HISTOIRE DU COMTÉ DE GRUYÈRE
PRÉCÉDÉE D’UNE INTRODUCTION
TOME II

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CHAPITRE TREIZIÈME.
François Ier, comte de Gruyère, et Jean, seigneur de Montsalvens. Débats au sujet de la succession de Gruyère. François d’Ursins. Détails d’administration. Conflits. Mariage du comte François. Rapports de ce prince avec la Savoie et la ville de Fribourg. Guerre de Fribourg. Le comte de Gruyère, bailli de Vaud. Il négocie la succession de Fribourg. Ligue du Gessenay et des communes de l’Oberland ; conséquences de cette association. Le Gessenay achète de nouveaux priviléges. Affranchissement des serfs de Rougemont. Querelle au sujet de la seigneurie de Mannenberg. Institution d’un Conseil de Gruyère. François Ier, lieutenant du duc de Savoie à Fribourg ; gouverneur et bailli de Vaud. Il fait diverses acquisitions.
[1433-1465.]
François Ier
1433-1475.
Hic restituit rem 1 .
Jean II, puis Jean III de Montsalvens.
Vers le milieu du quinzième siècle, les affaires de la maison de Gruyère étaient des plus difficiles. Le comte Antoine avait laissé un trône mal affermi, un trésor épuisé, et, pour /4/ lui succéder, deux jeunes orphelins qui, loin de trouver un appui dans leur famille n’y rencontraient que des rivaux prêts à les dépouiller. Mais si leur père ne leur transmettait pas un état florissant, il leur avait assuré du moins un ami dont la sollicitude prévoyante défendrait leurs intérêts et dont l’expérience guiderait leurs pas indécis dans la carrière qui s’ouvrait pour eux.
Dans le nombre des personnages désignés par le comte Antoine pour accomplir ses dernières volontés nous avons remarqué François d’Ursins. Ce gentilhomme avait mérité la gratitude et la confiance de son suzerain 1 . Antoine, assuré du dévouement de François d’Ursins, lui avait destiné une fonction aussi délicate qu’elle était honorable, celle de tuteur et curateur de ses enfants. Le comte François et son frère Jean furent donc initiés par ce seigneur à l’administration de leurs Etats. Dès leur début ils trouvèrent en lui un ami sincère, un défenseur intègre de leurs droits.
On a vu que le comte Antoine, à l’époque de l’abdication d’Amédée VIII, duc de Savoie, s’était fait confirmer par l’empereur la possession du comté de Gruyère, de tous les droits et priviléges qu’il avait hérités de ses ancêtres, et que afin de pouvoir les transmettre à ses descendants il avait demandé la légitimation de ses deux fils aînés au chef de l’Empire, qui seul pouvait l’accorder. Il semblerait que les diplômes de Sigismond 2 faisaient du comté de Gruyère un fief immédiat de la couronne impériale 3 . Mais les actes émanés du chef de l’Empire n’altérèrent en aucune façon /5/ les rapports politiques ou féodaux du comte de Gruyère avec le duc de Savoie, vicaire perpétuel du saint Empire romain. Ce prince reconnut la légitimation des fils aînés d’Antoine 1 , et ceux-ci lui rendirent foi et hommage comme à leur suzerain.
Cependant la lettre impériale du 9 août 1433 n’avait pas, comme nous le pensions d’abord 2 , fait cesser toute rivalité au sujet de la succession du comté de Gruyère. Les sœurs d’Antoine ou leurs maris, considérant toujours ses fils comme des bâtards, refusaient de les reconnaître capables de succéder à leur père, et ne tenaient point compte du testament de ce dernier. Depuis le décès d’Antoine, Jeanne de Gruyère, dame de Bressieux, et Pierre de Vergy, seigneur de Champvent, veuf de Catherine de Gruyère, répétaient le comté, la première pour elle-même, le second pour son fils Jean, qu’il avait eu de Catherine, une des sœurs d’Antoine. François et Jean de Gruyère furent cités devant le bailli de Vaud, sous prétexte d’avoir usurpé une souveraineté qui ne leur appartenait pas 3 . /6/
Mais le comté de Gruyère ne devait point passer aux femmes pour devenir l’héritage d’une maison étrangère. La contestation élevée par la dame de Bressieux et le sire de Champvent, qui réclamaient tous deux la couronne de Gruyère, fut portée devant la cour du duc de Savoie, siégeant à Chambéry, et de là à Moudon. Les nombreux témoins et coutumiers appelés dans cette affaire, attestèrent que le comté de Gruyère faisait partie du comté et du bailliage de Vaud, lequel pays ou comté s’étendait, suivant les uns, de la ville et mandement de Coppet jusqu’à la ville et mandement de Morat ; selon les autres, et plus exactement, de Coppet jusqu’à Chiètres, ou dès le ruisseau de Versoix jusqu’aux marches d’Allemagne, de Chablais et de Bourgogne. — D’autres débats suivirent, en 1439, à Thonon 1 et à Lausanne 2 . Il est inutile de s’enquérir des détails de ce long procès. L’issue en fut favorable aux fils d’Antoine, car François garda le comté de Gruyère, et son frère Jean conserva la seigneurie de Montsalvens.
Tandis que, dans les conseils du duc de Savoie ou de son fils aîné, Louis de Savoie, prince de Piémont et lieutenant général du duché, s’agitait la question de savoir si les enfants de Gruyère seraient dépossédés des fiefs héréditaires de leur famille par la dame de Bressieux et le sire de Champvent, ils avaient affaire à un troisième compétiteur, Amblard, seigneur de Beaumont et de Montfort 3 , qui leur disputait la seigneurie d’Aubonne, se prévalant d’une clause du testament d’Elinode Alamandi, condame de Coppet, laquelle avait substitué, au besoin, à Marguerite de Gruyère, fille du comte Rodolphe IV (morte en 1383), Amblard fils /7/ du seigneur de Beaumont 1 . Ce procès fut porté devant le Conseil du duc de Savoie à Chambéry. Il occasionna des recherches sur les anciennes coutumes du pays, dont les parties s’étayaient. Le Conseil de Savoie fit demander à vingt légistes coutumiers, par Pierre Pugion 2 , secrétaire et commissaire du duc, par qui ces coutumes avaient été introduites et établies dans leur pays. L’enquête sur cet objet se fit successivement à Moudon, à Vevey, à Aubonne et à Coppet 3 . Le procureur des jeunes comtes de Gruyère, afin de dissiper toute espèce de doute sur les droits de ses clients, établit que la ville et le château d’Aubonne, tout comme Gruyère, étaient situés dans le pays de Vaud et compris dans les audiences, soit dans la juridiction de seigneur Louis, prince de Piémont, lieutenant du duc de Savoie ; qu’alors même qu’une personne était citée à Thonon, dans un autre pays du duc, cependant les questions qui la concernaient y étaient résolues suivant les us et coutumes du pays de Vaud, qui tenaient lieu de loi écrite. On écouta les légistes coutumiers. Ils déclarèrent que François et Jean de Gruyère étaient du pays de Vaud, que leur père Antoine avait résidé à Gruyère et à Aubonne, villes du dit pays 4 , dans lequel toutes choses se réglaient et se décidaient d’après les us et coutumes, qui partout tenaient lieu de loi écrite, à Moudon, à Rue, à Yverdon, à Morges, à Nyon, à Romont et dans d’autres lieux 5 . Quant à l’origine de ces coutumes, il était impossible de l’indiquer, vu qu’elle se /8/ perdait dans la nuit des temps. L’usage voulait que l’on consultât les légistes coutumiers, qui seuls pouvaient les expliquer. Elles se trouvèrent favorables au comte de Gruyère, et il fut maintenu dans la possession d’Aubonne 1 .
Cependant les jeunes seigneurs de Gruyère et de Montsalvens n’avaient pas attendu l’issue du procès intenté contre eux pour faire acte de souveraineté. Bientôt après le décès de leur père, guidés par les sages conseils de leur tuteur, ils avaient confirmé à la commune de Gruyère la charte qui lui accordait les franchises de Moudon 2 .
Peu de semaines auparavant les nobles et bourgeois de Gruyère, autorisés par une charte du comte Antoine 3 à nommer un Conseil de six hommes pour les affaires du chef-lieu, avaient élu d’honnêtes citoyens qui, présidés par le nouveau gouverneur ou syndic 4 , veilleraient aux intérêts de la ville et de la commune de Gruyère 5 .
A peu près dans le même temps, François d’Ursins, tuteur des jeunes seigneurs de Gruyère, avait accompli un acte par lequel Antoine cédait au prix de 400 ducats, bon or, et de 63 L. 10 sous, bonne monnaie de Savoie, les cens et les redevances de la seigneurie de Palésieux, à noble /9/ Michel de Fer, bourgeois de Genève, et à sa femme Ancillésie, fille de feu Falquet de Roer, bourgeois de Vevey, à chacun d’eux pour la moitié, se réservant la seigneurie et la pleine juridiction, ainsi que le droit de rachat 1 .
Mais pour trouver de l’argent, il y avait un moyen plus avantageux que le recours aux emprunts et aux ventes : il fallait améliorer l’administration des domaines. Les jeunes comtes, éclairés par leur tuteur, vouèrent leurs premiers soins à la réforme de divers abus. Afin de réparer les dommages éprouvés par la maison de Gruyère sous les deux derniers règnes, ils chargèrent un officier actif et intelligent 2 de faire la reconnaissance de la seigneurie de Château-d’Œx et de tous les fonds qui en relevaient, pour opérer le recouvrement des cens et des autres droits qui leur étaient dus. Ces redevances se payaient soit en nature, soit en argent. Il résulte de l’acte de reconnaissance dont nous parlons, qu’à cette époque, c’est à dire vers le milieu du XVme siècle, le quarteron d’avoine valait 6 deniers, le quarteron d’orge 1 sou, celui de fèves 2 sous. La culture des grains tendait à diminuer. Le paysan trouvait son profit à convertir ses champs en prés ou en pâturages et à donner plus de soins au bétail. Il payait à son seigneur une redevance de chaque montagne que celui-ci lui cédait à charge de cens. Le propriétaire et le pâtre gagnaient à ce mode de production, attendu qu’il augmentait le bien-être et la prospérité matérielle de tous les deux.
Ce que l’on vient de remarquer dans la paroisse de Château-d’Œx se pratiquait aussi dans celle de Gessenay. Il est telle /10/ localité de cette contrée alpestre où la charrue cessant d’ouvrir les entrailles de la terre, celle-ci se transforma en vertes prairies qui nourrirent de nombreux bestiaux, vraie richesse du pays. Le même fait a été observé ailleurs. Partout dans nos montagnes l’économie rurale a subi ou est à la veille de subir la transformation que réclament la nature du pays et l’industrie de ses habitants.
Lorsque la reconnaissance de la seigneurie de Château-d’Œx fut terminée, il s’éleva une contestation au sujet de la monnaie. Les deux seigneurs de Gruyère exigeaient des habitants de cette châtellenie le payement en bonne monnaie des cens et rentes dus pour les quatre dernières années 1 , et de plus mille florins en dédommagement de diverses pertes et dépenses. Les sujets de Château-d’Œx répondirent à leurs seigneurs ce que ceux de Gessenay avaient répondu quelques années auparavant au comte Antoine 2 . La pacification de ce différend fut confiée à des arbitres pris dans la commune de Gessenay 3 ; ce qui annonçait une louable impartialité de la part du comte François et de son frère. Les arbitres prononcèrent une sentence portant : Que les gens de Château-d’Œx seraient tenus à l’avenir de payer leurs cens et rentes en bonne monnaie de Lausanne, ainsi qu’ils y étaient obligés par les lettres de reconnaissance ; quant aux arrérages de quatre années, qu’ils en payeraient deux en bonne monnaie, ayant cours dans le pays de Vaud, et les deux autres en monnaie de moindre aloi, reçue dans le mandement de Château-d’Œx, à savoir, à la prochaine fête de St-André, deux /11/ cens, dont l’un en monnaie de petit poids, l’autre en monnaie de meilleur titre, et de même, l’année suivante, les deux autres cens avec le cens dû à la St-Martin 1437. — Les deux parties payeraient aux arbitres cent florins d’Allemagne, dont chacune la moitié, soit 50 florins, à la prochaine fête de St-Michel, archange, en récompense du travail et des frais occasionnés par cette affaire. Il ne fut rien statué sur la réclamation des 1000 florins. Le comte de Gruyère, son frère Jean et les paysans de Château-d’Œx adhérèrent à la sentence prononcée par les arbitres, laquelle fut présentée à l’official de Lausanne par Clawi Baumer, son clerc-juré, et scellée par le dit official le 3 novembre 1436.
D’autres points furent réglés à cette époque dans la même contrée. Le comte François et son frère accordèrent ou plutôt confirmèrent à un paroissien de Château-d’Œx, nommé Pierre Favrod, la libération de certaines redevances annuelles 1 . D’autres paysans obtinrent des confirmations analogues. Ce fut sans doute à cette occasion que les paysans de Château-d’Œx et dom Jean d’Outre-joux, chanoine de Lausanne, curé de l’église de St-Donat, eurent un différend sur les droits de cette église et sur les franchises de plusieurs membres de la paroisse. Les parties, savoir le curé d’une part, et de l’autre le banneret, le mestral et des paysans, au nombre d’environ cinquante, s’étant présentés devant le clerc de la commune, des hommes considérés pour leur âge et leur expérience firent au pasteur une déclaration qui tint lieu de preuve écrite 2 . Il y a lieu /12/ de croire que l’intervention amiable des deux seigneurs de Gruyère servit à pacifier le différend.
Après avoir réglé dans la seigneurie de Château-d’Œx ce qui concernait les intérêts de sa maison et ceux de ses vassaux, le comte François saisit avec empressement l’occasion que lui offrirent les paysans de Gessenay d’introduire dans leurs mœurs un changement dont le besoin se faisait vivement sentir. D’après un usage qui remontait sans doute aux premiers temps où ce pays fut habité, les jeunes gens parvenus à l’adolescence demandaient à leur parents la part du bien qui devait leur échoir, afin de pouvoir quitter le toit paternel et s’établir ailleurs. Il résulta de cette coutume que dans la suite des temps les vallées les plus sauvages et les plus secrètes de la contrée se couvrirent de cabanes et de chalets, jusqu’à ce que l’espace nécessaire à l’économie alpestre se rétrécissant toujours davantage, les habitants se persuadèrent que les parents et leurs fils gagneraient à se réunir et à confondre l’intérêt particulier dans l’intérêt commun. Dans cette conviction, des délégués de la commune de Gessenay allèrent trouver le comte leur seigneur, et lui offrirent huit bœufs de belle taille, en le priant d’abolir une coutume qui n’était plus praticable, et d’assurer à tout honnête père de famille la jouissance de son bien jusqu’à sa mort. Le comte accomplit le vœu de ses sujets, et contribua par une sage réforme au bien-être collectif de l’industrieuse population de la vallée de Gessenay 1 .
La commune de Gessenay comptait plusieurs familles que /13/ le travail et une sage économie avaient enrichies. Telle était la famille Baumer. Le chef de cette famille tenait de son seigneur un fief sur la propriété duquel s’éleva une contestation entre les maisons de Gruyère et de Vallaise. On sait que la première était copropriétaire du Val des Ormonts, qu’elle y avait des domaines dépendants du château d’Aigremont. Les fiefs que le comte Antoine avait possédés conjointement avec Amédée et Michel de Vallaise, ses fils François et Jean de Gruyère les tinrent en commun avec François et Antoine de Vallaise, fils et héritiers d’Amédée. Or, les deux seigneurs de Gruyère ayant inféodé soit leur part entière, soit plutôt une portion de leurs fiefs dans les Ormonts à Clawi Baumer de Gessenay (châtelain d’Œx en 1436), il s’éleva entre celui-ci et les frères de Vallaise un conflit sur le droit de justice et de propriété de certaines montagnes 1 . Ce débat donna lieu à une nouvelle délimitation entre les Ormonts et le Gessenay. Il fut décidé par des arbitres que les deux montagnes, objet du débat, demeureraient la propriété des frères de Vallaise, et que ceux-ci payeraient aux comtes de Gruyère un dédommagement de 200 ducats, et 180 florins à Clawi Baumer 2 .
Nous pourrions mentionner d’autres querelles de même nature. Ici les seigneurs de Vallaise et de Saint-Triphon disputent au comte de Gruyère la juridiction, chacun se l’adjugeant, et la question est résolue en faveur du dernier 3 ; ailleurs Jean de Menthon, seigneur de Dussilly 4 et /14/ coseigneur d’Aubonne, a une contestation avec le comte de Gruyère, et il trouve un appui dans Jean de Seyssel, maréchal de Savoie qui, nommé arbitre du litige, prononce que sire Jean de Menthon exercera la justice sur les gens de Lavigny jusqu’à ce que le comte de Gruyère produise des pièces constatant que la pleine juridiction lui appartient 1 .
Les conflits de ce genre étaient fréquents au moyen-âge, surtout dans les contrées où la coutume tenait lieu de loi écrite, où les droits étaient mal déterminés et les rapports féodaux très compliqués. Le comte François, quoique jaloux de ses prérogatives et désireux d’augmenter ou du moins d’affermir la puissance de sa maison, évitait autant qu’il était possible toute querelle avec ses voisins, persuadé que la paix était nécessaire à la prospérité de ses Etats. Il n’eut aucun démêlé avec l’Eglise de Lausanne et son chef. A l’exemple de son père et de son aïeul, il rendit foi et hommage au comte-évêque de Lausanne 2 pour les fiefs qu’il tenait de son église 3 .
Le comte de Gruyère avait depuis quelque temps contracté une alliance étroite avec une des nobles familles de Savoie, en épousant 4 Bonne Costa, fille de Louis Costa, seigneur de Bene et de Carru en Piémont. Cette union /15/ donnait au souverain de la Gruyère de la considération et un nouvel appui dans la Savoie. Le comte François avait d’ailleurs été, dès son début, l’objet de la bienveillance de son suzerain, qui voyait en lui un gentilhomme doué de qualités propres à inspirer la confiance et l’amitié. Les rapports entre les deux maisons souveraines de Savoie et de Gruyère devinrent toujours plus intimes.
Le comte François Ier cultivait aussi soigneusement les relations amicales que ses ancêtres avaient entretenues avec Fribourg. Il parut magnifiquement à la fête que les magistrats et le peuple de cette cité célébrèrent en 1442, à l’occasion du couronnement de l’empereur Ferdinand III, de la maison d’Autriche, à laquelle Fribourg appartenait. Il se fit remarquer dans un tournoi qui eut lieu dans la même ville, où il prit part aux joûtes avec le chevalier Guillaume d’Avenches 1 . Toutefois ses relations avec ce magistrat troublèrent la bonne intelligence qui avait existé jusqu’alors entre lui et le Conseil de Fribourg. Le peuple s’étant soulevé contre Guillaume d’Avenches, soit qu’il haït la domination de cet avoyer, soit qu’il vît en lui le chef d’un parti favorable aux vues ambitieuses de la Savoie, Guillaume parvint à s’échapper ; il chercha un refuge et un appui sur le territoire du prince savoisien, dont il était le vassal à raison de divers fiefs, et il y trouva de nombreux partisans, parmi lesquels on cite le comte de Gruyère 2 .
L’ancien avoyer de Fribourg gagna facilement à sa cause le duc de Savoie. Dès longtemps les souverains de ce pays convoitaient la possession de la ville de Fribourg. Le duc Louis jugea le moment favorable. Ayant appris que les /16/ Fribourgeois s’emparaient des biens de Guillaume d’Avenches, il envoya de Romont des soldats qui ravagèrent la contrée. Berne fut entraînée dans la lutte par la fougue des partis, qui l’emporta sur la prudence des magistrats. La foule est moins docile aux conseils de la sagesse qu’à la voix des passions qui s’allument au foyer de l’égoïsme. Le comte de Gruyère, de son côté, permit à ses sujets de la châtellenie de Gruyère d’aller à la guerre. Il leur déclara depuis, par une lettre patente, que ce qu’ils avaient fait dans un cas particulier, en portant les armes au-delà des limites du comté pour le duc de Savoie contre les Fribourgeois, ne porterait aucun préjudice à leurs franchises et libertés, qui les dispensaient de toute expédition militaire hors des marques de leur patrie 1 .
Bientôt, le 6 mars 1448, le comte François, cédant au vœu des Gruériens, dénonça la paix à Fribourg, et lui envoya un défi en ces termes : Nous vous ferons la guerre avec le fer et la flamme 2 .
Pour être en état de subvenir aux dépenses occasionnées par ces expéditions militaires, le comte François leva des deniers dans celles de ses seigneuries, pensons-nous, dont les vassaux n’y prirent aucune part directe. Il est du moins certain que les sujets de la châtellenie d’Aubonne payèrent par ordre de leur seigneur une contribution pour la guerre de Fribourg 3 .
Les efforts réunis du duc d’Autriche (Albert) et de /17/ Fribourg pour obtenir une paix équitable avaient échoué. Le combat malheureux du Gotteron, où les Fribourgeois furent défaits par les Bernois et les Savoisiens, décida de leur sort. Ils subirent, le 16 juillet 1448, la paix humiliante de Morat.
Cette paix eut pourtant pour effet de réconcilier le comte de Gruyère avec l’ancienne amie de sa maison. Cette réconciliation profita aux deux partis, parce qu’elle fut franche et durable.
Cependant les sujets du comte, naguère si hostiles aux Fribourgeois, ne suivirent pas l’exemple de leur prince en sacrifiant toute amertume et tout ressentiment sur l’autel de la paix. Quelques-uns d’entre eux ayant un jour rompu violemment une haie sur le territoire de Fribourg, dirent aux spectateurs surpris d’un pareil acte : « De quoi vous étonnez-vous ? Avant que quinze jours soient passés nous briserons d’autres barrières. » Ils donnaient à entendre qu’ils enfonceraient les portes de Fribourg. Les magistrats de cette ville rapportèrent au comte de Gruyère le propos injurieux de ses gens, et le prièrent de leur recommander d’être moins insolents à l’avenir. En même temps ils exprimèrent au comte leurs regrets de ce qu’ayant passé rapidement près de leur ville au lieu d’y entrer, il les avait privés du plaisir de lui faire bon accueil et de lui offrir un joyeux festin 1 .
Les magistrats de Fribourg appréciaient les qualités du comte de Gruyère et le crédit dont il jouissait à la cour de Savoie. Lorsqu’ils entrèrent en négociation avec le duc /18/ Louis, ils députèrent à Turin Bernard Chausse, membre de leur Conseil, muni d’une lettre de recommandation du comte de Gruyère pour le chevalier Jean de Compeys. Le porteur de cette lettre n’ayant pas eu l’occasion d’en faire usage, parce que le destinataire était absent, le Conseil de Fribourg la rendit à son auteur avec des remercîments 1 .
Les Fribourgeois choisirent même, en 1451, le comte de Gruyère pour être un des arbitres de leurs différends, lors des troubles qui agitaient leur patrie. Dans le même temps ils firent avec lui un accord au sujet du péage d’Aubonne. Le comte François, seigneur de ce lieu, avait remis en vigueur les lettres patentes par lesquelles l’empereur Charles IV avait accordé à Guillaume de Grandson, seigneur d’Aubonne, le droit d’imposer toutes les marchandises qui passeraient sur le pont de l’Aubonne. A ce privilége Fribourg opposait en sa faveur une exemption de droits que lui avait concédée le même souverain par diplôme du 12 décembre de la même année. Après quelques conférences les députés fribourgeois s’accordèrent avec le comte de Gruyère, qui déclara Fribourg affranchie de tout droit de pontonage sur l’Aubonne, moyennant la somme de cent florins du Rhin 2 , qui lui furent remis par l’avoyer Jean Pavillard 3 .
En 1451, le duc Albert d’Autriche, renonçant à ses droits sur Fribourg, délia ses sujets de leur serment de fidélité. Les Fribourgeois, avant de se détacher de la maison d’Autriche, chargèrent Rodolphe de Vuippens, membre de leur /19/ Conseil 1 , de faire une nouvelle tentative auprès du duc Sigismond. Il n’en obtint que de vagues promesses. Cependant, le prince de Piémont, lieutenant-général du duché de Savoie, ayant succédé en 1451 aux Etats de son père Amédée VIII, nomma bientôt le comte de Gruyère aux fonctions de gouverneur et de bailli de Vaud 2 , et le chargea de négocier la succession de Fribourg. François Ier s’acquitta de cette mission délicate avec tant de prudence et d’habileté que, le 12 juin 1452, les Fribourgeois acceptèrent le duc de Savoie pour protecteur et suzerain de leur pays, se réservant toutefois leurs libertés et franchises. On vit, dans ce jour mémorable, la croix blanche de Savoie flotter sur la tour de l’antique ville des Zæringen.
Le comte de Gruyère eut ainsi la gloire de servir d’intermédiaire entre son suzerain et Fribourg, et le bonheur d’être le pacificateur des querelles intestines de cette importante cité.
Un chroniqueur contemporain 3 raconte que les Bernois se proposèrent de châtier le duc de Savoie pour avoir à leur insu préparé la sujétion de Fribourg, ce qui était une violation de son serment et des contrats qu’il avait revêtus de son sceau ; que cependant les Confédérés empêchèrent l’explosion d’une guerre, en ménageant entre Berne et la Savoie un accord par lequel le duc consentit à payer une indemnité de 15,000 florins à la ville de Berne, qui, de son côté, adhéra à la convention qui lui donnait la ville de Fribourg. /20/
L’année suivante 1 Berne et Fribourg renouvelèrent leur ancien traité d’alliance.
Dès longtemps la fière cité de l’Aar s’employait à étendre sa domination dans les hautes Alpes et à s’attacher de plus en plus les vigoureuses populations de l’Oberland. Mais pendant la guerre de Zurich et la guerre de Fribourg ces populations, craignant de passer de la domination des seigneurs féodaux sous la suprématie de Berne, se concertèrent pour repousser un danger commun. Les hommes du Gessenay donnèrent en quelque sorte le signal. On sait que dans un moment peu favorable aux libertés acquises, la commune de Gessenay avait conclu, puis renouvelé pour un temps indéfini 2 , un traité de combourgeoisie avec Berne. Les guerres fréquentes de cette ville semblaient convertir ce droit de combourgeoisie en une obligation onéreuse, dont la commune de Gessenay résolut enfin de s’affranchir. Se souvenant de l’alliance que les paysans de l’Oberland bernois avaient faite un siècle auparavant 3 , les paysans du Gessenay et avec eux les montagnards du Haut et du Bas-Simmenthal, d’Aeschi, d’Unterseen, et d’autres lieux, se liguèrent d’un commun accord pour se défendre et se soutenir mutuellement dans les jours de détresse. Ils conclurent, en 1445, une alliance de vingt ans, laquelle embrassait les cantons et les populations dès la Sarine jusqu’à la marche du Hasli 4 . /21/
Le gouvernement de Berne, menacé de la perte de l’Oberland, qui semblait vouloir fonder un Etat indépendant, exigea la dissolution de l’alliance insidieuse 1 des montagnards, et, de la part du Gessenay, la stricte observation du contrat de 1403. Il se plaignit, d’ailleurs, de ce que les gens de Gessenay n’avaient pas rempli les devoirs auxquels ils étaient tenus envers la ville de Berne. Il en était résulté, disait-il, des frais et des dommages dont il demandait réparation à ceux qui en étaient les auteurs. Enfin, engagé dans une guerre contre Fribourg, l’Etat de Berne appela les hommes d’armes du Gessenay au service militaire. Tout secours lui fut refusé.
Le traité de 1403 déterminait le mode à suivre en cas de différend entre les parties contractantes. La pacification de la grave querelle qui venait de s’élever entre elles fut confiée à des arbitres. Berne élut, pour défendre sa cause, Bernard Malrein, donzel, membre du Conseil de Soleure, Nicolas Kœnig 2 , bourgeois et membre du Conseil de Bienne, et pour surarbitre Serjant, chancelier de la même ville. La commune de Gessenay choisit le donzel Humbert Cerjat, de Moudon, Antoine Gerilli, et pour surarbitre Jean 3 Solurty (?), châtelain de Moudon.
Les défenseurs de Gessenay affirmaient que cette commune n’avait point fait défaut quand il s’était agi du service militaire 4 ; qu’elle avait à diverses reprises fait demander à Berne quel contingent elle devrait fournir et /22/ jusqu’où ses gens d’armes devaient marcher ; que ses demandes n’avaient pas obtenu de réponse ; qu’elle avait pareillement désiré, mais toujours en vain, une lettre qui, sans compromettre ses droits, déterminât ses devoirs envers la ville de Berne. — Loin de consentir à une indemnité en faveur de cette ville, la commune de Gessenay réclamait, au contraire, le remboursement de ses frais et de la solde qu’elle avait payée à ses ressortissants qui avaient suivi la bannière de Berne. Elle prétendait à une indemnité de 12,000 florins pour les frais occasionnés par les anciennes guerres et de 600 florins pour les dommages qu’elle avait soufferts dans la guerre de Rarogne 1 .
Les hommes de Gessenay ou leurs défenseurs soutenaient qu’ils ne pouvaient pas être liés par une association faite par leurs pères, ceux-ci n’ayant pu engager les générations futures, ni lier leurs enfants que du consentement de ces derniers. Ils demandaient l’annulation du traité de 1403, disant qu’ils ne pouvaient être astreints à l’observation d’un contrat qu’ils n’avaient ni fait ni juré. Il était à craindre, disaient-ils, que ce traité ne compromît les intérêts de leur naturel seigneur, dont ils devaient respecter l’honneur et les droits. Ils n’étaient d’ailleurs ni vassaux ni sujets de Berne. Enfin, l’alliance qu’ils avaient faite avec leurs voisins du Haut-pays n’était en aucune façon préjudiciable à la ville de Berne. — Les paysans de Gessenay et leurs avocats se perdaient dans un dédale de raisonnements entortillés, dans des subtilités de sophistes. Les arbitres choisis par la commune lui donnèrent gain de cause 2 . /23/
Quels que fussent les griefs de cette commune et sa répugnance à maintenir l’ancienne bourgeoisie, en droit elle avait tort de vouloir s’y soustraire et Berne avait raison d’en défendre le maintien. L’alliance que cette cité avait faite avec le Gessenay était héréditaire et non personnelle ; elle engageait les enfants aussi bien que les pères, l’avenir comme le présent. Les fils des paysans qui avaient conclu le traité de combourgeoisie avec Berne ne pouvaient s’en délier sans l’aveu de l’autre partie. Si l’opinion contraire eût prévalu, si les pactes par lesquels des villes ou des cantons associaient au droit de bourgeoisie d’autres villes ou d’autres cantons eussent pu être abrogés au gré de l’une des parties contractantes, la formation de la Confédération suisse eût été impossible.
Les arbitres élus par la ville de Berne, prenant au sérieux le traité de combourgeoisie du 26 juin 1403, prononcèrent le maintien de ce contrat dans son intégrité, et l’obligation pour la commune de Gessenay de l’observer rigoureusement, d’envoyer ses hommes d’armes dès que l’appel au service militaire lui serait adressé par l’Etat de Berne. Enfin, considérant comme incompatible avec la convention de 1403 l’alliance que le Gessenay avait conclue naguère avec des contrées de l’Oberland, les arbitres de Berne en ordonnaient la prompte dissolution. Quant à l’indemnité qu’exigeait la ville de Berne, ils en recommandaient au surarbitre la remise en faveur de Gessenay. Le surarbitre approuva et confirma cette sentence le 27 novembre 1447 1 .
Berne et la commune de Gessenay n’ayant pu s’accorder, prièrent les trois cantons primitifs d’examiner leur /24/ cause et de décider laquelle des deux sentences était conforme au droit et à l’équité. Les anciennes ligues nommèrent à cet effet trois arbitres, Rodolphe Jutzenn d’Uri, Werner Blum de Schwitz et Nicolas von Rundly, ancien landamman d’Unterwalden. Ces trois juges, après avoir vu la lettre de combourgeoisie et entendu les parties, approuvèrent la décision des arbitres de Berne, rejetèrent l’avis opposé, et déclarèrent que, les hommes de Gessenay ayant recherché dans les mauvais jours et obtenu la protection de la cité de Berne contre leur souverain, le comte de Gruyère, espèce de tyran, capable de faire pendre, décapiter, exiler suivant son bon plaisir 1 , leurs descendants étaient tenus d’observer religieusement le traité de combourgeoisie fait avec Berne.
Cette sentence, qui terminait enfin un procès dont les conséquences auraient pu être fâcheuses pour la ville de Berne, ne fut prononcée qu’après environ quatre ans d’attente, le 16 mars 1451 2 .
La commune de Gessenay avait-elle été encouragée dans sa résistance par le comte de Gruyère ? On l’a pensé 3 . Quoi qu’il en soit, cette commune, assez forte pour ne plus redouter son seigneur, eût-il été méchant, assez hardie pour braver le courroux de Berne, attendait sans crainte la décision des Waldstettes, et faisait un grand pas vers l’indépendance /25/ politique, en acquérant à prix d’or des priviléges que ne possédait aucune autre partie du comté de Gruyère.
Vers la fin de l’année 1448 1 , le comte François vendit aux paysans de la seigneurie de Gessenay, pour eux et pour leurs descendants, tous les droits qu’il avait dans la dite seigneurie 2 , ainsi que les droits qu’y possédaient plusieurs autres personnes 3 , consistant en redevances annuelles payables en argent ou en nature, soit en blé, avoine, serai, beurre, poules, chapons, tailles et impôts, et tous les autres droits seigneuriaux, notamment ceux de lods et ventes, de grand et de petit sceau 4 , le tout au prix de vingt-quatre mille sept cent trente-trois L. de Lausanne, petit poids 5 .
Le sceau de la commune de Gessenay, dit l’acte, portera /26/ la Grue sur trois monts, symbole de sa bannière 1 . En possession de son propre sceau, elle l’appliquera aux actes de mutation, d’achat, de vente, de location, en revêtira ses décrets et sentences, bref tous les actes publics, actes pour lesquels les intéressés payaient jusqu’ici un droit de chancellerie au comte de Gruyère. — Celui-ci promet par la même charte d’affranchir ou de vendre tout bien qui pourrait lui échoir dans le pays de Gessenay, de n’imposer à cette contrée ni taxe ni cens, de laisser à ses habitants le libre usage des cours d’eau pour leurs moulins et leurs usines, etc. qui seront affranchis de toute redevance. A ces promesses, le comte ajoute celles de n’établir de son chef aucun amman soit officier dans le pays de Gessenay, de ne jamais aliéner cette seigneurie et ses habitants sinon de leur aveu, et de les laisser libres dans leur patrie. Il leur confirme tous les droits et priviléges qu’ils ont acquis. Il ne se réserve que les droits inséparables de la souveraineté, savoir toute juridiction (haute, moyenne et basse), le droit de glaive ou la justice du sang, la chevauchée dans les limites du comté, non au delà, conformément à l’antique usage, et seulement pour repousser une attaque. /27/
On inséra dans cette précieuse charte une clause essentielle touchant le duc de Savoie, qui, suzerain du comté de Gruyère, partant de la seigneurie de Gessenay, eût pu contester (on le craignait du moins) la validité de la cession de droits que le comte de Gruyère venait de faire. Les paysans du Gessenay étaient trop prudents pour aventurer leur fortune, pour compromettre des libertés chèrement acquises et dignes d’être transmises intactes à leurs descendants. Le comte de Gruyère promit solennellement, pour lui et ses successeurs, d’indemniser la commune de Gessenay, de réparer tout dommage qu’elle éprouverait dans le cas où son gracieux seigneur, le duc de Savoie, ou ses héritiers et successeurs, contestant à la dite commune le droit de scel et de lod, qu’elle avait acheté de son naturel seigneur, aurait recours soit aux tribunaux, soit aux armes pour faire valoir ses prétentions. Le comte de Gruyère assurait ainsi à la vallée de la Sarine sa protection contre le duc de Savoie 1 .
L’année suivante, la comtesse de Gruyère confirma la charte du 3 décembre 1448. Elle fit cette confirmation de l’aveu de son mari. Celui-ci y appliqua son sceau pour lui /28/ et pour la comtesse, et Jean Jenner de Gessenay, notaire et clerc-juré du comte, la revêtu de son seing 1 .
De tous les priviléges cédés par la charte du 3 décembre 1448 au peuple du Gessenay, le plus important était le droit de sceau. Ce droit constituait la plus belle prérogative des communes : c’était le couronnement de leurs franchises et de leurs libertés. Les avantages que les hommes de Gessenay venaient d’obtenir affranchissaient à jamais le bien de chaque propriétaire, et faisaient de leur commune un pays à part, qui avait ses propres magistrats, ses propres lois, une administration indépendante, mais qui reconnaissait dans le comte de Gruyère son seigneur et son haut-justicier ou son souverain. Les hommes du Gessenay s’étaient élevés de la condition de vassaux à l’état de sujets libres.
L’histoire de la belle vallée de Gessenay montre ce que peut un peuple, si petit soit-il, qui, aspirant au bien le plus précieux, la liberté, marche avec une admirable persévérance dans la voie du progrès, non par secousses, au risque de compromettre son avenir, mais à pas lents et mesurés, dont chacun est une conquête, et en observant toujours la légalité, condition indispensable d’un succès permanent. On aime à voir chez ce peuple un généreux amour de la liberté s’associer à la foi jurée, à une probité sûre, à un esprit positif, à une volonté tenace. Un tel peuple, à coup sûr, est digne de la liberté. Il mérite la reconnaissance et les éloges de la postérité.
Le patriotisme des anciens habitants du Gessenay se révèle par des actes qui, bien que peu importants en apparence, /29/ méritent d’être enregistrés. C’est ainsi que, pour ajouter à la prospérité de son pays, un brave homme, Henri Kaltschmid, dont la femme partageait les sentiments patriotiques, offrit en don à sa commune le droit de vente à payer par les marchands forains, droit qu’il avait acquis de Nicolas Baumer, l’aîné, au prix considérable de 200 L. de Lausanne 1 . Kaltschmid et sa femme en destinèrent le produit à l’embellissement et au profit de l’église de Gessenay, ne réservant de ce don qu’une livre de rente, dont Clawi Baumer avait disposé en faveur d’une messe qu’il avait fondée pour le repos des trépassés 2 .
La patrie reconnaissante voulut laisser au généreux donateur, jusqu’à sa mort, la jouissance du péage qu’il venait de lui céder 3 .
La commune de Gessenay venait d’acquérir des droits précieux, digne récompense d’une activité intelligente, d’une économie prévoyante, d’une constance infatigable dans la poursuite d’un bien réel. D’autres communautés, celles de Château-d’Œx, de l’Etivaz, du Flendru 4 , ou des chefs de famille, avaient aussi obtenu diverses franchises. La Haute-Gruyère s’émancipait de plus en plus. Cependant une population de cette contrée était retenue dans le servage /30/ par des maîtres revêtus d’un caractère qui leur imposait l’obligation de travailler à l’émancipation spirituelle et corporelle de l’homme. Voyant la liberté fleurir autour d’eux, les serfs du prieuré de Rougemont, honteux de la condition dans laquelle ils languissaient, conçurent le hardi dessein de se rendre libres comme leurs voisins, et de s’affranchir de l’odieuse servitude qui depuis si longtemps pesait sur eux. Quelque temps après que le comte de Gruyère eut accordé une nouvelle charte au pays de Gessenay, il s’éleva une vive querelle entre le prieur de Rougemont 1 et divers habitants de la paroisse de ce nom, au sujet du droit d’alpage qu’exigeait le prieur, alors même que les intéressés n’auraient pas mis leurs bestiaux sur les montagnes de Rubli et de Rougemont, ainsi qu’au sujet de 20 florins d’Allemagne, bon or, que le prélat réclamait d’eux pour d’autres droits. Il fallut recourir à d’amiables compositeurs 2 , mais leur sentence n’eut pas pour résultat la pacification durable de la querelle existante entre le couvent de Rougemont et les paroissiens 3 .
Bientôt ceux-ci demandèrent l’abolition de certains droits, notamment de la mainmorte. Le prieur refusa toute espèce de concession. Loin d’accorder quelque franchise aux gens du prieuré, il avançait contre eux plusieurs griefs. Il se plaignait de ce que ses paroissiens refusaient d’obéir au delà /31/ d’une année au mestral 1 qu’il avait établi, de faire les deux corvées de charrue auxquelles ils étaient tenus, de mettre des vaches à lait sur les deux montagnes de Rubli et de Rougemont, appartenant au couvent, et de le priver par là du fruit de six jours et demi, auquel il avait droit. Il les accusait encore de lui refuser les droits de lod et de mainmorte, dus par eux, attendu que les ancêtres du comte de Gruyère, en fondant le prieuré de Rougemont, avaient doté cette maison religieuse de tout le territoire de Rougemont avec les droits attachés à ce domaine 2 .
Les parties prirent pour arbitre de leur différend le comte de Gruyère. Celui-ci, ayant examiné l’affaire, prononça en faveur du couvent, se réservant toutefois la faculté de décider toute contestation nouvelle qui s’élèverait entre le prieur et ses paroissiens 3 .
La querelle, à peine assoupie, se ranima plus violente, lorsque Jean Cuendod de Grandson eut succédé au prieur Oton. Le nouveau prélat, jaloux des droits de son couvent et sévère administrateur de ses revenus 4 , fit faire /32/ la reconnaissance des possessions et des droits de son prieuré. Voulant exercer tous les priviléges qui avaient été reconnus à ses devanciers, et les faire observer par ses sujets, il rencontra de leur part une résistance opiniâtre. Les deux parties ne pouvant s’accorder remirent la pacification de leur litige au comte de Gruyère, qui remplit encore une fois à leur égard l’office d’amiable compositeur, après leur avoir fait promettre solennellement, suivant l’usage, qu’elles se conformeraient en tout point à la sentence qu’il allait prononcer.
Voici la teneur de ce jugement :
« Au nom du Seigneur, amen ! Nous François, comte de Gruyère, seigneur d’Aubonne, de Palésieux, de Corbière et de Grandcour, savoir faisons, qu’une querelle étant née entre le vénérable religieux, frère Jean Cuendod de Grandson, prieur du monastère de Rougemont, et les paysans de toute la paroisse de Rougemont, excepté ceux du Flendru, touchant l’établissement d’un mestral, les corvées, l’alpage, la mainmorte, une somme de 1000 livres de Lausanne, que le prélat réclamait de ses paroissiens en dédommagement de divers frais et dépens, etc. Nous, étant amplement informé de la cause du débat par nos conseillers et par plusieurs autres experts et coutumiers 1 , qui ont examiné et discuté les droits et les intérêts des parties en notre présence, et après avoir invoqué le saint nom de Dieu, usant du pouvoir qu’elles nous ont conféré, nous prononçons la sentence qui /33/ suit : Premièrement : Le prieur de Rougemont et ses successeurs ont le droit d’élire, d’instituer, et de révoquer tel mestral qu’ils voudront, sans être astreints à consulter la paroisse. 2° Les paysans de Rougemont sont tenus envers le prieur à deux corvées par charrue, qu’ils devront acquitter au printemps, suivant l’usage ; bien entendu que ceux d’entre eux qui auraient été affranchis de cette obligation n’y pourront pas être assujettis à l’avenir. 3° Quant à l’onciége 1 , nous décidons que le prieur et ses successeurs percevront chaque année, suivant la coutume, l’onciége ou le fruit de six jours et demi des vaches que les paysans de la paroisse mettront paître sur les montagnes de Rubli et de Rougemont, et celui de trois jours et un quart des vaches qui paîtront dans les plaines ou dans les pâturages communs. Il ne sera rien payé de bêtes à lait qui paîtront dans les siernes 2 ou sur les terrains à mi-côte 3 . Les sujets du prieur devront chaque année charger les dites montagnes, c’est-à-dire y mettre le nombre de vaches et d’autres bêtes à lait qu’elles peuvent nourrir ; ils devront faire couvrir celles-ci 4 . Et afin de prévenir toute querelle à ce sujet, les deux parties chargeront au plus tôt des bons hommes de Gessenay et de Château-d’Œx, leurs voisins, de déterminer le nombre de vaches et d’autres bêtes à lait que l’on peut mettre sur ces montagnes 5 et dont les paysans payeront l’onciége chaque année vers la fête de l’assomption. De leur côté, le prieur de Rougemont et ses successeurs devront entretenir les dites montagnes et fournir, selon l’usage, tous /34/ les objets nécessaires à l’économie alpestre : domestiques, chaudières, chalets, bardeaux, ais, tamis et formes à fromages. De plus, le prieur enverra chaque année une coupe de fèves pour servir à la nourriture des domestiques et des pâtres. Il établira un missilier 1 , choisi parmi les pâtres, et chargé de la garde des monts Rubli et Rougemont. Cet officier inférieur devra saisir et mettre à l’amende le bétail étranger qu’il trouvera dans ces montagnes et le conduire au prieuré. Il percevra un droit de 6 deniers et le prieur une amende de 3 sous, monnaie de Lausanne. 4° Après un examen attentif des anciennes écritures du prieuré de Rougemont, ainsi que de la charte de fondation de ce monastère, accordée par nos ancêtres de pieuse mémoire, nous déclarons libres tous les sujets et hommes censites du prieur, non compris les gens du Flendru. Ils seront tenus, à la vérité, de faire au prieur aussi souvent qu’ils en seront requis la reconnaissance détaillée de leurs immeubles et d’en payer le cens ; mais, attendu que la servitude de la mainmorte abaisse l’homme et empêche son cœur de se réjouir, par ce motif et pour d’autres raisons, ainsi qu’en vue de l’intérêt du prieur et de ses paroissiens, nous voulons et ordonnons, en vertu du pouvoir qui nous est attribué, que dans leurs reconnaissances et déclarations, les dits hommes et sujets de Rougemont — ceux du Flendru toujours exceptés —, ne soient plus assujettis, en aucune façon, à la servitude de la mainmorte. Dès à présent nous révoquons et abolissons à jamais la servitude de la mainmorte, quant aux dits hommes et sujets du prieuré de Rougemont, de telle sorte qu’à l’avenir il ne soit plus fait mention de cette servitude ni dans les actes publics ni ailleurs, mais qu’elle /35/ soit entièrement livrée à l’oubli, que désormais les mêmes hommes et sujets soient appelés hommes francs et libres et qu’ils jouissent de la franchise et de la liberté comme en jouissent les hommes et sujets de Château-d’Œx, leurs voisins. 5° Quant aux lods, afin de prévenir toute contestation à l’avenir, nous décidons qu’on ne remontera pas au delà de trente ans, que les hommes de Rougemont ne seront pas tenus de payer le lod des acquisitions qu’ils pourraient avoir faites dans un temps antérieur. Il faudra s’en tenir à cet égard aux titres d’acquisition, d’achat et de vente ou de mutation faits dans les trente dernières années. 6° Touchant les legs pieux, anciens ou futurs, en faveur de l’église du prieuré, nous décidons que les héritiers ou les ayant-cause des donateurs pourront, quand il leur conviendra, racheter du prieur actuel ou de ses successeurs tels legs ou dons faits au dit monastère, à raison de 20 sous bons de Lausanne pour 12 deniers. 7° Quiconque à l’avenir assignerait par précaution à sa femme ou à une autre personne une dot ou une somme d’argent à titre de deniers dotaux, outre celle qui aurait été stipulée dans l’acte de mariage, devra nécessairement en acquitter le lod au prieur, indépendamment du droit de sceau que les époux payeront de l’assignation de dot déterminée dans l’acte de mariage, comme cela se pratique à l’égard de tous les contrats. — De plus, nous cassons et annulons par la présente charte la sentence qui a été naguère rendue entre Oton Corbier de Grandson et les paysans de Rougemont 1 . Enfin nous comte et seigneur de Gruyère, nous prononçons, en vertu du pouvoir dont nous sommes revêtu, que le prieur de Rougemont, pour lui et ses successeurs, d’une part, et de l’autre les /36/ sujets et hommes censites du prieuré (moins ceux du Flendru), pour eux et leurs héritiers, approuveront et ratifieront la présente sentence, que nous déclarons inviolable 1 . Cet acte a été fait le 3e jour du mois de janvier 1456, suivant le style de la cour de Lausanne (soit 1457, nouveau style), scellé par le comte de Gruyère à la demande des parties, et signé par Clawi Baumer de Gessenay, et Pierre Favrod, de Château-d’Œx, clercs-jurés du comté.
L’affranchissement du droit de mainmorte, prononcé en 1456 en faveur des paysans de la paroisse de Rougemont, ne fut pas une concession gratuite. S’il en eût été ainsi, les hommes du prieuré eussent obtenu un privilége sans exemple dans les fastes du comté de Gruyère. Le droit de mainmorte était trop ancien et d’un revenu trop considérable pour que le seigneur pût y renoncer sans recevoir une indemnité proportionnée à son rapport. En assimilant les hommes de la seigneurie ecclésiastique de Rougemont à leurs voisins du Gessenay et de Château-d’Œx, le comte de Gruyère ne pouvait les dispenser du payement de la finance que ceux-ci avaient acquittée à leurs seigneurs pour être affranchis de la mainmorte. A leur tour, les paroissiens de Rougemont se rachetèrent de cette servitude moyennant une somme qu’ils versèrent dans la caisse du prieur 2 . /37/
L’acte du 3 janvier 1436 peut être considéré à la fois comme le code ou le réglement des gens du prieuré de Rougemont 1 et comme un monument remarquable du noble caractère, des sentiments élevés et de l’esprit éclairé du comte François Ier. Tout en respectant dans le serf la dignité de l’homme, en assimilant les hommes du prieuré aux paysans libres, il maintint le droit et l’équité en faisant payer au prieur une somme convenable pour l’indemniser d’un droit productif qui appartenait au couvent de Rougemont depuis sa fondation, en garantissant au même prélat les revenus des pâturages qu’il entretenait, des biens qui n’étaient pas affranchis, et l’exercice de la justice inférieure (de la mestralie) dont aucun acte de sa part n’avait entraîné la perte. La possession de droits acquis par voie d’achat loyal était placée sous la sauve-garde de la conscience publique.
Dans le même temps le comte de Gruyère donna un nouvel exemple de sa modération conciliante dans une querelle qui pouvait mettre aux prises deux puissantes familles de Berne, et allumer la guerre civile. Nous avons dit que cette ville aspirait à étendre sa domination dans l’Oberland, Elle était depuis plus d’un siècle en possession du Bas-Simmenthal, dont les vaillants hommes combattirent pour elle à Laupen 2 . Dans la haute vallée de la Simmen, la seigneurie de Mannenberg, acquise en 1335 par la noble maison de /38/ Gruyère 1 , qui en conserva la suzeraineté, était devenue, avec la terre de Reichenstein 2 , le fief d’une branche de la famille vallaisane de Rarogne, qui avait des possessions dans le pays qu’arrose la Simmen. A la mort de Jean de Rarogne, qui fut le dernier mâle de cette branche et ne laissa qu’une héritière de son mariage avec une fille de Heinzmann de Scharnachthal, celui-ci, prétendant que le fief de Mannenberg était transmissible par succession à la fille du dernier possesseur, s’en empara lorsqu’elle fut décédée. Mais le comte de Gruyère, considérant le dit fief comme faisant retour au seigneur dominant, à la mort de Jean de Rarogne, l’inféoda à l’ancien avoyer bernois Henri de Boubenberg. Il l’en investit solennellement, lui donnant une dague et le baiser à la bouche, et recevant de son nouveau vassal la foi et l’hommage que celui-ci devait à son seigneur 3 . Telle fut la cause d’un litige entre Henri de Scharnachthal et Henri de Boubenberg. Le premier porta sa plainte au Conseil des Deux-Cents. Or, il s’agissait de savoir non-seulememt qui du comte de Gruyère ou du seigneur de Scharnachthal avait tort ou raison, mais encore qui du Conseil de Berne ou du comte de Gruyère résoudrait ce problème. En droit il était de la compétence du comte. Celui-ci s’en remit à l’arbitrage de Berne, qui désirait pacifier le différend. Mais Henri de Boubenberg, quoique d’une humeur assez douce, était homme à défier au combat quiconque osait attaquer ses droits et porter atteinte à son honneur. Scharnachthal l’avait grièvement offensé en l’accusant /39/ auprès du Conseil des Deux-Cents d’avoir eu recours à l’artifice pour obtenir du comte de Gruyère l’investiture du fief de Mannenberg. Un pareil outrage demandait vengeance. Il atteignait un brave chevalier qui avait occupé la première charge de la république. Scharnachthal frappait du même coup le comte de Gruyère, homme probe et loyal. Cependant, Boubenberg, pressé par ses concitoyens de sauver la paix, consentit à laisser son épée dans le fourreau ; mais, en homme qui ne pouvait faillir à l’honneur, il renonça, de l’aveu du comte, à ses droits en faveur de son fils Adrien. Celui-ci ayant adhéré à un projet d’arrangement, les magistrats bernois réconcilièrent les parties, en décidant que la succession du sire de Rarogne, à l’exception de certains fonds qui lui avaient appartenu en propre, seraient la possession d’Adrien de Boubenberg, et que celui-ci, en retour, donnerait 2700 florins à Heinzmann de Scharnachthal. Ce jugement équitable, en pacifiant la grave querelle qui divisait deux nobles familles, maintint la paix entre les citoyens de Berne, et rétablit la tranquillité dans le Simmenthal, qui déjà commençait à s’agiter 1 .
Dans la suite, la seigneurie de Mannenberg donna lieu à une nouvelle querelle, avant de devenir un fief de la cité de Berne.
Quoique depuis un siècle la ville de Gruyère fût en possession des franchises de Moudon 2 , cependant elle n’était pas encore entièrement assimilée aux autres bonnes villes /40/ du Pays de Vaud. Le besoin d’une administration municipale bien constituée s’y faisait sentir de plus en plus. A la vérité, le comte Antoine avait, quelque temps avant sa mort, autorisé le peuple de sa résidence à élire six hommes pour les affaires de la ville 1 ; mais cette institution n’avait pas justifié l’attente de la petite cité et de ses dépendances. Pour remédier à cet inconvénient, les gentilshommes, les bourgeois et habitants de la commune de Gruyère résolurent de présenter au comte François une requête, dans laquelle ils exprimeraient les vœux dont ils espéraient l’accomplissement. François Ier, considérant, d’une part, que leurs demandes étaient faites en vue du bien public et de la prospérité de sa ville de Gruyère, de l’autre, les bons services que ses fidèles sujets lui avaient rendus autrefois et le don gratuit qu’ils venaient de lui offrir pour le rachat du château d’Oron, qu’il espérait recouvrer, avec l’aide de Dieu, leur accorda volontiers le droit d’élire et d’instituer, à l’exemple de ce qui avait lieu dans les autres bonnes villes du Pays de Vaud, un Conseil de douze membres, ou de plus ou de moins, au gré de la communauté, lesquels auraient le gouvernement et l’administration de la ville et décideraient à la pluralité des suffrages. La majorité du Conseil pourrait éliminer de ce corps tel membre qu’elle voudrait, à telle époque qui lui paraîtrait convenable, et le remplacer par un autre homme de son choix. Avant d’entrer en charge, les conseillers nouvellement élus devaient, sur les saints Evangiles, jurer fidélité au comte, et promettre de s’employer à l’avancement de la prospérité publique. Le Conseil pouvait imposer une amende à ceux des ses membres qui n’assisteraient pas aux séances toutes les fois qu’ils y serait /41/ convoqués 1 . Le Conseil était présidé par le gouverneur ou syndic de Gruyère, qui, dit la charte, « avoit puissance de gaigier les défaillans 2 . »
Le comte François renouvela aussi, en faveur de Gruyère et pour les besoins de cette ville, la concession du droit dit l’ohmgeld, que ses ancêtres lui avaient accordé 3 . Il consentit à ce que le gouverneur de la commune pût prélever sur chaque muid de vin qui se vendrait en détail à Gruyère, à Pringy et à Epagny, 24 sous bonne monnaie, soit 1 denier par pot 4 .
Les officiers de la châtellenie de la Tour de Trème croyaient pouvoir imposer un droit de vente aux acheteurs et aux vendeurs gruériens. Le comte, sachant que ses sujets de Gruyère n’avaient pas été astreints autrefois à payer le péage auquel leurs voisins voulaient les assujettir, déclara qu’ils devaient jouir de leurs anciens usages, et être exempts à l’avenir de tout droit de vente sur les marchandises et les denrées dont ils feraient commerce dans la châtellenie de La Tour 5 .
Une des charges les plus onéreuses pour les communes /42/ c’était l’entretien des ouvrages de défense. Cette charge féodale excitait fréquemment les murmures du peuple. Les bourgeois de la petite cité et les autres membres de son territoire ayant, paraît-il, élevé des doutes sur l’obligation de prendre part à des travaux de fortification, une déclaration leur fit comprendre que les ressortissants de la châtellenie de Gruyère, tout comme ceux de Moudon, étaient tenus à la conservation des murailles et à l’armement de la ville de Gruyère 1 . Cependant le comte François et son frère n’étaient pas insensibles aux plaintes de leurs sujets. Peu d’années après leur avénement ils avaient affranchi les habitants de Grandvillars, dans la châtellenie de Montsalvens, de l’obligation de contribuer au maintien de leurs bâtiments et de la tour de Supplebarbe à Gruyère 2 . Il est vrai que les gens de Montsalvens ne suivaient pas, comme ceux de Gruyère, la coutume de Moudon. Cependant les Gruériens ayant fait quelque sacrifice pécuniaire pour les fortifications de leur capitale, le comte François, toujours prompt à reconnaître les franchises de ses sujets, leur délivra une lettre patente portant que ce qu’ils avaient fait dans un cas particulier, en lui offrant des subsides pour la réparation du château et des remparts de Gruyère, ne les engageait à rien de pareil pour l’avenir 3 .
Le comte François Ier avait acquis un beau renom dans son petit empire et dans les états circonvoisins. Il jouissait à la cour de Savoie d’un crédit qu’il devait moins à la /43/ faveur de la fortune qu’à son mérite. Le duc 1 , suivant la teneur des franchises et des libertés de sa bonne ville de Fribourg, devait trois fois l’an, en février, en mai et en automne, tenir les assises dans cette cité pour rendre la justice 2 . Empêché, au commencement de 1454, de se rendre à Fribourg, ce prince, plein de confiance dans la loyauté, la sagesse et la fidélité du comte de Gruyère, le chargea de tenir les audiences à Fribourg pendant la présente année, lui donnant plein pouvoir d’agir en son nom. En même temps il invita le Conseil de Fribourg à se conformer aux ordres du comte de Gruyère, qu’il avait nommé son lieutenant 3 .
Les honneurs dont le comte de Gruyère fut l’objet dans la suite, montrent assez que dans l’exercice des hautes fonctions dont il était revêtu à Fribourg, il justifia pleinement l’attente de son suzerain.
Des services ou des bienfaits réciproques resserraient les liens qui unissaient la maison de Savoie et celle de Gruyère. Déjà en 1441 4 le comte François avait prêté une somme d’argent au duc ou plutôt au lieutenant-général de Savoie 5 . Depuis il reçut de ce prince l’inféodation de la seigneurie de Corbières 6 . En 1453 ou 1454 il était seigneur direct de /44/ Corbières 1 , dont le duc de Savoie conservait la suzeraineté.
Trois ans plus tard 2 , le comte de Gruyère, conseiller de la cour de Savoie, le plus beau chevalier du pays roman, parut à la tête des gentilshommes vaudois et des députés des bonnes villes, à la réunion solennelle qui eut lieu à Moudon, à l’occasion de la prise de possession du Pays de Vaud par les commissaires d’Amédée, prince de Piémont, à qui son père cédait ce pays, ainsi que la Bresse, et ses droits sur les bourgs et châtellenies de Corbières et de Grandcour 3 .
Déjà le comte de Gruyère avait ajouté à ses titres celui de seigneur de Grandcour 4 , terre qui lui avait été inféodée.
Lorsque le duc de Savoie eut fait à son fils aîné la cession que nous venons de rappeler, Amédée s’empressa de confier, à son tour, au comte de Gruyère les fonctions de gouverneur et de bailli de Vaud 5 , et d’y ajouter celles de châtelain de Moudon. Le comte François remplit ces fonctions jusque vers le milieu de l’an 1458. A cette époque, le prince de Piémont, baron de Vaud, lui annonça qu’il venait de nommer aux mêmes offices son conseiller Guillaume, seigneur de La Sarra, et il l’invita à remettre le château de Moudon à son successeur, après que celui-ci aurait fait, suivant l’usage, l’inventaire des pièces d’artillerie et des /45/ autres objets que contenait la forteresse, et il déchargea le comte de Gruyère de toute responsabilité pour l’avenir 1 .
C’est peut-être à cette époque que le comte de Gruyère fut nommé bailli de Faucigny, par le duc de Savoie, qui était le seigneur de cette contrée 2 .
Dans ces temps-là, le comte François Ier, économe aussi sage qu’il était habile homme d’état et bon guerrier, fit des acquisitions qui augmentèrent la fortune de sa maison. Persuadé qu’un beau bétail, si on en multiplie et perfectione la race, est une source féconde de prospérité publique dans un pays de montagnes, il acheta plusieurs pâturages dans la commune de Gessenay, avec tout ce qu’ils contenaient pour la fruiterie, dont l’un, qu’il paya 120 florins d’Allemagne, bon or, sis au lieu dit Ablentschen 3 , près de l’Oberberg, qui lui appartenait ; un autre, au delà du torrent de la Jogne 4 , qu’il paya également 120 florins. Ces deux pâturages pouvaient nourrir 70 pièces de bétail 5 . Il en acquit trois autres au Rudolfsberg 6 , l’un de 8 têtes de bétail, qu’il paya 36 L. de Lausanne, petit poids ; l’autre de 29 têtes, dont il donna 120 L. ; le troisième de 17 vaches, qui lui coûta 76 L. 10 sous de la même monnaie. La commune de Gessenay apposa son scel aux /46/ divers actes de vente qui constataient les achats faits récemment par le comte de Gruyère 1 .
François Ier augmenta aussi ses propriétés autour de la ville de Gruyère, au moyen de quelques prairies qui lui furent cédées à prix d’argent 2 .
Une autre acquisition bien plus importante, que fit ce roi pasteur, fut précédée de circonstances qu’il convient de relater.
Le duc de Savoie devait à la ville de Fribourg une somme considérable, dont elle lui demandait en vain le remboursement. Le bruit courut que les Fribourgeois se feraient payer les armes à la main, et qu’ils se préparaient à aller conjointement avec les Bernois prendre en gage quelques notables lieux de la baronnie de Vaud. Les bonnes villes de ce pays, effrayées du danger qui les menaçait, députèrent le comte de Gruyère, avec Jean Champion, seigneur de la Bâtie 3 , et Michel Christine, procureur de Vaud, au delà des monts, auprès du duc de Savoie, et en deçà, à Pont-d’Ain, auprès du prince de Piémont, pour prendre des mesures afin d’empêcher ou de prévenir toute manœuvre d’invasion dans le Pays de Vaud. Les Fribourgeois, loin de faire aucune démonstration hostile, consentirent à l’arrangement qui leur fut proposé par le comte de Gruyère, ses deux collègues et d’autres seigneurs. Les bonnes villes du Pays de Vaud, convoquées à Moudon, pour aviser au remboursement des frais de voyage des trois ambassadeurs que nous avons /47/ nommés, résolurent de lever une gîte ou gette, c’est-à-dire une contribution. On sait que la ville de Nyon paya pour sa part 10 florins et 6 sous, soit 9 deniers par feu 1 .
Des arbitres réunis à Morat 2 , réglèrent la dette que le duc de Savoie avait contractée envers Fribourg 3 . Les intérêts dus par le prince se montaient à la somme de 7963 1/2 florins du Rhin. Le comte de Gruyère s’obligea pour le duc envers Fribourg en se chargeant du payement de ces arrérages. Comme il devait lui-même aux Fribourgeois 2000 florins qu’il avait empruntés pour son usage, ou dont ils avaient peut-être répondu pour lui à Bâle et à Strasbourg 4 , il devint leur débiteur de la somme de florins 9963 1/2, pour laquelle il leur hypothéqua les seigneuries de Palésieux, d’Aubonne, de la Molière et de Grandcour.
Le comte de Gruyère, loin de se charger imprudemment des dettes d’autrui, aimait mieux acquitter les siennes ; au lieu de dissiper sa fortune il cherchait à l’agrandir. Il ne tarda pas à entrer en accommodement avec le duc de Savoie pour recouvrer la somme dont il avait pris le payement à sa charge, et réunir en même temps aux domaines de sa famille celui d’Oron, qu’elle avait la faculté de racheter, comme on l’a dit 5 , au prix de 6800 écus d’or. Le château d’Oron et la maison de Vevey, avec leurs dépendances, appartenaient alors à Françoise de Montmayeur, dame de /48/ Coppet. Le comte de Gruyère, décidé à racheter ces domaines, avait donné à cet effet (en 1457) à un de ses agents la procuration nécessaire pour négocier ce rachat. Lorsque enfin arriva le moment de l’effectuer et d’en accomplir les conditions, il réclama du duc de Savoie la somme dont il s’était fait débiteur à la place de ce prince. Le duc, à son tour, se chargea de la dette que le comte venait de contracter envers dame Françoise de Montmayeur, jusqu’à concurrence des fl. 7963 1/2 que le comte devait payer à Fribourg, et dont il donnerait quittance au duc 1 .
C’est ainsi que le comte François Ier, qui tenait à honneur que la maison de Gruyère fût illustrée par son règne, rentra en possession du château d’Oron et de la maison de Vevey.
François Ier porta son attention sur divers autres détails d’économie et d’administration. — Il avait une vigne au Désaley 2 . Il l’affranchit de la dîme qu’elle devait à l’abbaye de Monteron, en concédant aux religieux de ce couvent l’exemption du péage d’Aubonne, que leur avait accordée autrefois le seigneur de ce lieu, Guillaume de Grandson 3 . — Il acheta depuis une autre vigne de huit fossoriers, dans la paroisse de Montreux, et la paya 133 L. 6 sous et 8 deniers de Lausanne 4 . Il acquit encore, à prix d’argent, du chevalier Amédée, seigneur d’Autrey (?), agissant au nom de sa femme Antoinette, fille d’Humbert de Grolée et de Jeanne de Gruyère 5 , les droits et revenus que cette dame possédait /49/ dans le comté de Gruyère, en vertu du testament de sa mère 1 .
Dans le même temps 2 , il acheta, au prix de 900 florins, monnaie de Fribourg, une maison et un jardin dans cette ville, où l’appelaient souvent ses affaires et ses relations 3 . Il convertit cette demeure en château 4 .
Le comte François Ier, si dévoué qu’il fût à la maison de Savoie, était trop sage pour se ruiner à son service. Lorsque, en 1460, ses hommes d’armes suivirent la bannière du prince de Piémont contre le duc de Bourbon, les bonnes villes du Pays de Vaud levèrent une nouvelle contribution pour donner aux soldats gruériens la paie due aux gens de guerre 5 .
L’esprit d’ordre et d’économie était une des précieuses qualités du comte François Ier. Il possédait l’art de concilier ses intérêts avec ceux de son peuple et de soutenir l’éclat de son rang sans compromettre la fortune de sa maison. Son titre héréditaire était rehaussé par les dignités auxquelles élevèrent sa capacité, son expérience et l’estime de son suzerain. Il jouissait de toute la confiance du Pays de Vaud. Déjà les bonnes villes de cette contrée l’avaient envoyé à Turin, auprès du duc Louis, pour exposer à ce prince leur situation critique, et elles avaient eu lieu d’êtres satisfaites de ses services. A la mort du duc Louis, qui décéda le 29 janvier 1465, elles députèrent, au nom de tout le Pays de Vaud, le comte François et d’autres seigneurs /50/ à Chambéry, au sujet de certaines affaires touchant la souveraineté de leur nouveau prince, le duc de Savoie, ainsi que l’honneur de la dite souveraineté et de tout le Pays de Vaud 1 . Il s’agissait apparemment de porter au nouveau souverain les compliments de condoléance à l’occasion du décès de son père, les félicitations de ses bonnes villes qui saluaient son avénement, de lui offrir un don suivant l’usage, et de lui demander la confirmation de leurs franchises et de leurs libertés, dont il devait jurer le maintien et la fidèle observation lorsqu’il ferait sa joyeuse entrée dans la patrie vaudoise.
CHAPITRE QUATORZIÈME.
Continuation du règne de François Ier, comte de Gruyère. Situation politique de la monarchie de Savoie. Crédit du comte François à la cour de Savoie. Rodolphe Asperlin. Expédition de corps francs dans le Chablais. Préludes de la guerre de Bourgogne. Invasion du Pays de Vaud par les Bernois et les Fribourgeois. Traité de combourgeoisie de la Basse Gruyère avec l’Etat de Fribourg. Les Lombards à Vevey. Occupation du pays d’Aigle par les Bernois et les montagnards du Gessenay. Conquête du Bas-Vallais par les Haut-Vallaisans. Mort du comte François Ier. Qualités de ce prince. Son testament et ses héritiers. — Jean II, seigneur de Montsalvens, et sa famille.
[1465-1475.]
A Louis, duc de Savoie, venait de succéder son fils aîné Amédée IX, à qui ses vertus et surtout sa charité envers les pauvres ont fait donner le nom de bienheureux, titre auquel l’histoire eût dû substituer celui de bienfaisant, car Amédée n’était heureux que lorsqu’il distribuait des aumônes pour soulager son peuple. Si la faiblesse de Louis avait facilité les dissensions et laissé une porte ouverte aux désordres, la constitution faible et délicate de son fils, en lui ôtant toute énergie, l’empêchait d’arrêter les progrès du mal.
La cour ducale, réunion de princes savoisiens et de membres de hautes familles, liés au trône par la naissance, au pays par de vastes domaines et des charges élevées, la cour de Savoie, disons-nous, était devenue un centre de factions et d’intrigues, qu’animaient d’une part le caractère ambitieux de la duchesse Yolande, sœur du roi Louis XI, et femme d’Amédée IX, d’autre part l’esprit inquiet, turbulent /52/ de Philippe de Savoie, comte de Bresse. Deux partis puissants divisaient alors cette cour, le parti français et le parti bourguignon. L’un avait pour chef l’astucieux roi de France, l’autre subissait l’influence du valeureux comte de Charollais, qui devait bientôt ceindre son front de la couronne de Bourgogne 1 . Janus de Savoie, comte de Genevois et baron de Faucigny, et son frère Philippe, comte de Bresse, suivaient le premier, tandis que la duchesse Yolande (qui redoutait l’artifice de son frère), ainsi que l’évêque de Genève 2 et le comte de Romont 3 , ses beaux-frères, soutenaient le second, qui trouvait encore des appuis dans la cité de Berne et dans l’adhésion du comte de Gruyère.
Celui-ci jouissait dès longtemps d’un grand crédit à la cour de Savoie. L’année même de l’avénement d’Amédée IX, ce prince avait élevé le comte de Gruyère à la plus haute dignité militaire de ses Etats, en lui conférant le titre de maréchal de Savoie. La duchesse Yolande lui accordait toute sa confiance. Dès le début du nouveau règne, elle eut recours à l’habileté de ce seigneur pour combattre l’influence de ses adversaires. A la nouvelle qu’elle reçut de quelque entreprise qui pouvait compromettre le pouvoir et la dignité du duc, son époux, elle invita de Chambéry le comte de Gruyère à se rendre en toute hâte auprès d’elle avec Jacques de Savoie, afin qu’on n’eût pas à déplorer quelque événement qu’on pourrait imputer à son absence 4 . /53/
Dans la même année le duc de Savoie revêtit son maréchal de pleins pouvoirs 1 pour renouveler le traité d’alliance que le duc Louis avait fait avec Berne dans un moment critique où il sollicitait de cette ville un puissant secours, qu’elle lui accorda, contre son propre gendre, le dauphin Louis 2 , qui faisait la guerre à son beau-père.
L’ancien traité d’alliance conclu avec Berne fut en effet renouvelé par le comte de Gruyère et ratifié par le duc à Pignerol, le 15 avril 1467.
Dans le même temps, Amédée IX investit son frère Jacques du comté de Romont et de la baronnie de Vaud, que son père lui avait inféodés 3 .
Bientôt, en 1469, accablé d’infirmités, il confia l’administration des affaires à la duchesse Yolande. L’évêque de Genève devait partager avec elle la responsabilité du pouvoir souverain 4 . Les comtes de Bresse et de Romont en conçurent de la jalousie. Ils prétendaient sinon à la régence, du moins à une part du gouvernement, et pour soutenir leurs prétentions ils s’emparèrent de Chambéry, capitale de la Savoie, et de Montmélian, qui en était la clef. La duchesse avait pris la fuite pour échapper aux envahisseurs et implorer le secours de son frère. Un pareil attentat à la liberté et aux droits du souverain émut les parents, les amis et /54/ les alliés de la maison de Savoie ; il excita vivement leur intérêt. Louis XI et les villes de Berne et de Fribourg étant intervenus comme pacificateurs de la querelle, leurs députés firent adhérer les parties à un accord qui rappelait Yolande auprès de son mari, laissait la régence à cette princesse et décidait que les villes, châteaux et places de Chambéry et de Montmélian seraient dès maintenant remis au duc et à la duchesse, et que ceux-ci nommeraient aux fonctions de capitaine de Montmélian « messire François, seigneur et comte de Gruyère et maréchal de Savoie 1 . »
Trois jours après la conclusion de ce traité parut une ordonnance du duc Amédée portant que, de sa propre volonté, ainsi que de l’avis des députés du roi de France et des villes de Berne et de Fribourg, il nommait provisoirement, pour le terme d’une année, son conseiller et maréchal, François comte de Gruyère, aux fonctions de bailli de Savoie et de châtelain de Montmélian, lui confiant le commandement de ses armées 2 , l’entière administration et tous les droits attachés aux dits offices. Le comte de Gruyère, de son côté, promit solennellement de ne point user de son pouvoir pour opprimer le peuple, de ne point agir contre les devoirs de sa charge, de répondre à la Chambre des comptes des deniers qu’il aurait perçus ou livrés dans l’exercice de ses fonctions, de maintenir en bon état, aux frais du duc, le château de Montmélian et les autres édifices qui en dépendaient, et de ne remettre ce fort qu’à lui-même /55/ ou à la personne qui serait munie d’une lettre de la part du souverain 1 .
Philippe, comte de Bresse, nommé lieutenant du duc Amédée, son frère, assura à François, comte de Gruyère, conseiller et chambellan du duc, une pension annuelle de mille florins 2 .
Peu de temps après, le duc Amédée IX, las d’une vie de souffrances morales et physiques, mourut à Verceil, le 28 mars 1472. La régence fut de nouveau contestée à Yolande, quoique le testament de son mari appelât cette princesse à l’exercer. Après une longue lutte, il fut décidé que les princes de Savoie laisseraient à leur belle-sœur l’autorité qu’ils lui disputaient et la tutelle du jeune Philibert, successeur d’Amédée, son père. Toutefois la duchesse-régente ne devait entreprendre aucune affaire importante sans l’avis de son beau-frère, l’évêque de Genève, qui était en quelque sorte son corégent.
La ville de Berne, alliée de la Savoie, qui lui devait une somme considérable 3 , était intéressée à la situation politique de ce duché. Disposée à entretenir avec la régente des rapports utiles aux deux Etats, elle venait de prendre, dans un moment critique pour la Savoie, une part active à la pacification de la querelle qu’avait fait naître la question de la régence. Telle était, dès longtemps, la solidité de ces rapports, que les Bernois ayant accordé quelque secours /56/ aux gens d’Aigle pour les aider à briser l’orgueil des seigneurs, vassaux de la Savoie, qui les opprimaient, leur intervention dans cette circonstance délicate ne fut pas considérée comme une rupture 1 . La paix ne fut pas non plus troublée lorsque, dans le même temps, Berne eut recours aux armes pour se venger d’un débiteur insolent, qui usait de fraude et d’artifice au lieu d’acquitter sa dette. Ce personnage, nommé Rodolphe Asper, et que l’on suppose avoir eu des droits politiques dans le Vallais 2 , avait alors son domicile à Bex, dans le vieux Chablais, qui appartenait à la Savoie. Nous avons lieu de croire qu’il appartenait à la famille vallaisane d’Asperlin, que nous verrons bientôt jouer un rôle dans les événements qui se rattachent à la guerre de Bourgogne. Or, la Seigneurie et la communauté de Berne (comme on disait autrefois) voulant avoir raison de ce méchant homme, donnèrent l’ordre au chevalier Nicolas de Scharnachthal, leur ancien avoyer, de prendre un nombre de gens d’armes déterminés, de surprendre leur ennemi et de lui faire rendre gorge. Les Bernois traversèrent le Haut-Simmenthal, le Gessenay, les Ormonts, vinrent à Aigle, de là à Bex, et n’y trouvant pas Rodolphe Asperlin, qui, averti de leur approche, s’était lancé sur son cheval et réfugié à Saint-Maurice, prirent son fils pour otage, et pillèrent sa maison. Toutefois, ils surent se modérer dans la vengeance et distinguer l’innocent du coupable, car ils respectèrent les joyaux et les autres objets qui appartenaient à la femme du fugitif 3 . /57/
Le comte de Gruyère avait empêché ses belliqueux sujets du Gessenay de s’associer aux soldats de Scharnachthal. On dit que des corps francs d’Uri, de Schwitz, de Zoug et de Glaris, au nombre d’environ six cents hommes, qui s’étaient attardés, murmurèrent de la défense du comte, que, s’arrêtant à Gessenay et dans les environs, ils y vécurent aux dépens du peuple, et que celui-ci, indigné de la visite de pareils hôtes, en serait venu aux prises avec eux, si le châtelain Baumer et son parent ou son ami Gaspar Zælger, d’Unterwalden, n’eussent réussi à vider cette querelle en faisant indemniser les habitants de Gessenay du tort qu’on leur avait fait 1 .
Ce fut peut-être à l’occasion de quelque entreprise analogue, que le comte François, voulant réprimer un abus, imposa aux hommes de Gessenay une amende ou une contribution qui les irrita. Impatients de toute contrainte et de toute exaction, ces fiers montagnards semblaient avoir quelque mauvais dessein. L’Etat de Berne, intervenant comme médiateur dans la querelle de ses combourgeois, pria 2 le comte d’engager ses sujets à attendre patiemment qu’il eût prononcé 3 . Enfin, deux magistrats de Berne, Adrien de Boubenberg et Nicolas de Diesbach, accordèrent le comte de Gruyère et la commune de Gessenay en pacifiant leur différend 4 .
Les rapports du comte de Gruyère, d’une part avec la maison de Savoie, de l’autre avec les cités de Berne et de /58/ Fribourg, rendaient sa position des plus difficiles. La duchesse Yolande, dont l’autorité n’avait pas cessé d’être un objet de convoitise pour son beau-frère Philippe, comte de Bresse, que soutenait le roi de France, avait trouvé un appui dans Charles, duc de Bourgogne, alors le plus riche et le plus puissant souverain de l’Europe. Celui-ci, de son côté, obtenait de la régente de Savoie le libre passage des Lombards, c’est-à-dire des Italiens que le duc recrutait dans la Péninsule pour grossir son armée et porter des coups sensibles au roi de France, dont il était le vassal et le plus implacable ennemi.
Les Confédérés vivaient en paix avec la France et la Bourgogne, lorsque, en 1470, on apprit que le bailli bourguignon, Pierre de Hagenbach, s’était emparé contre tout droit et justice de la seigneurie de Schenkenberg, qui appartenait aux Bernois. Cet acte de violence ayant été rapporté par Guillaume de Diesbach à Louis XI, ce monarque, qui recherchait l’amitié des Suisses, leur envoya des ambassadeurs avec des propositions d’alliance. Adrien de Boubenberg engagea les Ligues suisses à conclure avec le roi de France un traité conforme aux circonstances. Ce traité consista essentiellement dans la promesse réciproque que firent les parties contractantes de ne pas assister le duc de Bourgogne contre l’une d’elles 1 .
On a dit que Louis XI s’était fait à Berne et à Fribourg un parti puissant à l’aide du comte de Gruyère ; que celui-ci, à l’époque de la révolution de 1470, qui porta Kisteler au timon de l’Etat, aurait conseillé à la ville de Berne de chercher à resserrer les liens qui l’attachaient à la couronne de /59/ France, et qu’il n’aurait été en ceci que l’instrument de Louis XI, qui laissait aux Suisses l’apparence de l’initiative 1 .
Cette assertion ne repose sur aucune preuve. Rien, d’ailleurs, n’autorise à penser que le comte de Gruyère ait été capable de quelque menée secrète ou d’un acte de déloyauté envers la régente. Cette princesse n’eût pas manqué de lui retirer la confiance qu’elle lui avait accordée jusqu’alors. Il est certain que le comte de Gruyère, l’un des plus fermes appuis de la monarchie savoisienne, conserva le crédit et l’autorité que lui avaient acquis son mérite et des services signalés. Il présida, le 2 juillet 1472, au château des Clées, à l’acte par lequel le comte de Romont, représenté par Antoine d’Avenches, gouverneur de Vaud, acquit de François de Glérens, le château et mandement de Surpierre, en retour de la terre de l’Isle. En 1473, le comte François, revêtu de pleins pouvoirs par la duchesse régente, reçut l’hommage des Fribourgeois et confirma leurs libertés et leurs franchises 2 .
L’anecdote suivante montre à la fois l’influence du comte François et son attachement à la maison de Savoie.
Jean Michaëlis, évêque de Lausanne, étant mort le 28 décembre 1468, le lundi suivant, 2 janvier, le chapitre se réunit pour lui donner un successeur. L’évêque de Genève, le comte de Gruyère et plusieurs autres seigneurs agirent auprès du chapitre pour faire postuler François de Savoie, prévôt de Montjoux. Là-dessus la séance fut renvoyée au lendemain.
Le mardi on procéda à l’élection. François de Savoie fut /60/ écarté parce qu’on savait que le pape ne l’admettrait pas, et la majorité des voix se porta sur Philippe de Compois. Alors nouvelles instances des seigneurs pour faire nommer François de Savoie. Les chanoines consentent à supplier en sa faveur, mais non à le postuler. Les seigneurs en viennent aux menaces. Pourquoi tant marchander, s’écrie le comte de Gruyère, qu’ils veuillent ou qu’ils ne veuillent pas, il l’aura 1 . Les chanoines intimidés consentirent à la postulation. Le prévôt seul s’y opposa.
Le pape la rejeta et confia l’administration du diocèse de Lausanne à Barthélemi, évêque de Nice, par bref du 29 août 1469 2 .
Berne voyait avec peine que les routes de Savoie fussent ouvertes aux nombreux mercenaires que le duc de Bourgogne tirait de l’Italie. Elle s’en plaignit, toutefois en évitant soigneusement une rupture avec la duchesse et avec le comte de Gruyère. Elle réclama les bons offices de ce noble et puissant seigneur dans une circonstance qui semble se rattacher d’une part à l’affaire de Bex 3 , et de l’autre au mouvement qui se préparait alors dans le Vallais. Messieurs du Conseil de Berne écrivirent le 6 mai 1472 au comte de Gruyère, maréchal de Savoie, leur très cher ami, qu’ils avaient envoyé (à la cour de Savoie ?) des ambassadeurs au sujet d’un reste de compte qui obligeait envers eux noble Rodolphe Asperlin 4 et d’autres personnes. Ils avaient appris, disaient-ils, que leurs débiteurs tentaient de passer en Vallais. Ils priaient en conséquence le comte (en sa qualité de /61/ maréchal de Savoie) de leur fermer le passage. Assurés de sa bienveillance, dont ils avaient reçu maintes preuves, ils l’invitaient à se rendre le mardi suivant (12 mai) à Romont, où ils enverraient une notable ambassade pour traiter avec lui de ces choses et de la situation critique de l’illustre maison de Savoie. Ils le priaient d’avoir cette complaisance singulière pour eux, persuadés que si leurs débiteurs susdits franchissaient la frontière du Vallais, il en résulterait un mouvement séditieux et beaucoup de mal de la part de quelques confédérés de Berne, qui pourraient favoriser les Vallaisans 1 .
Ce que Berne prévoyait ne tarda guère à se réaliser,comme on le verra tout à l’heure.
Le parti français étant devenu prédominant à Berne, grâce aux manœuvres de l’avoyer Nicolas de Diesbach qui en était l’âme, le gouvernement de la république requit, le 26 février 1474, le comte de Gruyère de ne pas embrasser le parti bourguignon 2 ; depuis il proclama (le 2 octobre) l’alliance de tous les cantons confédérés avec la France et déclara (le 25 octobre) la guerre au duc Charles. En même temps il exigea de la duchesse Yolande qu’elle arrêtât la marche des Lombards, et peu satisfait des dispositions de cette princesse, il s’adressa directement au maréchal comte de Gruyère, l’accusant de favoriser le passage des bandes /62/ italiennes enrôlées par le duc de Bourgogne, et le menaçant d’envahir ses Etats. En même temps Berne invita Fribourg, son alliée, à prendre ses mesures. Le comte écrivit à ce sujet à Messieurs de Fribourg, le 13 novembre 1474, le jour même où se livrait la sanglante bataille d’Héricourt : « Jay vehu (vu) ce quescript mavez touchant ce que ceulx de Berne vous ont rescript. Auxy (aussi) ay recehu (reçu) une lettre diceulx de Berne dont je suis bien merveilleux 1 , attendu que l’on ha porvehu (pourvu) eis passages deis Lombars comme je vous ay escript dernierement. Touttesfoys je vous prie que veuilliez entretenir les matieres en bon terme à vostre possible. Et mardy a seoir je saray en vostre ville de Fribourc avecq quelques notables gens 2 . »
Il est assez probable que dans l’entrevue que le comte de Gruyère eut avec les magistrats de Fribourg il fut question d’un traité de combourgeoisie entre eux, et qu’il essaya de les détourner de toute entreprise de guerre contre le duc de Bourgogne ou son allié le comte de Romont. L’avoyer Rodolphe de Vuippens avait été député à Berne pour obtenir que Fribourg fût dispensée de l’obligation d’armer contre le duc ; Berne avait opposé à ce désir la teneur des traités.
Au commencement de l’année suivante (le 11 janvier) les Fribourgeois et les Bernois, s’avançant le long de la Sarine jusqu’au château d’Illens, prirent ce fort d’assaut, le ruinèrent et s’emparèrent des terres d’Arconciel et de La Roche qui avec le château d’Illens appartenaient alors à Guillaume de La Baume-Montrevel, conseiller et chambellan du duc de Bourgogne 3 . /63/
Lorsque la nouvelle de l’invasion du territoire vaudois fut arrivée en Savoie, le maréchal, comte de Gruyère, et le comte de Bresse se rendirent à Berne, afin de prévenir une rupture entre cette ville et la régente. Les conditions que Berne imposait à la duchesse Yolande lui parurent si peu acceptables qu’elle les repoussa 1 . Mais tandis que Berne exigeait de la régente qu’elle renonçât à son alliance avec le duc de Bourgogne, cette princesse faisait jouer tous les ressorts de son esprit pour désunir le roi de France et les Confédérés ou pour détacher ceux-ci de la cité de Berne 2 . Les deux parties n’ayant pu s’accorder suivirent chacune la politique qui les avait dirigées jusqu’ici.
Quant au comte François, il entendait l’orage gronder sur sa tête. Les hommes d’armes de Fribourg et de Berne avaient livré aux flammes le château-fort d’Illens, à une courte distance de ses Etats. Les populations s’alarmaient. Souverain de la Gruyère, il était lié envers ses sujets par des devoirs sacrés. Il avait à sauver l’existence de sa maison. Dans cette situation critique, le comte François et son neveu Jean de Montsalvens consentirent à ce que les habitants du pays au-dessous de la Tine fissent avec Fribourg un traité de combourgeoisie semblable à celui que les communes de la Haute-Gruyère avaient fait septante ans auparavant (en 1404) avec la ville de Berne.
Dès les premiers jours de février de l’an 1475 les nobles, bourgeois et habitants de la ville et châtellenie de /64/ Gruyère et ceux des châtellenies de la Tour de Trème et de Montsalvens, dès la Tine en bas jusqu’à la Trème inclusivement, agissant d’un commun accord, ainsi que de l’avis de François, comte et seigneur de Gruyère et de Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, son neveu, firent avec la ville de Fribourg un traité de combourgeoisie aux conditions qui suivent, savoir : Que les ressortissants des dites châtellenies payeraient chaque année à la ville de Fribourg, en reconnaissance de leur combourgeoisie, un demi marc d’argent fin, moyennant quelle somme ils seraient francs de toute taille ou contribution envers la ville de Fribourg ; qu’ils aideraient de leurs forces et de leurs conseils, loyalement et à leurs frais, la ville de Fribourg toutes les fois que leur concours lui serait nécessaire ou utile 1 et qu’elle le réclamerait ; que si Fribourg assistait un confédéré à la guerre, les dits combourgeois lui enverraient, à leurs frais, jusqu’à dix hommes embastonnés 2 , ou moins, non davantage, sinon de leur pure volonté ; que le présent traité de combourgeoisie serait renouvelé et juré de cinq en cinq ans, le premier lundi après la Pentecôte, bien entendu toutefois que si quelque accident en empêchait le renouvellement au jour fixé, la combourgeoisie ne serait pas annulée par ce fait, mais pourrait se jurer un autre jour. Enfin, en devenant combourgeois de Fribourg, les sujets de la Basse-Gruyère réservaient leurs naturels seigneurs, le comte de Gruyère et le sire de Montsalvens, ainsi que la maison suzeraine de Savoie 3 . /65/
Le lendemain (13 février), les sujets de la seigneurie de Corbières et de Charmey furent pareillement associés au droit de bourgeoisie de Fribourg, aux conditions exprimées dans le traité conclu par les communes de la Basse-Gruyère, avec cette différence qu’ils payeraient annuellement un florin d’or en reconnaissance du nouveau droit qu’ils venaient d’acquérir, et qu’en temps de guerre ils fourniraient à Fribourg le modique contingent de quatre hommes armés 1 . La Roche et Bellegarde négocièrent d’après le même principe 2 .
Les paroissiens de Bulle et de Riaz finirent par suivre l’exemple de leurs voisins, réservant leur naturel seigneur l’évêque de Lausanne, avec l’église de ce lieu. Ils firent apposer à leur contrat le sceau du doyen d’Ogo 3 .
A cette époque où le faible cherchait dans la protection d’un plus fort un abri contre les dangers qui l’assaillaient, la commune de Vuadens crut pouvoir résister impunément aux Fribourgeois, en refusant de suivre l’exemple de Bulle et de Riaz, de Corbières et de Charmey. « Une forte /66/ contribution que Fribourg lui imposa fut la peine de sa folle présomption » 1 .
Ce châtiment porte à penser que la Basse-Gruyère eût provoqué le courroux de Fribourg si son chef se fût opposé à la conclusion d’un traité de combourgeoisie avec cette ville. Au reste la conduite du souverain de la Gruyère, en cette occurrence, n’a pas besoin d’apologie ; elle a sa justification dans l’accomplissement du devoir qui obligeait le comte François envers son pays et sa dynastie. Remarquons que dans le traité de combourgeoisie avec Fribourg, les Gruériens au-dessous de la Tine et, comme eux, les hommes de Corbières et de Charmey réservèrent, outre leur naturel seigneur, « la noble et excellente maison de Savoie, » c’est-à-dire qu’ils firent entrer dans leur contrat une clause qui les exemptait de toute obligation de porter les armes contre leur suzerain, clause qui fut religieusement observée par la communauté de Fribourg, suivant les principes du droit féodal. Cependant les traités de combourgeoisie que la Gruyère et les districts voisins venaient de faire avec Fribourg déplurent à la cour de Savoie. On s’en aperçut bientôt par les mesures dont le bailli de Vaud menaça les habitants de Corbières et de Charmey. L’avertissement qu’il reçut de Fribourg en empêcha l’exécution 2 .
Depuis que le duc de Bourgogne avait fait alliance avec Galéas-Marie Sforce, duc de Milan, on voyait s’augmenter considérablement le nombre des mercenaires qu’il tirait de la Lombardie. Ceux-ci traversaient librement les Etats de Savoie ; ils franchissaient les uns le mont Cenis, les autres /67/ le Saint-Bernard, et s’avançaient dans le Pays de Vaud, où ils trouvaient un bon accueil. Les habitants de Vevey manifestèrent par de grossières satires et des caricatures grotesques les sentiments dont ils étaient animés contre les Teutons, au grand scandale des paysans du Gessenay et du Simmenthal, qui fréquentaient le marché de Vevey. Ils informèrent de cette conduite leurs compatriotes. Les hardis montagnards descendirent dans la plaine, mais ils furent contenus par les Bernois, qui ne voulaient pas la guerre avec la Savoie. Les magistrats de Berne écrivirent (le 4 mars 1475) au comte de Gruyère, maréchal de Savoie, pour obtenir satisfaction de l’outrage qui avait été fait à leurs combourgeois et à eux-mêmes. Le maréchal se rendit à Berne avec cinq gentilshommes savoisiens. Il y fut reçu avec froideur. Le république prit enfin la résolution d’arrêter elle-même le passage des Lombards. Les hommes de Château-d’Œx et du Gessenay, sujets du comte de Gruyère et combourgeois de Berne, annoncèrent que deux cents Lombards avaient rejoint le sire de Torrens, dans le château d’Aigle, et que celui-ci se proposait de les amener au duc. De son côté l’évêque de Genève, attaché au parti du duc de Bourgogne, tout comme son frère Jacques, comte de Romont, et leur belle-sœur, la duchesse Yolande, s’avançait avec 400 cavaliers pour protéger la marche des Italiens et faire, avec le sire de Torrens, une diversion en faveur du duc Charles. Ce projet, quelque bien combiné qu’il parût, fut déjoué par les Allemands. Les paysans de Gessenay et ceux de Château-d’Œx, réunis dans le bourg de ce nom, s’avancèrent dans la vallée d’Ormont-dessous 1 dont les pâtres grossirent leur nombre, et ils descendirent ensemble à Aigle, /68/ où ils furent rejoints par un corps de Bernois. Le château d’Aigle, fort d’autant plus important qu’il ouvrait et fermait le passage le plus fréquenté de la chaîne des Alpes, celui du Saint-Bernard, entre le Bas-Vallais et la province d’Aoste, ce fort, remarquable d’ailleurs par son architecture et son ancienneté, fut pris d’assaut, pillé et brûlé 1 . Cette incursion eut lieu au mois d’août de l’an 1475.
Elle devait être suivie d’une autre expédition militaire, qui serait dirigée, en partie du moins, contre Rodolphe Asperlin, cet ancien débiteur et ennemi des Bernois, dont nous avons déjà parlé. Ce que Berne avait craint, allait arriver 2 . Issu d’une famille qui jouissait dans le Vallais d’un grand crédit, Rodolphe Asperlin, en quittant Bex et le Chablais, était rentré dans son pays. A l’époque où nous sommes parvenus il s’employait à faire valoir les droits qu’il avait acquis à l’héritage de la famille de Rarogne. Ses prétentions étaient appuyées par la cour de Savoie, qui le comptait au nombre de ses partisans les plus dévoués. Rodolphe Asperlin favorisait le passage des Lombards avec le zèle que les Bernois mettaient à l’entraver. Ceux-ci priaient les Vallaisans d’occuper de fortes positions pour empêcher l’arrivée des nombreux auxiliaires que le duc de Bourgogne tirait de l’Italie. Dans ce temps tout le Bas-Vallais dépendait de la Savoie. Les dixains du Haut-Vallais, au contraire, gouvernés par le comte-évêque, venaient de conclure un traité d’alliance perpétuelle avec les Waldstettes, et ils en firent un semblable avec Berne, qui était déjà liée avec eux par un contrat de combourgeoisie depuis l’an 1446.
Tandis que les Haut-Vallaisans faisaient bonne garde, /69/ Jean-Louis de Savoie, prince-évêque de Genève, s’avançait par de longs détours pour ouvrir passage aux Lombards et contenir le Bas-Vallais, dont la vieille haine pour la Savoie se ranimait plus ardente. Il devait y trouver le concours de Rodolphe Asperlin et d’autres chefs savoyards. A la première sommation des Confédérés, les hommes du Haut-Vallais, renforcés par leurs voisins du Simmenthal et du Gessenay, firent une invasion dans le Bas-Vallais, et prirent d’assaut le château de Conthey. Une bataille meurtrière qui se livra près de cet endroit, dans la plaine de la Planta, fut gagnée par les Vallaisans aidés des Bernois, des Soleurois et des montagnards du Pays-d’Enhaut. L’évêque de Genève s’enfuit, et Rodolphe Asperlin quitta son pays pour n’y plus revenir. Ce fameux combat, dont le résultat le plus considérable fut la conquête du Bas-Vallais par le Haut, fut livré le 13 novembre 1475 1 .
Trois jours après cet événement les Bernois, assurés de la possession des seigneuries d’Aigle et d’Ormont-dessous, récompensèrent leurs combourgeois du secours qu’ils en avaient reçu. Ils firent avec eux un accord qui, réservant à la ville de Berne les seigneuries nouvellement conquises avec la justice, haute, moyenne et basse, la chevauchée, le ban ou les amendes et le droit d’y établir des officiers, cédait aux communes de Gessenay et de Château-d’Œx le tiers des cens et rentes ou des redevances féodales. Ces deux communes divisèrent leur part comme il suit. La commune de Gessenay en reçut les 2/3, Rougemont et /70/ Rossinière 1/6, et Château-d’Œx 1/6. Le contrat passé entre Berne et les montagnards obligeait ceux-ci à concourir avec la puissante cité à la protection des deux seigneuries susdites, dont les habitants conservaient leurs usages, leurs coutumes et leurs plaids 1 .
Ainsi se forma le bailliage d’Aigle, dont le premier bailli bernois fut Nicolas Baumer de Gessenay.
« Depuis ce temps », dit le chroniqueur Mœsching, « la commune de Gessenay eut des maisons, des vignes, des prés, des champs et des rentes dans la seigneurie d’Aigle. »
L’acte de partage dont nous venons de parler fut approuvé par la commune de Gessenay, qui y appliqua son propre sceau. Il fut scellé pour la commune de Château-d’Œx par Louis, comte de Gruyère.
Le comte François ne vivait plus. Cédant aux fatigues d’une vie très active et souvent agitée, il s’était retiré malade au château de Gruyère, y avait reçu la visite officielle d’un membre du sénat de Fribourg, puis avait dicté ses dernières volontés et rendu son âme à Dieu.
François Ier, le plus illustre des souverains qui présidèrent aux destinées de la Gruyère, a laissé une impérissable mémoire. Vassal de la Savoie, mais revêtu de hautes fonctions civiles et militaires, il justifia par sa prudence et sa loyauté la confiance des souverains qui occupèrent pendant sa vie le trône ducal. On peut croire du moins qu’il fit pour la couronne de Savoie ce qu’il était possible de faire avec des ressources limitées, en présence des factions /71/ qui divisaient la cour et déchiraient le pays, dans des circonstances où il fallait ménager à la fois Louis XI et Charles de Bourgogne, la duchesse-régente et les princes de Savoie, les puissantes cités de Berne et de Fribourg, et manœuvrer au milieu des intrigues de la guerre et de la politique. — Chef d’un petit empire autour duquel grandissaient deux républiques ambitieuses, ce ne fut pas son moindre mérite d’avoir épargné à son pays les calamités qui dans ce siècle de convulsions populaires désolèrent d’autres contrées. Un des plus beaux actes de sa vie c’est incontestablement celui qui affranchit du servage les hommes du prieuré de Rougemont. C’est aussi sous son règne que le peuple de Gessenay, race d’une mâle énergie, acquit ses plus belles franchises, et commença de former en quelque sorte un état distinct, sans cesser d’être uni au comté, mais sans se fondre dans l’uniformité d’une seule nationalité. François ne détacha aucun fleuron de sa couronne, et il n’entrava point le développement des libertés de ses sujets. Au milieu du XVme siècle, époque où la chevalerie brillait encore d’un dernier rayon qui devait être bientôt éclipsé par des institutions nouvelles, ce fut son honneur d’avoir non-seulement conservé ses états héréditaires, mais encore relevé les affaires de sa maison et amélioré la condition des peuples dont la Providence lui avait confié les intérêts.
Le comte François était un prince d’une haute stature 1 /72/ et bien fait ; ses traits étaient pleins de noblesse. Homme d’action et brillant chevalier, il se faisait partout remarquer, soit qu’il siégeât dans les conseils de son suzerain, soit qu’il parût à la tête des hommes de guerre ou des autorités civiles, comme maréchal de Savoie, gouverneur et bailli de Vaud, commandant de la citadelle de Montmélian ou du château-fort de Moudon ; soit qu’il fût introduit en qualité de négociateur dans la salle des sénateurs bernois, soit que, joyeux convive, il prît part au carnaval de Fribourg, soit enfin qu’il représentât le duc de Savoie dans la cathédrale de St-Nicolas, ou que, roi des montagnes et des vallées de la Gruyère, il donnât audience à ses sujets ou qu’il les conviât à un de ces festins champêtres, où régnaient l’abandon, la confiance et la gaîté.
François Ier, comme on l’a dit, eut pour femme Bonne de Costa, qui lui survécut. De ce mariage sortirent deux fils, Louis, qui suit, et François, seigneur d’Oron, qui ne fera que passer sur le trône de ses pères. François Ier ne démentit pas la réputation de galanterie faite aux comtes de Gruyère. Bien que sincèrement attaché à sa femme, il ne fut cependant pas un modèle de fidélité conjugale. On lui connaît une fille naturelle, Jeanne, qui épousa Girard V de Vuippens. Elle était veuve en 1505 1 .
Le comte François Ier fit le 11 mai 1475 son testament, dont voici les principales dispositions. Il veut que ses restes mortels soient transportés dans l’église paroissiale de St-Théodule de Gruyère, pour y être déposés dans le tombeau de sa /73/ familie, dans la chapelle que ses ancêtres ont fondée sous le vocable de St-Michel, archange. En confirmant les dons que ses prédécesseurs ont faits à cette chapelle, il lui lègue 24 L. de Lausanne. Il donne également 24 L. de même monnaie à la chapelle que sa famille a fondée, dans le château de Gruyère, en l’honneur de St-Jean-Baptiste. Les 48 livres léguées aux dites chapelles sont assignées sur des montagnes d’un bon rapport. Il donne au vénérable clergé de Gruyère, pour la guérison de son âme et le salut de ses parents et de ses prédécesseurs, et pour un anniversaire à célébrer chaque année, le jour de sa mort, par le dit clergé, la somme de 210 L. de Lausanne en une fois, somme qui sera payable dans l’année qui suivra la mort du testateur ; de cette somme son fils aîné, Louis, payera 50 L., et son fils puîné, François, 160 L. : ces dernières sont assignées sur les revenus de la terre de Bellegarde et du mont Filisima. François et ses héritiers ne percevront aucune rente de ces deux domaines avant d’avoir acquitté le dit legs de 160 L. Dés qu’il aura reçu les 210 L. qui lui sont léguées par le présent testament, le clergé de Gruyère les emploiera à l’acquisition d’une rente perpétuelle de 10 L. 10 sous, destinée à l’anniversaire que le clergé de Gruyère fera célébrer par trente prêtres. Ces 10 L. 10 sous seront distribués de la manière suivante. D’abord 6 gros à chacun des trois prêtres qui célébreront la messe au jour de son anniversaire, 3 gros à chacun des vingt-sept autres prêtres qui célébreront leur messe au même jour dans la dite église de Gruyère ; au curé de cette église 20 gros pour un luminaire qu’il fournira durant l’office divin qui sera célébré le jour anniversaire de la mort du comte ; au clergé 12 gros pour veille, avec chant de psaumes et lectures dans la nuit qui précèdera l’anniversaire de la mort du comte ; /74/ à chacun des trente clercs qui s’aideront à chanter les dites messes 3 deniers ; pour l’oblation de pain et de chandelles, suivant l’usage, 10 sous ; pour deux cents pauvres, à chacun d’eux un pain blanc de la valeur de 2 deniers ; aux nobles et aux bourgeois de la ville de Gruyère qui assisteront à l’office divin le jour anniversaire de la mort du comte 10 sous. Le reste des 10 L. 10 sous appartiendra au clergé de Gruyère. — Le comte François lègue, de plus, à la chapelle anciennement construite dans l’église du prieuré de Rougemont, sous le vocable de St-Antoine le confesseur, 400 L. de Lausanne, en une fois, à payer par son fils Louis ou par ses héritiers dans les six ans qui suivront la mort du testateur : cette somme sera destinée à l’acquisition d’une rente annuelle de 20 L. qui serviront à l’érection d’un autel ; à l’hôpital de Gruyère, 60 L., qui seront également payées par le fils aîné du donateur. Celui-ci fait héritiers universels ses fils Louis et François pour eux et leurs enfants mâles nés légitimement de leur corps. Le comte donne en héritage spécial à son fils François le château et mandement d’Oron et la maison de Vevey, avec leurs droite et dépendances ; les fonds et les droits qu’il possède, dans la seigneurie de Bellegarde, la montagne de Filisima, sa maison sise dans la partie supérieure de la ville de Gruyère, laquelle avait appartenu à noble Rodolphe Asperlin ; de plus, toutes les fois que François viendra à Gruyère et qu’il y séjournera, son frère lui fournira le foin nécessaire à la nourriture de trois chevaux. Louis est fait héritier des autres biens meubles et immeubles du comte, savoir de tout le comté de Gruyère, des châteaux et mandements d’Aubonne, de Palésieux, du Vanel, d’Œx, de Corbières et d’Aigremont. Si l’un des deux frères meurt sans laisser d’héritier légitime, le survivant aura la part du défunt. /75/ S’il naît des filles aux deux frères ou à l’un d’eux, il faudra les établir d’une manière convenable à leur rang. Pour le cas où les deux frères mourraient sans lignée, leur père leur substitue le plus proche parent mâle, en ligne directe : il portera les armes de Gruyère. Les héritiers ne pourront vendre ou aliéner aucun des domaines, châteaux, fonds et cens sinon du consentement des intéressés. Si Louis venait à racheter le château et mandement de Bourjod, François lui donnerait en échange la seigneurie d’Oron. Le testateur recommande à ses fils et héritiers d’honorer noble dame Bonne Costa, comtesse de Gruyère, sa femme et leur mère, et de la chérir comme il sied à de bons fils. Louis, l’aîné, devra fournir à sa mère toutes les choses nécessaires ayant égard à son rang. Si Louis négligeait ses devoirs envers sa mère, celle-ci pourrait réclamer 400 florins d’or, petit poids, de 12 sous de Lausanne, somme que son mari lui a léguée à titre de rente annuelle à percevoir à la St-André, et qu’il a assignée sur les recettes des mandements d’Aubonne et de Palésieux. Enfin, le testateur, voulant récompenser le dévouement de ses serviteurs, au nombre de sept, dont l’un est donzel, lègue à chacun d’eux 100 florins d’or, petit poids.
La dernière disposition de François Ier fut un acte de reconnaissance et de libéralité.
Jean II, seigneur de Montsalvens, avait dès longtemps quitté la vie lorsque son frère, le comte François, décéda. Il avait épousé Perronette de Blonay, fille de Jean seigneur de Blonay, chevalier, qui lui avait apporté en dot la seigneurie de Sales 1 et le vidomnat de Vauruz. Mariée en /76/ 1447 1 , Perronette de Blonay, dame de Montsalvens, ne vivait plus en 1459 2 . Elle avait fait, le 5 avril 1455, un testament dont voici quelques articles. La testatrice choisit sa sépulture dans la chapelle de St-Nicolas, fondée dans l’église de Broc ; elle veut qu’on la dépose dans le tombeau des sires de Montsalvens, où reposent deux de ses enfants. Elle laisse à son époux le soin de son ensevelissement. Elle institue ses enfants héritiers de tout ce qu’elle possède de biens-fonds, de droits et de rentes dans le village et dans le territoire de Sales ; à leur défaut, elle leur substitue son mari, et à celui-ci son frère consanguin George de Blonay. Elle lègue à l’église de Broc 80 L. de Lausanne, dont la rente est destinée à la célébration d’une messe le jour anniversaire de sa mort ; de plus, sa robe de soie violette, figurée 3 , dont on fera une chape ou chasuble 4 , destinée à l’église de Broc, afin que le service de Dieu s’y fasse plus honorablement les jours de fêtes et de solennités, comme il plaira à son époux d’en ordonner de concert avec le prieur ou le curé. Sur ce vêtement de cérémonie figureront les armoiries de Gruyère et de Blonay. Elle donne à la dite chapelle de St-Nicolas sa robe de drap rouge 5 , dont il sera fait une ou si possible deux chasubles, qui porteront pareillement ses armes et celles de son mari. L’abbaye de Hautcrêt, si souvent dotée par la noble famille de Blonay, héritait de notre testatrice 20 L. de Lausanne /77/ et une chasuble de velours rouge, portant ses armes et celles de son époux. — On voit que dans ces bons vieux temps un peu de vanité pouvait s’allier à beaucoup de piété. — Les chartreuses de la Val-Sainte et de la Part-Dieu recevaient chacune 10 sous pour célébrer l’anniversaire de la testatrice. Celle-ci donnait à son époux, pour lui et ses héritiers, 1000 florins d’or, petit poids, de 12 sous bons de Lausanne, qu’elle avait reçus de son mari en augmentation de dot ; à Mathée de Blonay, sa sœur, en reconnaissance de son dévouement, son tissu de soie broché 1 , avec une petite chaîne d’or qu’elle portait quelquefois pendante à son cou ; et de plus, son écrin 2 .
Le comte de Gruyère, à la requête de la testatrice, sa belle-sœur, apposa son contre-scel à cet acte 3 .
De certains détails de ce testament on peut facilement conclure à l’affection réciproque qui unissait les deux époux. Leur bonheur domestique fut troublé par la mort de deux enfants. Au bout de quelques années d’une heureuse union, la dame de Montsalvens fut enlevée à son époux, qui resta seul avec de petits orphelins, sur lesquels se porta toute sa tendresse. Il paraît que Jean II de Montsalvens vécut en quelque sorte dans la retraite au château dont il prenait le nom, ou plutôt dans la maison-forte de Broc. On ne le voit figurer dans aucun des grands événements de son siècle. Il partageait ses loisirs entre l’éducation de ses enfants, l’administration de ses domaines et les soins que /78/ demandaient les intérêts de ses vassaux. Divers documents prouveraient au besoin que l’économie rurale attira particulièrement son attention. Telle charte contient la reconnaissance des endominures ou des fiefs du sire de Montsalvens, et les rapports des habitants avec le boulanger et le meunier 1 ; telle autre est un contrat entre la commune de Broc, qui cède à son seigneur un morceau de terre, et le baron qui, en retour, accorde à la commune le droit d’ohmgeld et des mailles 2 . La prospérité, fruit du travail et de l’ordre, n’était point inconnue dans la paroisse de Broc, soit dans la seigneurie de Montsalvens ; mais là, comme ailleurs, des capitaux qui de nos jours trouveraient une autre destination, étaient consacrés à l’Eglise et n’en sortaient plus.
Jean II de Montsalvens était aussi bon frère qu’il était bon époux et père affectueux. Il donna en son propre nom et au nom de sa femme défunte et de ses enfants, à son frère Antoine, bâtard de Gruyère, tout le vidomnat 3 de Vuadens et de Vauruz avec ses appartenances. Le comte de Gruyère, à la requête du donateur, apposa le contre-scel de son comté à cet acte, lequel fut passé le 27 août 1459, en présence des nobles et puissants barons Guillaume de La Baume, seigneur d’Illens, d’Arconciel et d’Attalens, Bernard de Menthon, seigneur de Pont, Louis et Guillaume de Challant, seigneurs de Villarsel, et Humbert Cerjat, seigneur de Combremont.
Jean II de Montsalvens, décéda sur la fin de l’an 1464, /79/ ou en 1465 1 , laissant pour lui succéder à la baronnie de Montsalvens un fils nommé Jean, le même que nous avons vu en 1475 consentir à un traité de combourgeoisie entre ses vassaux et la ville de Fribourg, et qui fut dans la suite comte de Gruyère.
Jean II fit son testament dans sa maison-forte de Broc, le 9 décembre 1464. Il nomma légataire universel son fils Jean de Gruyère, et lui donna pour tuteurs et exécuteurs de ses volontés ses frères François, comte de Gruyère, et Antoine, coseigneur d’Aigremont, leur associant les frères Aimon et Girard de Vuippens 2 . Par une disposition particulière il légua 6 L. de cens à l’église paroissiale de Broc pour une messe mensuelle à célébrer par le diacre et le sous-diacre 3 .
On donne à Jean II de Montsalvens trois filles qui lui auraient survécu : Perronette, de Gruyère, qui paraît en 1493 comme veuve de Jean Champion, seigneur de Vauruz et coseigneur de la Bâtie 4 ; Claudie, qui n’a pas laissé de /80/ trace dans l’histoire, et Jeanne, épouse de Louis de Corbières, donzel. Leur père aurait eu, de plus, une fille naturelle, nommée Françoise, mariée en 1476 au donzel Jean de Bettens 1 .
CHAPITRE QUINZIÈME.
Louis, comte de Gruyère. Sa joyeuse entrée à Gessenay. Situation politique de la Gruyère. Prise d’Everdes. Pillage de Vevey. Invasion des seigneuries du comte de Gruyère. Représailles des Gruériens. La Tour-de-Peilz et Vevey. Bataille de Morat. Sac de Lausanne. Traité de Fribourg. Congrès d’Annecy. Crédit du comte de Gruyère à la cour de Savoie. Louis, grand-juge de Billens. Expédition du Piémont. Siége de Saluces. — Histoire intérieure de la Gruyère. — Traité de combourgeoisie entre le comte Louis et la cité de Berne. Testament du comte Louis. Sa famille. — Jean III, seigneur de Montsalvens.
[1475-1492.]
Louis
1475-1492.
Vir fortis atque bonus 1 .
Jean III de Montsalvens.
Louis, avant d’être comte de Gruyère, était appelé Monsieur d’Aubonne. Ce seigneur se faisait aimer par l’aménité de son caractère et la bonté de son cœur. Rien ne saurait mieux le peindre que la lettre suivante qu’il écrivit d’Aubonne à sa femme :
« Mamye, je me recommande à vous. Je hay veheu 2 la lettre que maves escripte par Gachet 3 , dont je vous mercie, et pansse que je hay aussi grant desir de vous voyr coment vous avez moi 4 , mais met forsse de handure /82/ vng petit 1 . Mamye je vous recommande le petit, et mon cheval, et tout le mesnage. Recommandé moi a la bonne grace de madame de Aygremont 2 et de sa sœur, et à monsieur de Aygremont, et a la norrysse 3 , a la bonne et a Perissont 4 . Mamye je prie a Dye 5 qu’il vous doint 6 bonne vie et longue et accomplyssement de tout vous 7 bons desirs. Escript a Haulbonne le landemant de la sainte Katellyne 8 . »
« A mamye. »« Loys de Gruere »
tout vostre.
Le petit enfant que son père recommandait à la tendresse maternelle était apparemment le premier-né du mariage de Louis de Gruyère avec Claude de Seyssel, issue d’une illustre famille savoisienne. Cet enfant, nommé George, ne fut pas longtemps la joie de ses parents. Le lundi, 24 juillet 1469, Dieu le reprit à lui 9 .
Louis de Gruyère ayant succédé à son père, ne tarda pas à se faire reconnaître de ses sujets et à confirmer leurs droits et leurs libertés. Le dimanche 16 juillet 1475 /83/ fut le jour de la joyeuse entrée du comte Louis dans la Gruyère alemanique. Le soleil de ce beau jour brilla plus radieux quand se réunirent en assemblée générale sur le cimetière de l’église paroissiale de Gessenay le peuple de la contrée et ses magistrats, le comte de Gruyère avec sa suite, et les témoins dont la présence devait ajouter à la solennité de l’acte qui allait s’accomplir à la face du ciel, savoir le vénérable frère Jean Cuendod, noble Rodolphe de Vuippens, chevalier, coseigneur de Vuippens, noble Jacques Bungniet, recteur de l’hôpital de Fribourg, Jean de Cléry, châtelain de Gruyère, et Rodolphe de Saint-Germain, châtelain d’Œx. Le héraut ayant proclamé l’ordonnance du comte, qui invitait ses sujets à lui prêter le serment de fidélité auquel ils étaient tenus par le droit naturel et en vertu de la charte du 3 décembre 1448 1 , les hommes du Gessenay déclarèrent qu’ils se reconnaissaient hommes libres du comte de Gruyère, leur très redouté seigneur, et, levant la main vers le ciel, ils lui jurèrent fidélité pour eux et leurs descendants. A son tour, le comte Louis, la main sur les saints Evangiles, promit solennellement à ses sujets, pour lui et ses successeurs, de maintenir leurs droits et leurs franchises, comme ses prédécesseurs avaient été tenus de le faire ; puis, de leur aveu, chacun de ses officiers ayant charge dans la seigneurie de Gessenay vint prêter serment dans les mains de son seigneur et souverain. Le châtelain, Guillaume Gander, lui promit sous la foi du serment d’exercer loyalement son office, d’observer les droits du seigneur et ceux de ses sujets, de ne point se prévaloir de sa charge pour léser, opprimer ou condamner injustement ; le banneret, Pierre Zingri, promit à son tour de garder fidèlement /84/ la bannière qui lui était confiée et de ne pas la porter hors du pays, sinon par ordre de son seigneur et de la commune, d’observer et de défendre les droits de ses compatriotes et ceux de son seigneur. Les deux mestraux 1 s’engagèrent à observer scrupuleusement les devoirs qui leur étaient imposés suivant l’antique usage.
Les deux parties, c’est-à-dire le comte de Gruyère et la commune de Gessenay, apposèrent leurs sceaux à cet acte important, qui fut de plus revêtu du seing d’Henri Jöner, clerc-juré 2 .
C’est ainsi que dans la Haute et dans la Basse-Gruyère, à chaque changement de supérieur féodal, seigneur et vassaux se promettaient sous la foi du serment de respecter dans leur intégrité leurs droits réciproques, et que les derniers juraient au premier assistance et fidélité. Dans la Gruyère, l’inauguration du souverain n’était pas, comme en certains pays, accompagnée du droit de joyeux avénement, lequel consistait, pour le peuple qui était sujet à ce droit, en un impôt extraordinaire, ce qui assurément n’était pas très joyeux pour lui. Il est vrai que les dons gratuits n’étaient pas inconnus dans la Gruyère, mais ils étaient facultatifs, volontaires, et souvent suivis de quelque nouvelle franchise ou de quelque privilége accordé par le souverain.
Le comte Louis succédait à un souverain qui lui avait laissé un Etat florissant, doté d’institutions libérales, un peuple dévoué à ses princes, un nom déjà illustre qu’il avait /85/ entouré d’une auréole de gloire. Cependant le petit empire gruérien ne pouvait échapper à l’influence des événements qui se déroulaient autour de lui : il devait sentir le contrecoup de la guerre à outrance dans laquelle les cantons suisses et notamment les cités de Berne et de Fribourg étaient engagés contre le duc de Bourgogne et le comte de Romont. Les hommes de la Haute-Gruyère étant combourgeois de Berne, ceux de la Basse-Gruyère combourgeois de Fribourg, les uns et les autres se voyaient fatalement entraînés dans la lutte. Le comte Louis, vassal de la Savoie, ne pouvait attendre dans l’inaction l’issue de ce terrible conflit. Il n’avait pas d’autre alternative que de se déclarer avec la duchesse Yolande en faveur de la Bourgogne et, dans ce cas, d’abandonner ses états héréditaires aux ennemis de Charles le Hardi ; ou bien de se mettre à la tête de ses sujets et de faire cause commune avec leurs combourgeois de Berne et de Fribourg, au risque de se voir enlever les seigneuries qu’il possédait dans le Pays de Vaud. De ces deux partis Louis préféra sagement le dernier. Il n’était lié par aucun antécédent à la politique des deux villes dont il devenait l’allié. Il n’avait point contribué à la conquête de la seigneurie d’Aigle par les Bernois et les montagnards de la Haute-Gruyère. Il avait tout au plus laissé faire ce qu’il n’eût pas pu empêcher. Seulement lorsque dans l’automne de 1475 1 l’Etat de Berne eut déclaré la guerre, non à la Savoie, mais (ce qui était bien différent) au comte de Romont, en faveur de qui le Pays de Vaud avait été détaché de la Savoie, le comte de Gruyère, de concert avec les Fribourgeois, s’empara de la seigneurie d’Everdes. Pour cette expédition Bellegarde fournit 4 hommes, Gruyère 12, /86/ Corbières et Charmey 4. Ces contingents et d’autres facilitèrent par leur courage la conquête du château 1 .
Les Bernois entrés dans le Pays de Vaud en soumettaient rapidement les villes, les bourgs et les châteaux. Un détachement de l’armée d’invasion, passant par Cossonay, vint prendre position à Aubonne, chef-lieu d’une baronnie considérable dont le comte de Gruyère était le seigneur. Celui-ci avait ouvert aux Bernois les portes de sa ferté. Pendant que les domaines du comte de Romont tombaient au pouvoir des Confédérés, les montagnards du Gessenay, du Haut-Simmenthal et d’autres lieux soumis à Berne, faisant une descente dans le Chablais vaudois, surprirent la ville de Vevey, la pillèrent pour venger l’injure faite aux Allemands, injure dont le Conseil de Berne n’avait pu obtenir la satisfaction qu’il avait demandée 2 . Cette autorité, qui d’abord avait ménagé Vevey parce que Berne ne faisait pas la guerre à la Savoie, crut devoir attaquer des fiefs savoisiens, lorsqu’elle vit qu’en dépit des traités la duchesse Yolande assistait le duc de Bourgogne en lui fournissant des gens de guerre 3 .
Dans le même temps Berne, qui au mois de septembre précédent avait fait une ligue offensive et défensive avec l’évêque de Sion et les Haut-Vallaisans, invitait ceux-ci à envahir les terres du duc de Savoie dans le cas où la régente donnerait du secours au comte de Romont. Nous avons /87/ déjà dit que les hommes du Haut-Vallais, secondés par ceux du Gessenay et du Simmenthal, affranchirent tout le Bas-Vallais de la domination savoisienne.
Cet événement engagea la duchesse et l’évêque de Genève à entamer des négociations avec le vainqueur. Afin d’obtenir la médiation de Berne et de Fribourg, l’évêque chargea d’une mission pour ces deux villes le comte de Gruyère et le seigneur de Combremont, bailli de Lausanne 1 . La pacification générale qu’il avait en vue resta à l’état de projet. Les négociations n’aboutirent qu’à une suspension d’armes expirant au premier janvier, ainsi que la trève que Berne venait de faire (12 novembre) avec le duc de Bourgogne 2 .
Les négociations entre la duchesse-régente de Savoie et l’évêque de Sion duraient encore lorsqu’on apprit que le duc de Bourgogne s’avançait avec une armée formidable. Cette nouvelle les fit interrompre. Yolande embrassa dès lors ouvertement la cause du duc et unit les troupes de Savoie à celles de l’ennemi des Confédérés. Le comte de Romont après avoir perdu son comté y était rentré au commencement de 1476, avec le dessein de le reprendre et de porter en même temps un coup sensible au comte de Gruyère, son voisin. Les circonstances semblaient favoriser l’ambition d’un seigneur bourguignon, qui convoitait le comté de Gruyère. Guillaume de Vergy, chevalier, seigneur de Champlite et d’Autrey, prétendait à l’héritage du comté de Gruyère, du chef de son aïeule Catherine de Gruyère, qui avait épousé Pierre de Vergy, seigneur de Champvent. L’orgueil /88/ des Vergy ne pardonnait pas au fils d’un bâtard, bien que celui-ci eût été légitimé par l’empereur, d’avoir hérité des Etats de Gruyère et d’autres belles seigneuries dans le Pays de Vaud 1 . Agissant surtout dans l’intérêt de sire Guillaume, le comte de Romont surprit le château d’Aubonne, le 8 ou 9 février. De là s’étant avancé par Lausanne et par Romont, il lança des cavaliers qui envahirent les châteaux de Palésieux et d’Oron, ravagèrent les deux seigneuries qui en dépendaient et dépouillèrent les habitants, sujets du comte de Gruyère 2 . Celui-ci, afin de résister aux bandes du comte de Romont et de prévenir les malheurs dont le menaçait l’armée du duc Charles qui pénétrait dans le Pays de Vaud, appela ses sujets aux armes. En même temps il demanda du secours à Fribourg. Cet Etat lui promit son aide et convint avec lui de certains signaux de détresse.
Les hommes du Gessenay, en bon nombre, accoururent à Gruyère. Ceux de Château-d’Œx et ceux de Rossinière, vassaux de Jean seigneur de Montsalvens, bref tous les paysans de la Haute et de la Basse-Gruyère prirent les armes pour la défense de leur commune patrie. Leur élan fut un mouvement patriotique contre l’invasion bourguignonne. Ces braves consentirent même à passer la frontière pour défendre les châteaux-forts que le comte possédait hors des confins de la Gruyère, se réservant naturellement leurs franchises. Le comte Louis leur donna toutes les garanties nécessaires. Il remit aux gens de Gessenay une lettre réversale portant que le secours et les services qu’il avait /89/ reçus d’eux dans la présente levée d’armes 1 étant un effet de leur bonne volonté, ne pourraient jamais préjudicier à leurs libertés et franchises 2 .
Jean de Gruyère, sire de Montsalvens, fit une déclaration semblable à la commune de Rossinière, qui lui avait donné du secours pour le salut du comté.
Les préparatifs que le comte de Gruyère dut faire pour la défense de ses Etats l’empêchèrent de se joindre aux Confédérés devant Grandson et de partager avec eux la gloire dont ils se couvrirent dans la mémorable journée du 2 mars 1476. La bataille de Grandson tourna à l’humiliation des Bourguignons plutôt qu’à leur ruine. Elle finit par leur déroute sans mettre un terme à la guerre que se faisaient principalement deux nations dont l’honneur et l’indépendance politique étaient engagés. Quelques jours après ce grand événement, le comte de Gruyère, prévoyant qu’il serait appelé à unir ses troupes à celles des vainqueurs, fit faire une seconde expédition de la lettre réversale du 24 février. Il y inséra une clause portant que s’il arrivait que dans la présente guerre 3 les hommes de Gessenay lui rendissent de nouveaux services en allant avec lui armés au delà de la Trème ou ailleurs, hors du comté de Gruyère, il considèrerait ces services comme étant faits de grâce spéciale, tout en se réservant les droits du comte 4 . /90/
Les Confédérés, plus intrépides dans la mêlée qu’habiles à profiter de la victoire, avaient fait la faute de laisser à l’ennemi consterné le temps de se reconnaître, de rassembler les débris de ses bataillons, de les compléter de troupes intactes et de se préparer à un nouveau combat. Cependant les Suisses, encouragés par leur succès, espéraient remporter une seconde victoire plus décisive que la première. Ils stimulaient l’ardeur de leurs alliés. Dans une lettre du 30 mars le sénat de Berne exhorta les Gruériens à se conduire en hommes vaillants 1 .
A cette époque l’armée du duc de Bourgogne était réunie aux environs de Lausanne, sur le plateau du Jorat qu’on nomme le Plan du Loup. De là des corps détachés allaient fourrager en pays ennemis, particulièrement sur le territoire fribourgeois et dans les Etats du comte de Gruyère. Au commencement d’avril un corps de cinq cents cavaliers bourguignons et savoyards pénétra dans la vallée de la Sarine, et s’avança jusqu’au pas de la Tine en ravageant le pays. Mais le comte de Gruyère faisait bonne garde. D’après un plan de défense concerté avec les Fribourgeois, il se tenait en embuscade, prêt à fondre sur l’ennemi, quand il serait assez engagé dans le défilé. Tout à coup les Bourguignons sont attaqués par un détachement de Fribourgeois commandés par le capitaine Hartmann Krebs, et avant qu’ils puissent opposer de la résistance, le comte de Gruyère et ses redoutables montagnards s’élancent sur eux et les dispersent. Il y en eut peu qui rapportèrent au camp la nouvelle de ce désastre : la plupart furent tués ou faits prisonniers. Au déclin /91/ du jour, le comte de Gruyère rentra joyeux dans ses foyers 1 .
Les gens de Gessenay et de Gruyère, non contents de leur exploit, entreprirent une expédition qui demandait autant d’adresse que de courage. Conduits par le capitaine Krebs ils passèrent, le 8 avril, le col de Jaman et descendirent au village de Montreux. Le comte de Romont avait projeté une irruption dans le Vallais. Les montagnards de la Gruyère voulaient lui couper la retraite et marcher sur Vevey. Mais cette ville venait de recevoir une garnison qui la mettait à l’abri d’un coup de main. Après avoir saccagé Montreux et le Châtelard, qui appartenait alors à Pierre de Gingins, commandant de Chillon pour la Savoie, ils se présentèrent devant ce château-fort ; mais voyant que, trop peu nombreux et manquant de machines, ils en commenceraient inutilement le siége, ils remontèrent vers Jaman pour rentrer dans leur pays 2 .
Cependant le désastre de Grandson avait refroidi le zèle de la cour de Savoie pour la cause du duc Charles. Le mot de paix vint frapper l’oreille de la régente. Cette princesse, désirant la fin d’une guerre préjudiciable aux Etats de son fils, pensa d’abord à renouer avec les Confédérés par /92/ l’intermédiaire du Conseil de Fribourg. Elle se servit pour cet effet de deux gentilshommes vaudois, Amédée de Viry, seigneur de Rolle 1 , et Humbert Cerjat, seigneur de Combremont. Ils s’adressèrent d’abord au comte de Gruyère, que ses rapports avec la maison de Savoie et avec les cités de Berne et de Fribourg rendaient particulièrement propre au rôle de médiateur en cette occurrence. Les commissaires de la duchesse lui proposèrent une entrevue au château de Vauruz, qui appartenait alors à sire Antoine Champion, président de Piémont. Le comte, pourvu d’un sauf-conduit, vint au lieu désigné. Voici comme il rend compte de cette entrevue à Messieurs de Fribourg, dans la lettre qu’il leur adressa de Gruyère le 6e jour de mai. « Il est vray que je receu sambedy passé une lettre de monsieur de Virye aussi vng sauconduyt que je vousisse (voulusse) me transporté à Vauru pour converser ensemble du traictie de paix, de quoy me avoent parlé ly (lui) et monsieur de Combremont, et en effect me touchèrent les dicts sieurs de Virye et de Combremont si je avoe (avais) nul assentement 2 de vous, messieurs de Fribourc, que lon puisse venir a traictie de paix, auxquels je respondy que non pas aulcunement. Car je ne me savoy (savais) entremettre den parler plus avant sinon que je feusse asseuré par efeit (effet) si monsieur de Bourgongne y consentiroet, laquelle chouse (chose) en ceste matière est necessere devant tout, et quant aussy saroyt (serait) que je saroy asseuré du consentement par efeit du dit monsieur de Bourgongne, je voudroit employer corps et biens pour ceste matière. Lesquels me promettoent par leur foy que le consentement /93/ du dict duc estoit de traictier, car aultrement ils nen parleroent pas. Auxquels je respondy que daultre chouse me firoit en eulx, mais de cecy je voloit estre asseuré par escriptures, aultrement je ne me saroit mesler plus avant. Et ainsy fut resté (arrêté) que le dict monsieur de Virye doit estre aujourd’hui a diner a Lausanne pour parler à Madame 1 suz ce passage, et mardy ou mercredy jen does avoer novelles. »
Le comte de Gruyère ajoutait à cette communication des renseignements qui offraient quelque intérêt. On disait que le duc Charles avait été malade, qu’il était guéri et que dans peu de jours il serait à une lieue de Fribourg. Un homme de confiance, que le comte avait envoyé au camp bourguignon, en était revenu avec la nouvelle que le duc était souffrant, que son artillerie n’était pas en bon état 2 , que le sire de Miolans 3 avait abandonné l’armée et pris la fuite 4 .
Dans la conférence que le comte de Gruyère eut avec les envoyés de la duchesse, il se conduisit avec une prudence que les projets du duc de Bourgogne ne tardèrent pas à justifier. Ce prince, informé de la condition que le comte de Gruyère mettait à sa médiation, répondit avec hauteur, selon sa coutume, « qu’il n’avait pas l’habitude de faire des avances à ses ennemis ; qu’il était cependant disposé à traiter avec les Fribourgeois en particulier, mais non avec leurs /94/ confédérés 1 . » Or, Fribourg n’étant pas libre de faire un traité séparé, qui d’ailleurs n’eût pas abouti à la paix générale, parce que le duc humilié par la défaite de Grandson ne pouvait signer la paix qu’après une victoire, la proposition des sires de Viry et de Combremont n’eut pas de résultat. Ainsi disparut la riante perspective d’une paix entre la Bourgogne, la Savoie et les Etats confédérés.
Il suffit de quelques traits pour faire apprécier la politique des souverains qui jouèrent un rôle sur la scène des événements de cette époque.
Louis XI avait permis, le 12 novembre 1475, au duc de Bourgogne de traiter en ennemie la ville de Nancy, parce que, disait-il, elle s’était montrée hostile à son égard dans sa retraite de Saint-Quentin, et qu’elle avait encouragé la révolte de Ferrette, tandis que ce roi déloyal avait lui-même poussé le duc de Lorraine à faire la guerre au duc de Bourgogne.
Lors de la paix définitive du 14 novembre 1475 avec la Bourgogne, l’empereur Frédéric III, perfide envers son propre cousin le duc d’Autriche, avait promis son secours au duc Charles contre quiconque oserait l’attaquer. Un article secret portait que si dans six semaines l’empereur n’avait pas rendu Ferrette au duc de Bourgogne, celui-ci pourrait s’en emparer de force sans que la paix fût troublée par ce fait 2 .
Berne instruite des dispositions pacifiques de la Savoie, avait sollicité le roi de France de venir en aide à cet Etat, disant que si on l’abandonnait sa ruine était certaine 3 . /95/ Lorsque toute espérance de paix fut évanouie, Berne, se fiant en la parole du roi de France, réclama le concours de ce prince, mais en vain : déjà Charles de Bourgogne était devant Morat et rien n’annonçait que Louis XI voulût exécuter sa promesse 1 .
Les Suisses n’étaient pas compris dans le traité du 14 novembre. La bataille de Morat prouva de reste qu’ils pouvaient se passer et de l’empereur et du roi de France.
Suivant un principe alors généralement reçu, la guerre consistait à faire à l’ennemi tout le mal possible. Aussi les montagnards de la Gruyère et leurs voisins de l’Oberland, tous ces hardis auxiliaires des Bernois et des Fribourgeois faisaient, comme leurs adversaires, de fréquentes incursions signalées par le pillage et la destruction. Dans une de ces razzias, vers la fin de mai, les Gruériens enlevèrent un nombre assez considérable de chevaux aux Bourguignons 2 . Dans la nuit du 7 au 8 juin, une troupe d’environ 800 hommes du Haut-Simmenthal, du Gessenay et de Château-d’Œx, conduite par Nicolas Zurkinden, châtelain bernois du Haut-Simmenthal, qui avait reçu de ses supérieurs l’ordre de faire une invasion dans le Chablais vaudois, franchit la montagne, parut de grand matin devant la petite ville de La Tour, boulevard de Vevey, s’en rendit maître par la force, et assouvit sa colère par le massacre, le pillage et l’incendie ; après quoi elle marcha sur Vevey, qui fut pris sans résistance et horriblement maltraité. Un billet que les Bâlois reçurent de leurs amis de Berne leur annonçait /96/ en ces termes le succès de cette expédition : « Nos chers frères et amis, Nous avons permis à quelques-uns de nos sujets du Sibenthal et à d’autres de nuire à nos ennemis. Ils nous ont écrit cette nuit vers la douzième heure, pour nous annoncer la glorieuse victoire que Dieu leur a accordée, et nous apprendre comment ils ont conquis avec une bravoure chevaleresque les villes de Vevey et de La Tour avec leurs châteaux, les ont brûlées et en ont tué les habitants 1 . »
La nouvelle de l’investissement de Morat par les Bourguignons empêcha Zurkinden de marcher sur Lausanne et lui fit prendre la route de Châtel-St-Denis et de Bulle pour rejoindre les Bernois.
Ceux-ci s’étaient emparés dans l’année précédente de la ville de Morat, place importante par sa position, et en avaient confié la garde et la défense au chevalier Adrien de Boubenberg, qui, oubliant l’ingratitude de ses concitoyens, n’avait pas hésité, au moment du péril, à faire sur l’autel de la patrie le sacrifice de son ressentiment. Ce vaillant et habile homme de guerre, fatiguant l’ennemi par une résistance qui est célèbre dans les fastes militaires de la Suisse, donna aux Confédérés le temps d’arriver pour faire lever le siége de la place et protéger la ville de Berne, qui était menacée. Des Bernois, en grand nombre, gardaient le pont de Gumminen, sur la Sarine, à deux lieues de Morat. Ils y furent rejoints par le comte de Gruyère, qui amenait un corps d’environ cent cavaliers et de six cents fantassins tirés des bannières du comté, tous hommes de haute taille, /97/ d’une force athlétique et d’un indomptable courage 1 . Ils contribuèrent par leur bravoure au gain de la bataille qui s’engagea entre les Suisses, la gendarmerie bourguignonne et les archers anglais. On sait qu’une balle ayant frappé mortellement le valeureux chef des fils d’Albion, qui résistèrent les derniers, ce fut le signal de la déroute. La terreur pénétrant avec la défaite dans les rangs de l’armée bourguignonne, celle-ci se débande et cherche son salut dans la fuite. La cavalerie des Confédérés poursuit les fuyards, blesse, fait des prisonniers, les tue pour en faire d’autres, et ne s’arrête qu’aux portes d’Avenches, d’où elle regagne le camp des alliés.
Le nécrologe de l’église paroissiale de St-Théodule de Gruyère a consacré la mémoire du désastre des étrangers et de la victoire remportée par les Confédérés avec le secours des cavaliers et des fantassins du comte Louis. « Le jour des dix mille martyrs » (jour anniversaire de la bataille de Laupen, où les soldats de la Gruyère avaient combattu avec les milices de Fribourg contre celles de Berne) « le 22 juin 1476, il se fit un grand carnage de Bourguignons, entre la ville de Morat et celle d’Avenches, par les Bernois, les Fribourgeois, les Gruériens et d’autres vaillants hommes des parties inférieures de l’Alemanie 2 »
Les vainqueurs, quoique fatigués du rude labeur de cette sanglante journée, passèrent la nuit sans repos dans le camp /98/ que l’ennemi avait abandonné. Ils s’y arrêtèrent trois jours occupés du partage du butin et indécis sur ce qu’il y avait à faire. Les troupes rentreraient-elles dans leurs foyers ou poursuivraient-elles leur succès ? Les chefs tinrent conseil. Après une longue délibération il fut décidé que, vu la disette qui régnait dans le pays roman, la moitié de l’armée des Confédérés et de leurs alliés serait licenciée et que l’autre moitié soumettrait le Pays de Vaud et porterait ses armes victorieuses jusqu’à Genève. Cette ville, ayant pour comte et pour évêque deux princes de Savoie, avait, dans la présente guerre, fourni des contingents au duc de Bourgogne. La terreur devait précéder cette armée d’invasion. Tandis que les Bernois, les Fribourgeois et leurs confédérés attaquaient presque en même temps Payerne, Moudon, le château de Lucens et Romont, des bandes détachées d’Allemands, c’est-à-dire de montagnards du Gessenay, du Simmenthal, de Bernois et d’autres aventuriers, descendirent hardiment dans la plaine, et surprirent Lausanne, dont les habitants, soit terreur des Lombards, soit crainte des Allemands, avaient pris la fuite emportant la meilleure partie de leur avoir. A la nouvelle de ce coup de main, les Confédérés envoyèrent en toute hâte des commissaires et des gens d’armes à Lausanne pour protéger l’église de Notre-Dame et sommer les envahisseurs de rejoindre leurs chefs et leurs drapeaux. Il en était temps, car si on les eût laissés faire, ils auraient tout détruit, tout saccagé. Déjà durant quatre ou cinq jours de pillage, ils avaient fait un grand /99/ butin en étoffes diverses et d’autres objets, dévasté des cloîtres et des églises, entre autres le temple de la Madelaine, enlevé des calices, des vases précieux, des joyaux. Les demeures des chanoines près de la cathédrale et celle-ci même furent épargnées. Le dommage qu’éprouvèrent en cette occasion les édifices sacrés de Lausanne fut très considérable. Les pillards se dispersèrent emportant les trésors qu’ils avaient volés. Une lettre arrivée de Lausanne à Bâle, le 7 juillet, faisait un tableau affligeant des désordres et des brigandages commis dans cette malheureuse cité, et suppliait les autorités bâloises d’arrêter les auteurs de pareils sacrilèges, et de faire rendre les objets qu’on pourrait retrouver. Les abbayes ou les corporations publièrent une ordonnance qui enjoignait sous la foi du serment à tout bourgeois qui aurait apporté de Lausanne quelque objet appartenant à cette cité, de le déposer à l’hôtel de ville. On arrêta des individus suspects et on les mit à la tour. Berne, Fribourg et d’autres villes firent sans doute des enquêtes semblables 1 .
Cependant la duchesse Yolande, qui entraînée dans une voie fatale par les avis de ses conseillers ne s’était que trop /100/ longtemps bercée de fausses espérances, comprit enfin que pour elle le parti le plus sage était de s’entendre avec ses voisins, au lieu de s’attacher à la fortune d’un prince qui allait se précipiter dans l’abîme qu’il avait ouvert. Préoccupée de cette pensée et soupçonnant quelque artifice de la part de son allié, la duchesse songeait à rentrer dans son pays avec sa famille 1 , lorsque le duc de Bourgogne, pénétrant son dessein, partit le 27 juin de Gex (où il s’était rendu chez Yolande, après la bataille de Morat) et arrivé à Saint-Claude y attendit la duchesse, que sire Olivier de la Marche devait, sous peine de la vie, lui amener prisonnière avec ses enfants. Cet ordre fut exécuté. Yolande, arrêtée le même jour à une lieue de Genève, où elle voulait se réfugier, fut conduite d’abord à Saint-Claude, puis à Salins et de là au château de Rouvre, près de Dijon. Son fils aîné avait été soustrait au ravisseur et amené à Chambéry. Informés de l’enlèvement de leur souveraine, les Etats de Savoie se mirent sous la sauve-garde de la France et confièrent provisoirement l’administration de la Savoie à Gabriel de Seyssel, baron d’Aix, et celle du Piémont à Louis comte de La Chambre. Mais Louis XI se fit livrer le jeune duc Philibert et son frère Jacques-Louis de Savoie, ainsi que les forteresses de Chambéry et de Montmélian. Il investit /101/ l’évêque de Genève du gouvernement de la Savoie et le comte de Bresse de celui du Piémont 1 .
Cependant, à l’époque où la duchesse-régente fut enlevée, l’évêque de Genève, Jean-Louis de Savoie, avait déjà ouvert des négociations avec les Confédérés. Il était convenu avec Berne et Fribourg d’un congrès qui pacifierait le différend, qui réconcilierait les Confédérés et la Savoie. Le roi de France s’était réservé le rôle de médiateur, qu’il comptait transformer en celui d’arbitre souverain. Fribourg avait été désigné comme lieu du congrès général. Les conférences s’ouvrirent le 25 juillet 1476.
A ce congrès parurent les ambassadeurs des souverains et des Etats qui avaient pris part à la guerre contre le duc de Bourgogne ou qui y étaient intéressés ; ceux du roi de France, de Sigismond duc d’Autriche, de Robert, évêque de Strasbourg, du palatin du Rhin, du duc de Bavière, de Jean, évêque de Bâle, des villes, pays et cantons de la ligue supérieure, savoir de Zurich, Berne, Lucerne, Uri, Schwitz, Unterwalden, Zoug, Glaris, des villes de Fribourg, de Soleure, de Bâle, de Strasbourg, de Colmar, de Schelestadt, et de plus, René, duc de Lorraine, et le comte de Gruyère.
Le différend à pacifier et les exigences des Bernois et des Fribourgeois furent soumis à un arbitrage proposé par la France. — Le comte de Gruyère eut l’honneur d’être élu arbitre avec Louis bâtard de Bourbon, amiral de France, René, duc de Lorraine, et le chevalier Guillaume Herter, l’un des chefs de l’armée des alliés à Morat, et ambassadeur du duc d’Autriche. Le comte de Gruyère, qui, ne pouvant s’isoler de ses sujets, combourgeois de Berne et de Fribourg, s’était uni aux Confédérés pour sauver son pays et /102/ repousser l’ennemi commun, profita de l’occasion qui lui était offerte de prouver à la fois son attachement à la maison de Savoie et l’intérêt qu’il portait à ses fidèles sujets. Il contribua, pour sa part, à faire prononcer la reddition de la baronnie de Vaud à la monarchie de Savoie moyennant une indemnité. Il appuya également les prétentions de ses vassaux du Gessenay et de Château-d’Œx sur les petits pays d’Aigle et des Ormonts, et leur en fit assurer la copropriété 1 , quoiqu’ils eussent aidé les Bernois à faire la conquête de ces contrées sans y être autorisés par leur souverain 2 .
Le congrès avait employé environ trois semaines à régler les conditions d’une paix définitive entre la Savoie et les Confédérés. Assemblés vers la fin de juillet, les arbitres avaient terminé leur œuvre de pacification au milieu du mois suivant. La paix fut conclue le 13 août 1476 aux conditions suivantes, savoir :
1° Que Berne, Fribourg et les Confédérés garderaient en commun les villes, châteaux et territoires de Morat, d’Illens, d’Everdes et de Cerlier, avec les quatre mandements d’Aigle, d’Ollon, de Bex et des Ormonts, dans le Chablais 3 ;
2° Que Berne et Fribourg garderaient pareillement par indivis avec les sept Cantons les seigneuries d’Orbe et d’Echallens ; /103/
3° Que les autres districts du Pays de Vaud cesseraient de faire un comté indépendant et qu’ils seraient restitués au duc de Savoie, moyennant 50,000 florins du Rhin, qu’il payerait aux Confédérés pour les frais de la guerre. En attendant l’acquittement de cette indemnité, les Bernois et les Fribourgeois continueraient d’occuper le Pays de Vaud, qui leur servirait de gage ;
4° Que Genève payerait la rançon de 24,000 florins du Rhin, stipulée le 27 décembre 1475 ;
5° Que le duc de Savoie rembourserait à la ville de Fribourg la somme de 25,600 florins qu’il lui devait 1 .
Les Gruériens ayant contribué à la conquête des pays d’Aigle et des Ormonts, faite par les Bernois, et à celle d’Everdes, faite par les Fribourgeois, s’arrangèrent à l’amiable avec leurs combourgeois.
Après une captivité de trois mois, la duchesse Yolande ayant été délivrée par les soins du roi de France, fut conduite au château de Plessis-les-Tours, où elle renonça formellement à l’alliance du duc de Bourgogne, de là ramenée à Chambéry, où elle arriva vers la fin de novembre, et remise en possession de la régence et de la tutelle du jeune duc Philibert, qui bientôt la rejoignit avec ses autres enfants.
Cependant le duc de Bourgogne se préparait à tirer des Suisses une vengeance éclatante et même à châtier la Savoie qui avait abandonné son parti, lorsque la soumission /104/ prompte et spontanée des villes de la Lorraine à leur souverain légitime l’obligea de tourner contre ce pays les forces qu’il avait rassemblées dans la Haute-Bourgogne. L’élan patriotique des Lorrains, la disposition des esprits dans les Pays-Bas et d’autres symptômes inquiétants pouvaient lui inspirer le désir de faire la paix avec les cantons confédérés. Il paraîtrait même qu’une démarche aurait été faite de son aveu auprès des Suisses en vue d’une réconciliation. C’est du moins en ce sens que s’exprime le sire de Viry, qu’on voit reparaître comme négociateur en cette occurrence.
Il s’adressa comme auparavant au comte de Gruyère, dont la considération s’était accrue en raison de la part qu’il avait prise à la victoire de Morat et à la conclusion du traité de Fribourg : car, quoique le comte Louis eût contribué à faire rendre la baronnie de Vaud à la monarchie de Savoie, les Etats de Berne et de Fribourg lui vouaient des sentiments d’estime et de bienveillance pour les services qu’il leur avait rendus en d’autres occasions.
Le 26 septembre et le 3 octobre, le comte de Gruyère écrivit au sénat de Fribourg que monsieur de Viry était venu le trouver avec un sauf-conduit du duc de Bourgogne et lui avait annoncé qu’à son retour de Rouvre (où il avait visité la duchesse Yolande), passant au camp du duc Charles, il y avait appris que ce prince consentirait volontiers à faire un traité de paix avec les Confédérés, et que S. A. conviendrait d’une conférence à ce sujet. Le comte de Gruyère avait reçu cette communication avec reconnaissance et assuré monsieur de Viry que les Confédérés en seraient informés à la prochaine diète, qui devait se tenir à Lucerne. Ils le furent en effet, mais la note qu’on leur remit n’étant accompagnée d’aucune proposition du duc /105/ de Bourgogne, on ne lui donna pas plus d’attention qu’on n’en avait donné précédemment aux ouvertures verbales du sire de Viry 1 .
La veille de l’Epiphanie (le 5 janvier) 1477, se livra la bataille de Nancy, où Charles dit le hardi et le téméraire subit sa destinée. Les Gruériens n’avaient pas été appelés à partager avec les Suisses, commandés par Waldmann, l’honneur de la victoire qui affermit le trône du duc de Lorraine, et coûta la couronne et la vie au prince dont les redoutables bataillons, après avoir répandu la terreur en Europe, étaient venus se faire tuer par les paysans de l’Helvétie.
Depuis la paix de Fribourg le comte de Gruyère s’occupa de diverses affaires concernant pour la plupart l’administration de ses Etats. Il s’agissait de réparer au moins quelques-uns des maux causés par la guerre.
L’activité du comte Louis dut bientôt se reproduire à l’extérieur. Les affaires de Savoie n’étaient pas encore définitivement réglées. Les cantons orientaux de la Suisse demandaient une solution. Annecy fut choisi pour le lieu des conférences entre les conseillers de la régente et les députés des Ligues. Ceux-ci (au nombre de quatre) passèrent à Genève, le 17 avril 1477, pour se rendre au lieu du congrès. Le même jour arrivèrent à Genève le comte de Gruyère et Philippe, seigneur de Rothelin, fils du margrave Rodolphe, comte de Neuchâtel, qui allaient à Annecy, en qualité de médiateurs officieux. Genève fit /106/ le meilleur accueil à ces deux seigneurs et offrit à chacun d’eux six flambeaux (ou cierges), six boîtes de dragées (friandises recherchées des amateurs), une cymaise 1 d’hypocras et une de malvoisie 2 .
La conférence d’Annecy modifia le traité de Fribourg en ce qu’elle accorda Cudrefin et Grandson au duc de Savoie, qu’elle facilita à ce prince le payement des 50,000 florins qu’il devait aux Confédérés, et lui offrit le moyen de libérer le Pays de Vaud de l’occupation allemande 3 . Cette convention, faite le 23 avril 1477, fut ratifiée le 25 mai suivant à la diète de Lucerne. On peut l’attribuer principalement à l’esprit de conciliation du comte de Gruyère et à la sagesse du chevalier Adrien de Boubenberg, l’illustre défenseur de Morat, que ses concitoyens venaient d’élever à la première magistrature.
Quelques mois après, grâce à l’active intervention des Bernois, la Savoie renonça, par le traité fait à Berne le 23 août 1477, à sa suzeraineté sur la ville de Fribourg, qui en retour remit au duc environ le tiers de la somme qu’il lui devait. En même temps, la maison de Savoie renouvela ses anciennes alliances avec Berne, en y comprenant Fribourg 4 . Cette cité, devenue ville impériale, forma dès lors, avec son territoire, une république indépendante, alliée de Berne et des autres cantons, jusqu’en 1481, époque où elle entra avec Soleure dans la Confédération.
Quant au Vallais, la Conférence d’Annecy avait arrêté une suspension d’armes, qui fut suivie d’un traité de paix, fait /107/ en novembre 1477 pour quinze ans. Les Haut-Vallaisans conservèrent le Bas-Vallais jusqu’à Saint-Maurice inclusivement.
Enfin l’évêque de Genève (Jean-Louis de Savoie) fit, le 14 novembre 1477, un traité de combourgeoisie avec Berne et Fribourg. Les relations de commerce qui unissaient les trois villes avaient montré l’opportunité d’un contrat établissant certaines règles, et la nécessité de nommer des arbitres pour la pacification des différends qui pourraient s’élever entre elles. Il fut résolu que dans les cas où Berne et Fribourg seraient partie plaignante, l’évêque de Lausanne viderait la querelle, et que le comte de Gruyère, ou le comte de Neuchâtel, prononcerait dans les cas où l’évêque et la ville de Genève se plaindraient de quelque tort 1 .
Les divers traités conclus par Berne et Fribourg au nom des Confédérés furent sanctionnés par les autres cantons au congrès qui se tint à Zurich dès les premiers jours de janvier 1478, et qui termina la guerre de Bourgogne tant en deçà qu’au delà du Jura 2 .
Les historiens ne disent pas si le comte de Gruyère recueillit de la guerre de Bourgogne autre chose que les lauriers que lui valut sa conduite dans l’affaire de Morat. Nous savons seulement que, de même que les habitants de la Haute-Gruyère avaient reçu de l’Etat de Berne une portion des fonds et des rentes du pays d’Aigle et des Ormonts, de même ceux de la Basse-Gruyère eurent « la tierce part » de la seigneurie d’Everdes et de ses revenus en récompense /108/ du secours qu’ils avaient donné aux Fribourgeois. Ces derniers ayant incorporé la seigneurie d’Everdes à leur république et alloué une indemnité pécuniaire, à savoir une rente annuelle de quatre-vingt-dix livres de Fribourg, à leurs aidants de Gruyère, Montsalvens, La Tour, Lessoc et Grandvillars, leur déclarèrent dans la suite, à propos de quelque réclamation, qu’ils ne devaient plus se mêler de la seigneurie d’Everdes mais la laisser entièrement à Fribourg 1 .
Depuis, les Gruériens qui avaient droit à la pension des 90 L. eurent entre eux un différend que nous rapporterons plus tard.
La duchesse Yolande, régente de Savoie, était décédée (le 29 août 1478) au château de Montcaprel dans le Verceillais, laissant le pouvoir à son fils aîné Philibert, qui était trop jeune et trop faible pour tenir seul le timon de l’Etat. Ce prince retomba sous la puissance de Louis XI, son oncle maternel. Le gouvernement de la Savoie fut confié au comte Louis de La Chambre, beau-frère du comte de Gruyère 2 . La Chambre parvint à soustraire le jeune duc au roi de France, et il lui servit de guide. Philibert, voulant donner au comte de Gruyère, son conseiller et chambellan, une marque de sa bienveillance singulière, et le récompenser des services qu’il avait rendus à la maison de Savoie, l’éleva par lettre patente du 13 mai 1480, pour un an, à la dignité de grand-juge de Billens et des appellations interjetées /109/ de sentences rendues par l’évêque de Lausanne 1 , avec la faculté de se faire remplacer par un ou plusieurs lieutenants. Le duc informa de cette nomination son bailli de Vaud et son châtelain de Billens 2 .
La faction piémontaise du comte de Bresse, encouragée sans doute par Louis XI, dont les sentiments envers son neveu étaient suspects, agita de nouveau le duché de Savoie. Le comte de La Chambre avait pour rivaux l’évêque de Genève et le comte de Bresse. Il passa en Piémont avec des troupes pour rétablir l’ordre dans cette province. Le comte de Gruyère et son frère François, seigneur d’Oron, accompagnèrent le comte de La Chambre lorsque dans les derniers jours de l’an 1480 l’armée ducale entra dans Turin.
Le comte de Bresse, jaloux du pouvoir du comte de La Chambre et du crédit du comte de Gruyère, résolut de renverser ces deux personnages. Il fit arrêter le premier dans son lit. Il se permit envers le comte de Gruyère et le seigneur d’Oron des actes de violence qui mirent leur vie en danger. Mais ces deux seigneurs n’étaient pas hommes à laisser impuni un pareil outrage. Ils dénoncèrent le fait aux villes de Berne et de Fribourg. Elles intervinrent en faveur du comte Louis et de son frère. Elles envoyèrent des membres de leurs Conseils à la cour de Turin : l’autorité suprême de Berne adressa même une lettre très sérieuse au duc Philibert, à ses deux oncles et à ses conseillers, les invitant à s’employer au maintien de la paix, en donnant aux comtes de Gruyère réparation de l’injure qu’on leur /110/ avait faite. Pierre de Wabern, ancien avoyer de Berne, agit avec tant de prudence et d’énergie que la guerre fut évitée 1 .
Le duc de Savoie permit, en 1482, au comte de Gruyère de quitter Turin et de retourner dans son pays 2 .
Les deux seigneurs de Gruyère obtinrent la satisfaction qu’ils avaient demandée. On n’en saurait douter si l’on considère, d’une part, que depuis l’accession de Charles Ier au trône de Savoie et le décès de l’évêque Jean-Louis, qui quitta la vie environ trois mois après son neveu Philibert 3 , la Savoie et les deux cités de Berne et de Fribourg renouvelèrent leur alliance non moins dans l’intérêt de l’humanité qu’en vue de l’affermissement de leur puissance 4 ; d’autre part, que le comte de Gruyère et le sire d’Oron furent à la cour de Savoie l’objet d’une grande considération et de faveurs signalées. En effet, lorsque en 1484 le duc Charles vint au Pays de Vaud, pour rétablir dans cette contrée l’ordre que la guerre avait troublé, pour régler ce qui concernait les investitures et confirmer dans leur état les anciennes familles nobles que le mérite et la fortune avaient élevées aux honneurs et aux dignités, on vit figurer dans son brillant cortége le comte de Gruyère 5 . Celui-ci fut honoré par le /111/ duc Charles d’une lettre patente qui lui confirmait la dignité de conseiller et le titre de chambellan avec une pension annuelle de 1200 florins, outre une livrée (distribution) de six personnes et de six chevaux 1 . Peu de temps après le duc de Savoie conféra pareillement à François de Gruyère, seigneur d’Oron, les mêmes titres avec une pension de 600 florins et la livrée de quatre personnes et de quatre chevaux 2 .
On sait qu’à la mort de Jean-Louis de Savoie la succession à l’évêché de Genève fut la cause d’une lutte qui dura deux ans. Lorsqu’enfin François de Savoie, frère du précédent, eut triomphé de ses compétiteurs, la ville de Genève lui prépara une réception brillante. Parmi les grands personnages qui composèrent le cortége de ce prélat, lorsqu’il fit son entrée solennelle dans le chef-lieu de son diocèse, le dimanche 25 juillet 1484, on remarqua le comte de Gruyère, avec Janus de Savoie, comte de Genevois, oncle du nouvel évêque, et le seigneur de Rolle 3 .
Vers la fin de cette année, le comte Louis reçut aussi de l’Etat de Berne un témoignage de haute estime. Possesseur dans les Ormonts de certains droits qui lui étaient contestés, il en défendait la validité. Berne se plut à les reconnaître. « Il ne serait pas juste, dit le Sénat, que le sire de Gruyère qui dans notre détresse a risqué corps et biens pour nous aider, éprouvât quelque dommage en ses titres et prérogatives. Il convient de lui laisser le droit d’en user suivant son bon plaisir 4 . » La puissante cité rendait un éclatant hommage /112/ au mérite du comte Louis et à la valeur qu’il avait déployée dans la terrible journée de Morat.
Le comte Louis jouissait d’un beau renom ; toutefois il ne croyait pas avoir assez fait pour la maison de Savoie et pour sa propre gloire. Il saisit avec joie l’occasion qui se présenta de mettre son épée au service de son suzerain, contre un prince qui avait l’orgueil d’un Charles le Téméraire, sans avoir ni la puissance ni les vertus guerrières qui avaient illustré le duc de Bourgogne. On était en 1487. Il importait au duc de Savoie de châtier le marquis de Saluces qui, refusant de rendre foi et hommage au duc Charles Ier, son suzerain, s’était déclaré indépendant. Le duc de Savoie demanda l’assistance de ses alliés de Berne et de Fribourg ; il appela de même à son aide ses vassaux du pays roman. Le comte Louis se mit à la tête de 1200 à 1500 Gruériens 1 . Ce nombre surpassait de beaucoup celui du contingent que le comte était obligé de fournir. Mais pendant les guerres de Bourgogne le goût des armes s’était fort répandu dans les vallées de la Gruyère, dont la population était naturellement belliqueuse. A la nouvelle d’une expédition lointaine, une foule de gars des montagnes et de la plaine étaient accourus pour s’enrôler sous la bannière de leur prince. Comme il s’agissait de la porter en pays étranger, il fallait payer une solde aux gens de guerre qui la suivaient. Or le trésor du comte ne pouvant fournir à ses dépenses, il dut recourir aux emprunts. Ce fut à cette occasion qu’il écrivit au Conseil de Fribourg ; « Plaise vous /113/ savoer que jay délibéré (résolu) aler au mandement et service de mon très redoubté seigneur en melleur nombre que me serat possible, et suis bien joyeulx quavez délibéré y envoyer comment avez refferus (référé) à mon chastellain de Corbieres pour moy lesser savoer vostre délibéracion. — Mes prédécesseurs et moy avons tousjours trouvé confort en vous en nostres nécessités. Sy est enfin que jay grand nécessité davoer avec ce que jay mille florins d’or, lesquelx jay trouvé envert mon bon amy Lombach de Berne moyennant que vous vullies obligier principal débiteur pour aulcune raison qui (qu’il) m’a mandé pour se descharger envert aultres. Et je ne puis rien sans vous. Je vous prie et requier que vous plaise moy faire cestuy (cet) honneur et bien de vous obligier envert le dit Lombach de la dite somme et je moy oblige et obligeray envert vous en mode et forme que vous plairat d’aviser en vous donnant bon fiancement (caution) et en obligent mes biens généralement et particulièrement comme vous plerat, de quoy jay donné et donne plenayre (plénière) puissance à Pierre Poncier mon secretaire, présent porteur, auquel jay delivré mon scel propre pour y besungnier (faire) ce qui sera avisé par vous le plus brief qui serat possible. — Escript au Chastel de eyz (Château-d’Œx) le denrie (dernier) jour de decembre l’an mil IIIjc octante sept a nati(vita)te d(omi)ni.» (1486 n. st.) 1
Au mois de février 1487 le comte de Gruyère était avec sa troupe martiale au camp de l’armée savoisienne devant Saluces. Les soldats envoyés par les gouvernements de Berne et de Fribourg s’y trouvaient également 2 . « Le comte de /114/ Gruyère et son frère François, seigneur d’Oron, se sont conduits jusqu’ici en braves et fidèles amis de leurs confédérés. » Ainsi s’exprime Gilles de Rümlingen, capitaine bernois, dans le rapport qu’il adressa du camp de Saluces, le mercredi des cendres (28 février) 1487, à ses supérieurs 1 . Le comte disait « qu’il avait résolu de vivre et de mourir avec ses alliés, et qu’avec l’aide de Dieu ils étaient ensemble assez puissants moyennant bon vouloir et hardiesse de résister à leurs ennemis. » Les Gruériens avec les Bernois et les Fribourgeois couvraient l’artillerie du duc Charles, qui se tenait à quelque distance avec 2000 cavaliers. Dès le commencement du siége, les Gruériens se distinguèrent lors d’une sortie que la garnison fit le 21 février pour surprendre le camp des Piémontais. Ceux-ci, attaqués à l’improviste, eussent péri sous les coups des assaillants sans le secours prompt et énergique du comte de Gruyère et de ses alliés. Les Suisses se précipitant sur l’ennemi, le repoussèrent et lui tuèrent beaucoup de monde. Trois jours après, le comte Louis donna l’assaut à la ville ; mais, quoique secondé dans ses courageux efforts par les Bernois, il dut se retirer faute d’un corps de troupes suffisant. Toutefois cette attaque hardie, habilement conçue, fit impression sur les assiégés et inclina leurs cœurs à la paix. Un assaut général devait avoir lieu le 26 au matin. Les troupes attendirent le signal jusqu’à midi, pendant que des parlementaires négociaient. Les deux parties n’ayant pu s’accorder, le comte de Gruyère, le sire d’Oron et le seigneur d’Aix, parent du comte, coururent les premiers à l’assaut, et furent aussitôt suivis par les Bernois, tandis que le reste de l’armée se contenta du simple rôle de spectateur. Après un rude combat de deux heures /115/ les assiégeants se retirèrent. Les Bernois eurent 6 morts et 18 blessés : on ignore la perte des Gruériens. Les chefs s’opposant à un nouvel assaut, l’armée dut se borner à cerner la ville 1 . Le 9 mars une partie des Gruériens et des Fribourgeois ayant rencontré un corps ennemi, composé d’environ 1200 francs-archers du Dauphiné et de paysans, qui s’avançaient pour délivrer Saluces, ils engagèrent le combat, tuèrent plus de 300 archers, beaucoup de paysans, un capitaine, en prirent un autre, et se retirèrent vainqueurs 2 .
Cette guerre fut désastreuse pour le pays qui en était le théâtre. Des villages furent brûlés, des habitants périrent par le fer ou par le feu. La France ne manqua pas d’intervenir dans la querelle de la Savoie avec un autre Etat souverain. Le marquis de Saluces était allé trouver le roi Charles VIII, et lui avait demandé, comme vassal, sa protection pour son pays, qu’il qualifiait de fief mouvant du Dauphiné 3 . Le roi de France favorisait le marquis de Saluces, du moins on le croyait. « Au regard du roy (dit le comte de Gruyère, dans une lettre à Messieurs de Fribourg) il n’a cause de faire tort à Monseigneur le duc, et ne croys point que le fasse, quelque chouse que lon die. Mais ce sont gens de pratique qui nous tendent faire paour (peur) par leurs menasses a la mode francisque 4 . »
La déroute des francs-archers qui avaient eu le dessein de débloquer Saluces, ayant ôté aux assiégés tout espoir d’une délivrance prochaine, ils se décidèrent à rendre la /116/ place. Le marquis s’y trouvait dans un état de maladie. Le 7 avril, le duc de Savoie, à la tête de mille cavaliers et de quatre cents fantassins, pris des corps de Gruyère, de Berne et de Fribourg, fit son entrée triomphale dans Saluces et reçut du marquis le serment d’hommage et de fidélité 1 .
On peut dire, sans nuire à la réputation des vaillants hommes de Berne et de Fribourg, ou de Savoie, que dans la guerre dont nous venons de parler, le duc Charles fut particulièrement redevable de son succès au talent militaire, à la bravoure et au dévouement du comte de Gruyère et de son frère François d’Oron. Il n’est donc point surprenant que ces deux seigneurs aient joui d’un grand crédit à la cour de Savoie, et qu’après le décès de Charles Ier, qui mourut à Pignerol le 13 mars 1489, sa veuve, la duchesse Blanche, mère et tutrice du jeune duc Charles-Jean-Amédée, qui régna depuis sous le nom de Charles II, ait confirmé au comte de Gruyère, par lettre patente datée de Turin, le 27 mai 1490, les titres de conseiller et de chambellan que son époux lui avait conférés, avec la pension attachée à ces dignités 2 .
L’année même où le comte Louis s’était fait remarquer au siége de Saluces il fut appelé par Frédéric III à lui venir en aide contre Mathias, roi de Hongrie, qui avait réduit l’empereur aux abois. La lettre impériale, du 9 octobre 1487, disait que le comte de Gruyère était tenu au service militaire envers l’Empire et son chef, suivant la teneur de l’ordonnance rendue par les Etats d’Allemagne assemblés à la diète de Nuremberg. L’empereur somma le comte de Gruyère /117/ de se rendre pour la St-George (23 avril) au camp d’Augsbourg avec ses hommes d’armes bien équipés, sous peine de confiscation des fiefs, des libertés et priviléges qu’il tenait de l’Empire 1 .
Evidemment la diète et l’empereur considéraient le comte de Gruyère comme vassal immédiat du saint Empire romain en vertu des diplômes que Sigismond avait accordés au comte Antoine et à ses fils 2 . Nous ne saurions dire de quelle manière le comte Louis répondit à la semonce de l’empereur : on a lieu de croire qu’il ne quitta pas son pays ; mais quelle qu’ait été sa résolution, les lettres impériales qui lui furent adressées n’amenèrent aucun changement aux rapports politiques qui unissaient la dynastie de Gruyère à la maison de Savoie.
Le comte Louis était dans son petit empire lorsqu’éclatèrent à Saint-Gall des troubles qui menacèrent la paix de la Suisse 3 . Le comte de Gruyère apprit avec joie le rétablissement de l’ordre. « Jay recehu », écrivait-il le 19 février 1490 au Conseil de Fribourg, « voustre gracieuse lettre qui vous a pleust (plu) me envoié touchant la submission de ceulx de Saint-Galle et de la retyre (retraite) de messieurs les alliés 4 , quelle chouse, au plesir Dieu 5 , serat entretyenement de bonne paix, ce que sus tous biens du monde je désire 6 . » /118/
Après la mort de François de Savoie, évêque de Genève, le chapitre de la cathédrale ayant élu à sa place Charles de Seyssel, tandis que la duchesse régente désignait pour lui succéder Antoine Champion, chancelier de Savoie, il s’éleva une contestation très vive entre les deux rivaux. Charles de Seyssel trouva des appuis dans le sire d’Aix et dans le comte de Gruyère, son parent. Ce dernier essaya d’intéresser Berne et Fribourg à la cause de son client, qui d’ailleurs était recommandé par la cour de France, toujours prompte à intervenir dans les démêlés d’autrui. Champion, promu à l’évêché de Genève, à la requête de la régente de Savoie, sollicitait à son tour la protection de Berne et de Fribourg et leur intercession en sa faveur auprès des Confédérés. Mais ces deux villes, loin de s’engager elles-mêmes et d’entraîner les Cantons dans une querelle qui s’envenimant pouvait allumer la guerre entre la France, la Savoie et la Suisse, calmèrent l’humeur belliqueuse du comte de Gruyère, et le prièrent de permettre que le différend né d’une double élection fût porté devant la cour de Rome, qui était plus intéressée à cette affaire que les princes temporels.
De Seyssel dut céder la crosse et la mitre à son compétiteur, qui les garda jusqu’à sa mort, c’est-à-dire jusqu’au 6 juillet 1495 1 .
Après avoir suivi le comte Louis et ses sujets dans leurs rapports avec des princes et des peuples étrangers, exposons les faits les plus mémorables de l’histoire intérieure du comté de Gruyère à cette époque. /119/
Le commencement du règne de Louis fut marqué par des troubles qui agitèrent le Pays-d’Enhaut. D’abord plusieurs habitants de la paroisse de Château-d’Œx eurent un différend avec le comte au sujet de certaines franchises qui leur étaient contestées. Ils s’en plaignirent à Berne, dont ils étaient combourgeois. L’Etat de Berne ayant examiné l’affaire, adressa au comte Louis une lettre tendante à pacifier à l’amiable le différend qu’il avait avec ses sujets. Louis, reconnaissant son erreur ou le tort de ses officiers, confirma aux gens de Château-d’Œx les priviléges que son père François leur avait accordés 1 .
L’année suivante, le comte eut un débat de même nature avec les paysans de la vallée de l’Etivaz, dans la châtellenie et mandement de Château-d’Œx. Le comte soutenait que tout paysan ou chef de famille ayant feu et domicile dans la dite vallée, ou y demeurant, lui devait chaque année une tête de beurre 2 , le guet ou 12 deniers de Lausanne, la corvée de charrue, etc. Il disait que ces droits avaient toujours été acquittés à ses prédécesseurs, comme on pouvait s’en assurer par les comptes des officiers et des receveurs. Il ajoutait que, à l’occasion d’un différend qui s’était élevé entre son père et la commune de l’Etivaz, au sujet des mêmes droits, le comte François, prenant en considération divers services que lui avaient rendus les habitants de cette commune, les avait exemptés, en 1460, de la redevance de 3 bichets d’avoine et d’une coupe d’orge, se réservant les autres droits dont ils étaient tenus envers lui. Les paysans de l’Etivaz répondirent qu’ils s’étaient jadis affranchis des dites redevances, au prix de 80 L. bonne monnaie de /120/ Lausanne, payées au comte Pierre (III), et de 12 florins d’Allemagne acquittés au comte Rodolphe (IV) et à son fils Rodolphe, seigneur de Vaugrenant, pour la confirmation de la dite franchise, datée du 20 décembre 1396. Ils demandaient en conséquence le maintien des libertés qu’ils avaient acquises à prix d’argent. Le comte et ses vassaux n’ayant pu s’accorder à l’amiable, le débat fut soumis à la décision du Conseil de Moudon, à qui les deux parties déférèrent le pouvoir de prononcer. Donc, Humbert Cerjat, seigneur de la Molière et de Combremont, bailli de Vaud, Philippe de Genève, seigneur de Vulliens, George et Jacques de Glane, frères, Louis Cerjat, Pierre de Saint-Germain, et treize bourgeois, tous du Conseil de Moudon, et les délégués des Conseils d’Estavayé, d’Yverdon et de Cossonay, convoqués pour aider de leurs avis les conseillers de Moudon 1 , ayant ouï les deux parties et attentivement examiné leurs titres, prononcèrent que les droits revendiqués par le comte n’étant pas compris dans la lettre d’affranchissement produite par les paysans de la commune de l’Etivaz, ceux-ci étaient tenus de les acquitter au comte de Gruyère leur seigneur 2 .
L’année 1480 fut désastreuse pour la Gruyère. Un contemporain, le moine de Rougemont qui a augmenté le Fasciculus temporum 3 , dit que de grands débordements d’eaux et un vent horrible renversèrent beaucoup de maisons.
Il paraîtrait que le feu aurait été un auxiliaire de l’eau dans l’œuvre de destruction qui désola une partie du comté. Ce fut probablement alors qu’un incendie dévora une partie du château de Gruyère et d’autres édifices. Ce fut du moins /121/ en 1480 que le comte Louis fit restaurer l’antique manoir de ses pères et la chapelle de St-Jean-Baptiste, qui était celle du château 1 . Au-dessus de cette chapelle figuraient les armoiries des comtes de Gruyère. Louis y fit graver cette inscription commémorative :
Loys conte 1480 ihs. m.
On voit aussi au château l’écu du comte Louis accolé à celui de Claude de Seyssel, sa femme. Cet édifice, malgré sa situation pittoresque, n’était pas, à vrai dire, un lieu de plaisance, mais un des plus puissants châteaux-forts de la Suisse au moyen-âge. Le comte Louis le rendit plus vaste et plus sûr par de nouveaux travaux. Quoiqu’il n’ait pas été complétement achevé, comme semblent l’indiquer les pierres d’attente 2 , il n’en conserve pas moins un air de grandeur qui annonce que ce château fut la résidence de grands et redoutables seigneurs.
Ce fut sans doute pour subvenir aux frais de construction du nouveau château, et pour fournir en même temps à d’autres dépenses, que en 1480 le comte de Gruyère emprunta de sieur Techterman, membre du Conseil de Fribourg, la somme de 2000 florins d’or, au denier vingt, lui offrant pour caution la ville de Fribourg, et pour arrière-garants les bourgeois de Gruyère 3 .
On admire au fond de la terrasse de l’ancien palais-citadelle des comtes de Gruyère la chapelle de St-Jean-Baptiste, attenante au château. Ce bel oratoire, qui jadis était particulièrement destiné à l’usage de la cour, rappelle le pieux /122/ souvenir du comte Louis, son second fondateur. Ce prince, qui au sentiment du beau unissait le goût de la magnificence, voulait que la chapelle du château fût un monument digne de la maison de Gruyère et qu’elle fût surtout digne du saint à qui elle était consacrée. A cette fin, il adressa une supplique à la cour de Rome. Celle-ci, considérant la grande vénération dont le fils de Zacharie était l’objet, et désirant que la chapelle édifiée sous le vocable de ce saint au château de Gruyère pût être convenablement réparée, maintenue en bon état de conservation, et enrichie de livres, de calices, de luminaires, d’ornements ecclésiastiques et d’autres objets nécessaires au culte divin, accueillit avec faveur l’humble requête du comte de Gruyère. Une bulle du 8 mars 1485, expédiée et scellée par quinze cardinaux, fit à cette chapelle une concession d’indulgences au profit des fidèles qui s’étant confessés et ayant communié la visiteraient pieusement aux jours déterminés dans la bulle, savoir aux fêtes de St-Jean-Baptiste (à l’anniversaire de sa naissance et au jour de sa décollation), le vendredi saint, et au jour de la dédicace de la chapelle 1 .
Louis de Gruyère s’était fait recevoir bourgeois de Fribourg en 1481, l’année même où cette ville entra dans la Confédération. Sa maison était au quartier de La Planche 2 .
En se faisant agréger au corps des citoyens de Fribourg, le comte Louis intéressait plus particulièrement ces derniers à sa personne et à sa famille. Il acquérait un crédit propre /123/ à contrebalancer celui de ses vassaux admis à la même bourgeoisie. Ses sujets, dont les uns étaient combourgeois de Berne, les autres de Fribourg, se prévalaient parfois de cette qualité soit pour s’affranchir de certaines obligations envers leur naturel seigneur, soit pour s’opposer à ses volontés. Nous avons vu tout à l’heure 1 les paroissiens de Château-d’Œx contester divers droits à leur supérieur et se plaindre à la cité de Berne. Quelques années après cet incident, en 1486, les habitants de la même commune s’élevèrent contre le comte de Gruyère, à qui ils attribuaient l’intention de porter atteinte à leurs libertés, et ils demandèrent la protection de Berne et de Fribourg. Mécontents de la réponse des deux villes, ils menacèrent d’invoquer le droit fédéral, tandis que le comte, maintenant ses droits de souveraineté, disait qu’il ne reconnaîtrait pas les Confédérés pour juges et arbitres du différend qu’il avait avec ses sujets. Berne et Fribourg, approuvant la conduite du comte, exhortèrent la commune de Château-d’Œx à s’en remettre à l’esprit de justice et d’équité qui distinguait leur seigneur. Dociles au bon avis des deux villes, les gens de Château-d’Œx renoncèrent à leur dessein. Cependant la querelle n’était pas vidée. Les magistrats bernois reçurent de Château-d’Œx un message qui les priait d’intervenir dans cette affaire et de fixer aux parties un jour à Berne, où elles pourraient s’accommoder l’une avec l’autre.
On répondit aux gens de Château-d’Œx qu’on ne jugeait pas convenable de citer à Berne le comte de Gruyère, qui étant leur seigneur ne pouvait être contraint d’ester en jugement au gré de ses sujets. On leur conseilla de se soumettre au comte et d’avoir pour lui les égards que tout /124/ sujet doit à son souverain. Telle fut la réponse que les messagers de Château-d’Œx rapportèrent dans leur commune. Celle-ci ne pouvant pas s’étayer de la protection qu’elle avait invoquée, profita, paraît-il, du sage avis qu’on venait de lui donner 1 .
Il semblerait que le peuple de la Haute-Gruyère, parfois mal inspiré, se plût à sortir de la voie de la légalité, à outrepasser ses droits et à provoquer de regrettables conflits. Un nouveau différend qui s’éleva entre la commune de Gessenay et la république de Berne, faillit nuire à la réputation qu’avait acquise le comte Louis et le brouiller avec la puissante cité. Voici l’origine de ce différend. La femme de certain Hans (Jean) Brocher avait été poursuivie en justice par son beau-frère Raflaub, qui convoitait un bien qu’elle possédait sans conteste depuis quatorze ans. Grâce à des témoins sans conscience et sans aveu, il avait obtenu l’arrestation de cette femme et provoqué une enquête. Or, l’héritage auquel prétendait Raflaub étant situé dans le Haut-Simmenthal, le magistrat de Berne invita la commune de Gessenay à laisser à la justice de ce quartier la décision du procès. Raflaub refusa de soumettre son affaire au tribunal du Haut-Simmenthal. Brocher avait un frère à Laupen. Celui-ci parvint à faire relâcher sa belle-sœur en prouvant qu’elle était innocente du crime qu’on lui imputait. Mais le mari de cette femme ayant refusé de payer à la commune de Gessenay certains frais dont il n’était pas la cause, elle fut de nouveau arrêtée et soumise à un traitement barbare, qu’on ne peut expliquer qu’en disant que le peuple du Gessenay, en avançant dans la liberté, n’avait pas dépouillé son ancienne /125/ rudesse. Les malheureux époux, abandonnant leur avoir, se réfugièrent à Berne, où leur infortune excita le plus vif intérêt. Le gouvernement bernois reprocha à la commune de Gessenay son dur procédé, et exigea d’elle réparation de l’injure faite à ses deux ressortissants 1 . Effrayés de la démonstration énergique de Berne, ou plutôt blessés de son immixtion dans une affaire dont ils pensaient être seuls juges compétents, les hommes du Gessenay sollicitèrent en secret la combourgeoisie 2 du Vallais et des pays d’Uri, de Schwitz, d’Unterwalden et de Zoug, espérant trouver dans le traité qu’ils avaient projeté un secours qui leur permettrait de résister à la république de Berne. Les représentations de Berne aux quatre anciens cantons firent échouer la folle entreprise des paysans du Gessenay 3 , laquelle n’était qu’un nouvel essai de former un Etat indépendant, soit un Canton libre. Frustrés dans leur attente et requis par le Sénat de Berne d’expliquer leur conduite, ils alléguèrent l’indépendance de leurs justices et certaines instructions que leur aurait données le comte leur seigneur. Le comte Louis, informé de tout cela, s’empressa d’envoyer à Berne une députation chargée de réfuter les allégations de la commune de Gessenay. Dans l’audience que leur donna le Conseil de Berne, les messagers du comte déclarèrent formellement que leur seigneur n’avait donné à la commune de Gessenay d’autre avis que celui d’agir selon le droit et la justice, qu’il était complétement étranger aux actes par lesquels la dite commune avait offensé Berne, notamment à la démarche qu’elle avait faite auprès des quatre cantons. La députation ajouta en terminant que par leur condescendance les Bernois /126/ avaient tellement enflé l’orgueil des paysans qu’ils ne respectaient plus ni la cité de Berne ni le comte leur seigneur.
Dans cette circonstance critique, Fribourg offrit sa médiation. Elle fut acceptée avec reconnaissance. Les députés fribourgeois, Thierry d’Englisberg et Guillaume d’Affry, ceux du Haut et du Bas-Simmenthal et ceux de Froutiguen terminèrent le différend par une décision portant que les deux parties, Berne et Gessenay, renouvelleraient leur traité de combourgeoisie ; que Gessenay promettrait de ne contracter aucune alliance, aucun engagement avec un autre pays à l’insu et sans le consentement de Berne ; quant au procès des époux Brocher, qu’il serait vidé devant un tribunal impartial et désintéressé, soit devant l’avoyer et le Conseil de Fribourg, soit devant le châtelain et les paysans des deux vallées de la Simmen, soit à Froutiguen, au choix de la commune de Gessenay.
L’année suivante, l’ancien châtelain de Gessenay, Pierre Jœner fut condamné par la justice d’Erlenbach 1 à payer à Brocher un dédommagement de 500 L. Berne voulut bien se contenter d’une indemnité de 100 fl. pour ses frais. La peine infligée à Jœner servit d’avertissement aux juges passionnés 2 .
La commune de Gessenay renouvela, le jour de Ste-Luce (13 décembre) 1491, le traité de combourgeoisie qu’elle avait fait avec la cité de Berne quatre-vingt-dix ans auparavant.
Le comte de Gruyère se disposait à affermir par un contrat /127/ les relations d’amitié et de bon voisinage qu’il entretenait avec Berne, lorsqu’il eut un démêlé grave avec un des membres les plus considérables de cette cité. On se rappelle que la seigneurie de Mannenberg dans le Haut-Simmenthal était un fief mouvant des comtes de Gruyère, que le chevalier Henri de Boubenberg, vassal du comte François à raison de ce fief, lui avait rendu foi et hommage, selon la coutume. Le comte Louis ayant exigé le même hommage de la part d’Adrien de Boubenberg 1 , et celui-ci ayant fait défaut à Gruyère, où il eût dû se trouver le 15 mai 1492, pour relever son fief, Jean de Cléry, châtelain de Gruyère, déclara que le fief de Mannenberg, situé entre le Lœrtscherbach et le Sengisbach, dans la paroisse de Zweisimmen, qu’Henri de Boubenberg avait tenu du comte de Gruyère et qu’Adrien de Boubenberg, petit-fils d’Henri, n’avait pas relevé du comte Louis, malgré la sommation qui lui avait été faite, était confisqué et faisait retour au seigneur féodal 2 .
De là naquit un différend, qui ne fut apaisé que plus tard par la cession du fief de Mannenberg à la cité de Berne.
Le comte Louis, prévoyant qu’il laisserait des enfants mineurs, et considérant que Guillaume de Vergy, héritier des prétentions de son père Jean de Vergy au trône de Gruyère, venait d’être admis, le 8 juin 1492, par les seigneurs de Berne, au droit de combourgeoisie de cette ville, le comte Louis, disons-nous, conclut pareillement, le 20 du /128/ même mois, avec l’avoyer et Conseil de Berne, un traité, dont nous faisons suivre l’analyse en l’accompagnant des modifications que les circonstances ont fait subir dans la suite à ce contrat.
1° « Les Bernois promettent au comte de le défendre envers et contre tous, lui, ses terres et toutes ses possessions, avec un bon nombre d’hommes armés 1 , à leurs frais, quand ils en seront requis, dans les limites du comté de Gruyère et du Pays de Vaud ; bien entendu toutefois, que s’il arrivait que le comte fît des préparatifs de guerre à l’insu des Bernois et sans leur avis, que les personnes menacées par lui voulussent soumettre leur querelle au tribunal de Berne, et que le comte s’y opposât, dans ce cas les Bernois ne seraient pas tenus de le secourir, sinon de pure et franche volonté. 2° Berne s’engage à envoyer, à la demande du comte et à ses frais, des ambassadeurs ou des messages 2 auprès des Etats ou des peuples avec lesquels il aurait quelque affaire à régler. 3° Si les sujets du comte refusent de lui obéir et d’acquitter les redevances dont ils sont tenus envers lui, et que le comte offre de soumettre le cas à la décision de l’avoyer et du Petit-Conseil 3 , en cas d’opposition de la part des sujets du comte, celui-ci sera soutenu dans son bon droit par l’Etat de Berne, qui contraindra les rebelles à l’obéissance. 4° Le comte, à son tour, s’engage envers les dits seigneurs, avoyer et conseillers de la ville de Berne, dont il a désiré d’être combourgeois, à défendre leur honneur et procurer leur avantage contre /129/ quiconque oserait y porter atteinte, avec un bon nombre de gens d’armes, à ses frais et toutes les fois qu’il en sera requis, dès la ville de Berne, dans les diocèses de Lausanne et de Sion, et dans le comté de Bourgogne. 5° Dans le cas où les Bernois promettraient du secours à leurs confédérés pour une guerre qui ne les concernerait pas eux-mêmes, le comte ne serait tenu au service militaire qu’autant qu’il s’y prêterait volontairement 1 . 6° En raison de la dite combourgeoisie, le comte payera chaque année à la ville de Berne 10 florins de 20 gros chacun, monnaie de Berne : moyennant cette somme il sera exempt de toutes les charges qui incombent aux autres bourgeois de Berne 2 . 7° Toute contestation qui pourra s’élever entre l’Etat de Berne et le comte de Gruyère au sujet des limites de leurs terres et juridictions respectives, sera soumis à quatre arbitres élus par les parties. De ces quatre arbitres deux seront pris du comté ou du Conseil du comte de Gruyère, les deux autres du Conseil de Berne. Ils prononceront selon leur conscience et seront responsables de leurs actes seulement devant Dieu. En cas d’égalité de suffrages les parties nommeront surarbitre seigneur Philippe, marquis de Hochberg, comte de Neuchâtel, qui départagera les autres et prononcera sans appel 3 . 8° Tout débat entre le comte et des sujets bernois /130/ sera jugé suivant la teneur des alliances de Berne avec la Savoie, toute querelle entre des sujets des parties contractantes sera portée au for personnel de l’accusé pour y être vidée par son juge ordinaire. 9° Les parties contractantes promettent de protéger et défendre les marchands de l’une ou de l’autre avec leurs marchandises, de ne rien innover en fait de péages ou de droits qu’ils doivent acquitter, de leur donner un sauf-conduit et de les garantir de toute injure. 10° Aucune des deux parties ne favorisera les ennemis de l’autre. 11° Les villes, bourgs, forts et châteaux de l’une des parties seront ouverts à l’autre en cas de guerre. 12° Les sujets de l’une ne poursuivront les sujets de l’autre que pour dettes dûment reconnues, que l’on peut constater. — Le présent traité de combourgeoisie était perpétuel, c’est-à-dire qu’il devait durer pendant la vie du comte, et ne devait être renouvelé qu’à l’avénement de son successeur 1 . Sont réservés le souverain pontife, le saint Empire romain, l’illustre maison de Savoie, tous ceux avec qui les deux parties contractantes ont conclu des alliances antérieures de plus de deux ans au présent contrat 2 . »
Le traité qu’on vient de lire fut le dernier acte politique du comte Louis. Après avoir fait, dans l’intérêt de la maison de Gruyère, une alliance avec la république de Berne, comme il en avait contracté une, onze ans auparavant, avec /131/ l’Etat de Fribourg, il voulut disposer de ses biens et régler l’ordre de succession dans sa famille. Il fit donc son testament, dont voici les principales dispositions. — Le comte Louis choisit sa sépulture dans la chapelle fondée par ses ancêtres dans l’église paroissiale de Gruyère sous le vocable de St-Michel, archange, dans le tombeau des souverains de Gruyère. Il lègue 160 L. de Lausanne à payer en une fois, pour des messes que le clergé de Gruyère célèbrera en sa mémoire ; au dit clergé, pour un anniversaire au jour de sa mort et pour des messes, 40 L. de Lausanne. Ces 200 L. serviront à faire l’acquisition d’une rente annuelle de 10 L. Il lègue au curé de Gruyère, pour lui et ses successeurs, 60 L. devant produire 60 sols de rente annuelle pour un luminaire. — Son héritier universel sera son fils François. Il lègue à sa fille Hélène, encore impubère, 8000 florins d’or, petit poids, pour sa dot, son trousseau et sa part de l’héritage paternel. Pour le cas où François décèderait sans laisser d’enfants mâles, aptes à lui succéder, le testateur lui substitue son propre frère François de Gruyère, seigneur d’Oron, et ses enfants légitimes, suivant le privilége de masculinité. Si François ne laisse pas d’héritier légitime, sa nièce Hélène lui succèdera et, après elle, ses enfants mâles nés légitimement de son corps, sous la condition expresse que leur père, mari d’Hélène, et eux-mêmes porteront les armes du comte Louis et de la maison de Gruyère, purement et simplement, sans addition ni altération. A sa fille Hélène, si elle ne laisse pas de successeurs directs, ou à ceux-ci, si elle en a et qu’ils ne remplissent pas la condition susdite, le testateur substitue le fils aîné de Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, son cousin germain 1 , /132/ et ses fils légitimes après lui, et à leur défaut le plus proche parent, descendant par mâle de la souche masculine des comtes de Gruyère. Le comte Louis confie la tutelle de son fils et la régence du comté à dame Claude de Seyssel, sa femme bien-aimée, et il lui adjoint, à titre d’aide et de spécial conseiller, son frère, François de Gruyère, seigneur d’Oron. Il veut que son fils, parvenu en âge, fournisse à sa mère ce dont elle aura besoin, comme il y est obligé par le droit divin et naturel. La comtesse Claude pourra, à la mort de son mari, se transporter, au besoin, dans la ville et au château d’Aubonne, et y jouir des revenus de cette seigneurie, en compensation de la dot qu’elle avait apportée à son mari. Le comte Louis lègue à Jean son fils bâtard, impubère, une rente annuelle de 100 florins d’or petit poids, jusqu’à ce qu’il ait atteint sa dix-huitième année : cette rente sera percevable sur la châtellenie de Gruyère et de la Tour de Trème, et rachetable au prix de 2000 florins. Il lègue de même à Perronette, sa fille naturelle, 1000 florins petit poids, qu’on lui payera par termes lorsqu’elle s’établira ; à chacune de ses autres filles nourries ou bâtardes, Claude et Marie, la somme de 500 florins payables à l’époque de leur mariage. — Louis a soin de doter convenablement ses enfants naturels, et il veut que son successeur ou ceux qui viendront après lui pourvoient à l’entretien de ses quatre enfants illégitimes. Il veut aussi que ses serviteurs soient récompensés de leurs services et de leur dévouement.
On le voit, le comte Louis, avant de quitter l’arène de la vie, songe à tout, et pourvoit au sort de tous ceux qui lui tiennent de près.
Il a fait dresser l’acte de ses dernières volontés par son secrétaire P. Poncier, notaire de Gruyère, le 10 février /133/ 1492, dans sa chambre, en présence de son oncle Antoine, bâtard de Gruyère, de Me Jean d’Allemagne, docteur-médecin, de son maître d’hôtel, de son barbier et de son camérier 1 . Il l’a fait sceller de son propre sceau, et a voulu que l’official de Lausanne y appliquât le sien, formalité dont ce fonctionnaire s’est acquitté le dernier jour de janvier de l’an de l’incarnation 1492, suivant le style de la cour de Lausanne, soit le 31 janvier 1493, selon notre manière de compter. Il est assez probable que le comte Louis mourut en 1492, peu de temps après avoir fait son testament 2 .
Louis, comte de Gruyère, baron d’Aubonne, seigneur de Palésieux, de La Molière, de Corbières, coseigneur d’Aigremont et du Val d’Ormont, avait hérité des brillantes qualités de son père. Le dernier quart du quinzième siècle lui ouvrit un champ où il put les déployer et acquérir de la gloire. Morat et Saluces furent témoins de ses talents militaires et de sa bravoure. Sa capacité pour les affaires lui attira la confiance des divers Etats avec lesquels il eut des relations. A une nature chevaleresque il unissait l’aménité des mœurs, la franchise et la droiture. Sa politique extérieure devait profiter à son pays autant que son administration. Dans des circonstances très difficiles, sa prudence et son énergie contribuèrent au maintien de la paix dans ses Etats. Louis sut conserver à la maison de Gruyère l’importance et la considération qu’elle avait sous le règne de François Ier. Les événements de son siècle et l’accroissement des franchises /134/ de ses sujets ne lui permirent pas d’enrichir son trésor. Les luttes dans lesquelles il fut engagé soit comme allié des Confédérés, soit comme vassal du duc de Savoie, diminuèrent ses ressources. La restauration du château de Gruyère, et de la chapelle de St-Jean, d’autres constructions ou réparations occasionnèrent de grandes dépenses. Cependant il fit quelques acquisitions et paya quelques dettes ; deux faits qui témoignent d’une bonne administration 1 .
Louis, comte de Gruyère, avait épousé Claudie ou Claude 2 de Seyssel, d’une des familles les plus anciennes et les plus considérables de la Savoie, laquelle tenait en fief la terre d’Aix-les-bains, avec ses droits et divers fonds dans les paroisses d’Aix, de Tresserve, de Virieu, de Saint-Hippolyte, et de Saint-Sigismond, avec toute justice (haute, moyenne et basse), la pêche du lac du Bourget, et divers autres droits 3 . Une branche de la famille de Seyssel portait le nom de La Chambre, depuis l’extinction de la famille de ce nom ; de là vient que le comte Louis de La Chambre, que nous avons vu jouer un rôle dans les affaires de Savoie, /135/ donnait dans ses lettres au comte Louis de Gruyère le nom de frère 1 . Il était son proche parent par alliance.
Louis eut de Claude de Seyssel au moins trois enfants : George, qui mourut en 1469, François, qui lui succéda, et une fille appelée Hélène, à qui des écrivains 2 ont donné mal à propos le nom de Rose, à moins que, organes complaisants de l’opinion populaire, ils n’aient substitué au vrai nom de la jeune comtesse celui de la fleur qui est l’emblème de la grâce et de la beauté. Il se pourrait que quelque poète gruérien lui eût donné ce nom, parce que
« Rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin. »
Le comte Louis avait un cousin germain, Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, qu’on ne voit guère paraître que dans des actes d’achat, de vente, d’administration. Notons ici la reconnaissance d’une dette de 24 L. de Lausanne en faveur du prieur de la Val-Sainte 3 ; la vente qu’il fit à ce couvent de onze coupes de froment de cens annuel au prix du capital de 60 L., assigné sur le fonds de Broc 4 ; la vente faite à l’abbé d’Hauterive 5 , en pur et franc alleu, d’une rente annuelle de 15 L. de Lausanne, au prix du capital de 500 florins d’or petit poids, le florin valant 12 sous de Lausanne. La dite rente était assignée sur les revenus de Sales près de Vauruz. L’acte de cette vente offre /136/ une particularité intéressante. Le comte Jean fournit quatre cautions. Celles-ci peuvent, au bout de douze ans, être astreintes par l’abbaye d’Hauterive à payer pour le débiteur, si celui-ci n’a pas fourni la rente. À l’acte est apposé le sceau de Fribourg 1 .
Si nous ajoutons qu’en 1491 on vendit une obligation de 360 L. donnant 18 L. d’intérêt, à charge du sire de Montsalvens 2 , on pensera que la situation financière de ce baron était celle d’un homme qui engageait ses biens, et contractait de nouvelles dettes pour en payer d’autres qui s’étaient accrues avec le temps.
La même année (1491) il promit à noble Françoise, femme de Jean de Bettens, une dot de 650 florins, assignée sur la dîme qu’il avait à Vauruz 3 .
Rapportons encore un ou deux faits d’une autre nature. A l’occasion nous ne savons de quel événement, à propos d’un abus de pouvoir, Jean de Montsalvens dut promettre à la commune de Rossinière, dont il était le seigneur, de respecter les franchises qui ne permettaient pas qu’un malfaiteur fût tiré de la prison de Rossinière pour être conduit ailleurs. Parmi les témoins de cette promesse on remarque Antoine de Gruyère, écuyer, et André d’Aigremont 4 .
La commune de Rossinière ayant fourni quelques hommes à son seigneur pendant la guerre de Bourgogne, en avait reçu une lettre réversale 5 . On voit par là que le seigneur de Montsalvens avait aussi pris part à la guerre, au moins /137/ contre Jacques de Savoie, comte de Romont, et pour la défense de tout le comté. Nous ignorons s’il accompagna le comte Louis dans quelque expédition. Son titre de chevalier semble annoncer qu’il s’était distingué par quelque action éclatante. Il se pourrait qu’il eût reçu l’accolade la veille de la bataille de Morat, alors qu’on fit un grand nombre de chevaliers.
Nous verrons Jean de Montsalvens jouer un rôle considérable dans les événements qui suivirent la mort de François III, deuxième successeur du comte Louis.
CHAPITRE SEIZIÈME.
François II, comte de Gruyère, sous la tutelle de sa mère et de son oncle. Cession de Mannenberg à la cité de Berne. Confirmation des franchises de Corbières. Constructions à Gruyère ; mécontentement du peuple. Actes d’administration de la comtesse-régente. Accord avec l’abbaye de Bonmont. Querelle entre Gruyère et d’autres communes. Traité de Jean III de Montsalvens avec Fribourg. Difficultés entre la comtesse et les Fribourgeois. Le jeune comte à la cour de Savoie. Invasion de la Gruyère par des corps-francs. Guerre de Souabe. Mort de François II.
François II
1492-1499.
Jean III de Montsalvens.
A la mort de son père, François II n’avait pas atteint l’âge qui donnait la capacité d’action. Il commença son règne sous la tutelle de sa mère Claude de Seyssel, comtesse-régente de Gruyère, assistée de son beau-frère François de Gruyère, baron d’Oron, oncle du jeune comte, son conseiller et son gouverneur 1 .
Dans les circonstances présentes il importait d’entretenir les rapports de bienveillance et d’amitié que le dernier comte avait établis entre la maison de Gruyère et la république de Berne. Aussi la comtesse-régente s’empressa-t-elle de renouveler pour elle et pour son fils le traité de /139/ combourgeoisie par lequel son mari, de glorieuse mémoire, avait terminé sa carrière politique 1 .
Peu de temps après la comtesse Claude, afin de cimenter la paix et la concorde avec Berne, fit à cette ville la cession volontaire, en toute propriété, du fief de Mannenberg, tel que l’avaient possédé autrefois Jean de Rarogne et après lui les sires de Boubenberg 2 .
L’année suivante, le chevalier Adrien de Boubenberg, seigneur de Spietz, vendit à la ville de Berne, au prix de 5000 L., monnaie bernoise, la seigneurie de Mannenberg, avec ses droits et ses appartenances, ainsi que la dîme de Rötingen et de Zwieselberg 3 .
A propos de l’aliénation du fief de Mannenberg, on a reproché à la comtesse-régente de Gruyère un acte de faiblesse et de prodigalité 4 . La situation politique du comté nous semblerait plutôt justifier la conduite de Claude. La transmission qu’elle fit de la seigneurie de Mannenberg à la ville de Berne, entraînant la cession que fit Adrien de Boubenberg, compléta la domination de Berne dans le Haut-Simmenthal ; elle empêcha le retour des querelles qui jusqu’alors avaient éclaté entre le seigneur dominant de ce fief et ses possesseurs, et elle affermit l’alliance avec les Bernois dans le territoire desquels ce fief était comme enclavé.
On sait qu’à son avénement à la couronne de Gruyère, le prince promettait solennellement de maintenir dans leur intégrité les droits, les libertés et les franchises de ses /140/ sujets, que ceux-ci, à leur tour, lui juraient obéissance et fidélité. Le 28 avril 1493 le jeune comte et François de Gruyère, seigneur d’Oron, son conseiller, les nobles et bourgeois de Corbières avec les autres sujets de la châtellenie de ce nom, comparurent dans l’église soit dans la chapelle de Ste-Marie de Corbières, par devant Humbert de Mynzie, notaire public et juré des cours de Lausanne, du bailli de Vaud et du comte de Gruyère, et en présence des témoins considérables dont voici les noms : noble et puissant seigneur Jean de Gruyère, baron de Montsalvens, chevalier ; Antoine de Gruyère, coseigneur d’Aigremont, Louis de Corbières et Louis de Saint-Germain, tous trois écuyers 1 ; les honorables hommes Pierre Poncier, châtelain de Corbières, et Louis Castellaz, banneret 2 de Gruyère. Le sire d’Oron, agissant au nom du jeune comte, son neveu, seigneur de Corbières, et prenant pour celui-ci possession corporelle des châtellenie et mandement de Corbières, jura, les mains sur les saints Evangiles, d’observer religieusement les franchises, libertés et immunités écrites et non écrites des nobles et bourgeois de la dite ville de Corbières et des paysans des châtellenie et mandement de ce nom, de maintenir leurs us et coutumes, et de faire pour eux ce que tout bon seigneur doit à ses fidèles sujets. Il confirma de même toutes les libertés et franchises qu’ils avaient acquises ou obtenues de leurs seigneurs et héritées de leurs pères. /141/ Après quoi les dits nobles, bourgeois et paysans, les mains élevées au ciel, jurèrent, sous peine de la damnation de leurs âmes, de reconnaître leur nouveau seigneur, de lui obéir, de contribuer autant qu’ils le pourraient à la prospérité de sa maison, et d’observer fidèlement les devoirs qui les obligeaient envers lui. Enfin le sire d’Oron promit de faire ratifier la dite confirmation par le jeune comte leur seigneur, dès qu’il serait en âge 1 .
On a vu que, vers la fin du XVme siècle, il fallut reconstruire le château de Gruyère. Les travaux, entrepris et non achevés par le comte Louis furent continués par sa veuve : ces travaux provoquèrent de graves débats, dont la principale cause paraît avoir été la prétention de les imposer comme un devoir aux habitants de la châtellenie de Gruyère. Ceux-ci commençaient à s’agiter. Pour les calmer, la comtesse ratifia, le jour de St-Marc (25 avril) 1494, un accord touchant le maintien des fossés et des murailles de la ville et du château de Gruyère, accord qu’avaient passé entre elles la commune de cette ville et les autres communes de la même châtellenie, savoir celles de Montbovon, de Nérive ou Nérigue, de Villars-sous-Mont, d’Eney et d’Estavanens 2 .
La querelle était pacifiée, lorsque l’imprudence du receveur du comté, qui paraît avoir voulu lever une taille ou contribution pour la continuation des travaux, ou exiger des services auxquels nul n’était tenu, faillit rallumer dans le comté le feu de la discorde. Les esprits étaient aigris. Le Conseil de Fribourg, informé de cette subite effervescence, /142/ s’en alarma. Il fit à la comtesse-régente et au seigneur d’Oron des représentations propres à stimuler leurs efforts pour le maintien de l’ordre et de la paix 1 .
La comtesse-régente remit aux gens de la châtellenie de la Tour de Trème une lettre réversale portant que les corvées, charrois et autres services qu’ils avaient faits pour restaurer, fortifier et maintenir en état de défense le château de Gruyère étaient l’effet de leur pure et franche volonté, qu’ils s’en étaient acquittés par affection et par dévouement pour son fils. A la demande de sa mère bien-aimée, le jeune comte et seigneur de Gruyère fit apposer son contre-scel à la présente déclaration 2 .
Le 11 mars 1495, la comtesse ratifia de nouveau l’accord qu’avaient fait entre elles les communes de la châtellenie de Gruyère 3 .
Cependant la discorde ne tarda pas à troubler de nouveau la châtellenie de Gruyère. La comtesse-régente envoya Rodolphe de Saint-Germain, « commandeur de la ville de Gruyère », informer le Conseil de Fribourg qu’une journée d’amitié devant se tenir dans la ville de Gruyère, au sujet du différend existant entre les nobles et bourgeois de cette ville et les « preudhommes » ou paysans des villages, les parties avaient donné pleine puissance de vider leur querelle à deux membres du Conseil de Fribourg et à certains autres hommes. En conséquence la comtesse recommandait à Messieurs de Fribourg les bons droits de sa capitale, considérant que quand cette ville serait bien fortifiée, elle /143/ pourrait d’autant mieux les servir 1 . — Il y a lieu de croire que le différend fut terminé par une sentence des arbitres.
L’année suivante la comtesse Claude reconnut par un acte public que dans un moment de gêne, afin de subvenir aux frais de construction et de réparation du château de Gruyère, et de racheter certaines rentes vendues par les prédécesseurs de son fils, elle avait demandé aux paysans de la vallée de Charmey et obtenu de leur bon vouloir à son égard un don gratuit de cent florins ; elle déclara que ce qu’ils avaient fait librement dans ce cas ne les engageait à rien pour l’avenir et ne pourrait nuire en aucune façon à leurs libertés et franchises 2 .
Quelques mois auparavant la comtesse Claude avait fait, comme dame d’Aubonne et au nom de son fils, une action louable en libérant les communiers de Gimel d’une corvée de charrue, sur deux qu’ils devaient à leur seigneur 3 .
Vers le même temps on vit cesser un conflit qui s’était élevé entre la seigneurie d’Aubonne et l’abbaye de Bonmont. Celle-ci avait obtenu au commencement du XIVme siècle 4 , d’Eudes abbé du monastère de Saint-Oyens de Joux, et d’Humbert de Thoire et Villars, alors seigneur d’Aubonne, tout ce qu’ils possédaient dans la chaux d’Amburney et ses appartenances, ainsi que dans les lieux voisins de l’eau dite de l’Orbe, tendant vers les fruitières des religieux du Lac /144/ de Joux, vers Bière, Saint-George et Bassins. En cas de délit grave commis par les sujets de Bonmont, l’abbé de Saint-Oyens et le sire de Thoire et Villars avaient la justice et la moitié des biens meubles du condamné, l’abbaye de Bonmont l’autre moitié. De là étaient nés des conflits entre l’abbaye de Bonmont et le comte de Gruyère, devenu seigneur d’Aubonne. Les gens des communes de Gimel, Ballens, Mollens, Bière, Saint-Livre, Saint-Saphorin et d’autres localités, profitant d’un état de choses qui amenait des collisions, s’étaient affranchis de droits compliqués ou mal définis, avaient établi des fruitières, fait paître leurs troupeaux sur terre défensable, et exercé d’autres prérogatives au préjudice de l’abbaye. Celle-ci s’en prenait au comte de Gruyère. Le comte affirmait que tout ce que lui imputait l’abbaye s’était fait a son insu et même à son dam. Enfin, les religieux se résolurent à faire un compromis, par l’intermédiaire de Léger de Guérin, leur procureur, agissant au nom d’Aimon de Divonne, protonotaire apostolique et abbé commendataire de Bonmont. En souvenir des services rendus et des aumônes faites par les comtes de Gruyère au couvent de Bonmont, celui-ci céda, pour gain de paix, à la comtesse-régente et au sire d’Oron, en faveur du jeune comte, leur pupille, tous ses droits provenant de la susdite donation sur les chaux 1 et pâturages dans les localités nommées ci-dessus, de plus la seigneurie directe et utile sur l’usage et la propriété que la commune de Gimel avait près de la chaux d’Amburney et de ses appartenances. Cette cession, faite à la maison de ville de Gruyère, le 28 décembre de l’an de l’annonciation 1494, indict. XII, en présence de Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, de /145/ François de Sivirier, d’Aubonne, et d’autres témoins notables, fut ratifiée le 5 janvier de l’année courante, c’est-à-dire de l’an 1495, nouveau style 1 .
Dans ce temps on vit se produire dans la Gruyère le spectacle nouveau d’une espèce de ligue des communes contre la capitale du comté.
Les Gruériens qui avaient concouru avec les Fribourgeois à la conquête du château et de la seigneurie d’Everdes devaient recevoir en commun une somme annuelle pour leur part de cette conquête 2 . La rente se payait, en effet ; Gruyère la percevait mais n’en faisait pas la distribution. De là une contestation très vive entre les paysans de la seigneurie de Montsalvens, de la Tour de Trème, de Lessoc et de Grandvillars, d’une part, et les bourgeois et habitants de la ville de Gruyère, de l’autre. Les premiers disaient que la pension annuelle, dont il leur revenait une portion, avait été touchée par ceux de Gruyère, qui ne leur en avaient pas tenu compte ; qu’ils ignoraient l’emploi qu’on avait fait de cet argent ; qu’ils avaient en plus grand nombre que ceux de Gruyère contribué à la conquête d’Everdes ; qu’ils payaient leur combourgeoisie à Fribourg et acquittaient d’autres droits onéreux. « Si nous participons aux charges, ajoutaient ces braves paysans, il est juste que nous participions aux avantages. » Les bourgeois de Gruyère répondaient à ces reproches, que Gruyère était le chef-lieu du comté, qu’à ce titre il avait plus de charges que toutes /146/ les autres communes. C’était l’endroit où chacun cherchait un abri, du secours. C’était à Gruyère que se rencontraient tous les vœux, tous les désirs. Survenait-il quelque affaire difficile, on n’en cherchait la solution ni à Montsalvens, ni à la Tour, on accourait au lieu principal. Gruyère avait de bonnes raisons pour recouvrer ce que les communes pouvaient devoir en commun. Ne fallait-il pas maintenir la ville en bon état ? la fortifier pour la défense du pays ? y supporter mainte charge dont les paysans étaient exempts ? Et cependant les bourgeois de Gruyère étaient obligés, aussi bien que les autres habitants du pays, d’acquitter des impôts, de payer leur combourgeoisie, de fournir des subsides. Au surplus on pouvait s’assurer par l’examen des comptes que les deniers perçus avaient été bien employés.
Cette justification était peu propre à contenter des hommes qui pensaient avec raison qu’ayant partagé les périls des citoyens de Gruyère et versé leur sang comme eux, ils devaient aussi avoir une part des bénéfices de la guerre.
Fribourg, voyant la disposition des esprits, et craignant une collision, intervint pour arranger à l’amiable le différend qui animait les communes de la campagne contre celle de la ville. Ses offres furent d’abord repoussées. Fribourg insista, et, mettant en usage tous les moyens de persuasion, parvint enfin à calmer les passions soulevées et à se faire donner puissance de pacifier la querelle. Voici le jugement prononcé par l’avoyer, le Conseil et les quatre bannerets de la ville de Fribourg. 1° Il y aurait paix et réconciliation entre les parties et entier oubli du passé. 2° Les 10 L. payables chaque année à Fribourg par les habitants de Gruyère, de Montsalvens et de La Tour, équivalant au demi marc dû par eux pour le droit de combourgeoisie, seraient déduites de la pension annuelle de 90 L. à percevoir /147/ par les communes de la Gruyère qui avaient aidé Fribourg à faire la conquête du château et de la seigneurie d’Everdes. 3° Des 80 L., somme à laquelle se réduisait la dite pension après déduction du demi marc d’argent, Gruyère percevrait 45 L., et les 35 L. restantes appartiendraient aux autres communes intéressées, qui les partageraient entre elles à leur gré. 4° Gruyère n’aurait ni compte à rendre ni argent à rembourser pour le passé ; seulement la somme de 80 L. due pour l’année 1494 serait divisée en deux parts égales, dont 40 pour Gruyère et 40 pour les autres communes. Tel fut l’accord que les magistrats de Fribourg arrêtèrent entre les parties, la veille de l’annonciation (24 mars) de l’année de la nativité du Sauveur 1495 1 .
L’année suivante les communes pastorales de la châtellenie de Gruyère convinrent de partager entre elles comme il suit, la pension de 35 L. qui leur était due chaque année.
Montsalvens, soit Broc, recevrait 4 L. 6 sous 9 deniers de Lausanne,
La Tour 6 L. 3 sous 3 deniers,
Lessoc 4 L. 6 sous 9 deniers,
Grandvillars 6 L. 3 sous et 3 deniers.
Au total 21 L. de Lausanne,
soit 35 L. petit poids, dont chacune valait 12 sous bonne monnaie de Lausanne.
L’acte qui constate ce partage est du 2 juin 1496. Il porte le contre-scel du comte François II 2 .
Grâce à la prudence et à la fermeté du Conseil de Fribourg, il parvint à pacifier la ville et la campagne de /148/ Gruyère, divisées depuis longtemps par une querelle qui s’envenimait de plus en plus et qui faillit prendre le caractère d’une guerre civile dont la conséquence inévitable eût été l’intervention armée de Fribourg. La force eût imposé une paix momentanée, mais elle n’eût pas ôté des cœurs le soupçon, la colère et le ressentiment.
Cependant la comtesse-régente n’était pas sans inquiétude sur l’avenir de son fils et de sa fille, et elle s’attachait de plus en plus à l’Etat de Fribourg, dont l’influence déjà grande tendait à devenir plus considérable, au grand déplaisir d’une partie de la population gruérienne, que l’amour de l’indépendance nationale roidissait contre toute action du dehors. Un peuple jaloux de sa liberté regarde volontiers comme un joug la protection d’un voisin qui devient chaque jour plus puissant : elle paraît intéressée, et inspire de la défiance. — Deux partis politiques se dessinaient dans le comté de Gruyère. Nous verrons l’un soutenir la comtesse, l’autre seconder les vues de Jean III, seigneur de Montsalvens. Celui-ci ne manqua pas de s’assurer un appui par un traité de combourgeoisie qu’il conclut avec Fribourg le 1er juillet 1495.
Dans ce pacte, fait à La Roche, près du village de Scherwyl, Jean de Gruyère, prévoyant le cas où il serait fait comte de Gruyère, comme étant « parti de la maison, du nom et des armes du dit Gruyère, » déclare qu’il sera bourgeois comme seigneur de Montsalvens et comme comte de Gruyère. Il promet son secours aux Fribourgeois : en cas de guerre la forteresse de Montsalvens sera à leur disposition, et s’il parvient au comté de Gruyère, les châteaux-forts d’Aubonne, d’Oron, de Palésieux, de la Molière, de /149/ Corbières et de Bellegarde seront des places ouvertes aux Fribourgeois.
En reconnaissance de la bourgeoisie dont il fait l’acquisition, il payera chaque année à la ville de Fribourg un demi marc d’argent, soit 10 L. monnaie ayant cours à Fribourg, qu’il assigne sur la maison qu’il a dans cette ville au quartier de la Planche, ou sur telle autre, s’il devient comte de Gruyère. En faisant ce contrat de bourgeoisie, il réserve la très excellente et noble maison de Savoie, sa seigneurie souveraine, la maison de Gruyère dont il est issu et toute autre seigneurie dont il tient des fiefs.
De leur côté, l’avoyer, le Conseil et la communauté de Fribourg, admettant à leur bourgeoisie le dit seigneur de Montsalvens et ses successeurs, lui promettent la jouissance des avantages qu’ont les autres bourgeois, avec aide et secours au besoin, réservant le saint siége apostolique, le saint Empire romain et tous ceux avec qui ils avaient contracté bourgeoisie ou alliance avant la date du présent acte. En cas de conflits ou de querelles entre les sujets des parties contractantes, des arbitres nommés par elles, au nombre de quatre, dont deux sujets du sire de Montsalvens et deux sujets de Fribourg, se réuniront à Scherwyl, juridiction de La Roche 1 , pour y juger le différend. Ils donneront, dans l’espace de trois semaines, leur sentence par écrit au surarbitre, lequel sera pris entre les compatriotes du prévenu ou de l’accusé. Le présent traité de combourgeoisie ne portera aucun préjudice à celui que Fribourg a fait précédemment 2 avec les sujets du seigneur de Montsalvens. Enfin, il sera renouvelé de cinq en cinq ans. /150/
Tels sont, en abrégé, les principaux articles du pacte par lequel le baron de Montsalvens, prétendant pour un avenir plus ou moins éloigné au trône de Gruyère, crut devoir s’unir étroitement à Fribourg et s’assurer l’appui de cette république.
La comtesse-régente et le baron d’Oron intéressaient Fribourg à leur pupille. Le Sénat remerciait la comtesse de ses sentiments affectueux à son égard, et l’assurait qu’il n’était pas nécessaire de lui recommander son fils, Monsieur de Gruyère, dont il défendrait les droits en toute occasion. Même courtoisie envers Monsieur d’Oron. Messieurs de Fribourg rappelaient à la comtesse une conférence que ses députés et les leurs avaient eue récemment à La Roche, en vue d’un traité « d’amitié, d’union et de bonne voisinance », soit d’un pacte de combourgeoisie dont Fribourg avait posé les bases ou « certains articles », qu’il envoyait à la comtesse 1 . Ce projet contenait sans doute des conditions que la comtesse ne pouvait accepter sans modification. Le sieur d’Aigremont (Antoine de Gruyère), que l’on consultait dans toutes les affaires délicates, s’était rendu à Fribourg, au nom du sire d’Oron, dans l’espoir de s’entendre avec le Sénat, mais en vain ; les ouvertures n’aboutirent pas à la conclusion du traité que Fribourg avait proposé 2 .
Malgré leurs démonstrations d’amitié, on pouvait s’apercevoir en diverses occasions que les Fribourgeois n’étaient pas bien vus dans une partie du pays, notamment dans la Haute-Gruyère. Ils étaient parfois l’objet d’outrages qui amenaient des rixes et des débats regrettables 3 . Cette rancune /151/ datait peut-être des temps de la guerre de Bourgogne. Elle était entretenue par le soupçon et la défiance qu’inspirait la politique ambitieuse de Fribourg, et réveillée par des difficultés souvent inévitables entre voisins, telles que des questions touchant les limites de biens-fonds, par exemple celles du territoire de Morlon, qui appartenait à Fribourg. Le Conseil de cette ville se plaignait de quelque dégât que les Gruériens avaient fait sur les terres de ce village, et il attendait patiemment la reconnaissance de ses frontières et de ses droits. Enfin, ennuyé des retards que la décision de cette affaire éprouvait par l’absence de Monsieur d’Oron, il invita la comtesse Claude à se rendre avec ses titres au lieu du différend, le lundi après Oculi (27 février) 1497, ou de s’y faire représenter. Et quoique tout délai fût préjudiciable à Fribourg, cependant le Sénat, espérant que la comtesse pourrait être représentée par le sire d’Oron et d’autres délégués, consentit à ajourner la conférence, d’abord au lundi après Jubilate, soit au 17 avril, puis au mardi après la fête de St-George (25 avril), puis encore au lundi après la fête de St-Pierre et St-Paul (3 juillet), si bien que l’affaire de Morlon ne fut pas réglée du vivant du comte François II 1 .
Ce jeune seigneur ayant accompli, le 6 mars 1496 2 (ou 1497 n. st.) l’âge de majorité, c’est-à-dire l’âge de quatorze ans, sa mère adressa de Gruyère, le 28e jour d’avril, une lettre à Messieurs de Fribourg, les priant de lui mander s’il leur convenait qu’elle leur envoyât son fils pour leur rendre ses devoirs et les remercier de la bienveillance qu’ils lui avaient témoignée jusqu’alors 3 . /152/
François II se rendit à la cour de Savoie, pour y compléter son éducation, se former au métier des armes, et s’initier à l’art si difficile de régner. Le 19 mars 1498 on le voit à Genève prendre part à un brillant tournoi ordonné par Philibert II. Le comte était avec le duc au nombre des quarante-trois assaillants, opposés aux quatre chevaliers tenants 1 . Pendant son séjour à Genève, le duc de Savoie fit expédier deux lettres patentes, en date du 26 mars 1498, l’une en faveur de François II, comte de Gruyère, son chambellan, qu’il gratifia d’une pension annuelle de 600 florins, l’autre en faveur de François de Gruyère, seigneur d’Oron, son conseiller et chambellan, auquel il accorda pareillement une pension de 600 florins par an 2 .
Pendant que François II, encore trop jeune pour gouverner par lui-même, se développait à la cour de Savoie et rompait ses premières lances dans les fêtes publiques et militaires, sa mère et son oncle s’efforçaient de parer les coups que leur portaient non des preux, mais des aventuriers, des maraudeurs et des pillards, enrôlés dans les bandes du lucernois Jean Bachmann, dont le procès avec Jean de Montchenu avait jeté le trouble dans la Savoie et dans le Pays-de-Vaud 3 . Parmi les adhérents de l’un ou de l’autre parti était le sire de Vergy, prétendant à la main d’Hélène de Gruyère, homme hardi, impétueux, qui profitait des désordres publics pour bouleverser la Gruyère, dont il convoitait la possession. Les Cantons paraissaient impuissants à pacifier les pays qui servaient de théâtre aux incursions des corps francs. La cour /153/ de Savoie était irrésolue, sans énergie. Le sire de Montsalvens, à qui Claude de Vergy se préparait à disputer la succession de Gruyère, ne trouvant autour de lui ni secours ni protection, fit parvenir ses plaintes au souverain pontife, Alexandre VI. Il lui fit un triste tableau des excès de tout genre commis par des bandes effrénées. La victime de leurs déprédations implorait la miséricorde et la protection du saint père. Le pape, ému de compassion, fit sommer tous ces incendiaires et larrons et leurs recéleurs de rendre au dit Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, tous les objets qu’ils lui avaient enlevés, de réparer le dommage dont ils étaient les auteurs, et de lui donner pleine satisfaction, sous peine d’excommunication 1 .
Cette lettre comminatoire n’arrêta pas les excès des corps francs. Les violences de Bachmann répandirent la terreur dans le Pays de Vaud 2 . Philippe de Bresse, alors duc de Savoie 3 , s’en plaignit. Berne et Fribourg se tinrent prêts à voler au secours du Pays de Vaud, lorsqu’ils apprirent que les Lucernois, soutenant les prétentions de Bachmann, s’approchaient de Cudrefin par le lac 4 . Philibert II s’allia avec Berne et Fribourg. On posa les conditions, et dès le mois de mars 1498 les principales étaient acceptées 5 .
Cependant les Gruériens usaient de représailles ou se défendaient. Ils accusaient les Fribourgeois d’être complices de Bachmann. La comtesse Claude et son beau-frère étaient /154/ victimes des tracasseries de Bachmann avec la maison de Savoie et les sires de Montchenu, ses sujets du Pays de Vaud. Le Conseil de Fribourg en témoigna sa douleur à la comtesse, au châtelain et aux bourgeois de Gruyère 1 . « Il avait appris, écrivait-il, que certains individus se disant sujets de Fribourg avaient fait quelque entreprise contre l’Etat du comte de Gruyère 2 ; il en était d’autant plus marri que les coupables passaient pour être sujets fribourgeois, chose peu probable, à moins que ce ne fussent des gens de la coseigneurie que Fribourg avait à Grandson. Mais à supposer que ces pervers fussent des sujets de Fribourg, telle serait, à n’en pouvoir douter, la confiance de la comtesse envers Messieurs de Fribourg, que jamais elle ne supposerait que de pareils actes étaient l’effet de leurs instructions. Ils aviseraient au moyen de prévenir tout excès de la part de leurs ressortissants. Les Gruériens, de leur côté, devaient éviter toute collision avec les sujets de M. le duc de Savoie. Telle était l’agitation des esprits que sans la prudence de madame la comtesse, de Monsieur d’Oron et de quelques autres personnes, il en fût résulté un grand scandale 3 . L’entreprise tentée par le sieur de Vergy contre la comtesse n’autorisait pas ses gens à faire outrage au gouverneur de Vaud et au Pays de Vaud, qui dans cette affaire (le projet de Guillaume de Vergy) s’était toujours montré neutre 4 . »
Ces choses se passaient pendant la guerre de Souabe, dans laquelle les Confédérés furent les alliés de la France contre /155/ l’Empire. Quelques villes de la Confédération avaient été endommagées par des villes de l’Empire. Le Conseil de Fribourg prévint la comtesse de Gruyère quil ordonnait une levée générale 1 . A cette communication succéda un rapport de l’Etat de Fribourg, qui annonçait à ses combourgeois de Gruyère, de Corbières, de Charmey, de Bulle, d’Everdes, de Vuippens et d’autres lieux, que les Confédérés venaient de remporter une éclatante victoire sur leurs ennemis 2 , et qu’ils leur avaient pris et brûlé plusieurs villes et châteaux, que cependant quelques ennemis voisins des Confédérés ayant détruit par le feu plusieurs villages dans les environs de Broug, ce que confirmaient d’ailleurs les nouvelles arrivées de Berne, Messieurs de Fribourg, usant du droit que leur accordait le traité de combourgeoisie d’appeler leurs combourgeois au service militaire, les invitaient à se tenir prêts à marcher au signal donné 3 .
Gruyère envoya son banneret à Fribourg pour s’entendre avec cet Etat sur les mesures militaires à prendre, et convenir de la solde. Le Conseil de Fribourg écrivit aux nobles, bourgeois et paysans de Gruyère qu’il en confèrerait avec les /156/ ambassadeurs du roi de France, et qu’il ferait des démarches auprès de S. M. pour en obtenir une pension en faveur des Gruériens 1 .
En ce temps-là mourut le comte de Gruyère, François II, dans la dix-septième année de son âge, laissant sa succession à son oncle François, conformément aux dispositions testamentaires de son père 2 . Sa mère cessa dès lors de prendre part au gouvernement, dont elle avait été chargée dans un temps marqué par des incursions d’aventuriers, par l’agitation des paysans et des pâtres, dont les uns abandonnaient la charrue, les autres la houlette pour aller guerroyer ; par la lutte de deux rivaux qui se disputaient à l’avance l’héritage d’un enfant et d’un vieillard, de l’oncle et du neveu ; par des discordes qui augmentaient les difficultés de sa tâche. Claude de Seyssel, plongée dans le deuil par la mort de son fils unique, laissa le timon de l’Etat au sire d’Oron, son beau-frère, que le testament du comte Louis substituait à François II. Nous la reverrons dans le procès de la succession de Gruyère.
CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.
François III, comte de Gruyère, auparavant sire d’Oron. Ses rapports avec ses vassaux. Affaires d’Italie. Relations du sire d’Oron avec le prince d’Orange ; avec l’Etat de Fribourg. Son accession à la couronne de Gruyère. Sa mort. — Mamert de Gruyère, prieur de Broc.
François III
1499-1500.
Jean III de Montsalvens.
François, troisième de ce nom qui fut comte de Gruyère, était le fils cadet de François Ier. Déjà du vivant de son père il avait la seigneurie de Surpierre 1 . François Ier lui légua la seigneurie d’Oron avec la maison de Vevey (dite aussi la maison d’Oron), et la coseigneurie de Bellegarde. Il porta jusqu’à son avénement au trône de Gruyère le titre de seigneur ou de baron d’Oron.
Il est nécessaire de rappeler les antécédents de ce nouveau souverain du comté de Gruyère.
Le dimanche 30 juillet 1475, les paysans de Bellegarde s’étant réunis dans leur église paroissiale, dédiée à St-Etienne, y rendirent foi et hommage à leur nouveau seigneur. Celui-ci /158/ à son tour, promit dans les mains d’un notaire impérial de maintenir les libertés et franchises de ses vassaux.
Au bout de quelque temps une contestation au sujet de la monnaie vint troubler dans la vallée de la Jogne l’harmonie qui avait existé jusqu’alors entre François de Gruyère et les habitants de Bellegarde. Ceux-ci refusaient de payer en monnaie de meilleur aloi les cens qu’ils devaient à leur seigneur. Les parties ne pouvant s’arranger soumirent leur différend à l’arbitrage de Fribourg. Le Conseil de cette ville décida qu’à l’avenir les paysans de Bellegarde payeraient en bonne monnaie de Lausanne les cens dont ils étaient tenus envers leur seigneur, excepté le droit d’alpage, et que la présente décision n’aurait pas d’effet rétroactif 1 .
Le même Conseil termina à l’avantage de François de Gruyère et de son coseigneur, Jacques de Corbières, un autre débat qu’avait fait naître entre ces deux seigneurs et leurs vassaux le droit de lods à l’occasion d’échange d’immeubles, soit le droit de mutation, que ces derniers refusaient d’acquitter 2 .
François de Gruyère, seigneur d’Oron, tenait de l’abbaye de Hautcrêt le domaine connu sous le nom de Grange de la Douza, dont il devait acquitter un cens annuel de 25 sous, /159/ 12 coupes de froment, 4 coupes d’avoine, 2 charrois et une journée de faux 1 .
François de Gruyère, baron d’Oron et seigneur de Bellegarde et de Surpierre, était aussi seigneur de Sales et coseigneur de la paroisse de Corsier. Il accensa le four neuf de Chardonne pour 8 coupes de froment 2 .
L’année précédente il avait acheté de certains bourgeois de Vevey, au prix de 200 L., un morceau de vigne de 12 fossoriers, au lieu dit en Chaponnières, près de la vigne de son oncle Antoine de Gruyère, seigneur d’Aigremont, et un autre morcel d’environ 1 fossorier 3 .
Propriétaire de la maison d’Oron à Vevey et d’autres fonds dans les environs de cette ville, il eut un démêlé avec les Augustins de Fribourg, qui avaient des biens dans sa juridiction. Ses sujets de toute la communauté de ce quartier s’étant cotisés « de leur bonne volonté » pour offrir à leur seigneur un don gratuit, et le vigneron du couvent des Augustins ayant refusé sa part, il fut gagé par les officiers du sire d’Oron. De là une contestation avec les religieux. Le Conseil de Fribourg, informé de cette affaire, intervint en faveur du couvent, et pria le sire d’Oron de s’en tenir au contrat fait avec les religieux, lequel obligeait ceux-ci à lui payer une redevance annuelle de 10 gros. Monsieur d’Oron, qui n’avait rien demandé ni à ses vassaux ni au vigneron des Augustins, n’eut pas de peine à se justifier. Il ne lui fut pas plus difficile d’excuser ses vassaux, qui avaient fait à son insu une « giète » ou fourni leur /160/ quote-part pour lui faire un don. Il allégua en leur faveur la coutume qui voulait que tous les habitants d’un territoire ou d’une juridiction contribuassent, en raison de leur fortune, au présent volontaire qu’on appelait don gratuit. L’affaire qui avait provoqué ces explications n’eut pas de suite ; elle n’altéra point les bons rapports qui existaient entre le Conseil de Fribourg et le sire d’Oron 1 .
On sait que François de Gruyère, seigneur d’Oron, s’était distingué par son courage et son énergie pendant les troubles de la Savoie et dans la guerre contre le marquis de Saluces, que le duc de Savoie, Charles Ier, lui avait conféré le titre de conseiller et de chambellan, et que cette distinction fut confirmée par la princesse Blanche, duchesse-régente, et par le duc Philibert II.
Après la campagne de Saluces, François d’Oron, doué, comme son frère, d’une nature chevaleresque, s’attacha au parti de Jean II de Châlons, prince d’Orange, qui après la mort de Louis XI s’était joint à la ligue du duc d’Orléans (depuis Louis XII) contre le gouvernement de la France. Les rapports du sire d’Oron avec Jean de Châlons le compromirent auprès des Confédérés. Ils indisposèrent particulièrement Messieurs de Fribourg, qui le voyaient avec déplaisir enrôler des gens pour le prince dont il avait embrassé la cause. François de Gruyère leur répondit qu’à la vérité le prince l’envoyait avec des troupes au duc d’Orléans, que des sujets fribourgeois s’étaient présentés, que dans la /161/ crainte de déplaire à Messieurs de Fribourg, il les avait refusés, et que ces aventuriers étant attirés par Waber (un des chefs de bandes), il demandait au Conseil la permission de les prendre à lui, attendu qu’il les traiterait aussi bien que Waber pourrait le faire 1 .
Le Conseil de Fribourg ne permit pas au sire d’Oron d’enrôler ses ressortissants 2 .
Nous ignorons si François de Gruyère assista à la bataille décisive de Saint-Aubin du Cormier (Ille-et-Vilaine), livrée au mois de juillet 1488, qui coûta la liberté au prince d’Orange et au duc d’Orléans, et détruisit les espérances de la Ligue 3 .
Relâché l’année suivante, le prince d’Orange accompagna Charles VIII dans la folle expédition qu’il entreprit pour la conquête de Naples (en 1494). Le duc d’Orléans commandait en Lombardie une armée qui comptait dans ses rangs François de Gruyère et d’autres Suisses 4 . Il écrivit d’Italie au Conseil de Fribourg que le roi (à son retour de Naples) était à Pise, qu’il avait envoyé de là au duc d’Orléans l’ordre de « ne pas bouger » avant que S. M. ne fût arrivée dans le Milanais, ce qui aurait lieu probablement dans huit jours au plus tard, suivant la nouvelle que lui, François de Gruyère, avait reçue : que si Monsieur d’Orléans n’eût pas /162/ été retenu par cet ordre, il aurait déjà pénétré bien avant dans le Milanais ; que chaque jour les habitants le pressaient d’avancer, et que des villes et des forts lui faisaient leur soumission ; que c’était le cas de Novare et d’autres places ; que l’armée du « seigneur Ludvic » (duc de Milan) était à Vigevano, où le duc d’Orléans l’avait cherchée et lui avait présenté la bataille ; que dès le point du jour jusqu’à midi il l’avait provoquée par sa présence, sans pouvoir toutefois l’attirer, quelques tirailleurs seuls étant sortis de la ville ; que le duc d’Orléans avait dix à douze mille bons combattants et que chaque jour il recevait de France de nouveaux renforts 1 .
Monsieur d’Oron servait bien Fribourg, en lui communiquant des nouvelles importantes. Le Conseil le priait de l'instruire de ce qui se passait 2 . François en recevait à son tour des renseignements précieux. Il apprit que l’ambassadeur du duc de Milan intriguait à Lucerne, qu’il s’employait à « faire une intelligence et union » avec les Confédérés. « Nous ne savons si elle se fera, » écrivait le Conseil de Fribourg au sire d’Oron, « toutefois aucune aide ne lui sera promise 3 . »
La situation des Français en Italie était précaire et périlleuse. Le duc d’Orléans, entré en vainqueur dans Novare, n’en pouvait plus sortir sans une capitulation honteuse. /163/ Le pape, l’empereur, les Vénitiens, le roi de Castille et le duc de Milan avaient fait, le 31 mars, une ligue pour attaquer Charles VIII à son retour de Naples, et l’envoyé de Louis Sforce pressait les Suisses d’y accéder. Charles rencontra l’armée des alliés à Fornoue 1 , et gagna sur elle une bataille le 6 juillet 1495. Cependant le duc d’Orléans restait assiégé dans Novare. Le roi le délivra par un traité fait, le 18 octobre, avec le duc de Milan, et continua la route qui devait le ramener dans ses Etats.
François de Gruyère était rentré dans son pays. Il y tomba malade, soit des fatigues de la campagne d’Italie, soit de blessures reçues ou de quelque autre accident. Messieurs de Fribourg lui témoignèrent toute leur sollicitude et le prièrent de ménager ses forces et de soigner sa santé. Ce témoignage d’intérêt était précédé d’un rapport sur la cessation de la guerre 2 , c’est-à-dire sur le rétablissement de la paix en Italie.
Depuis son retour dans sa patrie le sire d’Oron eut l’occasion de déployer son talent diplomatique dans une affaire d’une nature assez délicate. Son noble ami, Jean II de Châlons, prince d’Orange, désirait négocier avec Berne la restitution des seigneuries de Cerlier et de Grandson, dont les Confédérés s’étaient emparés pendant la guerre de Bourgogne. Il confia le soin de cette négociation à François de Gruyère. Celui-ci s’acquittait de sa mission avec des chances de succès ; Berne paraissait bien disposée, mais désirait que le prince d’Orange se fît recevoir bourgeois des deux villes de Berne et de Fribourg. Monsieur d’Oron envoya son secrétaire au prince, en Gueldre. Le prince déclina la bourgeoisie /164/ qui lui était offerte, non qu’il la méprisât, mais étant assez homme de bien pour être l’allié des deux villes, qui recevaient bourgeois un ganyeur 1 du Pays de Vaud, et ayant droit, comme prince, à plus de prééminence qu’un gagneur, il estimait que s’il était leur allié il les servirait d’aussi bon cœur et procurerait aussi bien leur honneur et leur profit que s’il était cent mille fois leur bourgeois 2 .
Des circonstances particulières firent rompre les négociations. Le prince ne laissa pas toutefois de montrer beaucoup de déférence aux deux villes, qui lui en témoignèrent leur satisfaction.
Le sire d’Oron était l’homme de confiance du prince et des deux cités. La bonne intelligence entre le prince d’Orange et les Suisses était due, en partie du moins, au seigneur d’Oron, que le Conseil de Fribourg appelait son « bon voisin et grand ami 3 . »
Dans le cours de l’année 1499, Monsieur d’Oron fut frappé d’un malheur domestique. Son neveu, le jeune comte de Gruyère, dont il était depuis sept ans le guide et le conseiller, fut enlevé au début de la carrière qui s’ouvrait à lui. Arrivé presque au terme de la vie, le baron d’Oron dut prendre le titre et l’office de comte de Gruyère.
Le dimanche 6 octobre de cette année fut le jour de son installation. La belle église de St-Théodule de Gruyère réunit /165/ dans son enceinte le nouveau souverain du pays et les nobles, bourgeois et habitants du chef-lieu à l’occasion du joyeux avénement de noble et puissant seigneur François de Gruyère, seigneur et baron d’Oron, devenu comte ensuite du décès d’illustre et puissant comte François, son neveu, fils de feu Louis, jadis comte et seigneur de Gruyère 1 . François III jura, les mains sur les saints Evangiles, de maintenir les droits, libertés et franchises de ses sujets. Ceux-ci, à leur tour, lui rendirent foi et hommage suivant la coutume. Cet acte solennel fut accompli avec les formalités d’usage en présence de Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens et d’autres témoins notables, appelés à y assister 2 .
La même cérémonie fut répétée dans les autres seigneuries de François III.
Le règne de ce prince fut de si courte durée qu’il a échappé jusqu’à nos jours à l’attention des personnes qui se sont occupées de l’histoire et des antiquités de la Gruyère 3 . François III ne fit que passer sur le trône de Gruyère. Il le quitta avec la vie au commencement de l’année qui ferma le XVme siècle 4 .
A la mort de François III s’éteignit la branche aînée de Gruyère, dépendante de François, fils premier-né du comte Antoine 5 . /166/
A défaut d’enfants nés de légitime union le dernier comte, dont nous venons d’esquisser l’histoire, aurait eu des bâtards. L’absence de données précises nous empêche d’attribuer au sire d’Oron tous ceux qu’on a cru devoir lui adjuger. Nous n’affirmerons pas pour cela que ce baron s’est distingué de son frère et de ses aïeux par l’austérité de ses mœurs. Si les souverains du petit empire de Gruyère, quelques-uns du moins, peuvent être assimilés, pour le mérite, à certains princes illustres, leurs contemporains, ils partageaient aussi leurs préjugés, leurs passions et leurs faiblesses. A l’amour de la gloire ils unissaient le culte du beau sexe : ce sentiment, comme le premier, avait sa source dans leur nature chevaleresque. Les prélats mêmes, tantôt pasteurs, tantôt guerriers, ne s’abstenaient pas des plaisirs des sens. La mode fit tolérer un vice qui fut la cause d’une multitude de maux. Le concubinage avait fini par n’avoir rien de déshonorant, ni pour les seigneurs laïques ni pour ceux de l’Eglise ; non plus pour les sires de Gruyère que pour les autres princes et barons du moyen-âge.
Parmi les bâtards de Gruyère qui ont laissé quelque trace dans l’histoire des temps où nous sommes arrivés, ils en est un que nous devons nommer. C’est Mamert de Gruyère, qui fut prêtre et bachelier en droit canonique, commendataire perpétuel du prieuré de Broc et curé de /167/ Château-d’Œx 1 . — Grâce au crédit dont le duc de Savoie jouissait à la cour de Rome, le prieuré de Broc avait été transformé en commende au profit de la maison de Gruyère. Ce prieuré était donné à ce titre à un membre de la famille des comtes pour la jouissance des fruits, c’est-à-dire qu’il avait le revenu de ce bénéfice pour la vie. Dans une charte de l’an 1522, le comte Jean II prend le titre de protecteur et gardien de Broc, qui était dans la châtellenie de Montsalvens.
Mamert de Gruyère fit un accord avec ses paroissiens pour la dîme des naissants, dîme ou droit ecclésiastique, qui se prélevait sur les animaux de toute espèce qui naissaient aux ressortissants du seigneur 2 . Comme curé de Château-d’Œx, il reconnut le patronage du prieuré de Rougemont sur son église, et l’obligation de lui payer un cens annuel.
Par son testament, de l’an 1523, Mamert lègue au clergé, soit aux prêtres ou religieux de Broc, pour une messe hebdomadaire, la somme de 200 florins de Savoie, rapportant 10 florins de rente annuelle.
Mamert de Gruyère vivait en concubinage avec sa servante, Catherine Cottier de Nérivue, qui lui donna trois fils, dont deux entrèrent dans les Ordres et furent les successeurs de leur père au prieuré de Broc, savoir : Adrien de Gruyère 3 et Jérome 4 . Le troisième fils du prieur Mamert fut Christophe de Gruyère, qu’on voit en 1540 exerçant l’office de châtelain de Montsalvens, et qui reparaît en 1542 à l’occasion des anniversaires qui furent institués en mémoire /168/ de feu le prieur Adrien et de vertueuse dame Catherine Cottier, leur mère, décédée le 4 novembre 1542 1 .
Il est d’autres personnes, hommes et femmes, qui, dans le même temps, portent le nom de Gruyère et tiennent par quelque lien à la famille de ce nom. Nous n’avons sur ces personnes que des renseignements vagues, qui ne nous permettent pas de nous y arrêter.
CHAPITRE DIX-HUITIÈME.
Procès de la succession de Gruyère.
Deux partis politiques en présence. Intervention officieuse de Berne et de Fribourg. Compétence du tribunal de Savoie. Jean de Montsalvens proclamé comte par la Haute et la Basse-Gruyère. Jugement et pacification de la querelle. — Testament d’Hélène de Gruyère, dame de Fonvent.
[1500-1502.]
« Dieu moy aiderat a mon droit. »
(Jean de Gruyère.)
Le comte Louis avait laissé deux enfants mineurs, François et Hélène. Dans son testament il avait fait héritier universel son fils unique, lui substituant au besoin son propre frère François de Gruyère, seigneur d’Oron, à celui-ci sa fille Hélène et à Hélène le fils aîné de Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens. Ce dernier était donc exclu de la succession, mais cette exclusion ne pouvait annuler ses droits au comté de Gruyère.
A la mort de François III, deux prétendants se disputèrent sa succession, Hélène qui invoquait en sa faveur les dernières dispositions de son père, et Jean de Montsalvens, qui fondait ses droits sur les testaments d’Antoine et de François Ier 1 . Les deux compétiteurs descendaient du comte Antoine. Si Jean était qualifié fils de bâtard par ses adversaires, Hélène descendait aussi bien que lui d’une /170/ femme du deuxième ordre. Le père de Jean de Montsalvens avait été légitimé par l’empereur aussi bien que son frère, l’aïeul d’Hélène. Tous deux pouvaient invoquer la coutume souchère, (rappelée par un passage du testament d’Antoine), suivant laquelle pour succéder aux propres et être admis au retrait lignager il fallait descendre de celui qui avait mis l’héritage dans la famille. Mais, quoique d’après la loi des Bourgondes, usitée dans la Gruyère, la femme fût propre à exercer l’autorité attachée au fief patrimonial, cependant Hélène avait reçu de son père une somme équivalente à la portion qui lui revenait de l’héritage paternel, car la coutume voulait que les mâles fussent constamment préférés aux femmes 1 .
Dès que François III eut fermé les yeux, Jean de Montsalvens d’un côté, et de l’autre Hélène, aidée de sa mère, la comtesse douairière, et de Claude de Vergy, son fiancé, se disposèrent à occuper le siége de leurs ancêtres communs 2 . La lutte engagée à ce sujet menaça bientôt de prendre le caractère d’une guerre civile. La Gruyère se divisa en deux camps. Les partis se dessinèrent. La noblesse du Pays de Vaud et d’une partie de la Savoie se scinda en deux factions, l’une soutenant la cause de Jean de Gruyère, l’autre défendant les intérêts d’Hélène. On comptait dans la première George de Menthon, beau-frère du prétendant, François de Gingins, seigneur du Châtelard, gendre du sire de Montsalvens, dont il avait épousé la fille, Bonne de Gruyère ; François Champion, seigneur de Vauruz, et leurs adhérents. /171/ La seconde faction ralliait autour de la jeune comtesse les sires de Vergy, Claude d’Arberg, seigneur de Valengin et de Beaufremont 1 , Charles de Seyssel, protonotaire apostolique 2 , qui jadis avait disputé à Antoine Champion le siége épiscopal de Genève 3 , Gabriel de Seyssel, baron d’Aix, le comte de La Chambre, le sire de Chivron, Louis de Bellegarde et d’autres seigneurs.
On voit par cette simple énumération que Jean de Gruyère était appuyé par le parti national, tandis qu’Hélène avait pour défenseurs les parents de sa mère et les amis de son fiancé, qui formaient le parti bourguignon-savoyard. Les deux prétendants à la couronne comptaient sur la protection de leurs combourgeois de Berne et de Fribourg. Après le décès du dernier comte, sa belle-sœur, la comtesse Claude, renouvela 4 pour elle et pour sa fille le traité de combourgeoisie conclu en 1492 par feu son mari avec la ville de Berne, traité qu’elle avait déjà fait confirmer à l’avénement de son fils 5 . Le fiancé de la Damoiselle héritait de la combourgeoisie de Berne, que son père avait acquise par le contrat du 8 juillet 1492, six mois avant le comte Louis. A son tour, Jean de Montsalvens s’était assuré un solide appui en faisant, le 1er juillet 1495, un pacte semblable avec la ville de Fribourg 6 . Les deux cités inclinaient chacune en faveur de leur combourgeois. La châtellenie de /172/ Gruyère, sous l’influence de la capitale et des intrigues de la vieille cour, reconnaissait Hélène pour sa souveraine, tandis que la bannière de Montsalvens et surtout les montagnards du Gessenay et de Château-d’Œx saluaient du nom de comte de Gruyère le baron de Montsalvens et étaient prêts à le soutenir les armes à la main. Ces hommes s’opposaient ouvertement à l’union d’Hélène avec son amant, et repoussaient l’idée d’une nouvelle alliance matrimoniale de la maison de Gruyère avec celle de Vergy, dont le nom était impopulaire dans le pays. On n’y avait oublié ni la querelle suscitée après le décès du comte Antoine par son beau-frère Pierre de Vergy, ni l’invasion de la Gruyère par le comte de Romont au profit de Guillaume de Vergy. Le peuple conservait le souvenir de l’incursion récente des corps francs aidés ou excités par le damoiseau qui prétendait à la main d’Hélène et à l’honneur de porter les armes et le sceptre des comtes de Gruyère. Les paysans du haut de la Tine, plus avancés que ceux du bas dans la liberté, plus fiers et plus entreprenants que ces derniers, eussent craint, en passant sous la domination d’une dynastie étrangère et détestée, de compromettre les précieuses franchises qu’ils avaient acquises sous leurs princes nationaux. Les montagnards ne voulaient autre chose qu’un souverain de l’antique maison de Gruyère ou la constitution de leur patrie en une république indépendante, alliée aux Etats confédérés.
Le sire de Menthon écrivait de Broc, le 29 avril (1500) à l’avoyer de Fribourg : « Monsieur de Gruyère fut dymanche dernier passé en Gisseney et au Chasteau-dex parler à ceulx du pays et les informer de ses drois, et quant y les eurent vehus (vus) tous dirent et respondirent que aultre segneur et conte ils ne vouloiet que luy seul, et que pour riens il ne le souffriroyet que Madamoiselle de /173/ Gruyère soit marye quelque part que ce soit synon que ce soit a leur gré et bon plaisir et de tout le pays. Et ce (si) ne fut que Messieurs de Berne leur ont escrit quil ne fissent nule novelite 1 jusques apres la jornee que ce doit tenir, y (ils) vouloyet fere le serment au dit segneur, mes y lont assure que cytost que la dite jornee sera tenuhe et que vous et les dits segneurs de Berne ores vehu ses drois il le metront en pocession veulent ceulx de Gruyère ou non.
Les dames et leurs aderans sont tousiours apres ce mariage de Vergy et pour metre le peuple du pays contre le dit segneur de Gruyères, et moy qui le soustiens comme se suis tenu, ils font sonner vng tas de mauveses paroles leur disant que je fes amas de gens drames et que je me suis vante de fere geter les dites dames hors du chasteau par les fenestres et vng tas daultres menssonges que james en ma vie je ne panssay ne vouldroye fere pour riens quant bien jaroye le pouvoir de le fere. Du parler des dites dames guere ne me sossie, mes des hommes mauvex que tieules (telles) choses dient et font dire contre verite suis delibere den demander rayson et justice a la dite jornee », etc. 2 .
La comtesse douairière et sa fille vivaient au château de Gruyère, exposées à de vives alarmes. Les passions étaient soulevées. Malgré les exhortations des deux villes, chaque jour les partisans de la comtesse et ceux de son rival pouvaient en venir aux prises, et faire éclater une guerre dans laquelle Berne et Fribourg et par contre-coup d’autres /174/ cantons seraient entraînés. Les Conseils des deux villes eussent aimé pacifier à l’amiable le différend qui agitait les populations de la Gruyère et celles des contrées voisines, mais le duc de Savoie était le suzerain de la Gruyère et le naturel tuteur d’Hélène, à lui appartenait le droit de trancher la question. Cette circonstance augmentait l’inquiétude du parti national, qui craignait que la cause ne fût jugée par un droit autre que la coutume ou la loi du pays et du comté de Vaud, dans les limites duquel, on le sait, la Gruyère était comprise. Berne et Fribourg, afin de laisser aux parties le temps de s’accorder, pensèrent à introduire à Gruyère le baron de Montsalvens, à y mettre une garnison qui maintenant l’ordre et la paix offrirait à la comtesse et à sa fille toutes les garanties de sécurité. Mais cette mesure et la présence des commissaires bernois et fribourgeois furent superflues. Les deux dames résolurent de se retirer. Avant de partir, la comtesse-mère écrivit à Messieurs de Fribourg pour leur recommander sa fille, et pour accréditer auprès d’eux Monsieur de Chivron, son « bon frère » 1 le bailli de La Chambre et son châtelain de Gruyère, à qui elle avait donné ses instructions 2 .
Cependant les deux villes envoyaient de fréquents messages à leurs combourgeois pour les calmer et les engager à laisser aux tribunaux compétents la décision du procès. Elles unissaient leurs efforts pour empêcher une explosion. La fermentation était grande dans le Pays-d’Enhaut. Les magistrats de Berne écrivirent aux paysans de Gessenay et de Château-d’Œx que le sire de Montsalvens formait un /175/ rassemblement, qu’il avait recours à des moyens regrettables, que Berne s’emploierait avec Fribourg à faire vider la querelle à l’amiable ou par le droit. Ils les exhortèrent à se contenir, à ne pas précipiter les événements, à justifier plutôt par leur conduite la confiance de la cité à laquelle ils étaient liés par un traité de combourgeoisie 1 .
Les montagnards ne tinrent pas compte de ce conseil. Quoique dicté par la prudence, il leur parut inspiré par une politique intéressée ou cacher quelque piége.
Pendant que la comtesse Claude intriguait à la cour de Savoie, ses agents travaillent à faire reconnaître par Fribourg les droits d’Hélène. Le Conseil n’étant pas encore suffisamment instruit pour les apprécier, pria le duc, par le retour de Chivron, de considérer que le mariage projeté de sa pupille avec le sieur de Vergy mécontentait une bonne partie des Gruériens, et qu’il paraissait urgent de leur donner un souverain. Philibert répondit de Ripaille, le 21 mai, que depuis son accession au trône 2 il n’avait fait aucun mariage sinon du consentement des pères et des mères, qu’il aimerait que Mademoiselle de Gruyère, qui n’avait que sa mère, fût aussi bien établie 3 qu’il le désirait, mais que, connaissant la prudence de sa mère et de ses parents, il la laissait libre de faire ce qui lui plairait, espérant que sa mère et ses parents lui trouveraient un parti convenable. Quant au différend qui existait entre la dite demoiselle et le seigneur de Montsalvens, la connaissance n’en appartenait qu’à lui, suzerain de la Gruyère et supérieur des deux /176/ concurrents. Il se l’était, disait-il, réservée, et avait expédié les lettres qui autorisaient la cour ducale à examiner cette affaire 1 .
Tandis que les adhérents de la comtesse travaillaient incessamment au mariage de Mademoiselle de Gruyère avec Glaude de Vergy, leurs adversaires hâtaient le succès de leur entreprise. Déjà les bourgeois et habitants de la ville et de la paroisse de Corbières, assemblés au chef-lieu de ce nom, après avoir écouté le sire de Montsalvens et délibéré à l’écart, avaient reconnu ses droits au comté de Gruyère, et lui avaient rendu foi et hommage comme à leur seigneur légitime 2 . Encouragé par cet exemple et fort de la sympathie qu’il trouvait dans le cœur des paysans de la Haute-Gruyère, Jean de Montsalvens résolut de mettre à profit les avantages de sa position. Il invita ses fidèles du Gessenay à se réunir le dimanche avant l’ascension (le 24 mai) au lieu ordinaire de leurs assemblées publiques. Là s’accomplit la cérémonie de son joyeux avénement, à laquelle assistèrent comme témoins, le vénérable pasteur de Gessenay, les nobles François de Gingins, seigneur du Châtelard, François Champion, seigneur de Vauruz, Aimond d’Everdes, dit Mulibach, le donzel Nicod de Dalliens, châtelain de Montsalvens, Aimon Engen (?), châtelain d’Œx, et plusieurs autres. Jean de Gruyère, dit seigneur de Montsalvens et d’Oron, reçut de ses vassaux le serment d’usage ; il confirma leurs libertés et franchises, et les augmenta même de quelques droits qui seront mentionnés plus tard. A leur tour, ses fidèles et loyaux sujets lui exprimèrent leurs /177/ sentiments en ces termes : « Nous tous, hommes de Gessenay, riches et pauvres, ayant pris en sérieuse considération les droits au comté de Gruyère, qui par la dispensation de Dieu tout-puissant, notre souverain maître, sont échus au comte Jean, notre gracieux seigneur, et ayant reconnu que notre pays lui appartient comme membre du dit comté, nous déclarons ici publiquement qu’en vertu de son bon droit nous inclinons à lui obéir en tout ce qui sera juste et équitable, que nous reconnaissons le dit seigneur Jean, comte de Gruyère, pour notre naturel seigneur, et que, les mains élevées vers le ciel, en présence de Dieu et des saints nous avons juré obéissance à notre dit seigneur et promis de défendre son honneur et ses droits et de contribuer à son avantage de tout notre pouvoir, toutefois sans préjudice de notre liberté, de nos priviléges, de nos coutumes et des chartes que nous avons acquises. »
Le comte et les paysans de Gessenay confirmèrent solennellement leurs promesses mutuelles.
Il est à remarquer que l’acte de confirmation portait, outre le sceau du comte Jean, le seing de Pierre Falk ou Faucon, bourgeois et greffier du tribunal de Fribourg 1 , et celui de Jacques Wolff, secrétaire de Gessenay.
Dès que le Sénat de Berne eut appris ce qui s’était passé à Gessenay, il blâma ses combourgeois et leur reprocha d’avoir préjugé la question en rendant foi et hommage au baron de Montsalvens. Il leur répéta qu’il ne pouvait tolérer aucun acte de violence envers la comtesse, sa combourgeoise, et les exhorta de nouveau à la patience, ajoutant aux conseils la menace. Berne, disait-il, saurait au besoin défendre /178/ et protéger la comtesse, à qui cette cité devait aide et secours en vertu du traité de combourgeoisie qui les unissait 1 .
De son côté Fribourg engageait les habitants de Gruyère et de la châtellenie de ce nom à empêcher toute innovation de la part du sieur de Vergy et toute tentative de ses partisans en sa faveur. Il fallait maintenir l’ordre et la tranquillité, respecter la justice, avoir égard au droit de Mademoiselle de Gruyère, sans y mêler une vieille action du sieur de Vergy. Le Sénat de Fribourg se plaignait du langage outrageant que Monsieur de Chivron s’était permis envers son secrétaire de justice, qu’il avait envoyé à Gruyère s’informer de l’état des choses et de la disposition des esprits. Un pareil procédé, disait-il, était peu propre à se faire des amis. Il pria les Gruériens de garder eux-mêmes le château du chef-lieu, de n’y tolérer aucun étranger et d’en expulser ceux qui s’y étaient installés 2 .
Les Fribourgeois n’étaient pas favorables au mariage d’Hélène de Gruyère avec Claude de Vergy. Le sire de Montsalvens leur écrivait le 26 mai de la maison-forte de Broc que leur envoyé, Rodolphe de Praroman, lui avait communiqué leur pensée à cet égard, et s’était opposé à ce mariage. Il les priait de persévérer dans leur opinion ; il leur serait facile, disait-il, d’alléguer quelque excuse pour sortir de cette affaire et ne s’en plus mêler. Pour lui, si le mariage avait lieu, il ne voulait d’aucune façon être mentionné dans le contrat 3 . /179/
On voit par une lettre de l’Etat de Berne, adressée à celui de Fribourg, le lundi de Pentecôte (8 juin), que le premier n’était rassuré que par les promesses du second, faites à son envoyé Barthélemi May, et qu’il se dispensait volontiers d’accumuler les frais qu’occasionnerait l’envoi de nouveaux députés à Gruyère, pourvu qu’Hélène ne fût point lésée dans ses droits, et que tout restât dans le statu quo, jusqu’à ce que les tribunaux eussent prononcé 1 .
Malgré l’opposition de Fribourg et la protestation de Jean de Montsalvens, le mariage de Mademoiselle de Gruyère avec le sieur de Vergy fut célébré. Le 19 juin Claude de Vergy, dit comte de Gruyère, et sa femme Hélène comparurent devant un notaire public, pour établir les droits de celle-ci au comté de ses pères. Le 1er juillet ils vinrent à Genève accompagnés de vingt-cinq cavaliers 2 et se présentèrent à la cour de justice du duc Philibert, assistés de divers témoins, parmi lesquels on remarquait Claudie, jadis comtesse de Gruyère, Claude sire de Valengin, et Charles de Seyssel, protonotaire apostolique. Jean de Gruyère était représenté par son procureur.
Nous ne suivrons pas les parties aux nombreuses audiences où se débattit leur cause. Il suffit de savoir que la justice eut son cours, conformément au vœu de Berne et de Fribourg. Toutefois on se tromperait si l’on pensait que les compétiteurs attendirent paisiblement l’issue du procès. Dans un congrès tenu à Genève, on leur avait fait /180/ promettre de laisser les choses dans l’état où elles étaient, et de s’abstenir de toute violence. Cependant on rapporta à Berne que Jean de Montsalvens se disposait à s’emparer du comté à la tête de 4000 hommes. Messieurs de Berne firent part de cette nouvelle à leurs confédérés de Fribourg 1 . Ceux-ci firent observer au sire de Montsalvens qu’il importait de dissiper ces bruits et d’attendre patiemment la décision des juges.
Un fait nouveau semblait devoir compliquer la question, savoir l’investiture du comté de Gruyère faite en juillet, par l’empereur Maximilien, au sieur Claude de Vergy, mari de Mademoiselle de Gruyère 2 . Mais dans la Gruyère, l’autorité des empereurs n’étant qu’un nom, la charte de Maximilien en faveur des sires de Vergy n’émut personne, et elle n’empêcha pas le duc de Savoie de retenir la cause et d’en connaître.
Obsédé par les plaintes de la comtesse et de son parti, le Conseil de Berne rappela au châtelain et à la commune de Gessenay que, loin d’attendre l’issue du procès dont le jugement appartenait au duc de Savoie, le sire de Montsalvens avait reçu des paysans de Gessenay le serment de fidélité, qu’il se proposait de soumettre les autres Gruériens par les armes, que récemment ceux du Gessenay s’étaient réunis en assemblée générale, qu’ils avaient résolu de marcher au secours du baron de Montsalvens et de l’installer ; que Berne, tenue de protéger la comtesse et de défendre ses intérêts, devait s’opposer à l’exécution de leur dessein, et qu’elle les exhortait de nouveau à la paix 3 . /181/
Le Conseil de Fribourg fut aussitôt informé de la sommation que Berne venait d’adresser au peuple du Gessenay 1 .
Mais, loin de se laisser détourner de la voie dans laquelle ils suivaient leur chef, ou de se laisser intimider par des remontrances et des menaces, les montagnards persistèrent dans leur résolution. Le parti national se fortifia de l’adhésion de la Gruyère propre au nouvel ordre de choses. Le 1er août de l’an 1500 les nobles, bourgeois et habitants de la ville et châtellenie de Gruyère, assemblés dans leur cité, proclamèrent comte et seigneur de Gruyère le sire de Montsalvens, présent à cette réunion, et après que celui-ci, tenant les mains sur les saints Evangiles, leur eut juré de maintenir leurs droits, leurs franchises et leurs libertés, ils levèrent les mains vers le ciel et rendirent foi et hommage à leur seigneur suivant la coutume 2 .
Le doyen d’Ogo apposa son scel à l’acte qui fut dressé en mémoire de la solennité de ce jour, laquelle devait faire cesser dans la Gruyère le désordre et l’anarchie.
Jean de Montsalvens venait d’achever, sans effusion de sang, la conquête de son petit royaume. Il s’installa au château de Gruyère et prit officiellement le titre de comte 3 .
L’action hardie de Jean de Gruyère déplut à la cour de Philibert. Ce prince envoya sans délai des ambassadeurs à Berne. Le protonotaire de Savoie fit voir combien son maître /182/ était mécontent de ce que le sieur de Montsalvens avait osé méconnaître et mépriser la suzeraineté du duc en s’emparant de force du comté de Gruyère 1 . Le Sénat de Berne, partageant l’indignation du prince, s’offrit de faire remettre, de concert avec Fribourg, le comté de Gruyère au duc de Savoie, qui en disposerait suivant le droit et l’équité. Cette proposition, agréée par les envoyés savoisiens, fut transmise à Fribourg par Rodolphe de Scharnachthal et l’ancien envoyé d’Erlach, chargés d’obtenir l’adhésion de cet Etat. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine et de labeur que Berne obtint l’assentiment de Fribourg. Son Conseil informa le duc du résultat de ses démarches 2 .
Bientôt vint à Gruyère un héraut de Philibert, porteur d’une lettre citatoire pour Jean de Montsalvens. L’officier du duc fut renvoyé ; mais en contenant sa colère, en s’abstenant d’outrages, en respectant dans la personne de cet officier l’honneur et la dignité du prince qui l’avait dépêché, le peuple de la Gruyère mérita l’approbation de ses amis, particulièrement du Conseil de Fribourg, qui loua sa conduite, parce qu’elle profitait à Jean de Gruyère.
Cependant les députés de Gessenay étaient venus à Berne disputer le terrain aux ambassadeurs de Philibert et plaider contre eux la cause de leur seigneur. Tandis que les envoyés savoisiens prétendaient que leur maître manquerait à son devoir et à sa dignité s’il renonçait au droit de connaître de l’affaire, même après avoir entendu les coutumiers du Pays de Vaud, et de la juger, ceux du Gessenay disaient /183/ que la question était tranchée par le fait que le peuple avait proclamé comte et seigneur de Gruyère le sire de Montsalvens. Redoutant le tribunal d’un prince qui favorisait manifestement la comtesse 1 , ils demandaient aux deux villes de se déclarer pour l’élu du peuple, afin d’assurer la paix publique. Berne obtint qu’on tenterait un accommodement dans un congrès qui se tiendrait le 16 octobre à Lausanne. Fribourg requit son combourgeois, Jean de Gruyère, de renoncer à toute entreprise qui pourrait compromettre sa cause, et d’attendre le jour de St-Gal, dans l’espoir que le duc, loin de s’opposer à une conférence, y enverrait des plénipotentiaires. Fribourg pensait que le congrès devant se réunir prochainement, Monsieur de Gruyère ne pouvait se dispenser de condescendre à la citation que le duc lui avait faite 2 .
Philibert II ne voulut pas déférer au vœu de Berne et de Fribourg.
La lettre qu’on va lire montre à la fois la disposition du duc de Savoie et la gêne où se trouvait alors la veuve du comte Louis. Elle écrivit d’Aubonne, le 22 septembre, aux capitaines, représentants de Berne et de Fribourg, qui gardaient provisoirement le château d’Oron : « Il et vrey que jey este à Geneve par lespace de dix jours et vous promet que Monsieur 3 maz feit une tres bonne chere et maz /184/ promist de me fayre si bonne justice que jen ay cause de me contenter. Jey escript une lettre a messieurs les banderets des deux villes qui sont à Gruyere que moy veuillient envoie deux fromaiges et douz bure 1 , car je vous promet que mon mesnage dissy est bien froyt, pour quoy je vous prye que aussy de vostre part vous leur veuillie rescripre, car vous saves bien comme la pasche 2 a este faite 3 ».
On s’aperçut bientôt de l’influence que le parti opposé à Montsalvens exerçait sur le cabinet de Savoie. Le secrétaire de Furno (membre de l’ambassade) étant venu à Fribourg, dit que le duc avait été blessé du renvoi de l’officier qu’il avait dépêché à Gruyère, et qu’il ne procèderait à aucun arrangement à moins que les parties ne vinssent à Genève. On affirma que Montsalvens était étranger au renvoi du messager ducal, on allégua l’urgence d’une prompte décision pour apaiser l’agitation du pays, on assura que les deux villes, loin d’avoir l’intention de porter atteinte à l’autorité du duc, l’avaient constamment respectée, qu’elles se faisaient un devoir de la concilier avec la tranquillité publique et les droits des prétendants à l’héritage de la maison de Gruyère 4 . Ces observations furent inutiles. Le duc refusa de se faire représenter à Lausanne. Les ambassadeurs se rendirent à Berne où ils proposèrent une assemblée à Genève pour le 2 novembre, promettant que Philibert arrangerait le différend /185/ à l’amiable avec le concours de ses alliés 1 . Les Fribourgeois n’acquiescèrent à cette proposition qu’autant qu’elle agréerait aux gens de Gessenay et au sire de Montsalvens. Ils leur conseillèrent de ne pas la rejeter 2 . Vinrent à Berne des envoyés du sire de Montsalvens et de la communauté de Gessenay, qui déclarèrent que Monsieur de Montsalvens n’irait pas à Genève, que si on voulait tenir une journée amiable soit à Romont, soit à Moudon ou dans quelque autre lieu du Pays de Vaud, il s’y présenterait par déférence pour Messieurs de Berne et de Fribourg. Berne proposa Lausanne pour y tenir une conférence le jour de la Toussaint 3 . La journée fixée au 1er novembre fut renvoyée à la Ste-Catherine (25 novembre) 4 .
Le temps se passait en messages inutiles, en négociations sans résultat. L’année 1500 s’écoula sans que l’on pût même prévoir le moment où l’on obtiendrait une solution définitive.
Cependant (nous l’avons dit) Jean de Gruyère prenait dans ses lettres et dans les actes publics 5 le titre de comte, /186/ qui lui appartenait par droit de conquête 1 et par droit de naissance. Il fut même reconnu, avant l’issue du procès, comte souverain de la Gruyère par l’Etat de Fribourg.
On n’en saurait douter vu que le 7 mars 1501 Jean renouvela, non-seulement comme seigneur de Montsalvens, mais encore en qualité de comte de Gruyère, le traité de combourgeoisie qu’il avait conclu avec Fribourg cinq ans auparavant. Il est également avéré qu’à cette époque Jean occupait le château, résidence des souverains de Gruyère 2 .
Par son obstination à ne pas exposer aux hasards d’une sentence arbitrale ou plutôt arbitraire un droit qu’il croyait incontestable ; par son énergie, que soutenait le dévouement de ses fidèles Gruériens, Jean de Montsalvens hâta le dénouement d’un drame qui tendait trop lentement à sa fin. Toujours prêt à tenter au besoin la fortune de la guerre, il força en quelque sorte son suzerain à se décider pour un accommodement qui empêcherait le comté de Gruyère de tomber de lance en quenouille 3 , ou de passer à une famille étrangère qui était odieuse aux Gruériens.
Mais il manquait à la possession du comté de Gruyère par Jean de Montsalvens le sceau de la légitimité, l’aveu du prince suzerain. Jean n’ignorait pas les inconvénients de sa position. Lorsqu’il se crut assez sûr du succès, il fit savoir à Berne, par le sire du Châtelard, son gendre, qu’il se rendrait volontiers à la journée de Genève, fixée au jour de /187/ Ste-Madelaine (22 juillet), si Monsieur de Vergy devait s’y trouver. Berne informa le Conseil de Fribourg de cette disposition, et le pria d’engager le sire de Montsalvens à ne pas faire défaut, ajoutant que le sire de Vergy avait déclaré qu’il se présenterait à la conférence à laquelle il était convoqué 1 .
Enfin la journée amiable se tint à Genève le 22 juillet. René, bâtard de Savoie, comte de Villars, gouverneur et lieutenant-général de Savoie, François de Luxembourg, vicomte de Martigny, Hugues de La Palu, comte de Varax, maréchal, Jean seigneur de Challes, gouverneur de Bresse, Louis de Gorrevod, écuyer de la cour, Louis de Loriol, maître d’hôtel, et d’autres, formaient le Conseil ducal. Avec eux siégeaient les ambassadeurs des Etats de Berne et de Fribourg, alliés de Philibert II, savoir d’une part Guillaume de Diesbach, Henri Mater (?), anciens avoyers, et Antoine Bruggeler, conseiller ; de l’autre Guillaume Felga, avoyer, François Arsent, banderet, et Nicolas Lombard, secrétaire. Devant cette cour auguste comparurent Madame la comtesse douairière de Gruyère, Claude de Vergy, seigneur de Fonvent, mari d’Hélène, et Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, conseiller du duc de Savoie. Les deux parties alléguèrent en leur faveur, l’une le testament du comte Louis, l’autre le testament du comte François, maréchal de Savoie, et sa descendance par ligne masculine des comtes de Gruyère. La cour, ayant ouï les parties et soigneusement examiné leurs titres, prononça un jugement, qui fut promulgué le 2 août 1501 par le duc Philibert. Voici la teneur de ce document :
1° Il y aura désormais réconciliation et paix entre les /188/ parties. 2° Messire Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, restituera à Madame Claude, comtesse douairière, la dot apportée par elle à son mari, ainsi que l’augmentation de dot stipulée dans son contrat de mariage. 3° La dite dame Claude aura pour la vie la jouissance de la baronnie d’Aubonne et des droits et appartenances de cette seigneurie. 4° Noble Hélène, dame de Fonvent, recevra de sa mère, pour la vie, une rente annuelle de 300 florins de Savoie, lesquels seront assurés sur la place et seigneurie d’Oron, et payables tous les ans à la fête de Noël par le dit Jean de Gruyère et les siens, ou par son châtelain d’Oron. A la mort de dame Claude, la dite rente de 300 florins fera retour au seigneur de Montsalvens. 5° En compensation des droits que dame Hélène pouvait avoir sur le comté de Gruyère, elle aura la baronnie d’Aubonne avec ses revenus et ses dépendances, sous réserve de rachat au prix de 30,000 florins de Savoie ; bien entendu qu’elle n’aura l’usufruit de la dite seigneurie que depuis le décès de sa mère, à moins que celle-ci ne lui en fasse la cession. 6° Dès maintenant Hélène aura la maison et seigneurie de la Molière, avec ses droits et revenus, sous réserve de rachat au prix de 4000 florins. A la mort d’Hélène, qu’elle laisse des enfants ou non, il sera licite à sire Jean de Gruyère de racheter les deux seigneuries d’Aubonne et de la Molière aux prix indiqués ci-dessus. 7° Les deux dames Claude et Hélène pourront disposer des dites maisons suivant leur bon plaisir, toutefois sous réserve de rachat en faveur du dit seigneur de Montsalvens. 8° Si le mari d’Hélène après le décès de sa belle-mère et de sa femme, refusait de vendre les dites maisons, le seigneur de Montsalvens pourrait y entrer de droit après avoir déposé les deux sommes susdites dans les mains du bailli de Vaud. 9° Après le décès de la /189/ comtesse Claude et de sa fille Hélène, le seigneur de Montsalvens ne pourra point transmettre les maisons d’Aubonne et de la Molière à une personne qui ne serait pas issue de la maison souveraine de Gruyère. 10° Le seigneur de Montsalvens restituera aux dites dames tous les biens meubles qui leur appartiennent, et ces dames, à leur tour, remettront au dit seigneur tous les titres et documents en leur possession, qui concernent le comté de Gruyère. 11° Messire Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, demeurera paisible possesseur du comté de Gruyère, de la baronnie d’Oron et des autres terres et seigneuries annexées au dit comté, sans que les dites dames en puissent rien réclamer. »
Ce jugement, qui mettait un terme à un long et ruineux procès, fut donné à Genève, sous le sceau de la chancellerie du duc de Savoie, le deuxième jour du mois d’août de l’an 1501, en présence des personnages que nous avons désignés 1 .
Cette sentence, à vrai dire, ne faisait que sanctionner un fait accompli ; mais en lui imprimant le cachet de la légitimité, le duc de Savoie empêchait toute réclamation ultérieure et affermissait dans la Gruyère l’ordre et la paix. Toutefois, le jugement prononcé par la cour de Savoie ne fit pas cesser toute querelle entre le nouveau comte de Gruyère et son compétiteur. Hélène ayant donné à son mari les seigneuries d’Aubonne et de la Molière, dont Claude de Vergy prit le nom, il s’éleva entre lui et le comte de Gruyère une contestation dont les détails trouveront leur place dans le chapitre /190/ suivant. Nous terminons celui-ci en donnant le testament d’Hélène. Cet acte mérite d’autant plus d’être connu que c’est dans sa partie essentielle que se trouve la cause principale du débat dont nous devrons parler.
Saine de pensée, d’entendement et de corps, quoiqu’elle ait été malade, Hélène de Gruyère, femme de seigneur Claude de Vergy, seigneur de Fonvent, d’Aubonne et de la Molière, profite de son état physique et moral pour exprimer ses dernières volontés. — Elle lègue à Pierre, bâtard d’Aigremont, la somme de 100 florins de Savoie ; à Pierre de Veron, maître d’hôtel de madame la comtesse, sa mère, 50 florins, soit, en récompense des services qu’il avait rendus au père et à la mère de la testatrice, soit comme salaire de ce qui pouvait lui être dû, et afin qu’il soit tenu de prier pur elle ; à Pierre Poncier, clerc, serviteur de la comtesse-mère, 25 florins pour les mêmes motifs ; à Catherine, sa servante, 200 florins, qui lui serviront de dot, de récompense et de salaire ; à damoiselle Hélène de Vergy, sa sœur et sa filleule, la somme de 1000 florins en augmentation de dot ; à sa très honorée dame et mère, dame Claude de Seyssel, la somme de 1000 florins pour tous les droits qu’elle pourrait avoir à la succession de sa fille, et, pour la vie, l’usufruit de la seigneurie d’Aubonne, laquelle après son décès passera 1 de plein droit à l’héritier universel de la testatrice 2 . Hélène reconnaît qu’à présent le comté de Gruyère ne lui appartient nullement, mais qu’il appartient au seigneur de Montsalvens son oncle 3 , en vertu de l’accommodement /191/ fait à Genève et de la sentence prononcée dans cette ville par son très redouté et souverain seigneur le duc de Savoie, en présence et du consentement de son mari, Claude de Vergy, seigneur de Fonvent, et de son dit oncle, Monsieur de Montsalvens, lesquels accommodement et sentence elle a ratifiés et ratifie encore en ce moment. Considérant le droit que Messire Guillaume, seigneur de Vergy, de Champlite et d’Autrey, son beau-père, pourrait avoir à l’avenir sur le comté de Gruyère et sur les seigneuries d’Aubonne et de la Molière, à cause de feu dame Catherine de Gruyère, qui fut mère de feu Jean de Vergy, seigneur de Champvent, père du dit Guillaume, pour lesquels comté et seigneuries procès a été longuement pendant entre le dit seigneur de Champvent et les aïeul et père d’Hélène 1 , et est encore pendant entre le dit seigneur Guillaume de Vergy et le seigneur de Montsalvens ; considérant, de plus, les frais et dépenses occasionnés par ce procès et non remboursés, Hélène institue son seigneur et mari, Claude de Vergy, universel et unique héritier de tous ses droits, biens, héritages, etc., elle confirme expressément la donation naguère par elle faite à son mari des places, terres et seigneuries d’Aubonne et de la Molière. Elle nomme exécuteurs testamentaires messire Gabriel de Seyssel, baron d’Aix en Savoie, son oncle ; messire François Chevalier, seigneur de Chivron au dit pays de Savoie ; son beau-père messire Guillaume, seigneur de Vergy ; noble seigneur Claude d’Arberg, seigneur de Valengin et de Beaufremont 2 ; Simon de Champagny 3 , écuyer, seigneur du dit lieu et de Bellefaux. — Cet acte, /192/ scellé par l’official de Langres, a été fait et passé à Champlite, le lundi douzième jour du mois de septembre de l’an mil cinq cent et un (1502) 1 .
Il doit paraître évident que les dernières volontés d’Hélène étaient dictées par les sires de Vergy, qui ne renonçaient pas absolument à leurs prétendus droits sur le comté de Gruyère.
Hélène, dont la santé était fort délicate 2 , quitta la vie peu de temps après avoir fait son testament 3 . Avec elle s’éteignit la branche directe de la famille de Gruyère. L’année qui ferma le XVe siècle vit passer la couronne de Gruyère à la branche cadette. Jean, troisième petit-fils du comte Antoine, fut le premier seigneur de Montsalvens qui la mit sur sa tête.
CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.
Jean Ier, comte de Gruyère. Augmentation des priviléges du Gessenay. Ulric Zingri. Démêlé du comte avec Berne au sujet de la bourgeoisie. Querelle entre les gens de Château-d’Œx et ceux des Ormonts. Préparatifs de guerre. Accord de Zweisimmen. Le comte cède à Berne sa part des Ormonts. Il renouvelle la bourgeoisie. Compromis à ce sujet entre Berne et Fribourg. La comtesse Claude. Son testament. Convention entre la maison de Gruyère et celle de Vergy. Confédération de quelques nobles. Querelle entre le Vallais et la Savoie, entre les gens de l’évêque de Lausanne et ceux du comte. Contestation entre ces deux seigneurs au sujet du Jorat. Alliance des Suisses avec le pape. Enrôlements dans la Gruyère. Affaires du Milanais. Bataille de Novare. Le comte de Gruyère, seigneur de Châtel-Saint-Denis. Aliénation de fonds et de rentes. Mort de Jean Ier. Sa famille.
[1500-1514.]
Jean Ier
1500-1514.
Jean III de Montsalvens fut le premier de ce nom seigneur et comte régnant de Gruyère 1 . Reconnu successivement par les diverses populations du petit empire de la Sarine, il confirma tous leurs priviléges. Il s’attacha particulièrement les habitants de la Haute-Gruyère par des concessions nouvelles, ou plutôt il récompensa leur dévouement en leur accordant les franchises qui faisaient l’objet de leurs vœux. Il exempta la commune de Château-d’Œx de /194/ l’impôt qu’on appelait le droit de vente 1 . La veille il avait enrichi la charte de franchises des paysans du Gessenay, en déclarant qu’il ne leur imposerait aucune nouvelle taxe ; qu’en se réservant le droit de glaive il maintenait leurs anciens usages, tels que celui de juger à la majorité des suffrages et sans appel ; qu’à l’avenir le châtelain de Gessenay serait élu parmi les gens de langue et de race allemandes, ayant leur domicile dans le pays de Gessenay, afin que la commune eût un juge connaissant l’idiome, les usages et les besoins du pays ; que le châtelain n’exercerait pas son office pendant plus de trois ans 2 , bien entendu qu’il pourrait être révoqué plus tôt et remplacé s’il déméritait du comte, son seigneur, qui l’avait nommé ; que désormais aucun obstacle n’arrêterait plus le cours de la Sarine ni le poisson, dans les Etats du comte ; que le barrage au moulin de Montbovon serait enlevé. Jean Ier dut aussi leur promettre de n’aliéner leur pays en aucune façon, de ne les point céder à autrui, attendu qu’ils voulaient lui appartenir, à lui et à ses descendants mâles, et demeurer inséparablement liés, avec leur nom et leur patrie, au successeur légitime de leurs princes nationaux, au nom et au comté de Gruyère 3 .
On voit que les malins habitants du Gessenay surent profiter habilement des circonstances pour obtenir des avantages assez considérables du prince dont ils avaient facilité /195/ l’accession au trône de ses pères. Ils lui en témoignèrent leur reconnaissance par un dévouement et une fidélité à toute épreuve, montrant par leur conduite qu’ils étaient dignes des franchises qu’il leur avait concédées. Ce petit peuple, à la vérité, n’a pas joué un rôle éclatant dans les affaires humaines, mais quel autre sut mieux s’élever du plus bas degré de l’échelle sociale jusqu’à l’état d’indépendance, de la pauvreté jusqu’à la richesse ? quel autre sut mieux pratiquer la vie politique ? quel autre eut jamais un plus fier sentiment de la liberté ? Voilà ce qui donne une valeur spéciale à l’histoire de ces montagnards et qui rend intéressante l’étude de leurs institutions 1 .
Mais, de même que dans un champ peut croître de l’ivraie parmi des épis dorés, de même, dans le pays de Gessenay, au sein d’une population estimable on rencontrait parfois des hommes de mœurs grossières 2 , qui confondaient la licence avec la liberté. Tel était Ulric Zingri. Cet homme querelleur et violent avait déjà plaidé contre le comte Louis et les seigneurs d’Oron et de Montsalvens, devant le Conseil de Fribourg et en présence d’un député de Berne. Les juges avaient décidé que Zingri crierait merci à Monsieur le comte de Gruyère, et que celui-ci lui pardonnerait par égard pour les deux villes 3 . Zingri n’en devint pas plus sage, témoin sa conduite à l’occasion d’un procès qu’il eut avec la commune de Gessenay. Accusant de mauvaise foi le châtelain et les autres officiers du comte, il courut à Berne demander justice en qualité de combourgeois. Il y allait, disait-il, de /196/ son honneur. Le Conseil de Berne, blâmant la conduite de cet homme et jugeant sa cause mauvaise, songeait à le débouter, mais voulant se débarrasser de ce misérable, qui le fatiguait par ses importunités, et prévenir des difficultés, il engagea la commune de Gessenay à vider la querelle selon le droit, de concert avec Messieurs de Fribourg 1 .
Le comte de Gruyère ayant attiré la cause à lui, se rendit à Gessenay, accompagné de Pierre Faucon 2 , secrétaire de Fribourg, qui devait l’assister et lui servir d’interprète, car le comte n’entendait pas l’allemand 3 .
Zingri, irrité par la sentence qui le condamnait, insulta son souverain et l’accusa de ne lui avoir pas fait raison contre ceux de Gessenay. Alors le Conseil de Berne fit venir Zingri, et il écrivit au comte que si quelqu’un voulait porter plainte de sa part, il lui ferait obtenir bonne justice. Le comte envoya son gendre le sire du Châtelard, et son châtelain de Gruyère. Zingri épiait à la porte de Berne les députés du comte. Lorsqu’il les aperçut, il se précipita sur eux et blessa le châtelain. Mis en prison, il fut relâché au bout de quelques jours, à la requête de ses parents, à condition qu’il se présenterait à la première citation. Le Conseil de Berne, pour éviter tout reproche de partialité, pria Fribourg d’appeler les parties. Le comte, invité à se présenter à la journée qui se tiendrait le lundi après la fête de St-Pierre et St-Paul (5 juillet 1501) répondit, en homme qui ne voulait pas compromettre sa dignité, qu’il ne comparaîtrait /197/ point en face d’un assassin, qu’il permettait à ses sujets du Gessenay d’envoyer quelqu’un de leur commune à Fribourg, que, quant à lui, par déférence pour le Conseil de cette ville, il y enverrait son châtelain 1 .
On ignore l’issue de ce débat. Il est assez probable que Zingri en fut quitte pour une détention plus ou moins longue.
La conduite de Berne, dans le conflit du comte de Gruyère et de la commune de Gessenay avec Zingri, et la part que Fribourg prit au procès trouvent leur explication dans les rapports qui existaient entre eux. Les habitants du Gessenay étaient combourgeois de Berne, le comte de Gruyère avait renouvelé, le 7 mars 1501, le pacte conclu en 1495 avec Fribourg, mais il n’avait encore fait aucun contrat politique avec Berne. Cette cité désirait cependant que le comte de Gruyère se liât avec elle par un traité de combourgeoisie ; ou plutôt elle demandait le renouvellement de celui qu’avait fait le comte Louis. Jean Ier paraissait peu disposé à obtempérer au désir de Berne. Il craignait de mécontenter Fribourg, qui l’avait soutenu dans le procès de la succession de Gruyère et en d’autres occasions. Il lui semblait difficile de concilier avec les exigences de Berne le serment qui l’engageait envers Fribourg. Le 3 mai (1502) il se présenta devant le Conseil bernois et lui dit qu’il ne pouvait se décider à confirmer le traité de bourgeoisie fait avec le comte Louis sans avoir consulté Messieurs de Fribourg. Le même jour il pria ceux-ci d’envoyer promptement des délégués de leur Conseil, afin qu’ils pussent le lendemain conférer avec celui de Berne et débattre la question, attendu qu’il désirait être /198/ en bonne grâce auprès des deux villes et demeurer le bourgeois, bon ami et bon voisin des seigneurs de Fribourg 1 .
La députation fribourgeoise ne réussit pas à lever tous les obstacles qui retardaient la conclusion du traité. Rentré dans son pays, le comte envoya le seigneur du Châtelard à Berne. Cet ambassadeur avait pour principale instruction de suivre l’avis des députés fribourgeois. Bientôt le comte écrivit à MM. de Berne pour les remercier du bon accueil qu’ils avaient fait à son envoyé, et leur répéter que, engagé envers Fribourg, il était prêt à faire à leur égard tout ce que lui permettraient l’honneur et le devoir, persuadé qu’ils n’avaient pas l’intention de le contraindre à faire quelque chose dont il pût lui revenir de la honte. Il les pria de laisser la chose dans l’état actuel jusqu’au jour de Ste-Madelaine (22 juillet), espérant qu’à l’aide de Dieu « la mortalité » 2 qui régnait dans leur ville aurait alors disparu. Il ajouta que s’ils avaient un traité de combourgeoisie du comte François « dernier trépassé, » il les priait de lui en envoyer le double, qui lui serait très utile 3 .
L’affaire en était là, lorsque le bruit d’une rixe sanglante entre les paysans de Château-d’Œx, sujets du comte, et les paysans d’Ormont, sujets de Berne, arrêta soudain le cours des négociations et prépara de nouvelles difficultés.
On sait que depuis deux siècles les comtes de Gruyère avaient aux Ormonts des droits, des propriétés, des rentes, qui dépendaient du château d’Ogo, auxquels vinrent s’ajouter /199/ d’autres fiefs dépendants du château d’Aigremont, et qu’ils possédaient de plus des fonds et des droits dans les paroisses d’Aigle et d’Ollon 1 . On se rappelle aussi qu’à la veille de la guerre de Bourgogne, les Bernois, grâce au concours des montagnards de la Gruyère, s’étaient emparés des fiefs du sire de Torrent, dans le pays d’Aigle et des Ormonts, et qu’ils avaient cédé, à titre de récompense, un tiers des droits et cens de cette contrée aux paysans de Gessenay et de Château-d’Œx, qui leur en avaient facilité la conquête, se réservant les deux autres tiers et la haute justice, soit le pouvoir civil et militaire 2 .
En divers temps les seigneurs de ces districts avaient tracé des limites, fait des partages ou des contrats, soit pour prévenir des querelles entre eux ou entre leurs sujets, soit pour pacifier quelque différend. Malgré ces transactions on avait souvent à regretter des conflits pour ainsi dire inévitables entre voisins dans un pays de montagnes et de pâturages. Il arriva donc, en 1502, que la discorde brouilla les pâtres de la commune de Château-d’Œx et ceux d’Ormont-dessous. Ils se disputaient, comme jadis leurs ancêtres, l’usage des bois et des pâturages aux Mosses et dans les lieux voisins. Des plaintes ils en vinrent aux injures, des injures aux voies de fait, au lieu d’invoquer la justice et le droit.
On était au mois d’août, lorsque trois cents gars de Château-d’Œx, armés de fer, attaquèrent à l’improviste les habitants d’Ormont-dessous, leur tuèrent six hommes, en blessèrent plusieurs, égorgèrent ou mutilèrent leur bétail, et, dans leur fureur, provoquèrent la vengeance des Bernois en les défiant par des épithètes outrageantes. /200/
Le gouverneur ou bailli d’Aigle, Rodolphe Nægueli, instruit aussitôt ses supérieurs des choses qui viennent de se passer. L’avoyer de Berne fait assembler le Conseil au son des cloches. C’était le dimanche avant l’Assomption (14 août). Le Conseil est d’avis qu’il faut promptement infliger aux coupables un châtiment propre à venger l’honneur bernois et à faire une impression durable sur les esprits turbulents. Il écrit à ses baillis de se préparer à la guerre, de réunir des gens d’armes qui, au signal donné, se mettent en marche pour prendre le fort de Château-d’Œx 1 , et soumettre les ennemis de la paix publique 2 . Le même jour il envoie des commissaires sur le théâtre de l’événement, et le lendemain il décide de ne pas faire sortir les troupes de la ville avant d’avoir des renseignements qui confirment le rapport qu’il a reçu du bailli d’Aigle.
A la première nouvelle de ces désordres, le comte Jean avait envoyé à Fribourg les châtelains de Gruyère et de Château-d’Œx pour en informer le Conseil de cette ville, et le prier de leur donner de sages avis et d’envoyer avec eux à Berne un ou deux de ses membres, afin de prévenir de plus grands maux 3 . Messieurs de Fribourg acquiescèrent volontiers à sa demande. Leurs délégués, le comte et des députés du Gessenay accoururent à Berne pour supplier le gouvernement de vider la querelle à l’amiable ou par voie de droit./201/
Mais le Sénat de Berne, considérant que les gens de Château-d’Œx, au lieu de recourir à la justice, avaient assailli ses sujets, résolut de sévir contre les coupables. En conséquence il écrivit, le 18 août, au capitaine Rodolphe de Scharnachthal, qu’il fallait user de rigueur envers les auteurs des troubles, qu’il avait levé un corps de mille hommes et lui avait ordonné de marcher avec l’enseigne de Berne sur Erlenbach et Zweisimmen, que le lendemain (19 août) les troupes de la ville se rendraient à Thoun et de là où les appelait l’honneur de la patrie ; qu’il fallait défendre aux habitants des Ormonts de rien faire avant l’arrivée des troupes bernoises ; aussitôt qu’elles auraient rejoint les contingents réunis à Zweisimmen, le chef de l’armée recevrait des ordres ultérieurs 1 . Cette armée comptait 2000 hommes sous le commandement de Scharnachthal.
Le même jour le Conseil de Berne dépêcha divers courriers. Il informa ses confédérés de Lucerne, d’Uri, de Schwitz et d’Unterwalden de l’outrage qu’il avait reçu et de la résolution qu’il venait de prendre. Il fit la même communication à la ville de Soleure, requit ses sujets du Seeland et de l’Argovie de se préparer à la guerre 2 , écrivit au comte de Gruyère que loin de supposer qu’il eût autorisé ou seulement approuvé la conduite de ses sujets, on pouvait croire qu’il en avait un grand chagrin, que malgré le désir de lui complaire en toute chose compatible avec son honneur, l’Etat de Berne ne pouvait se dispenser de châtier les coupables ; puis, sans égard pour la souveraineté d’un /202/ prince indépendant, le même Conseil enjoignit au comte de Gruyère et à la commune de Gessenay de s’abstenir de toute intervention, de toute démonstration hostile 1 ; enfin, il envoya par un hérault à la commune de Château-d’Œx une déclaration de guerre conçue à peu près en ces termes :
« Nous l’Avoyer, le Grand et le Petit-Conseil, dits les Bourgeois de Berne, à vous châtelain, banneret et paysans de Château-d’Œx : Ayant appris de source certaine et après une sérieuse information, que vous avez, il y a peu de jours, commis une action méchante, audacieuse et infâme, que sans avertissement préalable et au mépris de la paix jurée, vous avez aggrédi nos sujets du Val d’Ormont, que vous les avez frappés et percés, que vous avez égorgé six d’entre eux, blessé un plus grand nombre, tué ou meurtri leur bétail, dépouillé les cadavres des victimes de votre fureur, et que, non contents de pareilles atrocités, vous avez par des propos injurieux offensé notre honneur, nous avons résolu de venger les violences, injustices et outrages faits à nous et à nos sujets, et d’user de représailles. C’est pourquoi nous vous faisons savoir par les présentes, à vous et à tous ceux qui oseraient prendre votre défense et vous donner aide et secours, que nous allons commencer les hostilités contre vous. Quelle qu’en soit l’issue, nous sauvegardons notre honneur par la présente déclaration, laquelle nous avons scellée de notre sceau. Donné le jeudi après l’assomption de Marie, l’an II 2 . » /203/
Cependant le comte de Gruyère, après d’inutiles démarches faites auprès des Bernois pour épargner à son pays les maux de la guerre, avait envoyé des députés à Fribourg demander, en vertu du pacte de combourgeoisie, le secours de cette république, et empêcher l’invasion de son territoire, qui était placé sous la sauvegarde des traités. De son côté la ville de Berne, croyant devoir justifier auprès du Conseil de Fribourg les mesures sévères de son gouvernement, lui avait député à cet effet le banneret Hetzel. Le Conseil de Fribourg avait promis aux députés gruériens de s’employer de tout son pouvoir à la pacification du différend qui paraissait devoir allumer le flambeau de la guerre non-seulement entre Berne et la Gruyère, mais entre les Cantons. En effet, le défi lancé par l’orgueilleuse cité de l’Aar à quiconque oserait se déclarer en faveur du comte de Gruyère et le secourir dans sa détresse, était une menace que les autres Suisses, non moins libres que les Bernois, ne pouvaient accepter. Aussi firent-ils des efforts pour empêcher la violation du territoire gruérien et par là même l’explosion de la guerre. Deux jours après la déclaration de guerre, arrivèrent à Berne des députés de Bâle et de Fribourg. Après avoir témoigné au Conseil tout le regret qu’éprouvaient leurs supérieurs de ce qui s’était passé, ils lui demandèrent la permission d’interposer leurs bons offices et d’accommoder le différend par la voie de conciliation. Le Conseil de Berne, qui devait préférer aux chances de la guerre une pacification amiable, pourvu qu’il atteignit le but qu’il s’était proposé, remercia de leurs bonnes intentions les députés de ses confédérés et combourgeois, et se laissa fléchir. Sans tarder /204/ davantage, il fit part au capitaine de ses troupes de la résolution qu’il venait de prendre, et le chargea d’agir en conséquence, lui donnant plein pouvoir de traiter cette affaire avec les médiateurs dans l’intérêt de l’honneur national, exigeant comme base du traité à conclure la punition des auteurs de la querelle et de leurs complices, moyennant une contribution et la réparation du mal qu’ils avaient fait aux Ormontais 1 . Si le chef de l’armée réunie à Zweisimmen jugeait quelque autre mesure utile ou nécessaire, il était autorisé à l’employer 2 .
Le même jour Berne informa Soleure de la démarche conciliante de Bâle et de Fribourg, ainsi que des instructions que recevait le chef de ses troupes.
Sur ces entrefaites vint auprès des médiateurs un prélat dont le crédit pouvait faire pencher la balance en faveur de la paix ou de la guerre. C’était Matthieu Schinner, évêque de Sion. Les députés de Bâle et de Fribourg l’accompagnèrent à Zweisimmen. Après de longs débats les négociateurs s’accordèrent enfin et proposèrent un accommodement qui, modifié et complété par les magistrats de Berne, termina le différend comme il suit, savoir que les auteurs de la querelle et leurs complices seraient livrés et punis, notamment Jean Flochet, accusé d’avoir proféré des injures contre Berne 3 ; que la commune de Château-d’Œx payerait à l’Etat de Berne une contribution de 4000 florins du Rhin pour frais d’armement, qu’elle renoncerait, ainsi /205/ que son seigneur, à la part qu’elle avait eue jusqu’ici de la seigneurie d’Aigle et des Ormonts ; qu’elle se chargerait de l’indemnité à payer au comte, sauf à se dédommager par une taxe à imposer aux vrais coupables ; enfin, que les deux parties, c’est-à-dire les paysans de Château-d’Œx et des Ormonts, se rendraient mutuellement ce qui avait été pris de part et d’autre 1 .
Le comte de Gruyère avait non-seulement offert de livrer les promoteurs de la querelle, mais consenti à des sacrifices pour le maintien de la paix.
A peine l’appointement de Zweisimmen avait-il arrangé cette déplorable affaire que les Ormontais, non contents de la peine qui frappait leurs voisins, firent une invasion dans la commune de Château-d’Œx, la « fourragèrent », et en revinrent chargés de « fromages, de serai, de beurre et d’autres biens meubles, » c’est-à-dire après avoir enlevé les provisions de leurs voisins et sans doute des outils ou des instruments d’économie alpestre. Le comte envoya sur le théâtre de ces déprédations des hommes non suspects de Rougemont et de Rossinière. Ils firent un inventaire des objets volés. Le comte le fit parvenir aux magistrats de Berne, et comme ceux de Fribourg avaient pris part à l’arrangement de Zweisimmen, il les instruisit du pillage commis par les Ormontais, ajoutant que si les gens de Château-d’Œx ne recouvraient pas ce qu’on leur avait pris, ils seraient hors d’état de payer la contribution que Berne venait de leur imposer. Enfin le comte Jean pria Messieurs de Fribourg de bien vouloir envoyer un membre de leur Conseil à Berne pour faire à leurs seigneuries des /206/ représentations sur les actes de brigandage exercés envers ses sujets 1 .
On a lieu de croire que le Conseil de Berne blâma sévèrement la conduite des Ormontais et qu’il les obligea de restituer aux habitants de Château-d’Œx tout ce qu’ils leur avaient enlevé ; ce qui ne les empêcha pas de renouveler leur incursion dans le pays voisin et de s’attirer de nouveaux reproches de leurs seigneurs 2 .
Cependant le comte de Gruyère fut requis par le gouvernement bernois d’exécuter l’appointement de Zweisimmen, en ce qui concernait les droits qu’il possédait antérieurement à ce traité dans les pays d’Aigle et des Ormonts. Ne voulant pas accomplir lui-même un acte qui lui était imposé par le droit du plus fort, il se fit représenter par Pierre Cléry, son maître d’hôtel. Celui-ci s’étant trouvé aux Ormonts avec les commissaires bernois, se dessaisit ou se dévêtit entre leurs mains de la haute et de la basse juridiction, du droit de glaive et de seigneurie, bref de tous les droits et revenus qu’il avait aux Ormonts, et en fit au nom de son maître la cession pleine et entière à l’Etat de Berne, recommandant à ses magistrats leurs nouveaux vassaux, et les priant de les traiter avec douceur et clémence comme leurs autres sujets. Puis il délia de leur serment tous les /207/ gens de la seigneurie d’Aigle et d’Ormont qui avaient été jusqu’alors vassaux de la maison de Gruyère et les invita à rendre foi et hommage à leurs nouveaux seigneurs, à leur être soumis et fidèles et à s’acquitter envers eux des devoirs et services dont ils étaient auparavant tenus envers le comte de Gruyère. Alors Jean Bonson, Jean Oguay, Richard Gilliéron, Mermet Burtin et d’autres, en tout trente-six hommes, levant les mains vers le ciel, jurèrent pour eux et pour leurs compatriotes absents, mais dénommés dans l’acte, d’être obéissants et fidèles aux seigneurs de Berne, et ils se recommandèrent à la grâce de leurs nouveaux maîtres.
Cet acte solennel et touchant s’accomplit au Val d’Ormont, en plein air, sur la place commune, soit dans le pré où se tenait le marché public 1 , en présence de noble Jean de Salenove 2 , de noble Jean de Bex, de Pierre Girod, de Jean Deloës et d’autres témoins notables des paroisses d’Ormont, d’Aigle et d’Ollon, le 10e jour d’octobre de l’an de la nativité du Sauveur 1502, Indiction Ve 3 .
Berne, ont dit des écrivains nationaux 4 , montra dans l’affaire des Ormonts et de Château-d’Œx son énergie, sa puissance et sa générosité. Quelle grandeur y avait-il à répandre l’alarme dans la Confédération pour un délit que les tribunaux pouvaient punir ? à déclarer la guerre à une petite peuplade ? à empêcher son souverain, prince indépendant, et ses voisins, sujets du même seigneur, d’intervenir /208/ dans cette malheureuse affaire ? à dépouiller ce souverain de droits et de biens légalement acquis, sauf à se faire indemniser par ses propres sujets ? Qu’avait fait le comte de Gruyère pour mériter un pareil traitement ? La fière cité de l’Aar obéissait à son instinct ; elle sacrifiait à l’ambition de grandir. Il importait à sa puissance et à son accroissement qu’elle étendît son empire sur le pays d’Aigle et des Ormonts, qu’elle y régnât seule et sans conteste. Ses magistrats, hommes de guerre et hommes d’état, travaillaient incessamment, mais sans précipitation, à établir en divers lieux la suprématie de leur république. Ils saisissaient habilement chaque occasion d’augmenter et d’arrondir son territoire. C’est ainsi qu’ils firent l’acquisition du Simmenthal, de la seigneurie de Mannenberg, d’Aigle et des Ormonts. Viendrait le jour où la commune de Gessenay leur cèderait tout ce qu’elle possédait dans cette contrée 1 . La république en faisant des conquêtes y établissait le principe d’unité et l’union qui fait la force des Etats. Il en revenait aux populations de ces quartiers divers avantages qui excusaient et même justifiaient la politique des Bernois, entre autres celui de n’avoir plus qu’un seul et même seigneur, qui était assez fort pour les protéger et maintenir l’ordre et la paix, et assez sage administrateur pour augmenter la prospérité publique.
La convention de Zweisimmen avait été suivie du renouvellement de la combourgeoisie de la commune de Château-d’Œx avec la cité de Berne, et à cette occasion la contribution de 4000 florins avait été réduite à 3000, dont une moitié payable à la prochaine fête de Noël, l’autre un an plus tard. Le comte Jean paya le premier terme de 1500 florins 2 . /209/ Les paroissiens de Château-d’Œx, ne pouvant s’accorder sur la répartition du tribut qui leur était imposé, s’adressèrent, ainsi que leur seigneur, à Berne pour la solution de cette difficulté. Le Conseil, considérant qu’il n’était pas juste de punir l’innocent comme le coupable, décida que les fauteurs des troubles qui avaient nécessité une levée de troupes dédommageraient le comte de ses pertes et payeraient les 3/4 de la contribution, et que les autres paroissiens, qui avaient été préservés d’incendie et d’autres dégâts par le rétablissement de l’ordre, acquitteraient le reste 1 .
A son tour, le comte de Gruyère dut renouveler le traité de combourgeoisie que le comte Louis avait conclu en 1492 avec la ville de Berne. Ce traité subit une simple modification en ce sens que, en cas de différend entre les parties contractantes, l’évêque de Lausanne remplacerait comme surarbitre le marquis de Hochberg, et que le présent contrat serait obligatoire dans la suite, alors même qu’il n’aurait pas été renouvelé 2 .
L’année précédente le comte de Gruyère avait montré de la répugnance à confirmer le traité de combourgeoisie. Il craignait de donner ombrage aux Fribourgeois. Comme on vient de le voir, il dut mettre un terme à son irrésolution et s’incliner devant la volonté des magistrats de Berne. Ceux-ci, afin de dissiper les inquiétudes de leurs confédérés et de prévenir tout malentendu, firent avec eux un accord, portant que la combourgeoisie faite en 1492 par le comte Louis et renouvelée par le comte Jean obligerait envers Berne ses combourgeois de Gessenay, de Rougemont et de /210/ Château-d’Œx, c’est-à-dire les Gruériens au-dessus de la Tine ou les habitants de la Haute-Gruyère, lesquels ne tenaient par aucun lien politique à Fribourg ; que la dite combourgeoisie étant antérieure à celle que le sire de Montsalvens, aujourd’hui comte de Gruyère, avait faite (en 1495) avec Fribourg et renouvelée (le 7 mars 1501) après la conquête du comté de Gruyère 1 , aurait la priorité sur celle-ci ; de plus, que le pacte fait le dimanche de Invocavit (12 février) 1475 avec Fribourg par les habitants de la Gruyère au-dessous de la Tine serait maintenu, et qu’il ne lierait aucunement cette partie de la Gruyère envers la ville de Berne 2 .
La portée de cette convention ressort d’une missive du 10 septembre 1510, dans laquelle le Conseil de Fribourg rappelle au comte Jean Ier qu’il ne peut accorder aux Bernois aucun homme du pays au-dessous de la Tine 3 .
Les habitants de la Basse-Gruyère n’étant pas combourgeois de Berne ne devaient pas être appelés par cet Etat au service militaire, et réciproquement ceux de la Haute-Gruyère, combourgeois de Berne, n’avaient ni le droit ni l’obligation d’unir leur bannière au drapeau de Fribourg 4 .
Dans son testament, Hélène de Gruyère, Dame de Fonvent avait réservé les droits que son beau-père et, après lui, son mari pourraient avoir sur le comté de Gruyère. /211/ Elle avait authentiquement confirmé la donation faite à son époux des seigneuries d’Aubonne et de la Molière. C’étaient là deux sujets de guerre que le comte Jean tenait à faire disparaître. La comtesse Claude n’était point étrangère au second : ce n’était que par la cession volontaire d’Aubonne et de la Molière faite à sa fille que celle-ci avait pu donner ces terres à son mari. Il en prenait le titre au déplaisir de Jean de Gruyère, qui voyait en lui un usurpateur et dans sa prétention une injure dont il comptait tirer raison.
Pendant qu’il méditait une entreprise hardie, qui devait le rendre maître d’Aubonne, son implacable ennemie, Claude de Seyssel, quitta l’arène de la vie. Le testament de cette Dame est un document assez important pour que nous en donnions le contenu. Il y a d’ailleurs quelque intérêt à assister au dernier acte d’une femme qui pendant plus de dix ans a exercé une grande influence sur la destinée du pays dont elle avait épousé le souverain. Donc, le 22e jour du mois d’août 1503, la comtesse Claude dicte ses dernières volontés. Elle choisit sa sépulture dans la chapelle que ses ancêtres ont fondée dans l’église paroissiale de Meillonay (diocèse de Lyon), sous le vocable de St-Janvier. Elle veut que l’on convoque pour le jour de son enterrement 1 quatre cents prêtres qui durant neuf jours après son décès seront /212/ tenus de dire une messe et de célébrer d’autres offices 1 pour le salut de son âme et le repos de ses ancêtres et de ses amis. Elle veut qu’on célèbre une messe journalière en sa mémoire, et désigne à cet effet vénérable Amédée Morelli, qui fera sa résidence personnelle à Meillonay. Elle donne pour la fondation de cette messe une rente annuelle de 50 florins, rachetable au prix de 1000 florins, et réserve le patronage de cette nouvelle chapellenie à son frère Gabriel de Seyssel, seigneur de Meillonay, et à ses successeurs. Elle lègue à ses trois damoiselles 2 , savoir à noble Perronette de Begnins, qui l’a fidèlement assistée dans son infirmité, 400 florins petit poids, monnaie de Savoie, y compris deux cents florins qui lui serviront de dot lors de son mariage avec noble Bernardin de Chillon ; à Catherine de Compascen (Corpasteur ?), de Gruyère, 300 florins, et à sa bien-aimée Perronette Sachetaz (Gachet ?) 400 florins en une fois ; de même à Françoise Perrusset 100 florins, à Jaquemine Martine, d’Aubonne, 200 florins, à son domestique Thomas David, outre ce qui lui est dû, 100 florins, à Jean Gay, dit Barges, autre domestique de la testatrice, 50 florins. Elle confirme un legs spécifié dans un testament qu’elle a fait précédemment en faveur du clergé d’Aubonne, pour la fondation de deux messes à célébrer chaque semaine dans l’église paroissiale d’Aubonne. Elle lègue à son dit frère Gabriel de Seyssel tout ce qu’il peut devoir de la somme qui constituait la dot de la testatrice ; de plus, tout le mobilier qu’elle possède au château de Meillonay, les legs à elle faits par ses parents défunts, et deux tasses ou vases d’argent 3 , /213/ mis en gage chez un marchand de Chambéry, pour 60 florins ; bien entendu que le légataire payera cette somme. Claude de Seyssel laisse aussi des dettes : elle doit à certain Bardet d’Aubonne, 15 florins, à un mercier de Genève, pour marchandises, environ 120 florins, à un autre 22 florins, à la veuve d’un pelletier de Chambéry, pour peaux et fourrures, 63 florins ; à un mercier de Lyon, pour drap et laine, 50 florins. Elle institue héritier universel de ses biens son gendre Claude de Vergy, seigneur de Fonvent, fils de Guillaume seigneur de Vergy, à la condition de payer les legs susdits dans l’année qui suivra la mort de la testatrice, à défaut de quoi tout le mobilier que la comtesse possède au château d’Aubonne, et dont son gendre est chargé de faire l’inventaire, sera la propriété de son frère Gabriel de Seyssel. Elle substitue son dit frère à son gendre, pour le cas où celui-ci mourrait sans lignée légitime, et à son frère le clergé d’Aubonne. La comtesse a fait ce testament dans la grande chambre du château de Meillonay, où elle était malade, en présence de plusieurs témoins, dont le plus notable était Charles de Seyssel, protonotaire du siége apostolique, précepteur de St-Antoine de Chambéry, frère de la testatrice 1 .
On conclura de cet acte, qu’à l’époque de sa rédaction Hélène de Gruyère avait cessé de vivre, et qu’après avoir perdu son dernier enfant, l’infortunée Claude de Seyssel s’était retirée dans sa patrie, où elle ne tarda pas à suivre dans un monde meilleur ses parents, son époux et ses enfants 2 . /214/
A cette époque Aubonne reconnaissait pour son seigneur le comte de Gruyère.
Le 1er septembre 1503 le peuple des communes de cette baronnie s’assembla dans l’église de la sainte Vierge du chef-lieu, où parut le comte Jean Ier, accompagné de Louis de Saint-Germain, châtelain de Gruyère, de Louis de Corbières, châtelain d’Œx, de Pierre de Cléry, et des gouverneurs ou syndics des communes de la seigneurie dont il prenait solennellement possession. Un genou en terre et la main sur les Evangiles, les communiers présents jurèrent en leur nom et au nom des autres paysans des villages de la châtellenie et mandement d’Aubonne, d’être fidèles à leur seigneur. Ils lui rendirent foi et hommage, suivant la coutume.
Le sire de Vergy était vassal du roi de France en raison du château de Rigney, situé dans le balliage de Sens, et mouvant de S. M. 1 . Louis XII étant à Lyon, en 1503, Claude de Vergy, seigneur de Fonvent, se disant seigneur d’Aubonne, se rendit auprès de son suzerain pour lui rendre, par procuration, foi et hommage au nom de son père Guillaume de Vergy 2 , et pour se plaindre de l’usurpation de Jean de Montsalvens, qui occupait Aubonne. Louis XII, écrivant à ses « chers et grands amis de Fribourg », leur exprima son étonnement « de ce que, un appointement /215/ ayant été fait, en présence de leurs commissaires, par le duc de Savoie 1 entre son cher et féal cousin le seigneur de Fonvens et le seigneur de Montsalvens, touchant les terres et seigneuries d’Aubonne et de la Molière au pays de Vaux, lesquelles avaient été données et laissées au seigneur de Fonvens par testament de sa feue femme, il avait été informé que le seigneur de Montsalvens, contrevenant au dit accord, avait, de son autorité privée, par force et voie de fait, pris les dites places sur le seigneur de Fonvens, et en avait déchassé ses gens. S. M., désirant que le bon droit du seigneur de Fonvens fût gardé en cette matière, et considérant que Messieurs de Fribourg pouvaient lui être d’un puissant secours, les pria instamment de lui donner toute aide, faveur et assistance dont il les requerrait 2 »
La lettre du roi de France n’aboutit pas à faire restituer à Claude de Vergy les terres d’Aubonne et de La Molière.
C’était donc en vain que l’empereur et le roi de France étaient intervenus en faveur de Claude de Vergy, leur vassal, le premier en lui adjugeant le comté de Gruyère au moyen de lettres d’investiture, le second en insistant auprès de Messieurs de Fribourg pour faire rendre à son féal les seigneuries dont Jean de Gruyère venait de s’emparer, suivant l’autorisation que lui donnait l’appointement du 2 août /216/ 1501, dans le cas où le seigneur de Vergy s’opposerait au rachat.
Le maréchal de Bourgogne qui, en sa qualité de chef de la famille et de la seigneurie de Vergy, avait obtenu de Maximilien un acte d’investiture du comté de Gruyère en faveur de son fils aîné, finit par abandonner le projet d’imposer celui-ci aux populations de la Gruyère, dont les sympathies étaient acquises à Jean de Montsalvens. Le 24 mars 1504 il entra en accommodement avec son compétiteur et lui laissa la tranquille possession du comté de Gruyère moyennant 6000 florins 1 .
Restait à terminer l’affaire d’Aubonne. Les parties convinrent d’un mariage entre Jean de Gruyère 2 , fils aîné du comte, et Marguerite de Vergy, fille du maréchal Guillaume de Vergy, et sœur de Claude seigneur de Fonvent. Les noces furent célébrées au château de Rigney, le dimanche 5 mai 1504 3 . Le lendemain les deux époux ratifièrent la renonciation de Marguerite à tous les droits qu’elle pouvait avoir à l’héritage paternel et maternel, l’échute collatérale réservée, c’est-à-dire qu’ils confirmèrent le contrat de mariage qui mentionnait la dot destinée à Marguerite en compensation de ses droits. Son père Guillaume, seigneur de Vergy, lui allouait d’abord la somme de 12000 florins de Savoie, mais au lieu de la livrer en espèces ou en rentes, il la déduisit du capital de 30000 florins de Savoie, au prix duquel le comte Jean pouvait racheter la seigneurie /217/ d’Aubonne, selon la teneur de l’acte du 2 août 1501, en sorte qu’il pouvait s’acquitter au moyen de 18000 florins. De plus, le maréchal accordait à sa fille une seconde somme de 4000 florins, qu’il paya en diminuant d’autant les 6000 florins que le comte lui devait d’après la convention du 24 mars. Cet accord termina le différend au sujet de la seigneurie d’Aubonne 1 .
Le 4 novembre de la même année deux seigneurs, l’un savoisien, l’autre bourguignon, savoir Jean coseigneur d’Estavayé 2 et Simon de Champagney 3 , au nom et comme procureurs de messire Guillaume de Vergy, maréchal, chevalier de l’Ordre du roi de France, et de Claude de Vergy, son fils, admirent et reçurent Jean comte de Gruyère, seigneur de Montsalvens et baron d’Oron, au rachat de la seigneurie d’Aubonne, au prix de 18000 florins 4 .
Telle fut la fin de cette querelle envenimée, qui depuis la mort du comte Antoine, c’est-à-dire depuis soixante et dix ans, animait l’une contre l’autre les maisons de Gruyère et de Vergy, irritait les passions, et entraînait après elle tous les maux qu’engendrent la discorde et l’envie.
Un mariage avait donné naissance au débat, un mariage le fit cesser.
Fribourg, Berne et leurs confédérés témoignèrent aux parties réconciliées la joie que leur causait le rétablissement de la paix. Sire Guillaume de Vergy, maréchal de /218/ Bourgogne, dès longtemps bourgeois de Berne, couronna, en quelque sorte, l’œuvre de pacification, en faisant, en 1505, un traité de combourgeoisie avec l’Etat de Fribourg 1 .
Quant au comte de Gruyère, il venait de conclure une autre alliance. Dans un temps où la féodalité tendait de plus en plus à disparaître sous les coups de deux ennemis souvent opposés l’un à l’autre mais également hostiles aux seigneurs, les paysans et les villes, on voyait sans surprise des nobles contracter les alliances qui les obligeaient à se soutenir mutuellement dans une situation périlleuse. Ainsi firent le comte de Gruyère, le chevalier Adrien de Boubenberg, seigneur de Spietz, de Mont et d’Attalens, Barthélemi baron de La Sarra, seigneur de Cornens et de Gleyrens, et François de Gingins, seigneur du Châtelard, gendre du comte. Réunis le 12 septembre 1504 au château de Gruyère, ces quatre seigneurs, proches parents, voisins par leurs possessions territoriales et bons amis, s’unirent par une confédération pour le maintien de leur honneur, de leurs droits, bref pour la défense de leurs intérêts communs.
De pareilles alliances, d’une nature purement défensive et conservatrice, servaient aussi à prévenir par des arbitrages ou des transactions amiables les procès qui ruinaient les familles et fomentaient entre elles de fatales inimitiés.
Tel était le caractère du pacte dont nous venons de désigner les auteurs. Ceux-ci réservaient dans leur traité le devoir dont chacun d’eux était tenu envers son prince, ses alliés et confédérés. Ils y déclaraient que dans le cas /219/ où il s’élèverait entre eux quelque différend, pour eux ou pour leurs parents et amis, ils devraient conférer ensemble et le quatrième se ranger à l’opinion des trois autres, si ces derniers étaient d’accord 1 .
Le sire de La Sarra et Adrien de Boubenberg, son cousin, étant morts en 1506, l’union de 1504 se trouva dissoute. La succession de La Sarra, disputée à sa veuve par François de Gingins, que soutenait son beau-père, le comte Jean, fut l’objet d’un procès qui est étranger à notre sujet. Il suffit de dire que cette cause fut jugée en faveur du sire du Châtelard en vertu du même principe qui avait décidé le procès entre Jean de Gruyère et sa cousine Hélène.
Pendant ce débat la Suisse fut menacée d’un grand malheur. Les rapports entre le Vallais et la Savoie étaient précaires. Les peuples de ces deux pays, dont l’un avait été longtemps sujet de l’autre, se haïssaient d’une haine mutuelle. Le moindre incident amenait des querelles, des rixes, des excès de tout genre. En 1506, les Vallaisans, fatigués des outrages dont ils étaient l’objet, se préparèrent à la guerre et appelèrent à leur aide leurs confédérés de Lucerne, d’Uri, d’Unterwalden, tandis que le comte de Gruyère et les Etats de Berne et de Fribourg recevaient un appel de la Savoie, qui avait aussi des griefs contre ses voisins. Le duc offrit, du reste, de remettre la querelle à l’arbitrage de la Confédération. Ce moyen d’éviter l’effusion du sang ayant été agréé, Charles III chargea de défendre sa cause, à la diète de Baden, l’évêque de Lausanne, le comte de Gruyère, /220/ l’abbé de Pignerol et d’autres 1 .Ces ambassadeurs, avec le concours de Matthieu Schinner, évêque de Sion, et les députés des Ligues 2 parvinrent, le 23 mai, à réconcilier les parties et à rétablir la paix.
L’ordre et la sécurité publique ne régnaient pas plus dans les terres de l’évêque de Lausanne que dans les pays voisins. Les querelles des grands semblaient fomenter les animosités des petits. Une circonstance ignorée jusqu’ici vint réveiller entre les paysans de la Gruyère et les vigneron de Lavaux des haines qui loin d’être éteintes n’étaient qu’assoupies. Les uns et les autres nourrissaient dans leurs cœurs une vieille rancune, dont l’origine remonte aux temps de la guerre de Bourgogne. L’évêque de Lausanne et le comte de Gruyère, naguère au nombre des pacificateurs de la querelle qui avait armé les Vallaisans et les Savoyards, étaient divisés sur des droits de possessions territoriales. Leurs sujets partageaient les sentiments hostiles de l’un ou de l’autre.
Jamais jusqu’alors le comte Jean Ier n’avait eu quelque démêlé avec les gens de Lutry. Loin de là, il les tenait pour bons amis et bons voisins. Or, il arriva un jour qu’une femme de Lausanne, qui avait vendu ses biens à la maison de Gruyère, refusant de maintenir la vente, le comte Jean plaida contre elle, gagna son procès, et, ne pouvant obtenir l’exécution de la sentence, permit à son procureur de faire /221/ venir des gens de Chardonne, pour vendanger une vigne 1 qui lui servait de garantie, tandis qu’un prêtre de Lausanne avait, de son côté, amassé des gens pour vendanger la dite vigne et empêcher les vassaux du comte de le faire.
Le procureur de Jean II fit appeler des hommes d’Oron et de Palésieux, sujets du comte, pour avoir raison du prêtre. Survint le sire de Bottens, dans la justice duquel était située la vigne en question. Il en fit sortir les gens du comte et ceux du prêtre, et les envoya à Lutry pour s’accorder. Arrivés à Lutry, ils burent ensemble, et quand ils furent pris de vin, quelques gens du prêtre attaquèrent les sujets du comte, d’autres sonnèrent le tocsin. Les gens de Lavaux accourent pour battre les sujets du comte 2 . Ceux-ci sont maltraités par les paysans de Pully, de Villette et de Lutry ; l’écusson du comte de Gruyère, qui, on le sait, avait des propriétés à Lavaux, est arraché de la porte de sa maison et traîné dans la boue. Ces actes de violence et de brutalité sont accompagnés de paroles outrageantes pour le comte et ses sujets.
Jean II désirait la prompte pacification de ce différend. Il envoya son maître d’hôtel à Monsieur de Lausanne avec des instructions. Tandis que l’évêque et le comte s’employaient au rétablissement de la paix, les Gruériens, au nombre de cent quarante hommes, dit-on, descendirent au val de Lutry. Le sang coula, le cimetière de Lutry fut profané, des vignes furent ravagées 3 . On prétend qu’un autre corps d’environ 2000 montagnards allait se mettre en /222/ route pour continuer l’œuvre de vengeance et de destruction, lorsque Berne et Fribourg empêchèrent de nouveaux malheurs en interposant leur médiation. Le comte, dans une lettre au Conseil de Fribourg, avait exposé l’origine de la querelle, et atténué les torts de ses sujets. Berne n’admettait pas ses excuses et l’engageait à attendre tranquillement la journée qui se tiendrait à Vevey. La journée dut être remise à un autre temps 1 . Après plusieurs délais, il fut décidé qu’un congrès s’ouvrirait à Fribourg. Les parties intéressées y envoyèrent leurs députés. L’enquête avait démontré que les Vaudois n’étaient guère moins coupables que les Gruériens. Les arbitres décidèrent, à ce qu’il paraît, que les uns et les autres supporteraient les dommages qu’ils avaient éprouvés, de plus, les frais du procès, et que réparation serait faite au comte des injures que ceux de Lavaux avaient proférés contre lui.
Bientôt on apprit que les turbulents montagnards, peu satisfaits de la sentence prononcée par les arbitres, méditaient une nouvelle incursion dans Lavaux. Le Conseil de Fribourg invita le comte de Gruyère à maintenir l’ordre et la paix dans ses Etats 2.
Un nouveau différend s’éleva entre le comte de Gruyère et Aimon de Montfaucon, prince-évêque de Lausanne 3 . Le comte, en qualité de seigneur de Palésieux, avait des droits notamment la juridiction et la suprême justice sur tout le bois du Jorat. L’évêque lui contestait ce droit au nom de /223/ son église, affirmant qu’il avait des titres plus anciens que ceux du comte, tandis que celui-ci soutenait le contraire. Le prélat exposa ses droits à MM. de Fribourg, dans une lettre qui fut communiquée au comte. Celui-ci leur répondit : « Tout ansy (ainsi) que le seigneur de Lausanne vous prie que vuillies avoer pour recommende les biens de nostre Dame de Lausanne, tout ansy je vous prie que moe (moi) vuillies preserver le myen non deroguent (dérogeant) est (aux) drois de nostre Dame, quar en nulle fasson je ne voudrais oster rien a nostre Dame, mes (mais) plutôt luy aider à mantenir. Mest cuidant (s’imaginant) Monsieur de Lausanne me oste le myen effause ansegnie (à fausses enseignes), je ne suys poent delibere a le soffry. » Le comte ajoutait que quant à ceux de Lavaux, jamais évêque de Lausanne n’avait pu savoir comment ils tenaient le Jorat, sinon qu’ils disaient le tenir des seigneurs de Palésieux, et que la « particulle » qu’avait le seigneur de Lausanne, il ne la possédait que par un seigneur de Palésieux qui la donna ou vendit à M. Louis de Vaux 1 , qui la vendit à M. de Lausanne. Le fief de Palésieux relevant du duc de Savoie, le comte demandera au duc de le maintenir en ses droits afin que le dit fief ne tombe pas en la mainmorte 2 .
L’évêque et le comte n’ayant pu s’accorder, avaient résolu de soumettre leur différend à l’arbitrage de délégués des diocèses de Genève et de Lausanne, du duc de Savoie et /224/ des Etats de Berne et de Fribourg. Les personnages élus pour juger la contestation qui faisait l’objet du présent procès furent les suivants : Aimon de Gingins, protonotaire apostolique, commendataire de l’abbaye de Bonmont 1 , Amblard Goyeti, commendataire de l’abbaye de Filly 2 , conseiller du duc de Savoie, Jean abbé de Hauterive, Michel de Saint-Cierge 3 , chanoine de Lausanne, Gabriel de Lando, docteur en droit civil et en droit canon, Claude Grossi, pareillement docteur in utroque et juge temporel de l’évêché de Genève, Gaspard Hetzel de Lindnach et Barthélemi May 4 , membres du Conseil de Berne, François Arsent, chevalier, avoyer de Fribourg, Jacques Vœgeli (Fegely, ou Velga ?), membre du Conseil de cette ville, lesquels s’adjoignirent Nicolas Schaller, secrétaire de Berne, et Nicolas Lombard, secrétaire de Fribourg. La conférence qui devait se tenir à Romont le jour de Lætare Jerusalem, soit le 10 mars de l’an 1510, fut ajournée. L’évêque de Lausanne demandait un délai. Sa demande paraissait motivée surtout par les occupations et les embarras que lui donnait le fameux procès des Jacobins ou des Dominicains de Berne, qui enseignaient que la Vierge n’était pas née sans la tache du péché originel. Le comte de Gruyère, prié d’accéder à la demande de l’évêque, y consentit, non pas toutefois sans remarquer malicieusement que Monsieur de Lausanne avait bien raison de différer, attendu que ni lui ni ses prédécesseurs n’avaient jamais montré comment ceux de Lavaux étaient entrés en possession du Jorat. Enfin la journée se tint le 27 avril 1510 au monastère de Hautcrêt. L’évêque /225/ de Lausanne et le comte de Gruyère y comparurent. Ces deux princes ayant promis, l’évêque en posant ses mains en croix sur la poitrine, le comte en mettant les siennes dans celles des deux secrétaires, de se conformer en tout point au jugement qui serait prononcé par les arbitres, ceux-ci, après un mûr examen des titres produits par les parties, décidèrent que le comte de Gruyère se dévêtirait, en faveur de l’évêque de Lausanne, de tous ses droits et justices sur la forêt du Jorat, qu’il en ferait, avec la solennité d’usage, la transmission à l’évêque, y compris tous les titres relatifs à cet objet qui seraient en sa possession ; que nul ne pourrait à l’avenir exploiter la forêt du Jorat pour en convertir le sol en essarts, prairies, cultures. La présente sentence réservait la souveraineté du duc de Savoie, et maintenait à l’abbaye de Hautcrêt, à ses colons et autres sujets, tous les droits, les fonds, les pâturages qu’ils avaient acquis. En compensation de l’abandon fait par le comte de Gruyère des titres et des droits provenant des anciens seigneurs de Palésieux 1 , ou quelle qu’en fût d’ailleurs l’origine, l’évêque devait lui compter, dans sa cité de Lausanne, 1200 écus d’or au soleil, payables en fractions annuelles de 300 écus, jusqu’à complet acquittement du capital, et répondre des frais et dommages qui pourraient résulter des retards 2 .
Le comte de Gruyère fut donc dépossédé de ses droits sur le Jorat, mais il ne perçut pas une obole de la somme que /226/ les arbitres lui avaient adjugée à titre d’indemnité. Cette affaire ne fut arrangée définitivement qu’après sa mort et, comme on le verra, au désavantage de la maison de Gruyère.
Depuis que, à la tête de 4000 Armoricains (communément dit Armagnacs), le dauphin Louis eut appris, dans la bataille de Saint-Jacques, à connaître les Suisses et à les apprécier, ce prince, depuis roi de France, et ses successeurs, recherchèrent l’alliance et le concours de cette nation. Ce fut surtout pendant et après les guerres de Bourgogne que l’attention des souverains se tourna vers l’infanterie suisse, alors la meilleure de l’Europe. Depuis le milieu du XVe siècle on vit les Suisses se mettre à la solde des princes qui leur promettaient les plus fortes pensions.
Les Gruériens, tout comme les Confédérés, avaient conservé l’esprit belliqueux de leur race et perdu la simplicité primitive des mœurs. Devenus libres, habitant un sol dont la moindre partie était cultivable, ils commencèrent à préférer le métier des armes aux arts de la paix. S’exaltant au récit des exploits nationaux, ils étaient toujours prêts à s’engager dans quelque expédition lointaine, où ils espéraient trouver de la gloire et du profit. Leurs seigneurs, d’une nature chevaleresque, voyaient tout à la fois dans la guerre un moyen de satisfaire leurs goûts, d’illustrer leur nom, et de réparer les pertes qu’ils éprouvaient depuis que la décadence de la féodalité diminuait leurs revenus.
Maximilien Ier ayant résolu de relever l’autorité impériale en Italie, demanda aux Suisses la permission d’enrôler dans la Confédération un corps de 6000 volontaires pour l’accompagner dans son expédition. Il s’agissait d’aller /227/ conquérir la couronne impériale. Fribourg devait fournir 350 hommes.
En sa qualité de bourgeois des deux cités de l’Aar et de la Sarine, le comte de Gruyère était considéré comme allié des Ligues ou des Confédérés. Lorsque les Cantons eurent décidé de fournir des troupes au roi des Romains, le comte Jean Ier adressa, le jour de la fête de St-Pierre, à MM. de Fribourg cette requête : « Magnifiques et mest tres honnores seigneurs je me recommande a vous de trest bon cueur. MM. mon fils a appris comment vous estes delibere dacompagnier le roy des romayn asse aller coronne 1 a Rome, et pour ce que mon dit fils dessire de voer du monde et de aller en vostre compagnie a tout avec en (un) nombre de troes aut (ou) quatre cent bons compagnion a tout avec son ansaigne, je vous supplie que vostre plessir soet que vous an soes (soyez) contant et de tant fere (faire) envert le roy de romans que ausy mon dit fils puisse avoer celluy nombre de giens, aut (ou) Messieurs si vous avez puissance de vostre part de lui pouver (pouvoir) fere sella (cela), vous moe feres on grand plesir et a mon fils et nous tiendrons fort obligiez a vous 2 . »
Le 8 juillet suivant, les magistrats de Berne recommandèrent à l’attention bienveillante du roi des Romains leurs combourgeois, le gendre du comte de Gruyère (le seigneur du Châtelard), Claude de Vergy, et tout particulièrement Monsieur d’Aubonne, fils du comte de Gruyère, qui /228/ désiraient suivre S. M., chacun à la tête d’un corps de 300 hommes 1 .
On sait que le refus des Vénitiens de laisser passer le roi sur leurs terres fut le principal obstacle au succès de la campagne entreprise par Maximilien, et que ce prince, empêché de placer la couronne impériale sur sa tête, se contenta du titre d’Empereur romain élu, titre que ses successeurs ont pris à leur avénement.
Après s’être associé à Louis XII, à Ferdinand le Catholique et au pape Jules II, qui formèrent en 1508 la Ligue de Cambrai, dont le but était le partage des possessions vénitiennes en terre ferme, Maximilien se détacha de cette alliance (en 1510) et s’unit à celle que le pape forma contre le roi de France avec Venise, l’Espagne et l’Angleterre. Jules II, l’auteur et l’âme de cette coalition, connue sous le nom de Sainte-Ligue, se proposait l’expulsion des Français de l’Italie, tandis que Ferdinand visait à la conquête de la Navarre espagnole. Il fallait le concours des Suisses pour rendre l’Italie à elle-même. La cour de Rome entra en négociation avec eux. Le comte de Gruyère et ses sujets demandèrent, par l’entremise du Conseil de Fribourg, une part des gratifications annuelles soit des pensions qu’elle promettait, si l’alliance avait lieu. Le député fribourgeois, Guillaume Reyff, chargé d’en faire la proposition au légat, essuya d’abord un refus 2 . Krummenstoll, autre député, revint à la charge, quand les Cantons eurent accordé une levée de /229/ 8000 hommes. On lui répondit que le moment du départ des troupes serait le meilleur pour obtenir la faveur sollicitée pour les Gruériens, et qu’il convenait de l’attendre 1 . Nous n’oserions affirmer que la démarche du comte eut le résultat qu’il en espérait, quoique le duc de Savoie, son suzerain, eût, malgré les menaces du roi de France, accordé au pape le passage des troupes suisses par ses pays, terres et seigneuries. Le pape avait triomphé des obstacles que lui opposait Louis XII. Le chef-d’œuvre de sa politique, habilement secondée par Matthieu Schinner, cardinal-évêque de Sion, fut son alliance offensive avec les Suisses. Sans leur coopération il eût été impossible d’arracher le Milanais à la France.
Dès lors les enrôlements pour le roi furent interdits, non-seulement dans les Ligues mais aussi dans le comté de Gruyère. Malgré cette défense Louis XII conserva des partisans en Suisse. Un des plus dévoués était le gendre du comte de Gruyère, François de Gingins, seigneur du Châtelard. Le Conseil de Fribourg ayant appris qu’on avait transféré dans ce fort une grande somme d’argent, destinée aux levées faites pour la France, partant contre les Confédérés, qui étaient alors en guerre avec le roi, requit le comte de Gruyère d’engager son gendre à faire emporter cet argent et cesser les enrôlements 2 . On ne continua pas moins d’engager des soldats pour Louis XII dans la Gruyère et ailleurs. Le comte reçut plus d’un avertissement. Il répondit qu’ayant appris, à son grand déplaisir, qu’on avait sondé certains capitaines de son pays pour les envoyer au roi, il avait défendu sous peine de confiscation de corps et de biens tout /230/ recrutement dans ses Etats, sinon pour les alliés ; qu’il avait donné ordre à un homme de confiance, à Lausanne, d’arrêter tout Gruérien qui passerait par cette ville allant en Italie. Sachant que MM. de Fribourg gardaient les frontières afin que nul ne passât outre, il les pria de renvoyer ses sujets comme les leurs, et de les arrêter s’ils refusaient d’obéir 1 .
Le fils aîné du comte eut aussi besoin de se justifier. Il dit à MM. de Fribourg qu’il était peu probable qu’on eût vu de ses sujets rassemblés sur la montagne de Sainte-Croix, comme on le disait ; qu’aucun de ses vassaux n’avait quitté le pays ; que déjà M. le maréchal de Bourgogne l’avait informé que certains compagnons se disaient être de Gruyère, ce qui s’était trouvé faux. « Je serais bien fâché, ajoutait-il, qu’aucun de mes sujets allât au service du roi contre le vouloir des messieurs des Ligues, car je suis celui qui désire toujours bien vivre avec mes dits seigneurs. Si quelques compagnons du pays de Vaud se disent Gruériens, tant pis. Je ne puis pas empêcher les gens de parler. Il serait injuste d’imputer à moi ou à mes sujets ce que d’autres font de mal 2 . »
Malgré les défenses réitérées, la passion de la guerre et l’amour de l’argent poussaient les Gruériens et d’autres Suisses à s’engager au service du roi. Pendant que le comte de Gruyère recevait du Conseil de Fribourg l’invitation pressante d’empêcher ses gens de Mustruz (Montreux), de Chardonne, d’Oron et de Gruyère de s’enrôler au service de la /231/ France 1 , Messieurs de Berne apprenaient que le sire du Châtelard avait rassemblé 300 hommes, dont plusieurs Gruériens, qui devaient traverser Lausanne et Genève pour rejoindre les régiments français. En transmettant cette information au Conseil de Fribourg, ils le prièrent d’empêcher ou d’arrêter le mouvement de ces troupes 2 .
Suivant le rapport du comte il n’était parti aucun homme de son comté, et de ses seigneuries extérieures « si peu que rien, » trois ou quatre individus, bannis pour méfaits ; ces misérables étaient la cause des bruits qui se répandaient à son détriment 3 .
François de Gingins fut accusé d’entretenir des intelligences avec le général français. Le Châtelard fut pris par les Fribourgeois et occupé pendant plusieurs mois par les Confédérés.
Cependant les Suisses avaient fait au mois de mai 1512 une irruption subite dans le Milanais et remis en possession de ce duché Maximilien Sforce, fils aîné de Ludovic Sforce, dit le More, décédé prisonnier en France. Les Cantons levèrent des troupes pour la protection du jeune prince et pour la défense de son pays. Gruyère fournit d’abord 8 hommes équipés, Charmey, Corbières et Vuadens 6, Bellegarde 8, et Bulle 2 4 . Bientôt Gruyère en fournit 30, Charmey, Corbières et Vuadens 20, et Bulle 6 5 .
Louis XII, voulant reconquérir le Milanais, fit partir une /232/ nouvelle armée sous le commandement de Louis de La Trémoille ; mais la bataille de Novare, gagnée par les Suisses, le 6 juin, obligea les Français de quitter le Milanais.
Dans cette mémorable journée les Gruériens partagèrent les fatigues, les dangers et la gloire des Confédérés 1 .
Parmi ces braves était le fils de Louis de Corbières, donzel de Gruyère, qui perdit une main au combat de Novare. Rentré dans son pays, il se présenta au comte de Gruyère. Celui-ci envoya « le pouvre gentilhomme » à Messieurs de Fribourg, avec une lettre de recommandation. Il leur rappela que le duc de Milan lui avait promis une pension pour la vie ; il les pria d’écrire en sa faveur et de lui donner place avec leurs gens, si, comme on le disait, ils avaient l’intention d’envoyer des Fribourgeois à Milan 2 .
Après avoir indiqué la part que les Gruériens eurent aux événements qui se passèrent en Italie au commencement du XVIe siècle, il nous reste à raconter les faits les plus intéressants qui ont eu lieu dans la Gruyère sur la fin du règne de Jean Ier.
Le pape Jules II ayant érigé, par une bulle du 20 décembre 1512 3 , l’église paroissiale de St-Nicolas de Fribourg en /233/ collégiale, à l’instar de celle de Berne 1 , annexa à la mense capitulaire les églises d’Autigny et de Château-d’Œx 2 .
Le comte Jean Ier dut au crédit dont le duc de Savoie jouissait à Rome l’avantage de conserver à sa famille les bénéfices des deux prieurés de Broc et de Rougemont, fondés par ses ancêtres, et dont le clergé de Fribourg avait demandé l’annexion à la mense capitulaire de St-Nicolas 3 . Ces deux bénéfices donnaient une rente de 700 écus 4 .
Peu de temps auparavant l’église de St-Nicolas de Rougemont avait été l’objet d’une donation importante. Pierre d’Everdes, donzel de Rougemont 5 (soit du Flendru), et quatre-vingt-sept autres habitants de cette localité ayant résolu, de l’aveu du prieur Claude Marchandi, l’érection (ou plutôt la restauration), dans l’église paroissiale de Rougemont, d’une chapelle et d’un autel en l’honneur de St-Michel, archange, pour contribuer à la célébration du culte divin et /234/ s’amasser un trésor dans le ciel 1 , dotèrent, par donation faite entre vifs, la dite chapellenie d’une rente de 24 L. bonne monnaie de Lausanne, payable chaque année à la St-Martin d’hiver (11 novembre). Les fondateurs se réservèrent le droit de patronage et de présentation, soit le droit de nommer à ce bénéfice et de présenter au prieur un prêtre capable d’en remplir dignement les fonctions. Celui-ci devait être institué par le prieur de Rougemont 2 .
On voit par cet exemple que, dans la Gruyère, au XVIe siècle, les fondateurs de monuments destinés à la religion maintenaient le précieux privilége que leurs ancêtres s’étaient réservé.
Ce fut peut-être pour mieux servir la rente qu’il venait de constituer avec les autres paroissiens de Rougement, que le même Pierre d’Everdes, fils de feu noble Jean d’Everdes, vendit à Jean Ier, comte de Gruyère, au prix de 150 florins de Savoie, tout ce qu’il possédait à Rossinière, au lieu dit La Frasse, sauf les legs faits par ses ancêtres à la chapelle qu’ils avaient fondée à Rougemont, legs que le comte pouvait racheter de l’église, à un taux déterminé 3 .
Le même jour Pierre d’Everdes fit don à Mamert de Gruyère, prieur commendataire de Broc et curé de Château-d’Œx, de la dîme dite de Torneresse, qu’il possédait près du dit lieu 4 . Dans le même temps, le comte de Gruyère consentit à ce que le prieur de Rougemont acceptât du prieur de Broc certains biens en échange de la part de la grosse dîme de Grandvillars, que la comtesse Guillemette /235/ avait donnée en aumône, en 1309, au prieuré de St-Nicolas de Rougement 1 .
Ces détails serviraient à prouver, au besoin, que les prieurés dont nous parlons ne furent pas annexés, au commencement du XVIe siècle, à la mense capitulaire de Fribourg, et qu’ils ne cessèrent pas alors d’être des bénéfices de la maison de Gruyère.
Un fait, ignoré jusqu’ici, et qui mérite d’être enregistré, ne fût-ce que comme un exemple des mutations auxquelles les fiefs et leurs habitants étaient sujets, c’est que la seigneurie de Châtel-Saint-Denis appartint pendant quelque temps à Jean Ier, comte de Gruyère, en vertu de la cession que lui en avait faite son beau-frère George de Menthon, gentilhomme issu d’une famille ancienne qui a vendu à la commune de Châtel plusieurs des montagnes et des forêts qu’elle possède. On trouve que le 28 octobre 1500, au château de Blonay, en présence de nobles Jean seigneur de Blonay et François de Gingins, seigneur du Châtelard, noble George de Menthon, seigneur de Châtel, donna à cette commune quittance de 42 florins qu’elle avait fournis à titre de subside au duc de Savoie. Deux membres de sa famille avaient avant lui possédé la seigneurie de Châtel pendant une quarantaine d’années 2 . Elle était parvenue à la maison de Menthon par le mariage de Bernard de Menthon avec une fille de Guillaume Challant 3 . Le 18 avril 1508, Jean comte et seigneur de Gruyère avait pris à Châtel-Saint-Denis /236/ possession du château, de la ville et des hommes de tout le mandement de ce nom et de ses appartenances, et reçu la foi et l’hommage de ses nouveaux sujets. Le 26 juin suivant le comte les délia de leur serment, eux et le châtelain 1 et les remit 2 , c’est-à-dire qu’il les rendit ou les restitua à messire George de Menthon, chevalier, son « frère bien-aimé. » Le principal témoin de cet acte de restitution fut noble Louis de Corbières. Le gouverneur et bailli de Vaud, sire Jean d’Estavayé, seigneur de Bussy et coseigneur de Mézières, à la requête du dit comte, à lui présentée par Fierabras de Corbières, bourgeois de Gruyère et notaire du bailliage de Vaud, apposa son scel au dit acte 3 .
Il est probable que le comte Jean restitua la seigneurie de Châtel-St-Denis à son ancien possesseur, parce qu’il n’avait pas de quoi en payer le prix, et qu’alors le sire de Menthon, qui avait besoin d’argent, la vendit sous réserve de rachat au sire de Beaufort, qui, à son tour, l’offrit aux seigneurs de Fribourg. Le comte de Gruyère intervint en faveur de son beau-frère ; mais les Fribourgeois qui, comme leurs voisins de Berne et beaucoup d’autres, ne négligeaient aucune occasion d’accroître leurs domaines et d’étendre leur domination, répondirent au comte, le 2 janvier 1514, que son beau-frère de Menthon ne voulant pas acquitter le prix de la seigneurie de Châtel-Saint-Denis, ils l’avaient payé au sieur de Beaufort, et qu’en conséquence ils ne pouvaient plus avoir égard aux réclamations du sire de Menthon 4 .
C’est ainsi que la seigneurie de Châtel-Saint-Denis devint, /237/ au commencement du XVIe siècle, propriété de l’Etat de Fribourg, qui s’était déjà agrandi, comme l’Etat de Berne, aux dépens du comte de Gruyère.
Forcé, peu de temps après son avénement, de céder à l’Etat de Berne tous ses droits de seigneurie dans les Ormonts, Jean Ier s’était vu, deux ans plus tard, dans la nécessité de vendre à celui de Fribourg, aux prix de 9866 fl., 13 s., 4 d. la moitié qui lui appartenait de la seigneurie de Bellegarde, excepté la montagne appelée Félisima 1 , qu’il avait hypothéquée à Benoit d’Arx, bourgeois de Fribourg, pour la somme de 1100 florins, produisant l’intérêt annuel de 55 florins 2 .
L’embarras incessant où se trouvait Jean Ier entraînait l’aliénation de fonds ou de rentes, ou l’obligation de faire des emprunts dont l’intérêt absorbait une bonne partie des revenus des terres hypothéquées. Il vendit au prix de 4700 florins de Savoie un grand pré à Sales, des dîmes et des cens de Sales 3 , provenant de sa mère Pernette de Blonay. Il devait au conseiller G. Felga, de Fribourg, 1300 L., assurées sur la seigneurie d’Oron ; à l’hôpital du Bourguillon (près de Fribourg), 110 florins du Rhin 4 . Il se fit inviter plus d’une fois par le Conseil de Fribourg à payer au conseiller Techtermann l’intérêt du capital qu’il lui devait. On le menaçait même de saisir le fonds qui était engagé pour sûreté de sa dette 5 . Il lui fallut hypothéquer Aubonne /238/ à Messieurs de Fribourg, qui (en 1504) l’avaient cautionné de la somme de 4000 florins qu’il devait à Nicolas Hasfurter de Lucerne, et s’étaient réservé, à cette occasion, la faculté de lui faire subir l’otage dans leur ville s’il ne payait pas au terme fixé l’intérêt de sa dette 1 .
Rien ne fait mieux connaître la détresse financière du comte Jean Ier que la lettre suivante, qu’il écrivit à Messieurs de Fribourg :
« Jay veu la lettre que vous a plut moe escrire par le presant porteur feissant mencion que Niclaux (Nicolas) Hasfurter vous a anvoie un heraux de Lucerne a cause de la cense (l’intérêt) que je ly does dont vous moe estes fiansses (cautions), et que dedans VIII jours vous voles tenir hostage sus moe jusque asse que je aie paié la dite cense que je ly does de deus ans. Mess. je vous suplie que voustre bon plessir soet que teniés mayn que le dit Hasfurter soet contant de matandre jusque au premier jour du moy dost (d’août) prochanement venant, et desse que je luy pores devoer des deux ans je le faire (ferai) contant dessorte que vous nares (n’aurez) cause de vous mettre en hostage su moe. MM. je vous promet que jay fait toute deligence pour luy avoer paier sa sense, et quan vous sares (saurez) comment jay usé deligence vous ne sares (serez) pas si esbaits (ébahis) que vous estes ; mest (mais) /239/ tant pour la mauvesse monoe (monnaie) qui court en se cartier icy je nessaray (ne saurai ) contanter mon home et vous ausy sy est que je nay pas poie (payé) au jour, mest si vous moe poves fere le bien que je vous requier de moe fere attandre jusque au jour dessu nommé, je ny faire (ferai) poent deffaute de le paier 1 . »
Hasfurter n’en fut pas plus exactement payé. Il renouvela bientôt la menace de poursuivre son débiteur. Le pauvre comte pria MM. de Fribourg de lui obtenir un nouveau délai, promettant de payer son créancier au jour qui serait fixé, et de compeller, c’est-à-dire de contraindre ou d’obliger ses sujets de Château-d’Œx à lui payer ce qu’ils lui devaient, afin qu’il pût s’acquitter envers Hasfurter. En même temps il prévenait MM. de Fribourg qu’il avait remis au porteur de sa lettre de quoi défrayer le messager qu’ils enverraient à Lucerne 2 .
Jean Ier avait dû abandonner à l’évêque de Lausanne ses droits sur le Jorat. Les 1200 écus d’or adjugés au cédant lui eussent été d’un grand secours ; mais, soit pauvreté, soit avarice, l’évêque ne lui paya ni intérêt ni principal. De là un nouveau déficit à combler par un nouvel emprunt.
Il n’est pas nécessaire d’énumérer les diverses obligations que le comte Jean Ier dut contracter ; celles que nous avons mentionnées permettent d’apprécier la fortune de ce prince.
La situation financière de Jean Ier ne pouvait être florissante. Etant seigneur de Montsalvens il avait souffert des déprédations commises par les aventuriers qui au déclin du XVe siècle désolèrent le Pays de Vaud et la Gruyère. Suivit /240/ l’affaire de succession, qui l’engagea dans un procès ruineux, dont une des conséquences fâcheuses pour lui fut l’obligation de payer une forte somme pour le rachat de la seigneurie d’Aubonne. Ajoutons à cela des pertes et des dépenses diverses causées par les troubles et les désordres de cette époque. Loin de pouvoir éteindre d’anciennes dettes de famille, Jean Ier se voyait contraint de les augmenter par des emprunts onéreux, ou de vendre des fonds et de diminuer ses ressources. Ce seigneur ne manquait à coup sûr ni d’intelligence ni d’énergie, mais les nombreux obstacles qu’il rencontra dans sa carrière eussent neutralisé les efforts d’un homme plus habile que lui. A l’époque où nous sommes arrivés la cour de Gruyère présente l’affligeant spectacle de la décadence : elle offre le contraste du luxe et d’un état voisin de la pauvreté.
Le comte Jean Ier termina sa carrière dans la première moitié de l’an 1514, laissant deux fils et leur mère Huguette de Menthon, sœur de George de Menthon, chevalier, qui nous est déjà connu, et fille de François de Menthon, chevalier, possesseur du château dit de Menthon, à Lausanne 1 , descendant d’une ancienne famille noble du Genevois, dont on remarque, non loin d’Annecy, l’antique manoir qui fut le berceau de Saint-Bernard, l’immortel fondateur de l’hospice de ce nom 2 .
Huguette de Menthon, avant d’être comtesse de Gruyère, fonda une rente annuelle de 18 sous de Lausanne dans l’église paroissiale de Broc, pour le repos de l’âme de son /241/ père, de bonne mémoire 1 . Depuis elle en fonda une autre dans l’église de Gruyère 2 .
Dans un acte passé au château de Gruyère, le 24 février 1512, qui confirme la vente des montagnes dites les Ourdèches et Tissinivaz, faite en 1322 par le comte Pierre III en faveur de l’abbaye d’Humilimont 3 , on apprend que Jean Ier avait deux fils, qui approuvèrent la confirmation de la dite vente, savoir Jean, seigneur d’Aubonne, et Jacques, seigneur de Montsalvens 4 . Leur sœur, Bonne de Gruyère, femme de François de Gingins, seigneur du Châtelard, était morte après quelques années de mariage, en 1506 5 .
Jean Ier laissa un ou plutôt deux fils naturels, savoir : 1° Jean de Gruyère, qui aurait été légitimé 6 , et qui paraît dans les actes publics en qualité de protonotaire du siége apostolique et de curé de la ville et paroisse de Corbières 7 ; 2° Pierre de Gruyère, qui, comme le précédent, reçut les Ordres, et fut protonotaire apostolique, chanoine de Lausanne, prieur commendataire de Broc, prieur de /242/ Rougemont, curé de Gruyère et de Vuisternens. On le tient pour un frère du comte Michel, tandis qu’un document du 21 juillet 1554 le dit son oncle bâtard.
Antoine bâtard de Gruyère, seigneur d’Aigremont, oncle du comte Jean Ier, était mort octogénaire, en 1502, loin de son antique manoir, qu’il avait dû vendre avec ses appartenances à Messieurs de Berne. Nous donnerons dans un appendice quelques détails sur la branche de Gruyère-Aigremont, dont Antoine fut le chef.
CHAPITRE VINGTIÈME.
Jean II, comte de Gruyère. Son joyeux avénement. Les Suisses devant Dijon. Les Gruériens les suivent dans le Milanais. Bataille de Marignan. Paix perpétuelle entre la France et les Cantons. Transaction entre le comte de Gruyère et l’évêque de Lausanne. Querelle entre les gens de La Tour et ceux de Bulle. Distinctions accordées au comte Jean II. Indulgences dans la Gruyère. Embarras du comte ; emprunts et aliénations. Guerre de l’empereur et du roi de France. Le comte de Gruyère à la bataille de la Bicoque. Nouveaux démêlés des gens du comte avec ceux de l’évêque et grave décision des premiers. Contestation au sujet du fief de Corsier. Les Gruériens en Picardie. Solde et pensions réclamées par le comte. Bourgeoisie de Genève avec Fribourg, puis avec Berne. Débats et hostilités à ce sujet. Confrérie de la Cuiller. Le comte de Gruyère, surarbitre dans l’affaire de la bourgeoisie. Fribourg lui intente un procès. Convention de Belley et décharge du comte. Entreprise de la faction savoyarde contre Genève. Confédérés et Gruériens allant au secours de cette cité. Dévastations dans le Pays de Vaud. Genève délivrée. Arrêt de Saint-Julien. Convention de Payerne. Les Suisses se divisent pour la cause religieuse. Bataille de Cappel. Les Gruériens gardent la vieille foi. La réformation à Genève. Indépendance politique et religieuse de cette cité.
[1514-1534.]
Jean II
1514-1539.
Fortuna duriore conflictatus 1 .
En 1507, Jean de Gruyère, alors seigneur d’Aubonne, avait, comme on l’a dit 2 , sollicité l’honneur d’être admis au nombre des princes, des comtes et des barons qui accompagneraient le roi des Romains dans son expédition d’Italie. Il désirait se distinguer, sur un grand théâtre, par quelque /244/ exploit de chevalerie, s’y montrer digne du nom que ses ancêtres avaient illustré, et acquérir cette connaissance des hommes et des choses, cette expérience qui est d’ordinaire le meilleur guide et le plus sûr conseiller. L’expédition que Maximilien avait projetée eût offert au futur souverain de la Gruyère l’occasion de gagner la confiance et l’amitié d’hommes considérables, et d’établir avec eux des rapports qui lui eussent donné de la considération et un appui dans l’époque agitée où la Providence l’appelait à diriger le fragile vaisseau que menaçaient de nouveaux orages. Le roi des Romains ayant été empêché d’accomplir son dessein 1 , Jean de Gruyère resta dans la seigneurie d’Aubonne, qu’il tenait de son père, tandis que son frère Jacques administrait la seigneurie de Montsalvens, qu’il avait reçue pour sa part.
Le fils aîné du comte Jean Ier avait épousé en 1504, comme on l’a vu 2 , damoiselle Marguerite de Vergy, fille de Guillaume de Vergy, maréchal de Bourgogne, sœur de Claude, seigneur de Fonvent, et d’Antoine, archevêque de Besançon. Cette union, en réconciliant deux illustres maisons dès longtemps ennemies, vidait la vieille querelle qui les avait divisées et faisait cesser une rivalité nuisible aux deux familles.
Peu de jours après l’avénement du comte Jean II, le 29 juin 1514, eut lieu dans l’église paroissiale de St-Théodule de Gruyère, la cérémonie d’usage à l’occasion de la joyeuse entrée. Les nobles, bourgeois, paysans et habitants de la ville et de la châtellenie de Gruyère, représentés par leurs notables ou par leurs délégués, jurèrent fidélité à leur nouveau seigneur. Celui-ci, à son tour, fit à ses sujets la promesse /245/ solennelle de maintenir leurs libertés et franchises écrites et non écrites. Les témoins de cette cérémonie furent Pierre Morelli, abbé de Hautcrêt, Mamert de Gruyère, commendataire du prieuré de Broc, Pierre Retornat, prêtre de Gruyère, et François de Gingins, baron du Châtelard. A la requête du comte et de ses sujets, l’acte destiné à perpétuer la mémoire de cet événement fut scellé du grand sceau de la communauté de Fribourg, dont le comte et ses vassaux étaient combourgeois 1 . Les libertés, immunités et franchises des autres châtellenies furent également reconnues et confirmées par le comte. Celles de la commune de Broc et de la seigneurie de Montsalvens reçurent la sanction d’usage le 24 mai 1517.
Le 6 (ou le 7) novembre 1514, le comte Jean II et son frère Jacques renouvelèrent le traité de combourgeoisie que leur père avait conclu avec Fribourg, d’abord en qualité de seigneur de Montsalvens, le 1er juillet 1495, puis en qualité de comte de Gruyère, le 7 mars 1501. Les deux frères réservèrent le comte de Savoie. Le Conseil de Fribourg, de son côté, en promettant aux deux seigneurs de Gruyère aide et protection, réserva le pape, l’empereur, les Confédérés, et tous ceux avec qui Fribourg avait contracté une alliance antérieure au traité de combourgeoisie que nous venons de mentionner 2 .
Depuis la bataille de Novare, les Suisses, enhardis par leur victoire, étaient arrivés, le 7 septembre 1513, devant Dijon, et avaient aussitôt commencé le siége de cette ville, /246/ comptant s’en rendre maîtres et marcher ensuite sur Paris. Mais le 13 septembre La Trémoille avait fait avec eux un traité qui les obligeait à lever le siége au prix d’une forte somme qu’il leur payerait. Débarrassé de ces redoutables ennemis, Louis XII voulut réparer ses malheurs. Il avait toujours en Suisse de nombreux partisans, en sorte que les autorités durent réitérer la défense d’enrôler pour le roi. Le Conseil de Fribourg requit le bailli de Vaud et le comte de Gruyère d’empêcher leurs ressortissants de se joindre aux soldats français 1 .
Les Gruériens continuaient de s’engager avec les Confédérés dans des entreprises militaires. Pour une expédition contre Gênes, en faveur du duc de Milan, Gruyère fournit d’abord (le 8 mai 1514) 8 hommes armés, Corbières et Charmey 6 ; au bout de quelques semaines (le 23 juin), la châtellenie de Gruyère donna 50 hommes, Corbières et Charmey 24. Tous étaient équipés.
Une pension fut allouée aux localités qui avaient offert des soldats. Le Conseil de Fribourg en informant de ce fait l’autorité de Gruyère, lui dit que Corbières et Charmey avaient droit à une part annuelle de 50 écus payables dès le 1er août 1515 2 .
Les pensions obtenues à Lucerne étaient alors un sujet de contestation entre les habitants de la Haute et ceux de la Basse-Gruyère. L’Etat de Fribourg pria, le 20 février 1516, celui de Berne de lui envoyer, pour le 3 mars, des délégués afin que l’on pût aplanir le différend : puis il invita (le 5 mars) ses combourgeois de la Basse-Gruyère à /247/ donner, à leurs frais, 50 ducats aux habitants de Château-d’Œx, faute de quoi le débat serait porté devant le tribunal des Cantons.
François Ier, qui succéda le 1er janvier 1515 à Louis XII, résolut aussitôt de recouvrer le Milanais. Il fit au mois d’août son entrée dans ce pays, qui n’était défendu que par les Suisses. Ceux-ci attaquèrent l’armée française près de Marignan, bourg situé à trois lieues de Milan. La bataille, livrée le 13 septembre, fut continuée le lendemain, et gagnée par le roi. Cette victoire rendit le Milanais à la France. Les Suisses, et parmi eux les Gruériens, n’avaient pas failli à leur courage dans cette bataille meurtrière que Trivulce appelait un combat de géants. François Ier, en forçant la fortune à lui céder la victoire, apprit à mieux apprécier ses adversaires. Aussi rechercha-t-il avec empressement leur alliance. Il fit avec eux, le 7 novembre 1515, une convention, qui servit de base à un traité plus complet et plus solide qu’il conclut, le 29 novembre 1516, à Fribourg. On donna à ce traité le nom de Paix perpétuelle, et il le mérita, puisque en effet les Suisses, depuis ce temps, ont été fidèles alliés de la France. Les Confédérés firent comprendre le comte de Gruyère dans la Paix perpétuelle. L’article 10e du traité accorde au comté de Gruyère une pension de 600 francs, et une de 400 francs à la commune de Gessenay 1 . /248/
Le comte de Gruyère avait reçu 1017 1/2 écus pour sa part de la somme payée aux VIII Cantons qui avaient passé un contrat avec le roi de France avant la conclusion du traité de Fribourg.
Le comte Jean II, afin d’améliorer la situation financière qu’il avait héritée de son père, demandait à l’évêque de Lausanne le payement de la somme que ce prélat lui devait pour la cession des droits de la maison de Gruyère sur le Jorat. Fatigué de vaines réclamations, le comte s’adressa aux villes de Berne et de Fribourg, dont les ambassadeurs, de concert avec les commissaires de Charles III duc de Savoie, avaient arrêté la convention de Hautcrêt du 27 avril 1510 1 . Les Conseils des deux villes requirent l’évêque de payer sans délai ce qu’il devait au comte 2 . Au lieu d’acquitter loyalement leur dette, l’évêque Aimon et son neveu, Sébastien de Montfaucon, coadjuteur du prélat et /249/ évêque élu de Lausanne, demandèrent une diminution de la somme dont ils étaient débiteurs. Ensuite d’une entrevue que le comte eut à Fribourg avec le Conseil de cette ville et les délégués de Berne, la somme de 1200 écus subit une réduction d’un sixième 1 . Le prince-évêque et son neveu, pour satisfaire enfin leur créancier, empruntèrent de Jean Schwarzmourer, amman de Zoug, un capital de 1500 écus d’or au soleil, au coin du roi de France, dont ils s’obligèrent à lui payer l’intérêt annuel de 75 écus soit à Berne, soit à 2 milles de la Confédération, à tel endroit que désignerait le possesseur de la créance. Ils lui donnèrent pour hypothèque le Jorat avec ses dépendances, leur maison de Belletruches à Vevey, avec toutes ses dépendances, et pour caution Pierre Falk, avoyer de Fribourg, Barthélemi May, membre du Conseil de Berne, et d’autres 2 . Enfin, le 3 décembre, le comte de Gruyère, présent au Conseil de Fribourg, put déclarer qu’il avait reçu des mains du receveur général de l’évêque la somme de mille écus. Il perdait ainsi 200 écus de capital outre les intérêts d’environ sept ans et les frais.
L’affaire du Jorat, surtout le mauvais vouloir de l’évêque de Lausanne, qui, au lieu d’acquitter au temps fixé par les arbitres la dette qu’il avait contractée envers le comte de Gruyère, prétendait n’être pas tenu de la payer, ce fait, disons-nous, ranima la haine que les montagnards avaient dès longtemps vouée aux gens des basses-terres de l’évêque. La querelle de Pully avait été vidée par des arbitres, mais ceux-ci n’avaient pas eu le pouvoir d’ôter des cœurs la /250/ rancune qu’ils nourrissaient. A tout propos les gens du haut pays étaient prêts à fondre sur ceux de la plaine. Avant que l’évêque Aimon et son neveu eussent été contraints par Berne et Fribourg d’acquitter leur dette, on s’attendait à un conflit. Les Gruériens méditaient une invasion dans La Vaux. Leurs menaces, prises au sérieux par Fribourg, engagèrent le Conseil de cette ville à prier le comte de Gruyère de veiller à ce que l’évêque de Lausanne et son église ne reçussent aucun dommage 1 .
Depuis, les gens de la Basse-Gruyère, afin de venger une injure faite à l’un d’eux à l’occasion d’un baptême qui avait eu lieu à Vevey, conçurent le projet de surprendre cette ville avec une enseigne 2 , lorsque les magistrats de Berne et de Fribourg les firent renoncer à l’exécution d’un si mauvais dessein 3 .
L’animosité des Gruériens éclata surtout contre leurs voisins de Bulle. Les habitants de la Tour-de-Trème, sujets du comte, contestaient à ceux de Bulle, vassaux de l’évêque, l’usage des eaux de la Trème, rivière ou torrent qui formait la limite des deux terres jadis unies sous un même seigneur. Empêcher l’eau d’un ruisseau de couler jusqu’à leurs voisins, n’était-ce pas ressembler à cet égoïste qui refusait d’éclairer de sa lumière un voyageur égaré, auquel il eût pu rendre un bon service sans qu’il lui en coûtât rien à lui-même ? Les gens de La Tour étaient aveuglés par la haine. Fribourg, après avoir essayé, mais en vain, d’accorder les deux parties, pria le comte de proposer à ses sujets de porter leur différend devant un tribunal /251/ impartial, et, en attendant le jugement, de laisser arriver deux jours de la semaine l’eau de La Trème à ceux de Bulle 1 . On réussit à vider cette querelle de mauvais voisins. Toutefois la réconciliation ne fut que passagère. Bientôt on eut à regretter de nouveaux troubles dans cette contrée.
Vers la fin de l’année précédente, le comte de Gruyère avait accompli le devoir dont sa famille était tenue depuis près d’un siècle envers celle d’Offenbourg 2 , en acquittant le cens de deux bœufs à Hermann d’Offenbourg et à ses héritiers 3 . Ceux-ci lui en avaient fait hommage lige, suivant la coutume, au château de Gruyère, en présence de Mamert de Gruyère, prieur de Broc, et d’autres personnages 4 .
Jean II fut obligé de recourir à des emprunts pour soutenir son rang et faire face à ses dépenses. En 1517 il emprunta de l’Etat d’Unterwalden la somme de 7200 florins du Rhin, dont l’intérêt de 360 florins était payable dès l’an 1518, à Sarnen, dans les huit jours qui précédaient ou qui suivaient la St-André 5 . Il donna pour hypothèque ses deux seigneuries d’Aubonne et d’Oron. En cas de non payement /252/ de la rente au temps fixé, ses créanciers enverraient, à ses frais, un messager à Gruyère, pour exiger l’intérêt dû et le remboursement des dépenses occasionnées par le retard. Si le comte laissait passer un an sans payer, il serait tenu, huit jours après sommation, d’envoyer à Sarnen deux hommes, chacun avec un cheval, pour y faire l’otage à ses dépens dans une hôtellerie publique 1 , et si au bout d’un mois l’intérêt dû n’était pas acquitté, avec les frais, les créanciers pourraient saisir et garder l’hypothèque jusqu’à complet acquittement. Le comte se réservait le rachat de la rente (c’est-à-dire la faculté de rembourser le capital) par portions de 100, de 60, de 50 florins pour 2000, 1200 et 1000 florins.
L’acte qui constate cet emprunt, passé à Gruyère le 25 août 1517 en présence de témoins, portait le sceau du comte Jean et celui de l’Etat de Fribourg.
Lorsque, la même année, le duc de Savoie, Charles III, eut résolu de visiter le Pays de Vaud, Monsieur de Lullin, gouverneur de ce pays, le comte de Gruyère et l’abbé de Hautcrêt furent élus pour lui offrir le don gratuit que Jacques Cerjat, donzel de Moudon, avait levé dans cette contrée 2 .
Les trois députés devaient se trouver à Moudon le lundi (9 novembre), et le lendemain offrir leur présent au duc Charles, au nom de tout le pays. Le prince ayant appris que le mardi il y avait « gros attrait de foire et de toutes parts au dit Moudon, » changea son itinéraire et annonça /253/ qu’il viendrait à Lausanne. Aussitôt le gouverneur invita les nobles et bourgeois des bonnes villes à se trouver le lundi de bon matin à Lausanne avec leur argent, celui des ecclésiastiques et des nobles devant être prêt alors. Il s’agissait de tout réunir et de s’entendre sur le mode à suivre pour faire le présent et demander la confirmation des franchises du pays 1 .
Dans cette cérémonie, le gouverneur représentait plus particulièrement le pays ou le tiers-état, le comte de Gruyère, la noblesse féodale, tandis que l’Ordre ecclésiastique était représenté par Pierre Morelli, commendataire perpétuel de l’abbaye de Hautcrêt.
Le choix que les Etats firent du comte de Gruyère en cette occasion montra à la fois qu’il était le premier seigneur du Pays de Vaud et un personnage agréable à la cour de Savoie. Charles III lui donna en plusieurs circonstances des témoignages non équivoques de son estime et de sa bienveillance. Par lettres patentes du 19 janvier 1518 il nomma conseiller et chambellan le comte Jean II, attachant à ces titres une pension annuelle de six cents florins 2 , qui fut payée au comte probablement jusqu’à sa mort. Lorsque, le 11 septembre de la même année, Charles III transforma l’ordre du Collier en celui de l’Annonciade 3 , le comte Jean II fut au nombre des cinq /254/ nouveaux membres que le duc ajouta aux quinze chevaliers institués par le fondateur Amédée VI, en 1362. Les nouveaux statuts furent jurés par le duc, qui se déclara chef et souverain de l’Ordre, par Philippe de Savoie, comte de Genevois, son frère, par Jean, comte de Gruyère, et par Thomas de Valpergue, comte de Mazin.
Lorsque, pour inaugurer cette transformation, le duc fit célébrer avec solennité, dans la chapelle du château de Chambéry, la fête de l’Ordre, le jour de l’Annonciation de Notre-Dame, 25 mars 1519, on remarqua le comte de Gruyère parmi les brillants chevaliers, hauts et puissants seigneurs 1 .
En 1521, à l’occasion de la promotion du sire de Gorrevod à la dignité de comte, Bonnes nouvelles, le héraut de l’Ordre 2 put répondre à la question qui lui fut adressée, que sur l’invitation du duc le comte de Gruyère, chevalier de l’Annonciade, avait pris place à la droite du prince 3 .
En 1521 on leva, dans le Pays de Vaud, un subside /255/ extraordinaire à l’occasion de la joyeuse entrée 1 de la nouvelle duchesse de Savoie 2 . Les commissaires chargés d’en effectuer le recouvrement, savoir Pierre Cerjat, seigneur de Combremont, et Henri de Cojonay, seigneur de Saint-Martin, déclarèrent au comte de Gruyère qu’ils n’exigeaient de lui aucun subside à raison de ses possessions dans le Pays de Vaud, lui laissant la liberté d’offrir ce qui lui plairait. Au lieu de 70 florins pour 50 feux à Palésieux, 6 à Oron, 14 à Bourjod, c’est-à-dire 1 florin par feu, le comte en paya 50 3 .
Les témoignages de confiance et de considération dont le duc de Savoie se plut à honorer le comte de Gruyère étaient propres à fortifier l’antique lien qui liait la maison souveraine de Gruyère à la monarchie de Savoie. Aussi le comte Jean II resta constamment fidèle à la politique et à la religion de ses pères. Ses peuples ne firent défaut ni à l’une ni à l’autre. Tandis qu’à Zurich et ailleurs le trafic des indulgences était repoussé comme un outrage à la religion de Jésus-Christ, les habitants des montagnes gruériennes, gens simples et dévots, livraient leurs deniers pour obtenir à prix d’argent la rémission de leurs péchés passés et futurs.
A peine une génération s’était éteinte depuis qu’une bulle célèbre dans le pays avait accordé des indulgences à quiconque visiterait pieusement la chapelle de St-Jean à Gruyère 4 . Les Gruériens pouvaient-ils refuser celles qu’on leur offrait en vue de la construction, à Rome, d’un temple magnifique à l’honneur du prince des apôtres ? Ils ne le pensaient pas./256/ Aussi Bernard Samson, de Milan, de l’Ordre des Frères mineurs de l’observance 1 , à qui était dévolue l’exploitation des pays des Ligues et de leurs alliés, trouvait-il un facile accès dans la Gruyère. Le 28 avril 1519 il vendit une concession d’indulgences à la mestralie de Rossinière et de Cuves.
Le comte de Gruyère trouvait dans la maison de Savoie une protection qui lui était d’autant plus nécessaire que depuis les guerres de Bourgogne l’administration du comté était devenue à divers égards plus difficile. D’un côté, il rencontrait des populations turbulentes, de l’autre les exigences des seigneurs de Berne et de Fribourg, qui, maîtres chez eux, aspiraient à le devenir chez leurs voisins. Nous avons eu déjà plus d’un exemple de cette tendance à la suprématie. L’action du comte de Gruyère était souvent gênée, alors même qu’il s’agissait d’une mesure utile. C’est ainsi que, à l’occasion d’une épidémie qui faisait des ravages à Fribourg, le comte, afin de préserver ses Etats de la contagion, ayant établi une espèce de cordon sanitaire aux frontières des seigneuries d’Oron, de Gruyère et de Charmey, le Conseil de Fribourg, non content de blâmer l’auteur de cette mesure, le requit par un héraut de rétracter, comme étant contraire à la teneur des traités de bourgeoisie, la défense qu’il avait faite de laisser passer par le territoire d’Oron des marchandises destinées à Fribourg, ou d’héberger à Gruyère et à Charmey des gens revenant de cette ville. Le dit Conseil enjoignit au comte de rouvrir les communications entre les deux pays. Il le pria en même temps de ne pas permettre à ses sujets de « présenter bataille » /257/ aux Fribourgeois, soit de les provoquer et d’engager des rixes 1 . Fribourg faisait en quelque sorte la police dans les Etats du comte, qui peut-être ne veillait pas assez au maintien de l’ordre public, ou qui était trop faible pour se faire obéir.
Aux difficultés qui naissaient de ses rapports et des relations de ses sujets avec Berne et Fribourg venaient s’ajouter des embarras d’argent. Naguère le comte, à bout de ressources, avait cédé aux deux villes, au prix de 3100 (?) L. de Lausanne, le fief d’Etagnières avec ses appartenances 2 . Bientôt, à la veille d’une guerre entre l’empereur et le roi de France, il vendit à Jean seigneur de Blonay 10 écus, bon or et bon poids, pour 200 écus, c’est-à-dire qu’il emprunta ce capital au 5 % 3 . L’année suivante, il put payer à l’Etat de Fribourg la somme de 172 L., 3 sous, 4 deniers d’intérêt dû en 1520 4 .
La rivalité de Charles-Quint et de François Ier fit naître en 1521 une guerre dont l’Italie fut le principal théâtre. L’empereur se ligua avec Henri VIII et le pape. François Ier avait pour alliés les Vénitiens. Il renouvela le 7 mai 1521 le traité qu’il avait fait avec les Suisses. Ceux-ci lui fournirent 16 000 hommes, levés dans les Cantons et dans les pays qui étaient unis aux Confédérés par un contrat d’alliance ou de combourgeoisie. La Haute et la Basse-Gruyère donnèrent un contingent de 400 hommes, ayant pour chef leur souverain, sous le commandement duquel se rangèrent /258/ apparemment d’autres seigneurs, parents ou voisins du comte. Jacques de Gruyère, seigneur de Montsalvens, fut, dit-on, l’un des capitaines du contingent fribourgeois ; l’autre était Jean Amman 1 .
Le 1er mars 1522 les Suisses avaient rejoint l’armée française. Le maréchal Lautrec, après avoir essayé vainement d’emporter Milan et Pavie, revint camper à Monza, tandis que Prosper Colonna, général de l’empereur, se retrancha dans le parc de la Bicoque, château-fort situé entre Lodi, Milan et Monza, à une lieue (3 milles d’Italie) de cette ville et du camp des Français et de leurs alliés 2 . Lautrec, n’osant l’attaquer dans une position si avantageuse, était d’avis que l’on attendît un redoutable allié, la faim, qui bientôt forcerait les Impériaux à la retraite et les livrerait aux coups de l’armée française. Les observations de Lautrec et de ses lieutenants ne rencontrèrent que des oreilles indociles. Les Suisses demandaient « Argent, congé ou bataille ! » Lautrec subit la loi d’une armée étrangère, prête à regagner ses montagnes, parce qu’on ne la payait pas. Le dimanche 27 avril les Français et les Suisses entreprirent de déloger l’ennemi, mais sa formidable artillerie éclaircissant leurs rangs, ils se retirèrent après avoir perdu beaucoup de monde. Le comte de Gruyère, qui prit part à cette bataille, dit qu’elle coûta la vie à quatorze ou quinze capitaines des Ligues, à plusieurs gros personnages français et à quelques milliers d’hommes de part et d’autre. Le comte n’eut pas de blessure, ni le jeune baron de Blonay, /259/ son parent, qui s’était « trouvé là où les gens de bien se doivent trouver ; » mais le bâtard de Gruyère reçut à la main un coup d’artillerie 1 .
Dans ce combat meurtrier périrent les deux principaux chefs de l’armée suisse, Albert de Stein et Arnold de Winkelried, descendant du héros de Sempach. Celui-ci avait donné sa vie pour sa patrie ; son arrière-neveu versa son noble sang pour un prince ambitieux qui disputait à son rival le droit d’être l’oppresseur de l’Italie.
Les Suisses, mal payés et mal dotés, selon l’expression du comte de Gruyère, étaient prêts à s’en aller. Jean II pensait que si le roi de France ne venait pas lui-même en Italie il ne recouvrerait jamais le duché de Milan. On sait que la bataille de la Bicoque fit perdre le Milanais à la France.
Ainsi que le comte de Gruyère l’avait prévu, peu de jours après cette bataille, les Suisses, honteux de s’être engagés pour de vaines promesses, quittèrent l’armée française, qui, privée de leur secours, se vit obligée d’évacuer l’Italie.
Lorsque le comte de Gruyère rentra dans son pays, il vit le peuple très agité. Les Gruériens éprouvaient pour les gens de l’évêque, leurs voisins, une antipathie dont nous trouvons l’origine dans la cession forcée de Bulle à l’évêque de Lausanne, dans la suppression du marché de la ville de Gruyère au profit de sa rivale, bref dans les humiliations /260/ que l’évêque, armé des foudres de l’Eglise, avait fait subir à la maison de Gruyère, en la dépouillant d’une partie de ses biens et en la frappant d’anathème 1 . Il est des outrages qu’un peuple, si petit soit-il, ne peut oublier, parce qu’ils l’ont atteint à la partie la plus sensible de son être moral. L’animosité réciproque des deux populations que séparait la Trème s’était envenimée, malgré les efforts de quelques-uns de leurs seigneurs pour la dissiper 2 . Dans certaines circonstances, il est vrai, la politique, ou l’intérêt, ou quelque autre motif faisait taire tout dissentiment. Au reste, si l’on a vu plus d’une fois des habitants de Bulle aller à la guerre avec des bourgeois de Gruyère, de Corbières et de Charmey, c’est qu’ils étaient, comme leurs voisins, combourgeois de Fribourg et qu’ils devaient, en cette qualité, lui fournir un contingent 3 .
Il paraît que je ne sais quel comte avait obtenu d’un évêque de Lausanne que le marché de Bulle fût transféré dans sa capitale. Cette cession n’était sans doute que conditionnelle. Quoi qu’il en soit, les gens de Bulle demandèrent le rétablissement de la foire et du marché dans leur ville. Il y allait de leur commerce et de leur prospérité 4 . L’évêque en ordonna la translation à Bulle. Aussitôt les habitants de la Gruyère firent entendre des plaintes amères et des menaces. Ceux de Gessenay, de Château-d’Œx et de Rougemont se rendirent à Berne, dont ils étaient combourgeois, et ils exposèrent leurs griefs aux magistrats de cette ville. Fribourg, à qui la Basse-Gruyère était liée par un traité semblable /261/ à celui qui attachait la Haute-Gruyère à Berne, offrit sa médiation et pria le comte d’empêcher une collision 1 . Le Conseil de Berne, animé du même esprit, se hâta de recommander à ses combourgeois le maintien de l’ordre et de la tranquillité, et il invita le comte à user de son influence sur ses sujets pour les faire renoncer à la possession d’un marché qui appartenait légalement à Bulle, ou porter leur cause devant le tribunal des Confédérés 2 .
C’était le moyen d’enflammer les passions au lieu de les calmer. Le Conseil de Fribourg, moins positif que celui de Berne, était d’avis que les deux villes envoyassent des députés à Gruyère avec la mission de terminer cette affaire à l’amiable. Par affection pour ses combourgeois, et afin d’éviter une lutte sanglante, il pria l’évêque de renoncer (pour le moment ?) au projet d’ouvrir un marché à Bulle 3 . L’évêque n’en gagna pas moins sa cause par la médiation des commissaires qui furent envoyés à Gruyère 4 .
Si l’évêque et les Conseils de Berne et de Fribourg pensaient que le faible accepterait sans murmure la décision du plus fort, leur espoir fut déçu. Le peuple de la Basse-Gruyère ne se borna pas à protester contre l’établissement à Bulle d’un marché privilégié, d’un emporium, ayant son port à Vevey, il voulut, par une résolution aussi hardie qu’elle était originale, ruiner ce marché, ou du moins lui /262/ faire un tort considérable. De l’aveu du comte s’assemblèrent au chef-lieu les représentants des nobles, bourgeois et paysans des communes de Gruyère, de Broc, de Grandvillars, de Montbovon, de Lessoc, de Nérivue, d’Estavanens, d’Eney, de Vuadens, de Villars-sous-Mont et de la Tour-de-Trème. Tous ces délégués, au nombre d’environ quarante, parmi lesquels on remarquait Guillaume d’Aigremont, précepteur ou syndic de Gruyère, Jean de Cléry, bourgeois de cette ville, Jean Castellaz, porte-bannière, Mamert de Gruyère, commendataire du prieuré de Broc, et d’autres hommes notables, tous ces patriotes, ayant en vue le profit du pays de Gruyère et l’intérêt de ses habitants, prirent au nom de leurs communes et en leur propre nom, envers le comte leur seigneur et en sa présence, l’engagement de n’acheter ni vendre, pendant dix ans, aucune marchandise, aucune denrée, soit au marché 1 soit à la foire de Bulle 2 , sous peine d’une amende de six L. de Lausanne, à chaque contravention, et de la confiscation des objets achetés, au profit de l’église paroissiale du délinquant. Cette déclaration remarquable, faite à Gruyère sous la foi du serment, fut confirmée par les communes intéressées et munie du contre-scel du comte de Gruyère 3 .
Les habitants de la Basse-Gruyère, fidèles à leur engagement, choisirent, pour y vendre leur bétail, leurs produits, et se procurer les objets qui leur étaient nécessaires, le /263/ marché de Fribourg, que le peuple de Gessenay fréquentait depuis un temps immémorial 1 . Par un décret du 12 octobre 1528, le Conseil de Fribourg accorda aux Gruériens le libre achat de céréales sur ses marchés, à la condition que les Fribourgeois, à leur tour, auraient la faculté d’acheter du bétail dans la Gruyère 2 .
Dans le temps où se passaient les choses que nous venons de raconter, le souverain de la Gruyère eut avec l’évêque de Lausanne un démêlé dont la cause était le refus que faisait un paysan (dit Laurent Avennaz) de Jongny, dans la paroisse de Corsier, d’acquitter au prélat les redevances annuelles de trois bichets d’avoine, d’une gerbe de froment, d’une gerbe d’avoine, d’un chapon, de trois journées en mai, soit de 8 deniers pour chaque journée, et quelques autres droits. Pendant les vingt-neuf dernières années, les évêques de Lausanne n’avaient perçu aucune de ces redevances, le tenancier refusant toujours de les acquitter, fort qu’il était de l’appui du comte de Gruyère, qui, possesseur de fiefs mouvants de l’évêque, dans la paroisse de Corsier, contestait, paraît-il, au prélat le droit d’exiger les redevances susdites. Mais l’official en décida autrement. Considérant que l’évêque de Lausanne était le haut seigneur (altus dominus) de toute la paroisse de Corsier ; qu’il y avait le droit de haute juridiction ; que si le comte de Gruyère exerçait quelque justice dans le village de Jongny, c’était à raison de la seigneurie (dominium) d’Oron ; que les seigneurs d’Oron avaient constamment reconnu tenir de l’évêque tout ce qu’ils possédaient dans la paroisse de Corsier ; que les évêques de Lausanne, en leur qualité de seigneurs /264/ supérieurs de cette paroisse, avaient toujours perçu les droits de la donation à eux faite par l’empereur 1 Rodolphe, confirmée par les empereurs Henri et Conrad 2 , et reconnue entre autres par François d’Oron, qui avait rendu foi et hommage à l’évêque, à raison des biens qu’il possédait dans la paroisse de Corsier et de Saint-Saphorin 3 : par ces divers motifs, l’official condamna, par sentence du 13 septembre 1522, le tenancier récalcitrant et son défenseur ou garant 4 , le comte de Gruyère, à payer les redevances réclamées par l’évêque, Sébastien de Montfaucon 5 .
Les Suisses, non contents de servir en mercenaires dans l’armée française et de prodiguer leur vie pour les querelles ou pour l’ambition des rois, donnaient encore leur argent au prince qui leur devait une solde et des pensions. Après le le désastre de la Bicoque, les Fribourgeois prêtèrent à François Ier, pour un an, la somme de 20 022 florins du Rhin, dont se portèrent garants le comte de Gruyère, François de Gingins, baron du Châtelard, Jean Champion, seigneur de la Bastie, et le sire de Villarsel 6 . Peu de temps après, le Conseil de Fribourg déclara qu’il était prêt à /265/ négocier à Bâle un emprunt de 24 000 à 30 000 florins, pour lequel il demandait le cautionnement de plusieurs seigneurs français, de quatre généraux et du sire de Villarsel 1 .
Cet argent devait servir apparemment à payer les troupes que le roi enrôlait pour repousser les ennemis qui venaient l’attaquer. La guerre était de nouveau déclarée entre la France et l’Angleterre, ensuite d’une ligue que Charles-Quint avait faite avec Henri VIII, François Sforce, nouveau duc de Milan, les Florentins, les Vénitiens et les Génois. Le comte de Suffolk, envoyé par le roi d’Angleterre avec une nouvelle armée en Picardie, fit plusieurs tentatives, qui furent déjouées par la valeur et l’habileté de La Trémoille et de ses lieutenants, comme l’avaient été, l’année précédente, celles du comte de Surrey. Il est à remarquer que les soldats du comté de Gruyère combattirent en Picardie dans les rangs de l’armée française 2 .
Si le roi de France empruntait de l’argent des Confédérés, il est probable qu’il ne leur payait pas régulièrement les deniers auxquels ils avaient droit selon la teneur des traités. En effet, le comte de Gruyère, dont la caisse était vide, dut recourir aux bons offices des seigneurs de Berne pour obtenir du roi la solde qui lui était due. Le Conseil de Berne écrivit au roi très chrétien en faveur de ses combourgeois, c’est-à-dire du comte et de ses sujets de Gessenay et de Rougemont, qui attendaient leur solde du général Morelet 3 . /266/ Il supplia le roi de lui faire la grâce spéciale de satisfaire le comte de Gruyère et ses compagnons 1 , afin qu’ils fussent à l’avenir d’autant plus prompts à lui faire service 2 .
La recommandation de Berne, quoique très pressante, n’eut d’abord aucun résultat. Les intéressés revinrent à la charge. Berne leur répondit que la réclamation du comte et des hommes de Gessenay et de Rougemont, ayant pour objet la solde qui leur était due pour la campagne de Picardie, serait bientôt prise en considération ; que le général Morelet avait ordre de traiter cette affaire à la diète de Payerne, le 20 du mois de février 3 .
Après la bataille de Pavie, où François Ier avait « tout perdu fors l’honneur, » les Fribourgeois, qui lui avaient fourni de l’argent aux risques et périls du comte de Gruyère et d’autres seigneurs romans, invitèrent le comte, le baron du Châtelard et les autres cautions solidaires, à décharger la communauté de Fribourg de l’obligation qu’elle avait contractée pour faciliter et garantir un emprunt de 50 000 florins en faveur du roi de France. Ils engagèrent les dites cautions à faire des démarches auprès de la Régente (Madame d’Angoulême, mère du roi) pour arranger cette affaire, faute de quoi on saisirait leurs biens 4 . Plus tard un message fut adressé à ce sujet aux généraux français 5 .
Depuis le retour de François Ier dans ses Etats, le comte de Gruyère résolut de se rendre auprès de lui. /267/
Avant de passer les monts, il recommanda sa femme et son pays à l’Etat de Fribourg, et lui demanda une lettre de recommandation qui devait lui faire obtenir du roi non-seulement une audience, mais encore le payement de la solde et de la pension qu’il réclamait 1 . L’absence du comte fut courte et son voyage, à ce qu’il paraît, infructueux. A son retour il reçut du Conseil de Fribourg une nouvelle invitation de décharger cette ville du cautionnement qu’elle avait donné en faveur du roi de France, autrement on ferait la saisie de ses immeubles 2 . Fribourg pressée par les créanciers de François Ier, pressait à son tour le comte de Gruyère et ses associés, qui avaient eu l’imprudence d’engager leurs biens pour rendre service au roi. La menace de Fribourg effraya le comte. Dans sa détresse il eut de nouveau recours aux bons offices de Berne. Le Conseil de cette ville recommanda avec une nouvelle instance les intérêts du comte à l’ambassade qu’il avait accréditée à la cour de France 3 .
Cette démarche, paraît-il, eut du succès. Le 26 juin 1527, les châtelains et les habitants de Gruyère, de Gessenay, de Château-d’Œx et de Rougemont accusèrent à MM. de Fribourg réception de 600 écus d’or au soleil pour deux années de la pension que le roi leur avait allouée 4 , et le 17 décembre suivant, le Conseil de Fribourg, à la demande des habitants de Gruyère, remit au sieur de Saint-Germain, son combourgeois, la solde qui leur était due. /268/
Les pensions étaient devenues pour le comte de Gruyère et pour ses sujets, ainsi que pour beaucoup d’autres, une ressource indispensable, qui ne leur assurait qu’une existence précaire et compromettait leur indépendance.
Vers ce temps le comte de Gruyère se vit engagé dans une querelle qui faillit avoir pour lui des conséquences fâcheuses. Pour connaître le caractère de ce différend et en apprécier la gravité, il faut remonter plus haut de quelques années.
Remarquons d’abord que le traité du 14 novembre 1477, dont nous avons parlé 1 , avait jeté la base des relations futures entre Genève et les Confédérés, notamment avec Fribourg, qui eut avec Genève de fréquents rapports de commerce.
Dès longtemps les efforts de la maison de Savoie tendaient à établir sa suprématie dans Genève 2 . Cette cité, ou du moins une bonne partie de sa population, se sentant de plus en plus gênée dans la situation politique où l’avaient placée le duc et l’évêque, cherchait un appui dans une étroite union avec Fribourg. La résistance qu’elle rencontra stimula son énergie, et le modeste vœu qu’elle avait formé se convertit enfin en un désir ardent de s’élever à un état d’indépendance /269/ et de liberté tel que celui dont jouissaient les villes de Berne et de Fribourg et d’autres républiques unies par le lien fédéral.
A l’époque où Zwingle, en Suisse, et Luther, en Allemagne, prêchaient une réforme qui devait bientôt remuer l’Europe jusque dans ses entrailles, la cité de Genève était divisée en deux partis, dont l’un supportait patiemment le joug savoyard, tandis que l’autre était prêt à le secouer.
Le Conseil-général du 6 février 1519 prononça l’union de Genève avec Fribourg par un traité de combourgeoisie. Cette alliance déplaisait fort à la maison de Savoie. Le duc, le comte de Genevois 1 et l’évêque Jean François de Savoie 2 s’y opposèrent de toutes leurs forces.
Le duc voulut engager Fribourg à se dédire, et il pria Berne de s’employer à faire échouer le traité. Une diète qui s’ouvrit à Zurich prit une décision favorable aux vœux de Charles III. Mais le Conseil-général du 27 mars 1519 autorisa Bezançon Hugues et Claude Richardet, députés de Genève, à conclure la bourgeoisie, et ces courageux patriotes rapportèrent les lettres signées et scellées par l’Etat de Fribourg. Dès lors les deux partis qui divisaient Genève /270/ commencèrent d’être désignés par des dénominations particulières. Les partisans du duc furent appelés par dénigrement Mamelucs 1 , c’est-à-dire Esclaves. Les membres du parti opposé prirent le nom de Eidgenossen, qui signifie Unis par serment, Confédérés. Une fausse prononciation changea le nom de Eidgenossen en Eidgnots, Eiguenots ou Ayguenots 2 , que la simple mutation de la première syllabe travestit en une dénomination plus piquante, celle de Huguenots, qui, appliquée comme une épithète injurieux aux Eiguenots, désigna spécialement les partisans de Bezançon Hugues. Or ce généreux citoyen était l’âme du parti national genevois, l’auteur principal de l’alliance avec Fribourg. Il fut le libérateur de sa patrie 3 .
Le duc de Savoie, indigné de ce que l’on persistait à ratifier un traité condamné par la diète de Zurich, s’avança à la tête d’une armée. Le dimanche de l’octave en carême, 3 avril, eut lieu à Genève une discussion orageuse, où le parti savoyard et les timides de la veille eurent le dessus. Le lundi (4 avril) une députation apporta au duc, qui avait /271/ passé la nuit au château de Gaillard, l’adhésion du Conseil à son entrée. Le lendemain, Charles III entra dans Genève à la tête de son armée, quoiqu’il ne dût y amener que 500 hommes.
Cependant Bezançon Hugues, s’étant rendu en toute hâte à Fribourg, avait pressé le Conseil de cette ville d’envoyer du secours à Genève, pour la délivrer. Fribourg avait aussitôt appelé ses gens d’armes sous les drapeaux et mis en campagne un corps considérable auquel s’étaient joints les contingents de ses combourgeois, savoir cent Gruériens, six hommes de Bulle et vingt-deux hommes de Corbières et de Charmey 1 . Quelques-uns d’entre eux furent arrêtés dans le Pays de Vaud par des gens du duc et enfermés à Saint-Sulpice. L’armée fribourgeoise, arrivée à Morges, y reçut la nouvelle de l’entrée des troupes savoisiennes dans Genève et l’ordre de ne pas aller plus avant. Genève eut à payer les frais de l’expédition dite de Morges. /272/ Nous jetons un voile sur la réaction sanglante qui se préparait dans la cité épiscopale. Cette ville devait vider la coupe de l’amertume jusqu’à la lie.
La diète maintint la dissolution de l’alliance de 1519. En même temps, pour éviter des conflits avec le duc, elle interdit toute levée clandestine et toute incursion sur les terres de ce prince, c’est-à-dire dans le Pays de Vaud. Sa défense ne fut pas respectée, du moins pas en tous lieux. Des Fribourgeois, excités par des sujets du comte Jean II, se rallièrent à Gruyère à des montagnards du Gessenay et du Haut-Simmenthal pour aller délivrer leurs compatriotes détenus à Saint-Sulpice. Le duc, informé de ce dessein, envoya à ce sujet des ambassadeurs à Berne et à Fribourg. Berne défendit à ses combourgeois toute entreprise hostile, toute réunion d’hommes armés, et requit Fribourg d’en faire autant, d’empêcher toute expédition militaire, et de punir sévèrement ceux qui refuseraient d’obéir 1 .
Il est probable que les Gruériens et leurs voisins jugèrent prudent de rester chez eux.
La réaction savoyarde fut enfin suivie d’un événement bien propre à réjouir et à encourager les amis de la liberté. Le 8 février 1526 la ville de Genève conclut un traité de combourgeoisie non-seulement avec Fribourg mais encore avec Berne 2 , qui s’était si longtemps opposée à l’alliance de Genève, sans doute parce qu’elle était liée (ainsi que Soleure) avec le duc de Savoie par un traité du 3 décembre /273/ 1517, tandis que Fribourg avait refusé d’y accéder 1 . Sept ans après la rupture forcée de la combourgeoisie de Genève et de Fribourg, le dimanche de l’octave en carême 2 , soit le 11 mars 1526, les ambassadeurs de Berne et de Fribourg vinrent à Genève, et le lendemain, lundi 12 mars, le Conseil-général s’assembla pour prononcer sur la bourgeoisie avec les deux villes. Bezançon Hugues la fit admettre ; elle fut votée avec enthousiasme.
Le duc de Savoie entreprit aussitôt de faire annuler ce traité ; mais il échoua dans les journées qui se tinrent successivement à Lucerne (19 mars), à Berne (7 avril) et à Bienne (13 août). La diète de Baden renvoya l’examen de cette affaire à Berne. Le 19 novembre 1526 l’alliance susdite fut confirmée. Le 22 novembre, Bezançon Hugues apporta à Genève les lettres scellées par les deux Etats confédérés. Le même jour furent abolies les alliances que le duc avait faites avec Berne et Fribourg dix-sept ans auparavant (en 1509), lesquelles interdisaient aux deux villes d’admettre à leur bourgeoisie Genève, Lausanne et Sion 3 .
A la requête de Charles III, Messieurs des Ligues prièrent leurs confédérés de Berne et de Fribourg de renoncer à leur alliance avec Genève, et même à celle qu’ils avaient faite avec Lausanne. Cette démarche fut inutile. Le duc /274/ n’eut bientôt plus un seul fonctionnaire à Genève qui relevât de lui.
Ce fut alors que se forma la Confrérie des Chevaliers de la Cuiller. Tel est le nom que prirent au château de Bursinel 1 des nobles du Pays de Vaud, dans un festin, où ils s’étaient promis de manger les Genevois à la cuiller 2 . Cette faction savoyarde résolut de détruire par tous les moyens qui seraient en son pouvoir le parti des Huguenots et de soumettre Genève à l’autorité de Charles III. Dès La Sarra, Moudon, le Châtelard, et, en suivant les deux rives du Léman, jusqu’au delà de Genève, les gentilshommes se liguèrent contre la cité qui, dans l’espoir de sauver ses libertés, avait fait une alliance avec les républiques de Berne et de Fribourg. La ligue de la Cuiller, toute politique, était dirigée d’abord contre Genève, puis contre Lausanne, qui depuis longtemps était alliée avec Berne et Fribourg par un traité de combourgeoisie, qui servit de modèle à celui que Genève fit avec les mêmes Etats. Elle était opposée aux bourgeoisies et aux communes en général, ainsi qu’à toute tentative de réforme politique et religieuse. Egalement dévouée aux intérêts de la monarchie savoisienne et à ceux de l’Eglise, au duc et aux évêques de Genève et de Lausanne, elle trouvait de l’encouragement chez ces princes, qui selon toute apparence en avaient été les promoteurs secrets. La Confrérie avait une organisation, des statuts, un but déterminé. Elle formait un Ordre hiérarchiquement divisé en abbés, prieurs, bannerets et autres officiers. Ses membres devaient être gentilshommes, sujets du duc de /275/ Savoie et, sous peine d’amende au profit de l’Ordre, porter une cuiller d’or ou d’argent suspeudue au cou. Ils étaient sans doute liés entre eux par un serment. Les ramifications de cette ligue s’étendaient au loin dans l’Helvétie romane ; elle avait des appuis dans la Franche-Comté, dans la Bresse, dans le Faucigny. Chaque année, au 1er janvier, les gentilshommes de la Cuiller s’assemblaient à Nyon, ville située au centre de La Côte, à quelques lieues seulement de Genève et de la Savoie. Leur réunion durait environ huit jours, plus ou moins, suivant le nombre et l’importance des affaires à traiter. Si dans le cours de l’année il s’élevait entre eux quelque différend, la décision en était remise à la session prochaine. Toute injure faite à l’un d’eux, fût-il le plus petit, par un homme étranger à la Ligue, était considérée comme un outrage fait à toute la congrégation, et devait être poursuivie par tous ses membres, au péril de leur vie et de leurs biens, jusqu’à ce qu’elle fût vengée. Telle était, autant que l’on en peut juger, la confédération des nobles qui s’organisa au XVIe siècle pour combattre la confédération des bourgeois dans les pays romans 1 .
La Confrérie des gentilshommes de la Cuiller, une fois constituée, se donna pour chef François de Pontverre, seigneur de Ternier, près de Saint-Julien.
L’année 1828 s’écoula sans incident remarquable. Le duc /276/ et les villes de Berne et de Fribourg tentèrent un moyen de conciliation dans une conférence qui s’ouvrit à Payerne au mois de mai. Il y fut question entre autres de l’expédition de Morges. Le 20 mai une commission ducale, composée du comte de Gruyère, du bailli de Vaud et d’autres seigneurs, pria Messieurs de Fribourg de convenir avec le duc de la solde à payer aux hommes qui avaient pris part à cette expédition. Messieurs de Fribourg répondirent qu’ils se contenteraient de 7000 écus payables par annuités de 1000 écus, et que jusqu’à l’acquittement de cette somme ils occuperaient, à titre d’hypothèque, les châteaux d’Estavayé, de Cudrefin et de Châtel-Saint-Denis (?) 1 .
L’année 1529 s’ouvrit sous de sinistres auspices. Pontverre, chef de la ligue de la Cuiller, fut tué à Genève, le 2 janvier, dans une émeute dont il était le principal auteur 2 . Le lendemain (dimanche), les gentilshommes firent grand bruit de la mort de leur chef, tenant la campagne et menaçant de tuer tous les Genevois qu’ils rencontreraient. Le duc, redoutant quelque excès, les convoqua à Chambéry pour aviser au moyen de venger la mort de Pontverre. Les villes de Berne et de Fribourg interposèrent leurs bons offices pour empêcher des actes de violence. Charles III leur envoya des ambassadeurs à ce sujet, et particulièrement en vue de la rupture de l’alliance.
Les envoyés, cajolant les deux villes et intriguant avec adresse, obtiennent qu’une conférence aura lieu à Saint-Julien. Aux députés bernois et fribourgeois présents à cette conférence se joignent ceux de Zurich et de Bâle. Une trève est signée : les hostilités doivent cesser. Les troupes suisses /277/ venues au secours de Genève quittent cette ville. Leur départ ranime le courage des gentilshommes de la Cuiller. Dans la nuit du Jeudi saint (du 24 ou 25 mars) ils tentent une escalade, qui ne réussit pas. Le duc, appuyé par l’évêque 1 , recommence ses intrigues auprès des Suisses. Les députés de cinq cantons, Berne, Fribourg, Zurich, Soleure et Bâle, recommandent, dans la conférence du 24 mai 1529, la rupture de l’alliance. Genève refuse, et l’alliance est maintenue.
Cependant la trève de Saint-Julien était mal observée. Les négociations continuaient avec les Suisses. On convint d’une journée qui se tiendrait à Payerne.
La conférence de Payerne, ouverte le 16 juillet, n’aboutit à aucune décision, les quatre arbitres (dont deux nommés par le duc et les deux autres par Berne et Fribourg) s’étant partagés. Il fallut élire un médiateur ou surarbitre. On fit choix du comte de Gruyère, au grand déplaisir des Genevois, qui craignaient que le comte, sujet du duc et membre de son Conseil, ne déclarât nulle la bourgeoisie qu’ils regardaient comme une ancre de salut. Qui était l’auteur de cette nomination ? Les deux villes, disait Genève. Le duc, affirmaient les magistrats de Berne 2 . Ce qui est vrai, c’est que Berne a nommé le surarbitre 3 . /278/
On fixa donc un congrès au premier jour du mois d’août. Le surarbitre devait s’y trouver et prononcer la sentence. Les parties attendaient avec anxiété le dénouement de ce drame. Le comte ne voulait se prêter au rôle qui lui était imposé qu’à la condition que les parties lui donneraient des lettres de sûreté. Fribourg n’en voulut point donner 1 . Cependant les arbitres, le médiateur et les députés de Genève (Bezançon Hugues et deux collègues) se réunirent à Payerne au jour fixé. Rien n’y fut décidé. Le comte, craignant de faire déplaisir à l’une des parties s’il donnait sentence, résolut du consentement de Messieurs des deux villes de proroger la journée d’un mois pour prendre avis, espérant que dans l’intervalle les parties réussirent à s’arranger 2 . Il alla trouver le duc à Chambéry et en revint avec la nouvelle que Monseigneur de Savoie ne voulait pas un si long ajournement 3 . Puis il s’offrit de prononcer la sentence, s’il plaisait aux seigneurs des deux villes. Ceux-ci maintinrent le délai qui avait été fixé. Alors le comte proposa certains articles d’appointement qu’il avait apportés de Chambéry. /279/ Les députés de Berne et de Fribourg, jugeant ces articles « déraisonnables, » en furent indignés contre le comte et dirent que jamais ils n’abandonneraient leurs combourgeois de Genève. Le Petit-Conseil de Berne fit d’autres propositions, qui ne furent pas accueillies 1 .
Enfin arriva le jour de St-Michel (29 septembre) fixé pour la conférence de Payerne. Le surlendemain, premier jour d’octobre 2 , Monsieur de Gruyère étant à Payerne, avec les arbitres, les ambassadeurs de Berne et de Fribourg, ceux du duc, et les députés de Genève, prononça la révocation de la bourgeoisie que Messieurs des deux villes avaient faite avec ceux de Genève. Les envoyés de cette cité furent « fort pensifs, » malgré la promesse que leur avaient faite les deux villes de ne jamais délaisser Genève. « Cette sentence est injuste, » dirent au comte les ambassadeurs de Berne et de Fribourg, « nous vous le ferons bien voir par le droit 3 . »
Les députés de Genève en quittant Payerne se rendirent à Fribourg. Ils firent au Conseil leurs doléances et lui représentèrent les dangers auxquels leur ville serait exposée si le traité de bourgeoisie était annulé. Ils le conjurèrent de maintenir ce traité et la promesse qu’il avait faite à Genève de ne jamais l’abandonner, tout comme ceux de Genève souffriraient plutôt la mort que de fausser leur serment.
Messieurs de Fribourg rassurèrent les députés de Genève et leur adjoignirent deux délégués qui iraient avec eux à Berne appuyer leur requête. Le Petit et le Grand-Conseil de Berne /280/ accueillirent leur demande avec faveur, et leur répondirent trois choses : 1° qu’ils rompraient l’alliance que Berne avait faite avec feu le duc Philibert et que le duc Charles avait confirmée 1 ; aussitôt l’avoyer coupa le sceau et passa le couteau à travers la charte en présence de tout le Conseil ; 2° qu’ils se feraient décharger des obligations qu’ils avaient contractées en se portant cautions du duc pour de fortes sommes ; 3° qu’ils voulaient tenir et observer la bourgeoisie qu’ils avaient faite avec Genève. En conséquence, le 3 octobre, ils donnèrent aux députés de cette cité des lettres scellées qui confirmaient la dite bourgeoisie 2 .
Le comte de Gruyère, forcé d’accepter le rôle de surarbitre dans une affaire où il ne pouvait prononcer sans mécontenter l’une des parties, avait amassé sur sa tête les malédictions des cités de Genève, de Berne et de Fribourg. Ce qu’elles lui reprochaient le plus, et particulièrement Fribourg, c’était d’avoir écouté un rapport partial au lieu d’entendre les deux parties, et d’avoir, mal informé, prononcé une sentence inique. C’est sur ce fait réel ou supposé que se fondait l’accusation de Fribourg. Cette ville avait d’ailleurs montré de la répugnance à accepter le comte de Gruyère pour surarbitre. Aussi le Conseil de Fribourg se décida-t-il à porter cette affaire devant le tribunal de Moudon. Le comte de Gruyère fut accusé d’avoir rendu une sentence contraire à l’équité 3 .
Le jugement prononcé par le comte était assurément un fait regrettable pour Genève, mais non un fait imprévu, puisque Fribourg n’avait pas voulu de ce seigneur pour /281/ surarbitre. Ou savait que le comte de Gruyère était lié à la maison de Savoie par le lien de vassalité et par les bienfaits qu’il en avait reçus. On n’ignorait pas que Jean II avait assez de perspicacité pour pénétrer les desseins des deux villes à l’égard du petit Etat féodal dont il était le souverain, assez d’intelligence pour s’apercevoir qu’elles tendaient à le faire descendre au niveau d’un client. Au surplus, prévoyant le danger auquel l’exposerait son élection, il l’avait refusée, et il ne s’était enfin résigné à l’accepter que parce qu’il ne pouvait pas faire autrement 1 . Des écrivains contemporains, les Genevois Balard et Bonivard, plus équitables que Messieurs de Fribourg, ont excusé la conduite du comte de Gruyère avec une impartialité qui leur fait honneur.
Les magistrats de Fribourg, insensibles aux représentations des Gruériens qui intercédaient en faveur de leur seigneur 2 , résolurent de le citer devant le bailli de Vaud.
Le 18 octobre Antoine Pavillard, chevalier, Hans (Jean) Gouglenberg et Hans Fegelli bannerets, au nom de MM. l’avoyer, Petit et Grand-Conseil de Fribourg, demandèrent et obtinrent des lettres citatoires portant injonction au comte de Gruyère de comparaître devant le gouverneur et bailli de Vaud. Il comparut d’abord le 15 novembre, puis le 29. Les commissaires de Fribourg ayant, à l’audience de ce /282/ jour, formé demande contre le dit comte, il demanda un délai afin de pouvoir conférer et préparer sa défense 1 .
Le procès que l’Etat de Fribourg intentait avec tant de passion au comte de Gruyère fit grand bruit sur les bords de la Sarine et de l’Aar, dans le Pays de Vaud et au delà du Léman. La cause du comte était de nature à intéresser beaucoup de monde. Dans une lettre qu’il écrivit aux nobles et bourgeois de Nyon, il leur dit que l’affaire qu’il avait à Moudon par devant M. le bailli et procureur de Vaud, touchait grandement tout le Pays de Vaud, comme lui-même ; qu’on lui demandait une chose contraire aux franchises et aux libertés de la patrie vaudoise. Dire qu’une sentence rendue par un juge et sans appel pouvait être révoquée, ce serait agir au préjudice de tous. C’est pourquoi il priait MM. de Nyon d’envoyer le lundi suivant (13 décembre) des députés à Moudon pour voir et entendre la bonne justice qu’on voulait lui faire. Il désirait conférer avec MM. de Nyon et avoir le conseil et l’avis de tout le pays ; car, s’il souffrait telle injure, on la ferait à d’autres, qui ne pourraient pas s’y opposer aussi bien que lui 2 .
Quant au duc de Savoie, il interrogea son Conseil sur ce qu’il y avait à faire. L’avis de Messieurs du Conseil portait ce qui suit : « Selon la teneur des traités que le duc de Savoie avait conclus d’une part avec les deux villes de Berne et de Fribourg, de l’autre avec les Cantons, le comte de Gruyère ayant été élu par les parties surarbitre dans l’affaire de la bourgeoisie de Genève avec les deux villes, ne pouvait être /283/ cité par le Petit et le Grand-Conseil de Fribourg devant le gouverneur de Vaud, attendu que, en vertu de l’alliance faite par le duc Philibert (et confirmée par Charles III, son successeur), le comte pouvait et devait être contraint d’accepter l’office de surarbitre et de prononcer dans la cause de la bourgeoisie, comme il l’avait été en effet par Monsieur le duc et par les deux villes de Berne et de Fribourg 1 . Par conséquent, le gouverneur, pût-il connaître de cette affaire, devrait nécessairement renvoyer Monsieur le comte des fins de la plainte, parce qu’il ne pouvait y avoir ni appel ni recours contre lui. D’ailleurs à Moudon, Messieurs de Berne et de Fribourg seraient juges et parties. Si l’affaire devait être portée devant quelque tribunal, ce serait devant celui de tous les Cantons ; mais il n’y avait pas lieu de le faire, vu qu’il n’y avait ni appel ni recours. » Le duc, adoptant les conclusions du Conseil, fit savoir à M. de Lullin, gouverneur de Vaud, qu’il ne pouvait ni ne devait connaître de l’affaire en question, que la sentence rendue par le comte devait être maintenue et inviolablement observée 2 .
Au mois de mai des ambassadeurs de Savoie et de Fribourg eurent une conférence à Moudon. Il s’agissait d’un compromis. Fribourg offrait de renouveler l’alliance avec le duc, si celui-ci consentait à reconnaître le traité de bourgeoisie fait par les villes de Genève et de Lausanne avec Berne et Fribourg. Dans ce cas, la sentence rendue par le comte de Gruyère serait considérée comme nulle et non avenue. Les /284/ députés savoisiens adhérèrent à ce projet et promirent de le soumettre à l’approbation de leur souverain.
Alors le comte de Gruyère, croyant faciliter un accommodement et trouver l’issue du défilé dans lequel on l’avait engagé malgré lui, rétracta la sentence qu’il avait rendue 1 .
Les auteurs du compromis devaient se rencontrer le 24 mai à Romont pour échanger les ratifications. Mais la journée se tint à Moudon. Les ambassadeurs de Charles III apprirent à ceux de Fribourg que leur maître désavouait leur projet, qu’il voulait l’observation des anciennes alliances et l’annulation des contrats de bourgeoisie de Genève et de Lausanne. Les députés fribourgeois repoussèrent ces exigences et déclarèrent qu’ils suivraient le droit contre le comte de Gruyère au dernier jour de mai. Le Conseil de Berne, informé de cette décision, se hâta de recommander à celui de Fribourg plus de modération et plus d’équité envers le comte Gruyère 2 . Cette sollicitation pressante produisit un bon effet sur le Conseil de Fribourg : elle ralentit son ardeur. La journée, d’abord fixée au 31 mai, fut reculée de trois semaines, puis encore de quinze jours 3 .
Le duc de Savoie étant venu du Piémont à Chambéry, Messieurs de Fribourg lui envoyèrent des ambassadeurs chargés de confirmer l’alliance du duc Philibert et de terminer leur différend avec le comte de Gruyère. Ces ambassadeurs avaient pour instruction de maintenir la bourgeoisie faite avec Genève et de faire révoquer la sentence prononcée /285/ par le comte 1 . Le 6 août ils revinrent à Genève sans avoir réussi. Charles III leur avait répondu qu’il enverrait des commissaires à Fribourg avec l’ordre de conclure définitivement 2 .
Bientôt il vint à Belley, d’où il fit savoir à Messieurs de Fribourg qu’ayant des lettres patentes de ses très chers amis, alliés et confédérés, les cantons de Berne, de Fribourg et de Soleure, datées du 3 décembre 1517, auxquelles étaient apposés son scel et les sceaux de Berne et de Soleure, Fribourg n’ayant pas voulu y appliquer le sien, il n’insistait plus auprès de cet Etat, réservant la validité de l’alliance avec les deux autres.
En revanche, le gouvernement de Fribourg résolut de cesser toute poursuite contre le comte de Gruyère, à propos de la sentence qu’il avait prononcée, et de lui expédier une lettre d’acquittement.
Les deux parties confirmèrent les autres alliances qu’elles avaient faites ainsi que le mode de vivre dont elles étaient convenues. L’Etat de Fribourg reconnut l’obligation de laisser au duc de Savoie ses prééminences et la possession de Genève, de Lausanne et d’autres lieux 3 , et il déclara tenir pour bonnes les bourgeoisies faites avec Genève et Lausanne, tandis que le duc déclara ne point consentir aux dites bourgeoisies, mais les tenir pour nulles 4 . /286/
Ce pacte ne terminait rien. Il était, à vrai dire, le commencement d’une querelle au lieu d’en être la fin. Il fallait une nouvelle guerre et une nouvelle conférence pour conclure la paix et en régler les conditions.
Cependant le duc de Savoie avait dupé les Fribourgeois. En faisant à leur amour-propre une concession illusoire, il obtenait d’eux ce qu’il voulait, la cessation de toute poursuite ultérieure contre le comte de Gruyère.
Celui-ci reçut bientôt de l’Etat de Fribourg des lettres patentes, dûment scellées, qui le déchargeaient, lui et les siens, de toute responsabilité touchant la sentence qu’il avait prononcée dans l’affaire de la bourgeoisie 1 .
Le comte de Gruyère n’en fut pas moins en butte à la haine et aux outrages des mécontents. Rodolphe Techtermann de Fribourg lui donna les épithètes de lâche et de méchant homme. Il ne méritait ni l’une ni l’autre. Sa conscience et la voix de l’honneur lui firent un devoir de poursuivre une pareille injure. La réparation se faisait attendre. Au bout de deux ans la famille du comte se joignit à son chef pour porter cette affaire devant le tribunal de Fribourg. Techtermann prétendit qu’il y avait prescription, qu’en conséquence, suivant la loi de la cité 2 , il ne devait aucune satisfaction au plaignant. Le comte persista. Messieurs de Fribourg intervinrent pour pacifier cette querelle 3 .
La convention du 26 août 1530 ressemblait au calme trompeur à la veille d’une tempête. Le 24 septembre on apprend à Genève que le comte de Genevois, duc de /287/ Nemours 1 , est à Montluel 2 avec des troupes nombreuses. Genève arme, se fortifie et fait bon guet 3 . Le moment était des plus critiques. Les gentilshommes de la Cuiller, qui depuis la mort de Pontverre n’avaient pas cessé de commettre des excès autour de Genève, ces champions du parti savoyard et de l’aristocratie féodale armaient en Bourgogne : l’évêque Pierre de La Baume, retiré à Arbois, dans le Jura, favorisait leur entreprise. Au mois d’octobre ils rassemblèrent dès Lausanne et Morges jusqu’à Chambéry, des gens d’armes dans l’espoir de surprendre Genève et d’assurer la suprématie du duc sur cette cité. Ils avaient élu capitaine-général Michel Mangeroz, baron de La Sarra, qui avait pour lieutenants Michel de Gruyère, fils du comte, le baron du Châtelard, le seigneur de Rolle, Henri de Cojonay, seigneur de Saint-Martin, et le seigneur de La Bâtie 4 , « lesquels firent amas tant de Bourguignons que de Savoyens. » S’étant réunis au château de Wufflens, ces Messieurs résolurent de s’emparer de Genève : puis ils allèrent à Coppet, où ils attendirent tout le jour les troupes qui devaient venir et qui n’arrivaient pas. Se voyant frustrés de leur attente, ils se sauvèrent et disparurent. Les hommes qu’ils avaient amenés à Coppet n’apercevant plus leurs chefs, se dispersèrent, gagnant chacun leurs foyers 5 .
On pouvait regretter pour la maison de Gruyère qu’elle /288/ ne fût pas étrangère à la ligue des gentilshommes de la Cuiller. En s’associant à leur entreprise le jeune comte de Gruyère, ami d’aventures, préparait à son père de nouveaux embarras 1 .
Malgré la dispersion des chefs et des troupes qui auraient dû marcher de Coppet sur Genève, cette cité courait un grand péril. Les hommes d’armes du Faucigny et d’autres ennemis en grand nombre la serraient de près. Dans sa détresse elle demanda du secours aux villes de Berne et de Fribourg. Le 4 octobre au matin elle apprit que la grande bannière de Berne et celle de Fribourg flottaient sur la route de Genève. Partis de la cité de l’Aar le lundi 3 octobre, 5000 Bernois, commandés par le grand-capitaine Jean d’Erlach, ancien avoyer, marchaient bravement au secours de leurs alliés. Arrivaient avec le même zèle 1500 Fribourgeois, ayant à leur tête Ulric Schneuwli (Nix). Soleure envoyait 500 hommes 2 . Voilà les défenseurs de Genève /289/ mentionnés par les chroniqueurs. Il en était d’autres dont ils ont tu le nom. Ce n’est pas le moindre mérite des hommes de la Haute et de la Basse-Gruyère d’avoir concouru à la délivrance de Genève au XVIe siècle. Le 2 octobre 1530 la Gruyère fournit 100 hommes équipés, Bulle 16, Corbières et Charmey 48. Le lendemain la Gruyère fournit encore 130 hommes, Bulle 20, Corbières et Charmey 60 1 . Ces braves et avec eux les vaillants montagnards de Gessenay et de Château-d’Œx marchaient fièrement avec les alliés de Genève pour débloquer cette malheureuse cité 2 .
L’armée des alliés s’avança jusqu’à Morges, où elle s’arrêta quatre ou cinq jours 3 , au grand déplaisir des habitants, qui eurent beaucoup à souffrir de sa présence 4 . Pendant le séjour des Suisses à Morges les châteaux de Wufflens et d’Allaman furent pillés et incendiés. Chemin /290/ faisant ils brûlèrent la maison de plaisance du seigneur de Senarclens, au village de Bursins, la maison-forte d’Aruffens au village de Vincy, le château de Rolle et d’autres manoirs appartenant aux gentilshommes de la Cuiller 1 . Du reste, les alliés se proposaient de régler avec le duc de Savoie, que l’opinion publique désignait comme l’auteur de l’entreprise tentée contre Genève 2 .
Arrivée à Genève, le lundi 10 octobre, l’armée des villes confédérées s’y arrêta le temps nécessaire pour y ramener l’ordre et faire un accord avec le duc. Le 19 octobre fut signé l’Arrêt de Saint-Julien, destiné à rétablir la paix entre la cité de Genève et la Savoie 3 . Les envoyés de dix Cantons 4 et du Vallais concoururent avec ceux de Berne et de Fribourg à cette œuvre de conciliation. Pour garantie de l’observation de l’arrêt de Saint-Julien, le duc hypothéquait aux deux villes de Berne et de Fribourg le Pays de Vaud. Genève, de son côté, devait le respecter, sous peine d’être abandonnée par les deux villes. Les questions les plus importantes, celle du vidomnat 5 , du château de /291/ l’Ile 1 et de la bourgeoisie, devaient être décidées dans une journée qui se tiendrait à Payerne.
Le lendemain, 20 octobre, les alliés quittèrent Genève et s’en retournèrent dans leur pays.
La conférence de Payerne, d’abord fixée au 30 novembre, ne s’ouvrit que le 3 décembre et dura jusqu’à la fin de l’année. Les ambassadeurs des Cantons et ceux du Vallais s’y trouvèrent avec le comte de Challant, grand-maréchal de Savoie, plénipotentiaire du duc, et avec l’ambassadeur du roi de France, qui naguère appelé au secours de Charles III, son neveu, avait refusé de marcher contre les Ligues, mais offert, pour son honneur, de s’employer au rétablissement de la paix. Les représentants des Cantons ayant juré de bien et loyalement juger selon le droit, décidèrent, quant au vidomnat, que le duc et l’évêque devaient le poursuivre par le droit ; quant à la bourgeoisie, qu’elle serait maintenue ; de plus, que le duc payerait aux trois villes de Genève, Berne et Fribourg la somme de 21 000 écus, en trois termes ; enfin que le Pays de Vaud servirait d’hypothèque pour sûreté de l’observation de la sentence. Celle-ci devait être mise au net et scellée à Baden le jour de la Purification de la Vierge (2 février 1531).
On put remarquer à Baden l’absence des Vallaisans, qui tenaient le parti du duc, et celle des députés de Schwitz et d’Unterwalden 2 . /292/
Le 1er mars les ambassadeurs de Genève allèrent les uns à Berne, les autres à Fribourg, recevoir le serment de la bourgeoisie contractée avec les deux villes. Ceux de Berne 1 et de Fribourg 2 vinrent à leur tour à Genève recevoir le serment de leurs combourgeois. Ils firent leur entrée dans la cité précédés des Enfants de Genève, qui étaient allés à leur rencontre. Le lendemain, lundi 6 mars, les Genevois jurèrent de maintenir la bourgeoisie ; tous levèrent la main en disant : Ainsi Dieu me soit en aide !
Ce jour, un des plus mémorables de l’histoire de Genève, fut célébré avec l’enthousiasme d’un peuple à qui luit l’aurore de la liberté.
Jusque là Genève avait gardé la foi catholique ; elle avait même invité son évêque à revenir, prête à le recevoir et à le respecter comme son supérieur spirituel et temporel. Le prélat répondit mal à tant de confiance. Il allait subir sa destinée.
C’était à cette époque que les Suisses se divisaient pour la cause religieuse. Le 12 octobre 1531 se livra la bataille de Cappel, où Zwingle scella de son sang la doctrine qu’il avait prêchée et introduite dans sa patrie.
Genève passa promptement de la joie à la tristesse et à l’angoisse. L’armée du duc s’approchait menaçante. Des députés de Berne et de Fribourg, — qui l’eût cru ? — vinrent solliciter la ville de rompre la bourgeoisie. « Plutôt mourir ! » répondit en chœur le Conseil général 3 . Admirable fermeté d’un peuple qui veut être libre ! /293/
Doués d’une telle énergie les Genevois ne pouvaient succomber. La lutte religieuse se développa chez eux avec la lutte politique. L’une naît de l’autre, si elles ne surgissent pas les deux simultanément. La Réformation, déjà dominante à Berne et à Zurich, ne tarda pas à s’introduire à Genève. Elle y fit de rapides progrès. L’évêque Pierre de La Baume était rentré dans Genève en despote, il en sortit en lâche (1533). Farel prêcha en chaire le premier dimanche de mars 1534. Le divorce avec Rome était consommé. Restait à secouer pour toujours le joug de la Savoie. Le duc, protestant contre la décision de la dernière conférence de Payerne, touchant la bourgeoisie, maintenait la sentence rendue par le comte de Gruyère. Il revendiquait la suprématie sur Genève. Il en voulait surtout à « cette damnée secte de leuter (Luther), qui pulluloit et prospéroit journellement. »
La conquête du Pays de Vaud et l’établissement de la Réforme sur la rive septentrionale du Léman assurèrent l’indépendance politique et religieuse de Genève.
CHAPITRE VINGT ET UNIÈME.
Suite du règne du Jean II. Accord avec l’abbé du Lac-de-Joux. Baux à cens. Différends avec Château-d’Œx, l’Etivaz et Corbières. Renouvellement de la combourgeoisie avec Berne. Le comte accusé de persécuter les Luthériens. La Réforme repoussée de la Gruyère. Agitation dans ce pays. Berne acquiert les droits du Gessenay dans les Ormonts. Les Etats de Vaud à Morges. Entrevue du duc de Savoie et du comte de Gruyère. Miracle de Chambéry. Donation en faveur du comte de Gruyère. Hommage du comte au duc de Savoie. Conquête du Pays de Vaud et du Chablais. Désaccord de Berne et de Fribourg. Sommation faite au comte de Gruyère. Débats du comte avec Berne. Intervention de Fribourg. Conventions de Jean II avec Berne, touchant la Gruyère, Aubonne, Oron, etc. Conflits entre le comte et Fribourg, au sujet de Corbières, etc. Elan patriotique des Gruériens. Intervention de Berne. Mort de Jean II. Considérations. Traits détachés. Famille du comte Jean II.
[1527-1539.]
Avant d’exposer la situation qui fut faite au comte de Gruyère après la conquête du Pays de Vaud par les Bernois, nous rapporterons quelques détails d’administration féodale, quelques faits de l’histoire intérieure du comté.
Ensuite de la cession faite en 1494, au comte François II, de certains droits sur une partie de la Vallée du Lac-de-Joux 1 , le comte Jean II eut une difficulté avec Claude d’Estavayé, évêque de Belley, abbé du Lac-de-Joux, au sujet d’un certain mas de pré, buissons et forêts, situé dans les noires joux, sur les deux rives de l’Orbe. Le comte et l’abbé, voulant terminer ce différend à l’amiable, convinrent /295/ de bailler à cens le terrain en litige, vacant jusqu’alors, aux communes de Bursins et de Burtigny 1 .
Le comte Jean II concéda de même à charge de cens à un de ses sujets, Pierre Bovey, dit Cottier, de Rougemont, pour celui-ci et ses descendants, un mas de terre, pré, pâturage et forêt, situé dans la juridiction et seigneurie du Vanel, près de Gessenay, au lieu dit au Vanel, près de l’entrée du Flendru soit du Rio des Crêts 2 dans la Sarine. Le comte fit ce bail à cens moyennant bon entrage et sous condition d’un cens annuel de 145 florins de 12 gros bons et d’une redevance en nature, consistant en deux fromages de la montagne de Rougemont, « des plus beaux et meilleurs que l’on puisse faire, » ajoutait le comte, parce qu’ils étaient destinés à la très redoutée dame et comtesse « Katherine de Monthenard, » sa bien-aimée femme. Cette redevance était annuelle et devait être acquittée à la fête de la Circoncision, soit le premier jour de janvier.
Jean II constituait donc en faveur de sa nouvelle épouse ce qu’on désignait communément du nom d’estrene 3 , c’est-à-dire une redevance qui était censée donnée en présent. La charte par laquelle le comte de Gruyère donne à un de ses sujets une terre à bail illimité porte qu’après le décès de sa femme, la redevance dont il s’agit devait être acquittée à chaque dame et comtesse de la maison de Gruyère qui viendrait par ordre de succession, à la volonté de Dieu le tout-puissant, et à défaut de dames et comtesses, au chef /296/ de la famille et de la seigneurie ou à ses héritiers à perpétuité. Le noble comte ne pressentait pas que sa chère Catherine serait la première et la dernière comtesse de Gruyère qui jouirait de cette redevance, présent de son galant époux.
En abandonnant à un abergataire le mas dont il s’agit, le comte se réservait naturellement la seigneurie et la juridiction sur le terrain concédé 1 .
Les deux baux à cens dont nous venons de parler et les autres contrats de ce genre avaient pour conséquences l’établissement durable de familles agricoles sur un terrain vacant et négligé jusqu’alors, la culture et la fertilité de ce terrain, partant la prospérité croissante de ses cultivateurs à la condition pour ceux-ci d’être actifs, industrieux, économes. Le seigneur du fonds en percevait une rente déterminée. Tous les intéressés gagnaient au bail à cens, pourvu toutefois que le terrain concédé fût propre à l’économie rurale, et que les conditions faites à l’abergataire ne fussent pas onéreuses.
En sa qualité de seigneur de Corbières, le comte Jean II approuva la vente de deux pâturages au mont Porcheresse, l’un et l’autre de 10 vaches, cédés au prix de 170 L. de Lausanne chacun à la commune de Broc, par des paysans de Sotens, dans la paroisse de Vuippens 2 .
Dans ces temps de malaise et d’agitation, les rapports politiques du comte de Gruyère avec ses sujets ne /297/ devenaient pas plus faciles. Jean II avait dû promettre aux paysans de Gessenay de leur donner à l’avenir pour châtelain un homme de leur pays et de limiter à trois ans l’exercice de sa charge. Au lieu d’accorder ou plutôt de maintenir le même privilége aux habitants 1 de Château-d’Œx, le comte voulut les pourvoir d’un châtelain de son choix, comme lui et ses prédécesseurs, disait-il, avaient coutume de faire en leur qualité de supérieurs et seigneurs de Château-d’Œx. Mais les paysans de ce lieu, loin de se soumettre à la volonté du comte, refusaient obstinément de recevoir et de reconnaître le châtelain qu’il avait nommé. De là un de ces malheureux démêlés qui provoquaient l’intervention de la ville dont le comte et ses sujets étaient combourgeois. Dans le cas présent le comte Jean II ne fut ni prudent ni équitable. Les habitants de Château-d’Œx persistant dans leur refus, le comte fit sa plainte à Berne. Le Conseil de cette ville instruisit de ce fait le Conseil de Fribourg. Des commissaires des deux villes se rendirent à Château-d’Œx pour aplanir le différend qui troublait le pays. Mais ayant appris plus tard que les sujets du comte refusaient de se conformer à la sentence rendue par les délégués des deux villes, le même Conseil leur envoya un de ses membres, porteur d’une lettre qui les exhortait à l’obéissance, les invitait à exposer leurs griefs à son commissaire et leur donnait l’assurance de son bon vouloir à leur égard 2 .
Bientôt Messieurs de Berne firent savoir à la commune de Château-d’Œx que le comte ayant agréé leur médiation, /298/ ils jugeaient convenable de tenir une journée pour la pacification du différend qu’elle avait avec son seigneur ; que ne pouvant convoquer les parties présentement à cause d’affaires de nécessité spéciale et de la peste qui sévissait dans leur ville, ils fixaient la journée amiable au vendredi après la Chandeleur (7 février). Ils lui recommandèrent de nouveau la paix et l’observation de ses devoirs envers le comte son seigneur, que Berne devait soutenir au besoin 1 .
Le Conseil de Fribourg ne voulant pas rester en arrière, recommanda à celui de Berne la cause et les intérêts du comte de Gruyère 2 .
Enfin, le 5 mars 1528, le Conseil de Berne, prononçant entre le comte de Gruyère et la commune de Château-d’Œx, décida que les habitants de cette commune, comme il sied à de bons et loyaux sujets, devaient obéir à leur seigneur et s’abstenir de tout acte de rébellion ; quant au point essentiel du débat, que le comte et ses successeurs seraient tenus d’établir à Château-d’Œx un châtelain qui fût du pays, du comté de Gruyère et de ses bourgeois, à l’exclusion de tout autre étranger, quel qu’il fût ; que ce châtelain pourrait résider à Château-d’Œx ou ailleurs, où il lui plairait, pourvu que son lieutenant fût un habitant de Château-d’Œx ; que le dit châtelain devrait administrer bonne et brève justice ; que si les paysans avaient à se plaindre de lui ou de son lieutenant, ils devaient avoir recours au comte leur seigneur, et que si le comte ne jugeait pas l’affaire, ce serait à Berne de la juger. Les pacificateurs de cette querelle prononcèrent, quant aux frais du procès, que le comte et la commune en supporteraient chacun la moitié. Les deux /299/ parties, tenant leurs mains dans celles de l’avoyer Hans (Jean) d’Erlach, promirent d’observer la sentence qui terminait leur querelle 1 .
Le lendemain le même Conseil aplanit, comme arbitre, un autre différend, qui s’était élevé entre le comte et la commune de l’Etivaz, représentée par deux de ses membres dûment élus ambassadeurs et munis de pleins pouvoirs par leurs compatriotes 2 , avec un court mémoire pour Messieurs de Berne 3 . Les paysans de l’Etivaz refusaient d’acquitter la tête de beurre, redevance annuelle exigée de chaque maison ou de chaque feu par le comte. Ils prétendaient que cette exigence était contraire à leurs franchises, que si leurs pères avaient payé la redevance que réclamait le comte, ils l’avaient fait librement, que d’ailleurs ils avaient obtenu à Moudon une sentence défavorable au comte 4 . Jean II affirmait, au contraire, que leurs pères avaient été obligés d’acquitter la dite redevance, qu’elle avait toujours été payée, sinon depuis trois ans que les paysans de l’Etivaz l’avaient refusée. L’examen des pièces prouva que le comte avait raison. En conséquence les arbitres maintinrent son /300/ droit, et, par grâce spéciale ils n’imposèrent à la commune de l’Etivaz que la moitié des frais du procès, bien qu’elle l’eût suscité sans cause 1 .
Jean II eut aussi, malgré lui, un démêlé avec ses vassaux de la seigneurie de Corbières, qui ne voulaient plus acquitter les cens et rentes suivant la coutume. Ce procès, porté devant le Conseil de Fribourg, dont les parties avaient acquis la bourgeoisie, fut jugé en faveur du comte 2 . Cet incident ne laissa pas de rancune dans le cœur des gens de Corbières. En effet, quelques-uns d’entre eux ayant eu depuis un débat au sujet de l’ohmgeld, les parties choisirent pour arbitre le comte, leur seigneur. Jean II s’adjoignit Guillaume d’Aigremont, châtelain de Corbières, et son maître d’hôtel François Martine, bourgeois d’Aubonne. Ceux qui, vendant vin en taverne au lieu dit Au Ruz 3 , se croyaient dispensés du payement de l’ohmgeld, furent astreints à l’acquitter au receveur de Corbières 4 .
La réforme religieuse, que Berne avait embrassée avec le dessein de la propager 5 , rencontrait de la résistance à Fribourg et dans le comté de Gruyère. Jean II, fidèle à la politique et à la religion de ses pères, était en butte à des tracasseries. Des hommes malveillants répandirent le bruit que le comte étant venu au commencement de la nouvelle année à Gessenay recevoir les présents d’usage, s’était permis des propos outrageants pour la Réformation et pour la /301/ ville de Berne 1 . Le gouvernement ordonna une enquête. Il apprit que des amis officieux, la pire espèce de flatteurs, avaient calomnié le comte 2 .
Quelques semaines après cet incident, le 11 mars 1529, le Conseil de Berne et le comte de Gruyère, considérant qu’il avait existé jusqu’alors entre eux et leurs pères un traité de combourgeoisie, qui avait profité aux deux pays et à leurs habitants, convinrent de le renouveler. Toutefois l’acte passé avec le comte Louis, la veille de la Fête-Dieu 1492, subit quelques modifications, fruit des circonstances 3 . Les magistrats de Berne tenaient à s’unir étroitement avec le comte de Gruyère, à gagner son pays à la Réforme, à exercer sur l’un et sur l’autre, dans l’intérêt de leur république, une influence que l’Etat de Fribourg cherchait à combattre. Ils épiaient la conduite et les démarches du comte du Gruyère, qui devait être d’autant plus gêné dans ses mouvements que la malveillance continuait de s’attacher à sa personne. La lettre suivante, qu’il reçut du gouvernement de Berne, est une pièce trop intéressante pour que nous hésitions à la mettre sous les yeux du lecteur.
« Sommes estes advertis comme ces jours passés les gentilshommes du pays de Vaulx soyent esté assemblés à Lausanne, et ce à cause de la foy, ou par adventure daultres pratiques. Et pour ce que l’on dit que vous y étiez, et qu’après la conclusion d’icelle assemblée ayez faict en vostre seigneurie d’Oron une crye ou commandement que a tous ceulx qui seroient de la foy luthérienne ou qui maintiendroient icelle foy, que l’on leur /302/ dût donner trois estrapades 1 de cordes, et puis après si ne soy veulent dépourter (désister) de tieulle (telle) foy que l’on les doit brûler, de quoy grandement nous merveillions (étonnons), affectueusement vous priant que ne vous veuilliés opposer à la vérité de sapience de Dieu, laquelle est nostre Sauveur Jésus-Christ à tous bons chrétiens acceptable, donnée par la grace de Dieu par sa saincte parolle, laquelle ne veuilliés persequuter, ains (mais) prier Dieu que soit de sa benigne grace de vous conduire selon icelle pour parvenir à la vie éternelle, laquelle bien vous doint (donne) 2 . »
Les seigneurs de Berne s’étant associés de toutes leurs sympathies à la Réformation, en devenaient les ardents défenseurs, les zélés propagateurs. Ils ne se contentaient pas de s’opposer à la persécution des Luthériens, aux supplices d’une cruauté raffinée qu’on leur faisait subir ; leur conviction leur imposait le devoir de faire triompher chez eux et autour d’eux la doctrine de l’Evangile. On aurait tort de dire que les Bernois du XVIe siècle considéraient la religion comme un rouage secondaire et docile du gouvernement, comme un moyen de subjuguer les peuples et d’étendre au loin leur domination. Tout dévoués à la Réforme, ils ne pouvaient faire autrement que de chercher à l’introduire partout où prévalait leur influence, et à établir l’unité politique et religieuse. L’Evangile était le fondement sur lequel ils voulaient élever l’édifice de leur indépendance nationale et de leur puissance. De là cet air de franchise et de résolution qui caractérise la politique bernoise à l’époque de la Réforme./303/
La maison souveraine de Gruyère et le peuple attachaient à la croyance de leurs pères comme à un dernier lien de leur nationalité. Là est la cause de la ténacité avec laquelle ils adhérèrent à leurs pratiques religieuses.
Peu de temps après avoir écrit au comte de Gruyère la lettre qu’on vient de lire, le Conseil de Berne se plaignit d’outrages auxquels Farel avait été exposé à Saint-Martin de Vaud, seigneurie du comte, où le prédicateur était venu, accompagné d’un héraut bernois. — Le curé de Rougemont était aussi accusé d’avoir proféré des paroles infâmes contre Farel et contre Messieurs de Berne. Ceux-ci demandaient justice de pareilles injures.
L’introduction de la réforme religieuse à Berne semblait devoir relâcher le lien qui unissait la Haute-Gruyère à la cité de l’Aar. L’opposition de la commune de Gessenay au luthéranisme annonçait de sa part une tendance à se détacher de Berne, dans un moment où l’on pouvait craindre une rupture entre cette cité, qui favorisait la Réforme, et Fribourg, qui la repoussait. On parlait même d’une alliance que Fribourg, le duc de Milan, le duc de Savoie, le Vallais et les petits Cantons auraient conclue entre eux pour anéantir les Luthériens. A cette occasion, les magistrats de Berne envoyèrent une ambassade à ceux de Fribourg pour apprendre d’eux s’ils avaient l’intention de rompre ou de maintenir les alliances faites entre les deux villes. Après de longs débats, Messieurs de Fribourg résolurent de confirmer le traité qu’ils avaient conclu avec Berne. Il fut de plus décidé que les deux peuples vivraient selon leur loi 1 et leur volonté, sans contrainte, et que si quelque prince voulait /304/ obliger l’un d’eux à la répudier, l’autre viendrait à son aide 1 .
Cette sage résolution produisit un bon effet sur les esprits, notamment sur les peuples de la Gruyère, dont les uns étaient combourgeois de Berne, les autres de Fribourg. Une lutte entre ces deux Etats, engagée et poursuivie avec l’acharnement des guerres de religion, eût été funeste à la Gruyère. Elle eût compromis l’avenir de deux républiques d’autant plus intéressées à se ménager réciproquement qu’elles voyaient dans le lointain le partage du comté de Gruyère et, dans un avenir plus rapproché, la conquête du Pays de Vaud, dont le souverain, peu fidèle observateur du traité de Payerne, semblait provoquer une querelle. A cette époque éclata la deuxième guerre de Cappel, qui mit aux prises les cinq cantons intérieurs avec Zurich. Fribourg et Berne observèrent la neutralité. Le Conseil de Berne, qui naguère avait renouvelé son traité de combourgeoisie avec le comte de Gruyère, confirma pareillement 2 celui qu’il avait fait avec le Gessenay. Cependant cette confirmation ne rétablit pas la confiance dans les cœurs des montagnards, qui avaient de la peine à pardonner aux Bernois leur 3 .
La Réformation ne pénétra pas davantage dans la Basse-Gruyère. Le lendemain de la bataille de Cappel, des représentants du comte Jean II, ceux des habitants de la ville de Gruyère, de La Roche, de Bulle, d’Albeuve, de Vuippens, de Corbières, de Charmey, de Vauruz, ceux de Saint-Aubin 4 , de Marnand 5 , de Payerne et d’Avenches, réunis /305/ à Fribourg, déclarèrent au Conseil de cette ville qu’eux et leurs concitoyens étaient prêts à sacrifier corps et biens pour l’ancienne croyance 1 .
Les temps qui suivirent ne ramenèrent pas la confiance et la sécurité dans les cœurs. Nulle passion ne donne plus libre accès au soupçon que la haine religieuse. La veille de la Toussaint (31 octobre) 1533, les magistrats de Fribourg écrivirent au comte de Gruyère qu’on avait à craindre une attaque imprévue de la part des Luthériens, qu’en conséquence ils l’invitaient à tenir ses gens d’armes prêts à marcher avec ceux de Fribourg, dès qu’ils seraient appelés au service militaire ou que le tocsin donnerait l’alarme 2 . Dans ce moment critique le tintement des funérailles ajoutait à l’effroi des Gruériens. Leur ville et la campagne étaient désolées par une épidémie 3 .
La Haute-Gruyère paraissant menacée par les Bernois, le Conseil de Fribourg écrivit aux cantons catholiques, qu’aussitôt que ces ennemis de la foi marcheraient contre le Gessenay, tout le pays de Fribourg s’armerait pour les repousser 4 .
Le bruit qui attribuait aux Bernois des intentions hostiles avait peut-être sa source dans leurs projets d’agrandissement. En propageant la Réforme autour d’eux ils consolidaient leur autorité sur les pays qu’ils avaient autrefois soumis à leur domination.
Berne avait naguère acquis de Nicolas de Chivron, fils et héritier de François de Chivron, vidomne de Sion, par /306/ l’intermédiaire de Jean Rodolphe Nægueli, gouverneur d’Aigle, au prix de 700 florins, monnaie de Savoie, de 12 gros chacun, une rente de 13 florins, avec le fonds et la seigneurie de ce fonds, dans la Vallée d’Ormont 1 .
Cette acquisition fut suivie d’une autre, plus importante. La commune de Gessenay dut renoncer, en faveur de Berne, à tous les droits et revenus qu’elle avait acquis, plus d’un demi-siècle auparavant, dans la seigneurie d’Aigle, en récompense du service qu’elle avait rendu aux Bernois en leur facilitant la conquête de ce pays 2 . Elle fut naturellement affranchie de la dîme des biens-fonds, (vignes, champs et prés) qu’elle possédait dans la dite seigneurie, ainsi que du payement d’une rente due à l’église de St-Pierre à Aigle, que Messieurs de Berne ôtèrent à cette église pour en doter l’école ouverte par Guillaume Farel. La commune de Gessenay reçut de Berne un acte par lequel le gouvernement de cette république lui assurait, en retour des droits qu’elle venait de céder, une rente annuelle de 308 florins, 8 gros, monnaie de Savoie, et de 6 muids de blé, que le gouverneur d’Aigle avait ordre de lui livrer chaque année 3 .
L’Etat de Fribourg venait de payer deux écus à chaque soldat de Corbières, de Château-d’Œx, de Gessenay, qui avait pris part à l’expédition de Morges, en leur déclarant qu’ayant lui-même beaucoup de frais à supporter il ne pouvait les dédommager de leurs dépenses 4 .
En effet, l’Etat de Fribourg n’était pas remboursé de ses frais de guerre. Le duc de Savoie devait encore la contribution /307/ que lui avait imposée le traité de Payerne. Il ne refusait pas de payer les 14 000 écus qu’il devait aux deux villes de Berne et de Fribourg (quoiqu’il lui répugnât d’en payer 7000 à Genève 1 ) ; il les cherchait, parce que les deux villes le menaçaient de s’emparer du Pays de Vaud qu’elles prétendaient, disait le duc avec amertume, leur avoir été hypothéqué pour cette somme par une sentence dont il ignorait, ou plutôt dont il feignait d’ignorer le contenu 2 . Le duc, ne trouvant pas d’argent, espérait que le maréchal de Challant et le comte de Gruyère répondraient de cette dette et de la somme qu’il devait aux Soleurois 3 . Ce moyen n’ayant pas eu de succès, il fallut en trouver un autre. Le comte de Gruyère, accompagné des seigneurs du Châtelard et d’Estavayé, et des députés des bonnes villes du Pays de Vaud, vint à Berne et à Fribourg, demander au nom de Charles III, duc de Savoie, un délai pour le payement du dernier terme de 7000 écus qu’il devait aux deux villes. Le Conseil de Berne y consentit, ajoutant qu’à défaut de payement il saisirait l’hypothèque 4 . Fribourg accorda pareillement un sursis jusqu’à Pâques 5 .
Il paraît qu’au terme fatal Charles III satisfit les deux villes, car l’hypothèque ne fut pas saisie. Au mois de juin ce prince, prévoyant le danger qui le menaçait du côté de Genève, de Berne et Fribourg, assembla les états du Pays de Vaud à Morges 6 , pour les consulter sur les mesures à /308/ prendre pour la défense du pays. Il était accompagné de l’archevêque de Tarentaise, des évêques de Lausanne et de Belley, du vicomte de Luxembourg, de Jean II, comte de Gruyère, de Michel, fils du comte, et d’un grand cortége de la noblesse savoisienne et du Pays de Vaud. Le duc dîna le 13 de juin 1533 chez le comte de Gruyère à Oron, d’où il se rendit à Romont, puis à Estavayé 1 . On croira sans peine que l’entrevue ménagée entre Charles III et son fidèle vassal et conseiller n’était pas destinée au plaisir de deviser et de fétoyer, mais qu’elle devait fournir aux deux princes l’occasion de concerter des mesures de défense en cas d’attaque, les moyens de conjurer l’orage qui grondait dans le lointain, de combattre le luthéranisme et d’en empêcher l’introduction dans le comté de Gruyère et dans les Etats du duc de Savoie. Enfin, cette entrevue servit à resserrer les liens de sympathie qui unissaient les deux princes.
Les disputes théologiques et les persécutions étant impuissantes à combattre la Réforme, on eut plus d’une fois recours à des moyens extraordinaires, à des prodiges, pour fortifier la foi des fidèles. A l’époque dont nous parlons il se fit en Savoie un de ces actes merveilleux, propres à fasciner les yeux d’un peuple peu éclairé. Le feu, dit Guichenon, ayant embrasé (en 1533) la sainte chapelle du château de Chambéry, le saint suaire fut miraculeusement conservé au milieu des flammes. Le pape Clément VII, instruit de cet événement, nomma par un bref du seizième jour d’avril 1534 le cardinal de Gorrevod légat apostolique pour en informer, afin que la dévotion que toute la Savoie avait pour une si /309/ précieuse relique ne fût pas refroidie par les bruits qui couraient qu’elle avait été brûlée. Ce grand prélat en fit la visite en la grotte de la sainte chapelle 1 , en présence de Claude d’Estavayé, évêque de Belley, d’autres évêques, de Jean comte de Gruyère, et de plusieurs grands seigneurs. Il fut reconnu que le suaire qui avait été sauvé de l’incendie était le même que celui qui avait été vu et montré au public avant l’embrasement de l’église, avec cette différence seulement qu’il y avait en divers endroits des atteintes du feu, qui néanmoins n’avaient point ôté ni gâté l’impression du sang du Sauveur. Le lendemain le légat porta le saint suaire aux religieuses de Ste-Claire de Chambéry, où il se fit une semblable reconnaissance, en présence de divers seigneurs et ecclésiastiques 2 .
Nous n’accompagnons ce récit d’aucune réflexion. Il suffit de faire remarquer l’à-propos du miracle de Chambéry et sa coïncidence avec la prédication de Farel à Genève et l’introduction de la réforme religieuse dans cette cité. Nous ne nous arrêterons pas davantage sur le rôle important que le comte de Gruyère joua dans cette circonstance. Il est évident qu’il jouissait d’une haute considération, d’un grand crédit à la cour de Savoie et dans l’opinion du clergé catholique, qui voyait en lui un défenseur de la foi, un des champions de l’Eglise.
Le dévouement du comte Jean II à ce qu’il estimait être la bonne cause ne demeura pas sans récompense. Peu de semaines après l’accomplissement de l’acte que nous venons /310/ de rapporter, il reçut de Charles III un nouveau témoignage de bienveillance et d’intérêt. Depuis quelque temps il ne retirait plus la pension que le duc lui avait accordée en 1518. La situation financière de son bienfaiteur n’avait sans doute pas permis à celui-ci de la payer. Charles III, voulant réparer cette omission, fit expédier de Chambéry à son châtelain des Clées l’ordre de payer à son bien-aimé cousin, féal conseiller et chambellan, comte de Gruyère, chevalier de son Ordre, la somme de 1200 florins qui lui était due. Le châtelain devait percevoir cette somme sur les revenus que le duc avait aux Clées et à Sainte-Croix. Il lui était commandé de payer au comte 600 florins chacune des trois années suivantes, pendant lesquelles il remplirait l’office de châtelain 1 .
A la fin de la même année, voulant récompenser le comte de Gruyère des services qu’il en avait reçus et le dédommager des dépenses qu’il avait occasionnées à ce fidèle vassal, Charles III lui céda, pour lui et ses héritiers, en don gratuit, les biens, les hommes, la juridiction, bref tous les fonds, droits et revenus qu’il possédait dans la seigneurie de Corbières et dans la mestralie de Charmey, droits qu’il avait acquis naguère des deux frères, nobles Fierabras et George de Corbières, et des Favrod de Château-d’Œx 2 .
A son tour, le comte de Gruyère, voulant donner à son suzerain une nouvelle garantie de sa fidélité, lui fit hommage à raison de ses châteaux et seigneuries. Il en fit la /311/ reconnaissance dans les mains de Louis Challet, de Perroy, et de Jacques Gaudin, bourgeois de Nyon, procureurs et commissaires du duc de Savoie au bailliage de Vaud, le dernier jour d’avril de l’an 1535 1 .
Le duc et l’évêque n’étaient plus reconnus à Genève. Néanmoins cette cité était entourée de périls, exposée à des hostilités incessantes, et au malheur de retomber sous le double joug de la Savoie et de Rome si elle ne recevait à temps un secours efficace. Ses amis saisirent le moment qui leur parut le plus critique pour Charles III et le plus favorable à l’entreprise qu’ils méditaient. Leur projet trouvait sa justification dans la nécessité d’établir comme un fait irrévocable la séparation de Genève d’avec la Savoie. Il importait à la sûreté de Genève que cette cité pût donner la main à la cité de Berne, et que celle-ci fût toujours à portée de secourir sa sœur au premier signal de détresse, à la première tentative que ferait le duc pour la subjuguer. Un coup d’œil jeté sur la carte montre qu’il n’y avait pour cela qu’une voie possible, la conquête du Pays de Vaud, dont Berne possédait depuis longtemps la partie sud-est. Il fallait, pour maintenir l’indépendance politique et religieuse de Genève, repousser la puissance savoyarde au delà du Rhône et du Léman. Berne ne pouvait compter ni sur l’observation des traités faits avec la Savoie, ni sur l’appui de Fribourg, qui, vouée à l’ultramontanisme, s’était déclarée hostile aux deux cités protestantes en rompant brusquement la combourgeoisie de Genève. Il importait aussi d’anéantir la ligue des gentilshommes de la Cuiller. Si elle était peu dangereuse, elle ne cessait pas pour cela d’être inquiétante. /312/ Ajoutons que les seigneurs de Berne avaient dès longtemps jeté leurs vues sur le Pays de Vaud, qu’ils en convoitaient la possession, et que pour le détacher à jamais de la Savoie, plongée dans le papisme, il fallait y implanter la Réforme, qui déjà avait fait quelques progrès dans cette belle contrée. Ayant tout préparé pour une expédition prompte et décisive, ils déclarèrent (le 16 janvier 1536) la guerre au duc de Savoie. Ils n’avaient point caché leur dessein à leurs confédérés.
Le 18 janvier le Conseil de Fribourg leur accorda le passage sur ses terres à condition que ses sujets et ses alliés n’en recevraient aucun dommage. En même temps il ordonna aux hommes de son territoire de se préparer à tout événement, et il pria le gouvernement du Vallais d’exercer une active surveillance sur ses frontières. Les Bernois promirent de n’inquiéter personne dans leur marche, hormis les Savoyards et les gentilshommes qui tenteraient de s’opposer à leur passage. Ils invitèrent l’Etat de Fribourg à leur désigner ses alliés ou combourgeois et à faire arborer son étendard dans ses propres seigneuries et sur les terres de ses alliés. Le 20 janvier Messieurs de Fribourg déclarèrent à l’Etat de Berne que leurs alliés et combourgeois étaient le comte et le comté de Gruyère, les villes d’Avenches, de Bulle, d’Estavayé, les seigneuries de Saint-Aubin, Cheires, Cugy, Font, Marnand, La Roche, Rue, Vauruz, Vuippens, l’évêque et le chapitre de Lausanne, le couvent de Payerne, les seigneuries de Rueyres, Grandcour, Rosey (?) et le couvent de Romainmôtier, tributaire du chapitre de St-Nicolas de Fribourg. Ils ajoutèrent que plusieurs avaient planté le signal qui devait les protéger, et envoyé des gens offrir aux Bernois, à prix d’argent, des vivres à leur passage 1 . /313/
On avait répandu le bruit que plusieurs Gruériens s’étaient joints aux gens du duc de Savoie. Messieurs de Berne ayant demandé au comte une explication, il leur répondit qu’il y avait plus de six semaines qu’une ordonnance émanée de lui menaçait de peines sévères ceux de ses sujets qui sortiraient du pays ; que s’il se trouvait quelque coupable, il serait puni. Le comte ajouta qu’ayant appris que Messieurs de Berne allaient « en fait d’armes aider à la cité de Genève, » il les priait d’épargner les maisons, villes et villages qu’il avait sur leur chemin, à savoir sa ville et terre d’Aubonne, sa maison-forte et le village d’Oron, ainsi que les villages de Pailly, Vuarrens et Varangel. Il n’oublia pas de recommander aussi ses sujets à leur bienveillance 1 .
Les Bernois, conduits par Jean Rodolphe Nægueli, soumirent en peu de temps tout le pays entre Morat et Genève. Après avoir vu se rendre successivement Avenches, Cudrefin, Grandcour et Payerne, ils chassèrent l’évêque de Lausanne. Ils approchaient de Morges lorsque les Italiens qui avaient pris position dans cette ville s’embarquèrent au plus vite, cherchant leur salut sur l’autre rive du Léman. Le 1er et le 3 février ils occupèrent Genève, et même Lausanne et plusieurs châteaux, malgré les représentations de Fribourg 2 . La maison-forte d’Aubonne, appartenant au comte de Gruyère, ne put échapper aux insultes des soldats bernois 3 . Tout le pays se soumit sans opposition, parce que le duc de Savoie, engagé dans une guerre avec le roi de France, ne put y envoyer des forces suffisantes pour le défendre et que la population, déjà ébranlée par la Réforme, /314/ se montra peu disposé à se battre. Yverdon, excité par le baron de La Sarra, chef de la Ligue des gentilshommes et le plus implacable ennemi des envahisseurs, Yverdon seul leur fit quelque résistance. Assiégée le 23 février, cette ville capitula le 25 au matin 1 .
Pendant le siége d’Yverdon, « les capitaines, conseillers et conducteurs de guerre sommèrent par lettres missives le comte de Gruyère de venir auprès d’eux à Payerne pour faire fidélité, » comme les autres seigneurs et gentilshommes du Chablais, de Vaud, de Gex et de Ternier, conquis par eux. Le comte répondit le 27 février à cette injonction que le lendemain Messieurs de Berne auraient de ses nouvelles à Payerne 2 . Après réflexion il refusa de rendre foi et hommage au nouveau maître du Pays de Vaud 3 .
Cependant les Bernois n’étaient pas les seuls ennemis de Charles III ; ils ne devaient pas seuls s’enrichir de ses dépouilles. L’intérêt bien entendu des Fribourgeois fit taire les scrupules religieux qui avaient d’abord prévalu dans leur Conseil, et repousser les représentations du duc de Savoie. Sous prétexte de sauver leur indépendance et leur foi, qui semblaient menacées par les Luthériens, Messieurs de Fribourg, après avoir exposé aux Waldstettes leur position critique, et obtenu (le 25 février) l’adhésion des Bernois, firent marcher sous les ordres de Jean Cuntzi, capitaine, d’Ulric Nix (Schneuwly), lieutenant, et d’Ulric Schaller, enseigne, un corps de 1469 hommes, qui, du 26 février au /315/ 3 mars, soumit sans difficulté les villes de Romont, Rue, Estavayé et d’autres localités. Parmi les hommes qui prirent part à cette expédition, on comptait 80 Gruériens, 40 hommes de Corbières et de Charmey et 15 de Bulle, formant le contingent que la Basse-Gruyère devait fournir à Fribourg 1 .
De leur côté les Vallaisans, (à qui Fribourg avait recommandé de faire bonne garde) ne voyaient pas sans un œil d’envie les envahisseurs du Pays de Vaud faire la conquête d’une si belle province. Craignant que les Bernois, qui depuis longtemps possédaient une bonne partie du vieux Chablais, ne fussent tentés d’occuper le reste, ils se hâtèrent de soumettre le pays jusqu’à la Dranse. C’est ainsi que les trois voisins du duc de Savoie subjuguèrent tour à tour une partie de ses Etats, chacun d’eux achetant par une connivence intéressée le droit de garder sa facile conquête.
Toutefois l’ambition et l’envie faillirent mettre aux prises les deux vieilles cités qui dès longtemps avaient désiré d’étendre leur empire jusqu’aux rives du Léman. Le Conseil de Fribourg allait exiger de la ville de Vevey le serment de fidélité, lorsque les Bernois vinrent à la traverse et que les Veveysans eux-mêmes y mirent obstacle. Les Bernois exigeaient la cession de Vevey et l’hommage du comte de Gruyère. Le comte réclama les conseils et les bons offices de Fribourg. Il lui annonça (le 6 mars) que ses sujets, dont il avait sondé les dispositions, n’étaient pas tous du même sentiment, et (le 10) qu’il pouvait compter sur l’appui des Gruériens au-dessous de la Tine. Dès le 5 mars Fribourg avait exposé à la diète de Lucerne la situation embarrassante du comte de Gruyère, ajoutant que le comte lui avait promis /316/ de maintenir l’ancienne religion si on lui accordait une protection puissante. Il n’avait obtenu de Berne que huit jours pour se décider. Le 10 mars l’Etat de Fribourg pria les cinq anciens cantons d’inviter Berne à ne plus inquiéter le comte au sujet de l’investiture, attendu que ce seigneur, loin d’agir comme d’autres vassaux de la Savoie, avait partagé les périls des Confédérés dans toutes leurs guerres. Fribourg s’offrait de renoncer à toute prétention sur Vevey, si Berne consentait à abandonner le projet d’établir sa suprématie sur le comté de Gruyère. Le Conseil fribourgeois n’ayant pas obtenu de réponse positive, voulait qu’on laissât les choses dans l’état actuel jusqu’à la conférence qui devait avoir lieu à Lausanne, le 26 mars. Tel était aussi l’avis des cantons que Fribourg avait instruits des exigences de Berne. Ils pensaient d’ailleurs qu’il était urgent de dissiper les inquiétudes causées par la crainte d’une rupture entre les deux villes et par les symptômes de discorde qui se manifestaient dans une contrée qu’il importait de soustraire à la domination bernoise.
Messieurs de Berne accueillirent mal les observations de leurs confédérés. En accusant aux Cantons réception de leur lettre du mercredi (8 mars), ils se montrèrent froissés de la supposition qu’ils pourraient être la cause d’une guerre civile, attendu que ni eux ni leurs ancêtres n’avaient jamais donné lieu à un pareil soupçon, les Bernois ayant cherché de tout temps, comme ils le faisaient encore aujourd’hui, à maintenir l’honneur et l’intégrité du territoire helvétique. Ils étaient (disaient-ils) surpris de ce que Messieurs de Fribourg leur avaient prêté auprès des Cantons l’intention de molester le comte de Gruyère. Forcés de déclarer la guerre au duc de Savoie, pour sauver Genève, leur alliée, sollicités par Fribourg et par le comte de Gruyère de ne faire aucun /317/ déplaisir à ce seigneur, ils y avaient consenti, sans toutefois se lier les mains à l’égard de l’ennemi, et ils avaient déclaré qu’ils agiraient hostilement contre tous ceux qui embrasseraient son parti. Ils avaient même écrit plus d’une fois au comte de Gruyère que si ses sujets ne se mêlaient pas de la guerre que Berne faisait au duc, il n’éprouverait aucun mal de leur part. On apprendrait un jour quelle avait été la conduite des Gruériens à l’égard des montagnards bernois qui rentraient dans leur pays. Le comte étant bourgeois de Berne aussi bien que de Fribourg, et de plus vassal du duc de Savoie, les capitaines bernois, après la conquête du Pays de Vaud, l’avaient invité à prêter le serment de fidélité à son nouveau suzerain, à l’exemple des autres vassaux. Ils avaient pensé que le comte y consentirait sans difficulté et que leur ordre ne susciterait aucune réclamation. « Puisque avec l’aide et la grâce du Tout-Puissant nous avons conquis, l’épée à la main, le pays, les villes, les châteaux et les sujets du duc de Savoie, c’est à nous, et non pas au duc que le comte de Gruyère doit rendre foi et hommage 1 . » Ainsi parlaient Messieurs de Berne à leurs confédérés. Ils terminaient en disant que si les Cantons eussent été mieux informés, ils se seraient abstenus de la démarche qu’ils venaient de faire ; qu’ils espéraient n’être plus arrêtés dans l’exécution de leurs projets 2 . /318/
Ce langage hautain dut révolter la conscience des VII Cantons. Si l’on pouvait justifier l’injonction faite par Messieurs de Berne au comte de Gruyère de leur prêter le serment de fidélité à raison des seigneuries ou des fiefs qu’il possédait dans le Pays de Vaud, il n’en était pas de même de l’hommage qu’ils exigeaient de lui à raison du comté de Gruyère, bien qu’il fit partie du comté ou du Pays de Vaud, dans l’acception la plus large de ce mot, et que certaines questions dussent être débattues devant le tribunal de Moudon, parce que Gruyère avait les coutumes et les franchises de cette ville. Mais en aucun temps les Etats patrimoniaux du comte de Gruyère n’avaient fait partie ni de la baronnie de Vaud ni du comté de Romont. On a vu 1 que lors du partage de la succession de Philippe Ier, comte de Savoie, fait en 1286 entre Amédée V et son frère Louis, créé seigneur ou baron de Vaud, le comté de Gruyère fut reconnu fief de la couronne de Savoie. Il n’avait pas cessé de l’être à l’époque où les Bernois conquirent le Pays de Vaud. Alors ceux-ci, se substituant au duc de Savoie, exigèrent du comte de Gruyère les devoirs de vassal, comme on vient de le dire. Le comte Jean II soutenait, dit-on, qu’il n’avait jamais reconnu le duc de Savoie pour suzerain du comté de Gruyère, qui, selon lui, relevait directement de l’Empire, dont les comtes et ducs de Savoie étaient vicaires perpétuels. Naguère 2 en faisant au duc de Savoie la reconnaissance féodale des châteaux, ville et mandements de Gruyère, de Montsalvens, d’Œx, du Vanel, de toute la terre de Gessenay, de la Tour-de-Trème, Jean II n’aurait rendu foi et hommage qu’au seigneur de Gruyère. Le Conseil de Berne, /319/ rejetant cette subtilité, prétendait que l’hommage avait été fait en raison du comté, et il fixa une journée où le comte aurait à justifier ses allégations.
Cependant les habitants de Bellegarde jetèrent l’alarme dans Fribourg, disant qu’ils étaient menacés d’une invasion. On leur envoya des armes et des soldats. Le Conseil de Fribourg reçut un avis qui attribuait aux Bernois le projet d’attaquer Chillon avec 1500 hommes et de l’artillerie, et de passer, après la prise de cette forteresse, dans la Gruyère, tandis qu’une seconde division, pénétrant par Morat, marcherait sur Fribourg. Le Conseil pria les Cantons de se préparer à lui porter du secours.
Ayant reçu de Lucerne la promesse d’un secours efficace de la part des six cantons catholiques 1 , Messieurs de Fribourg envoyèrent le 20 mars à Berne des messagers porteurs des titres sur lesquels le comte de Gruyère fondait son refus de lui rendre hommage 2 . Appuyant énergiquement le comte, ils protestèrent contre les prétentions de Berne, et invoquèrent le traité de combourgeoisie en vertu duquel le château et la ville de Gruyère, les châteaux, bourgs et terres de Montsalvens, d’Oron (?), de Palésieux (?), de La Molière, de Corbières et de Bellegarde, membres du comté (?), étaient tenus à des devoirs envers eux 3 .
L’ambassadeur impérial, Monsieur de Marmold, intervint aussi auprès de Messieurs de Berne, en faveur du comte de Gruyère, sous prétexte, pensons-nous, qu’il ne fallait point attenter aux droits de l’Empire ni aux prérogatives du duc de Savoie, son vicaire, dont le comte de Gruyère était le /320/ vassal 1 . Messieurs de Berne répondirent à l’ambassadeur de Charles-Quint qu’en considération de sa demande, ils renonçaient à la fidélité du comte à raison des places et seigneuries qu’il tenait auparavant du duc de Savoie, et qui maintenant dépendaient des seigneurs de Berne, à qui le comte eût dû en faire reconnaissance et hommage, s’il n’en eût été dispensé à la requête de Monsieur l’ambassadeur et à la sollicitation d’autres seigneurs et amis de LL. EE. Ils priaient S. M. I. de vouloir bien se contenter de cette raisonnable réponse et de la prendre en bonne part 2 .
En renonçant à l’hommage de Jean II, pour ce qui concernait le comté de Gruyère, Messieurs de Berne n’abandonnèrent pas d’autres prétentions. Ils fixèrent au comte un terme pour la prestation du serment de fidélité dont il était tenu envers eux à raison des seigneuries qu’il possédait dans le Pays de Vaud. Le comte se plaignit à l’Etat de Fribourg de ce qu’on ne lui accordait qu’un délai de deux mois. Il disait aussi que ses officiers d’Aubonne avaient reçu du bailli de Moudon l’ordre de lui livrer la bannière du comte, de brûler les images, d’abolir les messes, de préparer leurs hommes à une revue 3 ; qu’informé de ces choses par son maître d’hôtel (François Martine), il avait fait des représentations à Messieurs de Berne, que ceux-ci, pour toute réponse, lui avaient enjoint par leur héraut d’abolir dans ses seigneuries toutes les cérémonies du papisme. Il craignait que le couvent de Hautcrêt, au sort duquel il /321/ était particulièrement intéressé, ne fût pas respecté par les Bernois. Il priait Messieurs de Fribourg de l’aider de leurs conseils et de le maintenir en possession de ses droits 1 .
Messieurs de Fribourg lui conseillèrent 2 d’aller à Berne en compagnie d’une députation fribourgeoise. Ils donnèrent pour instruction à leurs députés d’appuyer le comte dans la défense de sa cause, de l’assister de leurs bons avis, de rappeler à l’Etat de Berne ses promesses et la cession de Vevey, qui lui avait été faite sous condition qu’il n’inquiéterait plus le comte de Gruyère 3 .
Le 11 janvier 1537, le comte fit avec Messieurs de Berne une convention par laquelle il promit entre autres de se faire délier du serment de fidélité envers le duc de Savoie, dans un temps donné, et de venir au bout d’un mois à Berne pour rendre foi et hommage à LL. EE., à raison des seigneuries qu’il possédait dans le Pays de Vaud.
Mais lorsque, peu de jours après, le comte reçut de Berne le texte de cet accord, il parut fort contrarié du premier article, qui l’exemptait pour la vie de la fidélité telle qu’il la devait, pour le comté de Gruyère, au duc de Savoie. Messieurs de Fribourg en furent d’autant plus mécontents que cette convention, disaient-ils, avaient été faite à leur insu. Le comte, docile aux conseils de ses protecteurs, pria Messieurs de Berne de reconnaître pour lui et ses successeurs l’indépendance du comté de Gruyère. Les magistrats de Fribourg écrivirent aussi, dans ce sens, à ceux de Berne, ajoutant qu’ils avaient informé les Waldstettes des prétentions de Berne et demandé au Vorort (Zurich) /322/ la convocation de la diète pour trancher la question qui faisait l’objet du débat.
La réponse à ces missives ne se fit pas attendre. Le 26 janvier les seigneurs de Berne exprimèrent à l’Etat de Fribourg leur étonnement de ce qu’ils venaient d’apprendre. « Nous nous en tenons, écrivirent-ils, à l’amiable accord que le comte a fait avec nous le 11 de ce mois, et auquel il a consenti avec reconnaissance. Nous n’irons point avec vous débattre nos droits à la Diète 1 . »
Le comte de Gruyère avait obtenu des seigneurs de Berne le temps nécessaire pour s’acquitter envers le duc de Savoie de l’obligation dont il était tenu envers lui, et il avait reçu de S. A. une réponse qui, le déliant de son serment, lui permettait de vider sa querelle avec Berne. Un accord avait eu lieu, il ne s’agissait plus que d’en remplir les conditions. Dans la crainte de se brouiller avec Berne, avec Fribourg, avec ses propres sujets, Jean II temporisait, tantôt se fortifiant dans la résolution de ne jamais consentir à une exemption temporaire d’hommage pour son comté, tantôt hésitant sur le parti qu’il prendrait. Mais il fut tiré de cette indécision par Messieurs de Berne, qui « l’admonestèrent et l’évoquèrent » de venir prêter le serment de fidélité. Il se rendit donc à Berne et procéda, le 17 de mai, à l’exécution des articles dont il était convenu avec LL. EE., y compris les réserves qu’il avait faites.
Le comte Jean II reconnut sous la foi du serment, et conformément à la reconnaissance faite en faveur du duc le 30 avril 1535 2 , être homme lige et vassal de Messieurs /323/ l’avoyer et Conseil de Berne, et tenir d’eux les seigneuries et les biens qu’il possédait dans le Pays de Vaud, à savoir le château, la ville et la seigneurie d’Aubonne, sa juridiction et toutes ses dépendances, la seigneurie de Bourjod, compris le château et le bourg de ce nom avec le village de Pailly et leurs dépendances ; le village de Vuarrens avec ses dépendances. Les dernières appellations interjetées de sentences rendues dans les dites seigneuries seraient jugées en la cour de Moudon. Le comte avoua tenir pareillement de Messieurs de Berne, devenus souverains de la cité et du bailliage de Lausanne, tout ce qu’il possédait dans les terres dites de l’évêque, nommément dans les paroisses de Corsier et de Saint-Saphorin 1 , dont les causes en dernière instance étaient portées devant Messieurs de Berne ; de plus, la dîme de Thierrens, avec ses appartenances, telle qu’il avait coutume de la percevoir à Thierrens, dans la seigneurie de Moudon. — Ces divers fiefs et droits constituaient une partie de la reconnaissance que le comte avait faite deux ans auparavant au duc de Savoie. Charles III venait de délier le comte Jean II du serment de fidélité dû à raison de ces fiefs : c’était de son aveu que le comte en faisait l’hommage à l’Etat de Berne. Quant à l’autre partie de l’acte de reconnaissance, comprenant le comté de Gruyère, soit les châteaux, villes et mandements de Gruyère, de Montsalvens, de Château-d’Œx, du Vanel, toute la terre de Gessenay, les châteaux, bourgs ou villages et mandements de la Tour-de-Trème et /324/ de Palésieux, le rachat de la seigneurie de Bellegarde, avec leurs droits et dépendances, le comte de Gruyère la réservait en faveur du duc, comme comprenant les fiefs mouvants de la couronne de Savoie. Messieurs de Berne, on vient de le voir, exemptaient le comte, pour la vie, de l’obligation de leur rendre foi et hommage à raison de ces seigneuries, se réservant les droits qu’à sa mort ils pourraient avoir sur les dites seigneuries, « à cause de l’équipollence que les seigneurs de Berne et de Fribourg avaient faite pour Vevey. »
Le comte passa cet acte à Berne, en présence de noble George de Corbières, châtelain de Gruyère, de Jean de Saint-Germain, de François Martine, son maître d’hôtel, et de plusieurs autres, le 17 mai 1537.
Dans la même séance, les magistrats de Berne délivrèrent au comte de Gruyère une charte, portant que ce seigneur, leur bourgeois et vassal, leur ayant rendu foi et hommage, comme il est dit ci-dessus, ils promettaient solennellement de le maintenir en possession des seigneuries et des droits à raison desquels il leur avait fait hommage et fidélité. Ils lui laissaient les dites seigneuries « en tel droit, autorité et prééminence » qu’il les avait tenues sous le duc de Savoie. Dans les seigneuries d’Aubonne et de Bourjod, le premier et le second juge du comte pourraient juger, l’un en première, l’autre en deuxième instance, les causes dont l'appellation viendrait en la cour de Moudon 1 . Les seigneurs de Berne accordaient au comte les premières appellations qu’il avait dans la paroisse de Corsier, réservant les dernières à leurs commissaires et députés. Ils lui laissaient la seigneurie /325/ d’Oron franche, sans lui rien demander à cet égard, ni pour le présent ni pour l’avenir, n’ayant pas trouvé qu’ils eussent aucun droit sur cette seigneurie. Par la présente concession 1 , Messieurs de Berne n’entendaient rien changer aux lettres données à Aubonne le 7 mars passé (1537), en faveur du comte, à François Martine, son maître d’hôtel, concernant les biens des églises situées dans les seigneuries du comte 2 , pourvu, toutefois, que celui-ci, de son côté, observât fidèlement le contenu des présentes 3 .
C’est ainsi que fut pacifié le différend du comte de Gruyère avec l’Etat de Berne, au moment où allait éclater une guerre qui eût nécessairement armé les autres cantons. Fribourg ayant épousé la querelle du comte, il y eut entre les Fribourgeois et les Bernois « division si grosse, » dit un chroniqueur contemporain, que des deux côtés on leva des troupes qui se préparèrent à marcher au signal donné. Enfin, les passions s’apaisèrent 4 .
Cependant la seigneurie d’Oron donna lieu à un nouvel accommodement, comme on aura bientôt l’occasion de le voir. A la question d’Oron se rattachait la question de l’abbaye de Hautcrêt, sur les biens de laquelle le comte de Gruyère affirmait avoir des droits, parce que, disait-il, cette maison religieuse avait été fondée par ses ancêtres, et qu’elle était située dans la juridiction de sa seigneurie d’Oron 5 . /326/ Le comte exprimait le vœu que l’abbaye de Hautcrêt fût conservée dans son état actuel. Il espérait sauver à la fois l’ancienne religion et les biens du couvent. C’était demander l’impossible. Berne lui répondit qu’aussitôt que toute les cérémonies catholiques auraient été abolies, les droits des prétendants aux biens de l’abbaye seraient examinés par quatre commissaires et le couvent adjugé à celui qu’on estimerait y avoir le plus de droit. S’il échéait à Messieurs de Berne, le comte ne serait pas privé de tout avantage. — Les commissaires examinèrent les titres du comte, et les ayant jugés trop faibles, ils déclarèrent que la maison de Hautcrêt appartenait de droit aux seigneurs de Berne. Jean II ne laissa pas de revendiquer une part des biens de ce riche monastère. Messieurs de Berne lui répondirent qu’ils se souviendraient de ses requêtes quand l’abbé (auquel ils laissaient pour la vie les revenus du couvent) aurait terminé sa carrière, qu’alors ils le pourvoiraient d’une rente. Après le décès de l’abbé 1 , ils lui aliénèrent en effet une pension de 400 florins de Savoie, à prendre sur les revenus de la maison de Hautcrêt et payable à Noël, dès l’an 1537. « Nous lui accordons cette jouissance sa vie durant, » disaient les seigneurs de Berne « et tandis que se pourtera (comportera) bien et décentement sans contrevenir à nos loyaux commandemens 2 . »
Cette clause trouve son explication dans le fait que nous allons rapporter. /327/
Les commissaires dont nous avons parlé étant venus à Châtillens, où le comte avait des droits féodaux, et voulant y renverser les idoles ou briser les images, le comte les pria de suspendre l’exécution de l’arrêt prononcé par leurs supérieurs jusqu’à ce qu’il leur eût produit ses titres. Ils y consentirent, toutefois en ordonnant aux prêtres de supprimer la messe et de fermer les églises 1 . Le comte n’en maintint pas moins le culte catholique dans la terre d’Oron, dont il était seigneur indépendant. Il continua de le protéger de tout son pouvoir en dépit des Bernois, qui ne toléraient plus la religion catholique. Il déclara à ses sujets de la seigneurie d’Oron, que sa volonté était qu’ils fussent avec lui fidèles à la foi de leurs pères, que quiconque s’y refuserait devrait quitter le pays. Oron devint le refuge et le centre de tous les catholiques des environs. Le comte faisait dire régulièrement la messe dans la chapelle du château. Il y fit apporter l’image miraculeuse de St-Pancrace, qui attira les fidèles d’alentour. Le gouvernement bernois mit un terme à cette démonstration, mais il ne put attiédir la ferveur du comte. Jean II, usant de représailles, défendit à ses sujets de suivre la prédication luthérienne qui se faisait dans le village de Corsier 2 .
Messieurs de Berne, voulant prévenir de nouvelles collisions avec le comte de Gruyère, le décidèrent à faire avec eux un arrangement qui établirait un mode de vivre, en ce qui concernait le culte et l’exercice de la souveraineté d’Oron.
Suivant la teneur de cette convention, le gouvernement de Berne garantissait au comte de Gruyère, pour lui et ses héritiers légitimes, la pleine souveraineté de la seigneurie d’Oron, comprenant la haute juridiction, les dernières appellations et /328/ le droit de grâce, sous condition que les gens de cette seigneurie seraient tenus d’embrasser la réformation introduite par Messieurs de Berne, et de fréquenter l’église de Châtillens, dont ils étaient paroissiens, pour y entendre la prédication de l’Evangile. En cas de résistance et d’opposition de leur part, le comte leur rappellerait leur devoir, et si pareil avertissement demeurait sans effet, Messieurs de Berne pourraient les contraindre à l’obéissance et leur infliger une peine. Dans le cas où le comte ou ses successeurs aliéneraient la seigneurie d’Oron, la suzeraineté du château, de la ville et de la terre de ce nom devait, par le seul fait, échoir aux seigneurs de Berne, souverains du Pays de Vaud. Une autre disposition de ce contrat obligeait le comte et ses gens d’Oron à marcher au secours de Berne en cas de guerre ou d’attaque. Les droits que le sacristain de Saint-Maurice avait de temps immémorial à Oron lui étaient réservés.
Quant à Corsier, le comte de Gruyère n’y conservait que la justice inférieure et les amendes jusqu’à 60 sous, Berne se réservant la moyenne et la haute justice avec le droit de punir d’une amende les délits concernant la religion 1 .
Dans cette convention les seigneurs de Berne imposaient au comte des obligations incompatibles avec ses convictions religieuses. Ils lui concédaient en apparence la souveraineté d’Oron et gardaient en réalité une espèce de suprématie en y établissant leur religion.
Depuis la conclusion du traité du 17 mai 1537, Messieurs /329/ de Berne entretenaient avec le comte des rapports faciles. Jean II les avait priés d’accueillir avec faveur une requête de son neveu François de Gingins, seigneur du Châtelard, qui demandait de quoi vivre honnêtement 1 , s’ils ne pouvaient lui permettre de résider dans leurs terres et pays 2 . Ils l’avaient banni de leur territoire, soit du Pays de Vaud, à cause de son zèle pour la religion catholique ou de quelque démonstration hostile. Ils se laissèrent fléchir par le comte de Gruyère. En effet celui-ci eut bientôt la satisfaction de pouvoir les « remercier du bon traitement qu’il leur avait plu faire à son neveu du Châtelard, lequel ils avaient bénignement remis en leurs bonnes grâces et pays 3 . » Dès lors François de Gingins remplit plusieurs missions de la part de son oncle auprès de Leurs Excellences de Berne.
A la même époque le comte de Gruyère vivait en bonne intelligence avec Messieurs de Fribourg. Ayant appris que l’on payait alors, à Lyon, les pensions dues par le roi de France, et craignant d’être privé 4 de ce revenu, danger auquel d’autres paraissaient exposés, ils pria Messieurs de Fribourg d’écrire en sa faveur à Monsieur de Boisrigaud 5 , ambassadeur de France, et de lui faire observer que le comte de Gruyère avait agi et continuerait d’agir envers le roi en bon et loyal serviteur 6 .
Bientôt il s’éleva un conflit de juridiction entre le comte de Gruyère et le gouvernement de Fribourg. Un homicide /330/ avait été commis entre Vauruz et Vuadens, seigneurie du comte, et celui-ci avait fait tenir justice selon ce qu’il estimait être son droit. Fribourg se plaignait de la manière dont on avait procédé à l’enquête, et prétendait que le comte devait suivre l’arrêté de Romont et intimer un jour convenable, ce que le comte déclarait impossible, attendu que dans l’affaire en question justice avait été tenue selon les libertés et franchises du pays avant que l’arrêté de Romont eût été rendu ; que les nobles et bourgeois du dit lieu, dont il avait demandé l’avis, avaient déclaré qu’il ne pouvait obtempérer au vœu de Fribourg sans contrevenir aux us et coutumes du pays, qu’il avait juré de maintenir et d’observer sans fraude. Il espérait que Messieurs de Fribourg voudraient bien approuver ce qu’il avait fait et se contenter des explications qu’il leur donnait 1 .
Mais LL. EE. de Fribourg avaient résolu d’employer envers le comte de Gruyère la raison du plus fort, comme on le verra tout à l’heure.
Quelques semaines après cet incident 2 , le comte de Gruyère, toujours prêt à ménager la susceptibilité de ses puissants voisins, informa les seigneurs de Fribourg de l’offre que lui avait faite son cousin, le sire de Vauruz, de lui vendre la seigneurie de ce nom. Il leur dit que Madame la comtesse s’occupait de cette affaire, et il leur demanda s’ils approuveraient cette acquisition. Le lendemain le Conseil de Fribourg lui répondit qu’il achèterait lui-même la seigneurie de Vauruz. En effet la vente eut lieu le 25 février au prix de 5000 florins /331/ qu’en demandait le possesseur Jacques Champion, seigneur de La Bâtie.
La conduite intéressée des magistrats de Fribourg en cette occasion ne put échapper à la censure de George de Corbières, de Jean de Saint-Germain, de Rolet Castellaz et d’autres amis du comte et de la comtesse. Ils exprimèrent leur indignation en paroles amères et furent traités de calomniateurs.
Quoique professant la même religion, les Gruériens et les Fribourgeois se témoignaient une défiance mutuelle depuis que les premiers trouvaient un appui à Berne et que les seconds dévoilaient davantage leurs projets ambitieux.
On comprend que la cité de Fribourg ait mieux aimé faire l’acquisition du fief de Vauruz que d’en permettre l’achat au comte de Gruyère, qui était non-seulement son combourgeois mais aussi son vassal. En effet Jean II avait acquis, le 18 octobre 1533, des frères Claude et Jean d’Illens, donzels de Cugy près de Payerne, au prix de 2200 florins d’or (valant chacun 12 sous de Lausanne), le droit de rachat de leur héritage 1 , tant dans la paroisse de Saint-Martin de Vaud que dans les seigneuries de Rue et de Romont, héritage que les frères d’Illens avaient cédé 2 , au prix de 3200 L. petite monnaie de Fribourg, au chevalier Antoine Pavillard, bourgeois et membre du Conseil de cette ville. Le comte de Gruyère, n’ayant pas aliéné le droit qu’il avait acquis d’eux, était devenu vassal des seigneurs de Fribourg par suite de la conquête du comté de Romont. Mais Jean II ne voulait reconnaître pour suzerain que le duc de Savoie à raison des fiefs qu’il avait dans l’ancien comté de Romont et dans le Pays de Vaud proprement dit. Ayant été contraint par les /332/ seigneurs de Berne d’accomplir les devoirs dont il était tenu envers eux, il devait s’attendre à la même exigence de la part des seigneurs de Fribourg. En effet, ils l’invitèrent, le 5 avril 1538, à venir leur rendre foi et hommage à raison des fiefs qu’il possédait dans le ressort de Rue. Il demanda et obtint Un délai jusqu’au 5 mai 1 pour examiner ses titres. L’année se passa avant que le comte eût obtempéré au désir de Fribourg. Le 9 janvier 1539, les commissaires fribourgeois à Rue reçurent l’ordre de citer le comte, mais l’acte qu’il eût dû produire aux juges ne se pouvant trouver, force fut d’ajourner cette affaire. Les 18 et 19 janvier le comte parut à Fribourg, où il demanda un nouveau délai. Evidemment Jean II abusait de la patience des seigneurs de Fribourg. Le Conseil de Berne mit fin à ses tergiversations en l’invitant par écrit à s’exécuter. Docile à cette injonction, le comte envoya à Fribourg son frère naturel, Jean bâtard de Gruyère, et le commissaire Thyot, chargés de dire au Conseil que le comte s’offrait de lui rendre foi et hommage, suivant la coutume, à raison de Saint-Martin de Vaud et d’autres biens qui lui avaient été concédés dans la seigneurie de Rue. Cette offre fut agréée, le 10 juillet, après l’examen des pièces qui devaient constater la validité de la dite concession 2 .
Suivit la question de Corbières. On aura sans doute remarqué que la seigneurie de Corbières n’est mentionnée ni dans la convention du 17 mai 1537 ni dans celle du 25 juin 1539. Le duc de Savoie, on s’en souvient, avait cédé ou engagé cette seigneurie à François Ier, comte de Gruyère, pour 8000 florins, sous réserve de rachat. Les seigneurs de Berne, après la conquête du Pays de Vaud, se substituant /333/ au duc, avaient d’abord revendiqué pour eux le droit de rachat de la seigneurie de Corbières, puis, dans un appointement (du 28 décembre 1536) avec Fribourg, ils avaient renoncé à leurs prétentions en faveur de cet Etat. Telle fut la cause d’une querelle entre Fribourg et le comte de Gruyère. Elle commença par un conflit de juridiction. Ensuite d’un accord que Jean II avait fait avec les hommes de la châtellenie de Corbières, il appartenait au comte de connaître à Corbières, par un commissaire député à cet effet, des dernières appellations interjetées de sentences rendues par le châtelain ou son lieutenant, par le mestral ou tout autre juge inférieur 1 . Fribourg, au contraire, avait décidé que les « causes de coutumes » viendraient de Charmey à Corbières, et de là à Moudon, mais que les causes des appellations seraient jugées à Fribourg 2 . Ce n’est pas tout. Messieurs de Fribourg, agissant en leur qualité de souverains du comté de Romont, dans lequel ils comprenaient Corbières, proposèrent 3 au comte le rachat de cette seigneurie, et lui en offrirent le prix. Le comte répondit qu’il avait jusqu’ici possédé en paix cette seigneurie, en qualité de seigneur souverain, comme ses ancêtres, et qu’il n’en ferait la cession que sur la présentation d’un acte constatant qu’il était tenu de consentir au rachat proposé. Messieurs de Fribourg, mécontents de cette réponse, le sommèrent 4 de leur rendre foi et hommage, à raison de la dite seigneurie, dans les mains de leur commissaire à Romont. Refus du comte. Ordre au /334/ commissaire fribourgeois de faire prononcer juridiquement la dévolution de la seigneurie de Corbières à l’Etat de Fribourg 1 , après cela, de s’emparer de la seigneurie par un huissier de Romont, suivant la forme usitée en pareil cas 2 , et de notifier au comte, en présence de témoins, cette prise de possession 3 . A la nouvelle de l’attentat qui menaçait les droits et l’autorité de son prince, toute la Gruyère s’émut 4 . Les montagnards de Gessenay et de Château-d’Œx, tout comme les paysans de la Basse-Gruyère, indignés de la conduite des Fribourgeois, prirent les armes pour défendre la personne et les droits de leur souverain. Nous, enfants de la libre Helvétie, qui avons vu naguère les citoyens de tous les cantons, de toutes les classes, de toutes les opinions, se lever d’un sublime élan pour défendre l’indépendance et l’honneur de la patrie, nous comprenons le mouvement spontané d’un peuple des Alpes, au XVIe siècle, en faveur de son chef, dont la dignité était blessée et les droits usurpés par l’insatiable ambition d’une cité voisine et puissante. Nobles, bourgeois et paysans de la Haute et de la Basse-Gruyère agirent d’un commun accord. Tous sentaient que la cause de leur seigneur était leur cause, que catholiques et luthériens en voulaient à leurs libertés, à l’indépendance de leur commune patrie 5 . /335/
Les magistrats de Fribourg, inquiétés par ce mouvement populaire, qui pouvait se communiquer au loin, firent voile d’un autre côté. Afin de rassurer le comte et ses sujets, ils proposèrent de terminer le débat dans une conférence. Jean II se déclara prêt à exhiber ses titres dans la ville de Fribourg. Il demanda la révocation de l’ordre que le Conseil avait donné à son commissaire de Romont, et protesta contre tout acte de violence qui serait commis à son égard 1 . Le même jour, les nobles et les bourgeois de Gruyère exprimèrent à Messieurs de Fribourg la satisfaction que leur donnait la perspective d’une amiable composition, ajoutant que tout dommage qu’éprouverait leur seigneur leur causerait un grand chagrin 2 .
Après quelques essais d’arrangement avec les seigneurs de Fribourg, le comte de Gruyère, craignant de perdre en messages inutiles un temps précieux, et de laisser refroidir l’enthousiasme de son peuple, appela de toutes parts ses hommes d’armes. Il en fit la revue : il les exhorta à repousser l’invasion et à bien combattre pour leur pays et leurs libertés. Jean II sentait couler dans ses veines le sang du chevalier de Gruyère qui s’était signalé par sa valeur à l’affaire de la Bicoque.
Dans ce moment critique, Berne empêcha l’explosion de /336/ la guerre. Ses magistrats conseillèrent à ceux de Fribourg de s’accorder à l’amiable avec le comte, ou d’avoir recours au droit plutôt qu’à la force. Ils déclarèrent ouvertement qu’ils ne souffriraient pas qu’on fît violence au comte, leur bourgeois et vassal, et qu’ils étaient prêts à le défendre 1 .
Messieurs de Fribourg, dociles aux sages conseils des seigneurs de Berne, préférèrent la voie d’un accommodement à celle de l’arbitraire, d’où pourrait naître une guerre qu’il fallait éviter. Les parties convinrent d’une journée d’amitié qui se tiendrait à Morat le dimanche 16 novembre. Le 12, Messieurs de Fribourg reçurent du comte une lettre portant que, pour les obliger il se conformerait au vœu que son beau-fils, Monsieur de Villarsel, lui avait exprimé de leur part, en relâchant le prisonnier, François Seydo, qu’il avait en sa puissance ; qu’il les priait d’ajourner la conférence de Morat, « attendu qu’il avait plu à notre Seigneur lui donner affliction de maladie, qui l’obligeait d’avoir patience 2 . » Trois jours après il écrivit d’une main défaillante à Messieurs de Berne qu’étant tombé malade il désirait que l’affaire de Corbières fût différée jusqu’à sa convalescence, dont il les informerait quand il plairait à Dieu 3 .
Mais les jours de ce prince étaient comptés, le terme de ses peines et de ses amertumes approchait. Jean II quitta la vie le 23 novembre 1539, entre trois et quatre heures du matin 4 . /337/
« Sur la fin du mois de novembre, » dit un chroniqueur du temps, « mourut à Gruyère noble et puissant seigneur Jehan conte du dit Gruyère, lequel avant sa mort eut beaucoup de peine et fâcherie, tant à cause du changement des seigneuries que aussi du changement de religion 1 . »
Le comte Jean II, comme on a pu le voir, eut une vie pleine de mécomptes et de déboires, à l’époque de transition de l’ancien ordre de choses à un ordre nouveau, dans un temps de malaise général, de troubles, de luttes civiles et religieuses, dans un siècle fertile en événements qui changèrent la face politique et morale de l’Europe. Le petit empire de Gruyère ne pouvait échapper à l’influence des idées nouvelles. Son chef, dont la position, à coup sur, était des plus critiques, fit ce qu’il put pour empêcher que le vaisseau de l’Etat ne se brisât contre les écueils. Si, au fort de la tempête, Jean II eût montré plus de faiblesse et moins d’obstination à vaincre le péril, c’en était fait de la Gruyère. Ceux qui depuis longtemps en convoitaient la possession s’y seraient abattus comme sur une proie facile. Toutefois, il faut dire que la jalousie des deux cités qui avaient jeté leurs vues sur cette principauté, que l’attitude plus ou moins inquiétante des autres Cantons et l’énergie des montagnards du haut et du bas de la Tine secondèrent à merveille les efforts de Jean II, et retardèrent la dissolution de son petit empire, qui, on ne peut le nier, cédait aux coups de la fortune et tendait de plus en plus à se décomposer.
A l’exception de Bellegarde, le comte Jean II n’avait aliéné aucun de ses nombreux domaines, mais il avait contracté des dettes et hypothéqué des biens. Selon ses vœux, il mourut comte et seigneur de Gruyère, baron d’Aubonne, /338/ d’Oron et de Montsalvens, seigneur du Vanel (ou de la terre de Gessenay), de Rougemont, de Château-d’Œx, de la Tour-de-Trème, de Corbières, de Palésieux, de Bourjod et d’autres lieux. Il était de plus, comme on l’a dit, chevalier de l’Ordre de l’Annonciade, conseiller et chambellan du duc de Savoie.
Le comte Jean II avait des qualités qui le recommandaient à l’estime publique et à l’affection de son peuple. Il s’était conduit en vaillant homme dans la sanglante bataille de la Bicoque. On peut dire que le dernier acte de sa vie fut un acte de courage, alors que, fort du dévouement des Gruériens, il brava la puissance de Fribourg. Quoiqu’il eût avec ses sujets des démêlés, dont la plupart avaient leur source dans un malentendu, dans une interprétation erronée de certains droits, ils eurent le plus souvent recours à son arbitrage dans les différends qui s’élevaient entre eux. Ils croyaient à sa probité 1 . — Jean II était dévot jusqu’à l’excès, observateur fidèle de la foi jurée à son suzerain et du serment fait à ses sujets de maintenir leurs franchises. Le trait suivant montre à la fois combien le peuple était jaloux de ses libertés et combien le comte aimait à les reconnaître et à les respecter. /339/
André Thyot, commissaire du comte de Gruyère, aidé d’un valet du château, avait arrêté au milieu de la ville, sur la voie publique, et conduit à la prison du château certain Claude Henny de La Vaux, sans connaissance préalable des nobles et bourgeois de la ville de Gruyère. Ceux-ci, considérant cette arrestation arbitraire comme une violation de leurs libertés et franchises, attendu que sans leur aveu nul ne pouvait être apprehendé sur le territoire de leur ville, se plaignirent au comte de cette infraction à leur loi et le prièrent de maintenir leurs droits dans leur intégrité. Le comte répondit qu’il n’entendait point enfreindre leurs priviléges ; qu’à la vérité Madame la comtesse de Gruyère avait ordonné à Thyot d’aller prendre Henny dans la ville, à cause d’une blessure qu’il avait faite à l’un des serviteurs du comte ; qu’elle avait pu le faire sans violer leurs libertés et franchises, parce que le dit Claude Henny était serviteur de sa maison. Alors les nobles et bourgeois citèrent à leur seigneur leurs franchises qui, en défendant d’arrêter qui que ce fût sur les terres de la ville et de l’emprisonner sans la connaissance et l’autorisation de la justice, n’exceptaient personne, pas plus les serviteurs du comte que tout autre individu. Jean II, reconnaissant leurs droits, leur promit de tirer le dit Claude de la prison du château, de le faire reconduire par André Thyot et son aide dans la ville de Gruyère, sur la voie publique, à l’endroit même où /340/ ils l’avaient pris ; ce qu’ils firent en lui rendant sa dague et tout ce qu’il avait sur lui au moment de son arrestation. Les nobles et bourgeois demandèrent et obtinrent lettres testimoniales de ce fait pour le temps à venir 1 .
Préoccupé des intérêts de ses sujets, le comte Jean II ne manqua pas de signaler à Messieurs de Berne le grave inconvénient qui résultait de certaine disposition de l’accord de 1537 2 . Il leur fit observer que dans ses seigneuries d’Aubonne, de Bourjod, de Corsier, les causes jugées par ses officiers inférieurs et son châtelain devant être portées devant le juge par lui député aux lieux susdits ; en d’autres termes, que les plaidants des dites moyennes seigneuries appelant de l’audience du châtelain au juge commis par le comte, de celui-ci au bailli bernois siégeant à Moudon, et enfin de l’audience du bailli à Leurs Excellences, il suivait de là que les causes commencées dans les dites seigneuries avaient quatre instances, contrairement à l’usage établi dans les autres pays de LL. EE. Or, l’expérience ayant montré que plusieurs de ses ressortissants souffraient de cet état de choses, il priait LL. EE. d’y porter remède 3 .
Quelque temps avant sa mort Jean II eut la satisfaction de pouvoir alléger d’un poids assez considérable le fardeau qu’il laissait à son héritier. Michel, fils de feu noble Guillaume d’Aigremont, de Vuadens, avait emprunté d’un bourgeois de Fribourg, nommé Gaspard Oddet, la somme de 1000 L. de Berne, et donné pour caution Nicolas Velly, /341/ de Fribourg, capitaine, et pour arrière-garant le comte de Gruyère. Or, le coffre de Jean II ne répondait pas à la bonté de son cœur ; mais le comte avait dans son peuple des amis dévoués. Trois hommes de la paroisse de Gruyère 1 s’engagèrent, pour eux et leurs héritiers, à décharger le comte et ses descendants de l’arrière-caution qu’il avait fournie dans sa personne, et de tous les frais et dommages qui en étaient résultés.
Le comte Jean II s’était allié à deux familles considérables de la Haute-Bourgogne et du Dauphiné. Sa première femme, Marguerite de Vergy, était, comme on l’a dit 2 , fille de Guillaume de Vergy, l’un des grands officiers de la couronne de France ; elle était sœur de Claude de Vergy, seigneur de Fonvent, chevalier de l’Ordre de la Toison d’or, qui succéda à son père dans les hautes fonctions de maréchal et gouverneur du comté de Bourgogne 3 . Mariée en 1504, Marguerite ne vivait plus en 1525. Par son testament, qui est de cette année, Guillaume de Vergy légua mille francs aux enfants de sa fille, feu dame Marguerite de Vergy, comtesse de Gruyère 4 .
Cette dame avait donné à son mari un fils, Michel, qui devait clore la liste des comtes de Gruyère, et une fille, nommée Françoise, qui fut femme de Charles de Challant, seigneur de Villarsel 5 , d’Attalens, de Billens et d’autres lieux. De ce mariage sortirent François, Claude, George et /342/ Jean de Challant 1 . Il sera plusieurs fois question du sire de Villarsel dans la suite de cet ouvrage.
Un acte du 20 janvier 1528, dont nous avons donné le contenu 2 , montre qu’à cette date Jean II avait pour seconde femme Catherine de Monténard, issue d’une noble famille du Dauphiné. Il en eut un fils, nommé François, qui porta le titre de Monsieur d’Aubonne. La comtesse Catherine survécut à son mari 3 .
Jean II avait mérité la réputation d’un preux et galant chevalier, pour qui la politique, comme la guerre, avait son heure du berger. Une tradition généralement reçue veut que ce comte, ou son père, ait acheté au prix de la plus belle de ses montagnes les faveurs de Luce d’Albergeux, bergère gruérienne d’une beauté ravissante.
Au sud de Charmey, au lieu dit La Monse, est un chemin qui a conservé jusqu’à nos jours le nom de Charrière de Crève-cœur, que lui donna l’épouse affligée d’un comte de Gruyère qui, du haut du château de Montsalvens, voyait son infidèle époux chevauchant du côté de Charmey en quête d’une aventure amoureuse. Le héros de cette tradition passe pour avoir été le mari de Marguerite de Vergy ou de Catherine de Monténard. /343/
Quoi qu’il en soit, le comte Jean II laissa un ou plusieurs enfants naturels, savoir :
1° Jean, à qui il donna, par acte passé devant la porte du château de Gruyère, le 19 avril 1539, les biens qu’il avait acquis à Saint-Martin de Vaud et à Villars, mouvants de la châtellenie de Rue 1 . Jean, bâtard de Gruyère, le même qui, en 1522, avait accompagné son père en Italie et reçu une blessure au combat de la Bicoque, vivait trente ans plus tard à Chardonne, des modestes revenus du fonds que son père lui avait donné, lorsque cette ressource lui étant disputée, il tomba, pauvre père de famille, dans un état voisin de la plus dure indigence. Il avait un fils, dont nous ignorons le nom 2 , et une fille, nommée Isabeau. Le père et la fille réparaîtront plus tard.
2° Bastiane (ou Sébastienne) de Gruyère, qui entra en religion, ressource commune d’un grand nombre de bâtards nobles. On sait que la maison de Gruyère fournit son contingent de religieux. Bastiane, conduite par son père au couvent de St-Dominique d’Estavayé, pratiqua les vertus chrétiennes avec un zèle et un dévouement qui la firent élever au rang de supérieure du couvent 3 .
On donne au comte Jean II un fils nommé Antoine, que l’on dit avoir été un enfant naturel. Antoine, à coup sûr, n’était pas un bâtard. Il avait pour armes la grue et pour légende : S(igillum) ANTHO(nii) MIL(itis) DE GRVERIA. /344/ Son écusson n’était pas traversé par la barre d’illégitimité 1 .
« Anthoyne de Gruyère » (c’est ainsi qu’il signait) avait épousé, en 1537, Madame de Maconnens. Il fut seigneur de Villargiroud et de Maconnens 2 , lieux situés dans le district fribourgeois de la Glane. Il fut châtelain de Gruyère de 1539 à 1542.
Voilà ce que nous savons de certain sur ce personnage de la maison de Gruyère.
CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME.
La comtesse de Gruyère. Intrigues de Fribourg. Jeunesse du comte Michel. Une première aventure. Michel à la cour de l’empereur. Son retour. Il confirme les libertés de ses sujets. Voyage et séjour en Flandre. Complot attribué au comte Michel et au comte de Challant. Querelle de Michel avec la ville de Genève. Différends avec Berne au sujet de l’hommage ; manœuvres de Fribourg ; intervention de l’empereur. Michel au service de la France. Il lève des troupes. Expédition du Piémont ; bataille de Cérisoles ; conduite des Gruériens. Michel à Landrecies, à Saint-Dizier et à Boulogne. François de Gruyère, son frère Michel et les églises de la seigneurie d’Aubonne. Jacques Valier, Thomas Malingre et d’autres prédicants. Le comte de Gruyère, la comtesse de Varax, Monsieur de Rolle et Mademoiselle de La Palu.
[1539-1549.]
Michel.
1539-1554.
Hic amat dici Princeps 1 .
Michel était bien loin du château de Gruyère lorsque son père tomba malade et mourut. Sa belle-mère, Catherine de Monténard, y était seule avec son fils François encore enfant. Le jour du trépas de son mari, elle informa les seigneurs de Berne du coup qui venait de la frapper. Leur rappelant l’amitié qu’ils avaient témoignée au comte défunt, elle les pria de la porter sur ses enfants. « J’espère en Dieu, » écrivait-elle, « que ses enfants, qui sont les miens, seront si gens de bien qu’ils s’acquittèrent du devoir de vous faire service d’aussi bon cœur qu’a fait feu leur père. » /346/
Le Conseil de Fribourg fut de même instruit de l’événement qui venait de porter le deuil dans les populations de la Gruyère.
Les magistrats des deux villes envoyèrent à Gruyère deux membres de leurs Conseils pour exprimer à la comtesse la part qu’ils prenaient à sa douleur, lui donner l’assurance du bon vouloir de leur gouvernement à l’égard de ses enfants, et assister aux obsèques du comte défunt. Les députés fribourgeois avaient encore une autre mission. Ils devaient sonder les dispositions du peuple, l’exhorter à ne pas prêter l’oreille aux insinuations des Bernois, à refuser l’hommage qu’ils demandaient, à communiquer à Messieurs de Fribourg les propositions qui leur seraient faites. Puis, s’adressant au sire de Challant, seigneur de Villarsel, qui partageait momentanément avec la comtesse les soins de l’administration, les délégués de Fribourg devaient l’engager à donner la plus grande attention à tout ce qui se passerait dans le comté, principalement à ce qui concernait la religion, et à prier le comte Michel, à son retour, de ne faire avec Berne aucune convention à l’insu des seigneurs de Fribourg 1 .
Le même jour le Conseil fribourgeois annonçait aux Waldstettes la mort du comte et les priait d’observer les démarches des autorités de Berne, qui pourraient employer la force pour faire valoir leurs prétentions de suzeraineté sur la Gruyère et y introduire leur religion, malgré l’attachement du peuple à la foi de ses pères 2 .
Il est évident que le Sénat de Fribourg cherchait à /347/ supplanter dans l’esprit des Gruériens les seigneurs de Berne, à qui Jean II, fatigué d’intrigues ténébreuses et d’actes inexcusables (la violence l’est toujours), avait témoigné, vers la fin de son règne, une préférence qui donnait ombrage à leurs voisins.
Au reste, la rivalité des deux républiques ne faisait que prolonger l’agonie du petit empire de Gruyère, dont la séve était épuisée.
Michel passait dans l’opinion des Gruériens pour le plus beau chevalier de son temps. Sa taille, dit-on, était haute et bien proportionnée 1 : ses traits étaient beaux, réguliers, nobles et doux : l’antique gloire de sa race paraissait dans toute sa personne. Si ce portrait est ressemblant, on doit regretter que le caractère du prince qui clôt la liste des souverains de la Gruyère n’ait pas répondu à sa physionomie. Il y a quelque chose de touchant à se tromper sur le dernier descendant d’une race illustre dont le peuple conserve un pieux souvenir, mais cette illusion va trop loin quand elle fait de Michel un populaire héros. Il faut renoncer à rien voir d’héroïque dans son caractère et dans ses actes. Son courage n’eut rien de chevaleresque, sa bravoure était douteuse ; il ne fut point distingué par des talents militaires. Michel ne fut, à vrai dire, qu’un aventurier qui par ses fautes précipita sa fin désastreuse.
Vé-là 2 Michel li preux li beaux,
Fleur de tous aultres damoiseaux.
Mais au lieu de le juger dès l’entrée et de le présenter sous un jour peu favorable, racontons son histoire, laissons parler les faits.
Michel, dont le père retirait de la France une pension de 1200 francs, passa une bonne partie de sa jeunesse à la brillante cour de François Ier, où se rencontraient le goût des lettres et l’amour des plaisirs, l’élégance des manières et la passion du luxe, qui s’accordait mal avec les revenus qu’on lui connaissait, car ils n’étaient pas lourds. Michel y fut pendant quatre ans enfant d’honneur, avec un appointement de 600 L. « La position d’un enfant d’honneur » (dit la Revue des deux mondes de 1854, t. V, p. 936) « était, sous Henri II, des plus recherchées ; un enfant d’honneur était plus que page de la chambre. » Les enfants d’honneur, armés de la hallebarde ou du bec-de-faucon 1 , étaient les gardes du corps à pied. Ensuite, il remplit pendant quatre autres années l’office de panetier du roi, charge à laquelle était attachée une pension annuelle de 800 L. Pendant ces huit ans, le jeune comte de Gruyère reçut à la cour l’éducation d’un homme de qualité. Séduit par le prestige d’une civilisation raffinée, par les mœurs galantes des chevaliers et des dames de la cour, enclin aux plaisirs et à la dépense, il menait la vie à grandes guides. La renommée des hommes d’Etat et des illustres guerriers qu’il eut l’occasion de voir, enflamma chez lui l’ambition d’acquérir de la gloire. Flatté de l’éclat de sa brillante généalogie, il voulut éclipser le mérite de ses aïeux. Michel revint de France avec un air de grandeur qui contrastait d’une manière frappante avec la fortune d’un petit roi pastoral dont les Etats, dans un avenir peu éloigné, devaient être mis à l’enchère.
Michel était de retour dans son pays à l’époque où se forma la ligue des gentilshommes de la Cuiller. Entraîné /349/ par l’esprit d’aventure qui devait signaler sa carrière, il s’enrôla dans cette confédération, et sourd aux avertissements de son père, dont la situation politique était fort délicate, ce présomptueux jeune homme lui prépara et se prépara à lui-même d’amers chagrins 1 .
Michel, alors seigneur d’Aubonne, avait des rapports fréquents avec son cousin, le frivole de Beaufort, seigneur de Rolle et de Coppet. C’est avec ce baron et d’autres gentilshommes qu’il organisait des expéditions hardies, qui ressemblaient un peu aux exploits des anciens chevaliers brigands.
C’était à l’époque où Genève venait d’embrasser la réforme religieuse. Un jour que, sous prétexte de chasser sur la grève, il errait çà et là, épiant l’occasion de faire un coup de main, il vit s’avancer vers le pont de Chancy 2 un postillon et deux voyageurs revenant de Lyon, où des affaires de commerce les avaient appelés. L’un d’eux était à cheval. Michel et ses nobles compagnons leur demandent brusquement d’où ils sont, d’où ils viennent, et sans attendre de réponse : « Vous êtes Luthériens, s’écrient-ils, vous portez plume de Luther ! » Puis l’un de ces braves, à tête vive, s’élance et d’un bâton laboure les cuisses et les reins de la monture, sans atteindre toutefois le cavalier qui piquait des deux. Les coups et les injures furent accompagnés de la menace que dans trois semaines Genève serait mis sens dessus dessous. /350/
Le Conseil de Berne, informé de ce scandale, s’en plaignit au comte de Gruyère, qui tança fortement son fils. Michel envoya aux seigneurs de Berne une lettre, dans laquelle il rectifiait les faits ou plutôt atténuait ses torts, et priait LL. EE. de le réintégrer dans leurs bonnes grâces et dans celles de son père, qui était bien en colère contre lui 1 . Le Conseil de Berne, peu satisfait de ses explications, ordonna une enquête et transmit cette affaire aux quatre Ministraux et Conseil de Neuchâtel, où nos deux voyageurs étaient merciers. Il fut avéré que le 9 septembre avait eu lieu le fait que nous venons de raconter 2 .
Ce fut probablement à l’occasion de ce procès que, sur la fin de 1534 3 , le comte de Gruyère, ou plutôt son fils Michel, envoya un de ses officiers 4 auprès de quatre membres du Conseil de Berne, dont deux anciens avoyers, d’Erlach et de Diesbach, et deux bannerets, de Graffenried et Spielmann, pour offrir à chacun dix écus, destinés à l’achat d’un pourpoint de velours. L’incorruptible d’Erlach, quoique disposé en faveur du comte, repoussa cette offre avec indignation. Le banneret Spielmann fit de même : ayant retrouvé l’argent dans une lettre, sur sa galerie, il le fit rendre au porteur et dénonça le fait aux quatre bannerets. L’étranger fut arrêté. Soumis à un interrogatoire 5 , il fit des aveux. L’affaire fut portée devant le Conseil. Il en résulta que l’ancien avoyer d’Erlach et l’ancien banneret Spielmann conservèrent leur honneur et leur siége au Conseil, et que /351/ les deux autres magistrats furent déclarés inhabiles à servir plus longtemps la république 1 .
Le comte Jean II, fort mécontent de l’équipée de son fils, et d’abord décidé à ne plus se mêler de ses affaires 2 , écouta cependant la voix de son cœur. Il écrivit aux seigneurs de Berne, leur dit qu’il serait bien marri que les siens ne fussent aussi disposés que lui à leur faire service, et les pria de remettre au châtelain de Gruyère, porteur de sa lettre, un sauf-conduit pour son fils, afin que celui-ci pût aller auprès de leurs seigneuries pour s’expliquer et leur donner à entendre qu’on pourrait leur avoir rapporté des choses auxquelles il n’avait jamais pensé. Si son fils refusait d’obéir, son père l’y contraindrait et prouverait par là à leurs seigneuries qu’il attachait le plus grand prix à leurs bonnes grâces 3 .
Michel accomplit-il le vœu de son père ? Se réconcilia-t-il avec les magistrats de Berne ? Nous ne pouvons le dire. Ce que nous savons, c’est que Michel quitta patrie, qu’il était absent lorsque son père tomba malade, qu’il n’eut pas la consolation de veiller auprès de son lit de douleur, de ranimer ses forces défaillantes, de le voir, de l’embrasser, de recueillir ses paroles, ses conseils, et de s’acquitter envers lui des devoirs suprêmes. Michel eut mainte occasion de se dire que les yeux de son père en s’ouvrant pour la dernière fois avaient eu quelque chose à désirer.
Peu de jours après que Jean II eut rejoint ses pères, son successeur arriva dans la capitale du comté. Il venait /352/ d’Italie, où il était employé au service de l’empereur son maître. Chargé d’une mission qu’il devait accomplir en Flandre pour les affaires de S. M., il s’était arrêté à Gruyère et y avait appris le décès de son père. « De ceste perte a moy advenue suys deplaysant plus que ne puys escripre, comme poves (vous pouvez) panser (dit-il à Messieurs de Berne), mays puysque cest le voulloir de notre createur de ainsy lavoir voulu, je luy prie de bon cueur il luy playse mestre en aide a porter mon dueil paciemment, vous merciant tres humblement du bon voulloir qu’ils vous plaict me porter, et de la bonne lettre quils vous a pleu escripre a Madame de Gruyère ma belle-mère. » Il informait les seigneurs de Berne, qu’étant pressé d’aller en Flandre pour s’acquitter de la charge qui lui était commise de la part de S. M., il ne pouvait maintenant ni se rendre auprès d’eux ni assister à la journée qu’il eût dû tenir le dimanche après la St-Hilaire (le 18 janvier) avec Messieurs de Fribourg, au sujet de Corbières ; qu’il espérait être de retour dans trois ou quatre mois 1 .
Michel avait informé de cette circonstance Messieurs de Fribourg. Il les avait fait prier par son beau-frère de Villarsel de différer jusqu’à son retour le renouvellement de la bourgeoisie. Peu disposés à accorder un aussi long délai, Messieurs de Fribourg envoyèrent de nouveaux commissaires à Gruyère pour hâter l’accomplissement de leurs volontés. Les commissaires ayant convoqué le peuple pour le 10 décembre, réitérèrent la demande de leur gouvernement touchant la bourgeoisie avec le comte et ses sujets du bas de la Tine. Ils exigèrent de plus une déclaration des paysans du haut de la Tine concernant la religion. On leur répondit, quant /353/ au premier point, que l’on ne pouvait déférer au vœu de Messieurs de Fribourg avant le retour du comte ; quant au second, que les paysans de la Haute-Gruyère suivraient la religion de leur seigneur, et qu’ils n’avaient aucune autre déclaration à faire pour le moment.
Les délégués fribourgeois s’en retournèrent chez eux peu satisfaits du résultat de leur mission. Les Gruériens, gens avisés, prièrent leur seigneur de ne pas quitter le pays avant d’avoir reçu d’eux le serment de fidélité. C’était l’inviter à confirmer leurs franchises. Cet acte solennel devait s’accomplir du jeudi au dimanche (du 11 au 14). Le départ du comte était fixé au lundi 15 décembre 1 .
Avant de continuer le voyage qu’il avait entrepris, le comte Michel voulut parcourir son petit royaume. Après avoir, dans l’église de St-Théodule, confirmé les droits, les libertés et coutumes du peuple de la châtellenie de Gruyère et reçu de lui le serment de fidélité, il visita successivement les châtellenies de Montsalvens, de Gessenay, de Rougemont, de Château-d’Œx et de la Tour-de-Trème, et jura de maintenir les franchises de leurs habitants, qui, à leur tour, lui rendirent foi et hommage, suivant la coutume.
La cérémonie de son installation et de la confirmation des droits de ses sujets accomplie, Michel partit, laissant l’administration de ses Etats à la comtesse douairière et aux seigneurs de Villarsel et du Châtelard, ses parents, qui devaient s’attendre à de fréquents démêlés avec leurs voisins. Déjà le 6 décembre Michel avait dû se plaindre à Messieurs de Fribourg et demander réparation de l’injure /354/ que lui avait faite le châtelain de Rue en gageant un cheval sur un terrain de sa seigneurie.
Les questions de propriété et de juridiction étaient une source féconde de disputes et de procès. Nous les supprimerons d’autant plus volontiers que la plupart ne présentent qu’un médiocre intérêt.
On sait qu’une révolte des Gantois qui éclata en 1539 exigeant, pour être réprimée, la présence de l’empereur, il fit demander au roi la permission de traverser la France pour se rendre à Gand. François Ier l’accorda. Charles-Quint fit le 1er janvier son entrée à Paris. Son séjour dans cette capitale se passa en tournois, en danses et en toutes sortes de divertissements, auxquels le comte de Gruyère eut apparemment le bonheur de prendre part. Arrivé en Flandre, l’empereur y rétablit l’ordre, et donna des fêtes à Gand, sa ville natale. Le comte Michel écrivit le 15 mars (1540) de cette capitale à Messieurs de Fribourg, qu’il n’avait pas encore pu accomplir la mission dont il était chargé pour les affaires de l’empereur, à cause de la magnifique réception faite à S. M. et des fêtes que l’on avait célébrées en son honneur 1 tant en France qu’en Flandre ; que ces circonstances l’avaient empêché d’obtenir de S. M. un congé dont il eût volontiers profité pour changer d’air, parce que depuis un mois ou six semaines il était atteint d’un catarrhe dont il avait de la peine à se guérir. Il espérait cependant pouvoir bientôt revenir, et il priait Messieurs de Fribourg de proroger la journée qu’il devait avoir avec eux 2 . La comtesse douairière apprit de lui que sa santé n’était pas /355/ encore rétablie, qu’il reviendrait d’autant plus volontiers que les médecins lui consentaient d’aller respirer l’air de sa patrie 1 . Le Conseil de Fribourg, informé de ce contre-temps, témoigna à Madame de Gruyère le regret qu’il éprouvait de l’indisposition du comte, ajoutant qu’il différait la journée amiable jusqu’à son retour 2 . Cette conférence, d’abord fixée au 10 avril, fut plus d’une fois ajournée. Le 29 septembre le comte Michel n’était pas encore de retour 3 . Lorsque enfin il revint dans son pays, il n’y trouva plus sa belle-mère, la comtesse Catherine. Depuis le 2 juin 1540, date de la dernière lettre à nous connue de cette dame, elle ne laisse plus qu’une trace douteuse de son existence 4 .
L’administration des Etats de Michel était confiée à Charles de Challant, seigneur de Villarsel, et à François de Gingins, seigneur du Châtelard, nommés par Michel « régents et gouverneurs du comté pour ordonner et entretenir les affaires du dit comté, pendant que le seigneur comte serait au service de S. M. impériale. »
Le comte Michel revit son pays vers la fin de cette /356/ année ou au commencement de la suivante. Il n’y fit pas un long séjour. Comme il était connu à la cour de l’empereur, le Conseil de Fribourg lui demanda des lettres de recommandation pour les ambassadeurs que cette autorité voulait envoyer à Charles-Quint au sujet de certaines affaires qui paraissaient importantes. Michel lui remit des lettres pour les amis puissants qu’il avait à la cour impériale, entre autres pour Monsieur de Granvelle et pour son fils, Monsieur l’évêque d’Arras, qui joua depuis un si grand rôle dans les événements du XVIe siècle. Les autres lettres de Michel étaient destinées à des gentilshommes de la chambre 1 .
Peu de temps après, le 19 avril, eut lieu, sur la place en dehors du château de Gruyère, la cérémonie d’inféodation du cens annuel de deux bœufs, des plus beaux de la Gruyère, à Herman d’Offenbourg, coseigneur de ce lieu, et à Bastian, citoyen de Bâle. Cette solennité, qui se répétait à chaque avénement, fut accomplie avec les formalités usitées en pareil cas.
Le comte Michel passa une bonne partie de l’été de 1541 en Suisse. Vers le milieu de mai il était encore à Gruyère. Le 17 juillet il invita d’Aubonne le sire de Villarsel, son beau-frère, à se trouver le lundi suivant à Morges, où devaient se régler le lendemain, en la cour du bailli, les affaires de la comtesse de Gruyère. Il examinerait ensuite avec le sieur Martine, son maître d’hôtel, et le commissaire Thiot, les comptes des châtelains d’Aubonne 2 . /357/
Le 16 du mois d’août Michel écrivit aux seigneurs de Fribourg que dans trois jours il partirait pour Milan, où l’empereur était arrivé, qu’il ferait une absence d’environ deux mois. Il leur offrit ses services, leur recommanda sa maison, ses biens, ses sujets, et les pria de résoudre en son absence la difficulté qui s’était élevée au sujet des limites de la mestralie de Vuadens et des seigneuries de Corbières et de Vauruz 1 .
Bientôt il partit, chargé par Messieurs de Fribourg d’une mission auprès de l’empereur. Il revint avant l’automne. Le 12 octobre 1541, il écrit d’Aubonne à Messieurs de Fribourg qu’il est revenu de la cour impériale, et il leur exprime son regret d’avoir été empêché par la peste qui sévissait dans leur ville, de se rendre auprès d’eux, malgré le désir qu’il avait de faire bonne chère avec leurs seigneuries. Il leur dit que les sources de Salins ayant perdu de leur fécondité, LL. EE. n’ont pu obtenir, du moins pour le présent, l’objet de leur demande, comme elles le verront par les lettres du seigneur de Granvelle, qui leur parviendront avec la sienne.
Cette affaire, sur laquelle nous n’avons pas d’autre détail, n’était pas, à notre avis, l’unique objet du dernier voyage de Michel. Il s’agissait principalement pour lui d’obtenir de Charles-Quint la garantie de l’indépendance du comté de Gruyère de toute suzeraineté autre que celle de l’Empire. Il trouvait à cet égard un appui dans le Conseil de Fribourg, qui s’était déjà opposé aux prétentions de Berne.
Suivant la teneur du contrat du 17 mai 1537 2 , les seigneurs de Berne s’étaient réservé le droit d’exiger l’hommage du /358/ successeur de Jean II à raison du comté de Gruyère. Jean II avait protesté contre cette clause, affirmant ce qui était peu probable, qu’elle avait été insérée à son insu par les magistrats de Berne dans le projet du traité 1 ; puis il avait souscrit à cet arrangement et reçu de Messieurs de Fribourg le reproche d’y avoir consenti sans leur aveu et de s’être laissé surprendre. Depuis la mort de Jean II, Messieurs de Berne exigeaient de son fils le serment de fidélité. Le comte Michel était catholique ; il était soutenu dans sa résistance aux prétentions de Berne par Fribourg et par les autres cantons qui professaient la même religion ; il était l’ami de la noblesse mécontente du Pays de Vaud, le complice des gentilshommes de la Cuiller, le compagnon de tout ce que les deux rives du Léman comptaient de seigneurs ennemis de la réforme religieuse et hostiles aux cités de Genève et de Berne ; autant de motifs pour Berne de chercher à réduire un prince aventurier, dont l’Etat pouvait devenir le centre d’intrigues dangereuses. Dans le temps où, sommé par le gouvernement de Berne de se soumettre à sa volonté, il invoquait l’appui de l’empereur, la protection du roi de France et le secours des Fribourgeois, Michel avait à se disculper d’un fait grave qui lui était imputé. Déjà le 6 du mois d’août le Conseil de Fribourg lui avait communiqué en secret une copie de pièces d’où il résultait que certain capitaine Chapelier, détenu à Chambéry, lui attribuait des entreprises abominables 2 . Le prisonnier avait accusé le comte de Gruyère et son ami le comte René de Challant de tramer un funeste complot contre la cité de Berne. Suivant les dépositions de Chapelier, Monsieur de Gruyère aurait vu /359/ Chapelier dans une hôtellerie de Corbières, où le dit seigneur était allé passer son temps ; il l’aurait vu encore à Fribourg, avec le fils du seigneur de Lullin ; il l’aurait « pratiqué 1 » Le comte de Challant aurait envoyé à Fribourg un serviteur portant « sa devise et barbe rousse, » avec des lettres pour Chapelier ; on aurait vu avec l’agent du comte de Challant un homme du comte de Gruyère, nommé Claude Testu, accompagné d’un archer, appelé Levrat. Suivant la déposition du seigneur de Viry 2 , il y aurait eu conférence à Taninge, en Faucigny, avec un seigneur savoisien ; six hommes dont deux du Vallais, deux du Gessenay et deux de Fribourg, auraient promis de lever des gens au nom des comtes de Challant et de Gruyère.
Le comte Michel, au contraire, taxait de mensonge la déclaration de Chapelier. Il disait qu’il n’avait vu cet imposteur qu’une seule fois et ne lui avait jamais parlé ni de paix ni de guerre, ni d’aucune entreprise. Il ajoutait qu’étant dernièrement à Berne, il avait appris que ses sujets 3 sortaient de leur pays, qu’à son retour il leur avait défendu d’en franchir les limites à son insu ; qu’à l’époque où Chapelier était déjà en prison, lui, Michel, avait chassé pendant trois semaines ou un mois sur les terres de la juridiction des seigneurs de Berne et de Madame la duchesse de Nemours 4 , qu’il se livrait à ce plaisir avec quelques parents /360/ et amis, sans compagnie de gens suspects, que dans cette contrée il eût été « mal sûr et en grand danger de sa personne » s’il eût voulu pratiquer des intelligences avec les ennemis de Berne ; que le comte de Challant n’avait envoyé ni argent ni lettres à Chapelier.
On avait fait des recherches à Fribourg, dans la maison de Chapelier, sans découvrir ni lettres ni autres indices de la conspiration dans laquelle les comtes de Gruyère et de Challant auraient trempé.
Afin de se purger de l’accusation dont il était l’objet, le comte Michel fit un mémoire qu’il envoya aux seigneurs de Berne. Cet écrit était accompagné d’une lettre missive adressée au comte de Challant par le sieur Reymond Pellisson, président de Savoie, demeurant à Chambéry. Cette lettre prouvait à Messieurs de Berne que le roi de France et Monsieur de Saint-Pol 1 , son lieutenant et gouverneur général au pays de Savoie, tenaient le comte de Challant et le comte de Gruyère pour déchargés de toute inculpation.
La lettre du président de Savoie disait encore que s’il plaisait au comte de Challant, et par conséquent au comte de Gruyère, d’avoir réparation d’honneur, la cour du parlement de Savoie leur ferait bonne et brève justice, et que ces deux seigneurs feraient ce que devaient faire gentilshommes tenant à leur honneur 2 .
Le fait imputé au comte Michel se rapporte à l’époque /361/ où la Savoie était occupée par les Français, et se rattache apparemment à quelque entreprise occulte des gentilshommes de la Cuiller. Michel était alors seigneur d’Aubonne. Depuis son accession au trône de Gruyère et son retour de la cour impériale il avait dû se justifier auprès des seigneurs de Berne, probablement dans l’automne de l’an 1541 1 . Nous ignorons l’issue de ce procès. Il est assez probable que, grâce à l’intervention du seigneur de Boisrigaud 2 , ambassadeur de France auprès des Ligues suisses, le gouvernement de Berne se désista de toute poursuite ultérieure.
Il n’en fut pas de même en ce qui concernait la prestation d’hommage que Messieurs de Berne imposaient au comte Michel. Celui-ci, sommé d’accomplir envers leurs Excellences, dans un temps donné, les devoirs dont ses prédécesseurs étaient tenus envers le souverain de la Savoie, se serait présenté au duc Charles III, qui se trouvait alors à la cour de l’empereur ; il l’aurait supplié de le délier de son serment de fidélité, ce que le duc aurait refusé de faire, disant que la fidélité à raison du comté de Gruyère lui était due en sa qualité de vicaire perpétuel du Saint Empire. L’empereur partageait cette opinion, et S. M., persuadée que les seigneurs de Berne ne voudraient rien entreprendre contre les droits et l’autorité de l’Empire, les avait fait prier de se désister de leur demande, de ne point exiger du comte de Gruyère le serment de fidélité, à moins qu’ils n’y fussent autorisés par des titres et, dans ce cas, de vouloir bien l’éclairer sur cet objet, afin que S. M. n’eût pas à se reprocher d’avoir sciemment dissimulé ou compromis l’autorité du Saint Empire. Jean Huot, bailli du prince d’Orange en Bourgogne, chargé /362/ de ce message de la part de l’empereur, pria Messieurs de Berne de différer toute poursuite jusqu’au retour de S. M. en Germanie, ajoutant qu’à la prochaine diète la question d’hommage serait examinée, et que si les prétentions de LL. EE. étaient fondées, S. M. y ferait droit 1 .
Les seigneurs de Berne adressèrent à l’empereur un mémoire dans lequel ils lui exposaient leurs droits et l’obligation du comte de Gruyère de leur rendre foi et hommage à raison des fiefs qu’il possédait dans les territoires dépendants de LL. EE. 2
La dignité des seigneurs de Berne, maîtres du Pays de Vaud, souffrait de la résistance d’un souverain féodal, qui, faible par lui-même, ne trouvait de la force que dans l’appui de l’étranger. — Ils lui renouvellent leur sommation en lui fixant comme terme fatal le 12 janvier (1542). Michel, ne reconnaissant au-dessus de lui que le chef de l’Empire ou son vicaire perpétuel, consent à être le voisin, l’ami et le combourgeois des seigneurs de Berne, pour leur faire service comme ont fait ses prédécesseurs, mais à être leur vassal, non ! Il rappelle à Messieurs de Fribourg qu’ils n’ont cédé Vevey à l’Etat de Berne, qu’à la condition qu’il n’inquiéterait pas le comte de Gruyère au sujet de son comté. Il s’adresse à eux pour obtenir par leur intermédiaire qu’on le laisse en repos.
Le 2 décembre, Messieurs de Fribourg déclarèrent que si le gouvernement de Berne n’abandonnait pas ses prétentions, ils aideraient de leurs corps et de leurs biens le /363/ comte à maintenir son bon droit et à repousser la force par la force 1 .
Cette résolution hardie leur paraissant insuffisante, ils firent savoir aux six cantons catholiques qu’ils se liaient à leurs promesses, que sans tarder ils sommeraient les Bernois de comparaître devant des arbitres, et ils demandèrent la convocation d’une diète à Lucerne, où ils députèrent Ulric Nix (Schnewly), qui plaida la cause du comte et défendit en même temps les intérêts fribourgeois.
A cette diète, les députés des six Cantons conseillèrent aux Fribourgeois de s’adresser à tous les Confédérés. Ils suivirent cet avis. Une journée fut fixée à Baden.
Cependant, le 14 décembre 1541, le comte de Gruyère avait écrit aux seigneurs de Berne qu’il se rendait en Bourgogne, où il était appelé pour le service de S. M., qu’il espérait être bientôt de retour pour s’occuper des affaires qu’il avait avec LL. EE., qu’il les priait de ne pas lui supposer quelque mauvais vouloir, à propos de ce voyage, qu’elles verraient qu’il se conduirait à leur égard en homme qui désirait posséder leurs bonnes grâces 2 .
Quinze jours plus tard, répondant à la lettre que Messieurs de Berne venaient de lui écrire au sujet d’une querelle qu’il avait avec la ville de Genève, comme on le verra plus tard, il leur annonça, de la Franche-Comté, le décès de son oncle Monseigneur de Besançon 3 , et la résolution qu’il /364/ avait dû prendre, à la sollicitation de ses parents, de prolonger de deux mois son séjour en Bourgogne 1 .
Le même jour, il donna les mêmes informations à Messieurs de Fribourg, et les pria d’engager Messieurs de Berne à ne prendre avant son retour aucune décision touchant l’hommage qu’ils avaient exigé de lui 2 .
La demande du comte avait été appuyée à Berne par une lettre de Monsieur de Vergy, son oncle 3 . Messieurs de Berne lui accordèrent une prolongation de deux mois, conformément au vœu qu’il avait exprimé. Michel les en remercia 4 , ainsi que de la bienveillance qu’ils lui avaient témoignée en acceptant l’argent de sa bourgeoisie 5 , suivant la nouvelle qu’il avait reçue de Monsieur de Villarsel. « De quoy suys este bien joieux, » écrit-il, « cart je ne voudroes avoert fest chose pour quoy la dieusies (dussiez) rompre (ma bourjesie), et de mon coste suys deliberer ny contrevenyr et de tout mon pouvert (pouvoir) lentretenyr 6 . »
Il semblerait que Berne ayant consenti au délai demandé il convenait d’attendre tranquillement le retour du comte. Mais non. Sous prétexte que la religion était en danger, Fribourg agissait toujours. Fribourg ordonnait à ses sujets de se disposer à marcher au signal donné, invitait l’évêque /365/ de Sion et les Waldstettes à faire les préparatifs commandés par les circonstances, à faire épier le Haut-pays 1 par des émissaires. Sachant qu’un messager de Gessenay allait de la part de sa commune prier l’évêque de Sion de lui envoyer un prompt secours dans le cas où les Bernois envahiraient le comté, Fribourg invita l’autorité de cette commune à lui transmettre en secret la réponse du prélat 2 . Le 10 mars le Conseil de Fribourg fit savoir aux Waldstettes que le comte, à son retour, avait reçu de Messieurs de Berne l’ordre de se présenter devant eux le dimanche suivant (12 mars). Il engagea le comte à expédier à Berne un messager qui rappelât à LL. EE. la condition à laquelle Fribourg leur avait cédé Vevey, et leur dit que le comte était prêt à renouveler la bourgeoisie, mais que la peste qui affligeait Berne l’empêchait de se rendre en ce moment dans cette ville 3 .
Alléguant que Berne refusait d’entrer en conférence sur la question d’hommage, le même Conseil invita le comte à venir à Fribourg concerter avec lui un plan de défense, parce que, disait-il, les Bernois faisaient de grands préparatifs de guerre pour forcer la soumission du comte. Il lui annonçait en même temps l’arrivée de trois cents armures que Michel avait commandées à Bâle. Ne pouvant se passer de l’arquebusier que le comte avait désiré, il lui envoya un habile ouvrier, qui mettrait ses pièces d’artillerie en état de servir. Il lui dit qu’on ne pouvait en ce moment commander à Bâle les deux cents armures qu’il désirait en sus des trois cents qui venaient d’arriver, mais que l’arsenal de Fribourg lui /366/ fournirait ce dont il aurait besoin. En effet, le Conseil lui envoya des armures, des piques, et de l’argent 1 .
Le fougueux Michel comptant sur l’énergique appui de Fribourg, sur la sympathie de son peuple et sur le concours des cantons catholiques, s’enhardit à publier un manifeste, contenant les motifs de la résistance qu’il opposait aux exigences de Berne, et l’expression de la résolution qu’il avait prise de recourir aux armes pour repousser la force par la force et de vivre ou de mourir avec ses combourgeois de Fribourg 2 .
Cependant les Etats de Berne et de Fribourg étaient convenus d’envoyer des commissaires à la journée que les délégués de quatre Cantons, réunis le 6 février à Baden, avaient fixée à la Quasimodo (dimanche, 16 avril). Fribourg, agréant la proposition de Berne, consentit à une conférence préalable qui aurait lieu, le 6 avril, à la Singine. Elle dut être remise au 8. Les commissaires bernois y montrèrent des dispositions pacifiques, mais persévérant dans leurs prétentions, ils posèrent des conditions que Fribourg ne voulut pas accepter 3 . Le comte demanda, le 14, à Messieurs de Fribourg, s’il devait se trouver dimanche (le 16) au pont de la Singine suivant l’arrêté de Baden 4 . Fribourg venait de l’informer que l’entrevue des délégués de cette ville avec ceux de Berne n’ayant pas abouti à un accommodement, il devait se trouver le 16, avec ses titres, au lieu désigné 5 . /367/
Les commissaires de deux cantons catholiques (Lucerne et Schwitz) et ceux de deux cantons réformés (Zurich et Bâle) se trouvèrent, le 16 avril, au pont de la Singine avec ceux de Berne et de Fribourg. Michel assista à la conférence.
Les députés des quatre cantons nommés pour pacifier la querelle, ayant entendu les parties, prononcèrent l’indépendance du comte et du comté de Gruyère, sans préjudice des traités de combourgeoisie. En cas de mésintelligence entre les deux villes, le comte resterait neutre ; son action ne devrait tendre qu’à les rapprocher ; il ne pourrait contracter aucune alliance sans leur aveu. Les Bernois n’admirent pas ce moyen de conciliation. Après une nouvelle délibération, les médiateurs déclarèrent qu’ils ne connaissaient d’arrangement praticable que celui qu’ils avaient proposé.
Le débat fut de nouveau porté, sans plus de succès, devant la diète de Baden où siégèrent les députés de six cantons 1 .
Alors Michel, plein d’une ardeur martiale, commanda à Léonard Luzelmann, armurier de Bâle, 300 grosses armures, à 2 écus 3 testons, et 100 petites, à 2 écus la pièce 2 .
Cependant les négociations ne furent pas rompues, parce que les Confédérés en se préparant à la guerre nourrissaient l’espoir de conserver la paix. Le différend du comte de Gruyère avec Berne fut porté par les sept cantons catholiques devant la diète de Lucerne ; mais leurs députés firent de vains efforts pour vaincre l’opiniâtreté de Berne. /368/
Le 23 juillet le comte de Gruyère demanda à Fribourg ce qui s’était passé à la diète de Lucerne. On lui répondit le lendemain que Messieurs de Berne étaient mal disposés envers lui et envers les Fribourgeois ; qu’il devait être sur ses gardes, et après avoir fait un partage avec son frère, Monsieur d’Aubonne 1 , attendre que celui-ci eût fait hommage à Berne à raison de sa seigneurie.
Dans la première quinzaine de juin le comte Michel avait reçu du procureur Mandrot, commissaire des fiefs nobles au Pays de Vaud, une lettre citatoire portant injonction au dit comte de comparaître lundi après la St-Jean (26 juin) à Moudon, pour y faire en faveur de LL. EE. de Berne la reconnaissance de ses seigneuries d’Aubonne, de Bourjod, de Pailly et de Vuarrens et de leurs appartenances. Il prévint de ce fait Messieurs de Fribourg et leur demanda conseil 2 . Puis il leur dit qu’il avait résolu d’envoyer à Moudon Monsieur d’Aubonne, son frère, pour s’enquérir de la demande du procureur Mandrot. Le jeune seigneur d’Aubonne devait être accompagné de Maliard, ancien châtelain de Romont, qui n’attendait pour accepter cette mission que le consentement de Messieurs de Fribourg, ses supérieurs 3 .
Messieurs de Fribourg, s’intéressant à cette affaire, comme à tout ce qui tenait aux rapports du comte avec Berne, envoyèrent à Hauterive des commissaires, entre autres Ulric Nix 4 , un des membres les plus habiles et les plus /369/ considérés de leur Conseil. Dans l’entrevue qu’ils eurent dans ce monastère avec le comte, ils lui conseillèrent d’envoyer à Fribourg les actes contenant les réserves que son père avait faites touchant Aubonne et d’autres seigneuries. Michel en communiquant ces pièces au Conseil de Fribourg lui demanda comment son frère devait agir à Moudon 1 .
Michel se faisait illusion. Son refus de rendre hommage aux seigneurs de Berne à raison d’Aubonne et de quelques autres seigneuries reposait sur une erreur. Mauvais paléographe, il ne pouvait s’informer par lui-même du contenu de ses titres, et il n’avait autour de lui personne qui les pût lire 2 . Son père, comme on l’a vu 3 , avait accompli envers Messieurs de Berne les devoirs de vassal à raison des fiefs qu’il tenait, non plus du duc de Savoie mais de LL. EE., dans le Pays de Vaud. Il avait obtenu quelques faveurs qui cessant d’exister à sa mort n’étaient pas transmissibles à son successeur.
Il fut décidé, soit à Moudon soit ailleurs, que François de Gruyère rendrait foi et hommage à Berne à raison de la seigneurie d’Aubonne. Cette décision eut son accomplissement.
Il en fut de même touchant Bourjod, Pailly, Vuarrens, Saint-Saphorin et Corsier, fiefs de François de Gruyère.
Quant à l’hommage dû pour les seigneuries qui composaient le comté de Gruyère, Messieurs de Berne, après /370/ l’avoir d’abord exigé du comte Jean II, avaient fini par en dispenser le comte pour la vie, mais ils s’étaient réservé leur droit ; ils n’avaient pas étendu cette exemption à l’héritier de Jean II. Le comte Michel, on le sait, leur contestait ce droit par les motifs qui ont été exposés ; LL. EE. de Berne exigeaient sans rémission ce que Michel, soutenu par l’Etat de Fribourg, s’obstinait à refuser. Les députés des Cantons s’occupaient de cet objet à chaque diète, sans espérance de succès. Ce que le comte Michel eût peut-être obtenu de la sagesse ou de la prudence du gouvernement bernois, s’il eût agi seul, Berne ne pouvait le lui accorder tant qu’il était l’instrument de la politique envieuse et jalouse du Conseil de Fribourg. Il doit paraître évident que, dans cette situation, toute faveur accordée au comte eût été considérée comme une concession faite à Fribourg. L’Etat de Berne ne désirait pas l’explosion d’une guerre civile, mais il tenait à honneur de ne pas condescendre au caprice d’un petit souverain féodal qui n’était à ses yeux qu’un vassal indocile, de ne pas s’incliner à la volonté d’un canton voisin, son ancien rival. L’Etat de Berne était disposé à la paix, mais jaloux de ses droits et de la considération qu’il avait acquise, il consentait à faire à la paix un sacrifice compatible avec sa dignité : il consentait à donner la paix, non à la recevoir ni à l’accepter aux conditions qui plairaient à Fribourg et à ses alliés.
Il ne fallait, dit-on, pas moins que l’intervention du roi de France pour terminer ce différend né d’une question de suzeraineté féodale, qui troublait le repos de la Confédération. On attribue la pacification de ce déplorable débat à la présence à Berne du seigneur de Boisrigaud, ambassadeur de François Ier, qui aurait dit aux magistrats de la république que le désir du roi son maître était qu’on ne molestât /371/ point le comte de Gruyère à propos de son comté, qu’au besoin S. M. saurait le mettre à l’abri de toute vexation 1 . Suivant une autre version, l’ambassadeur de France aurait demandé aux seigneurs de Berne s’ils voulaient contraindre son maître à intervenir et à faire valoir ses propres droits. LL. EE. l’auraient écouté dans une attitude silencieuse et humble ; elles auraient accueilli le comte Michel avec politesse et n’auraient plus parlé d’hommage pour cette fois 2 .
Ce petit tableau n’est pas fait d’après nature. Le discours hautain que l’on met dans la bouche de Boisrigaud n’a rien de vraisemblable. La demande qu’on lui prête n’est point naturelle. En effet, la spoliation du duché de Savoie par le roi de France ne conférait à celui-ci aucun droit sur le comté de Gruyère. Le souverain de la Savoie n’avait été suzerain du comté de Gruyère qu’en sa qualité de vicaire perpétuel du Saint Empire romain. Le comte Michel dit lui-même dans un rapport ou mémoire (de 1541) adressé par lui à Messieurs de Berne, « qu’il a des devoirs envers l’empereur et que lui ou plutôt ses ancêtres en avaient autrefois envers Monseigneur de Savoie comme vicaire de l’Empire. » Pour que le roi de France pût prétendre à la suzeraineté de la Gruyère, il aurait fallu, chose impossible, que Charles-Quint, dont François Ier ne cessait pas d’être l’ennemi personnel et politique après avoir été son rival et son prisonnier, l’eût nommé vicaire perpétuel du Saint Empire romain. Berne, avouons-le, avait de meilleures raisons pour parler de /372/ droits. Depuis la conquête du Pays de Vaud, dans les limites duquel, on le sait, le comté de Gruyère était compris, le duc de Savoie ne pouvait plus être suzerain de ce comté. Michel serait-il vassal immédiat de l’Empire ou vassal de la république de Berne ? Telle était la question. Elle n’admettait pas de milieu. Or nous avons fait remarquer plus d’une fois que dans la Gruyère l’autorité des empereurs n’était guère qu’un nom. Aucun fait n’est venu démentir cette assertion.
Il y a plus. La présence de Boisrigaud à Berne, dans l’enceinte du Sénat en cette occasion, n’est point authentiquement prouvée. Elle est même douteuse. Ce qui est vrai, c’est que le comte Michel, possesseur d’une lettre de François Ier relative à sa querelle, et dont il avait donné copie au Conseil de Fribourg, envoya cette lettre à Berne par son héraut 1 .
La lettre du roi n’était apparemment qu’une recommandation pressante en faveur du comte. Il se peut que son ambassadeur l’ait appuyée auprès du Sénat bernois. Le moment eût été mal choisi pour tenir dans cette assemblée un langage menaçant. Le roi de France avait besoin de soldats suisses. On faisait dans la Confédération des levées à son profit. Au commencement de septembre le comte de Gruyère ayant exprimé la crainte que lui faisait éprouver la faculté accordée au roi d’enrôler des gens sur le territoire de Fribourg, dans les circonstances critiques où il se trouvait, Messieurs de Fribourg lui répondirent qu’ils avaient acquis à la dernière /373/ journée de Baden la certitude que les Confédérés ne permettraient pas qu’on lui fît du mal 1 .
Le 9 novembre ils lui envoyèrent la copie de l’arrêté de Baden, et lui donnèrent l’assurance que Berne n’entreprendrait rien contre lui ni contre Fribourg 2 .
Le comte éprouvait le besoin de sortir de son pays. Dans une entrevue qu’il eut à Bulle avec des magistrats de Fribourg, ceux-ci lui conseillèrent de ne pas prendre congé des seigneurs de Berne, mais de se borner à annoncer aux Confédérés, à la diète qui se tiendrait à Baden, son prochain départ pour la France, et de leur recommander ses Etats et ses intérêts 3 .
Le 30 novembre il informa Messieurs de Fribourg que dans deux ou trois jours il irait trouver son oncle, Monsieur de Vergy, qui l’avait mandé auprès de lui pour affaires, qu’il pensait rester en Bourgogne quinze ou seize jours, et qu’il recommandait ses intérêts à leur bienveillance 4 .
Il ne devait plus être inquiété au sujet de l’hommage à raison du comté. Fribourg pria les six cantons catholiques d’inviter de la manière la plus pressante les Bernois à faire décider par la voie de droit leur querelle avec le comte 5 .
Le Conseil de Berne qui, dans son adresse à l’empereur, n’avait insisté que sur l’hommage dû par le comte à raison de ses fiefs enclavés dans le Pays de Vaud, finit par céder aux instances des Cantons quant à l’hommage qu’il /374/ demandait pour le comté. Il fit à la paix publique le sacrifice de ses prétentions, sans toutefois renoncer aux droits qu’il avait acquis en 1536.
Tandis que le différend du comte de Gruyère avec Berne, au sujet de l’hommage, se prolongeait, Michel avait une grande contestation avec la ville de Genève.
D’un tempérament maladif, le comte Michel habitait volontiers Aubonne, dont le climat convenait mieux à sa santé que l’air plus sévère des montagnes de sa patrie. Il trouvait d’ailleurs près des rives du Léman plus d’occasions de satisfaire les goûts d’un gentilhomme ami des plaisirs et des aventures romanesques. Il pouvait mieux, dans cette contrée, communiquer avec les chevaliers de la Cuiller, qui, malgré leurs échecs, ne renonçaient pas à l’espoir d’exécuter un jour un heureux coup de main. On apprit même à Fribourg du seigneur de Bassefontaine, ambassadeur de France, que le comte de Gruyère conspirait avec le duc de Savoie et d’autres princes et seigneurs contre Genève. Vrai ou faux, ce rapport montrait de quoi le comte était jugé capable 2 . La haine qu’il vouait aux Genevois n’était un mystère pour personne. Non loin d’Aubonne vivait un de ses plus intimes amis, son cousin Amédée de Beaufort, seigneur de Rolle et de Coppet, que nous avons déjà rencontré parmi les membres de la Ligue.
Dans l’été de 1541, un jour que le comte Michel, avant son départ pour Milan, chassait dans la seigneurie de Prégny 1 , sur le territoire genevois, on lui prit un cerf, ses filets et un domestique. Le comte, indigné d’un pareil attentat, /375/ fait afficher au pilier public de Prégny, par un huissier accompagné de deux témoins, une notification portant injonction aux coupables d’aller à Gruyère répondre de leurs actes par devant son bailli, sous peine de confiscation des biens appartenant ou des deniers dus à des Genevois dans la juridiction du seigneur comte. L’huissier et ses deux témoins sont arrêtés et mis en prison. Au bout de quelques jours Michel part, après avoir confié à son beau-frère de Villarsel l’administration du comté et le soin de communiquer ses affaires à Messieurs de Fribourg. Le sire de Villarsel les informe de ce qui s’est passé à Prégny, et les prie de s’employer, au besoin avec Messieurs de Berne, à faire élargir les gens du comte de Gruyère, qui sont détenus par les Genevois 1 . Le mercredi 28 septembre était le jour où les délinquants devaient se présenter en la cour du seigneur comte, devant son bailli et son lieutenant Charles de Challant, seigneur de Villarsel. Celui-ci eût dû se rencontrer le même jour avec le Conseil de Fribourg au sujet de cette affaire, mais sa présence était nécessaire à Gruyère. D’ailleurs la peste qui venait d’éclater à Fribourg l’eût empêché de se rendre dans cette ville 2 .
La citation faite aux Genevois par le comte de Gruyère ne produisit pas l’effet qu’il en attendait peut-être. A son retour, Michel demanda aux seigneurs de Fribourg le double de la lettre qu’ils avaient reçue de Genève, au sujet de « la violence » qu’on lui avait faite, laquelle il ne voulait point laisser impunie 3 . /376/
En même temps qu’il adressait à Messieurs de Berne un mémoire justificatif tendant à réfuter les dépositions du capitaine Chapelier, détenu prisonnier par les Français à Chambéry 1 , le comte Michel disait à Messieurs de Berne que sans doute LL. EE. étaient assez instruites « du tort et de l’outrage » que lui avaient faits ceux de Genève, en emmenant ses gens, jusqu’au nombre de trois, dans leur ville, où ils les gardaient prisonniers depuis environ six semaines ; qu’il était décidé à ne pas tolérer patiemment une pareille injure, et qu’avec l’aide de Dieu et de ses bons seigneurs et amis de Berne et de Fribourg il en obtiendrait réparation 2 .
Fribourg et Berne s’intéressèrent au débat du comte avec Genève. Le 5 novembre 1541 Michel écrivit d’Aubonne à Messieurs de Berne : « Jay faict tenir la lettre a ceulx de Geneve qui (qu’il) vous avoit pleu leur escripre, surquoy ils vous font response laquelle vous envoye. Il playra a voz seigneuries maduertir du contenu dicelle pour sellon ce me scavoir guyder, vous merciant pour fin de la presente de lassistance que tousiours vous plait me fayre en mes affayres. »
L’intervention amiable des deux villes aboutit à l’élargissement des trois prisonniers gruériens, mais non à la réparation des torts faits au comte. Celui-ci, blessé dans son honneur, prit le parti le plus propre à envenimer la querelle. Il fit condamner les Genevois, qui n’avaient pas comparu devant le bailli de Gruyère. Messieurs de Genève firent leur plainte à leurs combourgeois de Berne. Ils leur dirent que « à l’occasion du différend survenu entre eux et le comte de Gruyère, à cause de l’intimation faite par ses messagers au /377/ pilier sous Prégny et de la détention de ses dits messagers dans la prison de Genève, il avait, malgré leur mise en liberté, obtenu de son bailli une sentence qui l’autorisait à se récupérer de la valeur de dix mille écus pour le principal et les frais, et que, en exécution de cette sentence, qu’ils appelaient frivole, il recouvrait les sommes dues aux Genevois par des marchands du pays de Gruyère, mettait les serviteurs en prison et leur enlevait leurs extraits de police 1 , qu’autant de sommes dues qu’il pourrait recouvrer, il les recouvrerait d’ici à vingt ans. » Messieurs de Berne, en communiquant cette plainte au comte, l’exhortèrent à cesser toute poursuite contre les Genevois, gens privés et marchands qui ne se mêlaient point des questions de seigneurie. A ce conseil Messieurs de Berne ajoutaient une observation pleine de bon sens, qu’ils mirent eux-mêmes en pratique à l’occasion de leur débat avec le comte de Gruyère au sujet de l’hommage, à savoir, « que le temps présent et le cours du monde requéraient que l’on regardât plutôt à pacifier les haines qu’à les accroître. »
Michel voulut se justifier en disant que les seigneurs de Berne avaient été mal informés. Il leur rappela ce qui s’était passé à Prégny, et dit que les Genevois n’ayant pas voulu répondre à la citation qui leur avait été faite, il avait à bon droit obtenu sentence contre eux, à savoir « contre les syndics représentant tout le cours de leur ville tant général que particulier. » Il était, disait-il, résolu à faire exécuter cette sentence. Les Genevois avaient beau dire qu’ils n’étaient pas justiciables de son tribunal, ce qu’ils possédaient dans sa seigneurie était à coup sûr /378/ soumis à sa juridiction. La sentence et son exécution étaient sérieuses et non frivoles, comme à l’aide de Dieu il le leur ferait entendre. « Quant a avoir oster leurs pollices ny emprisonner aulcungs deulx ni de leurs serviteurs, de ce ilz ont mal informer voz seignories, » ajoutait le comte, « car ce na pas este faict, combien que le voloir soit bon de cela faire et pis si je les puis auoir et tenir devers moy, a quoy je vous supplie ne me empecher, ains (mais) me laisser faire avecq eulx par droit ainsi que je procède. Car par tout mon pouuoir je essaieray leur donner cognoissance que je ne suis comparable a plusieurs principaultes et puissances desquelles ils font vanterie ne leur avoir rien peu (pu) fère, mes je les facheray par moy, mes seigneurs et amys, esperant que me donneres ayde voyant mon bon droit, comme par voz lettres il vous pleust mescrire 1 . »
L’orgueil, la forfanterie, la colère et la haine éclatent à la fois dans l’épître de notre aventurier qui tranche du puissant monarque. La lecture de cette pièce aura provoqué le sourire des graves magistrats de Berne. Le langage de Michel trahit le ressentiment que lui faisait éprouver le succès remporté par les Genevois sur leurs anciens dominateurs. Elle justifie l’opinion publique qui accusait le comte de Gruyère de conspirer la ruine de Genève.
Michel était dans la Haute-Bourgogne où l’avait appelé son oncle, le maréchal Claude de Vergy, à l’occasion de la mort de l’archevêque de Besançon 2 . A son retour, il écrivit de Fribourg (le 17 mars) aux seigneurs de Berne qu’il se /379/ rendait auprès de S. M. le roi de France pour lui offrir ses services contre les Impériaux.
Divers accidents, notamment le débat du comte avec Berne au sujet de l’hommage, retardèrent la pacification de sa querelle avec Genève. Il continuait de faire exécuter la sentence prononcée par son bailli. Berne le requit de lever la saisie faite de 300 florins trouvés à Rougemont, (dont les habitants étaient ses combourgeois) et adjugés au comte en réparation partielle de l’outrage à lui fait par des Genevois. Michel répondit à LL. EE. qu’il leur faisait cadeau de cette somme ou à ceux à qui il leur plairait de la donner 1 . Messieurs de Berne lui firent savoir que la dite somme de 300 florins ne leur appartenait pas, qu’ils ne voulaient rien du cadeau qu’il leur offrait, qu’il eût à lever la main-mise et à payer les frais, faute de quoi ils autorisèrent les intéressés à saisir 2 par voie de droit les biens qu’il possédait dans leur juridiction 3 .
Six mois après cet incident, le 24 février 1544, le comte Michel demanda une conférence avec Messieurs de Genève, proposant pour arbitres deux seigneurs de Berne et son beau-frère, Monsieur de Villarsel. La journée fut fixée par les seigneurs de Berne 4 . Le 29 juin, le comte remercia LL. EE. de la peine qu’elles prenaient pour terminer son différend. Un jugement arbitral obligea Genève à une réparation équitable envers le comte.
Mais cette vieille querelle ne devait pas se terminer ainsi. Au bout de quelque temps, Michel étant à Berne, il y reçut /380/ un si bon accueil et en profita si bien, que, ayant remis au lendemain les affaires sérieuses, il oublia de dire à LL. EE. que ceux de Genève n’avaient pas jusqu’ici voulu se conformer à la sentence prononcée par les arbitres, qu’en conséquence il maintenait la saisie des sommes qui leur étaient dues par ses sujets, comme il y était autorisé 1 . Il paraît que Messieurs de Berne durent intervenir de nouveau pour lever les difficultés qui s’opposaient à un arrangement définitif. Enfin le 7 août 1544, Michel put leur annoncer, avant son départ pour la France, qu’il se rendait à leur désir, et que pour leur témoigner sa reconnaissance de la peine qu’ils s’étaient donnée pour réconcilier les parties, il se contentait de leur prononcé, qu’il prenait 500 florins sur les sommes dues à un Genevois, nommé François Favre, et qu’il priait LL. EE. de dire à Messieurs de Genève qu’il avait levé la saisie, que les Genevois pouvaient continuer leur trafic dans ses Etats. Favre n’avait qu’à délivrer la dite somme de 500 florins à Monsieur de Villarsel, qui lui en donnerait quittance 2 .
On a vu Michel à la suite de l’empereur, qu’il appelait fastueusement « Mon maître. » Il faisait alors assidûment la cour à l’ennemi du roi de France, bien que son père eût été le pensionnaire de François Ier et que lui-même eût servi ce prince en qualité d’enfant d’honneur et de panetier. Il est vrai que ni l’un ni l’autre n’avaient été payés. Michel espérait obtenir de Charles-Quint le titre de prince immédiat de l’Empire. Il ambitionnait encore d’autres faveurs. Charles-Quint se montra d’abord bienveillant à son égard, mais il ne /381/ voulut accorder ni emploi ni dignité à un homme dont « il ne tenait pas grand compte. » Le ministre de Charles-Quint et de Philippe II ajoute à ce détail, que le comte de Gruyère quitta le service de S. M. I. pour aller en France, parce qu’elle ne le faisait pas gentilhomme de la chambre. Bientôt Michel reçut les insignes de l’Ordre du roi 1 . Il en fit graver le collier dans ses armoiries.
En 1543 la guerre entre l’empereur et le roi de France se faisait de toutes parts, dans le Luxembourg, en Brabant, en Picardie, dans le Piémont.
Le 13 décembre, Michel écrit de Gruyère à Messieurs de Berne et de Fribourg qu’il a reçu du roi l’invitation de se rendre auprès de lui, et qu’il se propose de partir lundi (le 17). C’était le moment où l’empereur, après avoir soumis le duc de Clèves, allié du roi, assiégeait Landrecies, dont Martin du Bellay-Langey s’était rendu maître et que le roi avait fait réparer et fortifier. François Ier allait au secours des assiégés ; il était suivi de Michel, comte de Gruyère, « monté, armé et équipé avec son train de 14 à 15 chevaux, à ses propres frais et dépens, » comme il le dit lui-même. Il eut la satisfaction de se joindre au roi pour forcer son ancien maître à lever le siége de Landrecies.
Le 20 novembre, Michel annonce de Gruyère à Messieurs de Berne son retour de France. Il leur dit qu’il a plu au roi de lui donner charge de lever deux à quatre mille hommes /382/ pour son service, et leur demande la permission de passer sur leurs terres avec ses troupes pour aller en Piémont.
C’est dans l’entreprise où le comte Michel vient de s’engager que se révèle non l’esprit d’un roi chevalier, mais la témérité d’un chef de bandes qui court les aventures. Michel, selon sa propre expression, était « assez mal meublé d’argent. » Il avait dû chercher ailleurs que dans son coffre de quoi faire le voyage de France 1 . Abîmé de dettes, empruntant toujours et ne rendant jamais, Michel crut faire une spéculation qui, dans son opinion, devait lui rapporter de la gloire et des écus. Il ne recueillit que de la honte et du dommage.
Michel avait obtenu sans difficulté de LL. EE. de Berne, pour ses sujets, la faculté de traverser le Pays de Vaud. Dans la lettre où il les remercia de la faveur qu’elles lui ont accordée, il leur témoigne son étonnement de ce qu’étant sur son départ, il reçoit ce même jour, (2 décembre 1543) de leur châtelain de Moudon, à l’instance de leur procureur Mandrot, l’ordre de se trouver à Moudon le premier jour de janvier pour faire la reconnaissance du château, de la seigneurie de Palésieux et de ses appartenances, tandis que d’après la décision de Messieurs des Ligues il ne devait plus être inquiété à ce sujet 2 . On lui répondit que Messieurs de Berne examineraient cette affaire. Trois semaines plus tard le comte revint à la charge, Il prétendait que la seigneurie de Palésieux n’était pas indépendante de son comté. La question n’avait pas été débattue avec son père, mais la convention du 17 mai 1537 accordait au comte Jean II, à lui seul et pour la vie, l’exemption de l’hommage, les seigneurs /383/ de Berne se réservant les droits de suzeraineté qu’ils pourraient avoir à la mort du comte sur le château, le village et le mandement de Palésieux. Ils avaient estimé que l’hommage leur était dû par le successeur de Jean II, et Michel ayant réclamé contre leur décision, ils consentaient à examiner ses titres. Michel voulait que le procureur Mandrot se désistât, prétendant que Palésieux était de la bannière et du ressort de Gruyère, où venaient les dernières appellations ; c’est pourquoi il était décidé à ne lui répondre à Moudon ni par procuration ni autrement, s’en référant à la bourgeoisie qui le liait avec Berne et à l’arrêté de Messieurs des Ligues, auxquels il soumettrait, au besoin, l’examen de ses droits 1 .
Empêché de rejoindre ses troupes, qui suivaient la route de l’Italie, le comte Michel informa de ce contre-temps le roi de France. Le roi écrivit en sa faveur à Messieurs de Berne une lettre, dont Michel envoya le double à Messieurs de Fribourg, ainsi que la copie de celle qu’il avait lui-même reçue de S. M., en les remerciant de l’avis qu’ils lui avaient donné 2 .
Les assertions du comte n’ayant pas convaincu les seigneurs de Berne, il leur envoya son maître d’hôtel et le châtelain Maliard, chargés de leur prouver que les appellations interjetées de sentences rendues par le juge inférieur de Palésieux étaient venues de tout temps en sa chambre, par devant son bailli de Gruyère 3 .
Nous verrons plus tard l’issue de ce débat. Berne n’insista pas davantage pour le moment. /384/
Cependant les troupes levées par le comte étaient parties. Michel avait cru pouvoir enrôler jusqu’à 4000 hommes 1 . La Gruyère, quoique plus peuplée autrefois qu’elle ne l’est aujourd’hui, ne pouvait fournir un si grand nombre de volontaires. Aussi le régiment de Gruyère était-il moins un corps d’élite qu’un assemblage de soldats, de paysans et d’aventuriers accourus de toutes parts pour s’enrôler sous la bannière du comte.
Michel, empêché de se mettre à la tête de son armée, en avait remis le commandement à son lieutenant-colonel, le sire de Cugy, gentilhomme du Pays de Vaud 2 .
On eût dit une bande irrégulière de la fin du XIe siècle, entreprenant un long et périlleux voyage pour faire la conquête d’une terre inconnue. L’infortune de cette troupe rappelle en petit le désastre des premiers Croisés.
L’armée gruérienne, après avoir éprouvé des revers dans sa marche, atteignit enfin la ville de Chambéry. Le 18 décembre, le sire de Châteauvieux, commissaire royal, fit la revue de 2000 hommes, réunis sous cinq enseignes. Il renvoya 200 individus, qui dépassaient le nombre fixé par le roi, et qui d’ailleurs, reconnus impropres à la guerre, n’eussent été que des bouches inutiles. Il refusa de même 450 hommes, venus depuis et qui vivaient piteusement des aumônes d’un peuple pauvre lui-même. Ces malheureux furent renvoyés par l’ordre du roi, qui leur fit donner par le président de Savoie à chacun un écu pour pouvoir retourner /385/ dans leur pays. Les cinq enseignes de Gruériens étant arrivées en Piémont furent de nouveau passées en revue.
Le marquis du Guast, chef des Impériaux, avait pris Carignan et y avait laissé 1500 Espagnols de vieilles bandes. Cette ville était « une épine au pied du roi, parce qu’elle tenait toute la plaine du Piémont. » Le comte d’Enghien, ne pouvant espérer de prendre cette place de vive force, conçut le dessein de l’affamer. Pour cet effet, il fit occuper par ses troupes plusieurs petites villes des environs et intercepter les communications. La garnison que le marquis avait laissée à Carignan faisait de fréquentes sorties. Le comte de Gruyère écrivit à Messieurs de Fribourg que d’après les renseignements qu’il tenait de bonne source, il y avait chaque jour quelque escarmouche entre les Espagnols et les Français, que ses troupes, après quelques mouvements, avaient regagné leur camp de Vimeu, à deux lieues de Carignan 1 .
Le comte d’Enghien, ayant appris que le marquis du Guast s’avancerait de son côté afin de secourir Carignan, fit les dispositions nécessaires pour l’attaquer à l’improviste au lieu de se laisser surprendre. Son armée était composée de Français, de Suisses, de Gruériens et d’Italiens. La bataille de Cérisoles dura trois jours ; le 14 avril décida la victoire. Tandis que dans ces trois journées les Suisses firent des prodiges de valeur, les Gruériens démentirent la réputation de courage et de bravoure que leurs ancêtres leur avaient transmise. Indociles à la voix de leurs capitaines, ils s’y conduisirent mal ; au lieu de soutenir bravement le choc des Espagnols et des Allemands, ils compromirent la victoire en fuyant comme un troupeau de grues 2 . Leur chef perdit la vie en voulant /386/ les rallier et les ramener au combat 1 . Lors de la revue que l’on fit des compagnies gruériennes mises en garnison dans le Piémont, leur « bataillon, » suivant un rapport officiel, se trouva réduit à 1200 hommes.
Quant au comte Michel, qui avait été nommé par le roi colonel du régiment de Gruyère, il ne partagea à Cérisoles ni la gloire des Français et des Suisses, ni la honte de ses sujets. On sait que des affaires d’une nécessité spéciale le retinrent dans son pays. Le jour où se livrait le combat décisif, le 14 avril, Michel écrivait de son château de Gruyère à Messieurs de Berne une lettre sur le différend qu’il avait avec la ville de Genève. /387/
N’ayant pu, malgré lui, assister à la bataille de Cérisoles, le comte Michel, désireux de laver l’affront des Gruériens et de maintenir intacte la gloire qui avait illustré sa race, fit une deuxième campagne en France, pour secourir la ville de Saint-Dizier, qui était assiégée par l’empereur 1 . Moins heureux qu’à Landrecies, les Français ne purent sauver cette place importante, qui fut prise après un siége mémorable.
Le hasard voulut que deux fameux aventuriers du XVIe siècle se trouvassent à Saint-Dizier dans les deux camps opposés : dans celui du roi, Michel comte de Gruyère ; dans celui de l’empereur, le vieux Götz de Berlichingen. Le plus illustre poète de l’Allemagne a fait de Götz un héros, dont il a ceint la tête d’une auréole de gloire et entouré le nom d’une vénération que ce personnage, mieux connu aujourd’hui, n’avait pas méritées.
Michel fit une troisième campagne en France, sans y cueillir plus de lauriers que dans la précédente. Le roi d’Angleterre, allié de l’empereur, était venu mettre le siége devant Boulogne. Le comte de Gruyère suivit, au secours de cette ville, François de Lorraine, alors appelé Monsieur d’Aumale, depuis duc de Guise 2 . Le roi d’Angleterre prit Boulogne au moment de la signature du traité de Crépy, conclu le 18 septembre 1544 entre le roi de France et l’empereur. Le 27 du même mois le comte Michel était à la cour du roi, à Amiens, d’où il écrivit à Messieurs de Berne que S. M. avait appris avec plaisir de leurs nouvelles, mais qu’elle ne pouvait s’occuper /388/ en ce moment de l’objet dont ils avaient chargé le comte, à cause des affaires importantes qui l’absorbaient 1 . Le roi de France réunissait toutes ses forces contre le roi d’Angleterre, qui n’avait pas voulu accéder à la paix de Crépy : il se préparait à faire le siége de Boulogne. On sait qu’il l’entreprit vainement, et que cette ville ne fut rendue à la France que par le traité qui fut conclu en 1546 entre Henri VIII et François Ier.
Il ne paraît pas que le comte de Gruyère ait suivi, en 1545, le roi de France, lorsque ce prince voulut s’emparer de Boulogne. Le 1er mars de cette année on le voit dans son château d’Oron. Dans le mois d’avril il est retenu à Gruyère par une maladie. A sa demande, Messieurs de Fribourg lui envoyèrent leur médecin, qui, le soir du 17 avril, vint au château, et le lendemain repartit de bonne heure, en si grande hâte, dit François de Gruyère, que le comte eut à peine le loisir de lui parler de sa maladie, le docteur lui assurant qu’il n’avait pas d’accès de fièvre. Dès le départ du médecin, le comte eut une si forte crise que Monsieur d’Aubonne, son frère 2 , qui était auprès de lui, ne sachant où trouver du secours, dépêcha en toute diligence un courrier à Fribourg pour prier LL. EE. de renvoyer promptement leur docteur et de lui ordonner de demeurer à Gruyère tant que la vie du comte serait en danger 3 .
Depuis le retour de Michel dans son pays, le gouvernement bernois lui avait renouvelé l’injonction de prêter à /389/ Berne le serment de fidélité à raison de la seigneurie de Palésieux.
Les magistrats de Berne tenaient à faire reconnaître leur droit de suzeraineté sur les seigneuries du comte de Gruyère situées dans le Pays de Vaud, aussi bien que sur celles des autres possesseurs de fiefs nobles, dans l’étendue de leur juridiction, en vue non-seulement de l’affermissement de leur pouvoir, mais aussi de l’établissement de la Réformation. Là est le principal motif de leur persistance à requérir l’hommage du comte à raison de Palésieux. La question soulevée à ce sujet devait être résolue dans une journée qu’il fallut différer à cause de la maladie du comte. Celui-ci avait d’abord proposé le 7 juillet 1 , puis il avait refusé d’assister à la conférence, parce que, disait-il, tandis que les commissaires nommés pour examiner la question qui faisait l’objet du débat travaillaient à un accommodement, le bailli de Moudon était venu à Maracon, fief dont la plus grande partie lui appartenait comme dépendance de Palésieux, avait dépouillé la chapelle où ses sujets allaient faire leurs dévotions avec ceux du seigneur de Cheseaux 2 , et y avait établi un ministre à son insu. Michel attendait de LL. EE. la réparation du tort qui lui avait été fait par leur bailli, après quoi il assisterait à la journée qu’il leur plairait de tenir 3 . Persévérant dans la demande d’une réparation, il se proposait d’aller à Berne pour l’obtenir 4 . Les seigneurs de Berne, loin de traiter le comte avec hauteur et d’exiger impérieusement l’hommage, l’invitèrent à leur /390/ exposer ses droits et ses priviléges. Michel, profitant de l’ouverture qui lui était faite, et voulant « aller rondement en besogne, » leur adressa un mémoire et comme la base d’un acte à conclure. Il ne pouvait, disait-il, faire davantage sans contrevenir à son serment. Il pensait que leurs seigneuries ne voudraient pas le contraindre à faire une chose que sa conscience et son honneur lui défendaient également. Si LL. EE. acceptaient son projet, il leur plairait de faire deux expéditions de l’acte à conclure ; elles scelleraient l’une que signerait leur secrétaire ; le comte signerait l’autre et y appliquerait son sceau, désirant mettre fin à ce long débat, et n’avoir plus d’autre affaire que de les servir toute sa vie et de tout son pouvoir.
Cette fois Michel se montre d’assez facile composition. Il est poli, doux, insinuant. C’est que son coffre est mal meublé. « Jay bien apresent faulte dargent pour payer promptement mes censes (intérêts), pourquoy vous supplie me fere ce bien et honneur avec tous aultres du passé me prester mille écus pour six mois 1 . »
Le comte demandait aux seigneurs de Berne de le dispenser pour la vie de l’obligation de leur rendre foi et hommage à raison de la seigneurie de Palésieux, bien entendu qu’à sa mort ou en cas d’aliénation de ce fief, ses successeurs ou ses héritiers leur en feraient la reconnaissance.
LL. EE., cédant au désir du comte de Gruyère, le dispensèrent de l’hommage pour la vie, et décidèrent qu’aussitôt que Palésieux passerait en d’autres mains, le nouveau possesseur de cette seigneurie accomplirait envers l’Etat de Berne les devoirs auxquels les prédécesseurs du comte /391/ Michel avaient été tenus à l’égard du souverain de la Savoie 1 .
Michel fit d’abord quelque difficulté d’admettre cette réserve ; mais bientôt, en revoyant son mémoire, au retour de son maître d’hôtel qui en était le dépositaire, il reconnut que Berne adhérait aux propositions qu’il avait faites lui-même. En sorte que le différend au sujet de Palésieux eut enfin une solution satisfaisante.
Ajoutons que les seigneurs de Berne consentirent à prêter au comte de Gruyère, jusqu’à Pâques, la somme de mille écus qu’il leur avait demandée. Son héraut devait la recevoir à Berne et la porter aussitôt à Bâle, où elle devait servir au payement d’intérêts échus.
A cette époque les rapports entre les seigneurs de Berne et le comte de Gruyère ne laissaient rien à désirer. La question religieuse relativement à Palésieux ne devait pas altérer cette bonne intelligence. On aime à voir la même concorde entre les maîtres du Pays de Vaud et le seigneur d’Aubonne, dans des questions d’une nature délicate, puisqu’elles concernaient des serviteurs de l’Evangile. Au seigneur d’Aubonne, quoique catholique, /392/ était réservé le droit de présentation, et aux seigneurs de Berne celui de nomination. Le doyen de la classe de Morges ayant fait connaître à LL. EE. la nécessité de pourvoir les églises de la seigneurie d’Aubonne d’un quatrième prédicant ou d’un diacre, Messieurs de Berne invitèrent François de Gruyère, alors seigneur d’Aubonne, à constituer une pension en faveur du maître d’école et diacre d’Aubonne, comme à l’un des trois autres prédicants. François de Gruyère se rendit à Berne et fit remarquer au Conseil que feu son père avait conservé les bénéfices et les biens des églises d’Aubonne à la condition d’entretenir et de payer deux ministres, que depuis on en avait établi un troisième à la charge du seigneur d’Aubonne, et que maintenant il s’agissait d’un quatrième, chose d’autant plus étrange que les biens des dites églises ne suffisaient pas à l’entretien et au salaire de quatre ministres. François de Gruyère priait en conséquence le Conseil d’observer l’ancienne convention. LL. EE. chargèrent les deux bannerets Jean Rodolphe de Grafenried et Antoine Tillier d’examiner l’acte invoqué par le seigneur d’Aubonne et de s’entendre avec lui. Ils rapportèrent que Monsieur d’Aubonne payerait annuellement au diacre 30 écus d’or, si LL. EE. consentaient à compléter la somme qui devait constituer la pension du diacre, et si elles voulaient bien se contenter à l’avenir de quatre ministres. Messieurs de Berne adhérèrent volontiers à ces propositions et donnèrent en blé de quoi compléter le traitement du nouveau prédicant 1 .
Parmi les pasteurs d’Aubonne, il en était un, maître Jacques Valier 2 , dont le peuple ne prononçait le nom /393/ qu’avec respect et reconnaissance. La classe des ministres de la parole de Dieu au bailliage de Morges ayant désigné Jacques Valier pour servir une autre église, les nobles et bourgeois d’Aubonne prièrent leur seigneur de demander à LL. EE. que ce ministre leur fût conservé. Monsieur d’Aubonne écrivit au Conseil de Berne que ses sujets et lui, ayant reconnu la sagesse, la vertu et le talent de maître Jacques Valier, ils le priaient très humblement de leur laisser ce ministre pour le bien et la consolation du peuple et de l’église d’Aubonne. François, étant à Gruyère, remit sa requête au comte, son frère, qui l’appuya de sa propre recommandation auprès de LL. EE 1 .
Mais l’autorité supérieure avait réservé à Jacques Valier une plus grande sphère d’activité. Nommé pasteur de l’église de Lausanne, il remplaça bientôt Farel dans l’enseignement de la théologie à l’académie de cette ville. Deux des plus illustres réformateurs, prédicants à Lausanne, Pierre Viret et Guillaume Farel, étaient venus des premiers se mettre au service de cette modeste école. Valier, en succédant à Farel, devint collègue de Viret 2 et eut pour collaborateur Théodore de Bèze.
Monsieur d’Aubonne ne s’était pas contenté d’écrire aux seigneurs de Berne ; il s’était rendu auprès d’eux pour obtenir en faveur de ses sujets, ce qu’ils demandaient avec instance. On vient de voir qu’il fit un voyage inutile.
N’ayant pas pu leur conserver le pasteur qu’ils aimaient, il s’employa de bon cœur à leur procurer un digne ministre. /394/ Il fit choix de Thomas Malingre, homme de bonne renommée, qui avait été pasteur à Yverdon.
Malingre, informé de son élection, adressa au sire d’Aubonne une lettre qui mérite d’être citée en entier. La voici :
« Monseigneur, Je suis des premiers venu en ces pais par noz magnifiques seigneurs de Berne il y a dix ans passés conquis, et jay avec les aultres ministres aydé à mettre quelque ordre en ces églises : par quoy ja ne plaise à Dieu qu’il soit infrainet et rompu par moy. Vous me dittes que Messieurs vous ont laissé pouoir (pouvoir) de mettre tel ministre en votre ville d’Aubonne que bon vous semblera, pour veu qu’il presche leuangile selon lordre et reformation de la ville de Berne, et pour ce faire me eslisez et ordonnes en vertu de votre bon droict qui vous appartient de toute antiquité. Monseigneur, je vous remercie du bien et de l’honneur quil vous ptaist me faire, mais je vous aduertis quil pourroit avoir quelque empeschement de ma part qui me rendroit incapable de l’office auquel il vous plaist mappeler. Cest asçavoir que puis deux ans en ça ou environ noz magnifiques seigneurs mavoient déposé du ministere : auquel toutefoys mont remis le 7 de febvrier, par telle condition que seroit en lune des classes de Thonon ou Getz (Gex). Et pour ce, Monseigneur, ne puis accepter la collation que vous me faictes de votre bénéfice d’Aubonne, sans le consentement de noz magnifiques seigneurs, et sans avoir premierement adverty Monsieur le baillif de Morges et les freres de la classe du dit lieu des bons droitz que vous avez de toute antiquité sus le dit bénéfice d’Aubonne. Et quand vous aurez faict cela je accepteray le dit bénéfice et vous serviray si bien que Dieu s’en contentera aydant sa saincte grace laquelle vous soit donnée. » /395/
Monsieur d’Aubonne communiqua cette lettre à LL. EE., et en leur proposant la confirmation du choix qu’il avait fait, il les pria de permettre que Malingre vint servir Dieu et son église à l’édification du peuple d’Aubonne 1 .
On a vu François de Gruyère donnant à son frère malade les plus tendres soins. On le voit ici, presque au début de la Réforme, alors que les passions religieuses étaient encore très vives, donner dans sa conduite à l’égard de ses sujets Protestants, un exemple de tolérance et de charité qui honore sa mémoire.
Michel suivit quelquefois les traces de cet excellent frère, pour qui il éprouvait des sentiments de haute estime et de sincère affection.
Un jour, étant à Bâle pour affaires d’argent, Michel écrivit aux seigneurs de Berne en faveur d’un gentilhomme de Provence qui, abandonnant ses biens, s’était réfugié avec sa famille sur les terres de LL. EE. pour y vivre à l’Evangile, et se proposait de s’établir dans un pays où était « la liberté évangélique. » Cet étranger désirait recouvrer ses biens, que le parlement de Provence avait saisis. Le comte de Gruyère, le connaissant homme de bien, le recommanda de tout son pouvoir aux seigneurs de Berne et leur demanda, de la part de ce gentilhomme, une lettre qu’il pût montrer au roi, afin d’obtenir de S. M. la mainlevée de ses biens 2 .
Nous ignorons si le Conseil de Berne, s’en rapportant à la recommandation du comte de Gruyère, se chargea de plaider auprès du roi la cause d’un inconnu.
La commune de Burtigny, dans la seigneurie d’Aubonne 3 , /396/ ayant perdu son pasteur, le comte Michel, alors seigneur de ce fief, écrivit de Divonne à Messieurs de Berne qu’ayant le « privilége de pourvoir cette commune d’un autre ministre, » il priait LL. EE. de lui donner Zébedée, ministre à Bière, qu’il avait entendu être « de bonne vie et doctrine 1 . »
Deux mois plus tard, ayant proposé aux seigneurs de Berne la confirmation du choix qu’il avait fait de maître Reymond, ils lui dirent que, d’après les informations reçues, son candidat étant un homme de mauvaise vie, il ne pouvait leur être agréable ; c’est pourquoi ils l’invitaient à faire choix d’un autre ministre pour l’église d’Aubonne. Alors Michel élut maître Jean le Berruyer, espérant que celui-ci ayant la réputation d’un homme de bien serait accepté par LL. EE. 2 .
Les détails qu’on vient de lire nous ont paru présenter de l’intérêt soit au point de vue de l’histoire ecclésiastique du Pays de Vaud, soit pour l’appréciation des rapports qui existaient entre les seigneurs de Berne, conquérants et réformateurs de ce pays, et les seigneurs catholiques de la baronnie d’Aubonne, issus de la maison de Gruyère.
La tolérance de Michel était moins que celle de son frère l’œuvre de l’intelligence et de la conviction. Michel ne démentit pas la réputation d’un bon catholique, lorsque dans la suite il offrit son bras au roi d’Espagne pour combattre les Protestants des Pays-Bas.
Vers le milieu du XVIe siècle, le comte Michel se trouva tout à coup avoir des démêlés avec divers pouvoirs à propos de l’aventure assez romanesque d’un de ses parents. /397/
Entre autres personnages avec lesquels le comte Michel avait des relations on remarquait Madame de La Palu, veuve du comte de Varax, en Bresse. Cette dame venait voir le comte à Gruyère et lui donnait à son tour l’hospitalité dans son château. Un jour du mois de décembre 1545, Michel l’avait reconduite en poste de Gruyère à sa maison, et n’en était revenu qu’après avoir passé quelques jours chez elle 1 . Peu de temps après, étant sur le point de faire une nouvelle excursion, il eut la fantaisie de demander aux seigneurs de Berne la permission d’emmener avec lui en Bresse, et d’y garder pendant un ou deux mois, un « maître chantre des enfants, » nommé Guillaume Franc, qui était aux gages de LL. EE. à Lausanne, disant qu’il avait « grand besoin du métier (de l’art) de maître Guillaume 2 , » soit pour organiser des soirées musicales, soit plutôt pour former ou perfectionner la voix d’une jeune beauté, appelée Marie 3 de La Palu, fille aînée de la comtesse de Varax. La société de la veuve était fréquentée par un gentilhomme qui avait acquis un certain renom dans le métier des armes. C’était Amédée, sire de Beaufort, dans le Jura, seigneur de Rolle et de Coppet 4 , cousin germain du comte Michel, qui, suivant l’usage du temps, l’appelait son frère. L’intimité des deux cousins datait du temps où tous deux étaient enfants d’honneur du roi /398/ de France. Elle s’était fortifiée à l’époque où se fit remarquer la ligue des gentilshommes de la Cuiller, dont ils étaient membres. Beaufort devait aller à la cour du roi. A cette occasion le comte Michel avait recommandé à l’attention des seigneurs de Berne la demande de Monsieur de Châtillon, qui sollicitait de LL. EE. la permission « d’aller avec Monsieur de Rolle pour voir le monde 1 . »
Avant son départ, Monsieur de Rolle avait engagé sa foi à Marie de La Palu, qui ne voulait pas d’autre époux que lui. Elle avait disposé de son cœur et de sa main à l’insu de sa mère et sans son aveu. Un beau jour arrive en Bresse le fiancé de Marie. Elle le reçoit avec joie, avec bonheur ; elle lui répète qu’elle ne veut appartenir qu’à lui, et le prie de la retirer de la maison paternelle 2 . Beaufort, sans hésiter, enlève sa maîtresse, qui (j’imagine) monte lestement en croupe avec lui, et tous deux galopent de leur mieux jusqu’à Gruyère, où ils trouvent au château bon gîte et le reste.
Madame de Varax, au premier bruit de son malheur, partit précipitamment pour découvrir la trace de sa fille. Elle ne put l’atteindre. Il ne fallait à de bons voyageurs qu’un jour pour arriver de la Bresse à Gruyère 3 . On sait que l’amour a des ailes. Avant que la comtesse sût de quel côté ils avaient dirigé leurs pas, les deux amants arrivaient probablement en un lieu sûr, où ils ne tardèrent pas à faire bénir leur union.
Le comte de Gruyère obtint des seigneurs de Fribourg la permission pour Monsieur de Rolle et sa femme de /399/ séjourner dans leur ville 1 , mais il n’y furent pas longtemps en repos.
L’enlèvement de damoiselle Marie de La Palu avait fait un grand éclat. Sa mère, bourgeoise de Berne, avait dénoncé le ravisseur aux magistrats de cette ville. Il fut également poursuivi à Fribourg. Beaufort, cité à Berne, dont il était vassal, ne comparut pas, mais s’enfuit avec sa femme à Gruyère, d’où il fit connaître à LL. EE. de Berne le lieu de sa retraite, et leur offrit ses services en fidèle vassal, se recommandant à leurs bonnes grâces 2 .
Au bout de quelques jours Monsieur de Beaufort et sa femme allèrent habiter la maison de Broc, où le comte de Gruyère leur ouvrit un asile assuré. De ce lieu Marie de La Palu écrivit aux seigneurs de Berne que Monsieur de Rolle, son « seigneur et mari, » et elle avaient prié Monsieur le comte de Gruyère d’intervenir en leur faveur auprès de LL. EE. et de leur faire connaître par lui leur bon vouloir et plaisir 3 .
Messieurs de Berne n’avaient pas de prise sur le seigneur de Rolle, qui était dans un pays indépendant de leur juridiction. D’ailleurs ayant appris que Mademoiselle de La Palu était devenue sa femme légitime, « de son vouloir et exprès consentement, » et que le mariage était consommé, ils estimaient qu’il n’y avait pas lieu d’intenter contre Monsieur de Rolle un procès de rapt. Messieurs de Fribourg venaient de lui témoigner pareillement leur bon vouloir en votant 4 /400/ en sa faveur une lettre qui le recommanderait aux bonnes grâces du roi de France.
Beaufort et sa femme avaient besoin de la protection du comte de Gruyère et de l’appui des seigneurs de Berne et de Fribourg. Leur aventure occupa même des têtes couronnées.
La comtesse de Varax et son frère, Monsieur du Tartre, ayant fait à Berne et à Fribourg d’inutiles démarches, s’étaient adressés à l’empereur et au roi de France pour obtenir justice du crime dont ils accusaient Monsieur de Rolle. Charles-Quint et Henri II se mêlèrent sérieusement de cette affaire, qui sembla prendre la gravité d’un événement politique. Leurs ambassadeurs remirent des lettres pressantes aux Etats de Berne et de Fribourg, et même à la diète. Berne en communiqua le contenu à Monsieur de Rolle, en l’exhortant à rendre Mademoiselle de La Palu à sa mère.
Les seigneurs de Berne avaient repris à eux le fief que Monsieur de Rolle possédait dans la seigneurie de Coppet, parce qu’il avait négligé de leur en faire la reconnaissance 1 . Pour lui montrer leurs dispositions bienveillantes à son égard, ils lui annoncèrent qu’à la demande du comte de Gruyère, ils lui rendaient ce bien, à condition qu’il remplirait son devoir dans un temps donné, à quoi il s’engagea en leur exprimant sa reconnaissance 2 . Invité à se « dessaisir » de sa femme à l’instance de LL. MM. impériale et royale, de Beaufort répondit que ces princes étaient mal informés, qu’il demandait que LL. MM. fissent une enquête aux frais de qui aurait tort. Le voulût-il, il lui serait impossible de conduire sa femme hors de la Gruyère, vu qu’elle aimerait mieux mourir /401/ que de s’éloigner ; mais elle était prête à répondre dans sa retraite aux ambassadeurs qui s’y rendraient pour s’enquérir exactement des faits ; elle invoquait en sa faveur le droit de bourgeoisie avec Berne, qui la touchait de plus près, vu qu’elle était « l’enfant aîné représentant la personne de feu son père, » tandis que lui, Monsieur de Rolle, était et voulait demeurer leur fidèle vassal. Il priait LL. EE. d’écrire en sa faveur au roi, persuadé que leur recommandation produirait le meilleur effet sur l’esprit de S. M. 1 .
La diète était en ce moment réunie à Baden. Le comte de Gruyère y assistait. Il y reçut par le seigneur du Tartre la lettre de LL. EE., laquelle lui faisait part de la demande de l’empereur et du roi de France. LL. EE. écrivaient à ce sujet au comte : « Le désir de l’empereur est que vous n’assistiez pas Monsieur de Rolle. Nous voudrions vous engager à obtempérer au vœu de S. M. Si vous le faites, nous vous en saurons gré, mais si vous refusez, nous n’insisterons pas davantage : nous ne pourrions vous y contraindre avec droit et justice, attendu que la lettre de bourgeoisie ne nous reconnaît pas un tel pouvoir, et que nous entendons vous laisser au bénéfice de cette lettre 2 . »
Les seigneurs de Fribourg avaient déclaré que le prévenu étant hors de leur juridiction, il échappait à leur action. Cependant ils communiquèrent le fait à leurs députés, à Baden, /402/ et les invitèrent à s’unir à leurs collègues pour engager le comte à renvoyer Monsieur de Rolle 1 .
Michel répondit aux seigneurs des deux villes qu’il ferait volontiers pour le contentement de Leurs Majestés et de Leurs Excellences tout ce qui était compatible avec sa dignité 2 ; qu’il estimait leurs seigneuries si justes et si raisonnables qu’elles ne voudraient pas le contraindre à faire un acte de violence au mépris de ses droits de souverain et de la bourgeoisie qui le liait à LL. EE. ; qu’il avait dit son avis à Monsieur de Rolle ; que celui-ci était prêt à répondre en justice à quiconque voudrait former une demande contre lui ; qu’au reste, demeurant dans le pays du comte et y vivant de ses propres deniers, sans importuner personne, il demandait au comte de le laisser jouir de la liberté et franchise de sa seigneurie, tout comme il le ferait au plus étranger du monde. « Je ne puis, » ajoutait le comte en terminant, « je ne puis lui refuser cela non plus qu’à tout autre qui viendrait, et je supplie vos Excellences de vouloir considérer ce qu’elles feraient à ma place 3 .
Michel trouvait dans la déclaration de LL. EE. l’assurance que leur conduite, dans cette affaire, serait impartiale et d’une inflexible équité.
On craignait à Fribourg quelque entreprise de la part des deux souverains qui avaient pris en main la cause de Madame de Varax et s’étaient prononcés d’une manière si positive contre Monsieur de Rolle. Cependant les députés de Fribourg reçurent l’ordre de ne souscrire à aucun acte auquel /403/ le comte ne donnerait pas son adhésion. Les faits étant tels que Monsieur de Rolle les avait exposés, il n’y avait pas matière à procès. On se désista de toute poursuite. Monsieur de Rolle devait garder sa femme et ne plus être inquiété.
Le comte de Gruyère et Monsieur de Rolle, jaloux de mériter la bienveillance de Messieurs des Ligues, profitèrent de nouveaux bruits de guerre pour mettre au service de la Confédération leurs personnes et leurs biens. La journée de Muhlberg (24 avril 1547), en donnant à Charles-Quint la victoire sur l’électeur de Saxe, Jean-Frédéric, commandant les troupes protestantes, avait mis fin à la ligue et à la guerre de Smalkalde. On disait que l’empereur, fier de son succès, formait le dessein d’envahir la Suisse. L’attaque de Constance avait accrédité cette opinion. Déjà le gouvernement de Berne songeait à défendre ses frontières 1 . Monsieur de Rolle offrit de sa retraite ses services aux seigneurs de Berne et à ceux des Ligues, pour la guerre qui paraissait se machiner contre eux, quel qu’en fût l’auteur 2 . Les offres de ce chevalier ayant été acceptées, il demanda à LL. EE. un sauf-conduit pour aller à Berne leur développer ses plans, et revenir à Broc 3 . François Martine fut en cette occasion le chargé d’affaires du sire de Rolle et du comte de Gruyère. Celui-ci se mettait à la disposition des seigneurs de Berne. Loin de se borner à leur promettre le nombre d’hommes qu’il était tenu de leur fournir suivant le traité de bourgeoisie, il s’offrit de lever pour eux et pour Messieurs des Ligues, à la première expédition 4 un pennon soit une enseigne de /404/ 200 hommes, qui accompagnerait les soldats de Berne et de Fribourg, et à la seconde expédition un corps de mille hommes 1 , avec sa bannière, et au besoin toute sa force armée 2 , sans réserve. François Martine devait dire à Messieurs de Berne, que Monsieur de Rolle désirait les servir à la tête de la gendarmerie à cheval, « d’autant que Dieu lui avait donné de connaissance du métier de la guerre et maniement des armes. » Si ses offres étaient acceptées, il se hâterait de réunir le plus d’hommes qu’il lui serait possible, et de les équiper de telle façon que LL. EE. et Messieurs des Ligues en seraient contents 3 .
L’offre faite aux seigneurs de Berne fut aussi faite à ceux de Fribourg.
Les bruits de guerre finirent heureusement par se dissiper, en sorte que les deux villes et leurs Confédérés n’eurent pas besoin du secours du comte de Gruyère et de son parent. Mais aux préoccupations de la guerre succédèrent de nouveaux embarras, causés par ces deux seigneurs aux villes de Berne et de Fribourg.
Dans l’automne de 1548 Monsieur de Rolle eut avec Urbain Quisard, seigneur de Crans, à qui il avait baillé à ferme un bien, à raison de 800 écus par an, et qui ne le payait pas, des démêlés que le comte de Gruyère et d’autres gentilshommes essayèrent vainement de pacifier, et que Monsieur de Rolle dut porter devant le tribunal de LL. EE. de Berne, parce que le fonds dont il s’agit était situé dans le /405/ Pays de Vaud 1 . Il demanda et obtint un sauf-conduit pour aller à Berne exposer ses droits et défendre sa cause. Dans cette occasion, de même qu’auparavant, le comte de Gruyère s’intéressa beaucoup à son cousin. LL. EE. avaient mis à l’octroi d’un sauf-conduit trois conditions : 1° que Monsieur de Rolle se conduirait en homme paisible sur leurs terres et dans leur ville, et qu’il ne donnerait lieu à aucune plainte ; 2° qu’il ne jouirait du privilége du sauf-conduit qu’après avoir payé une amende de cent écus, à laquelle LL. EE. l’avaient condamné « pour quelque défaut » (de comparution) ; 3° qu’il répondrait en justice en quelque lieu du pays de LL. EE. où ses parties adverses le pourraient appréhender. Monsieur de Rolle, qui avait beaucoup d’ennemis, n’eut garde d’accepter cette condition. Il dit à Messieurs de Berne qu’il se soumettait aux deux premières, que pour la troisième, il ne pouvait y souscrire, qu’ayant élu son domicile et acquis des biens dans la seigneurie de Gruyère, il n’était justiciable que du tribunal du seigneur comte, de la justice et seigneurie duquel il ne pouvait être distrait, qu’en conséquence il suppliait leurs seigneuries de lui accorder un autre sauf-conduit. Le comte appuya énergiquement les observations et la requête de Monsieur de Rolle, en rappelant à LL. EE. le dévouement de l’un et de l’autre 2 .
On peut croire que les seigneurs de Berne n’eussent pas eu l’idée d’imposer à Monsieur de Rolle une condition inacceptable s’ils n’eussent été obsédés par les adversaires de ce gentilhomme. La comtesse de Varax le poursuivait avec l’implacable haine d’une furie. L’empereur même /406/ réitéra ses instances. Il envoya à Berne son ambassadeur Carondellet, chargé de faire poursuivre le sieur de Rolle à cause de l’enlèvement de la jeune comtesse. Beaufort implora la protection de LL. EE. et les pria d’intervenir en sa faveur auprès de Madame de Varax, qu’il désirait contenter en tout ce qui était raisonnable. Il supplia LL. EE. et particulièrement Monsieur l’avoyer de Watteville d’ouvrir la voie d’un accommodement. La lettre de Monsieur de Rolle fut accompagnée d’une pressante recommandation du comte de Gruyère 1 .
A la fin de 1548, ou plutôt au commencement de l’année suivante, Monsieur de Rolle quitta Gruyère et se rendit à Lucinge, village au pied des Voirons, en Chablais, d’où il écrivit à Messieurs de Berne pour se plaindre de ce qu’ils avaient fait sortir de ses prisons de Coppet un gentilhomme qui y était détenu, ce qu’il estimait être au préjudice de sa juridiction et contraire à ce qu’ils avaient promis à lui et à tous leurs féaux de leur Pays de Vaud ; c’est pourquoi il demandait au comte de Gruyère de leur écrire à ce sujet et de les prier de ne rien faire qui pût compromettre les droits de seigneurie dont il leur faisait hommage 2 .
Monsieur de Rolle n’était pas à l’abri de toute poursuite dans sa nouvelle retraite. Ses ennemis n’ayant pu jusqu’ici l’arrêter, eurent recours à la délation. Ils l’accusèrent de tramer quelque « entreprise » contre les Genevois, combourgeois de Berne. Monsieur de Rolle étant venu à Gruyère voir son parent malade, lui fit ses doléances. Aussitôt le comte écrivit à LL. EE. pour protester de /407/ l’innocence de celui qu’il appelait son frère et leur rappeler que ce gentilhomme, sur les traces duquel s’acharnaient la malveillance et la calomnie, était pour elles un ami dévoué. Le seigneur d’Aubonne devait remettre à LL. EE. la lettre de son frère et celle du sieur de Rolle, et plaider la cause de ce dernier 1 .
Jusqu’ici Monsieur de Rolle avait échappé aux artifices de sa belle-mère et aux embûches de ses ennemis. Mais la comtesse épiait incessamment l’occasion d’assouvir sa vengeance. Dans l’été de 1549, le Conseil de Berne reçut de Lucinge une lettre de Monsieur de Rolle, qui contenait le récit d’un trait de la plus noire perfidie. Madame de Varax, feignant d’apaiser son courroux et de vouloir se réconcilier avec Monsieur de Rolle, lui fait proposer de soumettre leur différend à l’arbitrage de seigneurs et de parents des parties. Monsieur de Rolle y consent volontiers. La comtesse assemble des aventuriers de Bourgogne en grand nombre, tant à cheval qu’à pied, les met en embuscade, et lorsque les amiables compositeurs viennent à passer, cette bande se précipite sur eux, tue les gentilshommes et les amis ou parents de Monsieur de Rolle, fouille les morts, cherchant leurs bourses, emporte leurs dépouilles et laisse les cadavres tout nus sur le chemin.
Monsieur de Rolle s’était depuis longtemps plaint de ce guet-apens au roi. Il avait deux hommes à la cour, mais il ne recevait d’eux aucune nouvelle. C’est pourquoi il demanda conseil aux seigneurs de Berne, afin qu’il pût une fois « venir à bout » de la dite dame de Varax, lui faire rétracter l’épithète de ravisseur, qu’elle persistait à lui donner, et /408/ avoir satisfaction du sanglant outrage qu’il avait reçu d’elle, assurant que si cette entreprise colorée d’amitié eût été découverte à temps, jamais Bourguignons n’eussent été si mal traités que ceux-là 1 .
Le comte de Gruyère, de son côté, supplia les seigneurs de Berne de venir en aide à Monsieur de Rolle et d’écrire au roi en sa faveur. Il leur recommanda la femme de ce gentilhomme, leur combourgeoise.
L’aventure de Monsieur de Rolle et de Mademoiselle de La Palu occupa non-seulement les villes de Berne et de Fribourg, mais les divers Cantons. Le 7 février 1550 la Diète confia à deux magistrats, nommés ambassadeurs auprès de Henri II, la mission de pacifier le différend du comte de Gruyère avec le roi, et la querelle de Monsieur de Rolle.
Nous ne savons quel fut le résultat de cette mission en ce qui concerne Monsieur de Rolle.
Nous n’avons pas eu tous les documents relatifs à son procès. Les pièces qui nous font défaut eussent donné peut-être une couleur un peu différente à notre récit.
Beaufort, à coup sûr, ne méritait pas la bienveillante attention des Confédérés. Il était moins innocent de certain crime politique qu’il ne tenait à le paraître. Complice du comte de Gruyère, il cachait sous le masque du dévouement les traits d’un conspirateur.
CHAPITRE VINGT-TROISIÈME.
Embarras financiers du comte Michel. Son procès avec la couronne de France. Michel est reconnu membre de la Confédération. Il établit un Conseil de régence. Assemblée de la Chavonne. Journée de Payerne. Mort de François de Gruyère. Solution du procès de Michel avec Henri II, relativement à l’expédition du Piémont. Autres difficultés du comte de Gruyère avec le roi de France. Querelle avec les gens de la Haute-Gruyère. Acquisition de plusieurs seigneuries. Procès avec la famille de La Bâtie-Champion. Complot de Michel et d’autres gentilshommes. Le comte de Gruyère et le duc de Lignitz. Monnaie de Gruyère. Situation critique du comte Michel.
[1539-1553.]
La vie du comte Michel, agitée par la politique, était encore tourmenté par un embarras d’argent continuel. Engagé dans des intrigues, inquiété par des créanciers, obsédé de mille soins, séduit par des chimères, emporté çà et là par ses passions, il changeait souvent de place et ne se trouvait bien nulle part. Il cherchait à s’étourdir sur sa situation, mais le noir souci le surprenait parfois même au sein des plaisirs. Naturellement gai, vif et léger, Michel ne courbait pas longtemps la tête sous le poids de l’infortuné. Il lui arrivait même de plaisanter sur son état ; mais il suffisait d’une nouvelle contrariété, d’un nouveau mécompte pour l’abattre.
Au début de son règne, le comte Michel se vit obligé, avec Antoine Noll, membre du Conseil de Berne, pour la somme de 1000 florins, portant 5 % d’intérêt, envers Christophe de Mulinen, gentilhomme, bourgeois de Berne 1 . Antoine Noll fut /410/ déchargé par le Conseil de Berne, le comte Michel par son beau-frère Charles de Challant, seigneur de Villarsel et d’Attalens, et par son cousin François de Gingins, seigneur du Châtelard et de Divonne, qui hypothéquèrent aux seigneurs de Berne, le premier la seigneurie d’Attalens, le second celle du Châtelard. Enfin Michel s’obligea envers ces deux barons 1 , et compromit dès son avénement une partie de ses domaines.
L’année suivante, ces deux parents de Michel, chargés en son absence de l’administration du comté, afin de subvenir à certaines dépenses, empruntèrent au nom du comte, de Petermann Praroman, ancien avoyer et conseiller de Fribourg, la somme de 1200 L., monnaie de cette ville, à 5 %. Ils hypothéquèrent au prêteur la seigneurie de Palésieux, et obligèrent de plus, comme cautions solidaires, à savoir Charles de Challant, sa terre de Billens, près de Romont, et François de Gingins, sa maison et dix poses de vigne, sises au village et vignoble de Chailly 2 .
Depuis, les emprunts se succèdent et les dettes se multiplient 3 . Le comte Michel emprunte des seigneurs de Fribourg /411/ 2000 écus d’or au soleil et leur hypothèque, toujours sous réserve de rachat, la seigneurie d’Oron et le château de Palésieux 1 . En 1544 (4 février) il se reconnaît principal débiteur de la somme de 1200 écus d’or au soleil, qu’il a empruntée, au 5 % d’intérêt annuel, de Wolfgang d’Erlach, bailli de Moudon ; il lui oblige la seigneurie de Rougemont et d’autres fonds. En 1545 (7 juillet) Michel et son frère scellent un acte portant déclaration que le comte doit aux seigneurs de Fribourg, y compris diverses dettes dont ils répondent, la somme de 6000 écus, qu’il engage sa foi de « prince » à la payer dans trois ans et qu’il leur hypothèque la seigneurie de Corbières. A quelques jours de là (le 18 juillet) il signe avec d’autres une reconnaissance de 1600 L. de Bâle, empruntées, toujours à 5 %, de Jacques Rych de Rychenstein, bailli de Ferrette. Plus tard (en 1551) il se reconnaîtra principal débiteur du même créancier, et les communes de Gruyère, de Corbières et de Broc, cautions solidaires de la somme de 8000 florins de Bâle, et ce sera quelques semaines après qu’il aura lui-même pris la place de deux bourgeois de Lucerne, qui en 1543 s’étaient portés cautions de la somme de 1000 écus empruntée à Lucerne par François de Gingins, baron de La Sarra, du Châtelard, et seigneur de Divonne. A cette occasion Michel oblige la baronnie de La Bâtie-Champion et la seigneurie de Mont-le-grand, acquises depuis peu.
En 1547, Michel se constitue arrière-garant de deux bourgeois de Berne, qui avaient cautionné Jean-Aimé de Beaufort de la somme de 1240 écus d’or, dus à la ville de Mulhouse, dont les magistrats se disposaient à poursuivre ce baron. /412/ Celui-ci engagea envers le comte sa baronnie de Chivron et ses seigneuries de Salagny, Rolle, Mont-le-vieux et Coppet, avec leurs appartenances.
Au déclin de la même année (en décembre), le comte de Gruyère cautionne de la somme de 1000 florins le même baron, qui oblige à son créancier (Christophe Effinger de Wildegg) la seigneurie de Coppet, valant au moins 6000 écus, et celle de Mont-le-vieux, valant 4000 écus, tandis que Michel lui donne pour sûreté la seigneurie de Palésieux, estimée 4000 écus, laquelle lui rapporte, par admodiation, 600 florins par an.
En 1548 (31 mars) le comte Michel et son frère François, seigneur d’Aubonne, reconnaissent avoir emprunté et reçu de l’avoyer et Conseil dit des Cent, de Lucerne, la somme de 2700 écus d’or. Le premier engage Oron, seigneurie franche, dont la justice est indépendante de toute autre cour ; laquelle seigneurie rapporte année commune, en nature 600 mesures de blé 1 , et en argent 900 écus. Cette seigneurie, vu son indépendance et la cherté des grains dans les mauvaises années, peut être estimée 30 000 écus. François de Gruyère ajoute pour sûreté sa seigneurie de Bourjod, située dans le bailliage d’Yverdon. Deux mois plus tard (30 mai 1548) nouvelle créance de 1000 écus d’or, en faveur du même Conseil. La seigneurie d’Oron sert encore d’hypothèque, cette fois avec la seigneurie de La Tour-de-Trème, estimée 7000 écus, et comprenant les quatre villages (dörfer) nommés « La Tour, Pâquier, Chavone et Caript, » ou les Carys 2 .
Les seigneurs de Berne avaient naguère appris de bonne /413/ source que le comte Michel se proposait d’engager à l’Etat de Fribourg la seigneurie de Gruyère pour 5000 écus. Michel, allant en France réclamer de la couronne les deniers qu’elle lui devait, s’était arrêté à Beaufremont en Barrois, chez René, comte de Challant, seigneur de ce lieu, et avait dépêché de là à Gruyère François Martine, alors maître d’hôtel du comte René, pour qu’il avisât au moyen de rembourser 2000 écus à LL. EE. de Berne, et de fournir au comte Michel l’argent dont il avait grand besoin. Il s’agissait, en effet, de trouver 5000 écus. Le Conseil de Fribourg voulait bien prêter cette somme pour trois ans, à condition que le comte lui donnerait pour sûreté la seigneurie de Gruyère et que Monsieur d’Aubonne, héritier présomptif du comté, ratifierait le contrat, dont un article portait que, à défaut de remboursement de la dite somme à l’échéance, le créancier du comte entrerait en possession du château et de la seigneurie de Gruyère. Monsieur d’Aubonne avait d’abord refusé son adhésion à ce projet, mais les seigneurs de Fribourg ne se laissant pas arrêter par cet obstacle, la négociation avait été néanmoins poursuivie avec beaucoup de zèle 1 .
Autorisés par le comte Michel à conclure l’emprunt 2 , Jean d’Illens de Vincy, gentilhomme, maître d’hôtel du comte de Gruyère, et François de Martine, aussi gentilhomme et maintenant châtelain de Corbières, passèrent le contrat, qui fut revêtu de la signature de François de Gruyère 3 . Les membres du Conseil de Fribourg s’étaient engagés sous la foi du serment /414/ à garder le secret 1 . Vaine précaution ! Cette affaire avait été, dès son origine, révélée par François Martine aux seigneurs de Berne et à Antoine Wierman.
Avant son départ, le comte Michel avait vendu, au prix de 500 écus, la maison qu’il possédait à « Mustruz » (Montreux) 2 , à Pierre de Prez, donzel de Rue, qui la revendit (le 2 janvier 1548) à Volman de Garniswyl, de Berne.
Depuis longtemps les villes de Berne et de Fribourg étaient créancières des comtes de Gruyère. Michel ne fit qu’augmenter les dettes de sa maison. En 1545 il obtient, comme on l’a vu 3 , des seigneurs de Berne, pour quelques mois, 1000 écus, que son messager reçoit et porte à des créanciers bâlois. Il aimerait mieux, dit-il, vendre mille écus un domaine qui en vaut 3000, que de ne pas satisfaire LL. EE. Nous avons eu tort de dire que Michel empruntait toujours et ne rendait jamais. Ces mille écus il les paye, six mois après l’échéance 4 , après s’être fait bien presser, mais à peine les a-t-il remboursés qu’il en demande deux mille aux mêmes prêteurs, et il les obtient pour un temps donné 5 . Michel entend l’art de faire un trou pour en boucher un autre, et mieux encore celui de contracter de nouvelles dettes sans payer les anciennes. Tel qu’un tonneau sans fond, le coffre de Michel, percé de toutes parts, laissait échapper tout ce qu’on y versait. /415/
Nous n’entreprenons pas de faire le long et fastidieux inventaire des dettes contractées par le comte Michel. Nous avons seulement voulu réunir quelques faits, qui, avec d’autres détails que l’on remarquera dans la suite, serviraient à faire comprendre comment le comte Michel, chargé de ses propres dettes et de celles de quelques barons obérés, dont il tenait à posséder l’une ou l’autre seigneurie, a dû finir par une banqueroute. Michel devait à tous les Etats de la Confédération, à des villes, à des familles, à des particuliers, même à de simples domestiques.
La petite commune de Rossinière lui avait prêté 20 écus 1 . En quelque lieu qu’il vînt, il risquait de rencontrer un créancier. De pauvres hères lui demandaient la solde qui leur était due pour l’expédition du Piémont. Les intéressés n’acquittaient plus de redevances. Le roi ne lui payait pas un écu. Rien ne peint mieux la détresse du comte Michel que ce peu de mots qu’il écrivit à son agent Marilley à Paris : « Si le roy ne paye pas, je suis du tout affolé et ruiné 2 . »
Dans cette perplexité, il résolut de se rendre auprès du roi, pour solliciter le payement des sommes qu’il réclamait depuis l’expédition du Piémont. Le 22 mars 1547 il était au château de Beaufremont, chez le comte de Challant. Le 12 juin son frère ne savait pas le moment de son retour. Le 25 août il était encore absent quoique sa présence dans son pays fût requise par l’état des communes de la Haute-Gruyère, dont le mécontentement faisait craindre des troubles que Berne voulait prévenir de concert avec le comte.
Le 2 mars 1548 on revoit Michel dans son château, plus /416/ pauvre que jamais. Voyant ses prétentions repoussées par le roi, il s’était adressé à la diète de Baden, en la priant de recommander ses intérêts aux soins des ambassadeurs qu’elle enverrait à la cour de France. Tous les députés y avaient consenti, hormis ceux de Berne, d’Uri, de Glaris et de Schaffhouse, qui voulaient en référer à leurs supérieurs. On convint que si Messieurs de Berne adhéraient à la démarche qui était proposée, ils en informeraient les confédérés de Soleure 1 .
À leur retour les ambassadeurs apportèrent pour toute réponse que le comte Michel étant chevalier de l’Ordre du roi, devait s’adresser au chapitre de l’Ordre, qui statuerait sur l’objet de sa demande 2 .
Alors Fribourg recommanda le comte à l’attention spéciale des huit cantons qui avaient appuyé ses réclamations par l’intermédiaire de leurs ambassadeurs. Michel présenta à la diète, assemblée à Baden, une requête tendante à ce qu’il fût reconnu membre des Ligues, attendu que le comté de Gruyère et la baronnie d’Oron étaient situées dans les limites de la Confédération, que dès longtemps les comtes de Gruyère étaient étroitement liés avec les Etats de Berne et de Fribourg par un traité de combourgeoisie, et qu’ils avaient combattu avec les Gruériens dans les rangs des armées suisses.
La demande du comte ayant été accordée, il déclara que le roi de France lui devait pour arrérages de solde et de pensions une somme dont il sollicitait en vain le payement 3 ; que cet objet ne pouvait concerner l’Ordre de chevalerie auquel il était agrégé. Reconnu membre de la Confédération, /417/ il priait les Etats d’intervenir en sa faveur auprès du roi, et, en cas d’un nouveau refus de sa part, de vouloir, aux termes des traités de paix et d’alliance, citer S. M. à comparaître devant les juges à Payerne. Cette demande, accueillie par la plupart des députés, fut rejetée par ceux de Berne et de Zurich 1 .
Les Etats qui l’avaient admise invitèrent le roi de France à satisfaire le comte jusqu’à la St-Jean, et, à défaut de payement, à se faire représenter par des plénipotentiaires à la journée qui se tiendrait à Payerne, le 24 juin 2 .
Henri II écrivit (le 4 juin 1548) aux Confédérés que la réclamation du comte de Gruyère ne pouvait être admise au nombre de celles qui étaient prévues par les capitulations, attendu qu’il n’avait pris aucune part aux contrats de ce genre ; qu’il n’était établi ni dans un canton ni dans un pays allié ; que la levée de troupes qu’il avait faite était étrangère et à l’esprit et à la forme des conventions diplomatiques en vertu desquelles les cantons capitulants fournissaient des soldats pour le service de la France ; que, par conséquent, le comte ne devait pas s’assimiler aux Suisses en invoquant des traités qui ne le concernaient pas ; que s’il justifiait de sa qualité de sujet suisse, le roi agirait envers lui comme S. M. faisait à l’égard de tout autre sujet d’un canton. C’est pourquoi S. M. n’enverrait personne à la journée de Payerne.
Il est inutile de suivre le comte de Gruyère, les ambassadeurs du roi et les députés des Cantons dans les diverses assemblées où l’on s’occupa de ce procès. C’étaient toujours même demande d’un côté, mêmes motifs de l’autre pour /418/ refuser, même citation au monarque français de comparaître à la journée de marche à Payerne, où devaient se débattre les questions qui divisaient le roi et les Confédérés.
Berne et Fribourg, s’intéressant à la cause de leur combourgeois, envoyèrent au roi, dans le mois de septembre 1548, deux hommes considérables, Jean Rodolphe de Grafenried, banneret bernois, et Pierre Amman, avoyer de Fribourg. Les deux villes espéraient que le roi reviendrait à de meilleurs sentiments envers le comte ; mais quelques considérations que leurs délégués pussent présenter en sa faveur, Henri II fut inflexible 1 .
Il répondit aux Etats de Berne et de Fribourg qu’il avait reçu leur lettre du 21 mai (?), relative à l’affaire du comte de Gruyère, chevalier de son Ordre ; que par égard pour eux il était disposé à faire au comte bonne et brève justice ; que la haute opinion qu’il avait de leur bonne foi et de leur prudence l’autorisait à croire qu’ils ne voudraient pas, contre la teneur des traités, le citer à comparaître à une journée de marche, ni assister ceux qui seraient d’avis de l’y appeler 2 .
Henri II était alors à Lyon, où le comte de Gruyère ne put ou ne voulut point paraître le jour de St-Michel, comme membre de l’Ordre royal, institué en l’honneur de l’archange.
Suivant les instructions que le roi avait données à ses ambassadeurs, ceux-ci répétèrent à la diète que le comte de Gruyère n’était pas compris dans les capitulations, que en sa qualité de chevalier de l’Ordre du roi il était sujet de S. M., /419/ tout au moins justiciable du chapitre de l’Ordre, que si les Gruériens, séparant leur cause de celle du comte, touchant l’expédition du Piémont, présentaient leurs propres réclamations au roi, S. M. ne manquerait pas de les satisfaire selon le droit et l’équité.
Michel persistait à demander que sa cause fût portée devant le tribunal des Ligues. Si l’on ne pouvait acquiescer à ce vœu, il demandait que les Cantons voulussent bien joindre, à ses frais 1 , deux ambassadeurs à un gentilhomme qu’il enverrait en France pour mieux sonder les intentions du roi. Puis, il pria les Confédérés de ne pas lui savoir mauvais gré de la résolution qu’il prendrait peut-être de venger son outrage et le sang de ses sujets. Cette parole imprudente, poussée par le désespoir, lui attira la blâme des députés suisses. « S’il tenait au nom de Confédéré (lui dit-on), il devait se conduire en vrai confédéré, attendre le résultat des démarches que les Cantons faisaient dans son intérêt, et s’abstenir de paroles auxquelles personne ne prenait plaisir. »
Michel, dont le caractère n’était pas assoupli aux lenteurs de la diplomatie, Michel, indigné de l’inflexible rigueur du roi, du zèle languissant des Ligues, excité par le souvenir de l’antique illustration de sa race et par la position humiliante qui lui était faite, répondit avec l’accent d’un homme qui défend son existence menacée : « Je suis Confédéré, je veux l’être, pour faire valoir mes droits, non pour recevoir des ordres et des exhortations de la bouche de ceux qui devraient défendre énergiquement ma cause. Je suis prince, je ne suis le sujet de personne. » Puis, comme s’il eût été effrayé de cette sortie, reprenant un ton plus doux, il assura les Confédérés de son entier dévouement. /420/
Au bout de quelques jours, lorsque le calme fut rentré dans son cœur et que la colère eut fait place à la réflexion, Michel reparut en diète. Il exprima le regret d’avoir laissé échapper des paroles irréfléchies, dit que ses sentiments pour Messieurs des Ligues étaient toujours les mêmes, qu’il n’avait pas cessé de voir en eux des conseillers, des pères, pour qui il donnerait sa vie, et il les pria instamment de prendre en considération l’avis des juges assemblés à la journée de Payerne, qui proposaient la condamnation par contumace de sa partie adverse.
Les Confédérés lui promirent de ne pas l’abandonner dans sa détresse.
La Diète s’étant de nouveau assemblée, le 18 février 1549, à Baden, les ambassadeurs de Henri II déclarèrent que toute action en justice au sujet des prétentions du comte de Gruyère serait superflue, puisque le roi se prêterait à une amiable composition ; qu’aussitôt que le comte aurait fait reconnaître par la Diète la validité de ses prétentions, il n’aurait qu’à les présenter à S. M. ; quant à la pension qu’il répétait comme chevalier de l’Ordre de St-Michel, il appartenait à ses pairs d’en décider, conformément aux statuts de l’Ordre ; touchant la solde que réclamaient les sujets du comte qui avaient fait la campagne du Piémont, le roi était prêt à s’accorder avec eux. « Au reste, » ajoutèrent-ils avec ironie, « la Diète n’ignore pas la part que le comte a personnellement prise à l’expédition du Piémont. »
Les députés suisses répondirent aux ambassadeurs du roi que la Diète avait plus d’une fois reconnu la validité des réclamations du comte, que c’était ensuite de cette reconnaissance qu’elle avait prié S. M. de payer au comte ce qui lui était dû par la couronne de France ; que si des circonstances indépendantes de sa volonté avaient empêché le comte de /421/ mener ses soldats au delà des monts, il en avait confié le commandement à un brave capitaine qui n’avait failli ni au devoir ni à l’honneur. En conséquence la Diète invitait le roi à payer au comte ce qui lui était dû pour l’expédition du Piémont. Elle fut d’avis, en ce qui concernait sa pension de chevalier, qu’il devait se conformer aux statuts de l’Ordre, et, quant aux autres pensions dont il demandait le payement, qu’on ne pouvait lui donner d’autre conseil que celui de s’entendre là-dessus avec S. M. 1 .
Les circonstances de ce procès altérèrent la santé du comte Michel. Il devait avoir avec Messieurs de Fribourg une conférence au sujet de Charmey. Il lui fut impossible de s’occuper de quelque affaire sérieuse.
« Je vous promets, Messieurs, » leur écrivit-il, « que ne mest possible entendre pour le présent en ces dites affaires, pour avoir une maladie la plus fascheuse du monde, laquelle na point darrest, ains (mais) me tient en telle foiblesse que le moindre pensement parfond 2 ou entreprinse d’affaire (que) je fais je retombe en mes exces, et nay este quitte sil venoit mercredy six sepmaines 3 que deux jours sans men sentir. Je me crains fort que ne pouvant changer dair, comme vous pourra bien dire le medecin, et aussy pour tant de rompemens de teste pour les affaires que jay, il ne me faille trayner longuement, estant plus malade dennuy, aussi de me voir en incommodité sans pouvoir rien faire et donner ordre a tant daffaires que jay, et aussy dapprendre nouvelles de tant de parens et /422/ damys que jay, ains destre seul comme le plus estrange » (étranger) d’Auvergne 1 . »
Michel avait effectivement beaucoup d’embarras et d’ennuis. Il était mêlé à l’affaire de Monsieur de Rolle, irrité par « la rébellion » de ses sujets de la Haute-Gruyère, importuné par ses créanciers, débouté par le roi de France, assailli par la misère, de tous les ennemis le plus impitoyable. Faut-il s’étonner de son abattement ?
Rien dans ces moments de crise qui vint soulager son âme du faix qui la pressait, sinon l’inaltérable affection de son frère et la promesse que lui faisaient les Etats de Berne et de Fribourg de ne pas l’abandonner. Quinze jours après avoir montré un si grand découragement, Michel prie les seigneurs de Berne, « dont l’aide, après celle de Dieu, lui est la plus nécessaire, » particulièrement dans son différend avec le roi, de nommer un membre de leur Conseil, pour défendre ses droits avec un magistrat de Fribourg, en la présente journée de Soleure, où il ne peut se trouver à cause de sa maladie. Il y enverra Monsieur de Montrichier et « le maître Martine, » qui, avec le concours des conseillers de Berne et de Fribourg, plaideront sa cause, afin que justice lui soit faite de la part de sa royale majesté. Il supplie LL. EE. de le faire admettre, en qualité de ce qu’il leur a plu le déclarer et le reconnaître, dans l’alliance que les Ligues conclurent avec la France 2 .
Conformément au vœu du comte, Berne fit choix du banneret Antoine Tillier, et Fribourg de l’avoyer Pierre Ammann (autrement dit Gandion) pour assister les représentants du comte à la diète de Soleure./423/
Le Conseil de Berne fit plus. Il pria les onze autres cantons d’appuyer de tout leur pouvoir les réclamations du comte de Gruyère 1 .
Fribourg, on n’en saurait douter, joignit sa recommandation à celle de Berne.
La fatigue, l’ennui, le dégoût des affaires qui le tenaient constamment en haleine, engagèrent le comte Michel à confier l’administration de son petit empire à un Conseil d’Etat ou de régence, composé de vingt-quatre membres, choisis dans sa famille, parmi ses amis, ses serviteurs et ses sujets 2 . Ce Conseil devait être naturellement présidé par le comte et en son absence par son frère, Monsieur d’Aubonne. Les deux frères étaient compris dans le nombre des membres dont se composait le Conseil du comté de Gruyère. Ils remettaient entièrement l’administration de leurs affaires, comme seigneurs de Gruyère, aux hommes de ce Conseil, dont Monsieur de Montricher était « le premier 3 ».
Se croyant déchargé du fardeau des affaires, Michel s’en vint au pays de Gex occuper le château de La Bâtie, dans la seigneurie de ce nom, qu’il avait acquise de François Champion. Il pensait y faire des admodiations, « pour avoir de l’argent et pour payer des intérêts échus. »
Bientôt (le 5 août) le gouvernement de Fribourg informa /424/ le comte ou (en son absence) son Conseil, que le dernier arrêté de Baden contenait un article relatif à son différend avec le roi, que les députés des cantons signataires de l’alliance conclue avec S. M. se réuniraient le 1er septembre à Fribourg, pour de là se rendre à Paris, afin de présenter le dit traité au roi et de l’inviter à y faire apposer son sceau royal.
On a plus d’une fois raconté que, dans sa détresse financière, le comte Michel ayant assemblé ses sujets sur la place de la Chavonne, leur avait exposé, dans un discours pathétique, l’état de sa maison et leur avait offert, pour le prix de 80 000 écus ou couronnes, de les rendre libres comme l’étaient les hommes des cantons fondateurs de la Confédération ; que cette proposition avait été acceptée avec enthousiasme, mais que l’intervention des villes de Berne et de Fribourg en avait empêché l’effet, que tout avait été renversé par l’intrigue et la perfidie.
Ce récit n’est qu’un roman. Voici ce qui s’est passé.
Le comte de Gruyère, baron d’Oron et de Montsalvens, et François de Gruyère, son frère, baron d’Aubonne et seigneur de Bourjod, avisant au moyen d’améliorer l’état de leur maison et de payer diverses dettes, s’adressèrent à leurs sujets, dans l’espoir d’en obtenir du secours. Les paysans de Gessenay et de Château-d’Œx déclarèrent qu’ils ne voulaient ni cautionner le comte ni livrer l’argent qu’il leur avait demandé, mais s’en tenir au prononcé des seigneurs de Berne et de Fribourg, qui avaient pacifié leur querelle avec le comte 1 . Alors Michel et François invitèrent les nobles, /425/ bourgeois, paysans et habitants des trois bannières du bas de la Tine à se réunir le 24 septembre 1549 sur la place dite La Chavonnaz, en dehors de la porte de ce nom, laquelle est à l’extrémité opposée de la ville. Les sujets de la Basse-Gruyère ayant obéi à la convocation qui leur était faite et s’étant assemblés au dit lieu, le comte de Gruyère et le baron d’Aubonne les prièrent de se porter cautions pour eux de la somme de 24 000 écus qu’ils espéraient trouver dans les pays des Ligues, soit dans les cantons suisses. Avant de s’engager les Gruériens voulurent réfléchir et discuter dans leurs Conseils la proposition qui leur était faite.
Après délibération, les communes de deux bannières et une de la troisième, celle de Broc, furent d’avis qu’il fallait déférer au vœu du comte et de son frère, et députer au chef-lieu leurs syndics ou gouverneurs, ou d’autres hommes notables. En conséquence vinrent à Gruyère deux délégués de Lessoc, deux de Montbovon, quatre de Nérivue, un de Villars-sous-mont, un d’Eney, quatre d’Estavanens, deux de la « ville » et châtellenie de la Tour-de-Trème, deux de la « ville » et commune de Corbières, deux de Charmey, un de Vuadens, et un de Broc. Les habitants des autres localités de la bannière de Montsalvens refusaient de condescendre au désir de leur seigneur.
Les députés des communes qu’on vient de nommer se joignirent aux huit délégués de la ville et commune de Gruyère, parmi lesquels nous remarquons le châtelain George de Corbières, le banneret Claude Gachet et Hugue de Corpasteur. Réunis en assemblée générale dans la ville de Gruyère, le 19 janvier 1550, ils s’engagèrent pour leurs communes respectives à répondre des 24 000 écus qu’emprunterait le comte, et ils en firent la promesse en mains de /426/ Jean Castellaz, clerc-juré du comte de Gruyère, qui en rédigea l’acte 1 .
Cet officier, se conformant à la volonté de son maître, avait pris note des sujets du comte qui consentaient à le cautionner et de ceux qui refusaient, et il avait mis leurs noms sur un registre confié à sa garde, afin que Michel pût en temps et lieu tenir compte aux uns et aux autres de leur bonne ou de leur mauvaise volonté.
Envers les cautions s’obligèrent, à leur tour, le comte de Gruyère, le baron d’Aubonne, comme principaux débiteurs, et avec eux dom Pierre de Gruyère 2 , après que l’emprunt de 24 000 écus eut été négocié et que toutes les formalités usitées en pareil cas eurent été remplies. Ils promirent par un acte public à leurs cautions de les libérer, dans l’espace de six ans, de l’engagement qu’elles avaient contracté, et ils leur donnèrent des sûretés suffisantes. Le comte et son frère leur obligèrent les seigneuries de Gruyère, de Montsalvens, de Corbières, de la Tour-de-Trème, de Château-d’Œx, de Gessenay et de Rougemont, avec toutes leurs appartenances et dépendances ; de plus, les dîmes et autres revenus de la Part-Dieu et de la Val-Sainte, maisons religieuses fondées par leurs ancêtres, la première dans la seigneurie de Gruyère, la seconde dans le Val de Charmey, qui était compris dans la seigneurie de Corbières. Dom Pierre de Gruyère, du consentement des dits seigneurs, engagea les revenus de ses prieurés de Broc, de Rougemont et ceux de sa cure de Gruyère. Dans le cas où les débiteurs ne payeraient ni le capital qu’ils avaient emprunté ni les intérêts de ce capital, leurs cautions pourraient saisir les intérêts et les revenus qui leur servaient /427/ d’hypothèques, sous bénéfice d’inventaire, jusqu’à concurrence des sommes qui leur seraient dues. Les débiteurs engageaient en général tous leurs autres biens, Oron, Palésieux, Chardonne, Corsier, Bourjod, Aubonne, Rolle, Coppet et La Bâtie. Ils ne pouvaient avoir recours que pendant vingt-quatre heures seulement contre leurs officiers qui auraient mis les cautions en possession des biens qui servaient d’hypothèques à celles-ci. Le comte et son frère promirent, pour le cas où ils recevraient de l’argent du roi de France, de délier aussitôt les cautions de leurs engagements, et de leur rendre leurs sceaux et titres 1 .
Quatre mois s’étaient écoulés depuis la réunion de la Chavonne jusqu’à l’assemblée tenue à Gruyère. Dans cet intervalle, le comte Michel, invité par LL. EE. de Berne à lui rembourser 2700 écus qu’elles lui avaient prêtés quelque temps auparavant 1 , les priait de patienter encore un peu, espérant de pouvoir bientôt les satisfaire. Il attendait de la France la solde et les pensions dont il avait sollicité le payement. Il s’occupait à négocier un emprunt. On vient de voir à quelle condition il trouva de l’argent.
Cependant les réclamations du comte de Gruyère, bien qu’appuyées par les Confédérés, demeuraient sans résultat. Henri II avait fait dire par ses ambassadeurs à la diète de Soleure qu’il ne changerait rien à ses propositions. Michel /428/ pria donc les seigneurs de Berne de consentir à ce que les sieurs Jean Houg, ancien avoyer de Lucerne, et Nicolas Wirtz, landamman d’Unterwalden, ambassadeurs des Ligues, fissent une démarche auprès du roi pour obtenir de S. M. ce que le comte demandait avec une persistance qu’excusait la situation de ses affaires. Il voulait faire accompagner les deux magistrats par un de ses gentilshommes, qui serait chargé de transmettre sa demande au roi. Il exprimait en outre le vœu que si elle était repoussée, le roi fût cité par les Ligues à comparaître devant les juges à une journée qui se tiendrait à Payerne.
Michel adresse cette requête de Fribourg à LL. EE. de Berne, le 1er décembre 1549. Le 10 du même mois il est à Lausanne, et le 21 il écrit de Berne aux seigneurs de Fribourg qu’il a vu le compte de 2171 écus 10 sous d’intérêts échus qu’il leur doit, qu’il approuve ce compte arrêté par le maître Martine avec LL. EE., qu’il est encore plus content de leur patience, qu’il les prie de lui accorder pour l’acquittement de la dite somme le délai le plus long possible, enfin, que maître Martine, son châtelain de Corbières, ira les trouver de sa part pour convenir d’un terme.
Le 7 février suivant, les conseillers et députés des villes et pays des Ligues, assemblés à Baden, adressèrent aux sieurs Jean Houg, avoyer de Lucerne, et Nicolas Wirtz, landamman d’Unterwalden, leurs amis et confédérés, lettres patentes qui, les accréditant auprès de S. M. le roi de France, leur conféraient la mission de régler les affaires du comte de Gruyère et celles de Monsieur de Rolle, et les invitaient à n’épargner ni peine ni labeur pour terminer à l’amiable et d’une manière satisfaisante les différends de ces deux seigneurs. Si le roi refusait d’acquitter au comte de Gruyère ce qui lui était dû pour l’expédition du Piémont, les deux ambassadeurs /429/ susdits devaient, en vertu des traités et des alliances, l’appeler devant les juges à la journée qui se tiendrait le dimanche après Pâques, 13 avril, à Payerne 1 .
Le même jour, le comte Michel, témoin de la résolution que les Cantons venaient de prendre en sa faveur, remercia de Baden les magistrats de Berne de la bonté qu’ils avaient eue naguère de recommander par Monsieur de Montricher ses intérêts au seigneur Hans Rodolphe d’Erlach et au banneret Thorman, leurs ambassadeurs à la présente journée de Baden, lesquels l’avaient si bien assisté qu’il avait obtenu de Messieurs des Ligues l’objet de sa requête. Il ajouta qu’il se rendait à Bâle pour de là dépêcher à la cour les ambassadeurs nommés par la Diète.
Il va sans dire que le Conseil de Fribourg reçut du comte de semblables témoignages de reconnaissance.
Les deux villes, jalouses de concourir avec leurs confédérés à la pacification du différend dont nous parlons, avaient désigné comme ambassadeurs auprès du roi le banneret Tillier et l’avoyer Amman. Pendant que le comte Michel attendait à Bâle les deux ambassadeurs nommés par la Diète et qu’il espérait tout de leur mission, il apprit que le landamman Wirtz était retenu chez lui par la fièvre et que la présence de l’avoyer Houg à Lucerne était nécessitée par des affaires publiques, que d’ailleurs la peste faisant des ravages à Lucerne, ce magistrat ne voulait pas abandonner sa femme et ses enfants.
Le comte désirait que les deux ambassadeurs nommés par la Diète fussent remplacés par le banneret Tillier et l’avoyer Amman. Les Conseils des deux villes lui firent observer /430/ que suivant la teneur de l’alliance le roi ne pouvait être cité en justice que de l’avis de tous les Etats qui l’avaient conclue. Il eût fallu de nouvelles lettres de créance, et attendre la réunion de la prochaine diète. Michel, espérant obtenir de Messieurs des Ligues une « dépêche » conforme à ses vœux, avait prié les envoyés de Berne et de Fribourg de voyager à leur aise 1 , afin qu’il pût la leur faire parvenir avant leur arrivée à la cour. Il les avait retenus auprès de lui pour l’aider à « dresser ses lettres et mémoires destinés à la cour 2 . »
Parmi les pièces qu’il avait rédigées avec le secours d’autrui, était une interminable note de tout ce qu’il prétendait lui être dû pour 4000 hommes qu’il avait levés, pour 700 halecrets (cuirasses légères de fer battu), pour solde de ses troupes pendant quatre mois, pour son état de colonel, pour les campagnes qu’il avait faites en France, pour les pensions dues à son père et à lui, pour frais d’otages, journées, hérauts, messages, pour intérêts des sommes qu’il avait à réclamer depuis sept ans, etc., etc., le tout, déduction faite de quelques avances, se montant à la somme énorme de 150 000 écus d’or au soleil, soit de 337 500 L. tournois 3 .
D’après un travail de la Chambre des comptes, le Conseil /431/ du roi concluait à ce qu’il était dû au comte de Gruyère la somme de 17 855 L., à laquelle le roi consentait à ajouter l’intérêt de sept ans, soit 6249 L. 5 sous, bien que cet intérêt ne lui fût pas dû, le payement du capital n’ayant été retardé que par les « excessives et impertinentes demandes du dit seigneur comte. » S. M. ne réclamait rien du premier mois qui, sans ordonnance royale, avait été avancé au comte sur son état de colonel, dans l’espoir qu’il irait à la guerre. Bref, au lieu de plus d’un tiers de million que réclamait le comte, il n’avait droit, suivant le rapport du Conseil royal, qu’à la somme de 24 104 L., 5 sous. Le roi accordait au comte deux mois pour accepter ou refuser.
Telle fut la réponse donnée aux ambassadeurs de Berne et de Fribourg 1 .
On reprochait au comte de demander en arrérages de pensions plus qu’il ne lui était dû pour le tout.
Ce qu’on lui offrait ne suffisait pas, à coup sûr, à payer les frais de ce long procès.
Dans sa folle présomption, Michel se flattait que l’appui des Cantons lui ferait obtenir les fins de sa demande exorbitante. C’est sans doute dans cet espoir qu’il arrêta ses comptes avec Messieurs de Fribourg, et qu’au lieu de les payer, il les pria d’ajouter à sa dette, en complétant (on verra plus tard à quel usage) la somme de 5400 écus 2 .
Son réveil après un si beau rêve dut être affreux. Il voyait à ses pieds un gouffre béant. C’eût été s’y précipiter que d’accepter l’offre du roi. Il la refusa, parce que, dit-il à Messieurs de Berne et de Fribourg, qui lui en avaient donné /432/ communication, il n’y avait pas de quoi payer la moitié des soldats qu’il avait fournis et rien pour les grands sacrifices qu’il avait faits. Il pria LL. EE. de remercier de sa part les sieurs Tillier et Gandion (Amman) du zèle dont ils avaient fait preuve à son égard 1 .
Michel persiste dans sa demande : il poursuit par la voie de droit ce qu’il ne plait pas au roi de lui accorder « à la requête des très excellents seigneurs des Ligues et des seigneurs des deux villes. » D’abord il requiert M. de Liancourt, ambassadeur de France, d’informer le roi qu’il ne peut ni ne veut accepter la réponse qu’il a donnée aux envoyés de Berne et de Fribourg ; puis il s’adresse à Messieurs des Ligues, et il prie les Conseils des deux villes de leur écrire afin que les juges ordonnés à la journée qui se tiendra le 1er juin à Payerne, conformément à la résolution prise à la dernière assemblée de Baden, s’y trouvent au jour fixé, pour lui faire rendre justice. Berne et Fribourg estiment que le comte étant leur bourgeois on ne peut rejeter sa demande. Les deux villes acquiescent à ses désirs, dans l’espoir qu’elles seront enfin déchargées de cette affaire 2 .
La journée de Payerne ne fut marquée que par l’insuccès des démarches faites en faveur du comte. Michel, présent à cette journée, put se convaincre du zèle que les députés des deux villes déployèrent en sa faveur. Il en témoigna de Romont, où il s’était retiré chez son beau-frère de Villarsel, sa vive gratitude à LL. EE., et les supplia de persévérer dans leur bienveillance envers lui à la prochaine diète de Baden 3 . /433/
Dans ce temps où Michel, menacé d’un affreux désastre, courait çà et là poursuivi par l’inquiétude, cherchant un repos qui le fuyait, implorant la compassion et le secours d’autrui, il fut frappé comme d’un coup du ciel. Il était à Divonne, chez un autre parent, lorsqu’il apprit soudain la mort de son frère unique, François de Gruyère. Cet excellent frère, que Michel aimait comme la moitié de son âme, venait de mourir à Gruyère, le 2 juillet. Le pauvre Michel exhale sa douleur dans la lettre qu’il écrit à cette occasion aux seigneurs de Berne et de Fribourg.
« Messieurs, la présente sera pour advertir vous excellences comme apres tant dinfortunes et adversités que a pleu a Dieu menvoyer, tant de malladies que aultres, ores (maintenant) a esté son bon plesir de appeller à sa part mon frère monsieur dAulbonne, lequel trespassa hier au matin à IX heures à Gruyère, dont, Messieurs, je porte le regret et desplaisir tel que vous seigneuries le peuvent panser, pour auoyr perdu ma seconde personne et seluy qui tant ma rendu dobéissance et debuoyr de bon frère comme il a tousioùrs faict. Et pource, Messieurs, que estes mes prinsipaulx bons seignieurs, pères et amys, je me sens consollé et allégé de mon deuyl le vous ayant pleinct et dicelluy vous ayant adverty, vous suppliant, Messieurs, comme vrays pères, amys, seignieurs et protecteurs de ma maison de toutte ancieneté, vous pleise en tant daduersités que plaict à Dieu me donner, me tousiours consoler et ayder comme jusques icy vous a pleu feire 1 . » /434/
Les impressions du comte Michel étaient vives et passagères. Sujet aux vicissitudes les plus diverses, il soutint avec une résignation passive le coup qui venait de le frapper. Au reste, il trouvait dans la multitude et la variété des affaires qui le préoccupaient et dans l’héritage de plusieurs seigneuries des remèdes à sa douleur.
Cependant la diète de Baden avait donné suite à la nouvelle demande du comte de Gruyère. Le roi de France, répondant à la lettre des Cantons 1 , qui l’invitait à lui payer tant pour la campagne du Piémont que pour d’autres affaires et pour frais et dommages la somme de 60 000 écus (?), leur dit qu’il était étonné de ce que, malgré les observations que leur avait faites M. de Liancourt, son ambassadeur, savoir que le comte et son pays n’étaient pas compris dans les limites de la Confédération, ils le considéraient néanmoins, lui Henri II, comme tenu de répondre, par devant les juges députés à Payerne, aux actions intentées contre lui par le dit comte. Le roi prétendait faire exclure le comte de Gruyère de la journée de marche, et il fondait son refus de se faire représenter et défendre devant les juges sur le traité de paix perpétuelle, conclu entre les Suisses et le roi de France, traité qui, disait-il, ne concernait en rien le comte de Gruyère, celui-ci n’étant point partie contractante 2 . Bien que, par un article de ce traité, ceux qui avaient été reçus en bourgeoisie ou alliance depuis un temps déterminé par le dit article, dussent être au bénéfice des capitulations et de la Paix (perpétuelle), cependant cet article était restreint aux sujets des Ligues, d’origine et de langue germaniques. /435/ Si le comte de Gruyère soutient que son comté et ses hommes sont sujets des Ligues, après qu’il en aura fait l’aveu en pleine diète, le roi lui fera démontrer qu’il ne lui est pas dû la cinquième partie de ce qu’il demande. Si l’on objectait qu’une partie des sujets du comte sont de langue germanique, il faudrait les séparer des autres pour qu’ils pussent jouir du traité. Le débat, ajoutait le roi, se réduisait à une question d’interprétation du traité conclu avec les Ligues. Il proposait la nomination de deux ou trois bons personnages de chacune des parties contractantes, qui se réuniraient en tel lieu qui serait désigné pour vider ce différend 1 . »
Le roi de France, on vient de le voir, contestait au comte de Gruyère la qualité de Suisse. La réclamation de Michel ne se fit pas attendre. En remerciant, de Payerne, l’avoyer Stouder et le Conseil de Fribourg de la faveur qu’ils lui avaient faite en lui donnant pour aide et conseiller l’ancien avoyer Gandion (Amman), il les pria d’ordonner à leur secrétaire de chercher parmi les arrêtés de la diète 2 celui par lequel Messieurs des Ligues l’avaient déclaré vrai et ancien Suisse, à Baden, deux ans passés, et de l'envoyer aussitôt au sieur Gandion, afin qu’il pût le comparer avec le sien et le présenter aux juges à la journée de Payerne 3 .
Le lendemain il pria Messieurs de Berne de lui envoyer le banneret Tillier pour l’assister.
Le 7 août (1550), le comte ayant demandé, à la journée de Payerne, sentence contre le roi, les ambassadeurs de /436/ S. M. s’y opposèrent, disant que le comte n’étant pas compris dans la Paix perpétuelle, ne pouvait invoquer en sa faveur les avantages stipulés par le contrat. Les quatre juges étant partagés sur ce point, le comte demanda un surarbitre. Le procureur royal s’y opposa. Les juges s’accordèrent à dire qu’ils étaient incompétents pour juger la question de savoir si le comte avait le droit d’exiger un surarbitre 1 .
Le 18 août, malgré les intrigues des agents du roi, il fut reconnu à Baden, par les Confédérés, que le comté de Gruyère étant compris dans la Paix perpétuelle, que les comtes de Gruyère, en leur qualité de combourgeois de Berne et de Fribourg, ayant combattu avec les Confédérés, le comte actuellement régnant devait être considéré comme membre de la Confédération, que, par conséquent, l’opposition du procureur royal n’était pas fondée, que les quatre juges devaient être requis de nommer un surarbitre, afin que celui-ci pût départager les autres et prononcer une sentence finale. Si contrairement à cette décision le procureur du roi ou les (deux) juges royaux persistaient dans leur opinion, les deux juges fédéraux, à la demande du comte, passeraient outre, examineraient la question qui faisait l’objet principal du débat, et prononceraient enfin suivant la teneur des traités 2 .
Le droit et la justice, défendus avec une énergique persévérance par les Confédérés, finirent par triompher des manœuvres employées pour ajouter aux disgrâces du comte de Gruyère.
A la vérité il dut beaucoup rabattre de ses prétentions, /437/ mais il eut enfin la satisfaction de pouvoir annoncer à LL. EE. de Berne et de Fribourg la pacification du différend qui s’était élevé entre lui et le roi relativement à l’expédition du Piémont 1 , de telle sorte que le roi devait lui faire délivrer la somme de 40 000 francs, dont 25 000 à la prochaine fête de la Toussaint et 15 000 à Noël.
Les demandes de Michel, touchant ses pensions d’enfant d’honneur, de panetier, de chevalier, les arrérages des pensions dues à feu son père, ces demandes et d’autres, n’étant point comprises dans les traités d’alliance, étaient « remises à la bonne grâce du roi. » Michel suppliait LL. EE. d’interposer leurs bons offices en sa faveur, de le recommander à la bienveillance de S. M., et quant à ce qu’il devait à LL. EE. ou à leurs sujets, de vouloir bien attendre qu’il eût reçu les fonds qu’il attendait de la cour de France. Le sentiment de sa gratitude envers les seigneurs ses combourgeois éclate dans cette lettre. Michel goûtait alors un moment de bonheur 2 .
Une conférence devait avoir lieu entre le comte et les seigneurs de Berne, le 22 septembre. Elle devait avoir pour objet les affaires du comte. Michel, invité à ne pas faire défaut, répondit qu’il ne manquerait pas au rendez-vous, si toutefois il avait la certitude que les membres du Conseil ne seraient pas absents « pour vendanges ou autres négoces, » car il se souvenait d’avoir été quelquefois à Berne inutilement, que Messieurs du Conseil n’étant pas en nombre pour /438/ délibérer l’avaient renvoyé à une autre fois, ce qui lui viendrait mal à propos, vu qu’il avait plusieurs affaires à démêler en beaucoup d’autres lieux 1 .
Michel devait se trouver à Berne le dimanche au soir, 21 septembre, pour conférer le lendemain avec LL. EE. Il ne s’y rendit pas. Quelque mauvaise nouvelle l’avait jeté dans une de ces crises violentes auxquelles il était sujet. Les nobles et bourgeois de la ville et du pays de Gruyère écrivirent à LL. EE. qu’étant prévenus du péril auquel la peste exposerait leur seigneur, qui était tout seul de sa maison, ils craindraient grandement de le perdre, vu qu’il sortait d’une grave maladie et qu’il était encore si débile qu’il courait plus de danger qu’un autre. Ils priaient LL. EE. d’indiquer un autre lieu plus propre à une conférence, ajoutant que le comte se trouverait dimanche soir à Morat pour entendre leur bon plaisir 2 .
Cependant Michel se rendit à Berne, et en repartit assez bien ; mais en route un nouvel accès le força de s’arrêter au pont de la Singine, dans la maison des seigneurs de Fribourg, à côté du cabaret. Il se mit au lit, mais il ne put dormir ; une troupe de paysans bernois ayant bu jusqu’à minuit, firent un tel vacarme qu’on les eût dits gagés pour fâcher le comte et rendre ses douleurs plus aiguës, « hurlant et errant comme des bêtes toute la nuit. » Et bien que l’hôtesse et les serviteurs du comte les priassent de se retirer en paix et de lui laisser prendre un peu de repos, ils ne voulaient point cesser, mais recommençaient de plus belle. Il ne passerait plus en ce lieu, écrivait le comte, sans /439/ être accompagné d’une bonne escorte qui les empêcherait de renouveler leur tapage, s’il n’était persuadé que LL. EE. de Berne, qui pourraient obtenir de l’hôtesse des renseignements sur cette affaire et apprendre les noms des auteurs, les châtieraient « comme le méritaient ces ivrognes vivant plus brutalement que chiens 1 . » Le comte Michel ne pesait pas ses expressions quand il était de mauvaise humeur.
La patience des combourgeois de Michel était inépuisable. LL. EE. de Berne ayant reçu sa plainte demandèrent des renseignements. Un de leurs officiers, à Laupen, confirma ce que le comte avait dit de l’inutilité de ses prières, de celles de l’hôtesse et des domestiques, et il indiqua les noms des tapageurs, au nombre de six 2 .
Michel, menacé par les baillis bernois de la saisie des fiefs mouvants de Berne, dont il ne payait pas les droits qui étaient dus à LL. EE., éprouvait de nouveaux accès. Il leur écrivit que depuis son dernier départ de leur ville, il était accablé de tourments et de douleurs si fortes qu’il lui était impossible de dire ce qu’il souffrait nuit et jour ; son mal, loin de diminuer, ne faisait qu’empirer.
« Estant icy au lict en grand langueur soubs la main de Dieu, » disait-il, « je (vous) trouve grandement esloigné de laffection paternelle que par cy devant mavez tant de foys declaire (déclaré) avoir à mon endroict, ce que maintenant me voys solliciter pour les affaires, auxquels je sens nestre le plaisir de mon Dieu me donner seulement le loysir de /440/ panser retirant toutes mes pensées au souvenir des choses qui concernent lestat de lame bienheureuse. Oultre (d’ailleurs) voz excellences scavent asses (que) je ne suys du ranc (rang) de ceulx auxquelz on dobge (doive) ainsi promptement confisquer les biens, et que à laffligé ne fault donner nouvelle affliction 1 . »
Ce reproche amer, que l’état physique et moral du comte Michel fait excuser, Berne, à coup sûr, ne le méritait pas. Il était d’une prudente politique et d’une sage administration d’exiger du comte de Gruyère, aussi bien que d’autres seigneurs vassaux de Berne, l’acquittement des droits dus par les fiefs qu’ils possédaient dans le Pays de Vaud. Mais Michel avait des prétentions excessives. Il ne voulait ni rendre foi et hommage au seigneur suzerain, ni payer les droits qui lui étaient dus. Il se croyait partout prince souverain et seigneur indépendant. Berne, loin d’agir avec dureté, a usé de patience et de générosité à son égard. Berne, loin de précipiter la ruine de Michel, l’a reculée jusqu’aux dernières limites du possible. On peut en dire autant de la Diète.
Outre les 40 000 francs que le comte Michel devait recevoir du roi de France, il réclamait, comme on l’a dit, plusieurs autres sommes. Dans cette circonstance difficile, les deux villes et Messieurs des Ligues n’abandonnèrent pas le comte de Gruyère à ses propres forces. Les unes et les autres interposèrent leurs bons offices pour lui être utile. Les députés de la Diète lui accordèrent des lettres et nommèrent une ambassade auprès du roi, qu’il appelait son « bon seigneur et maître, » pour qu’il pût parvenir à une solution /441/ finale de son différend. En communiquant ce fait aux seigneurs de Berne, il les pria d’adjoindre à la députation des Ligues Monsieur le banneret Tillier, qui avait une parfaite connaissance de ses affaires 1 .
Il est probable qu’il demanda pareillement à Messieurs de Fribourg l’envoi de l’avoyer Amman.
A quelque temps de là, les bannières de Gruyère, de Corbières et la commune de Broc, qui s’étaient unies pour faciliter au comte Michel la négociation d’un emprunt considérable, lui donnèrent une nouvelle preuve de leur attachement. Les héritiers Lombach, de Berne, répétaient 2700 écus que leur devait la maison de Gruyère 2 , et ils désiraient que le sceau de Berne fût apposé à leur créance. Le comte en fit la demande à LL. EE. Les bannières et la commune nommées ci-dessus s’associèrent à cette requête, en offrant de se porter cautions de la dite somme 3 .
Michel attendait la réponse que Henri II avait faite à Messieurs des Ligues. Elle lui fut communiquée 4 . Rien ne nous apprend qu’elle lui ait été favorable. Cet interminable débat entre le comte de Gruyère et le roi de France devait occuper la prochaine assemblée de Baden. L’infructueuse démarche de Michel altéra davantage sa santé. Déjà sur la fin du mois de décembre il se plaignait de « la longueur de sa maladie. »
Au mois d’avril suivant, il était « tellement refrappé » de maladie qu’il dut se faire saigner en grande hâte et /442/ continuer certaines médecines pour essayer si par ce moyen il plairait au Créateur de lui rendre la santé 1 . »
Bientôt, laissant ses affaires à ses « gouverneurs, » Messieurs de Villarsel et de Montrichier, il se rendit à Divonne, où vint le voir un autre prince errant, avec lequel il eut une aventure que nous raconterons plus tard.
Dans le temps où le comte Michel intentait une action contre le roi de France, parut une déclaration adressée particulièrement aux habitants de Gessenay, de Château-d’Œx et de Rossinière, portant que le comte de Gruyère étant, par la grâce et la volonté de Dieu, prince, seigneur et souverain sur eux et sur tout son pays et comté, ayant lettres et actes de souveraineté comme les autres princes et seigneurs, il pouvait en cette qualité défendre à ses sujets de faire à son insu alliance avec prince quelconque, d’accepter pension, de s’engager pour le service étranger, d’envoyer des messagers à Soleure (résidence de l’ambassade française) pour passer un contrat sans son bon plaisir, le tout sous peine de confiscation de corps et de biens.
On devine aisément que cet acte devait son origine au différend qui divisait le comte de Gruyère et le roi de France. Michel en voulait aux paysans de la Haute-Gruyère d’avoir envoyé à Soleure un messager pour apprendre s’ils recevraient quelque « argent de paix » ou pension, comme avaient eu leurs pères. On se rappelle que Henri II, séparant la demande des Gruériens de celles du comte, inclinait à s’arranger avec eux au sujet de la solde et de la pension qu’ils réclamaient. Les paysans de la Haute-Gruyère, plus indépendants du comte que ne l’étaient ceux de la Gruyère /443/ romane, au-dessous de la Tine, voulaient profiter de la disposition du roi, afin d’obtenir l’argent qu’ils croyaient leur être dû. C’est pourquoi il s’éleva entre eux et leur seigneur Un conflit qui agita tout le pays.
Les habitants de la Gruyère allemanique, dès longtemps en possession d’une liberté presque illimitée, l’avaient jusqu’ici maintenue avec énergie sans jamais trahir la foi jurée à leurs souverains. Ils protestaient de leur obéissance au comte Michel en tout ce qui était juste et raisonnable, mais ils ne voulaient point subir le joug d’un maître, qu’ils appelaient avec raison un seigneur volontaire, capricieux et despote.
Il y a deux sortes de despotes, les hommes supérieurs et les hommes faibles. Les premiers, forts par la vigueur de leur génie et par leur mérite, sont volontiers doux, bienveillants, généreux ; les seconds, la pire espèce de despotes, sont impérieux en raison de leur impuissance. Leur vanité les égare. Michel appartenait à cette classe 1 . Il déployait dans la Gruyère l’orgueil d’un dominateur et l’intolérance politique dont le roi François Ier avait donné l’exemple. Paré du titre de prince, qu’il fit graver sur ses monnaies, il attachait à ce titre l’idée d’une autorité jusqu’alors inconnue dans les vallées de la Sarine. Les folles entreprises de Michel, ses prétentions ridicules, sa fortune délabrée comme sa réputation, ses courses vagabondes, sa conduite insensée, qui compromettait l’avenir de ses sujets, tout cela devait singulièrement refroidir les sentiments d’affection que les Gruériens avaient jusqu’alors voués à sa race. Les paysans de la Haute-Gruyère trouvaient étrange que le comte Michel leur fît, sous peine de la vie, ou « de ce que sa /444/ souveraine autorité et principauté pouvait prétendre, » les défenses contenues dans sa déclaration, qu’il osât vouloir qu’ils fussent français s’il était français, espagnols s’il était espagnol, tandis qu’ils ne pouvaient être que du parti des Confédérés. Ils trouvaient encore étrange que leur seigneur-comte les traduisît en justice devant les trois bannières de la Basse-Gruyère, et qu’il citât leurs délégués à comparaître en leur nom, jeudi le 16 mai, devant elles et devant son châtelain de Gruyère pour répondre de leur conduite. Combourgeois de Berne, les hommes de Gessenay, de Château-d’Œx et de Rossinière exposèrent ces choses à LL. EE. et déclarèrent qu’ils ne répondraient pas à la citation qui leur était faite, « non pas, disaient-ils, que nous méprisions les ordres de Monseigneur, mais parce qu’une pareille déférence de notre part serait chose inouïe. Si Monseigneur le comte nous intente une action judiciaire, nous nous présenterons devant nos combourgeois de Berne, ou devant le tribunal des Confédérés 1 . »
Michel avait porté sa plainte devant les trois bannières et demandé passement (sentence) contre ceux qu’il traitait de « sujets rebelles, désobéissants, faux et méchants. »
Aussitôt après la réception d’une première plainte venue de Château-d’Œx, le Conseil de Berne avait annoncé au comte de Gruyère l’envoi d’un de ses membres au sujet de la querelle qui s’était élevée entre lui et les habitants de cette commune 2 . Le comte avait répondu à LL. EE., par le retour de leur messager, que bien qu’il eût l’intention d’aller au delà du Jorat, et de partir le lendemain pour Oron, /445/ le médecin lui ayant conseillé de changer d’air pour se débarrasser de la fièvre 1 qui ne voulait pas l’abandonner, cependant il attendrait leur ambassadeur et le recevrait de son mieux. « Pour l’honneur de voz excellences, » ajoutait-il, « suys bien contant superséder (surseoir) à la rigueur du démérite de mes subjects dOyes, pour lesquels mavez prié, jusques après avoir entendu vostre bon vouloir et intention par le dit seigneur vostre ambassadeur. Et mest plaisir très grand que vos seigneuries entendent la rébellion des dits mes subjects et désobéissance, de laquelle par voye de justice suys en bonne délibération à l’aide de Dieu et la vostre les bien chastier et pugnir 2 . »
Deux jours auparavant (le 10 mai), Michel avait supplié LL. EE. de le faire admettre, à Soleure, dans l’alliance des Confédérés avec le roi, et de lui faire obtenir ce qui lui était dû par S. M. Il était naturel qu’il eût quelque égard pour le désir des seigneurs de Berne.
Ceux-ci lui envoyèrent le conseiller et banneret Antoine Tillier, pour qui Michel avait de la considération. Toutefois ce magistrat ne réussit pas à vaincre l’opiniâtreté du comte.
Michel voulait sévir. La résistance des paysans de la Haute-Gruyère irritait son orgueil. — Il écrit le 18 mai aux seigneurs de Berne qu’il a reçu leurs deux lettres des 16 et 17, concernant ses « gens de bien » du haut de la Tine, tant ceux de Gessenay que ceux de Château-d’Œx. Selon lui ils ne méritent pas la peine que LL. EE. prennent pour eux, vu qu’ils prétendent que sa querelle avec eux provient du différend qui existe entre lui et le roi, assertion qui est fausse, comme LL. EE. pourront s’en convaincre par les /446/ trois bannières d’en bas. — On sent que la vérité blesse l’amour-propre de Michel. — Il refuse le sauf-conduit que LL. EE. lui ont demandé pour ces paysans qui, au lieu de comparaître à Gruyère, désirent se présenter en justice à Berne. S’il consentait à ce que prince ou seigneur au monde se mêlât de cette affaire, il donnerait la préférence aux seigneurs de Berne. Il prie LL. EE. de ne pas faire à ces méchantes gens l’honneur de lui écrire davantage à leur sujet. Il ne veut point interrompre par un compromis le cours de la justice. Il communique à LL. EE. deux lettres des paysans du haut de la Tine, et les prie de lui renvoyer ces pièces après les avoir lues, afin qu’il puisse les faire mettre au pilon 1 .
Les bannières de la Basse-Gruyère ayant été intéressées au débat du comte avec les habitants de la Haute-Gruyère, leurs combourgeois de Fribourg durent aussi intervenir dans la querelle. Les Conseils des deux villes envoyèrent des ambassadeurs à Gruyère, savoir Jean François Nægueli, avoyer, et Antoine Tillier, banneret de Berne ; Claude de Montagny (Montenach), banneret, et Jost Fritag, tous deux conseillers de Fribourg. Ces quatre magistrats décidèrent le 25 mai /447/ 1549, au château de Gruyère, 1° que le comte suspendrait l’exécution du passement 1 obtenu par le comte Michel contre les gens de Gessenay, de Château-d’Œx et de Rossinière, afin que l’on pût tenir, à telle date qui lui plairait, une journée amiable pour vider la querelle ; 2° que les dites communes délivreraient au comte, pour examen, une copie de leurs franchises.
Pendant la suspension de toute poursuite ultérieure, Michel demanda des gens d’armes à la commune de Gessenay. Elle lui répondit, qu’après délibération sur l’objet de sa demande, elle avait décidé de lui refuser des gens de guerre, laissant à chacun la faculté de le suivre, à condition toutefois que son Excellence donnerait à la dite commune lettre scellée portant déclaration qu’il ne mènerait aucun homme du Gessenay contre Messieurs de Berne, ni contre Messieurs des Ligues, et que si des volontaires de ce pays répondaient à son appel, ce serait sans préjudice de ses franchises et libertés 2 .
Le 24 juin se tint une journée amiable, en présence des seigneurs d’Aubonne, de Villarsel, de La Bâtie, de Montrichier et d’autres témoins. Les délégués de Berne et de Fribourg 3 décidèrent ce qui suit : Les habitants des communes de Gessenay, de Château-d’Œx et de Rossinière doivent obéir aux ordres de leur seigneur comte, bien entendu, comme il l’a dit lui-même, qu’il ne leur commandera rien qui ne soit raisonnable. Si dans la suite il s’élève quelque différend entre le comte et ses sujets et que le comte se plaigne d’offense /448/ ou de rébellion, il prendra des cinq bannières douze hommes de bien, dignes de foi, et non suspects en l’affaire qui se traitera, lesquels, avec l’officier et châtelain du comte, en la ville de Gruyère, connaîtront de la plainte et prononceront à la majorité des suffrages. Le comte s’en tiendra au jugement porté par le plus grand nombre, sauf le cas où il aurait reconnu quelque pratique ou corruption : dans ce cas, il aura puissance d’exiger nouvel examen de l’affaire par douze autres hommes élus dans les cinq bannières. »
Rien de plus équitable que cette décision. Elle donnait aux deux parties des garanties satisfaisantes ; elle coupait court à l’arbitraire ; en prescrivant l’usage d’un jury, elle maintenait une institution dès longtemps connue dans la Gruyère ; enfin, elle consacrait le droit des Gruériens d’être jugés par leurs pairs.
Le comte Michel alla dans les communes de Gessenay, de Château-d’Œx et de Rossinière. Il voulait bien annuler le passement et oublier leurs offenses si elles consentaient à le cautionner de 25 000 écus 1 et à lui offrir en don gratuit deux écus par feu, somme qu’il réduisit à un écu. Nous avons déjà dit qu’il essuya un refus des communes de Gessenay et de Château-d’Œx 2 .
La commune de Rougemont consentit l’année suivante à le cautionner de 1500 écus qu’il avait obtenus de Hans Koun, membre du Conseil d’Uri 3 .
La décision des représentants de Berne et de Fribourg /449/ ne ramena pas la paix dans la Haute-Gruyère, parce que le comte y mit obstacle. Dans l’été de 1550, Michel, outre-passant son autorité au mépris des libertés du peuple, fit arrêter un habitant de Château-d’Œx, qui, bien que coupable de quelque délit, ne pouvait être appréhendé et mis en prison par la seule volonté du comte 1 . La commune de Gessenay s’assembla, délibéra sur cette affaire, et fit relâcher le prisonnier 2 . Cette arrestation n’était pas la seule que Michel eût ordonnée. Déjà en 1548 il avait fait saisir, au val de Charmey, un homme, « qui se jetait à terre et demandait franchise ! » Alors des paysans accourus à ce bruit, criaient au lieutenant : « Ne nous rompez pas nos franchises ! » et voulant délivrer le prisonnier, l’un brandissait sa hallebarde, l’autre prenait un « chevanton de bois au feu 3 , » pour enfoncer la porte ; un troisième dégainait en s’écriant : « Par la chière (chair), il faut faire beau jeu ! » La troupe des mécontents grossissait ; quelques-uns étaient déguisés et armés de gourdins. Bref, ils parvinrent à faire élargir le captif. De pareilles scènes se renouvelaient souvent.
Michel, irrité de la hardiesse des gens de Gessenay, adressa aux Confédérés une longue complainte, dans laquelle il énumérait les délits de ses sujets du haut de la Tine. « Ils haussaient ou baissaient la monnaie de leur propre autorité ; ils refusaient d’acquitter au comte les droits et les deniers seigneuriaux, de répondre à ses citations, de se soumettre à la justice consistoriale ou spirituelle ; ils délivraient les prisonniers, révoquaient les sentences rendues en la chambre /450/ de leur prince 1 , battaient ses officiers, tenaient des assemblées, empêchaient la punition des méchants, et faisaient soupçonner qu’ils avaient l’oreille de quelqu’un et des intelligences contre leur naturel seigneur 2 . »
Nous ne nous arrêterons pas sur la gravité des crimes imputés par Michel à ses sujets, qui ne voulaient pas se ployer à ses caprices. On remarquera facilement l’insinuation perfide que contient la fin de la plainte. On verra plus tard qui conspirait de Berne ou de Michel.
Les communes de Gessenay, de Château-d’Œx et de Rossinière firent au comte leur seigneur de respectueuses remontrances, accompagnées de vœux pour la guérison de son corps malade, de protestations de fidélité en tout ce qui était légitime, excusant ce qu’il appelait désobéissance et rébellion, défendant leurs libertés, opposant à ses actes arbitraires la justice et le droit, et repoussant avec la fermeté qu’inspire une bonne conscience certains usages féodaux qu’il prétendait ressusciter 3 .
Les seigneurs de Berne travaillaient au rétablissement de la paix troublée par la discorde du comte et de ses sujets. Michel, dans une lettre du 9 avril (1551), déclina leur intervention dans sa querelle, il leur dit que leur devoir était non de favoriser des rebelles mais de l’aider à les punir. Il réfuta certains bruits qui l’accusaient d’employer contre ses sujets des mesures violentes. Huit jours après avoir reçu la justification du comte, Messieurs de Berne apprirent qu’il avait non-seulement fait arrêter des gens de la Haute-Gruyère, mais /451/ qu’il les avait fait juger, après avoir confisqué leurs biens ; qu’il voulait sévir contre d’autres ; qu’il appelait aux armes les bannières au-dessous de la Tine, et leur ordonnait de se tenir prêtes à marcher au premier signal.
La commune de Grandvillars et d’autres qui avaient refusé de cautionner le comte partageaient, avec la Haute-Gruyère, le ressentiment de ce tyran.
Déjà plusieurs Gruériens avaient quitté leur patrie, préférant l’exil à la servitude.
Le Conseil de Berne, informé de ces choses, dépêcha promptement un de ses membres auprès du comte, pour l’arrêter dans la voie périlleuse où il s’était si témérairement engagé. Il exhorta les communes de la Haute-Gruyère à ne pas compromettre leur cause par quelque action irréfléchie, et à persister plutôt avec calme dans la voie du droit 1 .
Berne n’ayant reçu du comte qu’une réponse fière et arrogante 2 , s’entendit avec Fribourg sur les mesures à prendre pour épargner à la Gruyère les horreur d’une guerre civile et y faire cesser l’arbitraire, cause des désordres qui affligeaient ce pays. Berne exhorta de nouveau les habitants de Gessenay et de Château-d’Œx à s’observer, à user de prudence, et à ne pas envoyer de messagers au comte 3 .
Peu de jours après 4 , les deux villes adressèrent au comte de Gruyère une lettre collective. Elles énumérèrent ses torts, lui rappelèrent ce qu’elles avaient fait pour lui et pour ses sujets, la bonne intelligence qui avait régné entre elles et feu son père. Elles lui recommandèrent l’indulgence, la douceur, /452/ la bienveillance envers des sujets que trop de rigueur avait poussés à lui résister. Si dans la suite il avait des plaintes à formuler contre eux, ses combourgeois des deux villes s’emploieraient à pacifier le différend par des voies légales, mais ils s’opposeraient à tout ce qui serait contraire au droit et à l’équité. Les deux villes invitèrent le comte à céder à leurs instances et à vouloir bien leur donner une réponse qui leur ferait connaître ses intentions 1 .
La réponse du comte, arrivée le 9 mai à Berne, fut communiquée le 11 à Fribourg. Elle était évasive. Michel, en cette occurrence comme en mainte autre occasion, cherchait à gagner du temps. La science diplomatique de cet homme consistait à éluder les difficultés au lieu de les résoudre, à se soustraire aux obligations qui le gênaient, à dissimuler la cause des lenteurs qu’il apportait à l’examen des affaires dont il craignait le dénouement. Il n’y avait en cela ni adresse ni habileté, c’était tout simplement un manque de franchise et de probité.
Le 12 mai le Conseil de Fribourg écrivit à celui de Berne que Messieurs de Villarsel et de Montrichier, lieutenants du comte de Gruyère, étaient venus demander que les deux villes voulussent bien faire translater en langue française leur lettre collective du 30 avril, afin qu’il pût délibérer sur son contenu. Le dit Conseil envoyait les ambassadeurs du comte aux seigneurs de Berne en priant ceux-ci de faire traduire la lettre dont nous parlons.
Le 15 mai, les députés de Michel étant arrivés à Berne exposèrent le motif de leur visite. On leur répondit que le comte et surtout son beau-frère (de Villarsel) entendaient /453/ assez bien l’allemand pour comprendre la lettre dont ils demandaient la traduction. Le Conseil de Berne, qui, comme on le voit, n’était pas dupe du subterfuge de Michel, dit à ses ambassadeurs qu’il demandait une prompte réponse et la suppression de toute mesure de rigueur contre les combourgeois de Berne : s’il n’était pas fait droit à cette demande, l’Etat de Berne se verrait obligé de les défendre contre l’arbitraire et de forcer le comte à les laisser en repos 1 .
Le 20 mai on apprit à Berne que les officiers du comte défendaient aux hommes de la Haute-Gruyère de se réunir, suivant l’antique usage, avec les hommes du Haut-Simmenthal pour tenir leurs assemblées communes dans la forêt de Gessenay 2 .
Le comte fut invité à révoquer au plus tôt cette défense et, de plus, à payer une dette de 1000 florins 3 et 100 florins d’intérêts arriérés, faute de quoi Berne agirait selon les circonstances.
Cette menace suffit pour faire prendre au comte un ton plus convenable. Il était depuis environ un mois à Divonne. Il supplia LL. EE. de remettre au 15 du mois de juin, avec d’autres affaires, l’examen de la question qui faisait l’objet de la plainte des gens du Simmenthal et d’avoir également patience jusqu’au dit jour quant à l’argent dont LL. EE. demandaient le payement 4 .
Michel avait enfin daigné répondre, parce qu’il était sur une mine dont il craignait l’explosion. Le même jour (25 mai), /454/ le Conseil de Fribourg, impatienté par le silence du comte, proposait à celui de Berne une conférence où les deux villes s’accorderaient sur le moyen de faire restituer à leurs combourgeois ce que le comte leur avait pris et de mettre un terme à l’état de misère auquel il les exposait.
Fribourg voulait accélérer le dénouement du drame qui tendait à sa fin, tandis que Berne, mieux avisée, ne tenait pas à précipiter une catastrophe qui était inévitable.
Berne accorda (le 3 juin) au comte l’objet de sa requête, à condition que ceux de ses sujets qui avaient quitté leur pays pourraient y rentrer, s’occuper librement de leurs affaires et attendre, sans être inquiétés, l’issue du débat. Michel répondit 1 en termes vagues, et demanda prolongation du délai qui lui était accordé. On résolut de prendre patience. Enfin, le 3 juillet, Michel parut à Berne. Il assura de son dévouement LL. EE. de Berne et de Fribourg, qu’il nommait ses bienfaiteurs, et il promit de se conformer à leurs désirs en ce qui concernait ses sujets de la Haute-Gruyère, mais il lui fallait du répit afin qu’il pût donner à sa santé les soins qu’elle réclamait. LL. EE. estimèrent qu’on ne pouvait pas lui refuser la faveur qu’il sollicitait. Le lendemain, 4 juillet, Berne annonça aux communes de Gessenay, de Château-d’Œx et de Rossinière, qu’enfin le comte avait cédé et qu’une journée avait été fixée pour la pacification de leur différend 2 .
Michel avait consenti à une amiable composition, qui eut lieu en effet et qui fut, comme on le pense bien, à l’avantage de la partie lésée. Michel avait cédé à l’impérieuse loi de la nécessité, résolu à tenir ou à violer ses promesses suivant les circonstances. Il s’occupait alors de l’exécution d’un projet /455/ dont la réussite devait sinon relever sa fortune délabrée, du moins prolonger son existence politique et lui donner plus de considération. Il s’agissait pour lui d’exercer une des principales prérogatives de la souveraineté, le droit de battre monnaie. Il le fit, mais Berne et Fribourg vinrent à la traverse et défendirent, en 1552, le cours de la nouvelle monnaie. Le comte se brouilla avec les deux villes. Bientôt Berne apprit des communes de Gessenay, de Château-d’Œx et de Rossinière qu’elles étaient en butte à de nouvelles vexations, que le comte, loin de se conformer à la sentence qui avait été prononcée, refusait de livrer le passement et de l’annuler 1 . Il hâtait sa chute par son obstination. Berne et Fribourg se promirent, au commencement de 1553, d’agir d’un commun accord dans cette circonstance décisive 2 .
Un fait qui mérite d’être noté, c’est que le comte Michel, incapable de gérer ses propres affaires, s’occupa des affaires d’autres gentilshommes, qui étaient ses parents, savoir François de Gingins, seigneur du Châtelard, Charles de Challant, seigneur de Villarsel, qu’il avait jadis établis régents et gouverneurs de ses Etats ; François Champion, seigneur de La Bâtie, et Amédée de Beaufort, son digne ami, en l’absence duquel il devait administrer les terres de Coppet, de Rolle et de Mont-le-vieux. Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est que Michel, quoique obéré, augmenta le nombre des domaines de sa maison.
Le sire du Châtelard s’était retiré à Chambéry, laissant au comte de Gruyère « la tutelle (gestion) de tous ses biens, » /456/ charge dont Michel fut investi par le bailli de Gex, dans la juridiction duquel était la seigneurie de Divonne, appartenant alors au baron du Châtelard. Le comte de Gruyère, ne connaissant pas encore l’état des dettes de son cousin, allégua auprès des seigneurs de Berne son ignorance à cet égard pour obtenir d’eux injonction à leur bailli de Gex d’user de patience. « Joint aussi, » disait le comte, « que scavez bien comme suys grand trésorier ... Je vous supplie que pour mon entrée de table je ne menge point d’ostage... 1 . Jai la bonne volonté de faire cognoistre à tout le monde que je deviens bon mesnager 2 . »
Les seigneurs de Berne accordèrent un sursis au nouvel administrateur des biens de Monsieur du Châtelard. Le comte, en les remerciant de cette faveur, leur dit que son cousin devant avoir en Savoie quelque somme d’argent, il s’empressait de lui écrire d’acquitter l’intérêt dont LL. EE. exigeaient le payement 3 .
L’année suivante la terre du Châtelard fut vendue à Charles de Challant, seigneur de Villarsel, qui fit de nouvelles dettes pour cette acquisition 4 . Depuis, le nouveau seigneur du Châtelard n’ayant pu acquitter la dette de son prédécesseur, le bailli de Chillon saisit cette terre au nom de LL. EE. qui avaient cautionné de la somme de 4000 écus son ancien /457/ possesseur, François de Gingins, baron de La Sarra, lequel leur avait engagé cette seigneurie avec d’autres fonds 1 .
Par la mort de son frère, arrivée le 2 juillet 1550, le comte Michel était rentré en possession de la baronnie d’Aubonne et des seigneuries de Bourjod, Pailly, Vuarrens, Saint-Saphorin et Corsier. Il trouva bientôt l’occasion d’ajouter de nouvelles terres à ces domaines. Son cousin, le baron de La Sarra, était aussi seigneur de Divonne et de Greilly, terres situées dans le bailliage de Gex, et qui étaient chargées de dettes. Michel se porta caution de son parent, et, obligé de payer pour lui, il prit possession de ces deux seigneuries ; mais n’ayant pas de quoi acquitter le tout, il demanda mille écus à LL. EE. de Fribourg 2 .
Peu de temps auparavant le comte Michel avait acquis de François Champion les seigneuries de La Bâtie 3 et de Mont-le-grand, la première située dans le pays de Gex, la seconde (avec le village de Bière et d’autres lieux) dans le Pays de Vaud, sur le côteau qui domine la ville de Rolle. Au milieu du seizième siècle, la famille Champion était, comme celle de Gruyère et beaucoup d’autres, hors d’état de payer ses dettes. François ne put échapper que par la fuite aux /458/ mains de ses créanciers. Le comte de Gruyère, son parent, ne voulait pas négliger une si belle occasion d’ajouter deux seigneuries importantes à celles qu’il possédait. Il répondit pour Champion, sous prétexte d’apaiser ses créanciers et de fournir au « fugitif » le moyen de revenir auprès de sa famille. Mais ce n’était pas tout de cautionner, il fallait des écus, et Michel, nous le savons, était dans un embarras d’argent continuel. Lorsque vint le moment de payer, il prit le parti de s’adresser à Messieurs de Fribourg. Il les pria de lui faire la somme de 5400 écus, en y comprenant ce qu’il avait déjà reçu, plus des intérêts arriérés, et la somme dont ils avaient, sans doute à sa requête, répondu pour Monsieur de La Bâtie, « autrement, » dit il, « je perdrey chose que ne retrouverey peust être jamays cy convenable, et se que jay déboursé pour Mont-le-Grand 1 . » Les seigneurs de Fribourg acquiescèrent à son désir 2 .
Le comte de Gruyère entra donc en possession des deux fiefs que nous avons nommés. Cependant François Champion vint habiter avec sa famille la maison de Mont-le-grand.
Le baron de La Bâtie et de Mont-le-grand était, en raison. de ces deux seigneuries, vassal de LL. EE. de Berne. Outre l’hommage lige, il leur devait le lod, c’est-à-dire le droit de mutation, et la taille, soit l’impôt dû par les deux terres qu’il venait d’acquérir. Michel négligeant d’acquitter la taille, le bailli de Gex le menaça de saisir La Bâtie. /459/ Michel, alors malade, se plaignit de cette rigueur à LL. EE., disant qu’à l’affligé il ne fallait pas donner nouvelle affliction, et qu’il était, comme leurs seigneuries le savaient bien, « du rang de ceux auxquels on ne devait pas si promptement confisquer les biens 1 . » — Messieurs de Berne prirent patience.
Avant de se rendre à Bâle pour dépêcher de là les ambassadeurs des Ligues à la cour de France, le comte Michel avait donné pouvoir au sieur de Montrichier de prêter en son nom à LL. EE. de Berne le serment de fidélité pour les terres de La Bâtie et de Mont-le-grand 2 . Nous ne savons pour quelle cause l’accomplissement de ce devoir fut différé près d’une année. Enfin, le 18 décembre 1550, se réunirent à cet effet, dans la salle blanche du château de Gruyère, le comte Michel, les seigneurs Jean François Nægueli, ancien avoyer, Antoine Tillier, banneret, tous deux conseillers, délégués de LL. EE. de Berne, et avec eux les témoins dont les noms suivent. Le comte de Gruyère, décoré du collier de l’Ordre du roi très chrétien, se reconnut homme lige et noble vassal de LL. EE. de Berne à raison des seigneuries de La Bâtie et de Mont-le-grand, et il leur rendit foi et hommage dans les mains de leurs commissaires. L’acte de reconnaissance et d’hommage, rédigé par Urbain Quisard, de Nyon, seigneur de Grans, notaire juré, fut confirmé en présence d’hommes notables, savoir Charles de Challant, seigneur de Villarsel, d’Attalens, de Billens et du Châtelard, Jean François de Gingins, seigneur de Sales, Amé Ravier, seigneur de Montrichier et de Saint-Martin-du-Chêne, François Martine, maître d’hôtel d’illustre seigneur René, comte de Challant, /460/ Béat le Comte, seigneur de Mex, et Guillaume Nicod, maître d’hôtel du comte de Gruyère 1 .
Aussitôt après la prestation du serment de fidélité, les commissaires bernois remirent au comte Michel, en présence des mêmes témoins, un acte portant la déclaration quil avait accompli le devoir dont il était tenu envers ses supérieurs, et que, à sa prière, LL. EE. l’exemptaient pour la vie des services auxquels obligeait l’hommage lige 2 .
Le même jour, les délégués bernois réglèrent avec le comte divers autres objets. Michel, étant alors caution du seigneur de Divonne, promit aux dits commissaires de servir au premier de janvier la rente échue, et, ne pouvant rembourser le capital, il leur remit une requête adressée à LL. EE. de Berne, qu’il suppliait de lui accorder un délai et de vouloir bien s’intéresser « aux pauvres enfants de Monsieur de Divonne. »
Quelques semaines plus tard, le comte Michel ajoutait à ses titres celui de baron de Divonne et de Greilly.
Naguère il s’était plaint du bailli de Nyon, qui « le molestait et le travaillait » au sujet de la taille due par les biens qu’il possédait dans le bailliage de ce nom 3 . Il s’agissait évidemment des fiefs d’Amédée de Beaufort, que le comte avait administrés en l’absence de son cousin, et dont il était, paraît-il, devenu possesseur. Dans un acte du 18 décembre 1550, il est dit que « touchant Coppet, Rolle et Mont-le-vieux, Michel a fait aux ambassadeurs de Berne exhibition des admodiations » qu’il avait faites 4 . Mais déjà sept mois /461/ auparavant, à l’occasion d’un emprunt dont nous avons parlé 1 , il avait obligé à ses cautions de la Basse-Gruyère, entre autres biens et seigneuries, Rolle avec toutes ses appartenances, et Coppet.
Quoique le comte Michel eût rendu foi et hommage aux seigneurs de Berne à raison de la terre de Mont, cependant la jouissance de ce fief lui était contestée par François Champion, avec qui il eut un démêlé, dans lequel il se montra plein de fiel et d’animosité.
Faute de renseignements suffisants, il est d’autant plus difficile de pénétrer la cause principale de ce long débat que, dans ses lettres, le comte la dissimule et cherche à donner le change aux magistrats de Berne. Il nous paraît cependant que le procès de Michel avec son adversaire avait sa source dans une convention que le premier ne pouvait ou ne voulait pas observer. Nous savons que Michel s’était chargé des dettes de François Champion, et qu’il lui avait promis une pension annuelle de 300 florins, qu’il refusait de payer.
Champion, une fois établi à la maison de Mont-le-grand n’en voulait pas déloger, et il enflammait par son refus la colère du comte, qui, dans une lettre du premier janvier 1551, s’emporta à de sanglantes invectives contre lui et le menaça de le « loger au plus haut des fourches. »
Passant des injures à l’action, le comte enjoignit à son châtelain de Mont-le-grand de jeter hors de sa maison l’usurpateur qui s’en était emparé. Champion se plaignit de cet ordre brutal au bailli de Morges, et il obtint de ce magistrat « maintenance » ou confirmation dans la possession du Mont, au grand déplaisir du comte, qui en appela aux seigneurs de Berne, leur faisant observer qu’il avait accordé /462/ par bonté la maison du Mont pour demeure à François Champion, que celui-ci n’avait aucun droit sur cet immeuble, et qu’il demandait justice du tort qui lui était fait 1 .
Les seigneurs de Berne n’ayant pas prononcé dans cette affaire à la satisfaction du comte, celui-ci leur adressa bientôt, une lettre un peu vive, protestant contre l’occupation par le dit Champion de sa maison et de sa propriété de Mont-le-grand, et demandant que l’ordonnance rendue par le bailli de Morges fût révoquée. Il se disait tout prêt à faire valoir ses droits en justice, s’il était nécessaire. Il annonça en même temps à LL. EE. la prochaine arrivée à Berne du sieur de Crans (Urbain Quisard), qu’il avait chargé de se présenter en leur Conseil pour les éclairer sur la question qui faisait l’objet de sa querelle avec François Champion 2 .
Le commissaire-général Mandrot essaya d’aplanir ce différend. Le comte, en le remerciant de sa bonne volonté, exprima le désir que cette affaire fût remise avec d’autres à la journée qui se tiendrait entre LL. EE. et lui le 15 du mois de juin 3 . Mais sa querelle avec Champion ne fut point pacifiée de sitôt.
Le Conseil de Berne, ayant égard à ses embarras financiers, le disposa personnellement, mais non ses sujets, du payement /463/ de la taille due par les divers fonds qu’il possédait dans le Pays de Vaud 1 . — Occupé de la querelle du comte, il lui demanda, pour information, la lettre d’hommage et de fidélité faite le 18 décembre 1550, touchant les seigneuries de La Bâtie et de Mont-le-grand 2 .
Cependant François Champion était mort. Son fils Jacques continuait d’habiter avec sa mère la maison de Mont, et il poursuivait le procès intenté par son père au comte Michel. Celui-ci sollicita les seigneurs de Berne de donner à leur bailli de Morges l’ordre d’enjoindre au fils de feu le seigneur de La Bâtie d’abandonner les biens qu’il tenait sans y être autorisé par aucun titre. Il s’indignait d’être poursuivi par le dit Champion à propos de certaine pension de trois cents florins que, « ému de pitié et dilection de bon parent, il devait lui avoir accordée et promise, espérant que par ce moyen il se redresserait aux choses honnêtes et lui serait obéissant. » Condamné en dernier ressort à payer cette pension, il se voyait (disait-il), dans la triste nécessité d’acquitter cette somme et de perdre son bien, qui valait trois fois davantage. Ce n’est pas tout. Madame de La Bâtie, veuve de François Champion, répétait sa dot, et le comte de Gruyère devait, aux termes de la sentence rendue contre lui, payer à cette dame la somme de 3000 écus pour son douaire. Obligé enfin de se soumettre, Michel pria LL. EE. de Berne de prolonger le terme fixé par les juges pour l’acquittement de cette somme 3 . Le tribunal avait prononcé. Michel fut débouté de sa demande 4 . /464/
Dans le temps où le comte de Gruyère avait des querelles avec la famille Champion, d’une part, et de l’autre avec les communes de la Haute-Gruyère, il était fréquemment aux prises avec les baillis de Gex, de Nyon, de Morges, d’Yverdon, de Moudon, de Lausanne, soit parce qu’il ne servait pas les fiefs qu’il possédait dans le Pays de Vaud, soit parce que ses créanciers demandaient la saisie de ses biens. Michel supplia LL. EE. de Berne d’ordonner à leurs officiers de le laisser en repos jusqu’à la journée de Payerne, où ses affaires devaient être réglées. Déjà de toute part on demandait la discussion de ses biens en justice. Michel intercédait aussi en faveur de son beau-frère de Villarsel, qui avait, comme lui, plus de dettes que de bien 1 .
Berne, comme on l’a vu plus haut, avait exempté le comte de Gruyère de l’obligation de payer les droits qu’il devait à son supérieur féodal.
Que faisait Michel pour intéresser à ses disgrâces (dont il était l’artisan) les magistrats que dans ses moments de crise et de détresse il appelait ses amis, ses bienfaiteurs, ses pères ? Il conspirait. Michel avait obtenu de la complaisance du Sénat bernois l’indépendance de tout lien féodal du comté de Gruyère et des seigneuries d’Oron et de Palésieux. Ces noms rappellent trois bretèches défendables, surtout celle de Gruyère, vraie citadelle, de difficile accès. Michel avait ses châtelains dans les châteaux de Bourjod, de Corsier, d’Aubonne, de Mont, de Rolle et de Coppet, dans le pays de Vaud, de Divonne et de La Bâtie, dans le pays de Gex. Est-il besoin de faire remarquer l’importance de cette ligne de forteresses ouvertes au chef de la ligue des mécontents ? Les amis de /465/ Michel, on les connaît. Ce ne sont que paniers-percés et coureurs d’aventures. Un jour vint à La Bâtie un messager, portant au comte de Gruyère une lettre de LL. EE. de Berne, qui apprit à ce seigneur que, d’après le rapport de leur bailli de Gex « des gentilshommes de Monsieur de Rolle devaient venir vers lui, à la Bâtie, avec cottes de mailles ou jacques 1 , à la manière de gens de guerre, ce qui était contre mode et façon de vivre 2 . »
Le 7 janvier 1553 le Conseil de Fribourg informa celui de Berne qu’il avait appris de l’ambassadeur de France que le comte de Gruyère tramait avec certains princes et barons, et avec le duc de Savoie le funeste projet de surprendre les villes de Genève 3 , de Berne et de Fribourg. Le 11 janvier, le gouvernement de Berne donna l’ordre à ses baillis et autres officiers d’observer les relations du comte, d’épier ses démarches et de pénétrer dans les secrets de ses intrigues 4 .
Dans une lettre de cette époque, Michel dit aux seigneurs de Berne qu’il a fait grande diligence pour recouvrer des pièces qui étaient à Lyon, et qui le serviront dans l’affaire qui intéresse Genève. Il prétend à « l’absolution de cause, ayant été justifié par justice à Lyon. » Il demande que LL. EE. ordonnent à leur bailli de Gex de suspendre toute action jusqu’à ce qu’il ait recouvré ses documents 5 . /466/
Cela, nous en convenons, n’est ni bien clair ni concluant. Toutefois si l’on rapproche de ces diverses données les antécédents de Michel, il est difficile de ne pas croire que cet aventurier persistait à jouer le rôle de conspirateur.
Il doit encore paraître évident que les membres de la ligue de la Cuiller, ces géants de la féodalité, abattus par une légion foudroyante, mais non privés de vie, essayaient souvent de soulever la masse qui les écrasait et de renverser à leur tour les cités de Genève, de Berne et de Fribourg.
A l’aide des indications que nous avons recueillies, on se persuade sans peine que Michel, par sa position de prince souverain et par son caractère, était le chef naturel de la ligue des gentilshommes. Elles servent à expliquer le besoin de locomotion, les allées et les venues continuelles du comte Michel, qui ne cherchait pas seulement une diversion à ses maux, un moyen d’échapper à ses créanciers. Elles nous montrent enfin dans quelles circonstances et pour quelles causes le comte Michel est devenu le maître d’une série de châteaux-forts, se prolongeant depuis Gruyère et Oron jusque dans le pays de Gex.
Pendant que le comte de Gruyère était à Divonne, il y reçut la visite d’un prince avec lequel il avait une grande conformité de caractère et de destinée. Frédéric III, duc de Lignitz, issu d’une branche de la dynastie polonaise des Piasts, avait donné dans sa jeunesse des espérances qu’il ne réalisa point, étant devenu voluptueux, prodigue, dissipateur. En 1551, Frédéric, abîmé de dettes, abandonna son duché, vint à Paris, où il fit la connaissance du comte Michel, et joignit les armées françaises, tandis que sa principauté était administrée par son frère George, duc de Brieg, jusqu’à ce /467/ que Henri, fils de Frédéric, eût atteint l’âge de puberté. A son retour de France, il fit au prince et comte de Gruyère l’honneur de le visiter à Divonne. Après s’être arrêté quatre ou cinq jours dans cet endroit, il se disposait à partir pour Schaffhouse, où il espérait apprendre des nouvelles de son pays et de ses affaires, lorsqu’il fut atteint d’une forte fièvre, causée par la blessure que son cheval lui avait faite à une jambe, en tombant sur lui à Lyon 1 . Empêché de continuer son voyage, il pria son ami de lui prêter une maison où il pût se faire panser et guérir. Michel pouvait-il refuser ? Son illustre hôte était malade ; il avait été bien accueilli à la cour ; il avait obtenu les bonnes grâces du roi. Michel était lui-même « très humble serviteur de S. M. » Il désirait d’ailleurs honorer de son pouvoir tout prince étranger et particulièrement le duc de Lignitz, dont il avait reçu des témoignages de confiance et d’amitié. Il accorda donc un asile au prince silésien, mais pour ne pas donner ombrage à LL. EE. de Berne, il informa de sa résolution ses « bons seigneurs et pères, » et leur exposa les raisons qui l’engageaient à recevoir le duc dans son château 2 On devine les confidences que se firent les deux célèbres aventuriers. Il faut que dans les épanchements de l’amitié le duc ait annoncé le dessein d’appeler auprès de lui sa femme et sa fille puînée 3 et que le comte, jetant son dévolu sur cette princesse, dont il ignorait sans doute le jeune âge, ait accablé son père de prévenances. Quoi qu’il en soit, Michel hébergea le duc vagabond dans son château de Gruyère et l’y traita de son mieux. Bientôt Frédéric, dont la bourse était, comme celle du poète, pleine de /468/ toiles d’araignées 1 , pria son amphitryon de lui prêter de l’argent. Le comte lui remit une somme considérable 2 , qu’il avait lui-même empruntée. Muni d’écus, le duc ne tarda pas à s’ennuyer au pied du Moléson. Il vint à Fribourg, où il fut fêté, et vécut en grand seigneur aux dépens du comte, et du crédit que lui donnait son rang. Cette façon d’agir, on le comprend, n’arrangeait pas Michel, qui attendait en vain la rentrée de ses avances. Il alla trouver le duc, lui redemanda l’argent qu’il lui avait prêté et, de plus, le payement des frais de son entretien ; bref, il réclama 4000 écus. Passe encore pour la somme prêtée, le duc ne refusait pas de la rendre ; mais payer la table et le logement ! Il ne voulut pas en entendre parler. Au lieu de visiter le comte, il aurait, dit-il, continué sa route, s’il eût soupçonné qu’un si grand seigneur était aubergiste 3 . Michel n’hésita plus à traduire le duc au tribunal de Fribourg 4 , après avoir adressé une plainte aux seigneurs de Berne. Ceux-ci recommandèrent à leurs confédérés fribourgeois les intérêts du comte de Gruyère dans son démêlé avec le duc de Lignitz 5 . Les juges entendirent la déposition de celui-ci 6 . Il accusa le comte de l’avoir fait surveiller dans son auberge par des espions, et le maître d’hôtel du comte d’avoir battu ses serviteurs. Le tribunal prononça une peine contre les gens du comte qui avaient maltraité ceux du duc, et condamna ce dernier à payer au /469/ comte de Gruyère, dans le terme de six mois, la somme de 4000 écus d’or. Pour sûreté le duc de Lignitz dut laisser ses joyaux, qui, déposés sous la garde de l’autorité, lui seraient rendus après acquittement de sa dette. Il paraît que le duc ne parvint pas à libérer ses bijoux et que le comte put disposer de leur valeur jusqu’à concurrence de la somme qui lui était due. On apprend d’une requête de la comtesse de Gruyère (du 17 novembre 1554) que le comte Michel, possesseur de plusieurs pierres précieuses d’une grande beauté, qui avaient appartenu au duc de Lignitz, en avait engagé une partie, pour 800 écus, aux seigneurs de Lucerne, et une autre partie, pour la somme de 700 écus, à divers particuliers de Fribourg 1 .
L’aubergiste qui avait logé et nourri le duc de Lignitz tenait aussi à se faire payer. Il mit la main sur les joyaux et sur les autres objets qu’il put trouver. Le prince, réduit à la condition de simple particulier, se logea chez un bourgeois en attendant des subsides de Silésie et vécut d’emprunts jusqu’à ce que, sous divers prétextes, il put se réfugier par Soleure à Schaffhouse et de là chez le duc de Wurtemberg, qui envoya quelque argent à Fribourg pour contenter ceux des créanciers de Frédéric qui étaient le plus gênés 2 . Les autres suivirent en vain leur débiteur en Silésie, où il eut une triste fin. Ayant encouru la disgrâce de l’empereur, le duc, au retour de ses courses, fut envoyé par ordre du roi Ferdinand au château de Breslau, et ensuite remis entre les mains de son fils Henri, qui le garda jusqu’à sa mort, arrivée à Lignitz, /470/ le 15 décembre 1570 1 , peu de temps avant celle de son ancien ami le comte de Gruyère.
Quant à Michel, après avoir été séduit par sa vanité et dupé par un chevalier d’industrie, il eut la maladresse de se laisser voler. Pendant qu’il était à Berne, au mois d’août 1552, un larron lui déroba la valeur de mille écus en vaisselle d’argent et autres bagues ou objets précieux. Décidé à se mettre à la piste du voleur, il pria, de Lausanne, LL. EE. de Berne, de différer de dix à douze jours le moment d’une conférence qu’il devait avoir dans cette ville avec leurs seigneuries 2 .
A l’époque où le comte Michel, à bout de ressources, sollicitait en vain le roi de France de lui payer les pensions et les autres arrérages qu’il réclamait pour sa personne, indépendamment de la somme de 40 000 L. qu’il devait recevoir pour frais de l’expédition du Piémont, dans le temps où la Gruyère était menacée d’une guerre civile, quelques mois avant l’arrivée du duc de Lignitz à Divonne, le comte Michel conçut le projet de faire monnaie d’or ou d’argent. Peut-être employa-t-il à cet effet la vaisselle de la maison de Gruyère. Le sénat de Berne eut bientôt vent de son dessein, il s’unit à celui de Fribourg pour engager le comte à renoncer à une entreprise chimérique. « D’ailleurs, ses pères n’avaient jamais battu monnaie, et rien n’autorisait à croire que le droit de coin lui eût été concédé 3 . » Michel n’était pas alors d’humeur à se soumettre à la volonté des deux villes. /471/ En sa qualité de comte souverain, de prince indépendant, il voulut faire à sa guise. Par acte passé et publié à Gruyère, le 12 janvier 1552, il concéda, à certaines conditions et pour dix ans, à Hans Kuhn, du Conseil d’Uri, et à Hans Garniswyl, du Conseil de Fribourg, la fabrication de monnaie d’or (?) et d’argent à Gruyère, à charge de fournir à leurs frais les ouvriers, l’atelier et les instruments nécessaires 1 .
Bientôt le Conseil de Berne écrivit à celui de Fribourg que malgré les observations que leurs députés avaient été chargés de faire au comte de Gruyère, et nonobstant l’arrêté de la Diète, portant défense de monnayer de l’argent dans la Confédération 2 , le comte persistait dans sa résolution, qu’il avait déjà quelques pièces d’argent 3 dans sa ville de Gruyère, que des Fribourgeois étaient intéressés à cette industrie. Le Conseil de Berne invitait celui de Fribourg à se concerter avec lui sur les mesures propres à empêcher un pareil abus 4 .
Cependant la monnaie du comte de Gruyère parut. Il mit en circulation des pièces d’argent.
On croit qu’il frappa aussi des pièces d’or. G. Em. de Haller en décrit une dans son Cabinet des monnaies et des médailles de la Suisse. On ne connaît cependant que le sou de cuivre mêlé d’argent, portant en face l’écusson de Gruyère, au-dessus le millésime 1552, et pour légende : MYCHAEL.PRIN:(ceps) ET.CO:(mes) GRVER.(iæ). Au revers : /472/ une croix ornée et l’inscription TRANSVOL:(at) NVBILA: VIRTVS. (La vertu perce les nuages ; allusion à la grue aux ailes déployées 1 .)
Berne et Fribourg s’opposèrent à la circulation de cette monnaie 2 . Deux délégués de Berne étaient venus à Fribourg en vue de mesures à prendre pour empêcher le cours de la monnaie du comte. Les deux villes envoyèrent à ce sujet des commissaires à Gruyère. Ils en rapportèrent la déclaration du comte qu’il ne renoncerait pas à ses droits de souverain.
Berne avait fait publier dans le Haut et le /473/ Bas-Simmenthalthal, à Froutiguen, à Aigle et ailleurs la défense formelle de recevoir la monnaie du comte de Gruyère 1 . Dans une lettre adressée au Conseil de Fribourg, celui de Berne énonça l’avis qu’on pouvait pardonner aux habitants de Grandson qui l’avaient acceptée 2 .
Michel, répondant aux lettres que les deux villes lui avaient adressées le 16 mai 1552, leur témoigna son étonnement de ce qu’elles lui disaient que ses prédécesseurs n’avaient point battu monnaie, que son innovation pourrait être préjudiciable à leurs communes. Ses prédécesseurs, dit-il, étaient libres d’user de leurs priviléges ou de n’en pas user ; sa monnaie ne pouvait nuire aux communes des deux villes, attendu qu’elle avait le poids et le titre prescrits par ses ordonnances 3 , et qu’elle n’était pas inférieure à celle de leurs voisins. Il leur en envoyait vingt-cinq pièces, savoir douze marquées et le reste sans la marque, toutes frappées pour la valeur d’un sou de Savoie ou de Genève chacune, soit de douze deniers de la dite monnaie. Il ajoutait à cet envoi un double de ses ordonnances, afin que leurs seigneuries pussent s’enquérir du poids et de l’aloi des autres espèces de monnaie que les maîtres (monnoyeurs) frapperaient dans la suite. Il priait enfin LL. EE. de ne pas empêcher le cours de sa monnaie, et de révoquer leur défense si elles avaient déjà exécuté leurs menaces 4 .
Les observations et la requête du comte de Gruyère ne modifièrent point les ordonnances de Berne et de Fribourg.
Le gouvernement bernois décida qu’à partir du 19 juin /474/ 1552 la monnaie du comte de Gruyère était interdite sous peine d’une amende de dix florins dans les pays romans soumis à Berne et de dix L. dans ses pays de langue allemande. Il communiqua cette résolution au gouvernement de Fribourg et le pria d’agir de la même manière 1 . Fribourg promulgua dans ses pays une défense semblable 2 .
Quand on pense aux inconvénients nombreux que créaient aux gouvernements et aux peuples les monnaies de bas aloi 3 , on trouve que la décision de Berne et de Fribourg n’avait rien que de naturel.
Naguère, dans un moment d’humeur chagrine, Michel avait menacé les seigneurs de Fribourg de leur donner des voisins qu’ils seraient forcés de ménager. Depuis, il leur avait exposé la situation désespérée de ses finances et avait accompagné ce sombre tableau d’une demande d’argent et de la promesse de leur donner la préférence s’il venait à vendre ses biens. Fribourg lui avait conseillé d’en vendre une partie pour se tirer d’embarras. Michel avait compris l’avis, mais il hésitait à le suivre. Lorsque ce pauvre sire ne trouva plus de prêteurs et qu’on décria la monnaie qu’il avait fabriquée, le bruit courut qu’il offrait, à l’insu de Fribourg, aux seigneurs de Berne, son comté au prix de cent mille écus. Messieurs de Fribourg, se rappelant la menace du comte, s’empressèrent de demander à Berne une explication et de protester à l’avance contre l’achat du comté par l’Etat de Berne. Ils prétendaient à la portion du comté au-dessous de la Tine. Cette partie, ainsi que Corbières, leur /475/ était hypothéquée. Le gouvernement de Berne rassura ses confédérés et combourgeois en leur disant qu’il ne ferait rien à leur insu, ni avant de s’être entendu avec eux.
« Il faut, » pensait Fribourg, « il faut abattre l’arbre, puisque la cognée est déjà mise à la racine 1 . »
L’arbre était dans un tel état de caducité qu’il ne pouvait tarder à tomber de lui-même.
CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME.
Le comte Michel et ses créanciers. Fribourg s’empare de Corbières. Ses vues sur Oron et Palésieux. Conflit avec Berne. Mariage du comte Michel. Dévouement de sa femme. Délais accordés à Michel. Insolvabilité de ce prince. Son expropriation. Chute de la maison de Gruyère. Maintien des libertés de ses sujets. Partage du comté de Gruyère. Examen des droits seigneuriaux. Troubles de la Haute-Gruyère. Introduction de la Réforme dans cette contrée et rétablissement de l’ordre. Vente des autres seigneuries du comte Michel.
[1553-1555.]
Le comte de Gruyère étant non-seulement hors d’état de couvrir, avec ce qui lui restait de revenus, les dépenses usuelles de sa maison, mais encore sans espérance d’acquitter les sommes pour lesquelles il avait engagé tous ses biens, ses dettes, loin de diminuer, s’accroissaient incessamment et augmentaient l’impatience de ses créanciers. Déjà le jour de St-André (30 novembre) de l’année précédente, Fribourg avait résolu de s’emparer de la seigneurie de Corbières, et après avoir inutilement sommé le comte Michel de la payer, elle avait fait inviter les habitants de Corbières à se réunir le 15 décembre au lieu de leurs assemblées et à prêter à ses commissaires le serment de fidélité. Le gouverneur de Corbières avait déclaré aux délégués de Fribourg qu’ayant fait hommage au comte son seigneur, il ne pouvait obtempérer à leur désir. Le peuple avait d’abord gardé le silence, puis délibéré, et, après réflexion, demandé qu’on voulût bien attendre la réponse de la lettre qu’il écrirait à son seigneur. Le comte, disait-on, avait juré dans sa colère qu’il cèderait /477/ ses biens au diable plutôt qu’à Fribourg. Tous les Cantons (à l’exception de Berne), craignant une perturbation générale, avaient prié Fribourg de différer l’occupation de Corbières, sans préjudice de ses droits. Fribourg demandait à la Diète des garanties. Les cinq anciens Etats catholiques, qui n’ont jamais cessé d’être unis comme les cinq doigts de la main, engageaient Fribourg à ne rien faire sans l’avis de la Diète. Un moment courut le bruit que ce conseil n’était pas désintéressé, le comte ayant déclaré qu’il instituerait héritiers les Cinq Cantons. Ceux-ci, non plus que Michel, ne voulaient pas consentir à un partage du comté entre les deux cités de l’Aar et de la Sarine, préférant adjuger au besoin cet Etat à Fribourg 1 .
Cependant l’année 1553 venait de s’ouvrir sous de mauvais auspices pour Michel. Les créanciers demandaient la déclaration d’insolvabilité du comte de Gruyère et son expropriation. Ils furent convoqués à une journée qui se tiendrait à Payerne le dimanche jour de la Quasimodo, 9 avril 2 . Ulric Nix, membre du Conseil de Fribourg, chargé d’obtenir secrètement de Michel la cession de Corbières, rapporta pour réponse que le comte ne voulait pas aliéner une seigneurie sur laquelle le duc de Savoie avait un droit de rachat, mais qu’il cèderait ses propres droits à Fribourg et de plus son comté, si cette ville le laissait quelques années en repos et si elle consentait à lui fournir de quoi satisfaire ses créanciers de Bâle. On lui répondit qu’on attendrait l’issue de la journée de Payerne.
La Diète avait ajourné la discussion des biens de Michel /478/ au 9 avril sur la proposition de Lucerne. Divers créanciers, mécontents de ce délai, saisissaient les seigneuries que le comte de Gruyère possédait au Pays de Vaud. Ceux de Bâle ne voulaient pas attendre le jour marqué par la Diète. De là grande agitation dans la Gruyère et dans les Cantons. Bâle, Berne et Fribourg écrivirent à ce sujet au bailli de Baden (Ambroise Imhof, membre du Conseil de Berne). Ce magistrat communiqua leurs lettres à l’Etat de Lucerne. Celui-ci lui ordonna d’inviter tous les Cantons à se faire représenter au congrès de Payerne, afin qu’on pût prendre les mesures les plus propres à terminer une affaire qui préoccupait la Confédération 1 . On avait vu des cavaliers suivant la route du Pays de Vaud. C’étaient des créanciers de l’Alsace, du Brisgau, de Bâle, qui allaient saisir les biens de Monsieur de Rolle, engagés par le comte. Les cinq bannières, voyant approcher le jour de la discussion, recommandaient leur prince à la bienveillance de Fribourg. Michel priait cette ville de répondre pour quelques années des sommes qu’il devait à ses créanciers de Bâle, de Mulhouse, de Thann, promettant de lui abandonner le comté si au temps marqué il ne s’était pas acquitté envers elle 2 . On connaissait par une longue expérience la valeur de ses offres et de ses promesses. Elles ne furent pas acceptées.
Berne avait déclaré, le 16 mars, à l’Etat de Lucerne (alors Vorort), qu’elle suspendait provisoirement toute action tendante à faire valoir ses droits 3 .
Berne maîtrisait son ambition en vue de l’ordre public. /479/ Plus habile et plus patiente que Fribourg, Berne ne voulait rien précipiter. L’acquisition d’une partie de la Gruyère était pour elle une question de temps et d’argent, deux conditions qui ne pouvaient lui manquer.
Il ne paraît pas que le 9 avril on ait pris à Payerne de décision tendante à exproprier le comte. Il semblerait plutôt qu’après l’avoir invité, mais inutilement, à produire l’inventaire de ses biens et de ses dettes, on chargea de ce travail un commissaire, nommé Gachet, ancien banneret de Gruyère 1 .
Bientôt les magistrats de Berne reçurent de Béat Comte, seigneur de Mex, un avis officieux portant que le comte de Gruyère était travaillé par les cinq cantons antiréformistes, qui cherchaient à obtenir de lui la cession du comté de Gruyère en faveur de Fribourg et d’autres Etats catholiques ; que Zolliker, trésorier de Lucerne, conseillait à Michel de prendre ce parti, dans l’intérêt de la religion ; qu’il l’engageait en même temps à s’assurer, pour son entretien, la possession d’une terre dans le Pays de Vaud. Il s’agissait pour Fribourg et ses coreligionnaires de s’entendre à la prochaine diète et de frustrer les Bernois de leurs droits et de leur attente.
Les cantons catholiques voyaient dans l’agrandissement de la république de Berne et dans la propagation de la réforme religieuse un danger pour l’ancienne foi, partant pour leur indépendance ou du moins pour leur influence. Cette considération donnait du poids au rapport du seigneur de Mex. Toutefois, le Conseil de Berne, toujours prudent, se contenta d’inviter ses députés à s’enquérir soigneusement de l’intrigue qu’on lui avait signalée et à sonder les intentions de ses adversaires ou de ses rivaux 2 . /480/
D’après l’acte du 7 juillet 1545, la seigneurie de Corbières, hypothéquée à Fribourg, devait échoir à cette ville si au bout de trois ans le comte ne lui avait pas remboursé le capital et acquitté les intérêts. Le droit de rachat lui était réservé. Michel étant insolvable, Fribourg résolut enfin de s’emparer de Corbières. Deux juges, venus le 28 juillet 1553 à La Roche (Scherwyl), lieu situé sur la limite des pays de Fribourg et de Corbières, condamnèrent par contumace le comte Michel à la perte de la dite seigneurie, et l’adjugèrent formellement à Fribourg, malgré la protestation de Jean Ruffin, notaire de Chambéry, agissant au nom du comte 1 .
Non contente de cette acquisition, Fribourg donna au bailli de Romont et au châtelain de Rue l’ordre de s’emparer des châteaux et seigneuries d’Oron et de Palésieux, qui lui étaient hypothéqués ainsi qu’à d’autres prêteurs. Le châtelain d’Oron refusa de livrer aux officiers fribourgeois le château confié à sa garde, parce que le comte, son maître, ne l’y avait pas autorisé 2 . Alors le Conseil de Fribourg résolut de passer outre. Le 29 novembre ses deux officiers étant revenus et ayant établi leurs chevaux dans l’écurie du château d’Oron, en signe de prise de possession, ils proclamèrent une ordonnance qui enjoignait aux sujets des seigneuries d’Oron et de Palésieux d’obéir à LL. EE. de Fribourg et à leurs commissaires. Instruit de ce qui venait de se passer, Simon Störchli, gouverneur de la maison de Hautcrêt, se rendit à Oron et somma le bailli et le châtelain fribourgeois d’exhiber l’acte par lequel les seigneurs de Berne consentaient à l’occupation d’Oron et de Palésieux par ceux de Fribourg. Les deux officiers n’ayant pu produire aucun acte de cette nature, /481/ le gouverneur de Hautcrêt protesta, au nom de LL. EE. de Berne, contre la prise de possession des dites seigneuries par les Fribourgeois et il déclara nulle l’occupation qui venait d’avoir lieu. Sur ces entrefaites arriva Simon Wurstemberguer, bailli de Moudon et du Pays de Vaud. Il défendit à André de Gruyère, châtelain de Palésieux, et à Antoine Doge, châtelain d’Oron, d’obéir à l’injonction des commissaires fribourgeois, ajoutant qu’au lieu de saisir ces deux hypothèques Fribourg pouvait recourir aux tribunaux pour se faire payer ce qui lui était dû par le comte de Gruyère 1 .
Wurstemberguer, s’autorisant de la convention passée entre l’Etat de Berne et le comte Jean II 2 , mit une garnison dans le château d’Oron. Les seigneurs de Berne profitèrent de cette circonstance pour exercer sur Oron les droits de suzeraineté que le duc de Savoie avait possédés comme vicaire de l’Empire. Le comte Michel ayant refusé de rendre foi et hommage à LL. EE. à raison de cette seigneurie, une sentence par contumace fut rendue contre lui en la cour où se jugeaient les causes des fiefs nobles du Pays de Vaud 3 .
Cependant Michel ne trouvant plus de prêteurs, chercha dans le mariage une ancre de salut. Son oncle Claude de Vergy lui facilita le moyen de contracter une alliance qui, pensait-on, lui serait avantageuse. Le 12 décembre 1553 se présenta devant les députés des treize Cantons réunis à Fribourg le protonotaire dom Pierre, avec Georges de Corbières, bailli de Gruyère. Ces deux personnages prièrent l’assemblée d’excuser l’absence du comte Michel, qu’une affaire très /482/ importante avait empêché de se rendre à la Diète. « Un projet de mariage, disaient-ils, était la cause du départ de Monseigneur. Suivant l’avis qu’ils avaient reçu, S. E. devait revenir samedi, le 16 décembre, pour entrer en arrangement avec ses créanciers. » Ceux-ci voulaient bien attendre le retour du comte. Michel ne revint pas au jour désigné. Lundi, le 18, les membres de la Diète demandèrent de ses nouvelles. Le protonotaire leur répondit que d’après les informations que lui avaient données le sire de Villarsel et le sieur d’Illens, maître d’hôtel du comte, sa seigneurie était dans un château de Bourgogne, entre Dôle et Dijon, chez Madame d’Alègre, sa fiancée. Alors les créanciers, craignant d’être dupes de quelque prétexte artificieux, présentèrent à la Diète une requête tendante à ce qu’il fût procédé à l’expropriation du comte. Le lendemain Michel parut. Il excusa son retard en alléguant son mariage avec Madelaine de Miolans 1 , et demanda avec instance un sursis de quatre mois.
A l’appui de sa demande, Michel présenta aux membres de la Diète une lettre de sa femme, qu’il avait laissée au château d’Etrabonne 2 . La comtesse leur écrivait que Monsieur de Gruyère, son seigneur et mari, devant à ses créanciers certaines grosses sommes dont ils désiraient être payés, comme de raison, que le comte disposant, à cet effet, du bien qu’il avait plu à Dieu de lui donner avec sa personne, elle espérait partir le lendemain pour aller vendre ce qu’elle avait de meilleur, en offrir le produit à leurs seigneuries, et leur donner occasion de garder le dit seigneur comte en leurs bonnes /483/ grâces, afin quil pût demeurer leur bon bourgeois, voisin, allié, ami et serviteur. Elle priait LL. EE. d’accorder à son mari le temps dont il avait besoin pour les satisfaire, et d’accueillir avec faveur la première requête qu’elle leur eût jamais adressée 1 .
La prière de cette pieuse femme qui se dévouait à un prince tombé dans l’infortuné fit une vive impression sur l’assemblée.
Le jeudi jour de St-Thomas, 21 décembre, les créanciers et le comte firent, dans l’hôtel de ville de Fribourg, un accord portant que les premiers consentaient au délai de quatre mois que le comte avait demandé, que pendant ce temps ils laisseraient intacts les biens meubles et immeubles de leur débiteur, bien entendu que le comte n’aliénerait aucun bien, ne disposerait d’aucun document relatif à ses terres, et qu’il payerait les frais occasionnés par lui à propos de ce délai ; que si à l’expiration du terme convenu les créanciers n’étaient pas payés, des commissaires nommés par la Diète, au gré des parties, se rendraient à Fribourg avec les intéressés pour y procéder à la liquidation des dettes de la maison de Gruyère.
On élut commissaires George Reding, landamman de Schwitz, et Ours Sury, avoyer de Soleure ; Gilles Tschoudi, l’historien, que le comte Michel nommait son père et son ami, et Alexandre Peyer, bourgmestre de Schaffhouse. Amand de Niederhofen, landamman d’Uri, fut nommé surarbitre 2 .
Les parents et les amis du comte Michel s’intéressèrent à /484/ son sort. Il trouva de la sympathie chez les uns et chez les autres, mais ils ne lui offrirent pas ce dont il avait le plus besoin, de l’argent. Déjà l’évêque de Sion avait envoyé l’abbé de Saint-Maurice 1 auprès de LL. EE. de Berne avec une lettre de recommandation en faveur du comte de Gruyère, « son bon voisin et son ami 2 . » Monsieur de Vergy, maréchal de Bourgogne, oncle maternel du comte et bourgeois de Berne, suppliait les magistrats de cette ville d’appuyer de leur crédit la demande qu’il avait faite à Messieurs des Ligues d’un nouveau délai en faveur de son neveu. A la veille du terme fatal il sollicitait de la Diète une prolongation de « un ou deux mois ou six semaines, » afin que les parents du comte, qui cherchaient le moyen de l’aider, pussent empêcher sa ruine 3 .
La comtesse, de son côté, faisait à Paris des démarches pour sauver la fortune de son mari. Elle écrivit de cette ville à Messieurs (de Berne et) de Fribourg en vue d’obtenir par leur crédit une prolongation du terme qui allait expirer. Elle espérait qu’avec l’aide de Dieu et le secours de bons parents et amis les dettes du comte seraient acquittées dans peu de temps 4 .
En revenant de Paris, Madelaine de Miolans prit avec elle Madame de Mermillon sœur du maréchal, « gouverneur » de Bourgogne, et tante du comte Michel 5 . Cette dame /485/ s’intéressait vivement aux affaires de son neveu. Monsieur de Villarsel et sa femme, sœur de Michel, s’associaient aux inquiétudes et à la douleur de leurs parents.
La comtesse, à son retour de France, offrit de payer 15 000 écus aux créanciers de son mari, pour les intérêts accumulés des sommes qui leur étaient dues, à condition qu’ils lui accordèrent un nouveau délai de quatre mois pour recueillir cet argent. Ils refusèrent. Michel supplia les seigneurs de Berne de ne pas l’abandonner dans ce moment critique. Il promit de payer les frais de la présente diète et ceux de la journée qui s’était tenue à Fribourg 1 . Pas plus tard que le lendemain (12 mai) les magistrats de Berne ordonnèrent à leur collègue Ambroise Imhof, député au congrès de Fribourg, d’appuyer auprès des créanciers la requête du comte de Gruyère, leur combourgeois, de l’appuyer avec d’autant plus de force que les seigneurs de Fribourg consentaient au délai de quatre mois sollicité par le comte.
La recommandation des deux villes eut pour effet la concession si ardemment désirée par Michel et sa famille. Les créanciers firent, le 18 mai 1554, un nouvel accord avec le comte et la comtesse de Gruyère, portant que le sursis demandé se prolongerait jusqu’à la St-Gal (18 octobre), à condition que dans cet intervalle la comtesse livrerait aux créanciers de son mari les 15 000 écus qu’elle leur avait promis ; que si cette somme ne suffisait pas à les satisfaire ceux d’entre eux qui ne seraient pas payés auraient le droit de poursuivre leur débiteur. A l’échéance du temps marqué par le présent accord, les commissaires nommés par la Diète accompliraient leur mandat ; l’absence éventuelle du comte ne serait pas un obstacle à la discussion de ses biens. /486/
Ce contrat passé à Fribourg, au jour indiqué ci-dessus, fut scellé par le comte Michel pur lui et pour sa femme. L’un et l’autre le signèrent 1 .
A cette époque le prince et comte de Gruyère était si pauvre qu’il envoya le banneret de Montsalvens prier les seigneurs de Fribourg de lui prêter 700 écus « pour les épingles de Madame, » leur offrant la cession du droit qu’il avait de racheter la seigneurie de Bellegarde. Deux membres du Conseil de Fribourg vinrent lui offrir cinq à six cents écus de ses droits sur Corbières. Michel refusa 2 .
Les jours se succédaient sans apporter aucun changement à la situation du comte de Gruyère. Plusieurs créanciers, craignant d’être entraînés dans la ruine de ce seigneur, sommaient les communes de la Basse-Gruyère et celle de Rougemont, qui avaient répondu pour lui, de les satisfaire au plus tôt. Michel se plaignait de ce qu’ils anticipaient le terme du payement 3 .
L’inquiétude et le trouble étaient partout. Partout on s’attendait à une catastrophe. S’il eût été possible de la conjurer, le dévouement de Madelaine de Miolans eût fait ce miracle. Cette femme remplit mainte fois dans ces jours d’alarmes les fonctions du souverain obligé de défendre son existence et d’intercéder pour des sujets qui avaient compromis leur avenir pour lui. Elle s’occupait des détails de l’administration, s’opposait avec énergie aux vexations auxquelles le bâtard de Gruyère et des gens de Palésieux, d’Oron et d’autres terres étaient exposés de la part de certains officiers et sujets de Berne et de Fribourg, elle réclamait contre l’otage que les /487/ sieurs Lombach et de Lutternau et des Bâlois prétendaient imposer aux bannières qui avaient cautionné leur seigneur. Loin de se laisser rebuter par les obstacles, Madelaine de Miolans ne renonça pas à l’espoir d’intéresser la cour de France à l’infortune d’un prince qui l’avait servie. Elle alla voir à Soleure l’ambassadeur de Henri II : elle lui peignit vivement l’horreur de sa situation. De Soleure, elle se rendit à Baden, où la Diète était assemblée ; elle vit les députés des Cantons et leur recommanda le dernier rejeton de l’illustre maison de Gruyère, leur allié. Madelaine se proposait en revenant de Baden de passer à Berne et à Fribourg pour saluer les magistrats des deux villes, dont elle était devenue combourgeoise en s’unissant au comte de Gruyère 1 .
Obligée d’ajourner l’exécution de ce projet 2 , la comtesse revint à Oron. Elle en repartit bientôt avec la réponse des créanciers, qui refusaient un nouveau sursis. Elle se rendit à Fribourg avec son mari, et laissant le comte dans cette ville, où le retenaient ses affaires, elle alla se présenter à LL. EE. de Berne et implorer leur secours 3 .
Madame d’Aumont, sœur de la comtesse Madelaine, était aussi venue à Fribourg recommander à LL. EE. les intérêts du comte Michel. Le jour de St-Gal était passé, les 15 000 écus n’avaient pas été livrés : la patience des créanciers était épuisée.
Afin de faciliter la liquidation des dettes du comte de Gruyère et l’acquisition des parties de son territoire dont elles convoitaient depuis si longtemps la possession, les deux /488/ villes s’engagèrent à agir de concert. Elles déclarèrent que la seigneurie de Corbières ne pouvait être considérée comme partie intégrante du comté. Une entente cordiale entre les deux villes remplaça l’égoïsme politique qui les avait divisées.
En ajoutant à leurs titres ceux d’autres prêteurs dont elles faisaient l’acquisition, Berne et Fribourg devenaient les arbitres du comté de Gruyère. La destinée de Michel dépendait donc de la résolution que prendraient les deux villes. Ce prince, écrivant aux seigneurs de Berne, qui étaient « entrés dans ses dettes avec les seigneurs de Fribourg, » leur demanda une grâce que leurs députés, à Baden, n’avaient pu lui accorder savoir leur adhésion à un arrangement qui lui permît de « demeurer en son bien et pouvoir 1 . »
Mais un accord de cette nature ne dépendait pas seulement des deux villes. Eussent-elles voulu y consentir, elles ne le pouvaient pas sans compromettre gravement leur prospérité. Berne et Fribourg ne devenaient les principales et en quelque sorte les uniques créancières du comte de Gruyère qu’à la condition de payer toutes ses dettes. L’insolvabilité de Michel était un fait avéré. Les délais qu’il avait obtenus n’avaient eu pour résultat que l’augmentation de ses dettes. Ses parents et ses amis n’avaient montré qu’un zèle stérile et leur impuissance à le sauver. Les membres de la Diète, notamment ceux des cinq anciens Etats catholiques, avaient fait tous leurs efforts pour empêcher la décomposition du comté de Gruyère. Un concours de circonstances rendait impossible le maintien de ce petit empire féodal et la continuation d’un règne qui n’était marqué que par le désordre et l’anarchie. De toutes parts les créanciers de Michel s’abattaient sur ses biens comme sur une proie qu’ils ne voulaient /489/ pas laisser échapper. Que devait-il sortir de cette épouvantable confusion ? Evidemment des querelles, et de ces querelles la guerre, le pire des fléaux que redoute l’humanité. Il importait donc à la Confédération de faire cesser un état de choses qui compromettait la paix publique, et elle ne pouvait mieux atteindre ce but qu’en laissant Berne et Fribourg incorporer à leurs Etats l’ancien comté de Gruyère.
La décision des juges commis par les Cantons ne pouvait être plus longtemps différée. Michel ne parut pas à la Diète le jour où elle devait être prononcée. Il ne pouvait pas assister à sa déchéance. Il attendit dans le manoir de ses pères l’arrêt fatal qui devait le déposséder. Madelaine de Miolans, accompagnée de Madame d’Aumont et du sire de Villarsel, se présenta devant les juges. Dans ce moment suprême, elle déposa, au nom de son mari, une protestation contre la sentence qu’on allait prononcer, après quoi elle se retira.
Ce dernier acte, qu’un sentiment de convenance avait dicté, ne pouvait point empêcher l’effet de la résolution de la Diète. Le comte ayant solennellement promis, par le contrat du 21 décembre 1553, d’accepter la sentence des arbitres à la nomination desquels il avait concouru, sa protestation n’était plus qu’une vaine formalité.
Enfin, le 9 novembre 1554, le surarbitre et les quatre commissaires dont nous avons dit les noms, prononcèrent une décision dont voici la substance :
« Le comté de Gruyère avec toutes ses appartenances et dépendances est échu aux créanciers du comte Michel. Celui-ci abandonnera le comté et ne pourra plus y exercer aucun droit. Les sujets du comté de Gruyère sont déliés du serment qui jusqu’ici les obligeait envers le comte. Ils rendront foi et hommage à leurs nouveaux seigneurs. La protestation du comte est considérée comme nulle et non avenue. /490/ Fribourg conservera la seigneurie de Corbières à la condition d’affranchir cette seigneurie des dettes dont elle est chargée. Les créanciers du comte ne pourront prétendre aux 15 000 écus que Madame la comtesse s’était engagée à leur livrer. Ils seront payés de la somme que produira la vente des biens du comte. La plus value sera remise au comte ou à ses ayant-droit. Enfin, les droits, les priviléges, les libertés et les franchises dont les sujets du comte de Gruyère ont joui jusqu’à présent, leur sont garantis. La bourgeoisie perpétuelle qu’ils ont contractée soit avec Berne soit avec Fribourg est maintenue. »
Le comte Michel, on le comprend, ne voulut pas que ses yeux fussent témoins de sa dépossession par les créanciers qui se disputaient ses dépouilles. Le vendredi avant la St-Michel, neuvième jour de novembre, où fut prononcée sa déchéance, le soir à dix heures, il sortit du château de Gruyère, qu’il ne devait plus revoir, et se retira dans le château d’Oron, où il trouva sa femme. Tous les deux étaient en proie à une douleur poignante.
Ainsi finit le règne de Michel, prince et comte de Gruyère, chevalier de l’Ordre du roi de France, baron de Montsalvens, d’Oron, d’Aubonne, seigneur du Vaud ou de Gessenay, de Rougemont, de Château-d’Œx, de la Tour-de-Trème, de Corbières, de Palésieux, de Bourjod, de Corsier, de Mont-le-vieux, de Rolle et de Coppet, baron de Divonne et de La Bâtie. Les princes de sa maison avaient régné plus de six cents ans sur le petit empire de la Sarine, dont ils avaient été les fondateurs.
Les seigneuries mouvantes de Berne, que le comte possédait dans les Pays de Vaud et de Gex, n’étaient pas comprises /491/ dans l’aliénation du comté de Gruyère. Elles devaient échoir aux créanciers à qui elles étaient hypothéquées.
Il est difficile aujourd’hui de fixer le chiffre de la dette que la maison de Gruyère avait à payer au milieu du XVIe siècle, pour emprunts, intérêts accumulés et frais de toute espèce. Telle estimation sommaire le porte à 100 516, telle autre à 134 000 écus d’or au soleil. Nous pensons que l’on peut sans exagération évaluer la totalité des dettes à charge du comte Michel à une somme qui représenterait à peu près 1 500 000 francs de notre monnaie.
Les villes de Berne et de Fribourg, qui avaient le plus de droits sur le comté par les titres qu’elles possédaient, s’engagèrent envers les créanciers à payer les dettes dont il était chargé. Le château, les biens, les droits de haute, moyenne et basse justice, et ce qui restait d’autres droits seigneuriaux, tout fut vendu 80 500 écus d’or au soleil et abandonné aux deux villes. Celles-ci payèrent en sus les frais de la dernière journée de Fribourg, portés à 500 écus.
L’acquisition du comté de Gruyère leur coûta donc à peu près un million de notre monnaie 1 , sans compter les frais considérables qui résultèrent de l’ensemble des opérations que demandaient un arrangement définitif et une nouvelle organisation.
Instruit de l’intention qu’avait la Diète de prendre une résolution à l’égard de son neveu, le maréchal-gouverneur de Bourgogne écrivait, le 17 novembre, en sa faveur à LL. EE. de Fribourg. Il remplissait, disait-il, un devoir rigoureux envers Monsieur de Gruyère et dans l’intérêt de sa propre maison. Il était persuadé que LL. EE. ne permettraient pas que l’on fît aucun tort ni à sa famille, ni au comte Michel /492/ ni à Madame de Gruyère. Tous les parents, alliés et amis de son neveu seraient grandement obligés à LL. EE. du bien qu’elles feraient à ce seigneur 1 .
Toute démarche ayant pour objet le maintien du comté de Gruyère était infructueux. La suppression de cette principauté était un fait irrévocable.
Les habitants de la Basse-Gruyère, après avoir fait tout ce qui dépendait d’eux pour empêcher la chute du comte leur seigneur, songèrent à sauver du naufrage ce qu’ils avaient de plus précieux, leurs libertés. Jean Castellaz, bailli de Gruyère, et Jean Masson, bourgeois de cette ville, se présentèrent à la Diète, et dirent que leur seigneur et comte ayant été naguère obligé de faire à ses créanciers la cession judiciaire de ses biens, ils venaient de la part des hommes des bannières de Gruyère et de Montsalvens demander si Messieurs des Ligues leur avaient réservé le maintien des droits, des franchises et des libertés dont ils avaient joui jusqu’ici sous les comtes de Gruyère et dont ils demandaient la confirmation. La Diète, maintenant la déclaration du 9 novembre 2 , décida que la Commission nommée par elle, qui avait fait cette déclaration, donnerait aux pétitionnaires une charte de confirmation scellée par tous ses membres, y compris le surarbitre 3 .
L’ordre de la Diète fut exécuté.
Il ne paraît pas que les habitants de la Haute-Gruyère se soient associés à leurs voisins lorsque ceux-ci firent une démarche qui pouvait être considérée comme superflue, le /493/ maintien de leurs droits politiques ayant été garanti par l’acte qui prononçait la déchéance du comte de Gruyère.
La Diète, dans sa séance du 26 janvier 1555, sanctionna, dans son entier, la sentence arbitrale prononcée le 9 novembre par les commissaires qu’elle avait nommés.
Les habitants de la Gruyère furent invités à prêter le serment de fidélité aux deux villes. Les mécontents du Gessenay s’y décidèrent après l’avoir d’abord refusé 1 . Les deux contrées du haut et du bas de la Tine furent soumises à une administration provisoire jusqu’à ce que tout ce qui concernait le partage eût été réglé d’une manière définitive.
Michel avait fini en laissant ses affaires fort embrouillées. Des commissaires nommés par les deux villes furent appelés à les liquider. Ces hommes, d’une grande expérience et d’un caractère honorable, étaient Jacques de Watteville, avoyer de Berne, seigneur de Colombier et de Villars, Michel Auspourguer, ancien trésorier de Berne, Peterman de Cléry, capitaine-colonel de Fribourg, chevalier cle l’Ordre du roi de France, et Hans List, banneret de Fribourg. Ils durent recueillir les titres épars, les documents emportés par le comte et sa femme, les examiner, faire l’appréciation des droits seigneuriaux, et déterminer les usages, les cens et redevances dus par les diverses communes et par des particuliers.
Ce qui se passa à cet égard dans la paroisse de Rougemont est un éclatant témoignage de l’esprit d’équité qui présida à l’opération difficile et délicate dont il s’agit. Une difficulté s’était élevée entre les commissaires des deux villes et deux hommes notables de la paroisse qu’on vient de nommer, savoir Claude Duperrex, lieutenant de la châtellenie de Rougemont, /494/ et Louis Saugy, de ce lieu, représentant les hommes de la paroisse de Rougemont. L’objet du débat était certaine lettre de franchise 1 en vertu de laquelle les dits paroissiens prétendaient être exempts de divers usages. Ayant été convoqués sur la place du cimetière, lieu ordinaire de leurs assemblées, et après avoir reconnu que les commissaires leur faisaient « plusieurs bonnes remontrances et offres de bons seigneurs, » qu’ils ne croyaient pas avoir méritées 2 , ils s’accordèrent à soumettre leur différend à l’examen de quatre personnages, dont deux au choix des commissaires de Berne et de Fribourg et deux à la nomination des paysans de Rougemont. Ceux-ci, s’en rapportant à la prudence de Claude Duperrex et de Louis Saugy, leur confièrent le choix de deux arbitres 3 . Les commissaires des deux villes demandaient aux gens de Rougemont pour arrérages de droits non payés depuis un bon nombre d’années la somme de 3000 écus, que ces derniers refusaient d’acquitter sous prétexte qu’ils ne pouvaient y être légalement obligés. Les arbitres, après avoir examiné les titres, entendu les parties et les experts en fait de coutumes, déterminèrent les droits seigneuriaux dont le habitants de Rougemont étaient tenus envers leurs supérieurs et ceux dont ils avaient été affranchis, et ils déclarèrent que les comtes de Gruyère ayant négligé de spécifier et de faire valoir leurs droits, malgré les demandes réitérées des paroissiens de Rougemont, ceux-ci n’étaient pas responsables de cette négligence et ne pouvaient en conséquence être requis de payer les arrérages que Messieurs les commissaires avaient /495/ exigés. Le débat fut ainsi terminé par sentence arbitrale, du consentement des parties, le 20 juin 1555 1 .
Les deux villes, après avoir d’abord payé les frais de la dernière journée de Fribourg, portés, comme on l’a dit, à 500 écus, acquittèrent, pour intérêts et frais divers dus par le comte, la somme de 11 483 écus d’or, 11 sous 10 deniers, dont les créanciers de Michel leur donnèrent quittance 2 .
Le 6 novembre 1555, les deux villes procédèrent au partage du comté. Cette opération était facilitée par la condition physique du pays ; elle était depuis longtemps préparée par les rapports politiques de la Haute et de la Basse-Gruyère avec les cités de l’Aar et de la Sarine. La Tine formait de temps immémorial la limite naturelle de la Gruyère supérieure ou alemanique et de la Gruyère inférieure ou romane. Chacune des deux villes eut pour sa part les vallées qui avaient avec elle des liens de combourgeoisie. En conséquence, Berne acquit la Haute-Gruyère qui touchait au Simmenthal, soit le Gessenay, Rougemont, Château-d’Œx, Rossinière et Cuves, avec leurs appartenances et dépendances. Fribourg eut la Basse-Gruyère, avoisinante à son ancien territoire, savoir les châtellenies de Gruyère, de la Tour-de-Trème et de Montsalvens. Elle s’était déjà enrichie des seigneuries de Bellegarde, de Corbières et de Charmey, qui, on le sait, n’étaient point parties intégrantes du comté.
L’acte de partage décida que tout ce que les églises de la Basse-Gruyère possédaient de droits et de biens au-dessus de la Tine était échu aux Bernois, et réciproquement, que tout ce /496/ que les églises de la Haute-Gruyère possédaient au-dessous de la Tine appartiendrait à Fribourg. La séparation des deux Gruyères fut complète sous tous les rapports. Berne eut à payer pour sa part le tiers du prix d’achat et des frais de la dernière journée, et Fribourg les deux autres tiers.
L’estimation des revenus du comté avait prouvé qu’ils étaient bien inférieurs à l’intérêt du capital payé par les deux villes. On le croira sans peine si l’on considère que les paysans et les communes de la Gruyère avaient acquis successivement des droits et des franchises au prix de sommes considérables, que le Gessenay n’avait pour ainsi dire plus de cens, plus d’impôts à payer. Aussi Berne, en acquérant la plus grande part du comté, ne paya que le tiers de ce qu’il avait coûté, parce qu’elle avait à peine le tiers des revenus du souverain. Berne n’agit point par des considérations d’intérêt 1 . Elle prit possession d’un pays que sa situation rendait important, et qui, s’il versait peu d’or dans le trésor de l’Etat, possédait ce qui fait la force d’une république, un /497/ peuple d’hommes intelligents, laborieux, pleins d’énergie et de courage.
Ensuite d’un arrangement définitif, les communes furent déliées de serment qu’elles avaient prêté aux deux villes. Fribourg releva de toute obligation envers elle les habitants du haut de la Tine et, réciproquement, Berne ceux de la Basse-Gruyère.
Fribourg nomma bailli de Gruyère son féal bourgeois Antoine Krummenstoll. A son entrée en fonctions, le deuxième jour de décembre 1555, les nobles, bourgeois et autres sujets étant assemblés dans l’église paroissiale de Gruyère, ce magistrat leur promit solennellement, en présence d’autres hauts fonctionnaires de Fribourg, de maintenir et d’observer fidèlement leurs libertés, franchises et coutumes, ainsi qu’avaient fait les illustres seigneurs jadis comtes de Gruyère, et conformément à la déclaration des juges commis par Messieurs des Ligues. Après cela le peuple prêta à son nouveau souverain le serment de fidélité, suivant l’antique usage. Un acte émané du gouvernement fribourgeois, le 5 décembre suivant, confirma les priviléges de ses nouveaux sujets de Gruyère et de la Tour-de-Trème. Une autre charte, du 9 décembre, confirma les droits et les franchises de la bannière de Montsalvens.
Jean Rodolphe de Grafenried, établi bailli de Gessenay, le 24 novembre, avait d’abord rencontré de la part des habitants une résistance qui avait engagé Berne à envoyer dans ce pays une commission, composée de l’ancien avoyer Jean François Nægueli, Wolfgang de Wingarten et Ambroise Imhof, et chargée d’y ramener l’ordre, de punir les mutins et d’établir un règlement avec le concours des notables 1 . /498/
Le 19 décembre Berne proclama le maintien des droits, des libertés et des coutumes de ses nouveaux sujets au-dessus de la Tine. Le peuple repoussa cette confirmation. L’accepter ç’eût été reconnaître la souveraineté de la ville de Berne et s’engager à lui prêter le serment de fidélité. Le peuple de la Haute-Gruyère ne voulait pas d’autre souverain que lui-même.
Il existe un document inédit qui peint fidèlement la situation du pays de Gessenay au milieu du XVIe siècle. C’est la relation qu’un homme du Simmenthal adressa le 30 décembre 1554 aux magistrats de Berne. « Je crois devoir informer vos Seigneuries que depuis peu il s’est élevé chez nous, dans le Haut-Pays 1 , un tumulte de murmures et de clameurs, à propos du comte de Gruyère, de son pays et des acheteurs. Il n’est question que du dessein qu’auraient vos Excellences de faire l’acquisition du comté et de le partager avec les seigneurs de Fribourg. Vrai ou faux, ce bruit agite les gens de Gessenay et leur suggère des idées et des opinions diverses. Quelques-uns des principaux membres de l’autorité actuelle consentiraient volontiers à passer sous la domination et sous la protection de vos Excellences, mais le vulgaire ignorant et grossier 2 prétend s’affranchir de tout lien et secouer le joug de tout pouvoir étranger, ainsi que l’auront peut-être dit à vos Excellences les messagers qui naguère ont paru devant elles. Lorsqu’à leur retour ces députés eurent rendu compte de leur mission et rapporté à l’assemblée la réponse de vos Excellences, le peuple résolut d’envoyer aussitôt deux messagers de son opinion, le banneret Haldi et Wolfgang Zinger, dans les cantons de Lucerne, /499/ d’Unterwalden et dans un troisième dont j’ignore le nom 1 , pour y chercher des conseils et du secours. Ces courriers montèrent à cheval et partirent. L’intention des paysans de Gessenay est d’acquérir à prix d’argent une entière indépendance, de se soustraire à toute autorité étrangère, particulièrement à celle de vos Excellences. Je dois ces détails à des hommes dignes de foi, à Michel Imobersteg et à un autre sujet de vos Excellences, qui les tiennent de bonne source, savoir de Chrétien Kubli, ancien banneret de Gessenay, qui leur en a fait part en secret, non sans exprimer son déplaisir de ce qui s’est passé. Il leur a dit aussi qu’ayant été choisi par la commune pour porter aux Waldstettes l’appel qu’elle leur adressait, il avait prétexté une blessure à une jambe (qui n’avait aucun mal) pour s’excuser 2 . »
On voit par ce rapport quel était l’état des esprits dans le Gessenay à l’époque où le comté de Gruyère cessa d’appartenir à Michel. Deux partis existaient dans ce pays, celui des modérés, qui semblait s’accommoder de la réunion du Gessenay à la république de Berne, et le parti des indépendants, de beaucoup le plus fort. Les paysans du haut de la Tine, après avoir acquis par le fruit de leur travail une liberté presque entière, ne pouvaient se résoudre à devenir les sujets d’une ville dont ils étaient depuis un siècle et demi les combourgeois et les alliés. Loin d’abandonner l’ancien projet de former soit avec le Simmenthal, soit avec la commune de Château-d’Œx, ou même tout seul, un canton libre, se gouvernant par ses propres lois, comme /500/ les cantons fondateurs de la Confédération, le Gessenay refusait son incorporation à la république de Berne 1 . Le mouvement qui s’était manifesté peu d’années auparavant dans la Haute-Gruyère 2 attestait l’intention du peuple de cette contrée de se constituer en nation indépendante. Aussi, loin de consentir à prolonger, par des cautionnements, le règne d’un prince dont il combattait le despotisme, ce peuple n’attendit que la fin de Michel pour s’ériger en souverain. Ses efforts échouèrent contre les droits et la puissance de Berne. Cette ville, on le comprend, n’eût pu consentir à l’incommode indépendance d’un peuple, dont l’exemple eût été contagieux pour ses voisins du Simmenthal.
Lorsque le partage du comté de Gruyère fut accompli, Berne, qui s’était associée de toutes ses sympathies à la réformation, se hâta de l’introduire dans sa nouvelle province. Jean Haller et Pierre Viret furent envoyés dans la Haute-Gruyère enseigner les paysans et leur prêcher l’Evangile. Les prédicants furent mal accueillis. Le peuple, qui ne voulait accepter l’autorité de Berne ni en matière politique ni en matière religieuse, montra sa répugnance par des paroles et par des actes. Il osa même insulter le châtelain et les membres du Conseil de Gessenay, assemblés dans la commune. Berne délégua l’ancien avoyer Nægueli, Jost de Diesbach, membre du Petit-Conseil, Augustin de Luternau et Ulric Mezguer, membres du Grand-Conseil, pour faire cesser par leur présence et par des mesures énergiques les troubles qui agitaient le pays. Ces commissaires parvinrent, non sans /501/ peine, à rétablir l’ordre et à faire respecter par les fiers montagnards l’autorité de leur nouveau souverain.
La volonté de Berne était que le peuple de la Haute-Gruyère fût converti à la foi qu’elle avait adoptée. Les images furent arrachées des églises, les autels furent dépouillés de leurs ornements, et l’on établit partout le service du culte réformé. Château-d’Œx, Rougemont et chacune des trois paroisses de Gessenay, de Lauenen et du Châtelet (Gsteig) reçurent un pasteur, et chaque pasteur un logement convenable, du terrain, du bois et un salaire en argent. Les communes, payant peu de cens et de droits au souverain, durent contribuer pour la meilleure part à l’entretien du culte et de ses ministres 1 .
L’animosité politique et religieuse des habitants du Gessenay était vivace. Cette petite nation, fille de ses œuvres, devançait la population romane dans la pratique des libertés. Elle tendait, comme on a pu le voir, à une indépendance absolue. Mais les événements avaient décidé du sort de la Gruyère. Berne et Fribourg s’étaient garanti mutuellement leurs nouvelles possessions. La religion même ne devait plus servir de prétexte à des querelles entre les deux villes. Tout mouvement séditieux dans la Gruyère pouvait être comprimé à sa naissance. Le peuple du Gessenay calcula facilement les dangers de la résistance dans laquelle il s’était engagé. Il finit par céder à la force et à la raison, en abandonnant l’espoir chimérique de jamais fonder un Etat séparé. Mais ce peuple a conservé dans ses institutions et dans ses mœurs le germe impérissable d’une liberté qui sait se maintenir.
Quant aux autres seigneuries que Michel possédait dans le /502/ Pays de Vaud, voici ce qui eut lieu. Lorsque ce prince fut exproprié du comté de Gruyère, il se retira d’abord au château d’Oron, où sa femme fit provisoirement sa résidence. Berne et Fribourg, afin d’éviter toute contestation qui eût rendu plus difficile le partage du comté, renoncèrent à la possession de la seigneurie d’Oron, sur laquelle les deux villes avaient acquis des droits par leurs titres. Elle était d’ailleurs engagée à d’autres Etats de la Confédération. Il y avait près de quarante ans que le comte Jean II l’avait hypothéquée au canton d’Unterwalden. Quant à l’Etat de Lucerne, il avait cédé ses créances à celui de Berne 1 . Le gouvernement d’Unterwalden fit, par acte du 27 juillet 1555, cession de sa créance de 7200 florins du Rhin, soit de 5400 écus d’or au soleil, au seigneur bernois Hans Steiguer, trésorier du Pays roman. Les sujets d’Oron prêtèrent le serment de fidélité d’abord à l’Etat de Berne 2 , qui en était le suzerain, puis à leur nouveau seigneur. Celui-ci vendit ses droits à la ville de Berne 3 , qui joignit à la seigneurie d’Oron l’ancien couvent de Hautcrêt avec ses dépendances, et fit du tout un bailliage auquel la seigneurie de Palésieux fut incorporée dans la suite. Le château d’Oron servit de résidence au bailli bernois.
Le comte Michel devait au chevalier Nicolas de Meggen, ancien avoyer et banneret de Lucerne, une grosse somme, dans laquelle étaient compris 2000 écus dont ce magistrat avait cautionné Michel envers l’Etat de Zoug. La baronnie d’Aubonne, vendue aux enchères, servit à payer le magistrat lucernois, qui en devint le premier acquéreur. L’investiture /503/ à payer à Berne par le nouveau seigneur d’Aubonne s’éleva à la somme de 500 écus 1 . La baronnie d’Aubonne ne devint propriété de l’Etat de Berne que longtemps plus tard, après avoir eu divers maîtres, dont les plus connus sont le célèbre voyageur Tavernier et Henri marquis de Duquesne, fils de l’illustre amiral.
Le comte Michel avait reçu en 1549 de René, comte de Challant, maréchal de Savoie, seigneur de Valengin et baron de Beaufremont, en Barrois, la somme de 400 écus, à condition qu’il payerait à un bourgeois de Bâle, créancier du comte René, l’intérêt annuel de 20 écus pendant trois ans et au bout de ce terme le capital et les intérêts échus avec les frais. Michel ne paya rien. Sur la fin de l’an 1553, il fallut procéder à la vente publique de la seigneurie de Bourjod, qui devint la propriété d’un bourgeois d’Yverdon 2 .
Les autres seigneuries de Michel eurent un sort pareil.
On subhasta même le moulin de Palésieux au profit d’Adam Pomier, voiturier et serviteur du comte Michel, à qui celui-ci avait cédé le dit moulin, par acte daté du château d’Oron le 21 juillet 1554, ne pouvant acquitter autrement la somme de 300 florins de Savoie qu’il lui devait pour salaires dont le pauvre Adam avait demandé le payement. Le compte de ce serviteur était approuvé par le protonotaire dom Pierre de Gruyère, « oncle bâtard » de Michel, que celui-ci avait chargé de l’examiner 3 .
Toutes les possessions de l’antique maison de Gruyère appartenaient désormais à des étrangers. /504/
Le comte Michel avait quitté le manoir de ses pères, dénué de ressources, n’emportant dans l’exil ni les regrets de ses peuples, dont il n’avait pas su mériter la reconnaissance, ni la sympathie des Confédérés qui s’étaient intéressés à sa fortune. Un pieux souvenir, rien de plus, s’attachait au dernier rejeton de l’illustre race qui avait pendant plusieurs siècles régné sur les vallons de la Sarine. Jouet d’une étrange illusion, Michel, après avoir porté sans gloire le titre de prince, le traîna partout, fatiguant le monde de ses prétentions. Longtemps il réclama le comté de Gruyère.
CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME.
Le comte Michel et sa femme à Oron. Leur départ. Mort du seigneur de Villarsel. Séjour de Michel en France, dans les Pays-Bas, en Allemagne. Ses offres de service au roi d’Espagne. Mort de Madelaine de Miolans. Tentatives de Michel pour recouvrer la Gruyère. L’empereur et les villes de Berne et de Fribourg. Testament de Michel. Sa retraite en Bourgogne. Son décès.
[1554-1576.]
A peine arrivé au château d’Oron, après avoir quitté pour jamais l’antique résidence de ses pères, Michel adressa aux seigneurs de Berne une lettre, dont voici un extrait qui suffit à peindre la situation de cet homme, qui la veille était encore prince et comte de Gruyère. « Puysquil a pleu à Dieu me punyr et affliger tellement que jay perdu mon bien et que je suys contraint, eslongner (éloigné) de voz seigneuries, suyvre la voye et chemin qui luy playra me instruyre, je le loue de bon cueur de ce que la punyssion nest sellon les meffays envers luy, ains (mais) sellon sa miséricorde 1 , estant en partie aultant déplaisant de se quil fault que je laysce et abandonne vostre voysinance et que je ne auray le moyen et pouvoyr à vous faire service comment je le desire toute ma vye, que de ma dicte perte. Messieurs, jay autrefoys tant eu despérance en voz grandes bontés et humanytez que je me tiens certain voz manificenses auront compassion de moy et de ma femme, laquelle sen va par /506/ devers vos dictes manificenses, vous supplyant et tant humblement quil mest possible me pardonner sy en personne ny suys allé et ny veys, pour estre mon cueur en telle désolatyon que ne saroys (je ne saurais) dire ny faire choses que bien vayllient : pourquoy vous playrast delle et de moy avoyr pitié et nous voulloyr ayder a ce quelle proposera à voz dictes seigneuries ... (afin) quil me puisse rester le plus de bien et dhonneur que vouldriez desirer a vostre enfant... 1 . »
Quelque proposition que la comtesse ait faite aux seigneurs de Berne, elle ne pouvait être acceptée. Berne, en effet, n’avait que le droit de suzeraineté sur Oron et Palésieux, elle ne pouvait pas disposer de ces deux seigneuries, dont Fribourg lui disputait la propriété, ayant des droits sur Oron par une créance de 2000 écus, somme à laquelle il fallait ajouter 500 écus d’intérêts arriérés. Nous avons déjà dit que la terre d’Oron fut vendue au trésorier Steiguer et que celui-ci la revendit à Berne, qui remboursa Fribourg.
Avant qu’Oron fut vendu, Michel et sa femme résidèrent au château de ce nom, sous la protection des seigneurs de Berne. Le comte n’y fit pas un long séjour. Le 8 décembre il écrivait de Varambon (?) 2 à Messieurs de Berne pour leur recommander ses affaires. La comtesse était encore au château d’Oron. Elle écrivit de ce lieu, le 12 décembre, aux seigneurs de Berne, qu’après l’infortune de la maison de Gruyère elle s’était retirée à Oron, comme elle l’avait dit à LL. EE., dans l’espoir que par leur ordre et par leur protection elle pourrait garder ce qui restait de bien à son seigneur et mari, /507/ qu’autrement elle ne se fût pas arrêtée en ce pays, « ayant trouvé le logis bien froid et mal fourni de vivres. » Madelaine suppliait LL. EE. en faveur de son mari, car « étant éloignée de ses parents et de sa patrie, elle ne pouvait l’assister. »
Cette noble femme, exposant sa pauvreté, supplia les seigneurs de Berne de lui laisser pour son entretien la dîme de Thierrens, que le bailli de Moudon avait recouvrée 1 . Il est à peine besoin de dire que LL. EE. s’empressèrent de satisfaire au désir de la comtesse.
Michel et sa femme, avant de quitter le château de Gruyère, avaient fait transporter des titres et des documents dans celui d’Oron. La comtesse avait donné au secrétaire Miensy la promesse signée de sa main qu’elle les remettrait à qui de droit quand elle en serait requise. Ordre fut donné par des commissaires, au nom des créanciers du comte, de livrer ces titres. Le 18 décembre, des volumes considérables, contenant des reconnaissances et d’autres actes, trouvés dans la maison forte d’Oron, furent déposés entre les mains de Wolfgang d’Erlach 2 . Ce magistrat bernois, que la nouvelle du prochain départ de la comtesse avait fait envoyer à Oron, invita cette dame à lui remettre pour ce motif les clefs du château, et il lui fit, au nom de LL. EE., un présent qui devait pour quelque temps la mettre à l’abri du besoin 3 .
Lorsque, après le partage du comté, le bailli fribourgeois se fut installé au château de Gruyère, il y trouva une vieille femme, appelée Françoise, et une fille, Guillauma, enfant naturel de Michel. Le nouveau souverain de la Basse-Gruyère fit venir ces deux personnes à Fribourg, avec leurs meubles. /508/ Françoise fut logée et entretenue aux frais de l’Etat, et la jeune fille fut élevée dans l’hospice de Fribourg 1 .
Michel, après son désastreux naufrage, conserva le goût des aventures et nourrit l’espoir de remonter un jour sur le trône de ses pères. Ebloui par des illusions chevaleresques, il s’inquiétait peu des pertes qu’il avait fait subir à diverses personnes, car de beaucoup s’en fallait que tous ses créanciers fussent payés jusqu’au dernier quadrain. Il n’avait pas cessé d’être chevalier de l’Ordre de St-Michel, et s’il n’était plus roi des montagnes et des vallons de la Sarine, il avait du moins l’honneur d’être sujet de S. M. très chrétienne. La France, séjour de sa jeunesse, était pour Michel une seconde patrie. La France était le pays de ses parents et en quelque sorte celui de sa femme. C’est en France que Michel courut de nouvelles aventures en attendant qu’il pût reprendre possession du petit empire qu’il avait perdu. Ayant reçu, vers la fin de 1556, de LL. EE. de Fribourg, une lettre adressée au « jadis comte » de Gruyère, Michel s’en formalisa comme d’une injure et dit qu’il ne reconnaissait à personne le droit de changer son titre, qu’il comptait bien recouvrer ses Etats, et que si l’on ne respectait pas ses droits il les lèguerait à un plus puissant que lui, qui saurait les faire valoir. 2
Michel était alors en Bourgogne. Il y apprit la mort de son beau-frère, à qui il avait si souvent laissé la conduite de ses affaires. Charles de Challant, seigneur de Villarsel et d’autres lieux, tombé malade dans l’automne de 1556, testa le /509/ 21 octobre en faveur de ses quatre fils 1 et mourut vers la fin du mois suivant. Il venait de vendre, pour 4000 écus, la seigneurie d’Attalens aux magistrats de Fribourg, qui interposaient leurs bons offices pour libérer la terre du Châtelard, que LL. EE. de Berne avaient saisie 2 . Monsieur de Villarsel quitta la vie avant d’avoir vu se réaliser un de ses vœux les plus ardents. Le 24 novembre Fribourg fit à la veuve son compliment de condoléance 3 . Madame de Villarsel, Françoise de Gruyère, sœur de Michel, se trouva dans une situation de fortune peu brillante, ayant perdu, outre ses droits à la succession de Gruyère, une partie de son avoir, qui fut emportée dans le gouffre où s’abîma la fortune de son frère.
Pendant la guerre de religion en France, le comte Michel était au service du roi. Au commencement du siége d’Orléans, entrepris par François duc de Guise, ce prince ayant été assassiné, le 18 février 1563, par un fanatique, Jean Poltrot, « soi-disant seigneur de Merey, » le meurtrier fut amené, le 21 février, pour subir son premier interrogatoire par devant la reine-mère, le cardinal de Bourbon, le duc d’Etampes, le prince de Mantoue, le comte de Gruyère, et d’autres seigneurs, tous conseillers au Conseil privé du roi et chevaliers de son Ordre 4 .
Le comte Michel profita de la position qui lui était faite en France pour intéresser le roi en sa faveur. Charles IX témoigna aux villes de Berne et de Fribourg le désir de voir le /510/ comte de Gruyère rentrer en possession de sa principauté. Cette démarche, il va sans dire, n’eut pas de succès. Les deux villes, après être sorties avec assez de peine des embarras causés par la défaillance de la maison de Gruyère, n’avaient pas envie de s’engager dans de nouvelles difficultés. Charles IX ayant d’ailleurs été instruit de l’état des choses, reconnut la légitimité de la possession du comté par les deux villes, et ne parla plus de son protégé.
Après cette tentative infructueuse, le comte Michel quitta la France et se rendit dans les Pays-Bas, chez sa tante, Madame la sénéchale de Hainaut 1 . Poursuivant toujours la même chimère, il vint à Wavre 2 trouver le cardinal de Granvelle, qu’il avait connu évêque d’Arras à la cour de Charles-Quint, et le suivit à Namur 3 . Il lui parla de ses affaires, de son désir de rentrer en possession du comté de Gruyère, qu’il avait perdu, disait-il, par la faute des Français, qui ne lui payaient pas son traitement depuis un bon nombre d’années, et il exprima le vœu que Monsieur de Chantonay, qui venait de quitter l’ambassade de France pour se rendre auprès de Philippe II, voulût bien parler de lui à S. M., ajoutant que Don François d’Alava 4 , qui l’avait vu en France, avait déjà fait pour lui quelques offres en Espagne. Ce qu’il /511/ désirait le plus vivement, c’était de quitter le service de France pour servir le roi d’Espagne, à la condition que ce monarque lui donnerait la charge de colonel avec des appointements semblables à ceux que recevaient les chefs allemands de ce grade. Il demandait aussi le collier de la Toison d’or. Le cardinal fit part de ces demandes à la duchesse de Parme, lui disant que le comte espérait le recouvrement de son comté par des chemins qu’il croyait impraticables ; qu’il n’était pas d’avis que le roi se mêlât de cette affaire, qu’au reste son frère (M. de Chantonay) allant en Espagne, exposerait les demandes du comte, et que S. M. ferait ce qu’elle jugerait être le plus convenable à son service 1 .
Arrivé à Besançon, le cardinal s’expliqua plus clairement au sujet du comte de Gruyère et de ses prétentions. « Votre majesté, » écrivit-il au roi, « a vu le comte à Bruxelles ou à Gand, avant qu’elle repartît pour l’Espagne. Il s’est retiré du service de l’Empereur, de sainte mémoire, parce qu’on ne le faisait point gentilhomme de la Chambre, et bientôt après il a reçu les insignes de l’Ordre de France 2 . Les Français lui doivent de grandes sommes, suivant leur coutume de ne payer jamais. Il prétend avoir perdu ses domaines, qu’il a engagés aux Suisses, pour pouvoir se soutenir au service du roi. Il voudrait les recouvrer et se sent blessé de ce que les Français n’y aident pas. Sa position équivoque envers les Cantons est fort à remarquer, toutefois je ne conseillerais pas à V. M. de favoriser ses entreprises. Ce serait une mauvaise affaire, comme je l’ai dit à ce seigneur en termes très clairs 3 . » Ici le cardinal /512/ énonçant les désirs excessifs du comte, disait, quant à la demande de la Toison d’Or, qu’il avait fait observer au comte que hors des assemblées du Chapitre et sans l’avis des autres chevaliers, S. M. n’avait pas l’habitude de conférer cet Ordre. « Je crois, » ajoutait le cardinal, « que peu de membres seraient d’avis qu’il en fût décoré, quoiqu’il soit de bonne et considérable maison. Il s’est montré fort catholique dans les troubles de la religion ; lui et sa femme ont souvent donné à M. de Chantonay 1 , mon frère, d’importants avis, comme doit le savoir Don François d’Alava (son successeur). Si V. M. daigne lui accorder de l’emploi dans ses armées, elle est maintenant instruite de sa demande ; sinon, on pourra lui dire en réponse que vous vous trouvez, sire, en des liaisons si étroites avec la France, que V. M. se voit dans la désagréable obligation de refuser ses offres, afin d’ôter au roi l’occasion de se plaindre qu’au milieu de la paix elle embauche ses serviteurs 2 . »
Dans sa réponse Philippe II accueillit la proposition du cardinal 3 .
Le comte avait dit à Granvelle qu’il attendrait sa réponse chez Madame la sénéchale de Hainaut. Un jour il alla voir à Saint-Amand, abbaye du cardinal, un homme considérable, Maximilien Morillon 4 , prévôt d’Aire, qui l’accueillit avec /513/ bonté. Le comte lui fit un beau discours 1 pour obtenir la jouissance des bois et de la chasse du cardinal, dont il userait discrètement et ainsi qu’il savait convenir. Le prévôt lui répondit tout court que ni lui ni aucun officier du cardinal ne pouvaient accorder une telle permission, que S. E. avait particulièrement recommandé ce domaine, et qu’il n’osait y toucher non plus qu’au feu ; s’il plaisait au comte d’écrire à S. E., il lui adresserait volontiers ses lettres. — Le comte repartit le soir pour s’en retourner chez Madame la sénéchale 2 .
Ayant dû renoncer à l’honneur de servir dans les armées du roi d’Espagne, l’ancien comte de Gruyère fit voile d’un autre côté. Il adressa à Nicolas baron de Bollwiler 3 , grand bailli de Haguenau pour l’archiduc Ferdinand, une lettre en allemand, datée du 29 mars, sans indication de lieu, et dont le porteur venait de Paris, pour annoncer au baron la mort de sa femme et le prier de l’aider en quelque mariage 4 . Il lui indiquait son dessein de recouvrer le comté de Gruyère, dessein que le baron approuvait, si le comte avait de l’argent. Moins clairvoyant que le cardinal, Bollwiler écrivit à S. E. /514/ que s’il était du Conseil du roi d’Espagne, il chercherait « quelque moyen subtil » d’acheter le comté de Gruyère pour le joindre au comté de Bourgogne.
Le baron ne savait aucun mariage pour son ami, qui désirait convoler à un second hymen pour racheter sa principauté. Bollwiler pensait que ceux d’Ems 1 trouveraient manière de racheter le dit comté, en donnant à son ancien possesseur une somme d’argent. Le baron ajoutait que la comtesse de Gruyère avait institué le comte son héritier, et que les beaux-frères de celui-ci lui disputaient la succession de leur sœur 2 .
Le cardinal, qui connaissait mieux le comte et qui avait démêlé le véritable état de la question du comté, question embrouillée par Michel, ne se laissait pas égarer par le Prétendant. Il répondit au baron qu’il avait aussi reçu des lettres du comte de Gruyère, que celui-ci avait de plus écrit à Madame de Granvelle 3 , à Don Fernand de Lannoy 4 , à Monsieur de Chantonay, à Monsieur de Thouraise 5 , et à d’autres, et toujours pour avoir de l’argent, « mais, observait S. E., selon que je voy qu’il a conduict ses affaires jusques à oyres (maintenant), je ne doubte que tout ce que l’on y mettroit seroit perdu. » Granvelle ne goûte point l’idée du /515/ rachat du comté de Gruyère par le roi ; S. M. d’ailleurs n’en fera rien. Il désirerait que ce pays devînt la propriété de Monsieur de Bollwiler ou de Messieurs d’Attemps (de Hohen-Ems), si le comte ne le peut ravoir 1 .
Michel avait quitté les Pays-Bas, regagné la Bourgogne et poursuivi le cardinal à Besançon. Arrivé dans cette ville, il voulut se présenter au prélat. On lui dit que S. E. venait de partir pour Rome. Il n’hésita pas à lui adresser une lettre. Dans cette épître il dit au cardinal que se trouvant si à propos à Besançon, au moment où Madame de Granvelle et Madame la comtesse 2 dépêchaient un homme à S. E., il profitait de cette occasion pour lui demander pardon de ne lui avoir pas fait la révérence avant qu’elle partît. Il était arrivé à Besançon, disait-il, une heure après le départ de S. E., indigné de l’injustice commise à son égard au sujet des biens meubles de feu sa femme. Michel recommande au souvenir du cardinal la demande qu’il lui avait faite à Namur, lui rappelle qu’il a toujours été sincèrement attaché à la religion catholique, à laquelle il veut sacrifier le peu de vie qui lui reste. Il le supplie de le défendre et de le protéger contre tant d’adversités dont il est assailli de toutes parts 3 .
Le cardinal reçut cette lettre à Ornans, où il était de retour le 16 avril. On a vu ce qu’il pensait du chevalier errant.
Celui-ci, toujours en lutte avec le besoin, vivant d’aumônes et d’espérances, continuait d’importuner les grands par ses plaintes, par ses demandes et ses prétentions, si bien que Don Fernand de Lannoy écrivit au cardinal, dans une lettre datée de Dôle, le 14 février (1568) : « Cant au conte de /516/ Gruyère, je ne say quelle entreprinse, aller à Rome ! Mays s’est sa cottume de demander. Du procès que yl dit de Madame de Chatyaufort, je me informeray, mais yl dit toujours avoyre procès à un chequun, et se yl avoit ce que yl dit luy apartenir, yl auroyt beaucoup 1 . »
Il ne paraît pas que le comte ait exécuté l’étrange projet d’aller à Rome. Le 11 mars 1569 il adressa d’une ville d’Allemagne à Messieurs les avoyer et Conseil de Berne et à leurs ambassadeurs à Baden une longue lettre, dans laquelle il leur dit entre autres choses curieuses, qu’ayant aujourd’hui tant de bonheur de la part de tous les potentats, ducs, princes, marquis, comtes, barons et gentilshommes, tant protestants que catholiques, qui lui ont promis de lui fournir non-seulement les sommes nécessaires pour payer ses dettes, mais encore, s’il le fallait, de quoi acheter un duché, il vient leur proposer de recevoir ce qu’il leur doit et de lui rendre son comté, les suppliant d’avoir pitié de sa vieille barbe et de sa tête chauve 2 . /517/
Le 13 mars la Diète, ayant pris connaissance de la demande du comte Michel, chargea les députés de Berne et de Fribourg de la communiquer à leurs supérieurs, s’ils jugeaient à propos de le faire 1 .
La Diète était ajournée au dimanche de Cantate, 8 mai. L’instruction donnée par le Conseil de Berne à ses députés portait que si la demande du comte tendante à obtenir la restitution de ses pays était reproduite, ils devaient, de concert avec les députés de Fribourg, écarter cette question, et dire que LL. EE. ne s’attendant pas à une pareille demande, n’avaient pas jugé qu’il y eût lieu d’y répondre, que si toutefois une réponse paraissait nécessaire, LL. EE. la feraient en temps opportun, qu’elles espéraient cependant pouvoir se dispenser de cette formalité.
Le recez de la suivante assemblée des Etats ne faisant point mention de l’affaire du comte Michel, on conclura de ce silence qu’elle n’eut pas de suite, ainsi que le prévoyait l’instruction donnée aux députés bernois.
Le comte Michel ne renonça point au dessein de recouvrer l’Etat de ses pères. Ce rêve ne devait l’abandonner qu’avec la vie. Oublié par les rois de France et d’Espagne, qui ne songeaient pas à se brouiller avec les Suisses pour soutenir une mauvaise cause, livré à lui-même par le bailli de Haguenau, dont le cardinal de Granvelle avait dissipé l’erreur, notre /518/ prétendant résolut de s’adresser au chef de l’Empire. Il intriguait, selon sa coutume, avec certains ennemis des bourgeoisies suisses qui avaient frappé de rudes coups sur la féodalité. Il cherchait à soulever en sa faveur les populations de la Gruyère, dont il s’était aliéné les cœurs par ses extravagances, et dont il avait mis le pays sens dessus dessous. Naguère (en 1564), Berne avait rendu à la Savoie le Pays de Gex et le Chablais. La possession du Pays de Vaud lui avait été garantie. Michel pouvait-il espérer que la Haute et la Basse Gruyère seraient arrachées aux deux villes, qu’on relèverait le trône de ses pères et qu’on l’y rétablirait à main forte ?
Au mois de septembre de l’année 1570, le comte Michel, arrivé dans la ville de Spire, où Maximilien II venait d’ouvrir la Diète, supplia S. M. I. d’agir auprès des villes de Berne et de Fribourg pour lui faire rendre la Gruyère et d’autres seigneuries, au prix des sommes dont il avait jadis été leur débiteur.
Le gouvernement de Berne reçut une lettre de l’empereur, datée de la ville impériale de Spire le 30 septembre 1570, portant en résumé que Michel comte de Gruyère avait humblement fait connaître à S. M. que diverses circonstances, des revers, des dettes nombreuses, résultées principalement de services rendus et de libéralités, l’avaient contraint d’engager son comté, avec ses autres biens et ses droits de justice, aux villes de Berne et de Fribourg ; que maintenant, grâce à la générosité de ses amis et d’autres personnes, pouvant disposer d’une somme considérable, il avait résolu de racheter son comté ; qu’afin d’éviter des démarches superflues et des lenteurs, il s’était adressé au chef de l’Empire ; que S. M., émue de compassion envers lui, et désirant que le comte, vu son âge avancé, pût être au plus tôt rétabli dans la possession de ses biens et de ses droits, avait cédé à ses instances, et /519/ qu’elle invitait gracieusement les seigneurs des deux villes à bien vouloir agréer les offres du comte et lui rendre le comté et les autres biens de ses ancêtres, et à se montrer à son égard bons voisins et généreux amis 1 .
La missive impériale était accompagnée d’une épître du comte. Dans cet écrit prolixe, Michel rappelait à LL. EE. des deux villes l’ancienne combourgeoisie qui existait entre elles et la maison de Gruyère ; il prétendait qu’il avait fait cession volontaire et spontanée de ses biens à ses créanciers, qui n’y avaient aucun droit sans son aveu ; que Messieurs de Berne et de Fribourg n’étaient point appelés à connaître de ses affaires, attendu qu’il était ancien prince et seigneur souverain ; que sa probité, sa bonne foi et sa conscience l’avaient engagé à faire choix de leurs seigneuries pour aviser aux moyens de satisfaire ses créanciers ; qu’il avait mieux aimé souffrir que de faire tort aux personnes qui l’avaient obligé ; que Dieu lui ayant fait la grâce de pouvoir racheter ses biens, il suppliait LL. EE. de lui rendre son comté et ses seigneuries en retour des sommes qu’il espérait leur offrir. Il les priait ardemment de le réintégrer dans ses droits. Il leur offrait son cœur et sa vie en attendant une réponse favorable, persuadé qu’il était que la couleur de sa barbe serait un puissant aiguillon pour exciter la compassion de LL. EE. et les porter à prendre en considération la qualité de sa personne. Michel terminait sa requête en faisant observer à leurs seigneuries que durant sa vie il n’avait rien fait contre elles qui pût lui mériter une si longue pénitence 2 .
Une autre lettre du comte, datée du même jour et du même lieu, était destinée « aux châtelain, banneret et à ses bons /520/ sujets de la terre d’Oron. » Il leur disait qu’il avait envoyé auprès d’eux leur ancien voisin qui l’avait servi longtemps et le servait encore ; que ce fidèle domestique lui ayant demandé congé pour aller jusqu’en sa maison, il leur écrivait pour les instruire de la demande qu’il adressait aux deux villes et de l’espoir qu’il avait de rentrer en possession de ses terres. Il pensait que cette nouvelle leur serait bien agréable, et que ses bons sujets avaient conservé des sentiments de bienveillance à son égard, tout comme lui, de son côté, n’avait point cessé d’être leur affectionné seigneur, qui priait Dieu de lui permettre de bientôt boire un coup avec eux 1 .
Cinq jours plus tard, le vieux comte écrivit à Claude Favrod, qu’il croyait encore châtelain d’Œx 2 , une lettre pour lui annoncer la grande nouvelle qui, pensait-il, ne manquerait pas de le réjouir. Passant à un autre objet, Michel recommande à Favrod le porteur de sa lettre, le capitaine Herman Ochsenbach 3 , qu’un des grands seigneurs de l’Empire a chargé d’acheter pour son compte du bétail de Gruyère, et il le prie d’aider le capitaine à trouver un taureau, des vaches et des veaux de la plus belle espèce. Il lui dit encore d’offrir au capitaine l’occasion de voir combien les habitants de la Gruyère sont heureux d’apprendre le prochain retour de leur prince, il désire que Favrod aille le recommander /521/ au châtelain de Gessenay, à tous ses sujets de Rougemont, et à Monsieur le curé, oncle de Favrod 1 .
Si Michel, lorsqu’il était prince et comte de Gruyère, eût aimé son pays et gagné l’affection de ses sujets, nous verrions dans l’idée qui le poursuit un grand désir de revoir les montagnes et les vallées de son petit empire et tout ce qui les animait. Ce désir, d’autant plus ardent que rien ne pouvait le satisfaire, nous inspirerait une vive compassion pour le prince dont les cheveux avaient blanchi dans l’exil. Mais quand nous repassons dans notre esprit la vie du comte Michel, il nous est difficile de voir dans ses dernières lettres autre chose qu’une constante passion pour un trône détruit, qui ne devait plus se rétablir ; en un mot, une manie.
Quoi qu’il en soit, Michel était ébloui par un rêve quand il se représentait les Gruériens ivres de joie à la nouvelle de son retour, quand il s’imaginait que les folles espérances de celui qui avait été leur « capricieux despote » exciteraient chez eux un enthousiasme qu’ils n’avaient jamais éprouvé quand il régnait sur eux. Le simple bon sens de ces hommes leur disait que Michel n’avait que peu de temps à vivre, que, fût-il rétabli, ses sujets, à sa mort, retomberaient sous la puissance d’autrui. Seize ans s’étaient écoulés depuis son départ. Dans cet espace considérable de la vie les enfants étaient parvenus à l’âge mûr sans le connaître, les hommes faits à la vieillesse. Tout était changé. Un nouvel ordre de choses s’était consolidé. Bref, au lieu de séduire le peuple, les hommes auxquels Michel avait adressé des lettres les remirent aux autorités 2 . /522/
Herman Ochsenbach, ancienne relation du comte de Gruyère, était un capitaine de Tubingue, serviteur du duc de Wurtemberg. Il faisait au comte l’amitié de laisser ses propres affaires pour lui rendre service. Ce gentilhomme était porteur de la lettre de Maximilien II et des dépêches que Michel adressait aux seigneurs des deux villes et à Claude Favrod. Il vint à Berne et présenta ses lettres à l’avoyer. Il va de soi que ce magistrat ne lui donna aucune espérance. De Berne, le capitaine se rendit à Fribourg et remit à l’autorité les lettres dont il était chargé pour elle. Le Conseil de Fribourg, instruit de la réponse que celui de Berne avait faite au capitaine, se contenta de dire à cet agent qu’il répondrait au comte et à l’empereur ; puis, remerciant ses confédérés de leur information, il leur dit que, le comte ayant induit S. M. I. en erreur, en lui donnant à entendre qu’il s’agissait de prêts sur gages à rembourser, tandis qu’il avait fait une cession judiciaire de biens à ses créanciers, il estimait convenable de ne pas tarder à détromper l’empereur et à rappeler au comte les faits dont il paraissait avoir perdu le souvenir 1 .
Huit jours plus tard les réponses des deux villes furent expédiées.
Dans la lettre destinée au comte, Berne et Fribourg lui dirent qu’elles n’auraient jamais pensé qu’elles pussent être appelées à justifier la possession du comté de Gruyère, qu’elles avaient légitimement acquis. Loin d’avoir pourchassé le patrimoine du comte et la déchéance de ce seigneur, elles avaient, par tous les moyens possibles, tâché de l’y maintenir, soit en lui prêtant des sommes considérables, soit autrement ; en sorte qu’elles se sentaient innocentes devant Dieu et devant les hommes, et qu’elles pouvaient affirmer en /523/ conscience qu’elles n’étaient point la cause de son expropriation. Le comte, ajoutaient les deux villes, ayant par serment solennel et parole de prince, ainsi que par l’apposition de son scel à un compromis passé avec ses créanciers, autorisé la saisie de ses biens, et ceux-ci, après de longs délais et plusieurs réunions de la Diète, ayant été légalement adjugés à ses créditeurs, puis offerts par ces derniers aux deux villes, à la condition de payer les dettes du comte, divers motifs particuliers, tels que le devoir de maintenir les liens de combourgeoisie contractés avec la Haute et la Basse-Gruyère, la crainte de se voir engagées dans de nouveaux embarras et dans des querelles, si le comté passait aux mains de quelque « intolérable voisin, » et d’autres raisons péremptoires avaient imposé aux deux villes l’obligation d’acquérir le comté, malgré elles et à leur détriment. En effet, l’ayant acheté, avec ses appartenances, avant qu’on en eût déterminé la valeur, il s’était trouvé après l’estimation la plus minutieuse, faite par des experts désintéressés, que loin de l’avoir obtenu à bas prix, elles l’avaient payé plus de 27 000 écus 1 en sus de sa valeur réelle ; d’où il résultait clairement que Berne et Fribourg n’avaient ni recherché avidement les biens du comte ni désiré sa dépossession 2 . Les deux villes, considérant ces choses, qui avaient été accomplies d’une manière juridique, conformément au dit compromis, par autorité de juges neutres, élus par les créanciers et par le comte, et /524/ invités par Messieurs des Ligues à s’acquitter de la tâche qui leur était confiée ; considérant de plus qu’elles n’avaient point réservé au comte le droit de racheter le comté, comme il paraissait l’avoir fait entendre à S. M. I. 1 , et qu’elles n’y étaient tenues par aucune condition, elles le priaient de les excuser, si, s’en référant aux actes dûment scellés, relatifs à cette affaire, elles ne pouvaient lui accorder les fins de sa requête. Berne et Fribourg avaient lieu de croire que le comte ne ferait pas de nouvelles instances ; dans cette persuasion elles s’offraient de lui rendre service dans toute autre occasion où elles pourraient lui être utiles et agréables 2 .
Berne et Fribourg, qui avaient bien voulu faire réponse à la proposition du comte, adressèrent au chef de l’Empire, leur gracieux seigneur, un rapport en tout point conforme à la vérité et propre à éclairer S. M. I., dont un imposteur avait surpris la bonne foi. Remontant jusqu’à l’époque où la dette de la maison de Gruyère s’était accrue de telle sorte que les créanciers du comte Michel demandèrent la déclaration de son insolvabilité et son expropriation, les deux villes exposèrent à l’empereur, d’une manière claire et précise, les circonstances qui aboutirent à la vente du comté de Gruyère.
Ce mémoire justificatif dut satisfaire Maximilien. Il ne fut plus question de revendiquer en faveur de l’ancien comte de /525/ Gruyère un Etat qui depuis seize ans était la propriété incontestable des villes de Berne et de Fribourg 1 .
Ce n’est pas à dire que Michel renonça désormais à ses prétentions. Le moyen de convaincre un entêté qui tenait à l’idée de recouvrer des droits qu’il avait irrévocablement perdus ! Michel ne pouvant se faire rétablir dans la possession de son patrimoine et des autres seigneuries qui lui avaient appartenu, prétendit en disposer par un acte de dernière volonté. Son testament, rédigé par un notaire, en langue allemande, sur des notes de la main du comte, passe avec raison pour authentique.
La confection de cet acte fut amenée par les événements qui avaient lieu dans les Pays-Bas. — Michel l’a signé à Bruxelles le 12 juillet 1572.
Le 1er avril les Gueux de mer s’étaient emparés de La Briel 2 , qui fut le berceau de l’indépendance des Provinces-Unies. Flessingue et Enkhuizen s’étaient aussitôt déclarées pour le prince d’Orange. Le 24 mai, le comte Louis de Nassau avait surpris l’importante forteresse de Mons, chef-lieu du Hainaut. Dans le mois de juin, la flotte qui transportait le duc de Médina-Céli, envoyé d’Espagne pour succéder au duc d’Albe, avait été détruite par les Zélandais. L’insurrection se propageait dans les Pays-Bas, notamment dans les provinces septentrionales. On attendait chaque jour l’arrivée du prince d’Orange avec des corps nombreux de fantassins et de cavaliers. Les Espagnols étaient stupéfaits. Dans ces jours d’alarmes, un héros, le comte Michel, accourut avec d’autres aventuriers /526/ pour aider les Espagnols à soumettre les rebelles. Déjà il avait endossé la cuirasse et ceint l’épée 1 . Avant de voler au combat il fit un testament dont nous allons communiquer la teneur.
Dans un long préambule, Michel, se disant prince et comte de Gruyère, déclare avoir possédé le comté de Gruyère, les baronnies d’Oron, d’Aubonne, de La Bâtie et de Divonne, les seigneuries de Palésieux, Chardonne, Mont-le-vieux, Mont-le-grand, Rolle, Coppet, Grilly et Bourjod, qu’il les avait hypothéquées en se réservant la faculté de les racheter. Considérant que ses Etats ne sont pas bien éloignés du comté de Habsbourg, berceau de la maison de Habsbourg-Autriche, qu’il a toujours eu pour cette illustre maison et particulièrement pour son auguste chef, l’empereur Maximilien, une affection singulière ; considérant de plus que feu sa femme ne lui a pas donné d’enfants, qu’il n’a ni frère, ni sœur, ni autres parents à qui il pût laisser sa succession, il institue pour son héritier son excellent ami l’archiduc Wenceslas, fils de S. M. I. Toutefois, si le comte Michel convolait en secondes noces et qu’il eût des enfants, dans ce cas, pourvu d’héritiers légitimes, il disposerait des quatre seigneuries d’Oron, d’Aubonne, de Divonne et de La Bâtie en faveur de sa femme, dont elles constitueraient le douaire. Considérant enfin que tous les hommes sont mortels et que lui, comte de Gruyère, est venu dans les Pays-Bas avec ses capitaines, ses commandants et ses adhérents, offrir ses services au roi d’Espagne pour combattre les ennemis de ce monarque, il fait en faveur de l’archiduc Wenceslas un acte de dernière volonté, avec les formalités restreintes d’une donation entre vifs ou d’un testament militaire 2 ; laissant à l’empereur la faculté /527/ de transférer ce legs à tel autre de ses fils qu’il plaira à S. M. I., et substituant aux six fils de l’empereur, encore vivants 1 , à défaut d’héritiers issus de leur corps, l’archiduc Ferdinand 2 et ses fils, s’ils sont légitimés 3 , à ceux-ci l’archiduc Charles 4 , et à ce dernier le roi d’Espagne et ses héritiers sortis de son mariage avec Anne, fille de Maximilien II.
Le testateur prie S. M. I. de ne pas refuser l’offre qu’il a l’honneur de lui faire, mais de l’accepter en considération des motifs qu’il a plus d’une fois exposés à S. M. I., même en présence de son Conseil, et dernièrement encore à Anvers, ajoutant que si son testament pèche par la forme, il n’en est pas moins valide et obligatoire, ayant été fait par un homme de guerre. Le comte dit qu’il l’a fait voir non-seulement à l’empereur, mais aussi à ses frères les archiducs d’Autriche, au duc de Clèves 5 , au duc d’Albe, au duc de Médina-Céli 6 , au seigneur de Wienebourg, au comte de Nieunar 7 à Dusseldorf, au sire de Champaignie 8 et à d’autres seigneurs et princes. /528/
Le préambule de ce testament enseigne entre autres choses que le comte Michel, avant de rentrer dans les Pays-Bas, avait communiqué à l’empereur l’intention de léguer ses Etats à l’archiduc Wenceslas, et que lui ayant offert sa signature, S. M. I., sans expliquer sa pensée, avait daigné le remercier et lui dire que sa parole lui suffisait.
On le voit, l’empereur était désabusé par le mémoire qu’il avait reçu de Berne et de Fribourg. Il était à même d’apprécier les droits imaginaires de l’ancien comte de Gruyère et la générosité comique de ce Fier-à-bras.
S. M. I. ne pouvait d’ailleurs ignorer que Michel, agissant en haine des deux villes, essayait de léguer son ressentiment à quelque souverain ; qu’il s’était vanté de transmettre ses droits à un prince qui saurait les faire valoir ; que le roi d’Espagne, à qui le comte voulait céder ses prétentions, avait non-seulement refusé d’entrer dans ses vues mais encore rejeté ses offres de service. Maximilien II, chef de l’Empire, dont le comte de Gruyère se disait le vassal, avait satisfait à sa conscience en appuyant la demande de Michel, qu’il croyait fondée, mais il ne pouvait pousser la complaisance jusqu’à venger la prétendue injure dont le comte se plaignait.
Dans son testament le fanatique Michel épuise tous les moyens de susciter un ennemi aux deux villes et à la Confédération. S’il ne peut imposer à aucun membre de la famille impériale une province sur laquelle il n’a aucun droit légitime, il se rejette sur Philippe II.
Ignorait-il que le roi d’Espagne, docile au sage conseil du cardinal, ne voulait pas se mêler de cette mauvaise affaire 1 ?
Nous ne saurions dire la part que le comte de Gruyère prit avec ses associés à la guerre acharnée que Philippe II eut à /529/ soutenir contre les Pays-Bas, soulevés pour la conquête de leur indépendance religieuse et politique. Son nom ne figure pas sur la liste des capitaines espagnols ou étrangers. La renommée n’a pas transmis ses exploits. Il est peu probable que Michel, si toutefois il fut admis à servir S. M. catholique, se soit signalé par quelque action d’éclat.
Il est à remarquer que depuis son désastre le comte Michel, sans avoir aucune des qualités qui intéressent le monde à l’infortune d’un prince déchu, trouva pendant plus de vingt ans des ressources qui lui permirent de vivre, de courir le monde et de satisfaire sa passion de l’intrigue 1 . Le roi de France lui payait-il la pension de chevalier de son ordre ? Ce qui n’est pas douteux, c’est que Michel recevait des secours de sa femme 2 . Mais la générosité d’autrui dut suppléer à ces ressources et même les remplacer.
Toutefois, les augustes personnages dont il se vantait d’être l’ami ne l’empêchèrent pas de mourir dans l’exil.
Durant toute sa vie le comte Michel se conduisit avec peu de sens. Il s’aliéna de plus en plus ses peuples, fit la guerre aux libertés du pays et trancha du maître absolu. Loin de faire un généreux effort contre la décadence de sa maison, il plongea la Gruyère dans l’avilissement. Après son malheur, il prétendit avec un emportement ridicule à la restitution /530/ d’un Etat et d’un pouvoir qu’il n’avait ni le droit de réclamer ni les moyens de recouvrer. La destinée de ce romanesque héros eût été incomplète s’il fût mort chez lui et en prince souverain.
Michel n’a guère laissé que la réputation d’un aventurier le plus essentiellement panier-percé de tous les débiteurs aristocratiques de son temps. Il lui était absolument impossible d’apprécier la valeur de l’argent, qui s’échappait de ses doigts comme de l’eau. Sa vanité lui persuadait qu’il était un grand homme, que les souverains avaient besoin de son épée. Dans le préambule de son testament, il se vante d’avoir servi des empereurs, des rois et d’autres potentats, parmi eux le duc de Savoie. Après avoir erré en divers pays, se croyant toujours sur le point de devenir quelque chose et diminuant tous les jours d’importance et de considération, Michel alla se perdre dans l’obscurité.
Etrange mystère que la destinée de ce dernier des comtes de Gruyère ! Encore aujourd’hui l’ombre et le doute planent sur les circonstances qui mirent fin à l’existence orageuse de ce fier gentilhomme. Quelle fut la dernière année de sa vie ? Nul n’a pu jusqu’ici le dire avec quelque certitude. On remarque seulement dans une note officielle du 11 août 1580 qu’à cette date l’ancien comte de Gruyère ne vivait plus et que son ombre était poursuivie par un créancier 1 . Où repose-t-il ? Quel lieu renferme sa tombe muette ? L’un nomme Bruxelles, un autre Amiens. — Sa tombe se cache dans l’ancienne Bourgogne, dit un troisième. La fosse où s’abîma le comte Michel aurait-elle pris rang parmi les /531/ mystérieuses sépultures, les tombes désertes que n’ont connues ni les contemporains ni la postérité, et sur lesquelles jamais la pitié ne répandit une larme, jamais la religion ne prononça une prière ?
Non, le lieu qui couvrait la dépouille mortelle du dernier comte de Gruyère n’était pas ignoré de tout le monde. Plus d’une personne pieuse venait fléchir le genou sur la tombe isolée de Michel et prier pour le repos de son âme.
Un jour du mois de mai, le bailli de Gruyère écrivit aux seigneurs de Fribourg qu’un homme venu de Bourgogne avait apporté au protonotaire Dom Pierre de Gruyère la nouvelle de la mort du comte Michel, décédé, il y avait deux mois, dans le château du seigneur de Thalomé, qu’une cérémonie funèbre, au son des cloches, avait eu lieu la veille à Gruyère, et que le protonotaire lui avait annoncé l’intention de célébrer, le jeudi 7 juin, à ses frais, un service solennel en mémoire du défunt.
C’était donc au mois de mars (?) de l’an 1576 que le comte de Gruyère avait quitté la vie dans le château de Talemey, près de Pontallié sur Saône, appartenant à François de Vergy, gouverneur de Bourgogne 1 et cousin de Michel, chez qui ce malheureux prince avait trouvé un dernier asile 2 .
La maison souveraine de Gruyère, apparentée à d’autres dynasties et aux plus nobles familles, était devenue par ses /532/ alliances comme un centre autour duquel se groupaient les chefs d’illustres maisons de la Suisse, de la Savoie, de la Bourgogne, de la Bresse et du Dauphiné. De tous côtés on l’avait vue honorée, et puis tout à coup « cheoir sens dessus dessous, la plus désolée et défaite maison, tant en princes qu’en sujets, que nuls voisins qu’ils eussent 1 . »
Il y avait plus de vingt ans que Michel était mort pour la Gruyère lorsqu’on y reçut la nouvelle de sa fin. La population ne pouvait avoir de grand attachement pour son ancien maître. Cependant les Gruériens avaient été dévoués à leurs princes nationaux. Bien des souvenirs se réveillèrent, bien des cœurs s’émurent lorsque, le jeudi 7 juin 1576, le prêtre entonna son oraison funèbre, dont il paraît avoir pris pour texte ces paroles de l’Ecriture : « On a ouï dans Rama des cris, des lamentations, des pleurs et de grands gémissements, Rachel pleurant ses enfants ; et elle n’a pas voulu être consolée, parce qu’ils ne sont plus. »