besançon 1 . Ces auxiliaires, réunis aux milices féodales du pays, sous le commandement du seigneur de Châteauguyon et de messire Claude de Vaudrey, se mirent aussitôt en marche pour délivrer le prince d’Orange, bloqué par les Français dans la ville de Gy.
Arrivé au pont d’Emagny, sur l’Ognon, les Bourguignons rencontrèrent l’avant-garde de l’armée royale, commandée par le sire de Craon, qui s’avançait, à la tête de 12 000 combattants, pour défendre le passage de la rivière. Le combat fut vif et sanglant, et la victoire, longtemps disputée, était encore indécise, lorsque le sire de Châteauguyon fut fait prisonnier par le sénéchal de Toulouse. Découragés par la prise de leur chef, les Comtois se retirèrent, non sans avoir fait éprouver à l’ennemi une perte évaluée à 3000 hommes 2 . En même temps le prince d’Orange, ayant perdu l’espoir d’être secouru, fut obligé d’évacuer la place de Gy, et de laisser le champ libre aux Français, qui allèrent investir la ville de Dole 3 .
Hugues de Châlons, sire de Châteauguyon, que le destin contraire semblait poursuivre dans toutes ses entreprises, fut conduit prisonnier à Châlons-sur-Saône, où sa captivité se prolongea pendant plus de dix-huit mois. Le roi Louis XI avait fixé sa rançon à cinquante-deux mille écus d’or (environ /285/ un million de francs), payables en différents termes 1 . L’énormité de cette rançon semblait calculée sur le dicton populaire: richesse de Chalons, que le malheur des temps tendait de jour en jour à démentir. En attendant, pour réunir cette somme, le sire de Châteauguyon épuisa ce qui restait encore du trésor amassé par ses pères dans la tour de plomb de Nozeroy; cela ne suffisant pas, il aliéna des terres, fit des emprunts, et parvint ainsi à amasser une somme de trente mille écus ou francs d’or, que ses fidèles serviteurs, Antoine de Fallerans et Pierre de Jougne, portèrent à leur maître au mois de janvier 1479 2 . Restaient encore vingt-deux mille écus d’or, qu’il était à peu près impossible de réaliser dans l’état d’épuisement où la Franche-Comté se trouvait réduite par la guerre. Le don d’une rente de mille francs sur les salines de Salins que lui fit la duchesse Marie de Bourgogne était insuffisant pour compléter la somme qui restait à payer sur la rançon du sire de Châteauguyon 3 .
Le roi de France, profitant habilement de l’embarras de son noble prisonnier et du découragement dans lequel le plongeait sa captivité, lui fit proposer de quitter le parti qu’il avait suivi jusqu’alors, avec plus de dévouement que de bonheur, et de passer à son service. Le monarque offrait /286/ à Hugues de Châteauguyon, non seulement de le décharger du solde de sa rançon, mais d’accomplir son mariage avec la jeune princesse Louise de Savoie, qui, depuis la mort de la régente de Savoie, sa mère, se trouvait au pouvoir du roi, son oncle 1 . Louis XI lui promettait enfin de lui rendre la meilleure partie de l’héritage de Louis de Châlons-Auxerre, comte de Tonnerre, confisqué naguère par le duc Jean-sans-peur 2 , à condition qu’il aiderait le sire d’Amboise, son lieutenant, à réduire la Franche-Comté sous son obéissance.
Dans l’entrefaite, les Etats de Franche-Comté, au nom de Marie de Bourgogne et de l’archiduc Maximilien, son époux, profitant du refroidissement survenu entre les Suisses et le roi Louis XI, qui les ménageait moins depuis qu’il n’avait plus autant besoin d’eux, avaient conclu avec les cantons une paix perpétuelle (janvier 1478), dans laquelle les intérêts de la maison de Châlons avaient été négligés. On s’était borné à réclamer des confédérés leurs bons offices auprès du roi pour qu’il rendît la liberté au sire de Châteauguyon 3 .
Blessé d’avoir été oublié dans ce traité par la souveraine pour laquelle il subissait une captivité prolongée, entraîné d’ailleurs par son inclination pour la jeune et pieuse nièce du monarque français, Hugues de Châlons ne put résister /287/ longtemps aux séductions dont il était l’objet. Dès le mois de mai 1479, il recouvrait sa liberté au prix d’une défection qui dut coûter beaucoup à sa foi bourguignonne 1 . Le 24 octobre suivant, le sire de Châteauguyon épousait Louise de Savoie 2 , à laquelle il était fiancé depuis quatre ans. En même temps le roi Louis XI, rentré en possession de la Franche-Comté, ordonnait à messire Charles d’Amboise, son lieutenant-général, de restituer « au sire de Châteauguyon la seigneurie de Châtel-Belin avec ses dépendances, tant en la ville de Salins qu’ailleurs, » ainsi que les autres seigneuries provenant de confiscation sur Louis, comte de Tonnerre, à l’exception de celle de Rochefort, dont le roi avait disposé, et en remplacement de laquelle le roi lui donnait la ville d’Arbois 3 .
Quant au prince d’Orange, Jean de Châlons IV, il avait tout à craindre de la colère de Louis XI, qui, depuis sa dernière défection, l’avait proscrit en mettant sa tête à prix 4 . Il se retira à Bâle avec les bandes allemandes enrôlées, comme lui, au service de Marie de Bourgogne 5 . Faisant de nécessité vertu, le prince demeura fidèle à la cause qu’il avait embrassée en dernier lieu. Maximilien l’employa dans plusieurs négociations importantes, et le combla d’honneurs /288/ et de biens 1 . Le traité de paix conclu à Arras le 22 décembre 1482 entre la France et la nouvelle maison de Bourgogne-Autriche, et la mort de Louis XI (30 août 1483), mirent un terme aux vicissitudes qui avaient entraîné les princes de Châlons à se jeter tantôt dans un parti, tantôt dans l’autre. A la suite de ce traité, ils rentrèrent en pleine possession de tous leurs biens, tant en Bourgogne que dans le royaume de France 2 , y compris ceux qui leur avaient été donnés pendant la guerre, soit par le roi, soit par la duchesse Marie et l’archiduc son époux.
Le Dauphin, depuis roi sous le nom de Charles VIII, étant entré en jouissance du comté de Bourgogne par son mariage avec Marguerite d’Autriche, confirma la donation faite en 1479 par le roi Louis, son père, à Hugues de Châlons, sire de Châteauguyon, des terres de la succession de Louis, comte de Tonnerre, et ordonna (en 1485) la main-levée de la seigneurie de Châtel-Belin 3 . La maison de Châlons se trouva ainsi, sinon aussi riche, au moins tout aussi puissante en Bourgogne après qu’avant la guerre. Le sire de Châteauguyon en particulier était encore, au dire des juges les plus compétents, « le plus grand seigneur de la Franche-Comté» 4 . Il avait donc de quoi se consoler de la perte des terres que les Suisses lui avaient enlevées dans le /289/ Pays-de-Vaud, et dont ils ne paraissaient disposés à se dessaisir à aucun prix.
La possession de ces terres donna lieu, du reste, à de longues et sérieuses contestations entre Berne et Fribourg d’une part, et de l’autre, les anciens cantons suisses. Ceux-ci prétendaient avoir part à la souveraineté et aux revenus de toutes les seigneuries conquises pendant la guerre 1 . Les terres de Grandson, de Montagny-le-Corbos, d’Orbe et d’Echallens, adjugées aux confédérés en commun par le recez de Fribourg, avaient été provisoirement engagées par les huit cantons orientaux aux villes de Berne et Fribourg (14 mai 1478), pour sûreté de certaines avances faites pendant la guerre 2 . Ces villes nommèrent alternativement des préfets (Vögte), pour administrer ces seigneuries et pour en percevoir les revenus à leur commun profit. Par un acte daté du 9 août 1482, ces revenus furent affermés pour trois ans par les deux villes, pour le prix annuel de deux mille et cent florins (de Savoie) 3 , sous certaines conditions, et sans préjudice des anciens droits et priviléges des habitants, leurs nouveaux sujets; en réservant, toutefois, la haute seigneurie et la justice pénale. En même temps, le salaire annuel des deux préfets ou baillis fut fixé à quarante florins par année 4 . L’un de ces baillis gouvernait les châtellenies de Grandson et de Montagny; l’autre administrait les châtellenies d’Orbe, d’Echallens et de Bottens 5 . /290/
En attendant, les cantons orientaux, persistant dans leurs prétentions sur les terres conquises dans le Pays-de-Vaud, en demandaient le partage; tandis que Berne et Fribourg soutenaient que ces terres, prises et reprises plusieurs fois pendant la guerre, par leurs propres gens et à leurs propres dépens, devaient leur rester sans partage. Leurs députés à la Diète, Urbain de Mülleren et Georges d’Englisberg, représentèrent aux confédérés que ceux-ci avaient eu leur part proportionnelle dans la répartition des sommes provenant de la vente du butin fait à Grandson et à Morat, de la rançon des villes de Genève et de Lausanne, ainsi que du réachat des terres restituées au duc de Savoie; au moyen de quoi les cantons se trouvaient suffisamment indemnisés des frais d’une guerre dans laquelle les cantons n’avaient pas tous couru les mêmes dangers ni éprouvé les mêmes pertes en hommes tués ou blessés 1 . A la suite de ces représentations, les cantons orientaux offrirent à Berne et à Fribourg de leur abandonner les seigneuries de Grandson, de Montagny, d’Orbe et d’Echallens, moyennant une indemnité de vingt-trois mille livres d’argent 2 . Cette proposition, mise en délibération par les deux villes, paraît avoir été repoussée d’abord, puis admise ensuite comme base d’une nouvelle négociation, portant sur la somme plutôt que sur le principe /291/ de l’indemnité, que Berne et Fribourg ne voulurent reconnaître que pour le bien de paix 1 . Ces difficultés se prolongèrent pendant deux années sans qu’on pût tomber d’accord; on convint enfin d’en remettre la décision à des arbitres (8 octobre 1483) 2 . Ces arbitres, assemblés à Munster, en Argovie, prononcèrent le 29 mai 1484 que toutes les terres conquises dans la guerre de Bourgogne et adjugées aux confédérés par le congrès de Fribourg, demeureraient à perpétuité aux deux villes de Berne et de Fribourg, moyennant une indemnité de vingt mille florins d’or (Gulden) du Rhin à payer aux autres cantons. Le 13 juin suivant, ceux-ci firent aux villes de Berne et de Fribourg une cession générale et définitive de toutes les terres conquises dans l’Helvétie occidentale, contre une obligation solidaire de même somme portant intérêt au cinq pour cent 3 . Cette cession comprenait non seulement les terres enlevées à la maison de Châlons, mais en outre plusieurs villes et seigneuries qui avaient appartenu au comte de Romont, à la maison de La-Baume-Montrevel et au sire de Compey-Thorens, tous vassaux du duc de Savoie 4 .
Berne s’entendit ensuite avec Fribourg au sujet du partage des terres qui venaient de leur être cédées par les cantons. Les Bernois gardèrent pour eux seuls le château, /292/ le bourg et le district de Cerlier, confisqués sur le prince d’Orange. Quant aux seigneuries de Grandson et de Montagny, d’Orbe, d’Echallens et de Bottens, enlevées au sire de Châteauguyon, les deux villes convinrent de les posséder en commun et d’en former deux bailliages mixtes 1 , dont les baillis seraient nommés alternativement par les Etats de Berne et de Fribourg.
Dans ces entrefaites, le comte de Romont et le sire de Châteauguyon avaient fait quelques démarches auprès des Suisses pour rentrer dans les biens que ceux-ci leur avaient enlevés. L’un et l’autre se trouvaient compris dans le traité de paix d’Arras, et le roi Louis XI avait promis au premier son appui auprès des cantons pour le recouvrement de son apanage dans le Pays-de-Vaud 2 ; le second, qui venait de rendre au roi, devenu son oncle 3 , de grands services pour effectuer la soumission de la Franche-Comté, soulevée contre les Français, croyait pouvoir espérer que le roi ne refuserait pas de plaider sa cause dans le même but auprès des confédérés. Mais cet appui paraît avoir manqué à l’un comme à l’autre, et les dernières démarches que Hugues de Châlons semble avoir faites auprès des villes de Berne et de Fribourg n’eurent pas un meilleur résultat pour lui que pour le comte de Romont 4 . Ils durent se convaincre que ces deux villes /293/ n’abandonneraient à aucun prix les positions importantes qu’elles venaient de prendre au cœur des Etats de la maison de Savoie, positions qui leur servirent plus tard à étendre leur domination sur la totalité du pays romand.
En homme prudent et bien avisé, le sire de Châteauguyon ne songea plus qu’à se faire des amis, des nouveaux et inévitables voisins que le sort de la guerre lui avait donnés. Ceux-ci avaient, de leur côté, quelque intérêt à ménager ce seigneur opulent, maître des passages du Jura qui conduisaient directement par Jougne à Salins, d’où les sujets de Berne et de Fribourg tiraient tous les sels qu’ils consommaient. Les Bernois venaient de retirer aux particuliers le commerce du sel et de le concentrer à titre de régale dans les mains de l’Etat. Cette circonstance paraît avoir déterminé la conclusion d’un traité d’alliance et de combourgeoisie entre cette ville et le seigneur de Châteauguyon 1 . Par ce traité, fait en 1486, Hugues de Châlons s’engageait à n’entreprendre aucune guerre sans le consentement des Bernois, qui, par contre, promettaient de défendre ses terres contre toute attaque. Hugues promit en outre de payer annuellement 400 livres (bernoises) pour son droit de bourgeoisie (Udel-Zins), et d’ester en droit devant les tribunaux de la ville comme les autres bourgeois. Enfin le sire de Châteauguyon promettait d’employer tout son crédit auprès des Etats de Franche-Comté pour faire obtenir à la ville de Berne du sel à Salins 2 . Dans la même année le sire de Châteauguyon fit avec la ville de Fribourg un traité semblable /294/ à celui qu’il venait de conclure avec Berne. Il fut convenu que les Fribourgeois appelés à la défense des terres de Châlons recevraient de lui une solde de quatre florins (de Savoie) par mois pour chaque fantassin, et de six florins pour un cavalier. Berne était choisi comme juge définitif de tous les différends qui pourraient s’élever entre Fribourg et son nouveau combourgeois 1 .
Hugues de Châlons, seigneur de Châteauguyon et de Nozeroy 2 , se voyait sans enfants de Louise de Savoie, sa femme. Le prince d’Orange, son neveu, était l’héritier naturel de son opulente succession, dans le cas probable où il mourrait sans postérité légitime. Hugues, atteint d’une maladie dont il ne se releva pas 3 , fit son testament au château de Nozeroy le second jour de juillet 1490. Par cet acte il choisit sa sépulture dans la chapelle de Châlons, au couvent du mont Sainte-Marie, où reposent les restes de ses prédécesseurs. Il ordonne que ses obsèques seront faites suivant les formes observées aux funérailles de son père, de sa mère et de son frère Louis, sire de Châteauguyon. Après avoir fait un grand nombre de legs aux églises et à ses serviteurs, le testateur lègue à sa bien-aimée compagne, Louise de Savoie, outre les choses qui lui sont assurées par contrats de mariage 4 , tous ses meubles et équipages, toute sa vaisselle, ainsi que l’or et l’argent monnayé et non monnayé, et les joyaux qu’il possède en quelque lieu que ce soit; il lui donne de plus, /295/ à titre de jouissance viagère, les châteaux, villes, bourgs et seigneuries de Jougne, de Rochejean et de Châtel-Blanc, ainsi que 2000 francs de rente dans les salines de Salins. Enfin, suivant les dernières volontés de feu Louis de Châlons, prince d’Orange, son père, il institue pour son héritier universel son très cher et amé neveu, Jean de Châlons, prince d’Orange et seigneur d’Arlay. Il nomme pour ses exécuteurs testamentaires Louise de Savoie, sa femme, et messire Guillaume de Vergy, seigneur de Champvent 1 . Parmi les témoins de ce testament, fait sous le sceau de l’officialité de Besançon, nous voyons figurer d’abord Pierre de Jougne, seigneur de Bouverens 2 , son maître d’hôtel, dont le dévouement éprouvé dans la mauvaise fortune comme dans la bonne ne s’était pas un seul instant démenti depuis 40 ans; puis Claude d’Arnay, d’Orbe, et Nicolas de Cojonnex, ses écuyers. Hugues de Châlons, ci-devant seigneur de Grandson, d’Orbe et d’Echallens, expira le lendemain, 5 juillet 1490 3 , dans son château de Nozeroy, à l’âge de moins de 40 ans. L’ouverture et la publication de son testament devant le parlement de Dole furent cependant retardées jusqu’au 7 octobre 1491, par suite de l’absence prolongée du principal héritier, le prince d’Orange, retenu à la cour de France tantôt comme membre du Conseil de régence, tantôt comme prisonnier du roi Charles VIII 4 . /296/
Rendu à la liberté, ce prince fit (en 1492 et 93 1 ) des démarches auprès des villes de Berne et de Fribourg, d’abord pour renouveler le traité d’alliance conclu naguère par Hugues de Châlons, son oncle, puis pour racheter ses seigneuries de Cerlier et de Grandson. Le roi de France appuyait ces démarches en même temps qu’il négociait la conclusion d’une alliance plus étroite avec les Suisses 2 . Cette négociation ayant échoué, les démarches du prince d’Orange n’eurent pas de suite. Ce prince accompagna plus tard le roi Charles VIII à la conquête de Naples (1494), où il soutint sa réputation de capitaine non moins vaillant qu’expérimenté 3 .
Après la mort de Hugues, seigneur de Châteauguyon, Louise de Savoie, sa veuve inconsolable, vécut fort retirée au château de Nozeroy, qui faisait partie du douaire qui lui avait été assuré par son contrat de mariage. La somptuosité de cette demeure princière, l’opulence dont elle jouissait par suite des dernières dispositions de son mari, la cour assidue que toute la noblesse franc-comtoise faisait à cette jeune et belle princesse, sœur du duc de Savoie et cousine du roi de France, tout cela fut impuissant pour balancer le vœu qu’elle avait dès longtemps formé dans son cœur de renoncer au monde pour la retraite et les austérités du couvent 4 . Après /297/ avoir mis ordre aux affaires de la succession de son époux, Louise de Savoie, dame de Nozeroy, se retira au couvent des sœurs de Sainte-Claire d’Orbe, avec deux de ses demoiselles de compagnie. Elle y prit le voile la veille de la fête de la nativité de Saint-Jean-Baptiste (23 juin 1493), et y mourut le 24 juillet 1503, âgée de 41 ans, après avoir donné l’exemple d’une vie toute remplie d’austérité et de pieuse charité 1 .
Le traité de combourgeoisie que Hugues de Châlons avait fait avec Berne et Fribourg assurait à sa veuve, ainsi qu’à sa sœur Philippine de Châlons, qui dès longtemps avait pris le voile dans ce couvent, la haute protection de ces deux villes suisses. La princesse Louise avait beaucoup contribué aux réparations du couvent des Claristes d’Orbe, endommagé par la guerre et les incendies. Elle y fonda deux chapelles: l’une, au moment de prononcer ses vœux (le 28 juin), consacrée à la glorieuse Conception de la Vierge Marie, et l’autre après sa profession (1493). Elle assigna à la première une rente annuelle de 73 liv. et 8 engrognes, sur la saulnerie de Salins 2 , et donna à l’autre une somme de 65 livres 15 sols estevenants 3 . Philippine de Châlons survécut pendant quelques années à sa belle-sœur et mourut en 1507 en odeur de sainteté. L’une et l’autre furent ensevelies dans l’église de Sainte-Claire d’Orbe. Plus tard (en 1531) les restes de ces deux princesses furent transférés à Nozeroy, par les soins de Philiberte de Luxembourg, /298/ princesse d’Orange, au moment où les troubles de la Réforme éclatèrent dans le Pays-de-Vaud 1 .
Jean de Châlons, prince d’Orange, ci-devant seigneur de Cerlier, fut comblé de faveurs par le roi Louis XII, qui le rétablit dans sa souveraineté d’Orange et l’indemnisa en outre de toutes ses pertes 2 . Créé par l’empereur Maximilien lieutenant et gouverneur du comté de Bourgogne pour l’archiduc Philippe-le-beau (1495-1499) 3 , il tomba malade à Lons-le-Saunier, et mourut à Nozeroy le 25 avril 1502, à l’âge de 58 ans environ 4 . Il avait testé peu de jours avant sa mort, le 6 avril de la même année, instituant pour ses héritiers Philibert de Châlons, seigneur d’Arguel, son fils unique, à peine âgé de quelques semaines, et, à son défaut, Clauda de Châlons, sa fille, qui n’avait que 6 ans 5 . L’un et l’autre étaient issus du second mariage du prince avec dame Philiberte de Luxembourg 6 , qu’il avait épousée en 1495, deux ans après la mort de Jeanne de Bourbon, sa première femme, dont il n’avait point eu d’enfants 7 .
Philibert de Châlons, prince d’Orange, ayant été tué à l’âge de 28 ans au siége de Florence (5 août 1530) 8 , sans avoir été marié, la postérité masculine de Jean l’antique, comte en Bourgogne, s’éteignit dans la personne d’un jeune héros /299/ qui, dans moins de dix ans, avait conquis autant de cœurs dans son propre pays que de lauriers dans les pays étrangers. Par son testament, daté de la Corogne en Galice, le 3 mai 1520, Philibert institua pour son héritière universelle sa sœur Clauda de Châlons, mariée à Henri, comte de Nassau 1 , dont les descendants firent valoir (en 1707) avec un plein succès, grâce au concours décisif des cantons suisses, les anciens droits de suzeraineté et de dévolution de la maison de Châlons-Orange sur le comté souverain de Neuchâtel 2 , qui avaient été repoussés deux ou trois siècles auparavant.