Recherches historiques sur les acquisitions des Sires de Montfaucon et de la maison de Châlons dans le Pays-de-Vaud,
précédées d’une Introduction avec un plan et suivies de Pièces justificatives et de huit tableaux généalogiques de la Maison de Montfaucon
GEORGES BRIDEL ÉDITEUR A LAUSANNE
1857
PAR
M. F. DE GINGINS-LA-SARRA
Président honoraire de la Société d’histoire le la Suisse romande.
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
Les sires de Montfaucon.
Dès 1040 à 1190.
Dans le nombre des principaux seigneurs bourguignons assistants à une cour plénière ou plaid présidé par le comte de Bourgogne Renaud Ier et Hugues de Salins archevêque de Besançon, qui se tint dans cette cité métropolitaine vers l’an 1040 1 , figurait Conon ou Conrad de Montfaucon (Chuono de Montefalchonis), lequel, selon toute probabilité, est la souche de l’antique et illustre maison de ce nom dont les vastes possessions s’étendaient au moyen Age des deux côtés du mont Jura.
Conon de Montfaucon était compté parmi les grands bénéficiers laïques (beneficati) de l’église de Saint-Etienne de Besançon 2 dont il tenait en bénéfice une grande étendue de pays située sur la rive gauche du Doubs à une lieue en /12/ amont de cette cité. Ayant fait élever une forteresse sur la montagne qui domine ces terres, Conon en prit le titre, qu’il transmit à ses descendants 1 , et ce fort devint le chef-lieu d’une grande baronie dont les seigneurs tenaient le premier rang dans la Franche-Comté après les Châlons et les autres branches des anciens souverains du pays 2 .
Le château de Montfaucon appartenait en 1057 à Richard premier du nom 3 , frère de Hugues (II) de Montfaucon, qui occupa le siége métropolitain de Besançon de 1067 à 1085 4 . On ne peut guère douter que ce prélat et son frère étaient fils de Conon de Montfaucon vivant vers l’an 1040. Quoi qu’il en soit, Richard I fut positivement père d’Amédée premier du nom, sire de Montfaucon, qui vivait sur la fin du XIme siècle et dans les premières années du suivant 5 .
Amédée, et Richard II son fils, assujettirent d’une manière plus étroite leur seigneurie de Montfaucon à l’archevêque Hugues III (de Bourgogne) et à l’Eglise de Besançon 6 . Amédée I avait épousé une sœur de Berthold évêque de Bâle (1122-1134), et de Rodolphe I comte de Neuchâtel (en Suisse). /13/
Ce prélat, et le comte Rodolphe son frère, sont appelés oncles maternels (avunculi) de Richard de Montfaucon et de ses frères, Hugues et Amédée, dans la charte de fondation de l’abbaye de Lucelle en 1123 1 . Cette parenté de la maison de Montfaucon avec les comtes de Neuchâtel-sur-le-Lac peut être envisagée comme le commencement de relations plus étroites entre cette maison étrangère et la haute noblesse du Pays-de-Vaud 2 .
Les trois fils d’Amédée I, sire de Montfaucon, devinrent les souches de trois branches issues de cette antique race. Richard II continua la lignée des sires de Montfaucon 3 ; Amédée, son frère, bâtit le château de Neuchâtel en Bourgogne, et ses descendants en prirent le nom, qu’ils illustrèrent jusqu’à l’extinction de cette branche en 1507 4 ; enfin Hugues se qualifia de seigneur de Charmoille (de Calmilis), ainsi que l’apprend un diplôme de l’empereur Conrad III de l’an 1139 concernant le monastère de Lucelle 5 .
Richard II, sire de Montfaucon, épousa Sophie, fille aînée et héritière de Thierry II, comte de Montbéliard 6 , et cette /14/ grande alliance, formée entre les années 1124 et 1130, éleva la maison de Montfaucon au rang des dynasties princières. Richard mourut vers l’an 1150, après avoir fondé, ou enrichi de ses dons, plusieurs monastères de la Franche-Comté. De son mariage avec Sophie de Montbéliard, il eut deux fils, dont l’aîné, Amédée, fut seigneur de Montfaucon, tandis que le second nommé Thierry devint archevêque de Besançon en 1181 1 .
Amédée II, sire de Montfaucon, assistait déjà vers 1140, à Romainmotier, aux obsèques du fondateur de l’Abbaye du Lac-de-Joux, Ebald I, sire de Grandson; et de concert avec les principaux membres de cette illustre famille, il confirmait les donations faites par Ebald, en mourant, au prieuré de Romainmôtier 2 . Ces circonstances indiquent assez clairement une parenté plus ou moins proche entre Amédée de Montfaucon et la maison de Grandson, quoique nous ne puissions dire de quelle nature était cette parenté. Amédée fut marié deux fois; sa première femme se nommait Béatrice, et l’on ne sait pas au juste de quelle maison elle était sortie 3 . On a cependant tout lieu de penser que Béatrice était fille /15/ ou nièce d’Ebald de Grandson. Cette parenté expliquerait très naturellement et la présence d’Amédée II de Montfaucon à la cérémonie funèbre dont on a parlé, et l’origine des propriétés allodiales de ses descendants dans le district d’Echallens et ailleurs, où ces propriétés se trouvaient entremêlées avec celles de la maison de Grandson 1 . Celle-ci possédait alors dans cette contrée forestière les seigneuries de Belmont, de Pailly et de Thierrens, qu’elle aliéna en partie pour doter des filles de cette grande maison, mariées aux comtes de Gruyère, aux sires de St.-Martin et à d’autres seigneurs 2 . La terre de Montagny-le-Corbos, qui dès la fin du même siècle appartint aux sires de Montfaucon, se trouvait enclavée au milieu des domaines patrimoniaux des Grandson 3 . Il est dit en outre, dans une enquête du XVme siècle, que la terre de Montagny-le-Corbos, est et a été de toute ancienneté (antiquitus) un bien patrimonial des Montfaucon, comtes de Montbéliard 4 , qui, ainsi qu’on l’a vu tout à l’heure, ne /16/ formaient qu’une seule et même race. Ces faits tendraient à établir avec une grande vraisemblance qu’une partie des possessions de la maison de Montfaucon dans le Pays-de-Vaud provenaient d’une alliance entre Amédée II et une fille des sires de Grandson, soit de la branche aînée, soit de l’une des branches puînées. Quoi qu’il en soit de cette conjecture, Amédée fils aîné de Richard II sire de Montfaucon, et de Sophie de Montbéliard, succéda vers l’an 1162 1 , dans le comté souverain de Montbéliard, à Thierry II son ayeul maternel, décédé sans postérité masculine, son fils unique Thierry III, l’ayant précédé dans la tombe de ses ancêtres. — Amédée de Montfaucon réunit ainsi dans sa main les vastes domaines de ces deux grandes maisons, tant en deçà qu’au delà du mont Jura 2 .
Selon l’exemple qui lui avait été donné par le comte Thierry son grand-père, Amédée II s’attacha étroitement à la fortune de l’empereur Frédéric I dit Barberousse 3 , et il persista dans sa fidélité envers ce monarque au milieu des troubles qui éclatèrent en Bourgogne et ailleurs, à cause du schisme qui divisait alors l’empire et le sacerdoce. Par suite de ces divisions les sires de Salins, qui paraissent avoir pris parti contre l’empereur, se virent dépouillés d’une partie de leur domaine dans le voisinage du mont Jura 4 , domaine /17/ que l’empereur distribua à ceux de ses vassaux qui étaient restés fidèles à sa cause, et entre autres au comte de Montbéliard et aux sires de Joux.
Les sires de Salins, issus d’une branche des comtes héréditaires de Bourgogne, dont l’impératrice Béatrice, femme de l’empereur Fréderic, était le dernier représentant direct, possédaient auparavant la prévôté de Pontarlier, d’un côté du Jura, et de l’autre la seigneurie d’Orbe en partie, ainsi que divers fiefs dépendants de son château 1 . Il est à peu près certain que la prévôté de Pontarlier passa de la maison de Salins dans celle des sires de Joux entre les années 1168 et 1172. Et il est très probable que vers le même temps Amédée de Montfaucon, comte de Montbéliard, fut investi par l’empereur Fréderic Ier d’une portion de la seigneurie d’Orbe et de son château, où, dès cette époque, les sires de Salins cessèrent d’exercer aucun droit.
Soit que cette concession impériale ait eu lieu par une simple tradition du souverain, soit qu’elle ait été faite au moyen d’un diplôme, aucune trace contemporaine n’en est parvenue jusqu’à nous, et nous n’avons d’autre preuve de ce fait qu’une charte du milieu du siècle suivant 2 , qui rappelle que la maison de Montfaucon se trouvait déjà, depuis assez longtemps, en possession d’une partie de la terre d’Orbe, lorsqu’elle acquit l’autre moitié de cette terre domaniale. /18/
Du reste, la première concession doit avoir été faite sur la même base et sous les mêmes réserves que la dernière, qu’elle était destinée à compléter; c’est-à-dire que l’empereur Fréderic I aurait donné gratuitement à Amédée II de Montfaucon, comte de Montbéliard, la moitié d’Orbe et de ses appendices, à titre de châsement et de fief lige mouvant du comté de Bourgogne 1 . Mais ces termes généraux ont besoin d’être expliqués au moyen des renseignements puisés dans les documents du même temps qui offrent quelque analogie avec la concession impériale dont il s’agit. Nous trouvons ces renseignements dans le traité d’association ou de pariage fait en 1181 entre l’impératrice Béatrice et le monastère de Romainmotier 2 . Par ce traité le prieur de ce monastère admit Béatrice et les comtes palatins ses successeurs au partage du gouvernement temporel et des revenus de la prévôté de Romainmotier. Or la seigneurie d’Orbe ayant dès lors été placée dans des conditions de pariage toutes semblables, on peut en conclure avec assez de probabilité que l’empereur admit les sires de Montfaucon au partage de cette seigneurie avec les mêmes avantages et sous les mêmes réserves.
La ville d’Orbe, son château fort et les fiefs qui en dépendaient furent administrés par des officiers établis conjointement par les deux seigneurs, auxquels ils prêtaient serment de fidélité, et au nom desquels ils rendaient la justice. Les revenus de la terre d’Orbe se partageaient par /19/ égales portions entre les sires de Montfaucon et les comtes palatins de Bourgogne 1 ; mais les premiers étaient tenus de prêter hommage à ces comtes en raison de leur part dans la seigneurie d’Orbe et de la garde de son château fortifié.
Le traité touchant Romainmotier, ainsi que la concession faite, dans le même temps, à la maison de Montfaucon-Montbéliard de la garde du château d’Orbe, boulevard avancé, qui défendait l’entrée des montagnes du Jura, ne laissent guère de doute sur les intentions de l’empereur. Elles tendaient évidemment à faire revivre et à consolider en faveur des comtes palatins, issus de son mariage avec Béatrice, les droits de suzeraineté territoriale des anciens comtes de Bourgogne sur le versant oriental du mont Jura 2 . Il s’agissait en outre de contrebalancer le pouvoir de la maison de Zæringen, que Fréderic avait investie du Rectorat, soit de l’avouerie impériale, dans les trois évêchés de Lausanne, de Genève et de Sion 3 . Ces vues politiques font supposer que l’empereur ne borna pas ses libéralités envers la maison de Montfaucon au don d’une moitié de la terre d’Orbe, et qu’il l’étendit non seulement aux fiefs démembrés de cet ancien fisc royal, mais à d’autres domaines de la couronne situés dans le voisinage de ce château fort 4 . /20/
Quoi qu’il en soit, il est certain que les héritiers immédiats d’Amédée II se trouvaient déjà à la fin du même siècle en possession réelle ou prétendue de vastes domaines dans la vallée de l’Orbe, depuis Les Clées jusqu’à Yverdon, et sur le plateau du Jorat, depuis la source du Talent jusqu’à sa jonction avec l’Orbe. En même temps il faut convenir que les renseignements recueillis jusqu’ici sur l’origine des possessions de la maison de Montfaucon en deçà du mont Jura sont encore très incomplets. — Nous devons donc nous contenter de constater le nombre et l’étendue de ces possessions au XIIme siècle et dans les siècles suivants, en attendant que nous soyons mieux éclairés sur leur provenance.
Amédée II, sire de Montfaucon, comte de Montbéliard, vivait encore en 1188 1 ; mais il mourut bientôt après, laissant deux fils, savoir Richard III, qui succéda à son père dans le comté de Montbéliard, qu’il gouvernait déjà en 1192 2 , et Gauthier, qui eut la seigneurie de Montfaucon et d’autres terres dans la haute et moyenne montagne du Jura. Quant aux domaines de leur maison situés en deçà de cette montagne, dans le Pays-de-Vaud, ils restèrent indivis entre les deux frères, qui les faisaient administrer par des officiers du pays nommés en commun 3 . Thierry de /21/ Montfaucon, archevêque de Besançon, leur oncle paternel, s’était embarqué pour la Terre-Sainte, à la suite de l’empereur Fréderic I, et après avoir pris une part importante au siége d’Acre, ce prélat succomba le 15 nov. 1190 à la peste qui décimait l’armée des chrétiens 1 . Les domaines patrimoniaux dont Thierry avait joui pendant sa vie, échurent à ses neveux Richard et Gauthier 2 .
CHAPITRE SECOND.
Richard de Montfaucon III. comte de Montbéliard (Ier)
et Gauthier Ier, son frère.
Richard (III), comte de Montbéliard, se trouvait le 8 septembre 1192 au couvent de Payerne dans la Transjurane, en même temps que le comte Amédée de Genève, qui dominait alors sur une notable portion du Pays-de-Vaud. — La présence de Richard de Montfaucon en ce lieu s’explique par le besoin de s’entendre avec le supérieur du couvent de Payerne au sujet de leurs possessions respectives à Orbe, dont l’église paroissiale dépendait de ce couvent 1 . Quoi qu’il en soit, voici quelles étaient à la lin du XIIme siècle les possessions réelles ou prétendues de la maison de Montfaucon en deçà du mont Jura.
Elles consistaient:
1° Dans la moitié indivise de la terre d’Orbe et dans la garde de son royal château.
2° Dans la terre d’Oulens avec les grands bois d’Orjulaz 2 /23/ qui s’étendaient alors des deux côtés du Talent depuis les côtes d’Oulens en remontant vers les sources de cette rivière dans le haut Jorat au-dessus de Lausanne 1 . — Cette terre confinait à la seigneurie de Bavois, appartenant à l’ancienne maison des sires du château de Joux, qui dès le XIIme siècle possédaient des domaines des deux côtés du mont Jura 2 .— La terre de Bavois, ainsi que les villages voisins de Corcelles sur Chavornay et de Suchy, qui en dépendaient, avaient été démembrés de la seigneurie d’Orbe. Il est même très probable que cette terre avait été inféodée aux sires de Joux par l’empereur Fréderic I, pour récompenser leur fidélité à sa cause, sous réserve de l’hommage au châtel d’Orbe 3 .
3° A cette liste des propriétés de la maison de Montfaucon-Montbéliard dans le Pays-de-Vaud, il faut ajouter sans doute la terre de Montagny-le-Corbos dont on a parlé ci-devant, puisque des gentilshommes de ce nom figurent parmi les vassaux de Richard et de Gauthier de Montbéliard dans les dernières années du XIIme siècle 4 . — /24/ Il faut avouer cependant que la possession de cette terre par les Montfaucon n’est bien constatée qu’à dater de la fin du XIIIme siècle.
4° Enfin la maison de Montfaucon avait à Yverdon et aux environs de cette ville divers droits régaliens dépendants du château d’Orbe, tels que le droit de cours d’eau, de pêche et de moulin sur la rivière de l’Orbe et de la Toyle, jusqu’à son embouchure dans le lac 1 . Elle tenait en outre dans la ville d’Yverdon des droits utiles appartenant auparavant aux sires de Belmont de la maison de Grandson 2 .
Telles étaient à la fin du XIIme siècle les possessions de la maison de Montfaucon sur le revers oriental du mont Jura. Mais le grand schisme de l’empire qui éclata après la mort de l’empereur Henri VI (1197), et les guerres intestines qu’il fit naître en deçà comme au delà des monts 3 , compromirent à différentes reprises les acquisitions que cette maison avait faites depuis un quart de siècle dans le pays romand. — Dans ces conflits, où les principaux seigneurs changèrent souvent de parti, Richard de Montfaucon, comte de Montbéliard, ainsi qu’Etienne II, comte vassal de Bourgogne 4 , son beau-frère 5 , se déclarèrent pour Otton (IV) de /25/ Brunswick, compétiteur du roi des Romains, Philippe de Souabe, et contre le frère puîné de celui-ci, Otton Ier, comte palatin de Bourgogne, leur propre suzerain.
Amédée de Tramelay, qui avait succédé à Thierry de Montfaucon sur le siége métropolitain de Besançon 1 et concouru à l’élection de Philippe, lui resta fidèle. — Les partisans d’Otton s’en vengèrent en ravageant les domaines de l’archevêque, qui fulmina l’excommunication contre eux, notamment contre Richard, comte de Montbéliard. Mais Amédée, surpris par ce dernier, fut conduit prisonnier au château de Montbéliard. Cette violence obligea Roger, évêque de Lausanne et légat du Saint-Siége, à confirmer l’excommunication prononcée par l’archevêque contre Richard et Gauthier de Montfaucon son frère, et à l’étendre aux domaines de leur maison situés dans son diocèse 2 .
Pendant la durée de ces troubles (1198-1201), les vassaux et les officiers du comte de Montbéliard avaient eu des différends avec l’abbaye de Théla (Montheron) au sujet de la dîme des Saugeales, de la grange du Buron et des bois de Magnens, rière Villars-le-Terroir, que ces officiers prétendaient avoir été donnés à l’abbaye sans le consentement des sires de Montfaucon, seigneurs tréfonciers de ces terres 3 . Humbert d’Oulens et Albert de Giez, leurs /26/ ministériaux dans le district d’Echallens, s’étaient saisis des revenus en argent et en denrées de l’abbaye de Montheron, tant dans les lieux en litige qu’à Boussens. Ces voies de fait avaient déterminé l’évêque Roger à fulminer contre ces vassaux et leurs seigneurs l’excommunication dont on vient de parler.
Cette mesure du prélat, qui frappait d’interdit les domaines et les tenanciers de Montfaucon, fut bientôt suivie d’un accommodement conclu en présence et sous l’arbitrage du vénérable évêque de Lausanne, entre les religieux de Montheron et les vassaux du comte de Montbéliard et de son frère absents. Parmi ces vassaux figuraient Guy et Willelme de Gumoëns, frères, et leurs parents Conon et Girard du même nom, dont les pères avaient naguère donné à l’abbaye une partie des terres qui faisaient l’objet du litige 1 ; Albert de Montagny; Dalmace, Renaud et Albert dits de Giez, officiers fieffés des sires de Montfaucon, ainsi que Humbert d’Oulens, leur principal représentant.
La transaction, datée du mois d’avril 1199 2 , porte que le comte de Montbéliard et le sire de Montfaucon renonceront à toutes leurs prétentions sur la propriété utile des terres de l’abbaye dans le Jorat 3 et que cette abbaye abandonnera par contre toute réclamation au sujet de la saisie /27/ des revenus du couvent à Boussens et du dommage, estimé à 25 livres d’argent et 40 muids d’avoine 1 . En même temps l’évêque Roger leva provisoirement l’interdit jeté sur la personne et sur les domaines du comte Richard et de Gauthier de Montfaucon son frère, à condition que ceux-ci ratifieront solennellement les engagements pris en leur nom par leurs vassaux envers l’abbaye de Montheron. Cette ratification paraît effectivement avoir eu lieu bientôt après.
Quoique jaloux de maintenir ses droits de supériorité féodale dans ses domaines en deçà comme au delà du Jura, Richard ne se montra pas moins libéral envers les églises et les couvents qui reconnaissaient sa supériorité temporelle. Se trouvant vers l’an 1200 à Oulens, avec Gauthier son frère, le comte de Montbéliard concéda gratuitement à l’abbaye du Lac-de-Joux, pour sa grange d’Oulens, le droit d’usage, soit d’affouage et de marinage, dans sa forêt d’Orjulaz, et, pour l’abbaye en général, la faculté de faire pâturer ses troupeaux dans tous les pâquiers de ses terres 2 . Cette concession doit s’entendre, en ce qui concerne le premier point, des bois de la terre d’Echallens, et, en ce qui touche le second point, des pâturages et des bois de la seigneurie d’Orbe. Elle forme en même temps un témoignage indirect servant à prouver que les terres d’Orbe et d’Echallens /28/ appartenaient, en tout ou en partie, à Richard de Montfaucon et à Gauthier son frère 1 .
Dans l’entrefaite, Philippe de Souabe était venu en armes en Bourgogne (juin 1200). Il y fut salué roi des Romains par les grands du pays, qui rentrèrent en même temps sous l’obéissance de son frère, le comte palatin Otton Ier. Mais la mort prématurée de ce jeune prince (14 janvier 1201 2 ), qui survint bientôt après cette soumission plus ou moins forcée, la rendit d’autant plus illusoire que le pape Innocent III se déclara ouvertement contre la maison de Souabe pour Otton de Brunswick.
Après avoir posé les armes aux pieds du roi Philippe, Gauthier de Montbéliard s’était enrôlé sous l’étendard de la Croix (1201). Le comte Richard, son frère, le suivit de près en Orient, cherchant comme son puîné des luttes plus dignes de leur bouillant courage 3 . L’un et l’autre prirent part à la conquête de Constantinople (1204). Mais ce succès éclatant ayant fait naître des divisions dans l’armée des Croisés, le comte Richard revint dans ses foyers, où l’appelaient les intérêts de sa maison 4 . Quant à Gauthier son frère, /29/ homme ambitieux et entreprenant, il persista à chercher en Orient une fortune plus brillante que durable. Il épousa en Syrie Bourgogne, veuve de Reymond VI, comte de Toulouse, et fille d’Amauri de Lusignan, roi de Chypre 1 . Après la mort de son beau-père, il eut le gouvernement des royaumes de Chypre et de Jérusalem, avec le titre de connétable et de régent pendant la minorité du roi Hugues son beau-frère (1205-1210). Gauthier de Montbéliard mourut en Syrie, laissant un fils nommé Eudes, qui fut bailli de Syrie et prince de Tabarie par sa femme. Gauthier eut en outre une fille nommée Echive, qui épousa premièrement Gérard de Montagü, et, en second lieu, Berlion d’Ibelin, seigneur de Bérithe 2 .
En se séparant de son frère, après la prise de Constantinople, Gauthier de Montfaucon paraît avoir cédé au comte Richard de Montbéliard, son aîné, toute sa part indivise dans la seigneurie de Montfaucon, ainsi que les domaines de leur patrimoine situés en deçà du mont Jura. Dès lors, tous ces domaines se trouvent réunis dans les mains du comte de Montbéliard 3 , qui les transmit à ses descendants, ainsi qu’il sera dit ci-après.
Revenu dans ses foyers, Richard, comte de Montbéliard, /30/ et le comte Etienne de Bourgogne, son beau-frère, se rendirent à la cour de Philippe, roi des Romains, qui se trouvait à Bâle le 1er juin 1207. Ils assistèrent à l’investiture que ce monarque donna, le même jour, à Thomas, comte de Savoie, de tout ce qu’il tenait déjà de l’empire, en y ajoutant d’autres fiefs situés dans le Pays-de-Vaud, et notamment le château et le ressort de Moudon 1 .
Cette nouvelle acquisition de la maison de Savoie mit celle-ci en contact immédiat avec la maison de Montfaucon; le ressort féodal du château de Moudon, qui s’étendait vers l’occident jusqu’au ruisseau de la Mentue, confinait de ce côté aux possessions des Montfaucon dans le Jorat. Elle devint en même temps la cause apparente d’une guerre entre le duc de Zæringen 2 et le comte Thomas, qui s’était mis en possession de Moudon. Le plateau du Jorat et du Gros-de-Vaud paraît avoir été le principal théâtre de cette guerre intestine, qui se termina par un traité de paix fait à Hautcrêt au mois d’octobre 1211 3 .
On ne voit pas que Richard, comte de Montbéliard, ait pris une part directe à cette guerre. Il se trouvait lui-même engagé dans un nouveau conflit qui avait éclaté de l’autre côté du mont Jura, entre le comte Etienne II, son beau-frère, et Otton, duc de Méranie, époux de Béatrice, fille unique et héritière d’Otton (de Souabe), comte palatin de /31/ Bourgogne 1 . Otton de Méranie avait confié à Guillaume de Vienne, comte de Mâcon, la garde du comté de Bourgogne et de ses forteresses 2 . Cette mesure, dirigée contre l’ambition d’Etienne, provoqua sa colère; il prit les armes pour la faire révoquer. Dans la prévision d’une alliance entre le comte Etienne et le duc de Zæringen, recteur de la Transjurane, et, comme lui, partisan de l’empereur Otton 3 , Guillaume de Vienne avait occupé en personne le château d’Orbe avec une garnison bourguignonne, pour intercepter les secours que le duc aurait pu donner au comte. Mais d’un autre côté le comte de Montbéliard, auquel ce château appartenait pour une moitié, avait envoyé une troupe de ses gens pour le reprendre. Une bataille fut livrée dans la ville d’Orbe, où Gaucher, fils de Rodolphe, sire de Monnet, fut tué. Ce fait est rappelé dans un document postérieur de quelques années à l’événement, mais il se rapporte évidemment à la guerre dont on vient de parler 4 . Elle se termina par le traité de paix fait à Dijon, le 18 octobre 1211, entre le comte Etienne II et ses partisans, d’un côté, et de l’autre le duc de Méranie, Otton II, comte palatin de Bourgogne 5 . /32/
Pendant ces troubles, qui agitèrent en même temps les deux versants du Jura, chaque parti, tour à tour, avait rançonné les sujets du parti contraire et saisi leurs terres pour se payer des frais de la guerre. Les habitants du val de Morteau, sujets du prieuré de ce nom, dont les sires de Montfaucon étaient avoués héréditaires, avaient particulièrement souffert de ces funestes représailles; après la paix, le prieur porta leurs doléances au tribunal de l’archevêque de Besançon, Amédée de Tramelay 1 . Ce prélat, naguère prisonnier de Richard, comte de Montbéliard, prit la cause en main; et, fort de l’appui du duc de Méranie, que le traité de Dijon avait remis en possession de l’autorité publique dans la Franche-Comté 2 , il rendit un jugement, en date de l’an 1217, par lequel le comte Richard fut condamné à déclarer que les sujets du prieur de Morteau ne pouvaient être mis à contribution, gagés ou recherchés pour le fait propre soit du comte de Montbéliard, soit du sire de Montfaucon 3 .
Deux ans après avoir fait cette déclaration en faveur des habitants de Morteau, Richard, comte de Montbéliard, termina une contestation qui subsistait depuis longtemps entre sa maison et l’abbaye de Bellevaux au sujet de la prévôté de Cirey, que Richard II de Montfaucon, aïeul du comte, et Amédée II, son père, avaient donnée jadis (1130-1143) à cette abbaye, fille de Citeaux, sous certaines réserves. Richard prétendait avoir le droit de frapper les gens de cette /33/ prévôté d’une taille appelée gyette. Mais les religieux mirent sous ses yeux les actes de donation de ses ancêtres, et notamment un jugement rendu, en 1174, par l’archevêque de Besançon, à l’occasion des mêmes difficultés élevées entre eux et Thierry de Montfaucon, son oncle, (qui, pour lors, n’était que doyen du chapitre de St-Etienne) 1 . Le comte de Montbéliard se désista de ce droit prétendu et confirma les anciennes donations.
Cette charte, émanant de la cour de Besançon, en date de l’année 1219, nomme Richard (III) de Montfaucon, comte de Montbéliard; Richard (II), son aïeul; Amédée (II), son père; Agnès de Bourgogne, sa femme; ainsi que Thierry, Amédée et Etienne, ses trois fils 2 . — Elle sert à rectifier les erreurs de plusieurs écrivains en ce qui touche la généalogie de la maison de Montfaucon et la succession des comtes de Montbéliard 3 . Le même comte Richard de Montbéliard, assisté de ses deux fils Thierry et Amédée, augmenta la dotation de l’abbaye de Lucelle, fondée par leurs ancêtres dans l’évêché de Bâle. Par une première charte, en date de Vercel, de l’an 1223, ils donnèrent à cette abbaye les village de Dâlote et de Taillecourt, situés dans le comté de Montbéliard 4 . Une seconde charte du mois de juin de la même année, datée du château de Montbéliard, contient la /34/ confirmation de la donation ci-dessus par Gérard, archevêque de Besançon, la terre de Dâlote étant un fief (casamentum) mouvant de cet archevêché. Par contre, le comte Richard reprit en fief de l’église de Besançon des terres qui lui appartenaient à Mandeure 1 . Outre Thierry et Amédée, déjà nommés dans la première charte, celle-ci nomme encore Richard, quatrième fils du comte de Montbéliard 2 .
La maison de Montfaucon était, comme on l’a dit ci-devant, du nombre des grandes familles de la Franche-Comté de Bourgogne qui tenaient en châsement ou en fief des domaines de l’église métropolitaine de Besançon, et qui jouissaient du droit d’être ensevelis dans le chœur de cette église 3 ; privilége qui impliquait l’obligation de défendre celle-ci envers et contre tous. Des troubles ayant éclaté à Besançon au sujet de la maternité que l’église de St.-Jean disputait à celle de St.-Etienne 4 , l’empereur Fréderic II adressa, le 27 décembre 1223, un rescrit à R., comte de Montbéliard, et aux principaux seigneurs de la province, pour qu’ils eussent à maintenir la suprématie de St.-Etienne et à la défendre contre toute molestation, selon le devoir que leur imposait leur qualité de fidèles (casati) de cette église 5 .
Cependant, la rivalité dynastique qui divisait la maison de Bourgogne-Vienne et la branche palatine fit éclater une /35/ nouvelle guerre civile entre le comte Etienne II et le comte palatin Otton (II) de Méranie (1226-1227) 1 . Comme dans les guerres précédentes, celle-ci divisa toute la noblesse de Bourgogne en deux camps hostiles. Richard, comte de Montbéliard, engagé dans une querelle particulière avec le comte de Ferrette, ne prit qu’une part indirecte à cette guerre, en permettant du reste, à ses deux fils, Thierry et Amédée de Montfaucon, de se joindre personnellement à leur oncle maternel Etienne II 2 .
Le comte de Montbéliard avait fait bâtir un château fortifié à Belfort, où le comte de Ferrette, Fréderic II, prétendait avoir des droits 3 . De son côté, celui-ci avait, en représaille, élevé une bretèche près de Delle, à la frontière du comté de Montbéliard, que le comte Richard voulait l’obliger à démolir. — Cette querelle, assez vive, fut heureusement pacifiée par l’intervention de l’évêque de Porto, légat apostolique, qui ménagea entre les deux comtes un accommodement daté de Grandvillar, près Delle, du 15 mai 1226 4 . Alice, fille du comte Fréderic de Ferrette, fût le gage de cette paix. Sa main fut promise à Thierry de Montfaucon, fils aîné et successeur présomptif du comte de Montbéliard, qu’elle épousa en effet bientôt après, et auquel elle rapporta en dot le château de Porrentruy avec ses dépendances et d’autres possessions dans le val d’Ajoie, démembrées jadis du comté de Montbéliard 5 . /36/
Le comte Richard (III) survécut tout au plus deux années à ce traité de paix fait avec le comte Fréderic de Ferrette; son fils aîné, Thierry III, ayant déjà succédé à son père dans le comté de Montbéliard au mois d’octobre 1228 1 . Richard laissa en outre trois fils, savoir:
1° Amédée, qui fut sire de Montfaucon;
2° Richard de Montfaucon, qui eut en partage la terre de Courchaton et devint la tige des sires de Montfort et de Montrond, dont la lignée s’éteignit dans la première moitié du XIVe siècle;
3° Etienne, qui entra dans les ordres et devint haut doyen du chapitre métropolitain de Besançon 2 .
Nous ne suivrons point ici l’histoire des comtes de Montbéliard et des diverses branches de la maison de Montfaucon dans leurs rapports avec les pays situés de l’autre côté du mont Jura, et, pour nous renfermer dans le sujet qui nous occupe, nous nous bornerons à ce qui concerne leurs possessions en deçà de ces montagnes. Nous ne nous écarterons de cette règle qu’autant que cela deviendra nécessaire pour la pleine intelligence des faits qui touchent à l’histoire de notre propre pays.
CHAPITRE TROISIÈME.
Amédée III, sire de Montfaucon, seigneur d’Orbe et d’Echallens.
Outre la seigneurie de Montfaucon, près de Besançon, Amédée III, second fils de Richard, comte de Montbéliard, eut en partage les terres et les fiefs de sa maison situés sur le revers du mont Jura, dans les anciens bailliages de Pontarlier et d’Ornans, ainsi que les domaines qui appartenaient à cette maison dans le diocèse de Lausanne. Mais ces propriétés féodales, séparées les unes des autres par celles de plusieurs autres seigneurs, relevaient elles-mêmes de plusieurs suzerainetés différentes, savoir, de l’archevêque de Besançon, du comte palatin de Bourgogne et du comte de Montbéliard 1 .
Ce fut Amédée III, sire de Montfaucon, qui, par des échanges et des acquisitions intelligentes, parvint, dans l’espace de 50 ans, à relier les uns aux autres tous ces domaines et ces fiefs épars et dispersés dans la moyenne montagne, depuis les portes de Besançon jusqu’aux Brenets, dans la seigneurie de Valangin.
La prépondérance de la maison de Zæringen, investie du /38/ Rectorat dans la Transjurane, avait jusqu’ici empêché tout agrandissement territorial de la maison de Montfaucon-Montbéliard en deçà du Jura. La mort du dernier recteur Berthold V, arrivée en 1218, écarta cet obstacle. Amédée de Montfaucon fut d’ailleurs secondé dans l’accomplissement de ses plans par Jean, comte de Châlons et sire de Salins 1 , son cousin-germain maternel 2 . Jean de Châlons, surnommé le Sage ou l’Antique, paraît avoir eu la pensée de faire revivre les droits de supériorité exercés dans la Transjurane par les anciens comtes de Bourgogne, ses ancêtres 3 . Il s’acquit une grande influence dans ce pays en accordant gratuitement à plusieurs couvents et même à des seigneurs laïques le droit de prendre annuellement, dans ses salines de Salins, un certain nombre de charges de sel pour leur consommation 4 . Cette influence rejaillit sur le sire de Montfaucon, qui profita habilement de ses relations intimes avec la maison de Châlons pour l’agrandissement de sa propre maison. Amédée avait embrassé avec ardeur la cause de cette branche cadette de Bourgogne, dans les dernières guerres qu’elle soutint contre les ducs de Méranie, entés sur la branche aînée, dite palatine. Jean de Châlons l’en récompensa en le comblant de ses dons et en concourant par son crédit à élever la fortune des Montfaucon. 5 /39/
La paix fut rendue à la Franche-Comté en 1236, par le mariage d’Alix de Méranie, sœur et héritière d’Otton III, comte palatin de Bourgogne, avec Hugues, fils aîné de Jean de Châlons l’Antique 1 , mariage qui confondit les droits des deux maisons qui se disputaient la souveraineté de ces pays. Cette paix donna en même temps au sire de Montfaucon le loisir de s’occuper de ses intérêts domestiques, plus ou moins compromis par les guerres dynastiques, tant en deçà qu’au delà du Jura. Amédée III doit être considéré comme le second fondateur de la puissance des Montfaucon dans la Suisse romande.
Immédiatement après la mort du comte de Montbéliard, son père, soit vers l’an 1230, Amédée, sire de Montfaucon, adressa à Gérard de Gumoëns, chevalier, son haut-forestier dans la terre d’Echallens, un ordre pour qu’il eût à faire une enquête au sujet des droits d’affouage et de pâturage que l’abbaye du Lac-de-Joux prétendait avoir dans la forêt d’Orjulaz, ensuite de la concession faite à ce couvent par le comte Richard et Gauthier de Montfaucon, ses prédécesseurs 2 . La suite prouve que cette concession fut confirmée par le nouveau seigneur. Dans le même temps environ, Girard de Gumoëns fut chargé de représenter Amédée, sire de Montfaucon et d’Orbe en partie, dans une délimitation de l’ancienne forêt de Chassagne, entre Orbe et les Clées 3 .
Le château et la terre des Clées appartenaient alors aux /40/ comtes de Genevois, qui tenaient ce château en fief de Hugues, duc de Bourgogne et seigneur de Salins, auquel Guillaume II, comte de Genève, en prêta hommage à Vienne, au mois de décembre 1232 1 . Le fief des Clées fut ensuite nominativement compris dans l’échange fait en 1237 entre ce duc de Bourgogne et Jean de Châlons de la seigneurie de Salins, contre le comté de Châlons 2 . Ensuite de cet échange, les comtes de Genevois se trouvèrent feudataires de Jean de Châlons, sire de Salins, pour le château des Clées 3 . Des différends s’étant élevés entre les gens des Clées et les habitants d’Orbe, au sujet de leurs usages dans la forêt de Chassagne, le comte de Genève et le sire de Montfaucon ordonnèrent de concert que cette forêt fût délimitée et partagée entre les deux seigneuries limitrophes. Ces faits, à défaut de renseignements directs, tendent à faire voir qu’Amédée de Montfaucon avait pris possession des domaines de sa maison en deçà du mont Jura, dès l’an 1230 au plus tard. Nous le verrons dès lors prendre part aux événements les plus importants qui agitèrent le pays romand.
La résignation de Boniface, évêque de Lausanne (1239), fut suivie de la double élection de Philippe de Savoie, primicier du chapitre de Metz, et de Jean de Cossonay, chanoine et chantre du chapitre de Lausanne. Ce chapitre était divisé en deux partis, dont chacun s’était déclaré pour l’un /41/ des candidats contre l’autre 1 . Cette double élection, et la lutte qui en fut la suite, nous dévoile la sourde rivalité qui s’établit dès lors entre la maison de Savoie et le parti bourguignon, dirigé et soutenu par Jean de Châlons et le sire de Montfaucon.
L’élection de Philippe était appuyée par les princes de sa maison et particulièrement par Pierre de Savoie, son frère, et Aymon, sire de Faucigny, beau-père de ce dernier. Ceux-ci avaient occupé en armes la Cité ou ville haute de Lausanne, pendant que Jean de Cossonay, retiré à Besançon, y recevait la confirmation canonique de l’archevêque de Besançon, son métropolitain. L’évêque Jean était soutenu en outre par le comte Jean de Châlons, sire de Salins, dont une nièce était mariée à Humbert II, sire de Cossonay, frère aîné de Jean 2 . Cette parenté assurait à l’élu des Lausannois et de l’archevêque le concours effectif du sire de Montfaucon, ainsi que celui de la plupart des seigneurs du pays romand, opposés aux vues d’agrandissement que la maison de Savoie manifestait dans cette circonstance.
Jean de Cossonay, accompagné de deux dignitaires de l’église de Besançon, se présenta aux portes de Lausanne, après Pâques 1240, pour prendre possession de son siége. Il était suivi d’assez près par ses parents et ses propres partisans, déterminés à lui prêter main-forte pour expulser ses adversaires de la Cité, où ils s’étaient fortifiés. On se battit /42/ dans la ville, qui fut en partie brûlée 1 . Enfin, de guerre lasse, les deux partis consentirent à un accommodement, dont les articles furent réglés par le sire de Montfaucon, d’une part, et de l’autre, par le seigneur de Grésier. Par cet accommodement (juillet 1240) 2 , Jean de Cossonay fut provisoirement maintenu dans la possession de son siége.
Cet accommodement, mal observé de part et d’autre, fut bientôt suivi d’une nouvelle guerre qui éclata entre l’évêque Jean de Cossonay et Pierre de Savoie, seigneur de Romont, soutenu par le comte Amédée IV, son frère aîné. Le sire de Montfaucon intervint de nouveau pour rétablir la paix entre les deux partis. Des arbitres, nommés d’un commun accord, s’assemblèrent à Evian, sous la présidence d’Amédée, sire de Montfaucon, choisi comme surarbitre, et stipulèrent les conditions du traité qui fut signé dans cette petite ville, le 29 mai 1244 3 . Le même jour, Amédée, sire de Montfaucon, et Jean, évêque de Lausanne, pour sa personne, se portèrent garants de la fidélité prêtée à Pierre de Savoie par le sire de Cossonay, leur proche parent 4 .
La paix d’Evian, dont les conditions étaient du reste fort désavantageuses à l’église de Lausanne, eut cependant pour effet de mettre fin aux divisions qui affligeaient cette église, le traité impliquant la reconnaissance, par la maison /43/ de Savoie, de Jean de Cossonay comme évêque de Lausanne 1 . L’appui que le sire de Montfaucon avait prêté à ce prélat paraît avoir puissamment contribué à le maintenir sur son siége et à le réconcilier avec ses puissants adversaires 2 .
Du reste, la sourde rivalité qui subsistait entre Pierre de Savoie, seigneur de Romont, dit le Petit-Charlemagne, et Jean de Châlons-Bourgogne, dit le Sage, puisa un nouvel aliment dans le schisme politique qui divisait l’Empire. La maison de Savoie resta fidèle à l’empereur Fréderic II 3 , déposé par le Pape au Concile de Lyon (1245); tandis que Jean de Châlons se déclara pour l’anti-César, Guillaume de Hollande (élu en 1246). Ce monarque l’en récompensa en lui engageant, pour lui et ses héritiers, tous les droits régaliens et les revenus de l’empire dans les diocèses de Besançon et de Lausanne, concession qui, en fait, équivalait au vicariat impérial dans ces deux provinces ecclésiastiques 4 . Par un acte postérieur de deux années (a° 1253), Jean de Châlons associa à ce vicariat Hugues, comte palatin de Bourgogne, son fils, et Alix de Méranie, femme de celui-ci 5 .
Cette concession de l’anti-César paraît avoir été la cause indirecte de la guerre qui éclata de nouveau vers le même temps entre Aymon, sire de Faucigny, beau-père de Pierre de Savoie, pour lors absent du pays, d’une part, et de l’autre, Jean, évêque de Lausanne, et Amédée, sire de /44/ Montfaucon 1 , qui suivaient le parti du roi Guillaume et de Jean de Châlons, son représentant en deçà comme au delà du mont Jura. Dans l’entrefaite (1252), la maison de Savoie, se détachant du parti de Fréderic II, ou Gibelin, se déclara pour Guillaume et le parti Guelfe 2 . Dès lors, la cause secrète de la guerre ayant cessé, le sire de Faucigny et l’évêque de Lausanne firent la paix, tant en leur propre nom qu’au nom de leurs adhérents respectifs.
Par le traité fait entre eux à Lausanne, le 27 avril 1253 3 , l’évêque Jean de Cossonay engagea au sire de Faucigny la totalité (sauf quelques réserves) du temporel de l’évêché et de la cité de Lausanne, pour une somme de trente mille sols, monnaie de Lausanne 4 , que le sire de Faucigny promit de lui livrer, dans les termes et sous les conditions stipulées, pour acquitter les dettes contractées par ce prélat et ses prédécesseurs 5 , dettes pour lesquelles les deux tiers des terres de la manse épiscopale se trouvaient déjà hypothéquées, soit au sire de Faucigny lui-même, soit à d’autres créanciers; en sorte que la somme que l’évêque /45/ avait à recevoir du sire de Faucigny se trouvait réduite à 10 mille sols. Quant aux revenus de l’évêché, l’évêque s’en réservait la moitié 1 .
Par ce traité, le sire de Faucigny et son gendre, Pierre de Savoie, ralliaient à leur parti l’évêque Jean de Cossonay 2 , et opposaient une barrière à l’exercice du vicariat impérial octroyé à Jean de Châlons, concession plus nominale que réelle, et que des intérêts plus prochains ne lui permirent point de faire valoir en ce qui concernait le diocèse de Lausanne 3 .
Le sire de Montfaucon n’avait pris aucune part au traité de Lausanne, qui, du reste, ne devait guère lui plaire. Il était vraisemblablement l’un des principaux créanciers auxquels l’évêque Jean avait engagé les domaines de son église avant de conclure ce traité 4 . Il souleva de sérieux différents entre Amédée de Montfaucon et le sire de Faucigny. Comme seigneur d’Orbe, le premier possédait le cours d’eau de la Thièle avec les droits de péage, de pêche et de moulin, jusqu’au lac d’Yverdon, où il avait établi des réservoir à poissons (poissines), une douane et des moulins ou battoirs 5 . /46/ Le sire de Faucigny, qui avait occupé le château et la ville d’Yverdon ensuite du traité de Lausanne, troublait le sire de Montfaucon dans l’exercice de ses droits. Ces différends, prêts à dégénérer en hostilités ouvertes, furent accommodés par l’intervention de Jean de Châlons, comte de Bourgogne 1 , qui lui-même réclamait la présence et le concours du sire de Montfaucon de l’autre côté du mont Jura. Le sire de Faucigny promit au sire de Montfaucon de lui constituer en fief une rente annuelle et foncière de vingt-cinq livres, à titre de dédommagement de la diminution de ses revenus à Yverdon. Cette rente fut assignée sur le produit des terres de Suchy, de Corcelles (sur Chavornay) et de Bavois, le muids de froment étant évalué au prix de neuf sols, et le muids d’avoine à trois sols lausannois 2 . La terre de Suchy avec son château, le village de Corcelles et la terre du Coudray rière Bavois, appartenaient au sire de Faucigny, qui lui-même la tenait, soit en fief, soit en gage, de l’évêché de Lausanne 3 .
Pierre de Savoie, seigneur de Romont, était absent du pays lorsque ces traités furent faits par le sire de Faucigny 4 , qui /47/ décéda bientôt après. A son retour d’Angleterre Pierre refusa de ratifier les engagements pris par son beau-père envers le sire de Montfaucon, qu’il dessaisit des 25 livres de rente assises sur les terres dont on a parlé 1 . En même temps, Pierre de Savoie entreprit de clore la ville d’Yverdon en l’entourant d’une enceinte fortifiée. Cette entreprise causait un préjudice réel et notable au sire de Montfaucon, qui, en qualité de seigneur d’Orbe, avait fait réparer ou construire à neuf, dans le faubourg d’Yverdon, des ponts et des moulins sur la Thièle, des viviers et un port sur le lac, dont il retirait des droits de rivage, de pontonage et d’autres profits, que la clôture de ce lieu, naguère libre et ouvert à tout venant, diminuait considérablement 2 .
L’ascendant croissant de Pierre de Savoie dans le Pays-de-Vaud et les troubles domestiques qui divisaient la maison souveraine de Franche-Comté, laissaient peu de chance au sire de Montfaucon de résister avec succès aux entreprises hardies de ce redoutable concurrent. Amédée dut prendre le parti de s’accommoder avec lui. Des arbitres furent nommés de part et d’autre pour régler les conditions de l’accommodement, savoir: pour le sire de Montfaucon, messire Lambert de Goncens, et, pour Pierre de Savoie, messire Geoffroy de Grandmont. Aymon, sire de La Sarraz, fut choisi comme surarbitre. Ces arbitres prononcèrent que le sire de Montfaucon cèderait à perpétuité au prince Pierre /48/ de Savoie, pour la somme de cinq cents livres viennoises, le cours d’eau de la Thièle, les viviers, les moulins, les péages et, en un mot, tous ses droits utiles ou régaliens à Yverdon et dans la banlieue de cette ville 1 . Cette transaction, datée d’Yverdun, de la troisième semaine après Pâques 1260, eut son plein effet, comme le prouve un mandement adressé par le sire de Montfaucon, de son châtel d’Orbe, en date du 1er juillet de la même année, à ses vassaux ou receveurs d’Yverdon, par lequel il leur fait part de la vente de ses possessions dans cette ville, les relève de leur serment de fidélité envers lui, et leur enjoint de reconnaître le prince Pierre pour leur seigneur 2 .
Aux cinq cents livres stipulées dans la transaction ci-dessus, le prince Pierre avait ajouté de sa pure grâce et libéralité une somme d’argent (dont le chiffre est incertain), pour laquelle il paraît qu’il avait assigné au sire de Montfaucon une partie des bois d’Epenay, près d’Yverdon, pour la tenir de lui en fief ou gagement 3 . Du reste, la suite démontre que le sire de Montfaucon conserva sur le cours /49/ de la Thièle, au-dessus d’Yverdon, les droits de péage et autres appartenant au château d’Orbe 1 .
Avant d’abandonner ses droits sur Yverdon, Amédée de Montfaucon avait fait d’autres acquisitions bien plus importantes pour l’affermissement du pouvoir de sa maison en-deçà du mont Jura, où ce pouvoir tenait encore en échec celui de la maison de Savoie. Le sire de Montfaucon, qui jusqu’alors n’avait possédé que la moitié de la seigneurie d’Orbe, par indivis avec les comtes palatins de Bourgogne 2 , acquit l’autre moitié de Hugues de Châlons et d’Alix, comtesse palatine, sa femme.
En effet, par un acte authentique de l’année 1255, scellé de leur sceau, Hugues et Alix déclarent publiquement que, « comme leur amé et féal Amédée, sire de Montfaucon, tient déjà d’eux en fief et châsement la moitié d’Orbe, ils lui ont donné l’autre moitié en échange de certains droits qu’Amédée avait à Châtillon-le-Duc, près Besançon. A condition que le dit sire de Montfaucon tiendra d’ors en là le tout d’Orbe et ses appendices ligement d’eux et des comtes palatins leurs successeurs 3 . » Après la mort prématurée de Hugues de Bourgogne (1266), sa veuve Alix, comtesse palatine, confirma pleinement l’échange ci-dessus /50/ par une nouvelle charte en date du mois de mars 1267, avec le consentement de son beau-père, Jean de Châlons, le véritable souverain de la Franche-Comté et des montagnes du Jura 1 . Du reste, la terre d’Orbe continua à relever immédiatement du comté de Bourgogne, formant ainsi une enclave étrangère dans le Pays-de-Vaud.
Après avoir acquis la totalité de la seigneurie d’Orbe et de son château fort, le premier soin du sire de Montfaucon fut de fortifier cette ville ouverte et composée de plusieurs quartiers séparés, et d’en faire un bourg fermé en entourent la colline d’Orbe d’une enceinte de murailles qui reliaient le bourg aux fortifications du château, de manière à transformer en un boulevard inexpugnable cette colline escarpée que l’Orbe enveloppe de trois côtés 2 . Il s’agissait évidemment d’opposer une barrière aux entreprises de Pierre, comte de Savoie, qui non seulement avait fortifié Yverdon et bâti le château qui subsiste encore, mais qui en outre avait obligé les sires de Joux, vassaux du comte de Bourgogne et des Montfaucon, de lui faire hommage pour la Cluse de Joux et pour leur terre de Bavois 3 , et même de le reconnaître pour suzerain du château de Joux après la mort du comte Jean qui vivait encore 4 .
Jean de Châlons, comte en Bourgogne et sire de Salins, qui pendant longtemps avait balancé l’influence de la maison /51/ de Savoie en deçà du mont Jura, mourut au mois de septembre 1267, laissant une nombreuse postérité, issue de trois femmes, dont la dernière, Laure de Commercy, lui survécut 1 . Laure était fille de Simon, sire de Commercy, et de Mahaut de Sarbruck, qui, après la mort de son premier mari, avait épousé Amédée, sire de Montfaucon 2 . En devenant la troisième femme de Jean de Châlons, l’antique, la belle-fille d’Amédée avait ajouté un nouveau lien à ceux qui unissaient les Montfaucon à la puissante maison des comtes de Bourgogne.
Alix de Méranie, comtesse palatine et veuve de Hugues, fils aîné de Jean de Châlons, prévoyant peut-être que la mort prochaine de son beau-père allait la laisser sans appui, partant sans autorité, avait épousé (en juin 1267) Philippe, frère puîné du comte Pierre de Savoie 3 , auquel il succéda l’année suivante dans le gouvernement de l’Etat 4 . Dès lors Philippe porta le titre de comte de Savoie et de Bourgogne palatin, et justifia le choix d’Alix en faisant prévaloir son autorité au delà 5 comme en deçà du mont Jura.
Persévérant dans la ligne prudente et sagement calculée qui, jusqu’alors, lui avait si bien réussi, Amédée, sire de /52/ Montfaucon et seigneur d’Orbe, s’attacha à la fortune du comte Philippe, son suzerain naturel et légitime, auprès duquel il paraît avoir joui d’une confiance qui tourna au profit de ses propres intérêts. — Amédée soutint ouvertement le comte de Savoie dans ses démêlés avec sa nièce Béatrice de Savoie, dauphine de Viennois et dame de Faucigny. Par son testament (6 mai 1268), le comte Pierre avait institué la dauphine, sa fille unique, héritière des domaines et des fiefs qu’il avait acquis sur l’une et l’autre rive du lac Léman, soit en son propre nom, soit comme cessionnaire de son beau-père, le dernier sire de Faucigny 1 . Béatrice refusait de reconnaître le comte Philippe, son oncle paternel, comme suzerain de ces domaines et de ces fiefs 2 , et ce refus fit naître entre elle et les comtes de Savoie une guerre domestique, entremêlée de quelques trèves, qui pendant plus de trente années troubla la tranquillité de ces rivages 3 .
Dans ce conflit, Béatrice de Faucigny, dame de Thoire et Villars, tante maternelle de la dauphine, revendiquait une portion de l’héritage d’Aymon, dernier sire de Faucigny, son père 4 , qui entre autres biens lui avait assigné en dot sa maison forte de Suchy, avec 100 livres de rente en terres 5 . La dauphine Béatrice se trouvant au château de Bryon en /53/ Bugey, la dame de Thoire-Villars, sa tante, la retint en otage, ainsi que le jeune dauphin Jean, jusqu’à ce qu’elle eût fait droit à ses demandes 1 . Le comte Philippe, mécontent de cette mesure violente, chargea le sire de Montfaucon et deux autres seigneurs de se rendre au château de Bryon, et de procurer, de gré ou de force, la délivrance de la dauphine et de son fils. — Le sire de Montfaucon obtint leur libération moyennant la remise faite au comte de Savoie de plusieurs châteaux, entre autres d’Aubonne et de ses appartenances en deçà du lac Léman 2 , en attendant que des arbitres, désignés à cet effet, eussent prononcé sur ce différend 3 . La garde du château d’Aubonne fut d’abord remise au sire de Montfaucon et à ses officiers, Amédée de Jougne, chevalier, et Renaud de Cicon, son châtelain d’Orbe, auquel il manda par un ordre de sa main, daté du 24 février 1271, qu’ils eussent à remettre la ville et le châtel d’Aubonne à Pierre, seigneur de Langin, chargé de les recevoir au nom du comte Philippe 4 .
Cependant, tout en s’acquittant consciencieusement de la délicate mission dont Philippe l’avait chargé, Amédée de Montfaucon n’avait point négligé ses propres intérêts. Il avait /54/ obtenu de la dauphine Béatrice la restitution de la rente de 25 livres assignée sur les terres de Bavois, de Corcelles et de Suchy, dont le premier avait été naguères dessaisi par le comte Pierre, père de la dauphine. — Par une charte datée du mois de janvier 1270, et scellée du sceau de Geoffroi de Joinville, chevalier, sire de Vaucouleurs, son oncle, Béatrice, comtesse d’Albon et dame de Faucigny 1 , investit de nouveau Amédée de Montbéliard, sire de Montfaucon, son cousin, de cette rente de 25 livres, en rappelant dans l’acte toutes les circonstances dont on a parlé en son lieu.
Les sires de Joux avaient dû, naguères, reconnaître le comte Pierre de Savoie comme leur suzerain, pour le châtel de Joux et pour leur terre de Bavois et de Corcelles-sur-Chavornay 2 . Ces fiefs, ainsi que celui de Suchy, furent cédés en 1271, avec le château et la seigneurie d’Aubonne, à Béatrice, dame de Thoire, et à ses fils, par la dauphine Béatrice, dame de Faucigny, à l’exception du fief du sire de Montfaucon, dont celle-ci se réserva l’hommage direct 3 . La rente de 25 livres qui constituait ce fief étant assignée sur la généralité des terres des trois villages en question, il en résulta des complications diverses, ainsi qu’on le verra plus loin 4 . /55/
Dans ces entrefaites, Amédée sire de Montfaucon avait continué à fortifier la ville d’Orbe, en entourant les quartiers supérieurs de murailles, de tours et de portes massives. Cette œuvre n’avait pu recevoir son entière exécution qu’après avoir racheté les droits des principaux tenanciers du prieuré de Romainmotier, qui possédait à Orbe une partie du domaine utile, inféodé à diverses familles de gentilshommes pourvues des offices héréditaires de vidomne et de maire d’Orbe. Le sire de Montfaucon effectua ce rachat à prix d’argent 1 et supprima ces offices héréditaires, dont les droits et les revenus furent dès lors réunis aux indominures du château d’Orbe. — En même temps ces offices supprimés furent remplacés par les charges amovibles de châtelain et de mestral. Renaud, fils de Girard, dernier maire d’Orbe, fut le premier châtelain de ce lieu 2 .
Amédée de Montfaucon eut des différends plus sérieux avec ses voisins au sujet de certains habitants forains de la ville d’Orbe; notamment avec Pierre, seigneur de Champvent, qui les réclamait comme serfs de sa terre. Mais ces différends furent accommodés par l’entremise de Laure de Commercy, veuve du comte Jean de Châlons, l’antique, dont le jugement, rendu en 1275, leva le dernier obstacle qui s’opposait à la clôture de la ville haute d’Orbe 3 . /56/
Ce bourg et son château, fortifiés par la nature et par l’art, rattachaient les possessions transjuranes du sire de Montfaucon aux vastes domaines qu’il possédait sur le revers opposé du mont Jura, à savoir les seigneuries de Montfaucon, Bouclans, Roulans, Vercel, Vennes et Vuillafans-le-vieil; l’avouerie ou la garde de Morteau et de La-Grâce-Dieu; la suzeraineté sur les seigneuries de Neuchâtel-en-Bourgogne, de Saint-Hippolyte, de Châtillon-près-Maiche, de Belvoir et de Vuillafans-le-neuf 1 ; sans compter la seigneurie de Passavant, qu’il forma de toute pièce, et dont il fit bâtir le château entre les années 1255 et 1266 2 . Amédée de Montfaucon porta ensuite toute son attention sur la seigneurie d’Echallens, qu’il constitua de la même manière, en réunissant dans sa main tous ses éléments épars. Amédée, ainsi qu’on l’a fait voir ci-devant, avait hérité de Richard II, comte de Montbéliard, son père, la propriété de l’ancienne forêt domaniale d’Orjulaz, ainsi que la supériorité féodale sur les quartiers démembrés de ce vaste territoire forestier qui se trouvaient entre les mains des églises, des couvents et de plusieurs familles nobles, dont les droits possessifs remontaient à plus d’un siècle. Tels étaient entre autres les nobles de Gumoens, divisés en plusieurs branches; les nobles de Cicon et de Cheseaux, tenanciers des biens de l’église et en même temps vassaux des Montfaucon 3 . /57/
Nous croyons nécessaire de rappeler ici que le droit de suzeraineté était très distinct des droits de seigneurie et de propriété utile (dominium utile); ces droits se trouvaient le plus souvent dans des mains différentes, et, malgré la réunion sous un même suzerain des différentes parties du territoire féodal d’Echallens, les seigneurs ecclésiastiques et laïques voisins, ainsi que les nobles du pays, y ont conservé pendant fort longtemps des droits de propriété et de juridiction inférieure sur leurs hommes et sur leurs biens respectifs. La tâche que le sire de Montfaucon paraît s’être proposée consistait à racheter une partie de ces droits utiles pour les réunir à son propre domaine, afin d’en augmenter le revenu, en ajoutant à la suzeraineté qui lui appartenait déjà la possession des terres et la seigneurie directe sur les personnes qui les cultivaient 1 .
L’ancienne maison de Gumoens et les nobles de Cheseaux possédaient dans le bourg d’Echallens et dans son territoire des fonds et des droits de diverses sortes, entre autres une part dans le péage qui se percevait dans ce bourg, et les étangs du château. Le sire de Montfaucon ayant résolu d’agrandir l’enceinte du château d’Echallens et de reconstruire à neuf les moulins et les fours du bourg, il en résulta quelques difficultés entre lui et les nobles de Gumoens, /58/ savoir Girard et Vuillelme, frères, fils de feu Ebald, coseigneur de Gumoens-St-Barthélemy 1 . Par un accommodement fait entre noble baron Amey de Montfaucon et les frères de Gumoens, ses vassaux, ceux-ci lui cédèrent tous leurs droits moyennant une cense annuelle de cinq muids de froment à prendre sur le revenu des moulins d’Echallens. Les conditions de cet accommodement furent réglées à l’amiable par Richard de Duyn, chanoine, et Vuillelme de Gumoens, sacristain de Lausanne, pour les nobles de Gumoens, et Renaud, châtelain d’Orbe, ainsi que Louis, maire de Lausanne, pour le sire de Montfaucon, et stipulées au mois d’août 1273 2 . Le 3 février suivant (1274), Amédée, sire de Montfaucon et seigneur d’Echallens, donna, en faveur des dits frères de Gumoens, une déclaration confirmative de l’accord ci-dessus 3 .
En même temps, par un acte fait sous le sceau de l’officialité de Lausanne en date du mois de février de la même année 1274, Pierre de Cheseaux, chevalier, du consentement d’Etiennette, sa femme, et de ses petits-fils, Vuillelme et Girard, enfants de feu Pierre de Chesaux, son fils, et de /59/ l’aveu de Jean Valier, citoyen de Lausanne, son gendre, et des enfants de ce dernier, vendit à Amédée, sire de Montfaucon, tous les droits qu’il avait ou qu’il pouvait avoir au château, bourg et territoire d’Echallens, à l’exception de la dîme de Villars-le-Terroir, pour le prix de cent-quarante livres, monnaie de Lausanne, que le vendeur toucha en bonnes espèces courantes 1 .
Jean de Gumoens, damoiseau, de la branche de Gumoens-le-Jux ou le Crau, l’un des principaux officiers-fieffés de l’évêché de Lausanne 2 , tenait, en même temps, en fief de la maison de Montfaucon, le vidomnat (vice-domnatus) d’Echallens. — Il remit à Amédée de Montfaucon, qu’il appelle son seigneur, tous les biens dépendants de ce fief au châtel, bourg, village et territoire d’Echallens: terres, bois, censes, tailles, recette de dîmes et péages 3 , moyennant une indemnité de quarante livres lausannoises; en se réservant toutefois, pour sa personne, l’office de vidomne du seigneur /60/ d’Echallens 1 . Cette vente fut stipulée le lundi avant la Madelaine, 17 juillet 1279, sous les sceaux d’Aymon prieur de Romainmotier, de Conon de Gumoens, chanoine de Lausanne et de Genève, et du vendeur 2 .
Au moyen de ces différentes acquisitions, qui, selon les usages de la féodalité, consistaient à réunir le domaine utile ou le fief à la directe, Amédée de Montfaucon se mit en pleine possession du château, bourg et village d’Echallens, et fut libre d’en disposer selon sa volonté, sans faire tort aux droits acquis, d’ancienne date, par les feudataires de sa maison. Il est évident qu’il se proposait déjà de clore le bourg, et de faire du châtel d’Echallens le chef-lieu d’une seconde seigneurie féodale, non moins importante que celle d’Orbe. Mais la mort suspendit l’exécution de ce dessein, qui plus tard fut accompli par ses héritiers.
Amédée sire de Montfaucon, troisième du nom, seigneur d’Orbe et d’Echallens, décéda le 15 janvier 1280, dans un âge très avancé. Il fut marié vers l’an 1247 à Mathilde ou Mahaut, comtesse de Sarbruck, veuve de Simon sire de Commercy, dont elle avait eu plusieurs enfants. Mahaut était morte le 30 août 1275 3 , après avoir donné à Amédée, son second mari, trois fils et une fille, — savoir: Jean, qui fut sire de Montfaucon; Gauthier, seigneur de Vuillafans-le-vieil, d’Orbe et d’Echallens 4 , et Richard, qui était chanoine du chapitre /61/ de St-Etienne de Besançon en 1273, et qui mourut avant son père au mois d’août 1277 1 . — Agnèz, leur sœur, fut mariée en 1271, à Aimon III comte de Genève ou de Genevois. Elle fit son testament le lendemain de la St-André 1277, et mourut au mois de décembre de la même année, laissant à son mari deux filles en bas âge 2 . Amédée, sire de Montfaucon, avait promis en dot à sa fille Agnès le château de Roulans, en Bourgogne, avec 160 livres de rente en terres dans la châtellenie de ce nom 3 . La mort prématurée de la comtesse de Genève, qui fut bientôt suivie du second mariage du comte Aimon (1279), suspendit l’exécution de cette promesse.
Amédée de Montfaucon avait eu, avant son mariage, un fils naturel nommé Barthélemi, qui était âgé de 18 à 19 ans à l’époque où lui-même prit la croix, avec le projet d’accompagner le roi St-Louis dans sa première croisade (1248). Ne pouvant pour le moment exécuter ce projet, Amédée confia ce fils au sire de Joinville, l’ami et le compagnon du roi de France 4 , qui l’emmena avec lui en Orient d’où Barthélemi ne revint pas 5 .
Pendant sa longue et active carrière, qui embrasse plus /62/ d’un demi-siècle, Amédée, sire de Montfaucon, accrut le nombre des domaines de sa maison au-delà du mont Jura, des seigneuries de Roulans et de Passavant, des terres de Naisey et de Châtillon-Guyote, et des fiefs de Belvoir de Goncens, de Nods, de Vuillafans-le-neuf et de Cicon 1 . Il augmenta considérablement l’étendue de ses autres seigneuries par des échanges et des acquisitions bien entendues. Le prieur de Morteau, Hugues de Rochebaron, ayant été promu à l’évêché de Langres (en 1244) et le nombre des religieux de ce couvent se trouvant réduit à quatre, l’abbé de Cluny, de qui il dépendait, abandonna la jouissance de ce prieuré, avec ses revenus et ceux de la prévôté de Morteau, à Amédée de Montfaucon, qui en avait déjà la garde ou l’avouerie (1248) 2 . Quoique cette jouissance ne dût être que viagère, elle passa néanmoins à ses héritiers et ne fut révoquée qu’en 1332.
Suivant une estimation faite peu de temps après la mort d’Amédée III, les châteaux et châtellenies que ce seigneur tenait en fief du comte palatin de Bourgogne, y compris la terre d’Orbe, produisaient annuellement un revenu net de quatre mille livres, soit environ 160 mille francs de notre monnaie 3 . C’est par l’emploi intelligent de ses grands revenus et par une bonne administration de ses domaines qu’Amédée de Montfaucon se montra le digne élève de Jean /63/ de Châlons, surnommé le sage, son proche parent et son bienfaiteur 1 .
En deçà du mont Jura Amédée ne déploya pas moins d’activité pour étendre ses propriétés patrimoniales et pour en augmenter le revenu. Il acquit la totalité de la terre d’Orbe, et fit de ce lieu ouvert, et composé de plusieurs quartiers isolés les uns des autres, une ville fermée, qu’il entoura d’une muraille fortifiée. — Enfin, en rachetant les biens et les droits des principaux féotiers du château et du bourg d’Echallens, il donna à ses héritiers les moyens de faire de ce bourg le chef-lieu d’une nouvelle et importante châtellenie. Il fut moins heureux dans la tentative de faire valoir ses droits réels sur la ville d’Yverdon et sur ses rivages, où il échoua contre les prétentions rivales du sire de Faucigny et de son gendre, Pierre de Savoie.
Amédée, sire de Montfaucon, était allié aux principales maisons souveraines de la Transjurane. — Sa fille Agnès était mariée au comte de Genevois. — Sa nièce Sybille, fille de Thierry III, comte de Montbéliard, son frère aîné, avait épousé (1249) Rodolphe III, comte et seigneur de /64/ Neuchâtel-sur-le-Lac, — et Agnès, sœur puînée de Sybille, était mariée (1251) à Ulric IV, comte d’Arberg et seigneur de Valangin 1 . Enfin Simon de Joinville, seigneur de Gex, fils aîné de Béatrice de Châlons, dame de Marnay, était son neveu par sa mère, cousine germaine d’Amédée 2 .
Ces alliances, et l’appui de Jean de Châlons, sire de Salins, qui de fait était le véritable souverain de la Haute-Bourgogne, expliquent comment Amédée de Montfaucon, seigneur d’Orbe, balança pendant quelques années le pouvoir croissant de la maison de Savoie entre le lac Léman et le mont Jura; mais au lieu de persister dans une lutte que la fortune de Pierre de Savoie rendait de jour en jour plus inégale, il y renonça avec sa prudence ordinaire, et cultiva au contraire l’amitié du comte Philippe, frère et successeur du comte Pierre, qui lui laissa toute liberté d’exécuter ses plans économiques en deçà comme au-delà du Jura.
CHAPITRE QUATRIÈME.
Jean Ier, sire de Montfaucon, et Gauthier II, seigneur d’Orbe et d’Echallens.
Il n’y a pas d’apparence qu’Amédée de Montfaucon eût d’avance réglé le partage de sa riche succession, ce partage n’ayant été opéré entre ses deux fils survivants qu’à la fin de la seconde ou au commencement de la troisième année qui suivit sa mort 1 . Jean, l’aîné, eut en partage la seigneurie patrimoniale de Montfaucon, avec toutes les terres et les fiefs qui relevaient directement de cette seigneurie 2 ; à la réserve de la seigneurie de Vuillafans-le-vieil 3 , qui échut à son frère Gauthier. Ce dernier, qui prit le titre de sire de Vuillafans, eut en outre toutes les terres de sa maison situées en deçà du mont Jura, à l’exception des fiefs de Bavois, de Corcelles et de Suchy, qui furent ajoutés à la portion de Jean, sire de Montfaucon.
La portion de Gauthier, sire de Vuillafans-le-vieil, /66/ comprenait ainsi dans le diocèse de Lausanne les châtellenies d’Orbe, d’Echallens et de Montagny-le-Corbos, la juridiction sur le cours d’eau de la Thièle et les grands marais d’Orbe, ainsi qu’une partie des bois d’Epeney, situés dans le cercle d’Yvonand 1 . — Mais ces différentes seigneuries relevaient féodalement de divers suzerains. Ainsi, tandis que Gauthier de Montfaucon était vassal du comte palatin de Bourgogne pour sa terre d’Orbe, de même que pour celle de Vuillafans en Franche-Comté, Jean, sire de Montfaucon, son frère, était tenu de prêter hommage et fidélité à la dauphine Béatrice, dame de Faucigny, fille et héritière du comte Pierre de Savoie, à raison des fiefs qu’il tenait d’elle à Bavois, à Corcelles et à Suchy. — Quant aux terres d’Echallens et de Montagny-le-Corbos, les Montfaucon soutenaient qu’elles étaient patrimoniales et ne relevaient que du souverain du pays.
Du vivant même de leur oncle paternel Philippe, comte de Savoie et de Bourgogne, ses neveux, Amédée V et Louis, se disputèrent d’avance sa succession, chacun d’eux cherchant à se fortifier dans le pays romand en ralliant à leur parti plusieurs seigneurs et vassaux de ce pays 2 . Henri II, sire de Joux, qui possédait la terre de Bavois de moitié avec son frère Jean, seigneur de Liévremont, fit hommage de sa portion à Louis de Savoie (sept. 1283). — Jacob de Grandson, sire de Belmont, en fit autant pour sa terre de Pailly, et Guillaume de Saint-Martin pour le château de ce nom et pour la terre de Combremont 3 . Après la mort du /67/ comte Philippe (1285), son successeur Amédée V remit en apanage à Louis, son frère, avec le titre de seigneur de Vaud, les villes et châteaux de Moudon, d’Yverdon, des Clées et d’autres lieux (janvier 1286) 1 , en sorte que les domaines de la maison de Montfaucon en deçà du Jura se trouvaient enveloppés par les possessions de Louis, baron de Vaud.
D’un autre côté les differends existant entre le comte de Savoie et la dauphine Béatrice, dame de Faucigny, au sujet de l’héritage du comte Pierre, son père, subsistaient toujours. La guerre éclata de nouveau, en 1287, entre cette princesse et le comte Amédée V, son cousin 2 , et continua pendant plusieurs années, sauf quelques trèves mal observées qui suspendirent momentanément le cours des hostilités 3 . Les rives septentrionales du Léman furent enveloppées dans ce conflit sans cesse renaissant, qui mettait les seigneurs du pays dans la fâcheuse alternative de se déclarer pour l’un des deux partis, au risque de forfaire à leurs devoirs féodaux envers l’autre.
Jean, sire de Montfaucon, tenait de la dauphine Béatrice, à titre de fief-lige, 25 livres de rente sur les terres de Suchy, de Corcelles et de Bavois 4 . Le comte Amédée de Savoie, qui s’était saisi des domaines de Béatrice, prétendait à l’hommage de cette rente de 25 livres. Le sire de Montfaucon, désirant demeurer autant que possible en dehors de ces querelles domestiques, consentit à faire hommage au /68/ comte de Savoie pour les terres de son partage situées en deçà du mont Jura, moyennant 300 livres viennoises, dont il donna quittance le 19 janvier 1288 1 . Cet hommage paraît n’avoir été qu’un engagement tacite pris par le sire de Montfaucon de ne donner aucun appui aux ennemis du comte de Savoie.
Quant à Gauthier, son frère, seigneur d’Orbe, il poursuivait, autant que le comportaient les troubles qui agitaient les deux côtés du Jura, le projet conçu par son père, de faire d’Echallens le chef-lieu d’une seigneurie compacte et non moins importante que celle d’Orbe. — Nous sommes bien loin de posséder tous les actes qui contribuèrent à la réalisation de ce projet; mais ceux que nous avons pu recueillir suffisent pour nous faire connaître les moyens employés pour cela. Ces moyens, aussi simples que légitimes, étaient conformes à l’esprit et aux institutions du moyen âge.
Il faut rappeler ici le principe généralement admis que l’église avait des possessions et des fiefs, mais point de territoire 2 . Il suit de là que les biens que les abbayes de Montbenoît (près Pontarlier), du lac de Joux et de Montheron, ainsi que les prieurés de Romainmotier et de Lutry, possédaient dans la seigneurie d’Echallens, étaient considérés comme faisant partie du territoire de cette seigneurie, et leurs tenanciers comme ressortissants de sa haute juridiction 3 . La preuve de ce fait se déduit d’une déclaration /69/ du prieur de Romainmotier datée du 27 janvier 1282, par laquelle ce prieur et son couvent reconnaissent que « tous les hommes qu’ils ont en la terre d’Echallens sont justiciables de nobles barons Jean de Montbéliard, seigneur de Montfaucon, et de Gauthier son frère 1 . » Cette déclaration avait été faite à la suite de l’arrestation d’un tenancier du couvent, saisi par le châtelain d’Echallens, et qui, « de pure grâce et bonne volonté » des sires de Montfaucon, fut délivré aux officiers du prieur. Ce document fait voir en outre que les villages de Gumoens-le-Châlel ou Saint-Barthélemy et d’Eclagnens, où se trouvaient les possessions du prieuré de Romainmotier 2 , faisaient partie de la terre seigneuriale d’Echallens.
Le morcellement de la propriété féodale dans plusieurs localités du district actuel d’Echallens offrait à la maison de Montfaucon de grandes facilités pour augmenter ses domaines dans ces quartiers. Gauthier, seigneur d’Orbe et d’Echallens, profita de cette circonstance pour acquérir des membres de fief dans les villages voisins, et pour augmenter le nombre de ses gentilshommes vassaux.
Vuillelme dit le roux, fils de feu Berthold, coseigneur de Belmont, entra dans l’hommage de messire Gauthier de Montfaucon moyennant trente-cinq livres, qui lui furent comptées en bonnes espèces. — Vuillelme réserva la fidélité due à quatre seigneurs dont il était auparavant le vassal, savoir le comte de Savoie, le sire de Grandson et les /70/ seigneurs de Belmont et de Champvent. En même temps il reconnut tenir en fief du seigneur d’Echallens plusieurs arrière-fiefs et tènements situés à Chavornay et à Suchy, dont le revenu était évalué à soixante sols. Par contre Vuillelme le roux de Belmont céda et remit, à perpétuité, à messire Gauthier, toutes ses possessions féodales et foncières au village et territoire d’Essert-Pittet, qui dépendait en partie de la seigneurie d’Orbe. — Ces conventions furent stipulées le 25 septembre 1283, sous le sceau d’Aymon, prieur claustral de Romainmotier 1 .
L’ancienne et noble maison de Cicon 2 , qui tirait son origine du château de ce nom, situé entre Pontarlier et Ornans, était depuis plus de deux siècles établie à Orbe 3 , et possédait des terres et des fiefs à Gumoens-la-ville et à Eclagnens 4 . Ces fiefs étaient parvenus à Barthélemy, dit de Gumoens fils, de feu Hugues de Cicon, qui les vendit, pour le prix de sept livres estevenantes, à messire Gauthier de Montfaucon, seigneur d’Orbe, par acte passé sous le sceau de l’officialité de Lausanne et daté de l’an 1285 5 . Jaques Grillart d’Eclagnens était pour lors abergataire ou ténementier de cet arrière-fief. — Plus tard, en 1291, son fils, /71/ Jacques Grillart, de Gumoens, ayant contracté des dettes envers Vinet dit de Yens, et ne pouvant s’acquitter envers son créancier, engagea à Gauthier de Montfaucon, son seigneur, sur les mains de Perrin de Vuillafans, châtelain d’Echallens, tous ses biens, meubles et immeubles, dans le ressort de cette châtellenie, pour sûreté de 12 livres payées au susdit Vinet de Yens, pour compte de son débiteur 1 .
Nous voyons figurer ici, pour la première fois, un châtelain d’Echallens différent du châtelain d’Orbe, charge qu’occupait alors Renaud de Cicon. — Ce châtelain réunissait à l’office de Vidomne, dont il n’est dès lors plus question, l’administration militaire et féodale de toute la châtellenie d’Echallens 2 , qui par conséquent était déjà constituée sur les mêmes bases que les autres châtellenies du pays.
Les banquiers lombards, appelés Coärsins, juifs pour la plupart, étaient alors en possession de tout le commerce et de tout l’argent circulant dans le pays. Etablis depuis un demi-siècle dans les plus petites villes, ils dévoraient par des prêts usuraires le patrimoine des petits et même des grands propriétaires fonciers. Pierre dit de Vaumarcus devait 40 livres aux Coärsins d’Yverdon 3 . En mariant sa fille Isabelle à Aymon de Saint-Martin, damoiseau, il lui donna en dot tout le fief qu’il tenait de messire Gauthier de Montfaucon /72/ au territoire d’Eclépens 1 , dîmes et fruits, hommes et choses, sous condition de prendre la susdite dette de 40 livres à sa charge. — En même temps Pierre de Vaumarcus donna à son gendre plein pouvoir d’engager ou de vendre le fief en question, par une déclaration faite en sa présence et sous le sceau de Hugues de Mauvoisin, bailli de Vaud, en date du 12 février 1287 2 . L’insertion de ce document dans le cartulaire de la maison de Montfaucon suppose que Gauthier, seigneur d’Orbe et d’Echallens, se prévalut de son droit de retrait féodal pour réunir cet arrière-fief à son domaine, en acquittant la dette de son feudataire.
Persévérant dans son plan d’arrondir son domaine propre sans diminuer le nombre de ses vassaux, Gauthier de Montfaucon racheta de Nicolas d’Ecublens, donzel, tout le fief qu’il tenait de lui au village et territoire d’Etagnières, comprenant des terres cultivées et incultes, des prés, des bois, des censes et terrages, avec juridiction sur les fonds et sur leurs ténementiers. — Gauthier réunit cette juridiction à celle du château d’Echallens, en payant à Nicolas d’Ecublens une indemnité de cinquante livres lausannoises, et lui laissa en outre, à titre de fief, la propriété utile de ses fonds à Etagnières. — Cette convention, stipulée, suivant l’usage du temps, en forme de vente, sous le sceau de la cour de Lausanne, est datée du mois de juillet 1290 3 .
Au mois de janvier de l’année suivante, 1291, Gauthier de Montfaucon fit une convention assez semblable avec /73/ Gérard de Cheseaux, fils de Pierre, damoiseau, et petit-fils de Pierre, chevalier, qui naguère avait vendu à Amédée, sire de Montfaucon, ses biens à Echallens. Gérard vendit à Gauthier pour 60 livres toutes ses possessions féodales au village et terroir d’Assens, près d’Echallens 1 . Au mois de mars de la même année, ce dernier acquit de Gérard, dit d’Assens, le four banal de ce village pour cent sols de Lausanne, sauf à l’acheteur à payer chaque année six deniers de cense due à l’abbaye de Théla, soit Montheron 2 . Enfin, au mois d’avril 1291, Jean de Gumoens-la-ville, fils de feu Guidon, chevalier, céda à messire Gauthier de Montfaucon, son seigneur (domino meo), plusieurs censes foncières à lui dues par divers censitaires d’Assens, de Bioley-Orjulas et de Penthéréas. — Ces censes étaient de peu de valeur, et ne s’élevaient qu’à 11 sols 2 deniers en tout, qui furent rachetés pour 50 sols, monnaie de Lausanne 3 .
Mais il faut observer que, dans cette charte comme dans les précédentes, il est expressément rappelé que les fonds et les droits rachetés par le seigneur d’Echallens étaient auparavant de son fief (sunt de feodo domini Montisfalconis), et qu’il ne s’agissait en réalité que de réunir le domaine utile du vassal au domaine direct ou supérieur du seigneur tréfoncier; en sorte que l’indemnité payée au tenancier ne représentait que la jouissance ou l’usufruit de la chose vendue. Ces exemples, tirés du petit nombre de chartes parvenues /74/ jusqu’à nous, suffisent pour nous faire connaître le plan suivi par les Montfaucon pour former et constituer en un seul bloc la seigneurie féodale d’Echallens.
Après avoir résisté pendant un quart de siècle, la grande dauphine Béatrice de Savoie, survivant à son unique fils le dauphin Jean, s’était résignée à reconnaître la suzeraineté du comte de Savoie, Amédée V, pour les domaines et les fiefs qui lui appartenaient sur les deux côtés du lac Léman, soit du chef du comte Pierre, son père, soit du chef de sa mère, Agnès, dame de Faucigny, en se réservant la jouissance viagère de ces domaines et de ces fiefs. — Il faut noter que le fief que le sire de Montfaucon tenait de Béatrice 1 dans les territoires de Bavois, de Corcelles et de Suchy, se trouve expressément compris dans la reconnaissance de 1294.
Néanmoins cette reconnaissance non plus que la trève conclue en même temps n’empêcha pas la continuation des hostilités entre les princes de Savoie et la dauphine. Cette douairière, excitée par son gendre, le dauphin Humbert de La-Tour-du-Pin, cherchait des alliés pour recommencer la guerre 2 . Dans ce but ils firent à Jean, sire de Montfaucon, une nouvelle donation du fief en question, laquelle est datée du château de Montbonod en Dauphiné, du 22 septembre 1298, et scellée de leurs sceaux. Aux fiefs de Bavois, de Corcelles et de Suchy, la dauphine /75/ ajouta, « en accroissement de fief, le Châtel et la ville d’Yverdon, avec toute sa châtellenie, à charge de lui faire service des dits fiefs ainsi qu’à ses héritiers » 1 . Cette inféodation, plus nominale que réelle, resta sans effet, parce que Louis de Savoie, baron de Vaud, était depuis une dizaine d’années en pleine possession du château et de la châtellenie d’Yverdon 2 , que la dauphine prétendait lui appartenir par droit d’héritage 3 .
Jean de Montfaucon, fidèle aus engagements qu’il avait pris envers le comte Amédée V, ne jugea pas à propos de se prévaloir contre Louis de Savoie de la donation de Béatrice, quoique les empiétements du baron de Vaud sur les domaines des Montfaucon lui eussent fourni plus d’un motif pour user de représailles envers ce prince turbulent 4 . Du reste Jean et Gauthier de Montfaucon, son frère, étaient pour lors engagés de l’autre côté du mont Jura par des intérêts d’une bien plus haute importance pour la grandeur de leur maison.
Nous ne suivrons pas ces vaillants fils d’Amédée de Montfaucon au milieu des complications qui, de leur temps, agitèrent la haute Bourgogne. Nous nous bornerons à dire ici que Jean sire de Montfaucon et Gauthier, son frère, figurent comme médiateurs de la soumission de la ville de Besançon /76/ au roi des Romains Rodolphe Ier et du traité de paix fait en 1290 entre cette ville et Jean de Châlons, sire d’Arlay, représentant de ce grand empereur 1 . L’année suivante Gauthier, seigneur d’Orbe et de Vuillafans, marche au secours de l’archevêque de Besançon, Eudes de Rougemont, assiégé dans son château de Roignon par les Bysontins 2 . Gauthier et Jean de Montfaucon, son frère aîné, figurent ensuite à la tête des grands barons de la Franche-Comté qui, avec Jean de Châlons-Arlay, se liguèrent par un serment solennel (mars 1295) 3 soit pour défendre leur propre indépendance menacée par le traité de Vincennes (2 mars), qui transférait de fait au roi de France Philippe-le-Bel la souveraineté de ce comté 4 , soit pour maintenir la suzeraineté du saint empire romain sur les provinces cis et transjuranes dont Philippe poursuivait la réunion à sa couronne 5 .
Avec la permission de l’empereur, Adolphe de Nassau, les confédérés s’allièrent par un traité particulier (1297, 2 août) au roi Edouard d’Angleterre, qui était en guerre avec la France 6 ; cette alliance avait été négociée par /77/ Amédée V, comte de Savoie, et Otton de Grandson, chevalier, gouverneur de Jersey, l’un des principaux conseillers du roi d’Angleterre 1 . Plusieurs seigneurs et vassaux du pays de Vaud, ainsi que les évêques de Lausanne et de Bâle, se joignirent à cette ligue formée contre la France 2 . Jean sire de Montfaucon combattit à la bataille de Furnes, en Flandre, (13 août 1297), où l’armée anglo-allemande fut mise en déroute. Après cette victoire le roi Philippe accorda à ses adversaires une nouvelle trève, pendant laquelle les deux rois remirent au pape Boniface VIII, assisté du comte de Savoie et d’Otton de Grandson, le soin de conclure la paix (juin 1298) 3 .
Informés de ce revirement par le retour du sire de Montfaucon dans ses foyers, la ligue franc-comtoise, abandonnée à ses propres forces, s’assembla près de Besançon (20 avril 1298), et chargea Gauthier, seigneur de Vuillafans et d’Orbe, de se rendre aux conférences pour traiter de la paix avec Philippe, roi de France, sous la médiation du Pape 4 . Cependant la soumission définitive des principaux seigneurs franc-comtois n’eut lieu qu’au mois de mai 1301, à la suite d’un traité particulier fait entre eux et le /78/ roi Philippe-le-Bel, en qualité de régent du comté palatin de Bourgogne 1 .
Dans ces entrefaites la Suisse romande était agitée par une guerre privée entre Louis de Savoie, baron de Vaud, et l’évêque de Lausanne, Guillaume de Champvent. Cette guerre avait éclaté (1295) en même temps que celle qui désolait le comté de Bourgogne et divisait en deux camps ennemis la plupart des seigneurs et des vassaux de la Transjurane 2 . Elle durait déjà depuis deux années lorsque le comte de Savoie, Amédée V, entra dans l’alliance du roi d’Angleterre, en s’engageant à joindre ses forces à celles qu’Edouard rassemblait en Flandre contre le roi de France 3 . Avant d’entreprendre cette lointaine expédition, le comte de Savoie jugea à propos de mettre un terme aux querelles qui divisaient le Pays-de-Vaud. Il engagea d’abord Louis, sire de Vaud, son frère, à s’accommoder avec Gauthier de Montfaucon, seigneur d’Orbe, au sujet des bois de +, dont le premier revendiquait, sinon la possession entière, au moins une grande portion, en qualité de seigneur des Clées 4 . Cette ancienne forêt royale fut effectivement partagée /79/ entre les deux seigneuries limitrophes d’Orbe et des Clées, par une transaction amiable, stipulée à Yverdon en date du 24 mars 1297 1 .
En même temps le comte Amédée obligea Louis, baron de Vaud, et l’évêque de Lausanne, Guillaume de Champvent, à conclure, sous sa haute médiation, une trève de trois mois et demi (du 29 juin au 15 octobre 1297), dont il régla les conditions, et dans laquelle tous les adhérents et vassaux respectifs des deux partis belligérants furent compris 2 . Cette trève, mal observée des deux côtés, avait été suivie de nouvelles hostilités et de dégâts, commis de part et d’autre, dans plusieurs localités. Les gens de Louis de Savoie s’étaient rués sur les terres de Montagny, d’Orbe et d’Echallens, et y avaient causé des dommages évalués à plus de 120 livres (environ 5000 fr.) Les bourgeois d’Yverdon interceptaient les bateaux qui remontaient la Thièle, et refusaient d’acquitter les péages dus au seigneur de Montfaucon à Valleyres-sous-Montagny et à Treycovague. Enfin ils le troublaient dans la jouissance de ses bois d’Epenay, et recevaient, contre son gré, ses sujets dans leur bourgeoisie. Tout cela se passait tandis que Gauthier, seigneur d’Orbe et d’Echallens, se trouvait aux conférences qui se tenaient à Rome pour la paix.
C’est en vain que Jean de Châlons, sire d’Arlay, était /80/ intervenu pour pacifier ces différends; la paix, qu’il croyait avoir rétablie (1298) 1 , fut rompue de nouveau au bout de quelques mois. Il fallut que le comte Amédée V, dit le Grand, interposât le poids de son autorité justement redoutée pour obliger les deux partis à se soumettre à son arbitrage.
La sentence rendue par ce prince à ce sujet est datée d’Ouchy, sous Lausanne, le 5 juillet 1300 2 . Elle faisait droit aux griefs principaux de Gauthier de Montfaucon, en ordonnant:
1° que les bourgeois d’Yverdon demeurant hors du ban de cette ville devront acquitter les péages, aux lieux accoutumés, comme les autres ressortissants de messire Gauthier;
2° qu’ils ne pourront, sans sa permission, recevoir en leur bourgeoisie aucun de ses sujets;
3° que Louis de Savoie indemniserait messire Gauthier des dommages que lui ou ses gens avaient faits dans ses terres de Montagny, d’Orbe et d’Echallens, et dans les bois d’Epeney, suivant l’estimation qui en serait faite par des commissaires désignés pour cela;
4° que les ressortissants des différentes terres de messire Gauthier pourront traverser librement avec leurs denrées les domaines de messire Louis, sans être empêchés ou imposés par ses officiers;
5° enfin, que le cours de la Thièle sera tenu libre de /81/ manière que les bateaux (les nefs) puissent aller et venir sans empêchement.
Après avoir conclu à Saint-Sulpice, entre Morges et Lausanne, un accord particulier avec l’évêque de Lausanne 1 , Louis de Savoie, baron de Vaud, accompagna à Rome le comte Amédée, son frère; puis il suivit Charles de Valois à la conquête de Sicile, et mourut à Naples en 1302 2 . Ce fut la véritable cause de la cessation des troubles qui, depuis plus de vingt ans, avaient plus ou moins fortement agité le pays romand, depuis Fribourg jusqu’à Genève.
Jean I, sire de Montfaucon, qui s’était signalé en Flandre et dans la guerre des seigneurs francs-comtois contre Philippe-le-Bel, ne survécut pas longtemps à la pacification de 1301. Après la mort de sa première femme, Marguerite de Château-Vilain, qu’il perdit en 1297 3 , il se remaria à Paris avec Isabeau, fille d’Adam IV, vicomte de Melun, qui lui survécut 4 . Il n’eut aucun enfant de ces deux alliances 5 , et testa au mois de décembre 1304 en faveur de son unique frère Gauthier, seigneur de Vuillafans et d’Orbe 6 . Il mourut dans le courant de l’année suivante, et fut enseveli dans l’église de Saint-Etienne de Besançon 7 . Gauthier /82/ réunit ainsi dans sa main toutes les seigneuries de la maison de Montfaucon, tant au delà qu’en deçà du mont Jura 1 .
Quant au comté de Montbéliard, il était tombé en quenouille après la mort de Thierry III de Montfaucon (II), dit le grand baron, oncle paternel de Jean et de Gauthier 2 . Ayant perdu son unique fils (Thierry IV), le comte de Montbéliard avait institué pour héritier de son comté souverain Renaud de Bourgogne 3 , en considération du mariage de ce dernier avec Guillemette de Neuchâtel-sur-le-lac, sa petite-fille, née de Sybille de Montfaucon, sa fille, et de Rodolphe III, comte de Neuchâtel 4 . Mais, dès la seconde génération, le comté de Montbéliard rentra par un autre mariage dans la maison de Montfaucon, sauf le pays d’Ajoie (Elsgau) et la seigneurie de Porrentruy, qui retournèrent au domaine de l’Eglise de Bâle 5 .
Après avoir achevé l’œuvre commencée par son père Amédée, et constitué la seigneurie d’Echallens en châtellenie (castellatus), ou juridiction séparée et indépendante 6 , Gauthier de Montfaucon, quoique au déclin de ses ans, entreprit encore de former une nouvelle seigneurie, sur les confins des diocèses de Besançon et de Bâle, dans la Franche-Montagne. /83/ Dans ces quartiers existait, de toute ancienneté, au bord du Doubs, un bourg paroissial appelé Goumoëns ou Gumoëns dans les chartes du temps, aujourd’hui Goumois-sur-Doubs 1 . Par une charte du mois de mai 1304, Renaud, comte de Montbéliard, et Guillemette de Neuchâtel, sa femme, auxquels ce territoire appartenait, donnèrent à leur « amé cousin, Gauthier de Montfaucon, leur ville de Goumoens, sur la rivière de Doub près Maiches, en considération de plusieurs bons services que celui-ci leur avait faits » 2 . Gauthier fit aussitôt bâtir vis-à-vis du bourg de Goumoens sur la rive droite du Doub, au penchant du Spiegelberg, un château auquel il donna le nom de Franquemont 3 . Cette acquisition, ainsi que la construction de ce nouveau castel, provoquèrent quelques réclamations du prieur et du couvent de Lanthenans (près l’Isle-sur-Doubs), qui prétendait avoir des droits sur la terre de Goumois. L’évêque de Bâle ayant nommé l’abbé de Baulmes et Jean de Châlons-Arlay pour juger la chose (septembre 1305) 4 , ces arbitres, après avoir ouï 24 témoins, constatèrent que le couvent de Lanthenans avait cédé, en 1257, tous ses droits sur Goumois (locum de Goumoens) à Thierry, comte de Montbéliard, à la réserve du patronat de l’église et des dîmes de la paroisse de ce nom 5 . /84/
Dans le même temps (3 novembre 1305), Gauthier de Montbéliard, qualifié dans l’acte de sire de Montfaucon, avait acquis de Jean, comte de La-Roche-Saint-Hippolyte, seigneur de Châtillon-sur-Maiches, tout ce que celui-ci possédait en terres et en bois, en hommes et en justices, sur la rive droite du Doubs, en se réservant seulement le droit de faire des écluses sur les deux rives pour moulins, raisses et batoirs 1 . Telle est l’origine de la seigneurie de Franquemont (en allemand Spiegelberg), confinant à celle de Valangin par le Val-de-Ruz, et qui, plus tard, devint l’apanage d’une branche illégitime de la maison de Wurtemberg-Montbéliard.
Gauthier, sire de Montfaucon, qui avait déjà pris le rôle de médiateur dans la guerre soutenue par les citoyens de Besançon contre l’empereur Rodolphe I et Jean de Châlons, sire d’Arlay, beau-frère de ce monarque (a° 1290), fut appelé une seconde fois à remplir cette mission de paix en 1307. La commune de Besançon, soutenue par l’empereur Albert, ayant refusé de reconnaître l’autorité du sire d’Arlay en qualité de vicomte et maire de cette ville impériale 2 , celui-ci prit les armes pour la ranger sous son obéissance. Après avoir essuyé au pied de leurs murailles une sanglante défaite (août 1307), les Bysontins consentirent à traiter de la paix avec le sire d’Arlay (3 décembre ). Gauthier, sire /85/ de Montfaucon fut chargé, d’un commun accord, de régler les conditions du traité. Celui-ci, « considérant en ces faits plus pitié et miséricorde que la rigueur du droit, » rendit sa sentence arbitrale à Beure, près Besançon, le 31 janvier 1308 1 .
Gauthier II, sire de Montfaucon, seigneur de Vuillafans-le-vieil et autres lieux en Bourgogne, d’Orbe, d’Echallens et de Montagny-le-Corboz, au Pays-de-Vaud, survécut à peine une année à ces événements; il mourut vers le mois de mai 1309 2 , dans un âge avancé. Il fut marié à Mathilde ou Mahaut, fille et héritière de Simon (de Pontailler), sire de La Marche et de Chaussin, dans la vicomté d’Auxonne 3 . Mahaut survécut plus de 20 années à son mari, qui lui avait assigné un douaire considérable sur les terres de Franche-Comté 4 . Elle avait donné à Gauthier, sire de Montfaucon, trois fils, savoir Jean II, Henri I, et Girard 5 , et en outre trois filles, dont l’aînée, Jeanne, fut mariée en 1304 à Thibaud II, sire de Belvoir 6 ; la seconde, Mahaut, épousa en /86/ premières noces Richard, comte de La-Roche-Saint-Hippolyte, et en secondes noces Frédéric (ou Ferry) le jeune, comte de Fribourg-en-Brisgau (1334). La troisième, appelée Marguerite, fut mariée en 1310 à Henri, comte de Blamont en Lorraine 1 .
Quoique plusieurs localités de la haute Bourgogne eussent obtenu, dans le XIIIe siècle, de leurs seigneurs, des franchises communales 2 , ces affranchissements étaient encore, à peu d’exceptions près, inconnus dans le Pays-de-Vaud avant les premières années du XIVe 3 . On peut expliquer ce fait par les guerres particulières qui agitèrent ce pays dans la seconde moitié du siècle précédent. Les comtes de Savoie, le Baron de Vaud et les évêques de Lausanne étaient plus occupés à s’assurer la possession des petites villes et des bourgs fermés, qu’à accorder des franchises à leurs habitants. On n’a donc pas lieu de s’étonner que les sires de Montfaucon aient remis à des temps plus propices le soin d’affranchir leurs bourgs d’Orbe et d’Echallens, qui du reste étaient régis selon les usages traditionnels et les coutumes générales du pays.
CHAPITRE CINQUIÈME.
Jean II, sire de Montfaucon, seigneur d’Orbe et d’Echallens.
Jean II, fils aîné de Gauthier II, est qualifié sire de Montfaucon dans un document de l’année 1309, qui fut celle du décès de son père. Il paraît avoir gouverné seul, soit en son propre nom, soit au nom de ses deux frères puînés, Henri et Gérard, tous les domaines paternels, tant en deçà qu’au delà du mont Jura 1 . Leur mère Mahaut, dame de la Marche et de Chaussin, qui avait survécu à son mari, et qui plus tard se remaria à Henri de Bourgogne 2 , jouissait, à titre de douaire, de plusieurs terres de l’estoc de Montfaucon, dans la Franche-Comté. En conséquence, le partage de la succession paternelle fut renvoyé jusqu’après la mort de Mahaut.
On se rappelle qu’Amédée III, sire de Montfaucon, aïeul de Jean II, avait marié sa fille Agnès à Aymon III, comte de Genevois, en lui promettant pour dot le châtel de Roulans avec 160 livres de rente en terres dans cette châtellenie. La dot d’Agnès n’avait été délivrée ni par Amédée, son père, ni par Gauthier, son frère, et les tuteurs des filles de la /88/ comtesse de Genevois demandaient que le contrat fût exécuté. Jean II s’acquitta de ce devoir aussitôt qu’il eut pris possession de la seigneurie de Montfaucon, en remettant le château de Roulans, avec 160 livrées de terre, à Hugues de Vienne, sire de Pagny, tuteur et beau-père de Jeanne de Genève et d’Agathe ou Comtesson, sa sœur 1 . Après quoi Hugues de Vienne, au nom de ses pupilles, fit la reprise du tout comme fief mouvant du sire de Montfaucon, et donna à Jean II quittance de la dot d’Agnès, sa tante paternelle 2 . Il est à remarquer qu’en cette circonstance Jean, sire de Montfaucon, agit seul, de sa pleine autorité, et sans qu’il soit fait aucune mention dans la charte de ses deux frères.
Les dissensions domestiques qui s’étaient ranimées plusieurs fois entre le comte de Savoie, Amédée V, et la grande dauphine Béatrice, et dont les funestes effets s’étaient fait sentir en deçà comme au delà du lac Léman, se terminèrent enfin dans cette même année 1309, par le mariage de Hugues, sire de Faucigny, second fils du dauphin Humbert Ier, avec Marie de Savoie, fille du comte Amédée-le-Grand 3 . Déjà en 1303, Béatrice avait remis à Hugues de Dauphiné, son petit-fils, la baronie de Faucigny, avec tous les domaines et les fiefs qui lui appartenaient entre le mont Jura et le lac Léman 4 . Hugues en avait fait hommage au comte de Savoie, /89/ en y comprenant nominativement les fiefs que le sire de Montfaucon tenait de la dauphine, son aïeule 1 . Il ne pouvait être question ici que des 25 livres de rente annuelle assignées sur la généralité des revenus des terres de Bavois, de Corcelles et de Suchy.
Ces terres, et entr’autres la seigneurie de Bavois, étaient partagées entre plusieurs seigneurs fonciers. Le château de Bavois, avec une partie des bois environnants, appartenait aux sires de Joux, divisés en deux branches, savoir celle des seigneurs du Châtel-de-Joux et celle du Lièvremont 2 . Le fief des nobles de Yens, le mas du Coudray et divers autres cantons de bois dépendaient des sires de Thoire, comme seigneurs d’Aubonne 3 . Les sires de Joux avaient reconnu la suzeraineté du comte Pierre de Savoie et de ses successeurs pour leur terre de Bavois. Henri, sire de Joux, avait fait hommage de sa part à Louis Ier de Savoie, baron de Vaud 4 , qui rattacha le fief de Bavois à la mouvance du château d’Yverdon.
Quant aux fiefs des sires de Thoire et des sires de /90/ Montfaucon, situés dans cette localité, ils étaient demeurés dans la mouvance directe des barons de Faucigny 1 .
D’un autre côté, l’évêque de Lausanne revendiquait la supériorité féodale sur les terres de Bavois, de Corcelles et de Suchy, ensuite d’une sentence arbitrale rendue en faveur de l’évêque Guillaume de Champvent, qui condamnait le sire de Thoire à lui faire hommage des fiefs qu’il possédait dans ces villages 2 . Cet hommage fut renouvelé au mois de janvier 1314, par Agnès de Thoire, dame d’Aubonne, et Guillaume Alamand de Valbonnais, son mari 3 . L’année suivante (1315), Hugues de Dauphiné, sire de Faucigny, prêta, de son côté, hommage à l’évêque Pierre d’Oron pour le fief que le sire de Montfaucon tenait du dit Hugues à Bavois, à Corcelles et à Suchy 4 . On verra tout à l’heure de quelle manière ce fief, constitué cinquante années auparavant, passa du domaine des Montfaucon dans celui de la maison de Savoie, qui le réunit à la mouvance du château d’Yverdon, dont le ressort féodal s’étendit successivement sur la terre de Bavois et de Chavornay.
On doit se rappeler que le château, la ville et la châtellenie d’Orbe formaient, sous la maison de Montfaucon, une enclave du comté de Bourgogne dans la patrie de Vaud 5 . /91/ Quant aux terres d’Echallens et de Montagny-le-Corbos, le sire de Montfaucon soutenait que ces terres lui appartenaient à titre de pur et franc-aleu, et ne devaient ni hommage ni service féodal à personne 1 .
D’un autre côté, le comte de Savoie, Amédée V, pouvait se prévaloir vis-à-vis du sire de Montfaucon des pleins-pouvoirs que l’empereur Henri VII, son beau-frère, venait de lui conférer en deçà comme au delà des Alpes 2 . L’évêque de Lausanne, menacé dans sa ville épiscopale et dans ses châteaux par Louis de Savoie, IIme du nom, baron de Vaud 3 , avait recherché la protection du comte Amédée en l’associant, ainsi que son fils Edouard, à la souveraineté temporelle de Lausanne et des paroisses de La Vaux de Lutry 4 . Dans ces conjonctures, la prudence la plus ordinaire prescrivait au sire de Montfaucon de suivre l’exemple du prélat et de céder à l’ascendant décidé du chef de la maison de Savoie, pour résister aux empiétements de la branche apanagée, et pour se dégager en même temps de ses liens de vassalité envers le sire de Faucigny.
En conséquence Jean II, sire de Montfaucon, fit avec le comte de Savoie, Amédée V, une double convention, datée de Lausanne du mois de juillet 1317. Par la première il céda au comte, moyennant quinze cents livres, payables en plusieurs /92/ termes, tout ce qu’il tenait en fief des barons de Faucigny, à Bavois, Corcelles et Suchy, ainsi que dans la châtellenie d’Yverdon 1 , cession qui mit fin aux droits que la maison de Montfaucon pouvait avoir conservés dans ces localités.
Par la seconde convention, Jean, sire de Montfaucon, considérant qu’il lui convenait de resserrer les liens d’amitié qui l’attachaient à l’illustre prince Amédée, comte de Savoie, consentit, moyennant deux cents livres de gros tournois, à convertir en fief ses terres patrimoniales d’Echallens et de Montagny-le-Corbos. Il remit ces deux terres au comte de Savoie, qui, incontinent, les lui rendit, et l’en investit formellement en lui remettant le bâton de justice qu’il tenait en main 2 . Dès ce moment ces terres et leur château relevèrent directement de la suzeraineté des souverains comtes de Savoie, à charge d’hommage-lige et du service féodal, envers et contre tous, à la réserve de plusieurs princes et seigneurs étrangers 3 , dont les sires de Montfaucon tenaient des fiefs au delà du mont Jura. /93/
En ce qui touche Echallens en particulier, l’investiture comprend le château et mandement de ce nom, les châteaux et maisons fortes, fiefs nobles et arrière-fiefs renfermés dans ce mandement, et, nominativement, les châteaux et manoirs des trois nobles maisons de Gumoëns; savoir, Gumoëns-le-Jux, Gumoëns-la-ville et Gumoëns-le-Châtel ou St-Barthélemy 1 qui dépendaient immédiatement de la seigneurie d’Echallens, dont ces fiefs formaient la partie la plus importante et en même temps la plus relevée.
Les conditions du traité de 1317 furent de tout point exactement remplies. Au mois de septembre de la même année, qui fut la dernière de sa vie, Jean, sire de Montfaucon, donna plein-pouvoir à Jean d’Ossans, chevalier, son châtelain d’Orbe, et à Jean de Vuillafans, son châtelain d’Echallens, pour toucher, en son nom, cent livres tournois, soit le premier terme de la somme de deux-cents livres que le comte de Savoie s’était engagé à lui payer pour l’hommage d’Echallens et de Montagny 2 . Suivant la quittance des châtelains, ces 100 livres leur furent effectivement payées le 17 septembre de l’année suivante, 1318, par le receveur des péages de Villeneuve 3 . Au mois de décembre /94/ 1319, Henri, sire de Montfaucon, frère de Jean II, expédia à Jean de Vuillafans une procuration semblable pour recevoir du comte de Savoie le solde de ces deux cents livres 1 . Sur quoi Jean de Vuillafans reçut, le 5 de janvier suivant (1320), 50 livres, et le reste dans le courant de la même année 2 .
Dans l’entrefaite, Jean, sire de Montfaucon, second du nom, était décédé, à la fleur de son âge, entre le milieu de septembre et la fin d’octobre 1318 3 . Marié vers l’an 1300 à Agnès de Durne, fille de Milon, seigneur de Vuillafans-le-neuf, chevalier, il n’en avait eu qu’une fille, nommée Jeanne, à peine nubile lorsqu’elle perdit son père 4 . Au moment de la mort de celui-ci la succession de Gauthier, sire de Montfaucon, n’avait point encore été partagée entre ses enfants, Mahaut, dame de La-Marche et de Chaussin, veuve de Gauthier, jouissant d’une partie de cette riche succession à titre de douaire. Cette indivision est démontrée par une procuration collective donnée peu de jours après le décès de Jean, soit le 6 novembre 1318, par Henri et Girard de Montfaucon, ses frères, et Agnès de Durne, sa veuve, comme tutrice de Jeanne, sa fille, à Jean de Vuillafans, châtelain /95/ d’Echallens, et à Théobald d’Ossans, pour recevoir la somme de quinze cents livres tournois que le comte de Savoie devait aux Montfaucon pour le rachat du fief de Bavois, de Corcelles et de Suchy 1 .
On était loin de prévoir alors que cette fatale indivision deviendrait par la suite la source de longues et funestes dissensions entre les sires de Montfaucon et le futur époux de leur nièce. En attendant, un premier partage des fiefs de Montfaucon fut effectué, le 4 novembre 1318, par des arbitres choisis en commun entre Jeanne de Montfaucon d’une part, et de l’autre, Henri et Girard, ses oncles paternels. Les arbitres adjugèrent à Jeanne les hommages d’une cinquantaine de gentilshommes vassaux de sa maison, dont les chevances étaient situées dans une douzaine de mandements de la moyenne montagne en Franche-Comté 2 , à l’exclusion des terres et des fiefs situés dans le diocèse de Lausanne, qui furent attribués à ses oncles en commun, avec le reste des terres de Bourgogne 3 . /96/
Jeanne de Montfaucon, promise d’abord à Jean de Savoie, fils de Louis II, baron de Vaud 1 , épousa en 1325 Louis, fils unique de Rodolphe [IV], ou Rollin, comte et seigneur de Neuchâtel-sur-le-lac, qui, à l’occasion de ce mariage, émancipa et dota son fils, par un acte solennel et public, au mois de juillet de la même année 2 . Agnès de Durne, mère de Jeanne, se remaria bientôt à Guillaume de Vergy, sire de Mirebel, auquel elle donna deux filles, Jeanne, mariée à Aymon de Genève, seigneur d’Authon en Dauphiné, et Marguerite, qui porta la terre de Durne à Jacques de Grandson, sire de Pesmes, son mari 3 .
Dans l’entrefaite, c’est-à-dire au mois d’avril 1320, Henri, sire de Montfaucon, ayant été fiancé à Agnès, fille de Renaud, comte de Montbéliard 4 , avait été doté par sa mère, Mahaut, du château et baronnie de Chaussin, dans la vicomté d’Auxonne 5 . En même temps il avait fait avec son frère Girard le partage des domaines paternels qui ne faisaient pas partie du douaire de leur mère. Henri, en qualité de frère aîné, eut pour sa part le château et la baronnie aviatique de Montfaucon, avec toutes les appartenances 6 , à la réserve des fiefs /97/ assignés à Jeanne, sa nièce, par les partages de 1317, fiefs dont il avait la suzeraineté comme mouvants de la seigneurie de Montfaucon 1 . Le lot de Girard se composa d’abord des domaines que sa maison possédait en deçà du mont Jura, soit dans le diocèse de Lausanne, savoir des seigneuries d’Orbe, d’Echallens et de Montagny-le-Corbos 2 ; puis des terres seigneuriales de Vuillafans-le-vieil, de Montjesoie et de Moutier-Hautepierre, en Franche-Comté, qui lui furent adjugées après le décès de la dame de La Marche, sa mère 3 , qui en jouissait encore à l’époque de ce partage.
Par son mariage avec Agnès de Montbéliard (24 avril 1320), Henri, sire de Montfaucon, avait préparé le retour dans sa maison du souverain comté de Montbéliard, qui en était sorti, cinquante ans auparavant, par le mariage de Renaud de Bourgogne avec une arrière-petite-fille de Thierry III (de Montfaucon), comte de Montbéliard, mort en 1282 sans laisser de postérité masculine 4 . Le comte Renaud, son successeur, n’avait lui-même qu’un fils frappé d’imbécillité, nommé Othonin. Par son testament, daté du 14 mars 1322, bientôt suivi de sa mort (9 août, même année) 5 , Renaud avait confié la tutèle d’Othonin, son fils, et la régence de son /98/ comté à Hugues de Bourgogne, son frère, pour le terme de cinq années. En même temps il avait institué sa seconde fille Agnès 1 , femme de Henri, sire de Montfaucon, héritière du comté de Montbéliard, dans l’éventualité à peu près certaine de l’incapacité absolue d’Othonin 2 . Le régent Hugues de Bourgogne étant décédé en 1331, la succession du comte Renaud fut définitivement partagée par un acte passé entre tous les intéressés en date du 3 mai 1332.
Par ce traité de partage, le comté de Montbéliard échut, avec la seigneurie de Granges, en Franche-Comté, à Henri, sire de Montfaucon, au nom d’Agnès, sa femme. Jeanne, marquise de Bade, eut les châteaux et seigneuries de Belfort et d’Héricourt. Alix et Marguerite se partagèrent les terres de Bourgogne, dès Besançon en aval. Quant à leur frère Othonin, il eut le châtel et la ville de Montbéliard, avec d’autres revenus, dont il jouit jusqu’à sa mort, qui arriva en 1338 3 .
Le comté de Montbéliard relevait immédiatement du Saint-Empire romain, et non du comté de Bourgogne, comme l’ont prétendu quelques historiens franc-comtois. Renaud de Bourgogne fut contraint par l’empereur /99/ Rodolphe Ier, roi des Romains, de reconnaître en 1284 la suzeraineté de l’Empire, pour le comté de Montbéliard, comme l’avait fait le comte Thierry III, son prédécesseur 1 . Par contre, les comtes de Montbéliard tenaient des comtes palatins de Bourgogne la seigneurie de Granges, le fief du comté de La-Roche-Saint-Hyppolite, Soyes et Courchaton, en Franche-Comté 2 .
Après la mort d’Othonin, fils du comte Renaud, l’empereur Louis de Bavière, étant à Francfort le 23 de janvier 1339, donna à Henri de Montfaucon l’investiture du comté de Montbéliard 3 , dans les mêmes termes dont l’empereur Rodolphe Ier s’était servi à l’égard du comte Renaud, son beau-père, quoique l’étendue de ce comté eût souffert quelque diminution par la distraction des seigneuries de Belfort et d’Héricourt, adjugées à Jeanne, sa belle-sœur.
CHAPITRE SIXIÈME.
Girard de Montfaucon, seigneur d’Orbe et d’Echallens.
Au moment où Girard de Montfaucon prenait possession des seigneuries d’Orbe, d’Echallens et de Montagny (1318 à 1320), le pays romand était agité par une querelle domestique qui avait surgi entre l’évêque de Lausanne et les sires de Montagny-les-monts 1 . Il s’agissait de savoir si l’hommage prêté en 1314 à l’évêque Pierre d’Oron par Aymon, sire de Montagny-les-monts, pour divers fiefs, était ou n’était pas un hommage lige, primant tout autre engagement féodal de cette espèce, comme l’évêque l’affirmait; tandis que Guillaume, seigneur de Montagny-les-monts, et Aymon, prieur de Payerne, son frère, tous deux fils d’Aymon, bailli de Vaud (1322-1323), le déniaient.
Cette querelle avait dégénéré en guerre ouverte entre l’évêque Jean de Rossillon, successeur de Pierre d’Oron (1324), et les seigneurs de Montagny. Guillaume, qui avait succédé à son père Aymon dans la charge de bailli de Vaud (1323-1328), avait à sa disposition, en l’absence du prince, toutes les milices du pays. De son côté l’évêque avait mis dans son parti Pierre de Grandson, sire de Belmont, et /101/ Girard de Montfaucon, seigneur d’Orbe, déjà fiancé à Jaquette de Grandson, fille de Pierre. De grands dégâts avaient été commis de part et d’autre, même sur les terres des neutres, lorsque le comte de Savoie, Edouard le libéral, qui avait succédé au comte Amédée-le-Grand († 1323), intervint entre les deux partis belligérants et leur imposa une longue trève (30 novembre 1327) 1 , en attendant que des arbitres, nommés par ce prince, eussent prononcé sur leurs griefs réciproques et réglé les indemnités réclamées pour les dégâts commis à leur préjudice 2 .
Pendant la trève, Girard de Montfaucon et Henri, comte de Montbéliard, son frère, se rendirent, avec leurs hommes d’armes, à l’armée que le roi de France, Philippe de Valois, rassemblait sur les frontières du nord pour dompter la révolte des communes flamandes. Les deux frères prirent part à la sanglante journée de Mont-Cassel (23 août 1328) 3 . La victoire du soir vengea glorieusement la surprise du matin, où le roi et les principaux seigneurs de son armée risquèrent de tomber au pouvoir des révoltés. Girard de Montfaucon et Henri, son frère, coururent les plus grands périls. Après avoir perdu leurs montures, ils furent réduits à combattre à pied et corps à corps pour s’ouvrir un passage /102/ au travers de l’ennemi, qui les enveloppait 1 . Ce fut probablement en réminiscence du danger imminent auquel il avait échappé dans cette circonstance, que Girard fonda, peu de temps après, un autel dans la chapelle de Notre-Dame de l’église cathédrale de Lausanne, fondation qui est rappelée dans une charte subséquente, en date de la veille de l’Annonciation 1331, par laquelle ce pieux chevalier dota ce nouvel autel, consacré à Saint-Denis l’aréopagiste, d’une rente perpétuelle de cinq muids de pur froment, mesure de Lausanne, à prélever, chaque année, sur le produit des dîmes du territoire d’Echallens 2 .
Le retour dans ses foyers de Girard de Montfaucon fut bientôt suivi de la consommation de son mariage avec Jaquette de Grandson, fille de Pierre, sire de Grandson et de Belmont, et de Bonne de Savoie, fille de Louis Ier, baron de Vaud; puis de la naissance d’un fils, auquel son père donna au baptême le nom de Jean, porté naguère par le frère aîné de Girard. Celui-ci venait de perdre sa mère Mahaut, dame de la Marche, de Chaussin et d’autres lieux. Le moment était arrivé d’effectuer le partage définitif des domaines et des fiefs qui avaient appartenu à cette dame, soit en propre soit à titre de douaire. Ce partage menaçait de faire naître de graves différends entre les Montfaucon d’une part, et de l’autre Louis, seigneur de Neuchâtel-sur-le-lac, agissant au nom de sa femme Jeanne, leur nièce. La principale difficulté portait sur la question de savoir si les biens donnés entre vifs par la dame de Chaussin à ses fils, Henri et Girard, à /103/ titre de dot, devaient ou non être compris dans le partage de la succession ouverte par le décès de cette dame.
Les parties convinrent de s’en remettre à la décision d’amis communs, auxquels elles donnèrent, en même temps, plein pouvoir d’opérer le partage définitif de cette succession 1 . Ces arbitres, au nombre de trois, savoir: Louis de Savoie, deuxième du nom, baron de Vaud; Henri de Bourgogne, chevalier, sire de Montrond; et Louis de Poitiers, sire de Vadens, chevalier, s’étant assemblés à Besançon, prononcèrent leur jugement le 6 juin 1330 2 .
Ils adjugèrent à Henri, comte de Montbéliard et sire de Montfaucon, la seigneurie (soit marquisat) de Chaussin, comprenant la forteresse et le bourg de ce nom, avec une quinzaine de villages, dont les principaux étaient Anan, (Esnans), Saint-Berain, Beauvoisis Chalonge, Chêne-Bernard et Fichey 3 . Girard de Montfaucon, seigneur d’Orbe et d’Echallens, eut pour sa part les seigneuries de Vuillafans-le-Vieil, de Montjesoie et de Moutier-Hautepierre, avec la garde du monastère de ce nom; le tout situé dans la moyenne montagne de Franche-Comté. La portion de Louis de Neuchâtel, ou plutôt de Jeanne de Montfaucon, sa femme, fut formée de la seigneurie de La-Marche-sur-Saône, comprenant /104/ le château, le bourg et ville de ce nom, avec quatre villages, et des terres voisines de Longchamps et de Brochon (Braichon), situées dans l’Auxois, sur la rive droite de la Saône 1 . Il eut en outre la seigneurie d’Autefeuille, en Franche-Comté, avec cent et quinze livrées de terre aux environs 2 .
Henri de Bourgogne, sire de Montrond, second mari de Mahaut, dame de Chaussin 3 , jouissait des terres de Longchamps et de Braichon, au delà de la Saône. En conséquence, il fut stipulé dans le partage que Henri de Montfaucon et Girard, son frère, serviraient à Louis de Neuchâtel une rente annuelle de 120 livres, jusqu’au moment où, par le décès du sire de Montrond, Louis ou les siens pourraient prendre possession et jouir des deux terres ci-dessus. Les arbitres prononcèrent en outre que toutes les terres et les fiefs attribués à Louis de Neuchâtel au nom de Jeanne sa femme, par le premier partage (fait en 1318), ainsi que les terres de Autefeuille et de Vuillafans-le-neuf, resteraient mouvantes de la baronnie de Montfaucon, et que Louis en ferait les foi et hommage au sire Henri, comte de Montbéliard 4 . Enfin les arbitres se réservaient le règlement de toutes les /105/ difficultés auxquelles l’exécution des partages ci-dessus pourrait donner lieu par la suite.
Ces difficultés surgirent effectivement en grand nombre, ainsi que la suite le démontre fatalement, et elles finirent par faire éclater, entre les deux maisons rivales de Montfaucon et de Neuchâtel-sur-le-lac, une guerre ouverte, qui se prolongea pendant plus de dix années. En attendant, Girard de Montfaucon, seigneur d’Orbe, se trouvait à Echallens, occupé de l’administration domestique de ses domaines du Pays-de-Vaud, auxquels il paraît avoir voué une attention non moins sérieuse que son père et son aïeul.
Par suite des guerres intestines qui, depuis une dizaine d’années et plus, désolaient ce pays 1 , plusieurs fiefs ou ténements ruraux, soit dans le district d’Echallens, soit ailleurs, étaient devenus vacants par deshérence, ou tombés en commise pour défaut de service. Ces vides causaient aux seigneurs un préjudice d’autant plus sensible, qu’à cette époque reculée ils étaient chargés de pourvoir aux besoins du service public; les prestations féodales, foncières ou personnelles tenant lieu alors des impositions perçues par l’Etat dans les temps modernes 2 . Girard de Montfaucon, seigneur d’Orbe, se trouvant à Echallens au commencement de l’année 1332, il investit de nouveaux tenanciers des divers fiefs ou ténements qui étaient devenus vacants pendant la guerre 3 . Il se /106/ rendit ensuite en Franche-Comté, et fut témoin de la confirmation des franchises de la ville de Montbéliard (25 août 1332) par le comte Henri, sire de Montfaucon, son frère, qui gouvernait ce comté souverain au nom d’Agnès, comtesse de Montbéliard, sa femme 1 .
Henri de Montfaucon, comte de Montbéliard, fut un des princes les plus belliqueux de son temps. Non-seulement il était toujours prêt à prendre les armes pour maintenir son propre droit; mais, en outre, il cherchait, dans des expéditions lointaines, à satisfaire son penchant pour les exploits guerriers et pour les lauriers qu’on y recueille. Il était à peine revenu de l’Ecosse, où il avait combattu aux côtés du roi d’Angleterre, Edouard III (1335) 2 , lorsqu’il entra, ainsi que son frère, Girard, seigneur d’Orbe, dans la confédération des principaux seigneurs franc-comtois ligués contre le duc de Bourgogne, Eudes IV, époux de Jeanne de France, héritière de la Franche-Comté. Les seigneurs disaient que le duc avait enfreint les coutumes du comté par la création d’un parlement à Dole, et ils accusaient son bailli de diverses gageries, et autres actes tyranniques, contraires à leurs priviléges 3 . Jean de Châlons, sire d’Arlay, II du nom, le chef de cette confédération, avait mis dans son parti le comte Rolin de Neuchâtel et Louis son fils, Aymon, sire de La Sarra et seigneur de Vaugrenans en Bourgogne, et d’autres chevaliers transjurains. Par contre, Eudes, duc et comte palatin de Bourgogne, comptait parmi ses alliés les comtes de Savoie et de Genève, les sires de Thoire, seigneurs /107/ d’Aubonne, et Jean de Blonay, seigneur du Châtel-de-Joux 1 . Après avoir remporté les premiers succès, les confédérés essuyèrent à la Malecombe, près de Besançon, une défaite sanglante, qui les obligea à conclure une trève, suivie d’une nouvelle prise d’armes 2 , et de nouveaux échecs, dont le duc profita pour faire accepter aux seigneurs franc-comtois l’arbitrage du roi de France, Philippe de Valois. La sentence de ce monarque, rendue au Bois-de-Vincennes, près Paris, le 13 juin 1337 3 , fut accablante pour les vaincus. Elle portait que Jean de Châlons-Arlay et Henri sire de Montfaucon, principaux chefs de la ligue, se rendraient prisonniers au Louvre, puis dans une forteresse du duc de Bourgogne, et y resteraient aussi longtemps qu’il plairait au roi. L’un et l’autre devaient promettre de servir le roi de France dans toutes ses guerres, et particulièrement contre les Anglais, qui préparaient un nouveau débarquement sur les côtes du nord. Le château et la ville murée de Chaussin, qui (en 1336) avait résisté pendant six semaines aux assauts de l’armée ducale, fut adjugée au duc de Bourgogne, à l’exception de quelques fiefs, qui restèrent au sire de Montfaucon 4 . D’autres articles concernaient les griefs particuliers de Rollin, comte de Neuchâtel-sur-le-lac, dont le fils Louis avait /108/ ravagé pendant la guerre les propriétés de l’abbaye de Cluny, qui s’en était plainte au roi 1 .
Quelle que fut la dureté des conditions de la paix de Vincennes, les confédérés, découragés et affaiblis par la défection de leurs principaux alliés, furent obligés de les ratifier 2 , en attendant le moment favorable pour revenir sur un jugement qui renversait tous les usages féodaux, en contraignant les seigneurs franc-comtois, vassaux médiats du saint Empire romain, à subir la juridiction du roi de France, dont la partialité pour le duc de Bourgogne, son beau-frère, n’était que trop évidente 3 . En attendant, le sire d’Arlay et le sire de Montfaucon restèrent prisonniers du roi et du duc pendant près de trois mois 4 .
Ce dernier était de retour dans ses domaines au mois de mai de l’année suivante, occupé à régler à l’amiable avec Louis, comte de Neuchâtel, mari de Jeanne de Montfaucon, sa nièce, le partage des terres qu’ils possédaient en commun dans le Val-de-Morteau et dans les Joux voisines; possessions qui avaient déjà occasionné entr’eux des différends, que leurs amis communs s’étaient hâtés d’apaiser par leur intervention bienveillante 5 . Ensuite Henri, sire de /109/ Montfaucon, se rendit en Allemagne, à la cour de l’empereur Louis de Bavière, qui lui donna l’investiture solennelle du comté de Montbéliard (A° 1339) 1 dont l’héritier nominal, Othonin de Bourgogne, venait de mourir.
Henri, non plus que son frère Girard, seigneur d’Orbe et d’Echallens, ne prirent aucune part 2 à la guerre qui se termina par la malencontreuse bataille de Laupen (21 juin 1339). Le premier, se conformant à l’appel du duc de Bourgogne et du roi de France, qu’il s’était engagé à servir contre les Anglais, faisait ses préparatifs pour rejoindre l’armée royale rassemblée en Flandre 3 . Aymon, comte de Savoie, et Louis II, baron de Vaud, sollicités par les deux monarques, qui se déniaient réciproquement le titre de roi de France, s’étaient déclarés pour Philippe de Valois, et dès le printemps de l’année 1340, ils avaient passé dans les provinces du nord, avec une nombreuse suite de seigneurs bannerets, de chevaliers et d’hommes d’armes de la Savoie et du Pays-de-Vaud 4 . Parmi ces seigneurs se trouvait Girard de Montfaucon, chevalier, seigneur d’Orbe et d’Echallens 5 .
Pendant que Girard et ses compagnons, enfermés dans la ville de Tournay, résistaient courageusement aux assauts /110/ des archers anglais, Henri, comte de Montbéliard, contribuait, par sa vaillance, au succès de la journée de Saint-Omer (26 juillet 1340), où le corps d’armée du comte d’Artois fut défait par le duc Eudes et ses Bourguignons 1 . Ce succès fut bientôt suivi (20 septembre) d’une trève prolongée, qui permit au comte de Montbéliard et au seigneur d’Orbe, son frère, de revenir dans leurs foyers, où de nouveaux conflits avaient éclaté entr’eux et le comte de Neuchâtel.
Jeanne de Montfaucon, fille unique de Jean II (mort en 1318), première femme de Louis, comte et seigneur de Neuchâtel-sur-le-lac, avait fait son testament le 12 octobre 1336 2 , et cet acte avait été bientôt suivi de sa mort prématurée 3 ; elle avait donné au comte Louis, son mari, un fils nommé Jean et une fille appelée Isabelle, déjà fiancée à Rodolphe IV, comte de Nidau, et qui plus tard succéda à son père dans la comté de Neuchâtel. Après la mort de Jeanne, le comte Louis s’était remarié, en 1339 4 , à Catherine de Neuchâtel-en-Bourgogne, fille de Thiébaud V et sœur de Thiébaud VI, qui tenait le parti opposé aux Montfaucon.
Les domaines que Jeanne de Montfaucon avait apportés en dot au comte Louis de Neuchâtel, consistaient dans la garde du prieuré de Morteau, le Val-de-Vennes, le Châtel-neuf de Vuillafans, les seigneuries de Vercel et de Bouclans, /111/ le château d’Aigremont, et la moitié indivise de la terre de Réaumont, avec l’hommage d’une cinquantaine de gentilshommes 1 dans la Haute-Bourgogne. Ces domaines, de même que les terres seigneuriales de La Marche, de Braichon et de Longchamps, situées de l’autre côté de la Saône, dans le balliage d’Auxonne, étaient entremêlées avec celles de Henri, comte de Montbéliard, et de Girard de Montfaucon, oncles paternels de Jeanne, ou chargées de rentes en faveur de l’un ou de l’autre des co-partageants de l’héritage de Montfaucon 2 . Ces complications devaient faire naître, tôt ou tard, les plus graves difficultés entre les deux maisons de Neuchâtel-sur-le-lac et de Montfaucon, également puissantes et fières de leurs prérogatives.
Il avait été stipulé, dans les partages du 6 juin 1330, que Louis de Neuchâtel et ses héritiers reprendraient en fief de Henry, comte de Montbéliard, comme sire de Montfaucon, toutes les terres et tous les fiefs de gentilshommes échus à Jeanne de Montfaucon 3 . La même réserve avait été faite à l’égard de l’hommage de la seigneurie de Valangin, échangée en 1334 par le comte Henri à Louis de Neuchâtel, son /112/ neveu, contre le fief de La-Roche-en-Vallonais 1 . Devenu comte et seigneur de Neuchâtel-sur-le-lac, par le décès de Rodolphe IV, son père (mars 1343), Louis, qui supportait impatiemment d’être compté parmi les vassaux du sire de Montfaucon, chercha à se soustraire à l’hommage qu’il devait lui faire, comme administrateur des biens des enfants mineurs de Jeanne, sa première femme. D’un autre côté Henri, sire de Montfaucon, avait fait saisir ces biens pour défaut d’hommage 2 , et ordonné la construction d’un château fort à Réaumont 3 sur les confins de la seigneurie de Valangin et de la terre de Morteau, afin de maintenir son droit de suzeraineté féodale sur ces terres 4 .
Le comte de Neuchâtel somma le sire de Montfaucon de démolir le nouveau châtel de Réaumont, et cette sommation étant restée sans effet, le premier eut recours aux représailles et aux voies de fait. Dans ce conflit, le châtelain de Réaumont fut tué par Jacquet d’Estavayé, officier du comte de Neuchâtel 5 , et ce meurtre, prémédité ou non, fut le signal d’une guerre ouverte, à laquelle toute la noblesse de çà et de là du mont Jura prit part, les uns pour la maison de Montfaucon, et les autres pour le comte de Neuchâtel 6 . /113/ Le duc Eudes IV, comte palatin de Bourgogne, dut intervenir pour rétablir la paix dans la Franche-Comté. Il convoqua les chefs des deux partis à Beaune, et rendit le 9 octobre 1343 une sentence arbitrale, que le comte de Neuchâtel accepta, pour sa part, le 18 du même mois 1 . Le comte de Montbéliard avait également promis son adhésion, sous certaines conditions 2 . Ensuite il partit pour une expédition lointaine, accompagné de plusieurs gentilshommes bourguignons, qu’il conduisit en Prusse et en Samogitie (1344-1345), au secours du grand-maître des chevaliers teutoniques 3 , occupés à soumettre les Lithuaniens.
Pendant l’absence du comte de Montbéliard, le comte Louis de Neuchâtel intenta une nouvelle action, où Girard de Montfaucon, seigneur de Vuillafans-le-Vieil et d’Orbe, était seul mis en cause. Il s’agissait des terres de son partage, situées outre Saône 4 , dont Henri de Bourgogne, sire de Montrond (mort en 1340), avait eu la jouissance viagère, et dont le comte Louis revendiquait un tiers au nom de ses enfants Jean et Isabelle, nés de son mariage avec Jeanne de Montfaucon. Suivant l’abus déplorable de ce temps, où le recours à la force des armes suppléait le plus souvent aux lenteurs de la justice publique, plusieurs actes hostiles avaient déjà eu lieu de part et d’autre, lorsque le sire d’Arlay intervint pour accommoder ce différend. Par sa sentence /114/ arbitrale, en date du 19 janvier 1344 1 , Jean de Châlons-Arlay prononça le maintien des partages de 1330, et ordonna que Girard cèderait au comte Louis 100 livrées de terre, à prendre sur le territoire de sa seigneurie de Vuillafans-le-Vieil, rachetables pour la somme de 1200 livres, monnaie estevenante, au lieu des 115 livres assignées sur la terre d’Autefeuille 2 .
Cependant tous ces accommodements n’eurent d’autre résultat que de suspendre, pour un temps, les effets d’une animosité profonde, qui divisait les deux maisons rivales de Montfaucon et de Neuchâtel, et qui trouvait dans les complications de leurs intérêts de familles un aliment toujours renaissant. Henri, comte de Montbéliard, était à peine retourné de son expédition en Prusse, lorsque la guerre éclata de nouveau entre lui et le comte de Neuchâtel (1346-1348), qui estimait à plus de 28 mille florins d’or les frais de cette guerre et les pertes qu’elle lui avait causées 3 . Cette seconde guerre fut terminée par un arbitrage de l’archevêque de Besançon, que les deux comtes ratifièrent à Besançon le 15 septembre 1348 4 .
Girard de Montfaucon, seigneur de Vuillafans et d’Orbe, quoique moins ardent que le comte Henri, son frère aîné, lui était doublement uni par la conformité de leur esprit /115/ chevaleresque et par le lien féodal qui, dans nos coutumes, assujettissait la portion des puînés à la mouvance du chef de la famille 1 . Girard se vit ainsi fatalement enveloppé dans toutes les guerres que le comte de Montbéliard soutint, soit contre le duc de Bourgogne, soit contre Louis, comte de Neuchâtel, et ses enfants du premier lit. Ces guerres, qui le retenaient au delà du mont Jura, ne lui laissèrent guère de loisir pour s’occuper de l’administration de ses terres romandes.
Il avait pourvu à leur sûreté extérieure en entrant dans l’hommage personnel du comte Aymon de Savoie, moyennant une rente annuelle et perpétuelle de deux-cents florins d’or, assise sur les revenus de la châtellenie d’Aiguebelle en Savoie. Cet hommage-lige et noble, daté du 19 mars 1340 2 , porte simplement l’engagement de servir le comte de Savoie envers et contre tous, à l’exception du sire de Montfaucon, son frère, et ne fait aucune mention des terres d’Echallens et de Montagny-le-Corbos, dont Jean de Montfaucon, son autre frère, avait fait naguère hommage au comte Amédée V 3 .
A la mort du comte Aymon (août 1343), Girard de /116/ Montfaucon, chevalier, fut l’un des conseillers tutélaires établis par les tuteurs testamentaires du jeune comte Amédée VI, dit le Verd, qui succéda à son père à l’âge de neuf ans. Ces tuteurs ayant réparti le gouvernement de l’Etat entre les conseillers qu’ils s’étaient adjoints, la défense et l’administration du pays romand fut confiée à Louis, comte de Neuchâtel, conjointement avec Girard, seigneur d’Orbe et d’Echallens, Otton, sire de Grandson, et Hugard de Joinville, sire de Gex et de Marnay, tous chevaliers 1 . Hugard, seigneur de Gex, avait épousé, par contrat du 13 juin 1339, Jeanne, fille aînée de Henri, comte de Montbéliard, et d’Agnès de Bourgogne; elle lui apportait une dot de 4500 livres estevenantes, à condition de renoncer aux biens paternels et maternels de sa maison 2 . Louise de Montbéliard, sœur de Jeanne, fut fiancée le 10 novembre 1343 à Jean III, sire de Cossonay, avec une dot de 5000 florins d’or, sous la même réserve ci-dessus indiquée 3 . Ces alliances, contractées par les propres nièces de Girard, seigneur d’Orbe et d’Echallens, avec les principaux seigneurs du Pays-de-Vaud, ainsi que les liens qui l’unissaient aux sires de Grandson, frères de Jaquette, sa femme 4 , tendaient à consolider de /117/ plus en plus l’influence de la maison de Montfaucon dans ce pays, et contribuaient à mettre ses domaines à l’abri de toute entreprise hostile.
Quant à l’administration intérieure de ces domaines, Girard y pourvut en investissant Antoine de Gumoëns-le-Jux, damoiseau, de la charge de châtelain d’Orbe et d’Echallens 1 . La réunion dans les mêmes mains de ces deux emplois, ordinairement séparés et occupés par des franc-comtois, est un témoignage de la confiance qu’Antoine de Gumoëns inspirait à son supérieur féodal. Ainsi qu’on a déjà eu l’occasion de le dire, les nobles de Gumoëns tenaient des fiefs de divers seigneurs, tels que l’évêque de Lausanne 2 , les sires d’Aubonne 3 , et d’autres. En temps de paix, ces complications n’avaient pas d’inconvénient sérieux. Mais quand la mésintelligence éclatait entre les seigneurs de ces divers fiefs, le vassal courait risque d’être traité comme félon par un parti, s’il se déclarait pour l’autre.
Ce fut pour prévenir des conflits de ce genre que Girard de Montfaucon exigea, comme seigneur d’Echallens, des nobles de Gumoëns-le-Jux de faire entre eux la répartition de leurs fiefs, de manière à pouvoir s’acquitter de leur service féodal vis-à-vis de leurs seigneurs respectifs, sans forfaire à l’un ou à l’autre. En conséquence, par une convention /118/ faite avant l’Ascension 1344 1 , Pierre de Gumoens-le-Jux, chevalier, prit l’engagement de porter toutes les charges du fief mouvant de messire Girard de Montfaucon, de même que celui de l’évêque de Lausanne; tandis que son neveu, Antoine de Gumoëns, fils de Girard, frère de Pierre, promit de faire tous les devoirs du fief mouvant du sire d’Aubonne 2 .
En même temps Pierre de Gumoëns, écuyer, fils de Jaques de Gumoëns-la-ville, chevalier, coseigneur de Bioley-Magnoux, était châtelain de Grandson (en 1340). Plus tard, la guerre entre les seigneurs et le duc Eudes IV, s’étant ranimée en Bourgogne il suivit Otton, sire de Grandson et de Pesmes, son seigneur, qui commandait pour le duc, en Franche-Comté 3 . Pierre perdit son cheval de combat au siége d’Oiseley en 1346. L’année suivante il tint garnison à Vesoul, avec quatre compagnons, dès le mois de février au mois de septembre (1347), et il y perdit encore trois chevaux 4 . Ces faits démontrent que les gentilshommes du pays romand se trouvaient souvent appelés à faire la guerre au delà du /119/ mont Jura, soit par les devoirs de leurs fiefs, soit par leurs inclinations personnelles.
Au milieu de ces guerres toujours renaissantes, Girard de Montfaucon trouva cependant le temps et les moyens d’augmenter l’étendue de la seigneurie d’Echallens. La terre de Bottens formait comme une enclave dans le territoire de cette seigneurie 1 . Elle appartenait à l’ancienne famille des nobles de Bottens, qui tenaient cette terre en fief de l’évêque de Lausanne. La maison de Bottens se divisa en plusieurs branches, qui se partagèrent la terre dont ils portaient le nom, et les biens qui en dépendaient à Polliez-Pittet et à Morrens. Leonette, fille de Pierre (l’aîné), coseigneur de Bottens, porta une portion de cette seigneurie dans la maison des Mayors de Lutry. Willelme, dit Leonet, de Lutry, coseigneur de Bottens, vendit sa part à Girard de Montfaucon, chevalier, seigneur d’Orbe et d’Echallens, par actes stipulés en présence d’Antoine de Gumoëns, châtelain des dits lieux, agissant au nom de ce seigneur et de dame Jaquette de Grandson, sa femme. Ces actes, dont il ne nous reste qu’une analyse incomplète, sont datés des mois de mai et de novembre 1342 2 . Néanmoins, cette acquisition ne saurait être mise en doute; Girard de Montfaucon, seigneur d’Orbe, étant qualifié de coseigneur de Bottens, dans une prononciation judiciaire de la cour de Lausanne en date du 11 septembre 1345, concernant le droit prétendu par les seigneurs de Bottens et leurs gens, de faire paître leurs troupeaux dans les bois d’Archens, appartenant à l’abbaye de Montheron, /120/ droit que l’abbaye racheta moyennant 20 livres, monnaie de Lausanne, délivrées aux habitants de Bottens 1 .
Vers le même temps, Girard acheta de l’évêque de Lausanne 2 la haute juridiction et le domaine éminent appartenant à ce prélat et à son église sur le château et la châtellenie de Bottens, ainsi que sur les feudataires nobles et ruraux de cette terre. Cette acquisition importante est constatée par un acte solennel, fait à Lausanne, en l’année 1348 3 , portant que « noble baron Girard de Montfaucon, chevalier, seigneur d’Orbe, a prêté hommage-lige et fidélité de bouche et de main, à François, évêque de Lausanne (nouvellement élu à ee siége), et a reconnu tenir en fief de l’évêché le châtel et la châtellenie de Bottens, avec tous les droits de justice et de mère et mixte empire appartenant à ce château. »
Dès lors le mandement de Bottens fut annexé de fait à celui d’Echallens, et ne forma, avec ce dernier, qu’une seule châtellenie. Les anciens seigneurs de Bottens, naguère feudataires de l’évêché de Lausanne, furent désormais comptés parmi les vassaux directs du château d’Echallens 4 . Les /121/ nobles de Bottens, possesseurs de l’ancien château 1 et d’une portion de la terre dont ils portaient le nom, conservèrent le domaine utile et la juridiction inférieure sur cette portion de la terre de Bottens et sur leurs propres tenanciers, sauf la haute justice au criminel et l’appel en matière civile, qui appartenaient au châtelain d’Echallens 2 .
Le chef-lieu de la châtellenie comprenait alors le château d’Echallens et la bourgade de ce nom, séparés l’un de l’autre par un espace vide et non bâti 3 . Messire Girard de Montfaucon, ou plutôt dame Jaquette de Grandson, sa femme, qui, en l’absence de son mari, gouvernait ses seigneuries du Pays-de-Vaud, érigèrent le tout en bourg fermé, en l’entourant d’une ceinture de murailles, qui s’étendait depuis les murs du château jusqu’aux fossés de l’ancien bourg 4 . Cette nouvelle enceinte était à peine achevée, lorsqu’un terrible fléau, appelé la mort noire (la peste), éclata dans toute l’Europe; ses ravages s’étendirent dans l’Helvétie romande et la Franche-Comté (en 1348 et 1349) 5 , et la mortalité fut si grande dans les villes et les campagnes, que celles-ci restèrent en partie incultes et désertes. /122/
Lorsque le fléau eut cessé, Girard de Montfaucon jugea qu’il était aussi nécessaire au bien public qu’utile à ses intérêts domestiques de chercher à repeupler sa ville d’Orbe et son bourg d’Echallens, en octroyant à leurs habitants des priviléges assez étendus pour en augmenter le nombre. A cet effet, monseigneur Girard, du consentement de dame Jaquette de Grandson, sa femme, accorda librement et gratuitement à tous les bourgeois et habitants d’Orbe et d’Echallens, présents et futurs, les libertés, franchises et bonnes coutumes dont jouissaient pour lors les bourgeois de la ville de Moudon 1 , qui était considérée comme la plus favorisée, sous ce rapport, parmi les bonnes villes du pays romand. La charte d’Echallens, semblable en tout à celle que Girard de Montfaucon octroya en même temps à la ville d’Orbe 2 est datée du mois de juin 1351, en ce qui touche ce seigneur, et du mois de mars de l’année suivante, en ce qui concerne la ratification donnée par dame Jaquette de Grandson, sa femme 3 .
A cette époque, Girard de Montfaucon, chevalier, seigneur d’Orbe et d’Echallens, au Pays-de-Vaud, et de Vuillafans-le-Vieil, en Bourgogne, venait d’être relevé des fonctions de gardien de la Franche-Comté et de lieutenant général du prince dans ce comté 4 , qu’il avait remplies pendant deux /123/ années (de 1349 à 1351) avec non moins de modération que de fermeté 1 . Son devoir de fief envers le comte de Savoie, dont il était devenu le pensionnaire, l’obligeait à suivre ce prince en Valais, où l’évêque de Sion, Guichard Tavelli, réclamait son assistance contre la faction allemande qui refusait obéissance à ce prélat né savoyard. Girard de Montfaucon, ainsi que son beau-frère Guillaume de Grandson, sire de Sainte-Croix, et le sire de Cossonay, son neveu, se trouvèrent au siége et à la capitulation de la ville de Sion et de ses châteaux, qui se rendirent à discrétion le 25 avril 1352 2 . Néanmoins, la guerre ayant continué dans cette vallée du Rhône entre les patriotes et leur évêque, le comte Amédée fut obligé de rentrer en armes dans cette vallée et de livrer, le 3 novembre de la même année, une nouvelle et sanglante bataille sous les murs de Sion, bloquée par les communes du Haut-Valais. Cette bataille fut suivie d’un nouveau traité de paix, conclu le 8 novembre (1352) 3 .
Soit qu’il eût reçu dans cette campagne quelque grave blessure, soit que, revenu dans ses foyers pour y passer l’hiver, il ait été bientôt atteint d’une dangereuse maladie, Girard de Montfaucon, seigneur d’Orbe, d’Echallens et de Vuillafans-le-vieil, mourut à la fin de décembre de la même année (1352), ou au mois de janvier /124/ suivant 1 , dans un âge qui n’était pas très avancé, puisque son frère aîné Henri lui survécut pendant près de 15 ans. Il se préparait même à répondre, comme lui, à l’appel du roi de France contre les Anglais, quand la mort le surprit 2 .
Par son testament, fait sons le sceau de l’officialité de Besançon, en date du 17e jour du mois de décembre 1352 3 , Girard de Montfaucon, chevalier, ordonnait que son corps fût enseveli dans la chapelle de la Sainte-Vierge de la cathédrale de Lausanne, qu’il avait dotée naguère d’une rente perpétuelle, à percevoir sur la recette des dîmes d’Echallens. Il nomme héritiers universels de tous ses biens Jaquette de Grandson, sa femme, et Jean de Montfaucon, son fils mineur. Il substitue à celui-ci, à défaut d’enfant légitime, l’un des fils de Henri, comte de Montbéliard, son propre frère, qu’il établit en même temps tuteur de Jean, conjointement avec dame Jacquette, sa mère.
Cet acte, dont on n’a qu’un extrait, suppose qu’en cas de prédécès de Jean, fils du testateur, sa veuve Jaquette de Grandson, devait succéder à son propre fils, et à celle-ci la ligne de Montbéliard, dans le cas où Jean n’aurait point laissé d’enfants. Du reste, la suite montre que le douaire de dame Jaquette de Grandson était assigné sur le château et la châtellenie d’Orbe. Quant à la disposition de messire Girard, touchant sa sépulture dans la cathédrale de /125/ Lausanne, rien ne prouve qu’elle ait reçu son accomplissement. La rigueur de la saison où il mourut peut avoir mis obstacle à ce que le vœu du pieux chevalier fût rempli. En tout cas ce vœu est un témoignage de sa prédilection pour le Pays-de-Vaud qu’il considérait comme sa seconde patrie.
CHAPITRE SEPTIÈME,
Jaquette de Grandson, dame d’Orbe et et d’Echallens, et Jean III , de Montfaucon, son fils.
Jean de Montfaucon, troisième du nom, fils de Girard, était à peine âgé de vingt ans lorsque son père mourut. Il avait fait ses premières armes (en 1347) sous la conduite de son oncle Henri, comte de Montbéliard. — Jaquette de Grandson, sa mère, dont le douaire était assigné sur le château, ville et châtellenie d’Orbe, gouvernait, au nom de son fils, les seigneuries d’Echallens et de Montagny-le-Corbos. Quant à la seigneurie de Vuillafans-le-Vieil (Château-vieux) en Franche-Comté, et aux autres domaines que Jean avait hérités de son père en Bourgogne 1 , ce fut le comte de Montbéliard qui les fit administrer pendant la minorité de son neveu. En prenant possession de la seigneurie d’Orbe après la mort de Girard, son mari, Jaquette de Grandson confirma solennellement les franchises de la ville d’Orbe par un acte daté du 7 février 1353 2 .
Les divers jugements tendant à mettre fin aux différends /127/ élevés entre le comte de Montbéliard et le comte Louis de Neuchâtel, au sujet du partage de Jeanne de Montfaucon, première femme de Louis, n’avaient guère abouti qu’à perpétuer ces différends et à aigrir les rapports entre l’oncle et le neveu. La guerre éclata de nouveau entre les deux comtes au commencement de l’année 1354. Chacun d’eux chercha à fortifier son parti, en faisant alliance avec tel ou tel seigneur ayant des griefs à faire valoir contre un autre, et bientôt la plupart des nobles et des seigneurs des deux versants du Jura furent partagés en deux camps opposés, sans respecter les liens de parenté ou de féauté qui existaient entre eux 1 .
Le comte de Neuchâtel paraît avoir pris l’initiative dans cette nouvelle et mortelle guerre contre le comte de Montbéliard, en formant, dès le mois de janvier 1354, une ligue offensive et défensive avec plusieurs seigneurs, dont les principaux étaient Thiébaud, sire de Neuchâtel-Bourgogne, son beau-père; les sires de Vienne; Otton, sire de Grandson et de Pesmes, et Guillaume de Grandson, sire de Sainte-Croix 2 . Fort de leur appui, le comte Louis ouvrit la campagne au mois de mars suivant, en défiant le comte de Montbéliard, son oncle.
Celui-ci comptait dans son parti le comte de Blamont en Lorraine; Ferry le jeune, comte de Fribourg et seigneur de Belfort, et le comte de la Roche-Saint-Hippolyte, ses proches parents; ainsi que les citoyens de la ville de /128/ Bâle 1 . Jean de Montfaucon, qui était encore sous la tutelle du comte de Montbéliard, servait naturellement sous la bannière de ce comte, son oncle paternel 2 , et se trouvait ainsi opposé au parti de ses oncles maternels, les sires de Grandson, propres frères de sa mère, que cette circonstance plaçait dans la plus douloureuse perplexité.
Les montagnes du Doubs furent le principal théâtre de cette guerre funeste, où l’incendie des villages et le pillage des châteaux signala tristement les succès balancés des deux partis. Plusieurs gentilshommes du Pays-de-Vaud prirent part à cette querelle, soit pour l’un soit pour l’autre des factions belligérantes 3 . L’intervention officieuse de Jean de Châlons, sire d’Arlay, puis du roi de France, mari de Jeanne de Bourgogne, mère et tutrice du jeune duc Philippe de Rouvre, souverain de la Franche-Comté, amena au bout de quelques mois la conclusion d’une trève, qui fut prolongée deux fois pendant l’année 1354 4 . Elle fut suivie d’une sentence arbitrale rendue à Beure, près de Besançon, le 25 février 1355, par le seigneur de Charny et le sire d’Arlay, commissaires du roi Jean 5 . Mais ce traité de paix, fait /129/ « de par le roi, » n’eut pour effet que d’ajourner la reprise des hostilités, qui se renouvelèrent encore plus d’une fois pendant la vie des principaux chefs des deux factions rivales 1 .
Jean de Montfaucon, seigneur de Vuillafans-le-vieil et autres lieux en Bourgogne, fut plus ou moins mêlé dans toutes les guerres que le comte de Montbéliard, son oncle et son seigneur, soutint pour le maintien des droits de la maison de Montfaucon 1 . Il eut en outre mainte occasion de se former au rude métier des armes contre les grandes compagnies de routiers, qui, après le traité de Brétigny 3 , se répandirent dans les deux Bourgognes, où elles se livrèrent pendant cinq ans (1361-1365) aux plus affreux brigandages 4 . Henri, comte de Montbéliard, eut avec le fameux Jean de Vienne la principale part à l’expulsion de ces brigands 5 . Il était en même temps vicaire général de l’empereur Charles IV dans la Franche-Comté, et gardien de cette province pour Marguerite de France, douairière de Flandre et comtesse palatine 6 , dont il soutint les droits, par les /130/ armes, contre Philippe-le-hardi, premier duc de Bourgogne de la maison de Valois.
Dans ces entrefaites Jaquette de Grandson, dame d’Orbe, veillait pour Jean de Montfaucon, son fils, à l’administration de ses terres d’Echallens et de Montagny. Antoine de Gumoëns-le-Jux, châtelain d’Orbe et d’Echallens, ayant passé au service du comte Amédée VI, en qualité d’écuyer 1 , Jacques d’Arnay lui succéda à Orbe (1355). Il eut lui-même pour successeur (1364) Pierre d’Arnay, auquel dame Jaquette alloua un traitement annuel de 30 livres, à condition de résider au châtel d’Orbe 2 . Quant à Jaquette de Grandson, elle paraît avoir fixé sa demeure ordinaire au château d’Echallens, plus éloigné que celui d’Orbe des bruits de guerre qui retentissaient dans les gorges du Jura. Elle transigea, tant en son nom qu’au nom de Jean de Montfaucon, chevalier, son fils, avec l’abbaye de Montheron, au sujet du pâturage de Mandoux, dépendant de la seigneurie de Bottens 3 , dont la moitié indivise avait été donnée, en 1236, à cette abbaye, par Renaud de Bottens, chevalier. Non-seulement dame Jaquette et son fils reconnurent la validité de cette ancienne donation, mais en outre ils abandonnèrent à l’abbaye de Montheron l’autre moitié du pâquier de Mondo et y ajoutèrent le pré des Chambères, contigu à ces pâquiers, /131/ sans autre réserve que le haut domaine et le dernier supplice appartenant à la seigneurie de Bottens 1 .
A l’exemple de messire Guillaume de Grandson, seigneur de Sainte-Croix, frère de sa mère, Jean de Montfaucon, chevalier, avait suivi avec ses hommes d’armes le comte de Savoie Amédée VI, dit le Verd, dans son expédition en Orient 2 , croisade entreprise par ce prince pour la délivrance de l’empereur grec Jean Paléologue, prisonnier du sultan Amurat (1366-1367). Constantinople, Gallipoli, et Varna sur la mer Noire, furent témoins des prouesses du jeune chevalier et de Guillaume de Grandson, son oncle maternel 3 .
Lorsque Jean de Montfaucon se détermina à prendre part à cette croisade contre les Turcs, il venait de perdre sa première femme, Archilande (fille de Henri de Vienne, sire de Mirebel), qui ne lui avait donné aucun enfant 4 . Par contre il avait un fils naturel, nommé Guillaume. Avant de partir pour l’orient (1365), Jean fit un premier testament, par lequel il élit sa sépulture dans l’église des frères mineurs de Grandson; il institue pour son héritier universel « son très cher seigneur et oncle, » Henri de Montfaucon, comte de Montbéliard, et après la mort de celui-ci il veut que les dispositions de dernière volonté de son père Girard aient /132/ leur plein et entier effet 1 . Il donne à dame Jaquette de Grandson, sa mère, le châtel et ville d’Orbe et tous les revenus des ses terres et seigneuries, pour en jouir sa vie durant. Enfin il lègue à Guillaume, son fils illégitime, sa balme (maison forte) de Moutier-Haute-Pierre, en Franche-Comté, avec 60 livres de rente en terres aux environs 2 .
Ces dispositions restèrent sans effet quant à l’institution de l’héritier principal, Henri, comte de Montbéliard et sire de Montfaucon, étant décédé vers la fin de novembre 1367 3 , avant son neveu Jean, qui ne revint au pays que dans l’automne de l’année suivante. Le comte Henri eut pour successeur immédiat Etienne de Montfaucon, sire de Cicon 4 , son fils aîné, auquel sa mère Agnès, comtesse de Montbéliard, remit le gouvernement de ce comté souverain peu de jours après la mort de son époux 5 . Elle avait donné au comte Henri sept enfants, dont plusieurs, savoir Gauthier et Jean, étaient morts en bas âge, ainsi que Marguerite, leur sœur 6 . On a parlé en son lieu de Jeanne, mariée au sire de Gex, /133/ et de Louise, femme de Louis, sire de Cossonay; quant à Louis de Montfaucon, quatrième fils du comte Henri, il fut destiné à l’Eglise 1 , et après avoir été haut-doyen, puis archevêque de Besançon (1362), il mourut jeune le 29 juillet de la même année, n’ayant siégé qu’environ six mois 2 . Etienne succéda donc, sans partage, tant à l’héritage maternel qu’à l’héritage paternel de sa maison, qui du reste lui avait été assuré d’avance par ses père et mère en le mariant à Marguerite, fille de Jean de Châlons, sire d’Arlay, second du nom, par contrat fait au château d’Arguel le 13 août 1356 3 .
Au retour de son expédition en Bulgarie, Jean de Montfaucon trouva le nouveau comte de Montbéliard engagé dans une querelle avec Thiébaud VI, de Neuchâtel-en-Bourgogne, dit le grand sire, qui se compliqua avec la guerre que le sire de Coucy, Enguerrand VII, entreprit contre les ducs d’Autriche, landgraves d’Alsace, ses cousins, pour les obliger à lui céder les domaines assignés en dot à sa mère Catherine d’Autriche, fille unique du duc Léopold Ier 4 . Etienne, comte de Montbéliard, avait acquis d’Alix de Bade, femme de Valeran, comte de Tierstein, plusieurs seigneuries dans la haute Bourgogne, provenant de sa mère Jeanne de Montbéliard, marquise de Bade 5 . /134/ Thiébaud VI, qui tenait ces seigneuries en fief d’Alix et de son mari, refusait d’en faire les foi et hommage au comte de Montbéliard, qui voulut l’y contraindre par les armes 1 .
Le sire de Coucy étant arrivé dans l’entrefaite en Franche-Comté (août 1368) 2 , il fit avec le comte de Montbéliard un traité offensif contre les ducs d’Autriche 3 , qui de leur côté se hâtèrent de faire un traité semblable avec le sire de Neuchâtel, contre le sire de Coucy et ses adhérents 4 . Ceux-ci ayant été forcés d’abandonner la place d’Héricourt, assiégée et prise par les Autrichiens (août 1369) 5 , le sire de Coucy ajourna son entreprise et passa en Italie 6 , laissant au comte de Montbéliard le soin de poursuivre, pour son compte, la guerre contre Thiébaud de Neuchâtel et ses souteneurs. Tels furent les premiers épisodes d’une guerre opiniâtre, qui dura sept ans (1368-1375) 7 ; commencée sur les frontières de Bourgogne et de Montbéliard, elle s’étendit plus tard dans l’évêché de Bâle et se termina dans la Suisse allemande par la défaite des Anglais (Gugler), à Fraubrunnen entre Berne et Soleure (décembre 1375) 8 .
On ignore la part que Jean de Montfaucon a pu prendre /135/ à la querelle du comte de Montbéliard avec le sire de Neuchâtel-Bourgogne. Comme parent du comte Etienne, chef de la maison de Montfaucon, il lui devait aide et service avant tout autre seigneur 1 ; mais il ne paraît pas que les deux cousins aient nourri l’un pour l’autre les sentiments d’étroite union dont leurs pères avaient donné l’exemple touchant, à en juger du moins par les dernières dispositions de Jean III, qui paraissent aussi contraires aux intérêts du comte Etienne qu’à ceux de la maison de Montfaucon en général.
Se trouvant au château de Vercel, dans la Haute-Bourgogne 2 , au moment de partir pour une nouvelle campagne, Jean de Montfaucon fit un second testament par lequel il instituait pour héritière universelle de tous ses biens non légués, meubles et immeubles, Isabelle de Neuchâtel-sur-le-lac, comtesse de Nidau, sa chère et bien-aimée cousine, (consanguinea dilecta et carissima) 3 , dans le cas où lui-même décéderait sans laisser de postérité légitime. Le testateur choisit sa sépulture dans l’église des frères mineurs de Grandson, lègue 100 livres de rente annuelle et perpétuelle et mille livres estevenantes, une fois payées, aux personnes (non désignées) qu’il se réserve de nommer plus tard. /136/
Il établit pour ses exécuteurs testamentaires Guillaume de Grandson, sire de Sainte-Croix et d’Aubonne, son oncle, Antoine de la Tour, sire de Châtillon en Valais, et d’autres chevaliers ou hommes d’église. Enfin il s’engage, par serment, à ne point révoquer ce testament quant à l’institution d’héritier, et dans le cas où il contreviendrait à cet engagement solennel, il déclare que le présent acte, fait en présence de l’héritière instituée, et accepté par elle, doit équivaloir à une donation entre vifs. Ce singulier testament, stipulé par main de notaire et revêtu des formes les plus minutieuses et les plus solennelles, fut fait au château de Vercel, dans la chambre (camera) de la comtesse Isabelle, en sa présence, et sous le sceau de l’officialité de la cour de Besançon, le 18 juin 1371 1 .
Cet acte laisse le champ libre à diverses conjectures plus ou moins vraisemblables. Le testateur, supposant que Jeanne de Montfaucon, mère de la comtesse Isabelle, n’avait pas été équitablement traitée dans les partages de la succession des Montfaucon, ainsi qu’on l’affirmait hautement dans la maison de Neuchâtel, se crut peut-être appelé à réparer cette prétendue injustice. Quoi qu’il en soit, la donation faite par Jean à sa parente était en opposition manifeste, soit avec les dispositions testamentaires de Girard de Montfaucon, son père, soit avec les droits dotaux de dame Jaquette de Grandson, sa mère.
Peu de jours après avoir fait ce second testament, le 23 juin de la même année, Jean de Montfaucon, seigneur d’Orbe /137/ et autres lieux, en fit un troisième, par lequel il donnait simplement à Isabelle de Neuchâtel, comtesse de Nidau, en considération de leur parenté, sa terre de Vuillafans-le-Vieil, avec toutes ses dépendances, sous réserve de l’hommage envers le comte de Montbéliard pour le cas où lui, donateur, décéderait sans enfants légitimes. Enfin il lègue 500 florins à l’église cathédrale de Lausanne, 1200 florins à la chapelle d’Orbe et 100 florins à celle d’Echallens, afin d’y célébrer des messes pour le repos de son âme; et il choisit sa sépulture dans l’église des frères mineurs de Grandson 1 . En attendant, Jean de Montfaucon prit la résolution de se remarier, et au mois de novembre suivant, il célébra ses fiançailles avec Jeanne de Vergy, héritière de la branche de Mirabeau, dont il n’eut pas d’enfants, et qui, après la mort de ce premier époux, se remaria au sire de Bauffremont 2 .
Le comte de Savoie Amédée VI assemblait une armée en Piémont pour secourir le Pape Grégoire XI contre les Visconti, seigneurs de Milan. Jean de Montfaucon, dont ce prince avait éprouvé la vaillance et l’ardeur guerrière dans son expédition en Orient, répondit à l’appel du comte, ainsi que son oncle, Guillaume de Grandson, le sire de Cossonay, et d’autres chevaliers du pays romand 3 . La campagne s’ouvrit au mois de mars 1372 par la prise de plusieurs places /138/ du Piémont méridional. Ensuite le comte de Savoie, renforcé par les bandes gasconnes que lui amenait de Provence le sire de Coucy, marcha à la délivrance de la ville d’Asti, assiégée par les Milanais 1 .
Plusieurs combats meurtriers, où figura Jean de Montfaucon, avaient été livrés (en mai et juin) devant cette ville, lorsque le comte de Vertus, fils du seigneur de Milan, arriva à la tête de nouvelles troupes sur les bords du Tanaro, pour renforcer l’armée assiégeante. A cette nouvelle le comte de Savoie détacha de son camp une forte colonne de gens d’armes, commandés par messire Jean de Montfaucon, chevalier, pour arrêter la marche du comte de Vertus. « Messire Jean de Montfaucon et ses gens passèrent de nuit la rivière du Tanaro et s’embusquèrent assez près du logis du comte de Vertus; puis le jour ayant paru, ils coururent en l’ost (ennemi), où ils firent plusieurs prisonniers. » Mais les gens du comte de Vertus, revenant de leur première surprise, assaillirent les Savoisiens à leur tour, et tous y seraient restés si le comte Amédée ne se fût hâté de leur envoyer des renforts. C’est dans cette sanglante mêlée que Jean de Montfaucon fut tué, après avoir combattu comme un lion pendant toute la journée contre 200 brigands qui cherchaient à s’emparer de sa personne. La victoire resta aux Savoisiens, qui vengèrent sa mort; « le corps de Jean de Montfaucon fut apporté, sur un pavoys, au logis du comte de Savoie; de la quelle mort, » disent les chroniques, « tous les seigneurs furent très mal contents 2 . » /139/
On se représente aisément la consternation de dame Jaquette de Grandson en recevant le message funèbre qui lui apprenait la mort de son unique fils. Ce triste événement ne pouvait d’ailleurs qu’amener des complications, capables de troubler les dernières années de la noble veuve de messire Girard. On se rappelle que, par ses dernières dispositions, celui-ci avait institué sa femme héritière de ses biens, conjointement avec Jean, leur fils, sous réserve de substitution en faveur de la branche de Montfaucon. D’un autre côté, Jean de Montfaucon avait fait plusieurs testaments, dont les dispositions n’étaient point conformes à celles de son père et ne garantissaient nullement les droits dotaux de sa mère survivante.
D’une part, Isabelle de Neuchâtel se prétendait héritière en vertu du second testament de Jean de Montfaucon, qui lui donnait tous ses biens non légués, tandis que, d’autre part, Etienne, comte de Montbéliard, revendiquait l’héritage de son cousin, soit comme suzerain féodal et chef de la maison de Montfaucon 1 , soit en raison de la substitution faite en sa faveur par son oncle Girard, père du défunt. Enfin Jaquette de Grandson, veuve de Girard de Montfaucon, avait pour elle ses droits dotaux et le premier testament de Jean son fils (1365), qui constituait sa mère usufruitière de tous ses biens, disposition qu’il n’avait point expressément révoquée dans les actes subséquents, /140/ et qui, du reste, paraît avoir été respectée par les autres prétendans 1 .
En apprenant la mort de Jean, leur cousin, Etienne, comte de Montbéliard, et Isabelle de Neuchâtel, dame de Nidau 2 , firent ensemble un traité, daté de Besançon du 26 septembre 1372, portant qu’en ce qui touche la succession de défunt messire Jean de Montfaucon, jadis seigneur de Vuillafans-le-Vieil, « une partie aidera à l’autre de tout son pouvoir à recouvrer le droit de chacune partie, et que ce que chaque partie pourra recouvrer du dit héritage sera délivré loyalement à celle des deux parties à laquelle il reviendra par droit et par raison 3 . » Ce compromis fut bientôt suivi d’un autre (en 1373), par lequel la comtesse Isabelle céda à Etienne, comte de Montbéliard et sire de Montfaucon, tous les droits qu’elle pouvait prétendre à la seigneurie de Vuillafans-le-Vieil, pour deux mille florins d’or 4 .
En attendant, dame Jaquette de Grandson restait en pleine possession de la jouissance et de l’administration des terres seigneuriales d’Orbe, d’Echallens, de Montagny-le-Corbos et de leurs appartenances. Elle fonda et dota en mémoire de son fils, dans l’église de Notre-Dame d’Orbe une nouvelle /141/ chapelle en l’honneur de Saint-Jean-Baptiste 1 . L’abbaye de Montheron ayant acquis le ténement rural d’un nommé Paccot d’Oulens, dans la châtellenie d’Echallens, Jaquette de Grandson, dame d’Orbe et d’Echallens, donna à l’abbaye une déclaration, en date du 16 juillet 1378, portant que le dit ténement est libre et franc de tous aides, usages et corvées, et qu’elle l’en affranchit, au besoin, à perpétuité 2 . Enfin, l’année suivante, elle approuva comme dame d’Echallens une vente de huit coupes de froment à prendre sur la recette des dîmes du territoire d’Oulens, faite à la chapelle de Saint-Théodule de la cathédrale de Lausanne par dame Marguerite de Duyn, veuve de Pierre Major, qui tenait ces dîmes en fief du château d’Echallens 3 .
Jaquette de Grandson mourut vers la fin de l’année 1379. Elle avait fait, l’année auparavant (1378), un testament, par lequel, considérant que Jean de Montfaucon son fils était décédé sans enfants légitimes, et que Jeanne de Vergy, sa bru, était remariée à Henri de Baufremont, elle institue pour son héritier universel Guillaume de Grandson, chevalier, son frère, seigneur de Sainte-Croix et d’Aubonne 4 .
CHAPITRE HUITIÈME.
Etienne, comte de Montbéliard, et ses fils, Jean-Philippe et Henri, seigneurs d’Orbe et d’Echallens.
Etienne, comte de Montbéliard, n’avait point attendu le décès de dame Jaquette de Grandson, sa tante, pour se faire reconnaître, par le comte de Savoie, comme légitime héritier de Jean de Montfaucon, son cousin germain. Dès le 11 avril 1375, Amédée VI lui avait donné l’investiture des châteaux et châtellenies d’Echallens et de Montagny-le-Corbos, et le comte Etienne en avait prêté à ce prince l’hommage accoutumé 1 . Après la mort de Jaquette de Grandson, le comte de Montbéliard obtint d’Isabelle, comtesse de Neuchâtel, en considération de leur proche parenté, et au bénéfice de ses bien-aimés cousins Henri et Jean-Philippe, frères, fils du comte Etienne, une renonciation générale et formelle de tous les droits qu’elle avait ou pouvait avoir à l’héritage de Jean de Montfaucon, et spécialement « es villes et forteresses d’Orbe, d’Echallens, de /143/ Bottens et de Montagny, moyennant deux mille florins d’or 1 , et sous réserve de ses droits sur Braichon et Longchamps dans le duché de Bourgogne. » Cet acte, fait en forme de donation entre vifs, est daté du 3 juillet 1380 2 .
Isabelle avait succédé dans le comté de Neuchâtel-sur-le-Lac, au comte Louis, son père, décédé en 1373, sans postérité masculine et légitime. Elle-même, parvenue à l’âge de 50 ans, se voyait sans enfants du comte Rodolphe de Nidau, son mari, tué en 1375 en défendant ses foyers contre les bandes pillardes du sire de Coucy 3 . Issue de la maison de Montfaucon par Jeanne, sa mère, elle faisait un acte de justice en restituant à cette maison une partie des biens qui lui étaient parvenus du côté maternel, d’autant plus que Varène de Neuchâtel, sa sœur consanguine, lui était substituée dans les domaines paternels.
A la suite de la donation de la comtesse de Neuchâtel, le 28 juillet même année, le comte Etienne de Montbéliard, étant au château de Montfaucon, émancipa son fils Jean-Philippe 4 , alors âgé de 14 ans, et l’investit des seigneuries d’Orbe, d’Echallens et de Montagny, pour les tenir /144/ de lui « comme souverain seigneur et sire du fief. » Dans l’entrefaite avait surgi un différend entre le comte de Savoie Amédée VI et Marguerite de Flandre, comtesse palatine de Bourgogne, au sujet de la mouvance de la ville d’Orbe et de son château, où le premier prétendait à « certains droits de souveraineté, à cause du fief qu’il disait y avoir. 1 » On ne peut expliquer la prétention dU comte de Savoie sur Orbe, ancien fief de la Franche-Comté enclavé dans le Pays-de-Vaud, qu’en supposant que ce prince revendiquait la supériorité féodale sur les propriétés que le couvent de Payerne possédait dans la châtellenie d’Orbe, nommément sur le territoire de Bosseaz, au sujet duquel le prieur de Payerne était en procès avec les sires de Montfaucon 2 .
Quoi qu’il en soit, plusieurs conférences avaient été tenues à Jougne, en décembre 1377 et en mai 1378, entre les commissaires de la comtesse palatine de Bourgogne et ceux du comte de Savoie, au sujet du fief d’Orbe 3 ; mais ces conférences n’aboutirent qu’à des protestations et contre-protestations, qui laissèrent la question indécise. Une autre difficulté bien plus sérieuse subsistait, depuis la mort de dame Jaquette de Grandson, entre Guillaume, sire de Sainte-Croix et d’Aubonne, son frère et son héritier testamentaire, d’une part, et, de l’autre, Etienne, comte de Montbéliard, et ses fils 4 . Guillaume de Grandson demandait la restitution /145/ de certaines dettes que Jean de Montfaucon avait contractées envers dame Jaquette sa mère 1 , et à défaut de payement l’adjudication des terres sur lesquelles ces dettes étaient hypothéquées. Le comte Etienne objectait que ces terres devant lui revenir de plein droit comme chose de son fief, il n’était pas responsable des dettes contractées par ses feudataires 2 . Les parties s’en remirent au jugement du comte Amédée VI, dit le Verd, qui décida que les terres d’Orbe, d’Echallens, de Bottens et de Montagny retourneraient au comte de Montbéliard, soit à Jean-Philippe, son fils; mais que ceux-ci payeraient à Guillaume de Grandson, chevalier, seize mille florins d’or 3 , en échange de toutes ses prétentions sur ces terres. Cette composition, faite à Genève au milieu d’avril 1381, fut immédiatement suivie de la ratification de messire Guillaume de Grandson, qui, en même temps, reçut à Ripaille, le 16 avril, un à-compte de 2000 florins, qui lui furent payés par le comte Amédée au nom du comte de Montbéliard, son neveu 4 . Le 21 avril, Louis de Cossonay, chevalier, seigneur de Berchier, mandataire des deux parties, paya, au nom du comte de Montbéliard, à Guillaume de Grandson, chevalier, quatorze mille florins d’or, pour solde de la somme stipulée dans le compromis de Genève. En même temps ce dernier déclara, sous le /146/ sceau de l’official de la cour de Lausanne, le comte Etienne et ses héritiers quittes de toute dette envers lui et les siens, et donna main-levée des gages, hypothèques et autres sûretés prises sur les terres en litige 1 .
Quoique le comte de Montbéliard eût ratifié ce compromis fait par l’entremise du comte de Savoie, néanmoins il jugea à propos de protester de nouveau que les terres du partage de feu messire Jean de Montfaucon, étant de son fief et reversibles à sa maison, par défaut de descendance légitime, il n’était nullement tenu aux dettes contractées par le défunt sur ces terres 2 . Ainsi se terminèrent sans intervention de la force et par des transactions amiables les complications auxquelles la succession de Jean III de Montfaucon avait donné lieu entre les trois puissantes maisons de Montbéliard, de Neuchâtel et de Grandson.
Ces transactions furent bientôt suivies de la prise de possession des terres d’Orbe, d’Echallens, de Bottens et de Montagny, par Jean-Philippe de Montbéliard. Dès le 22 avril 1381, le comte Amédée lui avait donné à Genève l’investiture des châteaux et seigneuries d’Echallens et de Montagny-le-Corbos, sous condition que ces châteaux seraient de plein droit confisqués et acquis au comte de Savoie dans le cas où il s’en servirait pour lui faire la guerre 3 . Le 12 mai suivant, Jean-Philippe se trouvait à Orbe, où il recevait le /147/ serment de fidélité de la bourgeoisie de cette ville, et jurait, avec le consentement exprès de son cher seigneur et père, le comte Etienne, sire de Montfaucon, le maintien des franchises et bonnes coutumes de cette ville 1 . Enfin, au printemps de la même année (1381), Jean-Philippe fut investi par l’évêque Guy de Prangins du château et de la châtellenie de Bottens, et en prêta hommage à ce prélat, ainsi que l’avait fait jadis Girard de Montfaucon, chevalier, à l’égard des évêques de Lausanne 2 .
Marguerite de Flandre, comtesse palatine de Bourgogne, étant décédée dans les premiers jours de mai 1382, son fils Louis, dit le Malin, lui succéda. Philippe de France, dit le Hardi, époux de Marguerite la jeune, fille et héritière présomptive de Louis 3 , requit au nom de son beau-père, Jean-Philippe de Montbéliard, de lui spécifier les fiefs qu’il tenait du comte Etienne, sire de Montfaucon, son père, sous la mouvance du comté de Bourgogne. En conséquence, le 17 mai, même année, Jean-Philippe reconnut tenir du comte palatin de Bourgogne le châtel et la ville d’Orbe avec ses faubourgs et le village de Bosseaz; le cours de la rivière de l’Orbe avec les poissines et moulins établis sur cette rivière; la forêt de Chassagne, entre Orbe et Les Clées; /148/ les fours, moulins, foires et marchés d’Orbe, et les péages du Pont-Morens, sous Orbe; avec toute justice haute et basse et mère et mixte empire; ainsi que les fiefs que tiennent de lui les sires de La Sarra, les nobles d’Arnex, de Gumoëns et de Vuillafans, dans la châtellenie d’Orbe 1 .
Le comte Amédée, dit le Verd, s’était engagé envers le pape Clément VII à soutenir l’expédition de Louis d’Anjou pour le recouvrement du royaume de Naples. Dès la fin de mai 1382, le comte mit sur pied une partie des milices féodales du Pays-de-Vaud, de la Savoie et du Piémont. Jean-Philippe de Montbéliard, seigneur d’Orbe et d’Echallens, quoique à peine âgé de 18 ans, dut endosser le harnais de guerre et suivre son suzerain en Italie 2 . Au milieu de juillet, l’armée du comte Verd campait aux environs d’Asti en Piémont. Il avait donné à Jean-Philippe le commandement d’une compagnie de 46 lances garnies (230 hommes, tant à cheval qu’à pied). — L’armée traversa toute la Péninsule et arriva sur la fin d’octobre à Caserte près de Naples, où elle fut atteinte par une épidémie qui la décima. Plusieurs capitaines de grande naissance ou de renom furent victimes de ce fléau, entr’autres Jean-Philippe de Montbéliard, qui mourut le 15 novembre 1382 à Sainte-Agathe, près Naples, à la fleur de son âge 3 . Le comte Amédée VI, succomba lui-même à la maladie le 1er de mars de l’année suivante. /149/
La nouvelle de la mort de ce fils, sur lequel le comte Etienne, son père, avait fondé une partie de ses espérances, n’arriva que dans les premiers jours de mars 1383 à Montbéliard, où elle causa une consternation générale. La douleur du père se manifesta d’abord par l’érection et la dotation d’une chapelle du nom de Jean-Philippe, dans l’église de Saint-Mainbœuf à Montbéliard 1 . Ensuite le comte Etienne fonda, pour le remède de l’âme de ce même fils, un anniversaire dans l’église cathédrale de Lausanne, pour lequel il assigna à cette église une rente perpétuelle de cent sols (environ 300 fr.), à percevoir sur les revenus du château d’Echallens 2 .
Ensuite du décès de Jean-Philippe, mort sans avoir été marié, les seigneuries d’Orbe, d’Echallens, de Bottens et de Montagny-le-Corbos échurent à son frère aîné, Henri, dès lors fils unique du comte Etienne, qui l’investit de ces terres 3 . Henri II de Montbéliard se qualifie seigneur d’Orbe, dans une transaction stipulée entre ce nouveau seigneur et le prieur de Payerne, touchant les dîmes et terrages de Bosseaz; transaction que le comte de Montbéliard approuva le 17 juillet 1383, comme sire de Montfaucon et haut seigneur du fief d’Orbe 4 . De même que les /150/ précédents, cet acte fait voir que le seigneur apanagé d’Orbe relevait directement du chef de la maison de Montfaucon, qui, à son tour, relevait nûment du comte souverain de Bourgogne.
Henri II, de Montbéliard, seigneur d’Orbe, avait épousé, par contrat du 24 avril 1383, Marie, fille de Gaucher de Châtillon, chevalier, vicomte de Blaigny, et de Jeanne de Coucy 1 . Il s’était déjà signalé par son ardeur guerrière à la bataille de Rosebèque, contre les communes flamandes insurgées (novembre 1382), où il avait sous son pennon six chevaliers et 27 écuyers 2 . Plus tard (en 1384), de même que le ban et l’arrière-ban des milices féodales du Pays-de-Vaud 3 , Henri, et ses gens de guerre d’Orbe et d’Echallens, suivirent en Valais la bannière du comte de Savoie, Amédée VII, surnommé le Rouge. Ce prince avait pris les armes pour remettre sur son siége l’évêque de Sion, Edouard de Savoie, qui en avait été chassé par une faction dévouée aux Viscontis seigneurs de Milan. Après plusieurs exploits de guerre accomplis en Valais par les milices vaudoises, la ville de Sion fut forcée de capituler (21 août 1384), et l’armée savoisienne se dispersa, après avoir laissé des garnisons dans les châteaux forts de la ville et du pays 4 . La part que Henri de Montbéliard prit à cette campagne, où il fut, dit-on, armé chevalier par le comte de Savoie 5 , suppose que /151/ ce prince lui avait auparavant donné l’investiture des châteaux et seigneuries d’Echallens et de Montagny.
Au mois d’avril de l’année suivante (1385), Henri, qui prenait ordinairement le titre de seigneur d’Orbe, se distinguait dans les joutes et tournois qui suivirent les noces de Jean (sans-peur), fils de Philippe-le-hardi, duc et comte de Bourgogne, avec la fille d’Albert, duc de Bavière, célébrées à Cambray, en présence du roi de France 1 . Il revint ensuite à Montbéliard, où sa présence était nécessaire pour conclure une acquisition importante. L’évêque de Bâle, Immer de Ramstein, dans le but d’éteindre les dettes considérables dont son prédécesseur, Jean de Vienne, avait grevé son église, vendit à Etienne, comte souverain de Montbéliard, et à Henri, seigneur d’Orbe, son fils, pour onze mille florins d’or, avec faculté de rachat après la mort de tous les contractants, les châteaux et ville de Porrentruy, avec 23 villages, c’est-à-dire la plus grande partie du pays d’Ajoie (Elsgau) 2 . Cette vente est datée du 5 juillet 1386, quatre jours avant la mémorable victoire de Sempach, remportée par les Suisses sur le duc Léopold d’Autriche (9 juillet 1386). Elle sert à réfuter les chroniqueurs qui font figurer les comtes de Montbéliard dans l’armée des vaincus 3 . A la fin de la même année et au commencement de la suivante, Henri célébrait, au château de Montbéliard, le mariage de Jeanne, sa sœur unique, âgée de 16 ans, avec Jean /152/ de Châlons, seigneur de Châtelbélin, qui perdit cette jeune épouse au bout de deux années à peine révolues, sans qu’elle lui eût donné aucun enfant 1 .
Le temps n’était plus où les grands barons de Franche-Comté, ligués contre ses souverains, dictaient à ceux-ci des conditions pour le maintien de leur indépendance. Trente années avaient suffi aux Valois pour dompter toute résistance et pour obliger les seigneurs à soumettre leurs différends au jugement du parlement institué à Dole 2 . Les pompes et les tournois de la cour de France y attiraient peu à peu toute la jeune chevalerie des deux Bourgognes, qui s’y dépouillait insensiblement de ses habitudes querelleuses. Henri de Montbéliard, seigneur d’Orbe, et Jean de Châtelbélin, son beau-frère, assistaient, en juin et juillet 1389, à l’entrée à Paris de la reine Isabeau de Bavière, épouse du roi Charles VI, dont le couronnement fut suivi de fêtes et de jeux chevaleresques. Il en fut de même à Dijon, où ils accompagnèrent le roi et le duc de Bourgogne, au mois de septembre de la même année 3 .
L’acquisition de Porrentruy et de la seigneurie de l’Erguel avait multiplié les rapports des sujets de Montbéliard avec les villes libres et commerçantes de Berne et de Soleure; et, bien que vivant en bonne intelligence avec ces villes, leurs rapports mutuels n’étaient point encore régularisés. /153/ En conséquence, le comte Etienne de Montbéliard et Henri, seigneur d’Orbe, son fils 1 , firent avec l’avoyer et les conseils de la ville de Berne un traité d’amitié et de liberté réciproque d’établissement et de trafic, qui comprit non seulement les Bernois, mais aussi leurs confédérés de Fribourg 2 , de Soleure et de Bienne. Le comte de Montbéliard et son fils s’engageaient par ce traité à protéger la personne et les biens des ressortissants de ces villes, voyageant ou séjournant pour leur commerce sur les terres de leur domination, et de les défendre contre toute violence ou exaction, à condition que leurs propres sujets jouiraient de la réciprocité. Il fut convenu qu’au cas qu’un ressortissant des villes susnommées souffrait quelque avanie ou quelque dommage sur les terres de Montbéliard, le fait, loin de donner lieu à la rupture du traité, devrait être dénoncé au comte et déféré à la justice ordinaire 3 , pour être jugé selon le droit et l’équité. Le comte se réservait la faculté de dénoncer le traité à Berne même, quatre mois d’avance, et pendant ce délai il devait rester dans toute sa force, nonobstant la dénonciation. Le double de ce traité délivré à l’avoyer et conseil de la ville de Berne est daté du 28 décembre 1389, et scellé des sceaux du comte de Montbéliard et de son fils, le seigneur d’Orbe 4 . /154/
Ce traité d’alliance avec les villes libres de la Transjurane fut reproché au comte de Montbéliard, lorsque celui-ci, lassé de la guerre de château à château, s’abstint de prendre une part active à la résistance de Jean de Châlons, prince d’Orange, son neveu, qui déniait au duc de Bourgogne la suzeraineté du château et de la ville de Jougne, et soutenait que cette seigneurie, qui faisait partie du diocèse de Lausanne, ressortissait immédiatement de l’empire 1 . Le comte Etienne, retenant sagement l’ardeur impétueuse de Henri, son fils, se contenta de souscrire les remontrances adressées par les barons franc-comtois au duc Philippe-le-hardi (1390), pour en obtenir la révocation des soi-disantes commandises, ou sauvegardes, données à prix d’argent, par ce prince, à leurs sujets, au détriment de la juridiction seigneuriale. Ces remontrances furent suivies d’une déclaration du duc et comte palatin de Bourgogne, qui maintenait son droit, mais promettait en même temps de ne plus donner de sauvegardes sans la volonté des seigneurs 2 .
La politique des Valois avait été bientôt adoptée par la maison de Savoie. Tandis que l’Helvétie allemande était en proie aux ravages des guerres intestines 3 , la paix régnait /155/ comparativement dans les pays romands. Des Alpes au mont Jura, dans tout le bassin du Rhône et du Léman, l’autorité du comte de Savoie et de ses baillis dominait le pouvoir des barons, dont les principaux siégeaient dans le conseil souverain du prince, résidant à Chambéry 1 . C’est pourquoi la présence de Henri de Montbéliard dans ses domaines en deçà du Jura étant à peine nécessaire, il les visita beaucoup plus rarement que ses devanciers. Il avait confirmé, en 1387, les franchises et libertés de la ville d’Orbe et du bourg d’Echallens, et reçu le serment de fidélité des bourgeois de ces deux localités privilégiées 2 , dans les mêmes termes et avec les mêmes formalités suivies en 1381 par Jean-Philippe, son frère 3 . Plus tard, le 9 mai 1392, Etienne, comte de Montbéliard, ayant déclaré, par un acte public, que Henri de Monfaucon, son fils, était émancipé de sa puissance, et que les châteaux d’Orbe, d’Echallens et de Montagny, au diocèse de Lausanne, appartiennent à celui-ci à cause de la succession de feu Jean-Philippe, son autre fils 4 , les vassaux de ces trois seigneuries firent la reprise des fiefs nobles que chacun d’eux tenait de ce nouveau seigneur dans chacune de ces châtellenies, et lui en prêtèrent l’hommage accoutumé 5 . Du reste, Henri se contenta de gouverner ces seigneuries par la main de ses châtelains, qui administraient /156/ ses domaines du pays romand et rendaient la justice en son nom, selon les franchises et les us et coutumes de la patrie de Vaud.
Le comte Etienne de Montbéliard avait successivement racheté de la comtesse Isabelle de Neuchâtel plusieurs seigneuries de l’ancien partage de Montfaucon, qui étaient parvenues à celle-ci du chef de sa mère, entr’autres les châteaux et châtellenies de Châtillon-sous-Maiche (1375), de Franquemont, de Bouclans et d’Aigremont 1 . Elle avait reconnu en outre que tout ce qu’elle tenait de ce même partage au delà des joux vers Bourgogne, relevait du comte Etienne, en tant que sire de Montfaucon 2 ; en sorte que la suzeraineté de ce prince s’étendait à divers titres depuis les portes de Besançon à la montagne des Bois, dans l’évêché de Bâle, et depuis le château de Cicon, près d’Ornans, à Granges, vers les frontières de l’Alsace, sans compter les domaines et les fiefs appartenant à sa maison qui étaient situés en deçà du mont Jura.
Le comte Etienne avait même augmenté le nombre de ceux-ci en faisant l’acquisition des seigneuries d’Oron et de Palésieux 3 . Rodolphe le jeune, seigneur de Montsalvens, fils de Rodolphe IV, comte de Gruyère, avait épousé Antoinette, fille aînée et héritière d’Anselme de Salins, chevalier, mort en 1391. Elle lui avait apporté en dot les seigneuries de Vaugrenant et de Villersfarlay, en Bourgogne. Cette dernière terre était un fief des sires de Montfaucon, pour lequel Rodolphe de Gruyère avait prêté, le 17 novembre /157/ 1391, au comte Etienne, l’hommage accoutumé 1 . Peu de temps après, le comte de Gruyère et son fils, pressés par le besoin d’argent, vendirent à Henri de Montbéliard, seigneur d’Orbe, les châteaux et seigneuries d’Oron et de Palésieux, qui leur appartenaient alors 2 . Cette vente eut lieu pour la somme de quatorze mille écus d’or, avec faculté de rachat; mais ces deux terres ne demeurèrent que peu de temps dans la maison de Montfaucon-Montbéliard, les comtes de Gruyère, père et fils, ayant usé au bout de quelques années du droit de les racheter, l’hoirie du comte Etienne leur rétrocéda ces deux terres au même prix 3 .
Cependant, au moment même où la maison de Montfaucon semblait parvenue au comble de la puissance et des honneurs, on nourrissait déjà la crainte de voir s’éteindre cette noble lignée de princes et de valeureux chevaliers, dont les vassaux et le peuple estimaient la justice et la loyauté 4 . De quatre enfants nés de son mariage avec Marguerite de Châlons-Arlay 5 , le comte Etienne, déjà fort âgé, n’avait conservé qu’un seul fils, Henri, seigneur d’Orbe. Marie de Châtillon, première femme de Henri, ne lui avait donné que des filles et point de fils. Malade de corps et se sentant tout près de /158/ rendre son âme à Dieu, le 18 de février 1394 1 , elle avait fait son testament en instituant pour héritières ses quatre filles, Henriette, Marguerite, Jeanne et Agnès, nées d’elle et de Monsieur d’Orbe, son très cher mari. Le 25 du même mois, la dépouille mortelle de Marie était portée en grande cérémonie dans l’église de Saint-Mainbœuf de Montbéliard et ensevelie dans les caveaux mortuaires de cette église 2 .
Henri de Montbéliard, chevalier, seigneur d’Orbe, n’avait que 34 ans quand il perdit sa première femme. Après deux années de veuvage, les sollicitations de son vieux père, le comte Etienne, et le désir qu’il avait lui-même de voir sa race se continuer par la naissance d’un fils, le déterminèrent à se remarier. Au mois d’avril 1396, il épousa en secondes noces Béatrice de Furstenberg, fille du landgrave Henri et de Sophie, comtesse de Zollern, sa femme 3 . Mais ces noces venaient à peine d’être célébrées au château de Montbéliard, lorsque Henri, s’arrachant des bras de sa jeune épouse, partit pour la glorieuse mais funeste expédition dont il ne devait plus revenir, et qui déjoua toutes les espérances que ce second mariage avait permis de concevoir.
Cette expédition avait été commandée par l’empereur Charles IV, pour secourir le roi de Hongrie, son fils, contre le sultan Bajazet, qui menaçait de franchir le Danube 4 . /159/ Comme feudataire de l’empire, le comte de Montbéliard devait fournir son contingent pour cette croisade contre les Turcs, et son fils Henri n’avait garde de manquer cette occasion de se distinguer de nouveau au milieu de la brillante chevalerie qui se préparait à y prendre part. Le duc de Bourgogne, Philippe-le-hardi, avait obtenu de l’empereur, pour Jean, comte de Nevers, son fils aîné, l’honneur de commander la phalange des chevaliers bourguignons. Mais ce prince n’étant âgé que de 22 ans, le duc lui adjoignit comme conseillers plusieurs chefs expérimentés, et entre autres Henri de Montbéliard, chevalier, son chambellan 1 .
Les préparatifs étant achevés, l’armée du comte de Nevers se mit en marche. Elle arriva à Montbéliard le 30 avril, et le lendemain elle en repartait, grossie du contingent fourni par le comte Etienne, et que commandait Henri, seigneur d’Orbe, son fils 2 . Dans le nombre des hommes d’armes qui suivirent celui-ci dans cette croisade, on nomme Girard dit Champreux, originaire d’Orbe ou d’Echallens, l’un de ses écuyers, qui partagea le triste sort de son maître 3 . Les croisés traversèrent toute l’Allemagne et la Hongrie, et, après avoir remporté divers avantages sur les Valaques, alliés des Turcs, ils franchirent le Danube et investirent la ville forte de Nicopolis, au mois de septembre 1396.
Le jeudi, veille de la fête de Saint-Michel (28 septembre de la même année), les croisés, surpris et enveloppés par /160/ l’armée de Bajazet, accouru à la délivrance de Nicopolis, subissaient l’une des plus sanglantes défaites dont l’histoire du moyen âge ait gardé la mémoire. Un grand nombre de chevaliers francs tombèrent dans les mains du vainqueur, qui épargna les principaux chefs, pour en tirer d’énormes rançons, et fit trancher la tête aux autres prisonniers. Parmi les chevaliers bourguignons qui, avec l’amiral Jean de Vienne, perdirent la vie en combattant, se trouvaient Henri de Montfaucon-Montbéliard, seigneur d’Orbe, le dernier rejeton et l’unique espoir de sa race; Jean de Châlons, sire de Châtelbélin, son beau-frère; Henri de Châlons, seigneur d’Arguel, leur cousin; Thiébaud, fils du sire de Neuchâtel-en-Bourgogne; et les deux fils du sire de Vergy 1 .
La nouvelle du désastre de Nicopolis n’arriva qu’au mois de février de l’année suivante en Franche-Comté, où elle répandit l’inquiétude et le deuil dans les familles. Mais nul ne savait au juste quels étaient ceux qui avaient péri sur le champ de bataille ou qui restaient prisonniers de l’Amorabaquin. L’un des plus à plaindre était le vieux comte Etienne de Montbéliard, qui, ne pouvant croire à son malheur, se berçait d’une vaine espérance de retrouver son fils. Les messagers qu’il avait envoyés en Hongrie, à la recherche de ce fils unique, ne revenaient point, et l’infortuné vieillard sentait approcher sa fin.
Ce fut dans cette dernière angoisse, le 31 octobre 1397, que le comte de Montbéliard dicta l’acte de ses dernières volontés, où il exprime l’espoir qui ne l’avait point encore abandonné.
« En cas que mon fils, Henri de Montbéliard, chevalier, /161/ seigneur d’Orbe, ne serait (plus) en vie lors de mon trépassement et qu’il ne retournerait jamais du voyage de Hongrie, où il est allé, en armes, avec plusieurs grands seigneurs, contre les ennemis de la foy chrétienne, — ce que Dieu ne veuille, — en iceluy cas j’institue etc. » 1 . Le surlendemain, 2 novembre, la lignée des Montfaucon s’éteignait dans la personne d’un vieillard inconsolable, qui ne laissait que quatre petites-filles en bas-âge pour héritières de sa principauté et du riche patrimoine de sa maison.
Les funérailles du comte Etienne furent célébrées avec pompe, le lundi 19 novembre, à Montbéliard, au milieu d’un grand concours de seigneurs, de fidèles vassaux et de peuple. On jeta dans la tombe du défunt son grand sceau brisé, son écu et ses bannières armoriées. Le lundi suivant (26 novembre) on célébra au même endroit un service solennel en mémoire de son fils Henri, seigneur d’Orbe, dont la mort prématurée sur le champ de bataille de Nicopolis était dès lors certaine 2 .
Par son testament, du 31 octobre 1397, le comte de Montbéliard instituait pour héritières universelles de tous ses biens ses quatre petites filles issues du premier mariage de son fils Henri, avec Marie de Châtillon, et réglait le partage entre elles de sa principauté et de ses nombreuses baronnies. Il assignait à Henriette, l’aînée, le comté de Montbéliard, la seigneurie de Porrentruy et les terres de Granges, de Passavant et de Clerval, avec la mouvance féodale du comté de la Roche-Saint-Hippolyte et de la seigneurie de /162/ Franquemont. Le lendemain des funérailles de son aïeul, Henriette de Montbéliard fut fiancée par ses tuteurs à Eberhard dit le jeune, fils aîné d’Eberhard III, comte souverain de Wurtemberg, et d’ Antoinette Visconti, de Milan, sa première femme 1 .
Marguerite, la seconde des petites-filles du comte Etienne, reçut en partage « toute la terre d’Outre-Joux, en la diocèse de Lausanne; c’est à savoir, le châtel, ville et forteresse d’Orbe; le châtel, ville et forteresse d’Echallens; le châtel et forteresse de Montaigny-le-Courbe; le châtel et forteresse d’Oron; les châtels et forteresses de Palexuelz et de Bottens, ensemble les rentes, droits, terres, châtellenies, villes, villages, fiefs, rière-fiefs, noblesses, seigneuries et appartenances quelconques 2 . »
La troisième, nommée Jeanne, fiancée dès le mois de novembre 1397 à Louis de Châlons-Arlay, fils du prince d’Orange, son cousin, succéda à la grande baronnie de Montfaucon en Bourgogne et aux terres patrimoniales de sa maison, à l’exception de celles qui devaient former le lot d’Agnès, sa sœur cadette, destinée à Thiébaut VIII, sire de Neuchâtel en Franche-Comté. Tous ces mariages furent arrêtés dans les premières semaines qui suivirent la mort du comte Etienne, par les tuteurs des quatre orphelines; mais ils ne furent célébrés que plus tard: les fiancés étaient de part et d’autre des enfants, dont le plus âgé n’avait pas plus de 13 ans 3 . En attendant, le soin de leur personne et /163/ l’administration des domaines de leur partage furent remis aux futurs beaux-pères de ces jeunes héritières de l’illustre et puissante maison de Montfaucon-Montbéliard.
Quoique privé de postérité mâle née en légitime mariage, le comte Etienne laissait un fils naturel, nommé Henri, bâtard de Montbéliard, dans le testament de son père, qui lui donna le château et la seigneurie de Franquemont 1 . Henri, seigneur d’Orbe, eut aussi trois enfants naturels, savoir Etienne, qu’on appelait Monsieur d’Orbe, et Jean, qui furent l’un et l’autre voués à l’Eglise. Le premier devint doyen de la collégiale de Montbéliard (1427); il fut légitimé par l’empereur en 1450, et mourut en 1466. Le second, qui étudiait à Heidelberg en 1417, devint chanoine de Montbéliard. Le troisième enfant était une fille, nommée Catherine, que le duc de Bourgogne, Philippe-le-Bon, légitima en 1424 2 . — L’opinion publique n’attachait alors aucune flétrissure à ces naissances illégitimes, mais la coutume et la loi féodale n’accordaient aux bâtards aucune part à l’héritage paternel.
En déterminant le démembrement des grandes possessions de la maison de Montfaucon-Montbéliard, l’extinction de cette puissante maison devait contribuer à affermir l’autorité croissante des ducs de Bourgogne de la maison de Valois; mais les tuteurs des jeunes héritières de Montfaucon /164/ paraissent avoir cherché, autant que possible, à prévenir les suites de ce démembrement, en mariant les quatre petites-filles du comte Etienne dans les maisons les plus capables de contrebalancer le pouvoir du duc et de défendre les priviléges de la haute noblesse franc-comtoise, par leur rang et leurs relations avec l’empire d’Allemagne.
CHAPITRE NEUVIÈME.
Marguerite de Montbéliard, dame d’Orbe, et Echallens, etc., et Humbert de Villers-Sexel, son mari.
Au moment où la maison de Montfaucon s’éteignit tristement au delà du mont Jura, les pays de langue romande situés en deçà étaient fortement agités par deux factions rivales, dont l’une semblait avoir comploté l’anéantissement de l’illustre et puissante maison de Grandson, dotée de plusieurs belles seigneuries dans les deux pays limitrophes. La haute noblesse de Franche-Comté, aussi bien que celle du pays romand, prit parti dans ce drame 1 , qui se termina par la mort d’Otton de Grandson, seigneur de Sainte-Croix et d’Aubonne, tué en duel, à Bourg-en-Bresse, le 7 août 1397, par Girard d’Estavayé, seigneur de Cugy, le champion de la faction opposée 2 Cette catastrophe, qui fut suivie de la confiscation, au profit du prince, des seigneuries de la maison de Grandson au Pays-de-Vaud, laissa après elle des ferments de haine que l’autorité du jeune comte de Savoie /166/ Amédée VIII ne put comprimer qu’en s’appuyant sur le pouvoir tout-puissant du duc de Bourgogne Philippe-le-hardi, son beau-père, et en se pénétrant de plus en plus de la politique suivie par la maison de Valois 1 .
Marguerite, la seconde des filles de Henri de Montfaucon, seigneur d’Orbe, n’avait guère plus de dix ans quand son grand-père mourut. Elle resta sous la garde et tutelle de Henri de Villers-Sexel, comte de La-Roche 2 , parent et ami particulier du comte de Montbéliard, qui, en mourant, l’avait chargé de servir de père aux jeunes orphelines de son fils. Marguerite fut fiancée, le 14 mai 1398 3 , avec Humbert de Villers-Sexel, fils du comte de La-Roche, qui lui-même était encore sous la tutelle de son père; en sorte que les seigneuries d’Orbe, d’Echallens, de Bottens et de Montagny-le-Corbos, furent gouvernées pendant quelque temps par le comte de La-Roche, sous le nom de Marguerite de Montbéliard, sa pupille, et de Humbert, son fils mineur. Quant aux deux seigneuries d’Oron et de Palésieux, comprises dans le lot de Marguerite, le comte de La-Roche avait jugé utile aux intérêts des jeunes époux de rétrocéder ces terres aux comtes de Gruyère, moyennant le remboursement de la somme pour laquelle elles avaient été naguère engagées à Henri, seigneur d’Orbe 4 .
Les domaines du partage de Marguerite relevaient /167/ féodalement de plusieurs suzerainetés différentes, savoir: Orbe du comte de Bourgogne, Echallens et Montagny du comte de Savoie, et Bottens de l’évêque de Lausanne. Humbert de Villers-Sexel, qui venait d’atteindre sa majorité de 14 ans, se mit en devoir de faire, au nom de sa femme, la reprise des fiefs qui appartenaient à cette dernière. Dans les premiers mois de l’année 1399, Guillaume de Nozeret, châtelain d’Orbe, au nom de Humbert et de Marguerite, seigneur et dame d’Orbe, porta plainte au bailli d’Aval contre le châtelain des Clées, qui faisait dresser de nouvelles fourches patibulaires sur le territoire d’Orbe, en diminution des droits du comté de Bourgogne 1 . On peut conclure de là que la reprise de fief pour le château de la châtellenie d’Orbe avait déjà eu lieu vis-à-vis du duc de Bourgogne lorsque cette plainte fut portée à son bailli. Quant à la prise de possession de la ville, elle fut différée jusqu’au jugement de certaines questions soulevées par la bourgeoisie d’Orbe contre leur nouveau seigneur, au sujet de l’étendue des libertés et franchises octroyées naguère à cette bourgeoisie par Girard de Montfaucon, seigneur d’Orbe 2 .
En attendant, « noble homme Humbert de Villers-Sexel, fils d’excellent et puissant seigneur Henri, comte de La-Roche, chevalier, du diocèse de Besançon, au nom de noble Marguerite sa femme, fille de feu seigneur Henri de Montbéliard, chevalier, seigneur d’Orbe, prêta hommage-lige et fidélité à l’évêque de Lausanne, Guillaume (de Menthoney), pour le château et la seigneurie de Bottens. » /168/ Cet hommage, daté de l’an 1399 1 , fut prêté de bouche et de main de la même manière que celui qui avait été fait naguère (a° 1381) à l’évêque Jean, par Jean-Philippe, frère du susdit Henri de Montbéliard, c’est-à-dire d’une manière générale et sans aucune spécification des dépendances de cette seigneurie, à laquelle se rattachaient peut-être des dîmes et d’autres droitures qui appartenaient auparavant à l’évêque dans la châtellenie d’Echallens.
En ce qui touche les châteaux et seigneuries d’Echallens et de Montagny-le-Corbos, la reprise de ces deux seigneuries des mains du comte de Savoie, suzerain du fief, paraît avoir éprouvé quelques retards, résultant de la convenance de vider préalablement certaines questions touchant la nature de ces fiefs. On doit se rappeler que, dans le principe, les deux seigneuries dont il s’agit étaient des francs-aleus qui ne relevaient d’aucun autre seigneur féodal que le sire de Montfaucon 2 . Or, en se prêtant volontairement à en faire hommage au comte de Savoie et à les reprendre en fief de ce prince, les sires de Montfaucon avaient fait certaines réserves 3 , pour conserver à ces deux seigneuries patrimoniales leur franchise primitive. Il s’agissait de savoir, /169/ en outre, si l’hommage que Marguerite, dame d’Echallens et de Montagny, devait à Henriette, comtesse de Montbéliard, sa sœur aînée, à raison des terres de son partage, devait ou non primer celui que revendiquait le comte Amédée VIII, qui venait d’atteindre sa majorité.
Ces difficultés furent résolues à l’amiable entre les parties. Marguerite de Montbéliard et Humbert de Villers-Sexel, son mari, consentirent à prêter hommage-lige et fidélité au comte de Savoie pour leurs châteaux et seigneuries d’Echallens et de Montagny, sans autre réserve que la fidélité due à divers seigneurs étrangers, auxquels ils étaient liés par la parenté ou par des engagements plus anciens 1 . En revanche, par un acte du 2 juillet 1400, le comte Amédée VIII investit Marguerite du château et de la baronnie de Grandson, pour les tenir de lui et de ses descendants sous hommage-lige et en accroissement de fief, c’est-à-dire aux mêmes conditions que les deux autres seigneuries susmentionnées 2 . Cette investiture comprenait deux choses distinctes, savoir l’inféodation du château avec ses prérogatives féodales, et la vente du domaine utile ou patrimonial, que le comte se réserva le pouvoir de racheter pendant 20 ans, moyennant le remboursement de six mille écus d’or, qu’il avait reçus de Marguerite pour prix de cette vente 3 . En attendant, l’investiture de Grandson ajoutait l’une des terres les plus /170/ marquantes et les plus importantes du pays romand aux anciennes possessions héréditaires des Montfaucon en deçà du mont Jura.
Le baronnie de Grandson, antique patrimoine de la maison de ce nom, était échue, depuis une dizaine d’années, au comte de Savoie, par confiscation sur la personne de Hugues, dernier sire de Grandson, accusé de félonie, et décédé dans l’étranger sans postérité légitime 1 . Outre le bourg muré et le château de Grandson, cette baronnie comprenait dans son ressort une trentaine de villages, épars sur les pentes fertiles qui, du mont Jura, descendent jusqu’au lac d’Yverdon. Elle confinait à la châtellenie d’Orbe par le territoire de Mathod, et plusieurs de ses villages appartenaient pour une part au seigneur de Grandson, et pour l’autre part au seigneur de Montagny 2 , circonstance qui semble indiquer que cette dernière seigneurie s’était formée aux dépens de la première, comme la seigneurie de Champvent, qui, elle-même, était environnée par les châtellenies d’Orbe, de Montagny et de Grandson 3 .
Après la mort de Bonne de Bourbon, régente de Savoie (janvier 1403), le comte Amédée VIII, son petit-fils, nomma des commissaires pour opérer un recensement général des /171/ fiefs nobles du Pays-de-Vaud, et pour recevoir, en son nom, les foi et hommage des seigneurs vassaux qui relevaient immédiatement de lui. Ce recensement, fait par le commissaire J. Balley en 1403 et 1404, contient le dénombrement des châteaux, bourgs et villages composant chaque châtellenie, des droitures seigneuriales qui lui appartiennent, ainsi que la spécification exacte de ses fiefs et arrière-fiefs, et de son domaine propre, non fieffé (indominium) 1 .
L’hommage-lige fait en 1403 au comte de Savoie par Marguerite de Montbéliard, dame d’Orbe, épouse de Humbert de Villers-Sexel, seigneur de Saint-Hippolyte, pour les châteaux et seigneuries d’Echallens 2 , de Montagny-le-Corbos et de Grandson, fut prêté par procuration, savoir par vénérable personne Etienne de Brana, doyen de Rougemont (en Franche-Comté), et Guillaume de Nozeroy, écuyer et châtelain d’Orbe. Ceux-ci firent en même temps la déclaration des fiefs et arrière-fiefs dépendant directement de chacune de ces trois seigneuries féodales 3 . L’année suivante (en 1404), ces mêmes commissaires reçurent, au nom de Marguerite de Montbéliard, l’hommage et le serment de fidélité des nobles vassaux et autres gentilshommes fieffés des châtellenies d’Echallens, de Montagny et de Grandson. Ces hommages particuliers, dont quelques-uns seulement /172/ sont arrivés jusqu’à nous, contiennent également le dénombrement ou l’aveu des fiefs et arrière-fiefs que chaque vassal tenait directement de cette dame dans chacune de ces châtellenies 1 .
On trouvait alors dans la seigneurie d’Echallens une douzaine de feudataires nobles, tant chevaliers que simples gentilshommes. Parmi les premiers, les dénombrements de 1403 et 1404 nomment d’abord les nobles de Gumoëns, dont les trois maisons 2 sont distinguées l’une de l’autre par le nom de l’endroit où chacune d’elle avait son manoir paternel, savoir: Gumoëns-la-Ville, Gumoëns-le-Jux et Gumoëns-le-Châtel, soit Saint-Barthélemy.
Le 23 avril 1404, les chefs de ces différentes maisons prêtèrent hommage-lige et fidélité à Marguerite de Montbéliard, dame d’Orbe et d’Echallens, pour leur personne et pour les fiefs qu’ils tenaient d’elle dans la châtellenie d’Echallens 3 . En premier lieu, noble François de Gumoëns, (seigneur de Bioley-Magnou), fit hommage pour son manoir de Gumoëns-la-Ville et pour diverses propriétés féodales éparses dans plusieurs villages de cette châtellenie 4 , sous certaines réserves stipulées naguère dans le quernet prêté au mois de décembre 1303 à Jean II, sire de Montfaucon /173/ et seigneur d’Echallens, par Jean de Gumoëns-la-Ville, bisaïeul de François 1 . Ensuite noble Antoine, fils de feu Girard de Gumoëns, reconnut (le même jour) de la dame d’Echallens sa maison forte, située sur la rivière du Talent, à Gumoëns-le-Jux; le village de ce nom; le fief qu’Etienne de Berchier tient de lui à Gumoëns-la-Ville, et généralement tout ce qu’il possède dans la châtellenie d’Echallens 2 .
Quant à la maison de Gumoëns-le-Châtel, elle se trouvait divisée en deux branches, dont l’une était déjà tombée en quenouille, et dont l’autre s’éteignit de la même manière dès la seconde génération. Noble Jaquette de Gumoëns, fille de feu Jean de Gumoëns-le-Châtel 3 , et femme de noble Henri de Chissey, damoiseau, prêta hommage-lige à dame Marguerite pour sa maison forte de Gumoëns-le-Châtel avec toutes ses appartenances dans les villages de Saint-Barthélemy, Oulens, Gumoëns-la-Ville, Echallens, Assens et Bioley-Orjulaz 4 . Enfin Jaques, fils de feu noble Girard de Gumoëns-le-Châtel, prêta un hommage semblable pour son manoir à St-Barthélemy et pour ses possessions dans ce village, ainsi qu’à Bretigny, Echallens, Assens et Bioley-Orjulaz 5 .
Parmi plusieurs autres feudataires nobles de la châtellenie d’Echallens mentionnés dans les reconnaissances de 1403 /174/ et 1404, on citera noble Jean de Compey, qui tenait en fief le bois d’Orjulaz à Etagnières 1 ; noble Pierre de Duin, tenant la grande dîme d’Oulens et des villages circonvoisins 2 ; Jaquette, fille de Jaques Hora de Mex, et Jean de Mex, pour les deux tiers de la dîme de Villars-Sainte-Croix et divers fiefs à Mex, mouvant du château d’Echallens 3 ; enfin les nobles d’Arnay, d’Orbe, qui possédaient divers fiefs dans le ressort d’Echallens.
Quoique bien moins considérable que la seigneurie d’Echallens, celle de Montagny-le-Corbos, au district d’Yverdon, comprenait cependant plusieurs villages, soit en entier, soit en participation avec les seigneurs de Grandson et de Champvent; des bois, et le péage qui se percevait à Treycovagnes. Quant aux fiefs dépendant de cette châtellenie, nous citerons:
1° Les fiefs des nobles de Montagny, vassaux de la maison de Montfaucon, pour les biens qu’ils avaient dans la châtellenie de Montagny-le-Corbos 4 ;
2° Le fief des nobles de Pierre, autrement dits de Giez, dans le village de ce nom; /175/
3° et 4° Les fiefs de Pierre d’Orsens et de Guillaume Balanchet 1 .
D’autres actes du même temps, émanant de Marguerite de Montbéliard et de Humbert de Villers-Sexel, son mari, ou de leurs officiers, montrent qu’ils jouissaient du plein exercice de leur autorité dans leurs seigneuries du Pays-de-Vaud. Le 10 août 1404, la justice d’Etagnières rendit en leur nom une sentence pénale au sujet d’une blessure faite dans l’année précédente par un homme de Crissier à noble Pierre de Gumoëns-le-Châtel, damoiseau 2 , blessure qui paraît avoir occasionné la mort prématurée de ce jeune gentilhomme.
Le différend qui s’était élevé au sujet des franchises d’Orbe ayant été soumis à l’amiable au jugement de Jean de Châlons, prince d’Orange, ce prince détermina la nature et l’étendue de ces franchises par une charte datée du château de Nozeroy, le 7 octobre 1404; charte que Marguerite de Montbéliard et Humbert de Villers-Sexel, son mari, ratifièrent en y apposant leurs sceaux le 22e jour d’avril 1405 3 . Il semble que ces nouvelles franchises, qui n’étaient qu’une interprétation plus large de celles de Moudon, octroyées au bourg d’Echallens en même temps qu’à la ville d’Orbe en 1351, auraient dû profiter également aux habitants de ce bourg; néanmoins Echallens ne paraît pas s’être prévalu de cette circonstance pour obtenir de ses seigneurs /176/ une nouvelle charte. La bourgeoisie de ce lieu s’en tint constamment à celle de 1351, soit aux franchises et bonnes coutumes de la ville de Moudon 1 . Ces franchises du bourg d’Echallens furent d’ailleurs reconnues et virtuellement confirmées au mois de septembre 1406, par Marguerite et Humbert de Villers-Sexel, à l’occasion d’un différend survenu entre la bourgeoisie de ce bourg et la commune de Gumoëns-la-Ville 2 . Du reste, Humbert et Marguerite, sa femme, visitèrent rarement leurs domaines du Pays-de-Vaud, qu’ils faisaient administrer par des châtelains et un bailli, qui surveillait les châtelains d’Echallens, de Bottens, de Grandson et de Montagny 3 . Guillaume de Nozeroy, écuyer et bourgeois d’Orbe, occupait en même temps la charge de bailli et celle de châtelain d’Orbe, pour les deux jeunes époux 4 .
Humbert de Villers-Sexel, comte de La-Roche-Saint-Hippolyte en Bourgogne et seigneur d’Orbe et autres lieux en deçà du mont Jura, paraît avoir été en grande faveur auprès du comte de Savoie Amédée VIII, qui le créa chevalier de son ordre du Collier ou de l’Annonciade, au mois de mai 1410 5 . Ce prince le chargea en outre de plusieurs négociations importantes 6 . Cette faveur, qu’il devait à son propre mérite /177/ autant qu’aux grandes terres qui formaient l’apanage de sa femme dans le Pays-de-Vaud, aurait continué, sans doute, si Marguerite avait vécu plus longtemps ou qu’elle lui eût donné des enfants.
Tandis que Humbert de Villers-Sexel, chevalier, se trouvait à Paris, à la suite du duc Jean sans-peur et du comte de Savoie 1 , médiateur du fameux traité de Bicêtre (20 novembre 1410), Marguerite de Montbéliard, sa jeune femme, se mourait au château neuf de Vennes, en Bourgogne, où elle expira à la fin de la même année ou au commencement de la suivante 2 , à peine âgée de 20 ans. Comme elle ne laissait aucun enfant et qu’elle n’avait point disposé par testament de biens de son partage, ceux-ci revenaient de plein droit à ses trois sœurs survivantes, Henriette, Jeanne et Agnès, en vertu de la règle portant, « que les biens suivent la ligne dont ils sont mouvants. » Néanmoins la succession de Marguerite donna lieu à des difficultés aussi longues que compliquées, non-seulement entre ses héritiers naturels, et Humbert de Villers-Sexel, mari de la défunte, mais en outre entre les trois sœurs ou leurs maris, qui aliénèrent leur portion indivise dans la succession ouverte au préjudice de leurs co-héritiers, et sans tenir compte du droit de prélation qui appartenait à chacun d’eux.
A ces querelles domestiques vinrent s’ajouter des complications nées du droit de retrait féodal que les suzerains, /178/ tels que le duc de Bourgogne et le comte de Savoie, prétendaient exercer sur les terres de leur mouvance qui faisaient partie de l’héritage de Marguerite de Montbéliard. Cependant comme, fort heureusement, le temps n’était plus où tout procès entre seigneurs châtelains se vidait par les armes, ces différends furent jugés par les parlements ou terminés par des transactions amiables, ainsi qu’il sera expliqué dans la seconde partie de ce mémoire.