CARTULAIRE DE L'ABBAYE DE HAUTCRÊT
AVEC AVANT-PROPOS, TABLES ET RÉPERTOIRES
PAR
J.-J. HISELY
LAUSANNE
GEORGES BRIDEL ÉDITEUR
1852, 1854
Cartulaire de l’abbaye de Hautcrêt
précédé d’un avant-propos et suivi d’une table chronologique des chartes contenues dans ce recueil, d’une liste des abbés de Hautcrêt et de deux répertoires dont l’un contient les noms de lieux, l’autre les noms de personnes mentionnés dans ce cartulaire.
AVANT-PROPOS
Non loin de Palésieux et d’Oron, au centre d’une âpre et montueuse contrée, sur la crête ou colline qui domine la Broye, fut fondée, en 1134, une abbaye cistercienne, qui de sa position prit le nom d’Altacrista ou de Hautcrêt.
Au bout de quatre siècles d’existence, ce monastère fut sécularisé lors de l’introduction de la Réforme, qui suivit la conquête du Pays de Vaud par la république de Berne. D’abord destiné à servir d’hospice, le vieux couvent cessa bientôt d’être habité et tomba en décadence. Ses ruines fournirent des matériaux à quelques agrestes habitations. Un reste de mur de l’abbaye, flanqué d’une espèce de tourelle, sert maintenant de façade septentrionale à l’une des maisons du hameau Vers-le-Moulin. Sur l’emplacement qu’occupait l’abbaye de Hautcrêt, jadis florissante et célèbre, on ne voit plus aujourd’hui que de rares vestiges que le temps aura bientôt effacés.
Avant que la terre ensevelît les derniers débris de cette institution, un homme qui vivra longtemps dans la mémoire du peuple vaudois, le doyen Bridel, voulut lui consacrer une Notice et la sauver de l’oubli.
Cet opuscule 1, composé à l’aide de certains documents /IV/ publiés par Zapf et par d’autres écrivains, fait connaître assez bien les destinées de Hautcrêt, et il a, de plus, le mérite d’avoir attiré l’attention publique sur cette maison religieuse.
Depuis longtemps les amis de l’histoire nationale attendent avec une impatiente curiosité la communication des pièces intéressantes relatives à Hautcrêt, dont le patriarche de Montreux ignorait l’existence, ou qu’il n’avait, du moins, pas pu consulter 1.
Il existe, en effet, aux Archives cantonales de Lausanne, un volume de copies d’actes authentiques, connu sous le nom de Cartulaire de Hautcrêt. Parmi les titres conservés dans le même lieu, on a remarqué un nombre assez considérable de pièces originales concernant l’abbaye qui nous occupe.
Ces divers actes ont été transcrits, il y a quelques années, par un membre de la Société d’histoire de la Suisse romande, feu M. Théodore Blanchet, qui s’était chargé de ce travail, ainsi que de la transcription du /V/ Cartulaire, en vue d’une publication qu’un de nos collaborateur, feu M. Fréd. de Charrière, homme plein de zèle et de dévouement pour les études historiques, avait entreprise, et qui devait trouver sa place dans le recueil de nos Mémoires et Documents.
A l’époque où s’éleva l’abbaye de Hautcrêt, la contrée d’alentour était en grande partie inculte et déserte. Les religieux de ce couvent la défrichèrent. Associant à la prière la culture de la vigne, des champs et du bétail, ils jetèrent dans cette région sauvage les fondements de la civilisation. Ce furent les religieux de Hautcrêt qui plantèrent les premières vignes du Désaley, dont les vins sont réputés des meilleurs de Lavaux. Les riches coteaux du Jorat, parsemés de villages et de hameaux, doivent en partie leur grande fertilité aux moines de l’ordre de Citeaux qui, au commencement du douzième siècle, s’établirent sur les bords de la Broye. Grâce au zèle, à l’industrie, à la persévérance de ces pieux cénobites, plus d’une plaine marécageuse fut convertie en une riante prairie, plus d’un terrain désert fut rendu fécond. Ces faits importants de l’histoire d’un peuple agricole donnent un intérêt particulier à l’établissement ecclésiastique de Hautcrêt et aux chartes qui s’y rapportent. Toutefois, la série des documents transcrits par M. Th. Blanchet contient plusieurs pièces dont la suppression a paru désirable. Voici pourquoi. Comme tant d’autres maisons religieuses fondées au moyen âge, celle de Hautcrêt a eu un temps de grandeur et un temps de décadence. Celui-ci date de l’époque où elle eut rempli sa mission. Au quatorzième siècle cesse ou diminue l’intérêt qui s’attachait à Hautcrêt comme /VI/ institution civilisatrice. Autrefois prêtres et cultivateurs, les moines de Hautcrêt, fidèles à la devise de leur ordre 1, donnaient l’exemple de la prière et du travail. Maintenant ils ne défrichent plus; ils se bornent à prier et à jouir des terres mises en valeur par leurs devanciers, et des dons plus ou moins considérables que leur ont faits les comtes de Savoie, ceux de Gruyère, la noble maison de Blonay, les sires d’Oron, les sires de Palésieux et divers simples hommes libres. Les chartes, d’ailleurs peu nombreuses, des quatorzième et quinzième siècles, relatives à ce couvent, ne mentionnent guère que des donations nouvelles en sa faveur, des confirmations d’anciennes libéralités, des démêlés avec des paysans ou avec des seigneurs, des querelles avec des propriétaires voisins ou éloignés, qui contestaient à l’abbaye la jouissance de certains droits que celle-ci prétendait posséder légitimement.
Convenait-il de publier dans notre recueil tous ces actes, qui eussent présenté un corps informe? Non, assurément. Il convenait de faire un choix, d’éditer, outre les chartes du douzième siècle, les actes les plus importants du treizième. Nous avons réuni les débris les plus intéressants qui ont échappé à la main dévastatrice des campagnards armés, en 1802, pour anéantir les archives publiques et privées 2. Ces vieux papiers, ces parchemins jaunis, ces dépouilles des siècles renferment des trésors. On y trouve /VII/ d’excellents matériaux pour l’histoire de l’agriculture de la Suisse, notamment du Pays de Vaud. On y puise des enseignements utiles. Bref, ces documents donnent une foule d’indications historiques très-précieuses. Tout compte ici: pas une charte qui n’apporte sa découverte, pas une page qui ne soit pour ainsi dire une révélation. Ces vieux titres sont des témoignages vivants où un côté de la société féodale a laissé son empreinte.
Le petit volume connu sous le nom de Cartulaire de Hautcrêt 1, est un assez beau manuscrit in-8°, sur parchemin, de 51 feuillets, soit de 102 pages, comprenant 19 chartes et 3 fragments avec la date, 74 chartes et 4 fragments sans date, un fragment de 15 lignes, au fol. 27, faisant partie d’une charte qui est entière au fol. 44; de plus, le commencement d’un acte, la fin d’un autre, un titre isolé, enfin un petit registre de biens-fonds qui appartenaient à l’abbaye. On le voit, ce recueil est incomplet, des actes entiers et des portions de chartes ont dès longtemps disparu, les autres, membres épars d’un corps lacéré, ont été rassemblés en un volume, avec des pages blanches alternatives à divers feuillets pour y déposer des notes ou pour y remplir des lacunes 2. /VIII/
Excepté deux pièces, dont l’une en traits imitant le gothique 1, l’autre, d’une écriture plus moderne, copie d’un acte de 1271 2, laquelle a été ajoutée après coup au Cartulaire MS. de Hautcrêt, les documents dont se compose ce recueil sont écrits en beaux caractères gothiques à traits fixes et réguliers. Tous ces actes, à l’exception d’un seul, appartiennent au douzième siècle. On a lieu de croire que ceux qui manquent se rapportaient à la même époque. Le plus récent, en caractères gothiques semblables à ceux des autres chartes, quoique d’une encre plus noire, est de l’an 1224 3. — Il est évident que le Cartulaire de Hautcrêt n’a pas été écrit plus tard que dans la première moitié du treizième siècle.
Les chartes en caractères gothiques commencent par une lettre majuscule peinte en vermillon, et sont précédées de petits sommaires ou titres latins de la même couleur, à l’exception de la charte de l’an 1179, au fol. 47 4, qui n’a ni majuscule ni sommaire.
Le Cartulaire MS. de Hautcrêt est topographique, c’est-à-dire que les chartes dont il est composé se rapportent à /IX/ certaines localités, à certaines propriétés, comme l’indiquent non-seulement les petits sommaires, mais aussi les titres placés au haut des pages 1.
Il nous a paru convenable de fondre en un seul recueil les chartes dont nous venons de parler et celles que nous avons tirées des Archives cantonales. Ce recueil, véritable Cartulaire de Hautcrêt, est divisé en deux parties. La première comprend les actes datés: ils sont disposés par ordre chronologique; la seconde comprend les actes sans date. Nous avons rassemblé dans un Appendice cinq pièces, dont la dernière devait être détachée des autres documents. Les deux premières, quoique incomplètes, méritaient d’être conservées, surtout le fragment de la charte de fondation de l’abbaye. Il existe aux Archives cantonales deux copies de cet acte, sur papier, portant le nom du même notaire, l’une sans paraphe, l’autre avec paraphe. Nous avons donné le texte de celle qui nous a paru la plus correcte, de plus, les variantes de l’autre, et, dans l’Appendice, le fragment que nous venons de citer. Ce lambeau d’une copie en caractères gothiques du treizième siècle, faite sur la charte originale, a quelque valeur à cause du millésime, qui ne laisse subsister aucun doute au sujet de l’année où le monastère de Hautcrêt a pris naissance 2. On remarquera que les deux copies sur /X/ papier ainsi que le fragment sur parchemin finissent par le mot « Inditione ». L’indiction n’est donnée dans aucune des trois copies de l’acte de fondation, ce qui nous porte à penser que le rédacteur de ce document l’avait omise ou négligée.
La troisième pièce du Supplément est un acte de donation de l’an 1160, qui aurait dû trouver sa place à la page 16 du Cartulaire. La quatrième est une sentence arbitrale de l’an 1273, que nous regrettons de n’avoir pas remarquée assez tôt pour la placer à la page 108, après la charte no 69, relative au fief que l’abbaye de Hautcrêt tenait de celle de Saint-Maurice, à Sullens. Cet acte important complète les renseignements que M. L. de Charrière a donnés sur le dit fief, dans nos Mémoires et Documents, t. V, 1re partie, p. 216 et suivantes.
Le nombre des chartes que nous publions dans ce volume, y compris quelques fragments, est de 162. La première partie en contient 79, la seconde 78, l’Appendice 5. Le Cartulaire MS. en compte 101: il se trouve ainsi enrichi de 61 chartes, la plupart inédites. Parmi celles qu’on trouve éparses dans d’autres recueils imprimés, il en est plusieurs qui réclamaient une édition plus correcte.
Nous avons eu soin de collationner nos chartes aux originaux et de corriger les erreurs de copiste. Le mode de publication que nous avons adopté pour le Cartulaire d’Oujon a été suivi pour le Cartulaire de Hautcrêt, à cette différence près, que nous avons renoncé au moyen d’indiquer par des lignes verticales le nombre et la mesure des lignes du Cartulaire MS. et des autres actes qui s’y rapportent. /XI/
Loin de rien changer à l’orthographe des noms propres, quoiqu’elle déguise assez souvent les noms de personnes et de lieux, nous l’avons partout conservée avec une scrupuleuse exactitude: nous avons même respecté les solécismes quand ils ne rendaient pas inintelligible l’idiome corrompu des clercs du moyen âge.
Pour faciliter l’usage de ce recueil, nous l’avons fait suivre immédiatement d’une Table chronologique des actes qu’il contient. Nous avons composé une liste des abbés de Hautcrêt nommés dans notre Cartulaire et dans quelques chartes inédites. Dans la crainte de commettre des erreurs, nous avons indiqué seulement les prélats de ce monastère que nous connaissons avec certitude. On ne considèrera pas cette liste comme complète. Elle diffère à plusieurs égards de celle qui a été publiée par M. Bridel dans le Conservateur Suisse, répétée par M. Combaz dans le tome Ier de son Histoire inédite de la Gruyère, et que nous reproduisons à la fin de notre volume, bien qu’elle n’ait pas le caractère d’une incontestable authenticité.
Les noms propres sont très-nombreux dans notre Cartulaire. Nous les avons donnés dans deux Tables. L’une comprend les noms de personnes, l’autre les noms de lieux. Pour la composition de la Table topographique, nous avons puisé divers renseignements dans les Dictionnaires de Levade, de Kuenlin, et surtout dans celui de M. Leresche, qui a profité des travaux de ses devanciers. Si ces ouvrages nous ont été utiles en ce qui concerne les noms modernes et les détails qui s’y rattachent, ils ne nous ont pas rendu notre tâche bien facile relativement aux anciennes dénominations. L’orthographe inconstante, variée, bizarre, de la plupart des noms de lieux /XII/ mentionnés dans notre Cartulaire, est plus propre à dérouter l’investigateur qu’à le mener à la découverte des localités qu’ils servent à désigner. Ajoutons à cet inconvénient la brièveté du plus grand nombre de nos chartes, qui, chargées de noms de lieux, sont avares de détails propres à les faire reconnaître sous leur déguisement. Tels sont, par exemple, les noms Escholes blanches (Ecublens), Uilar-uuino (Wünnewyl), Uilar-remilun (Remelzwyl), Tystaspel (Dützenberg), Ysernum (l’Arnon), etc. Nous avons donné les soins les plus diligents à la confection de la Table topographique. Si on n’y trouve pas l’explication de tous les noms qu’elle contient (plusieurs sont sans intérêt), on y remarquera, en revanche, diverses indications précieuses pour la connaissance des pays de Vaud et de Fribourg au moyen âge, et qui serviront d’ailleurs à rectifier des erreurs de détails aux Dictionnaires que nous avons cités.
Nous avons indiqué les noms modernes de localités fribourgeoises d’après la nouvelle Circonscription des districts administratifs du canton de Fribourg.
Pour l’ordre alphabétique des noms de personnes mentionnés dans le Cartulaire de Hautcrêt, nous avons pris, comme pour le registre analogue qui fait suite au Cartulaire d’Oujon, les noms de baptême au lieu des noms de famille. Nous reconnaissons le principal inconvénient de cette méthode, qui est (comme nous l’a fait observer un critique bienveillant) de rendre les recherches plus longues. Cependant nous croyons pouvoir justifier la méthode que nous avons préférée, en présentant les considérations suivantes: L’appellation empruntée au lieu d’origine n’emportait point l’idée de seigneurie de cet endroit. Dans un grand nombre de cas, le nom de lieu ajouté au nom /XIII/ d’une personne ne servait qu’à indiquer l’origine ou le domicile de celle-ci. Dans nos deux Cartulaires, particulièrement dans celui de Hautcrêt, qui contient beaucoup d’actes du douzième siècle, on rencontre une foule de simples hommes libres qui n’ont d’autre nom propre que celui qu’ils avaient reçu à l’église, et qui ne sont distingués de leurs homonymes que par le nom du lieu de leur origine ou par celui de leur demeure. Il y a plus, les milites du Cartulaire de Hautcrêt n’étaient pas tous chevaliers: un bon nombre n’étaient que de petits vassaux, placés sous la dépendance d’un seigneur, et qui sont distingués par un nom de lieu, sans que celui-ci établisse en leur faveur un nom de famille ou un titre de noblesse. En plaçant sous tels noms de seigneurie ou de lieu les différents individus qui sont distingués par ces noms, nous eussions risqué d’introduire des familles imaginaires ou de créer des nobles inconnus dans l’histoire du Pays de Vaud.
J.-J. Hisely.
Lausanne, septembre 1852.