HISTOIRE DU COMTÉ DE GRUYÈRE
TOME PREMIER
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CHAPITRE PREMIER.
Coup d’œil sur la Gruyère. Turimbert, premier comte d’Ogo. Échange que fait ce comte avec l’évêque de Lausanne. Ce qu’il faut entendre par Rota in Ogo. Le comté de Gruyère fait partie du comté de Vaud: ses souverains sont vassaux des comtes de Genevois. Eglise de Château-d’Œx. Fondation du prieuré de Rougemont. Dotation de ce couvent par Guillaume Ier, comte de Gruyère, par sa famille et divers habitants du pays. Première croisade. Le comte Guillaume et d’autres Gruériens prennent la croix. Retour du comte. Dernier souvenir de son existence. Son fils Raimond lui succède. Guillaume II. La maison de Gruyère contribue à la fondation de l’abbaye d’Humilimont. Guillaume de Glane, fondateur de l’abbaye d’Hauterive. Sa mort. Partage des biens de la maison de Glane. Agnès de Glane épouse Rodolphe de Gruyère.
[923-1157.]
Il est en Suisse une contrée pastorale qui forma pendant plusieurs siècles un petit empire, dont les annales offrent les diverses phases que l’on signale dans l’histoire d’un vaste établissement. La Gruyère (c’est le nom de ce petit empire) est comme une perle précieuse au milieu de la couronne /2/ formée par les Alpes. Une nature grandiose et pittoresque se reflète sur les villages, les églises et d’autres monuments élevés dans ce pays par la main des hommes; elle ajoute à la sévérité des ruines de quelques châteaux forts que la guerre a détruits. Le cœur de l’homme semble emprunter à cette nature quelque chose de sa force et de sa grandeur. Sur les flancs des Alpes, défrichés par les moines et les premiers colons, au milieu des forêts de sapins et dans les vallées qu’arrosent la Sarine et ses affluents, il s’est formé une race vigoureuse, énergique, intelligente, jadis passionnée pour ses franchises, renommée par son attachement à ses institutions religieuses, par son fier et opiniâtre dévouement à ses maîtres. Les Gruériens ne passèrent qu’à regret sous la domination qui, au milieu de seizième siècle, remplaça le régime de leurs princes nationaux, dont ils avaient partagé la bonne et la mauvaise fortune, et dont l’amour se confondait dans leurs cœurs avec celui de leurs vieilles et chères libertés.
Sur un monticule isolé au milieu d’une plaine que traverse la Sarine, est une modeste ville du moyen âge, au nom de laquelle se rattachent de pieux souvenirs. C’était autrefois la capitale de nos rois pasteurs. Le sommet du plateau sur lequel s’élève la petite cité féodale est couronné d’un édifice où l’on distingue encore, malgré les changements des mœurs et les transformations successives des bâtiments, toute la physionomie d’une bretèche ou d’une citadelle. Là vécut et régna pendant quelques siècles une des plus illustres familles de la noblesse bourguignonne. A toutes les grandes époques de l’histoire de la Suisse au moyen âge, les comtes de Gruyère sont à leur poste, armés pour la défense de leurs droits et de leur territoire, ou pour garder la foi jurée à leur /3/ suzerain. L’ardeur belliqueuse des seigneurs de la contrée s’était communiquée à leur peuple: « En avant la Grue! » fut dans un temps, si l’on en croit la tradition, la devise des gaillards et braves Gruériens. La chevalerie n’eut pas de soldats plus dignes que les comtes de Gruyère; leur suzerain n’eut pas de vassaux plus dévoués.
Turimbert
comte d’Ogo en 923.
C’est dans un acte passé le 11 novembre de l’an 923 1 , sous le règne de Rodolphe II, roi de la Bourgogne-Jurane, que l’on découvre les premiers vestiges d’un comte d’Ogo. Il s’agit dans cet acte d’un échange de terres et de dîmes entre le comte Turimbert et l’évêque Boson. Le comte cède à l’église de Ste-Marie de Lausanne, ou à celle de St-Eusèbe de Bulle, ou à ses recteurs, un fond colonaire à lui appartenant en propre, avec une maison assise sur ce fonds, une terre labourable de trente muids de foin pour huit charretées, et quatre colons ou serfs agricoles. L’évêque, à son tour, cède à Turimbert une partie des dîmes de St-Eusèbe en faveur de la chapelle que le comte avait fondée à Riaz en l’honneur du Sauveur 2 , et qui, dans la seconde moitié du onzième /4/ siècle, paraît transformée en église sous le même vocable 1 . Il lui donne de plus, dans ce village, une dîme seigneuriale. La femme de Turimbert, qui, de concert avec son mari, confirma l’échange fait avec l’évêque Boson, s’appelait Avana.
Outre la cession faite par le comte Turimbert, l’église de Notre-Dame de Lausanne acquit encore d’autres biens à Riaz 2 .
Il est à remarquer ce qui suit:
1° Le nom d’Ogo, qui s’est glissé dans le texte imprimé de la charte de l’an 923 3 , se trouve au haut de la page du manuscrit, où il sert de titre 4 ; ce qui signifie que cet acte ancien se rapporte au comté d’Ogo.
2° Si le pays dont Turimbert était comte, n’est pas mentionné dans la prédite charte, non plus que celui dont l’évêque Boson était le supérieur diocésain, il est cependant assez clairement désigné par les noms de Bulle et de Riaz, localités qui faisaient anciennement partie de l’Ogo, soit du comté de Gruyère 5 , dont elles furent détachées dans la suite; en sorte que dans la charte de l’an 923 il ne peut être question que d’un comte d’Ogo 6 , tout comme dans la charte de fondation du prieuré de Rougemont, Willelme, qui est appelé comes sans autre désignation, est nécessairement un comte de Gruyère. /5/
3° La villa Roda de notre charte n’est pas la petite ville de Rue, comme on l’a prétendu souvent; Rue ne faisait point partie de l’Ogo. Roda ou Rota 1 dont il s’agit ici, est le village de Riaz. Il est dit dans une charte du 28 octobre 1074 2 qu’un comte nommé Bourcard 3 donna à l’église de Notre-Dame de Lausanne des terres sises à St-Aubin dans le Vully, en réparation du mal qu’il avait fait au cimetière et à l’église du Sauveur à Roda (Riaz). 4 Or une charte de l’an 1213 atteste que l’église de Rota en Ogo, c’est-à-dire de Riaz, avait des terres à St-Aubin en Vully 5 .
4° Enfin, Riaz avait un cimetière dans ces temps reculés, tandis que ce n’est qu’au commencement du XVIIe siècle qu’un cimetière fut établi à Rue. L’évêque de Lausanne en permit l’érection par acte du « penultiesme avril 1613 » 6 .
De tout ce que nous venons de dire il résulte que la villa Roda de la charte de 923 est le village de Riaz, près de Bulle, et que cette charte se rapporte à un comte d’Ogo, nommé Turimbert.
Les successeurs immédiats de Turimbert ne sont pas connus. Sans nous aventurer dans des conjectures pour trouver les comtes qui le suivirent, nous n’en commencerons la liste qu’à l’époque où on peut la vérifier. Il faut pour /6/ cela descendre jusqu’à Guillaume Ier, séparé de Turimbert par un siècle et demi. L’histoire authentique des comtes de Gruyère remonte jusqu’au onzième siècle; au delà on se perd dans les incertitudes et les récits fabuleux.
Mais avant de franchir l’espace qui sépare les deux comtes que nous avons nommés, voyons quelle fut dès l’origine la situation personnelle et politique des souverains du petit empire dont nous écrivons l’histoire.
On sait déjà que le comte d’Ogo était un des officiers du royaume de Bourgogne transjurane; que, dans cette haute contrée, couverte de forêts, entrecoupée par des torrents, il exerçait le droit de justice pour les eaux et forêts, la gruerie, comme on l’appelait, d’où le pays a pris le nom de Gruyère 1 . Les grands-gruyers, comme d’autres hauts fonctionnaires, profitant de l’affaiblissement du pouvoir royal — et de l’exemple donné par les fondateurs mêmes des deux royaumes de Bourgogne 2 , — rendirent leurs titres et prérogatives héréditaires dans leur maison, et s’érigèrent en seigneurs propriétaires dans les lieux dont ils n’étaient que les magistrats.
Mais c’est une erreur de croire que les comtes de Gruyère ou d’Ogo s’élevèrent dans la suite au rang de souverains immédiats n’ayant au-dessus d’eux que l’empereur ou le roi des Romains. Cette erreur commune, que nous avons nous-même longtemps partagée, a besoin d’être rectifiée. L’histoire des comtes et du comté de Gruyère bien comprise n’en sera que plus intéressante; plus vive aussi sera la lumière qu’elle répandra sur les destinées des divers Etats qui entouraient cette petite monarchie pastorale. /7/
Le royaume de Bourgogne transjurane, fondé en 888 par Rodolphe, comte et marquis de cette province sous le règne de Charles le Gros 1 , comprenait entre autres le comté de Vaud, comitatus Waldensis, dont il est déjà fait mention dans une charte de l’an 885 2 . Ce comitat ou cette juridiction, dont l’administrateur portait le titre de Comte ou de Juge (comes, iudex), s’étendait sur toute la partie du diocèse de Lausanne renfermée entre le pont d’Allaman ou la rivière d’Aubonne, le Léman, la Veveyse (frontière du vieux Chablais), la Sarine, le Jura 3 , et limitée au N. par le canal de la Broie et par la Biberen, entre le lac de Neuchâtel et la Sarine, ou, plus exactement, par le pont de Barges sur l’Aar, au delà du village de Bargen, près du confluent de l’Aar et de la Sarine, en face d’Arberg 4 . Le comté de Vaud comprenait en conséquence non seulement la basse Gruyère, mais aussi le Hochgau ou l’Ogo, soit le Pays d’Enhaut ou la haute Gruyère, au moins jusqu’à la Sarine, sinon jusqu’aux Alpes bernoises. En effet, suivant une charte de l’an 1040, le lieu dit Ogo, c’est-à-dire Castrum in Ogo, soit Château-d’Œx, était situé dans le comté de Vaud 5 . [Voyez la note corrective à ce sujet dans MDR Tome XXII, note2, p. 6.] /8/
Dans l’origine, le comté d’Ogo était à proprement parler un pagus minor (Gau), ou district du comté de Vaud 1 .
Celui-ci, administré par un des officiers de la couronne, fut aliéné par un prince faible et dévot. En 1011, Rodolphe III, dernier roi de la Bourgogne transjurane, donna à l’évêque de Lausanne le comté de Vaud, tel qu’il était compris dans ses anciennes limites 2 . Mais la charte royale ne reçut pas son entier accomplissement. Le prélat dut borner son ambition à la jouissance de la seigneurie de la cité épiscopale, et des droits régaliens dans cette cité et dans les domaines de son église. Ce ne fut d’ailleurs que dans le courant du XVe siècle que les évêques de Lausanne prirent le titre de comte, Episcopus et comes 3 . Quant au comitat, c’est-à-dire au droit de haute justice ou de juridiction sur le pays indépendant de l’église de Lausanne ou de la cité épiscopale, il continua d’être exercé par des comtes. Ceux-ci, lorsque le second royaume de Bourgogne, « déjà languissant dans les mains débiles de Rodolphe le Fainéant, eut passé sous la suzeraineté contestée et lointaine des empereurs germaniques, » transformèrent leur office en seigneurie /9/ héréditaire, leur dignité en souveraineté, pour ainsi dire, indépendante, et se constituèrent suzerains des contrées dont ils avaient été les simples justiciers. Ainsi firent les Comtes de Genevois, qui étendirent même leur domination sur tout le Comté de Vaud, et, ne reconnaissant au-dessus d’eux que le chef de l’Empire, furent presque sans interruption, jusqu’à la domination de Pierre de Savoie, les supérieurs immédiats des comtes de Gruyère et de divers autres seigneurs féodaux, dès la frontière de la Savoie propre jusqu’à la jonction de l’Aar et de la Sarine 1 .
Guillaume Ier
vers 1080; en 1104 et 1115.
Vers la fin du XIe siècle, l’église de Château-d’Œx,-fondée au lieu dit lo Chanoz (le Chêne), sur une petite colline à quelques minutes du château, qu’elle a remplacé depuis 2 , était la seule église paroissiale qu’il y eût dans le Pays d’Enhaut. Elle avait à cette époque reculée des dîmes et des revenus dans les environs. La vallée de Château-d’Œx était habitée; la culture des terres et l’éducation du bétail avaient fait des progrès dans ce quartier. La population d’alentour allait croissant: elle rendait nécessaires de nouveaux défrichements et de nouveaux établissements, soit civils, soit religieux.
Dans ce temps, sous le pontificat d’Hildebrand, plus connu /10/ sous le nom de Grégoire VII, sous le règne de l’empereur Henri IV, Bourcard étant évêque de Lausanne, dans la seconde moitié du onzième siècle, Guillaume comte d’Ogo, soit de Gruyère, sa femme Agathe, leurs fils; Ulric, cousin du comte, sa femme Berthe et leurs fils; persuadés que: « L’aumône fait l’expiation des péchés 1 , » donnèrent librement et sans réserve, à Dieu et à St-Pierre de l’église de Cluny, le terrain alors inculte et désert entre les deux torrents qu’on appelle Flendrus 2 , avec un homme, c’est-à-dire un chef de famille, pâtre ou cultivateur, nommé Gautier Châtel. C’est dans ce quartier, non loin de la Sarine, à une demi-lieue au-dessus du village alors naissant de Rougemont, que s’éleva l’église de Saint-Nicolas, dont il ne reste depuis longtemps que de faibles vestiges. Dans la suite, le même comte, divinement inspiré (dit l’acte de fondation), donna au couvent de St-Nicolas tout ce qu’il avait de dîmes ou qu’il espérait en avoir au delà de l’un des deux Flendrus, ou, plus exactement, au delà du Griesbach, du côté qui touchait la limite des Alemans 3 , c’est-à-dire du côté de Gessenay. Le comte Guillaume donna de plus au même prieuré, du consentement de tous ses fils et de Girard, évêque de Lausanne, la dîme qu’il avait dans la vallée d’Œx. Il y ajouta sa part de la dîme de Grosse-pierre et, de l’aveu de sa femme Agathe et de ses fils, la terre qu’un de ses vassaux, Martin del Flie, tenait de lui. Ulric, fils du comte, chanoine de l’église de Lausanne, allant entreprendre le voyage d’outre-mer, donna, du consentement de Girard, évêque de Lausanne, la moitié de l’église d’Œx et la moitié de l’avouerie /11/ de cette église. Raimond, autre fils du comte, céda la terre de Rossinière, avec les dépendances et les vignes qu’il possédait à Corsier.
Le cousin du comte, savoir Ulric, apparemment seigneur du Vanel, fit don à la dite église de tout ce qu’il possédait de dîmes au delà du Griesbach. Puis son fils Hugues, prenant la croix pour aller combattre en Terre-Sainte avec son cousin le chanoine Ulric, donna au prieuré de St-Nicolas de Rougemont l’autre moitié de l’église de Château-d’Œx. D’autres personnes, désirant participer aux travaux et aux prières des religieux, et s’associer aux bienfaiteurs du couvent, offrirent à Dieu et à St-Nicolas les dîmes qu’ils avaient dans la vallée d’Œx. Turin et Hubert, petits-fils ou neveux (nepotes) du comte, donnèrent la dîme qu’ils possédaient; un autre Turin et Gui, ses petits-fils ou neveux, leur dîme de la montagne de Perausa; Réchon, vidomne de Villar (nommé depuis Grand-Villars), la dîme que le comte lui avait inféodée; Arnold et ses frères de Villar, la dîme qui leur appartenait. Radbod de Mangins, voulant aller à Jérusalem, céda ce qu’il avait en propre dans le même village et dans d’autres localités, ajoutant à ce don divers serfs des deux sexes, que Jean, prieur de Rougemont, paya cent-cinq sous. Ensuite plusieurs autres, qui ne percevaient pas de dîmes, donnèrent jusqu’à dix arpents de terre. Les religieux et leurs colons ne tardèrent pas à défricher ce sol encore infertile. Outre les bienfaiteurs du couvent de Rougemont que nous avons nommés, un bon nombre d’autres personnes lui donnèrent ou lui vendirent des dîmes et des fonds dans des localités qu’il n’est point facile de déterminer.
Parmi les offrandes ci-dessus mentionnées, qui servirent /12/ à doter l’église fondée en l’honneur de St-Nicolas, évêque de Myre au IVe siècle, il en est plusieurs qui, faites du consentement de Girard (ou Girod) de Faucigny, évêque de Lausanne, furent confirmées par ce prélat peu de temps après son avénement au siége épiscopal, qui eut lieu en 1103. Le docte moine qui, vers la fin du XVe siècle, a retouché et augmenté le Faisceau des temps 1 , avait sans doute dans la pensée la confirmation dont nous parlons, lorsqu’il écrivit que le monastère de Rougemont fut fondé (c’est-à-dire construit) en 1104 par les habitants de ce lieu et doté par Guillaume, comte de Gruyère 2 . Les divers actes de donations dont ce prieuré fut l’objet sous le régime du comte Guillaume Ier, ont été confirmés par Girard, évêque de Lausanne, et Boson, évêque d’Aoste, dans une pancarte 3 ou charte collective, rédigée ou délivrée le huitième dimanche après la Pentecôte (1er août) de l’an 1115, en présence de l’évêque Girard, du comte Guillaume, de Turin de Broc, de Lambert de Pringy, de Nantelme de Riaz, de Turin d’Epagny, et d’autres témoins, et munie du sceau de l’évêque de Lausanne, à la demande de Chrétien, prieur de Rougemont, qui, on le devine aisément, tenait à posséder un acte de reconnaissance et de confirmation de toutes les donations faites en divers temps au couvent dont il était le chef 4 .
On voit par la charte de fondation du prieuré de Rougemont, /13/ qu’à la fin du XIe ou au commencement du XIIe siècle la maison de Gruyère était déjà riche et nombreuse; car parmi les bienfaiteurs du couvent paraissent onze membres de cette noble famille.
Le nombre considérable de seigneurs, ou de feudataires et de tenanciers, qui figurent dans cette charte, les revenus et les possessions diverses dont elle parle, prouvent que, d’un côté les seigneurs de Gruyère, de l’autre les religieux, avaient avancé les défrichements, la culture des terres et du bétail, favorisé par là même l’accroissement de la population, et poursuivi avec succès l’œuvre de civilisation si bien commencée par les premiers colons.
Plusieurs cessions mentionnées dans le document que nous avons cité furent faites dans un moment d’enthousiasme pour la défense et la conquête des Lieux saints. Cet acte nomme trois preux qui se croisèrent. Il y a lieu de croire que le nombre des courageux Gruériens qui quittèrent leur pays pour entreprendre le long et périlleux voyage d’outre-mer, fut plus considérable. En effet, suivant Gollut, le comte Guillaume aurait aussi pris part à la première croisade. Combien était grande la force que puisait dans le désintéressement et la vivacité de sa foi, cette société féodale si méconnue, si souvent déprisée! A la fin du XIe siècle, un moine s’avise qu’il faut affranchir les chrétiens de la Terre-Sainte, et arracher aux infidèles le tombeau du Sauveur des hommes; il prêche cela, et tout à coup la société féodale éprouve un tressaillement héroïque. Le cri de Diex el volt, parti de l’assemblée de Clermont, retentit /14/ jusqu’au fond des Alpes gruériennes, et à ce cri le peuple s’émeut, les Seigneurs et les serfs se lèvent d’un subit élan, pour aller au pays lointain, comme, au commencement du même siècle, les compagnons des fils de Tancrède étaient partis sans hésiter pour les terres inconnues 1 . Les pèlerins de la Gruyère prennent la croix, et avant de dire, pour toujours peut-être, adieu au manoir, adieu à leurs montagnes, ils accomplissent un acte solennel en faveur de l’institution religieuse qui vient de s’élever dans leur patrie. Il est à remarquer que la fondation du prieuré de Bénédictins de Rougemont coïncide avec la première croisade. Le comte Guillaume de Gruyère, son fils Ulric, chanoine de l’Eglise de Lausanne, Hugues, cousin d’Ulric, Radbod et d’autres pieux et intrépides Gruériens, donnèrent ou vendirent leur bien au monastère de St-Nicolas, et, persuadés que le Dieu des armées combattrait avec eux, ils se mirent en marche, avec plusieurs chevaliers et ecclésiastiques de l’Helvétie romane, pour rejoindre Bourguignons, Francs, Flamands et Lombards, qui s’étaient armés pour la cause du genre humain, et pour s’unir à ces braves champions, comtes, barons et seigneurs, qui s’étaient rangés sous la bannière de leur illustre chef Godefroi de Bouillon 2 .
C’est à cette époque de ferveur religieuse et d’enthousiasme chevaleresque qu’il convient de rapporter la charmante tradition que voici. « Hugues et Turin armèrent parmi les pâtres, leurs vassaux, cent beaux Gruériens pour les mener à la conquête du saint Sépulcre. Les jeunes bergères voulurent fermer les portes du château pour empêcher leur /15/ départ; il fallut les rouvrir de force, et les pauvres filles se prirent à pleurer quand elles entendirent l’écuyer qui portait la bannière crier d’une voix forte: « En avant la Grue! S’agit d’aller! reviendra qui pourra 1 ! »
A qui demander ce que devinrent les braves Gruériens qui se croisèrent pour la Terre-Sainte, et dont la bannière flotta peut-être sur les murs de Jérusalem? Nul ne le sait. Sans doute plus d’une famille eut à regretter un des siens, plus d’une jeune fille pleura son amant. Toutefois ils ne périrent pas tous. Le comte Guillaume eut le bonheur de revoir sa patrie, car il apparaît en 1104 comme fondateur du prieuré de Rougemont, et on le voit assister à la confirmation de la charte de 1115. Depuis ce moment il ne laisse plus de trace dans l’histoire.
Raimond
1115—1136 (?).
Raimond, fils aîné de Guillaume Ier, succéda à son père après avoir administré en son absence le comté de Gruyère. On a dit qu’Ulric, second fils du comte Guillaume et chanoine de l’église de Lausanne, qui avait pris la croix, revint dans son pays, qu’il en partagea l’administration avec Raimond, que les deux frères fondèrent l’abbaye cistercienne de Hautcrêt et furent les bienfaiteurs de cette maison religieuse, qui, remarquons-le, date de l’an 1134. — Ces allégations /16/ ne sont appuyées d’aucune preuve. Rien ne montre que le chanoine Ulric échappa aux désastres de la première croisade. Quant à Raimond, il ne paraît que dans l’acte de 1115; on ignore la durée de son règne. On ne connaît point sa femme. Il laissa au moins deux fils: Guillaume, qui suit, et Radbod.
Guillaume II
de 1136 à 1157 ou environ.
C’est peu de temps avant la mort du comte Raimond, ou plutôt au commencement du règne de son fils Guillaume, en 1136, que fut fondée, près de Marsens, non loin de Riaz et d’Echarlens, au pays d’Ogo, l’abbaye d’Humilimont, aussi dite de Marsens, de l’ordre des Prémontrés. A cet acte solennel assistèrent plusieurs grands personnages: Gui, évêque de Lausanne; Jean d’Everdes, seigneur de Vuippens; Ulric, seigneur de Pont, et Jocerin d’Arconciel. Il est dit dans la charte de fondation, que la dotation de cet établissement religieux est due aux vénérables hommes Anserin, Gui et Borcard, et aux puissants seigneurs de Marsens 1 . Or ces puissants seigneurs, que la charte ne nomme pas, c’étaient les sires de Gruyère, comme on le voit dans une charte sans date, qui fut expédiée vers le milieu du XIIe siècle à Ulric, premier abbé d’Humilimont, par Saint-Amédée, /17/ évêque de Lausanne (de 1144 à 1159). Cette charte, qui sert à confirmer les diverses donations faites au dit couvent, certifie entre autres que Guillaume, comte de Gruyère, et Radbod son frère, seigneurs dominants du village de Marsens 1 , ont accordé au monastère de ce lieu la possession pleine et entière des dons qui lui ont été offerts. « Dans la confirmation de ces dons, dit le prélat, nous comprenons aussi le bois de Rueria, devant la grange ou la ferme de Marsens, lequel a été cédé en toute propriété à l’église d’Humilimont par Guillaume, Radbod, Thorin et Jorand de Gruyère 2 . » Le nécrologe d’Humilimont a conservé, à la date des 17 cal. de décembre (15 novembre), le souvenir de ces bienfaiteurs 3 . Les trois derniers paraissent avoir été frères du comte Guillaume.
Ajoutons que Thorin et Jorand de Gruyère figurent encore comme témoins de deux actes servant à confirmer les dons faits par Amédée comte de Genevois en faveur de l’abbaye d’Hauterive, dont l’un est de l’an 1139 4 , l’autre de l’an 1142 5 .
Au premier rang de la noblesse bourguignonne et des familles souveraines en Helvétie était la riche et puissante maison de Glane, voisine de la maison de Gruyère, avec /18/ laquelle elle avait contracté des alliances, s’il est vrai, comme on le présume, que la comtesse Agathe, femme de Guillaume Ier, était issue de la maison de Glane. Dans cette époque de grande ferveur, où tant de souverains locaux prirent la croix, ou signalèrent leur zèle et leur piété en dotant des établissements religieux fondés sur leur territoire, Guillaume, sire de Glane, dont le père et l’oncle avaient été perfidement massacrés avec leur jeune suzerain dans l’église de l’abbaye de Payerne 1 , résolut de renoncer au monde et de se consacrer à Dieu. Le manoir de ses ancêtres, près du confluent de la Sarine et de la Glane, fut démoli; Guillaume en destina les matériaux à la construction de l’abbaye d’Hauterive, qui, fondée en 1137, fut richement dotée par ce pieux baron 2 . Guillaume prit l’habit de frère convers, et mourut dans ce couvent le 7 février 1142.
Les biens de la maison de Glane furent alors partagés entre les quatre sœurs de Guillaume 3 . Il serait difficile de /19/ déterminer la part de chacune d’elles et de dire avec quelque certitude de quoi elle se composait. Emma, l’aînée, qui avait épousé Rodolphe 1 , comte de Neuchâtel, et qui fut mère d’Ulric, seigneur d’Arconciel et d’Illens, avait apporté à son mari ces deux seigneuries et les terres du Vully. Ita se maria, en Tarentaise, à un homme d’une famille inconnue. Juliane fut femme de Guillaume de Montsalvens, proche parent du comte de Gruyère. Enfin, la quatrième sœur, Agnès, épousa Rodolphe, qui fut comte d’Ogo soit de Gruyère. On ne saurait dire exactement en quoi consistaient les biens dont Agnès de Glane, comtesse d’Ogo, enrichit la maison de Gruyère.
CHAPITRE DEUXIÈME.
Rodolphe Ier, comte de Gruyère. Sa bienfaisance à l’égard d’Hautcrêt. Démêlés de la maison de Gruyère avec Hauterive. Donations faites à ce couvent et à l’abbaye de Monteron par les familles de Gruyère et de Montsalvens. Débat de Guillaume de Montsalvens avec les moines d’Hauterive. Libéralité de la maison de Gruyère envers l’abbaye d’Humilimont. Querelle entre le comte de Gruyère et l’évêque de Lausanne au sujet de Bulle et de son territoire. Concordat entre les deux parties. Abolition du droit de suite à l’égard des femmes. Cession de Bulle à l’évêque. Suppression de la foire de Gruyère. Maison de Montsalvens. Pierre Ier, comte de Gruyère. Il associe son frère, Rodolphe II, à l’administration du comté. Dîmes d’Onnens. Démêlés avec le chapitre de Notre-Dame de Lausanne au sujet d’Albeuve et de Riaz. Contestation entre le même chapitre et le seigneur de Belmont. Nouveau débat entre le comte de Gruyère et l’évêque de Lausanne. Vassaux, reconnus hommes liges du Chapitre. Donation du comte de Gruyère en faveur d’Hautcrêt. Querelle entre les sires de Montagny et la ville de Payerne. Le comte de Gruyère concourt à l’accord des parties. Famille du comte Rodolphe II.
[1157-1226.]
Rodolphe Ier
1157-1196.
Au milieu du XIIe siècle, le comte Guillaume mourut, laissant à son fils et successeur Rodolphe (que quelques généalogistes font à tort fils de Raimond et frère de Guillaume) l’administration du comté de Gruyère ou d’Ogo. Le comte Rodolphe, nous l’avons dit, avait pour femme Agnès, fille de Pierre de Glane et sœur de Guillaume, dernier seigneur de la maison de ce nom. Dans un document de l’an 1170, appartenant aux archives d’Hauterive, Agnès est désignée /21/ sous le nom de comtesse d’Ogo 1 . Dans l’acte d’une donation faite au milieu du XIIe siècle, par Borcard de Villars et son frère, en faveur de l’abbaye d’Hautcrêt, où le mari d’Agnès de Glane figure comme témoin, il porte le titre de comte d’Ogo 2 . Dans une autre charte de la même époque, ainsi que dans un acte de l’an 1177, sur lequel nous reviendrons plus tard, il se nomme comte de Gruyère 3 . On voit que ce titre fut d’usage dès le milieu du XIIe siècle.
Le premier fait que l’on remarque dans la vie du comte Rodolphe Ier est un acte de bienfaisance envers l’abbaye d’Hautcrêt. Dans une réunion an château de Saint-Martin (dont il ne reste qu’une tour entre Pâquier et Mollondins), en présence de Girard, premier abbé d’Hauterive, de Guillaume de Thierrens, de Guillaume de Surpierre et d’autres hommes notables, le comte Rodolphe fit à Magnon, abbé d’Hautcrêt, cession du bien qu’il possédait en propre à Châtillens, et il s’engagea, suivant l’usage, à défendre et garantir cette donation, que sa femme et un de ses fils approuvèrent devant plusieurs témoins 4 . /22/
Rodolphe eut mainte fois l’occasion de signaler sa bienfaisance envers les couvents, et bien qu’elle fût généreuse et spontanée, elle ne satisfit pas la cupidité des religieux. Agnès, épouse de Rodolphe, et Juliane sa sœur, femme de Guillaume de Gruyère, seigneur de Montsalvens, avaient apporté en dot quelques domaines à leurs maris. Elles conservaient des droits sur une partie de la riche succession de leur père. Ces droits leur furent contestés, et leurs réclamations repoussées par le clergé, notamment par l’abbaye d’Hauterive, qui, non contente des fonds et des revenus considérables dont Guillaume de Glane l’avait dotée, tendait, paraît-il, à déposséder les sœurs de son généreux bienfaiteur. Le comte Rodolphe et son parent, Pierre de Montsalvens, fils de Guillaume de Montsalvens et de Juliane de Glane, menacés de l’anathème, et trop faibles pour résister aux armes spirituelles, armes que la foi populaire rendait alors toutes puissantes, renoncèrent à leurs prétentions et subirent la loi du plus fort.
Bientôt, en 1162, l’évêque de Lausanne, premier supérieur et protecteur des couvents de son diocèse, accueillant favorablement la requête de Ponce, alors abbé d’Hauterive, fit expédier un acte général ou collectif, qui confirmait sans réserve à ce monastère non-seulement les dîmes des terres incultes que les religieux avaient mises en valeur, mais encore tous les biens-fonds et tous les revenus provenant de la maison de Glane, et tous les biens que la maison de Gruyère et Ulric de Neuchâtel, fils du comte Rodolphe, époux d’Emma de Glane, avaient contestés au couvent. La confirmation épiscopale comprenait tout particulièrement les actes suivants: 1° La cession faite, au château de Font, en faveur d’Hauterive, par Pierre de Gruyère, seigneur de /23/ Montsalvens, et sa mère Juliane, cession consentie par Agnès, fille de Juliane et sœur de Pierre 1 ; 2° L’accord d’Ulric de Neuchâtel, touchant les dons faits à la dite abbaye, par son père Rodolphe et par Guillaume de Glane, accord qui avait été approuvé au château de Neuchâtel par Berthe, femme du dit Ulric; 3° La convention que Rodolphe comte de Gruyère avait faite, le jour de Ste-Luce (13 décembre) au lieu dit le Pré 2 , dans la paroisse de Château-d’Œx 3 ; 4° L’approbation donnée à ce contrat, au château de Gruyère, par la comtesse Agnès, femme de Rodolphe, par leurs fils Guillaume, Pierre, Amédée, et par leur fille Agathe. 5° Enfin l’évêque assigna au couvent d’Hauterive la dîme des terres défrichées, laquelle, lors de la translation de Guillaume de Glane, leur avait été cédée par Ulric de Neuchâtel, et (s’il faut en croire une copie des donations faites à Hauterive) par Rodolphe comte de Gruyère et Pierre de Montsalvens. — Chacun des actes particuliers qui composent la charte générale de confirmation susdite est corroboré par la présence de témoins ecclésiastiques et laïques. En tête sont Landri, évêque de Lausanne, et Ponce, abbé d’Hauterive. Ici figurent Magnon, abbé d’Hautcrêt, et Jean, abbé de Monteron, Richard de Saint-Martin, Conon d’Estavayer, Rodolphe de Rue; là, Willenc, prieur de l’église de Payerne, Ulric de Fons, Renaud de Corcelles; ailleurs, Aimon, abbé de Marsens, Gislemar d’Assens, et d’autres personnages /24/ marquants dans l’histoire de la Suisse romane au moyen âge 1 .
Quelques années après cet arrangement, de nouvelles contestations furent suivies de nouveaux compromis. En 1169 Pierre de Montsalvens et sa mère Juliane passèrent, à Payerne, un acte de renonciation à tous les droits qu’ils avaient disputés à l’abbaye d’Hauterive. Ensuite ils cédèrent à ce couvent tout ce qu’ils possédaient dans un champ voisin du vignoble des Faverges, au-dessus de Saint-Saphorin 2 . Plus tard, en 1173, apparemment à la mort de sa mère, Pierre de Montsalvens fit, à Saint-Saphorin, une reconnaissance de ce don en faveur d’Hauterive, et il ordonna à son tenancier de recevoir en fief de l’abbaye tout ce qu’il avait dans le champ susdit 3 . Quelque temps auparavant, Juliane de Montsalvens avait cédé au même couvent ce qu’elle possédait au manse de Nurvos (Neiruz), dit de Berthold 4 . La même dame, son fils Pierre, et la femme de ce seigneur, savoir Pétronille, sœur de Conon d’Estavayer, prévôt du chapitre /25/ de Lausanne 1 , avaient cédé à la maison religieuse d’Hauterive un manse situé à Cottens, pour la moitié duquel Hauterive devait donner chaque année 18 sous à l’église de (Grand-)Villars 2 . Juliane et son fils avaient encore cédé au même monastère, en retour de 30 sous, la quatrième partie de tout le territoire du Sac, en posant, suivant un usage féodal, un caillou sur l’autel, en signe de renonciation à tout droit sur l’immeuble concédé 3 . Enfin, Juliane avait aussi donné à l’église d’Ecuvillens, pour le salut de son âme, et du consentement de son fils 4 , sa part des dîmes qu’elle avait héritées de son père avec ses sœurs. Les moines d’Hauterive, ayant à réclamer d’elle 18 sous avant qu’elle eût fait ce don, avaient racheté de l’église d’Ecuvillens les dîmes que celle-ci avait reçues de Juliane 5 .
De leur côté le comte Rodolphe et sa femme Agnès avaient aussi cédé au couvent d’Hauterive leur quart du territoire dit le Sac, et leurs fils Guillaume, Pierre et Amédée avaient approuvé cette donation 6 .
Vers le même temps (en 1170) la comtesse Agnès avait donné, pour le salut de l’âme de son mari et de l’âme de son fils Guillaume, tous deux encore vivants, à l’abbaye d’Hauterive, six poses d’une terre dite la Majorie, sise à Ecuvillens, où la cession avait eu lieu. Ce don fut approuvé, à Gruyère, par Pierre et Rodolphe, fils de la donatrice. /26/ Depuis (en 1173), le comte Rodolphe abandonna au même couvent tous les droits qu’il avait sur un de ses hommes, appelé Emon (Aimon), de Cottens-sur-Autigny, et sur son tènement. Ce don, fait en plein air, devant la porte du monastère de Bulle 1 , est un des nombreux exemples de l’antique usage de faire à ciel ouvert les actes qualifiés d’instruments publics. Ce moyen de publicité a été remplacé par la presse.
L’acte dont nous parlons fut d’abord approuvé par Guillaume, Pierre et Amédée, fils du comte, en présence de Pierre de Montsalvens et d’autres témoins; ensuite, à Gruyère, par la comtesse Agnès et son quatrième fils, Rodolphe, qui était clerc ou ecclésiastique seulement tonsuré.
L’abbaye d’Hauterive ne fut pas seule l’objet de la libéralité des comtes de Gruyère et de leur famille. Une charte de l’an 1177 nous enseigne entre autres ce qui suit: Rodolphe, comte de Gruyère, Agnès, sa femme, et leurs fils Guillaume, Pierre et Amédée donnèrent à l’église de Notre-Dame de Théla, soit de Monteron, tout ce qui relevait de leur seigneurie dans le territoire de Chevressy, de Munnens, de Junières et de Filliroles; de plus, toutes les acquisitions que les religieux de Monteron avaient faites ou qu’ils feraient dans la vallée d’Yverdon: bien entendu, toutefois, que sans l’aveu du comte ou de ses fils, l’acquisition de l’un des fonds susdits n’ôterait point à ce fonds le caractère d’un chasement, soit d’une tenure faisant partie d’un fief, /27/ ou, plus exactement, d’un arrière-fief, dont la jouissance était accordée à la charge d’une redevance annuelle en argent, ou de quelque autre réserve.
Le comte et ses fils accordèrent aussi aux moines de Monteron le droit de faire paître leurs bestiaux dans la dite vallée; ils leur concédèrent les usages dans les terres, les prés, les forêts, les eaux; de plus, les prestations de blé, de gerbe, d’avoine, ainsi que les dîmes que les religieux avaient acquises censitivement (c’est-à-dire avec charge de cens), dans les lieux mentionnés ci-dessus, de ceux qui les tenaient du comte; bien entendu que les religieux auraient la cession de ces dîmes aussi longtemps que ceux dont ils les avaient acquises continueraient à servir le fief, c’est-à-dire qu’ils prêteraient foi et hommage au seigneur (savoir au comte de Gruyère) et lui payeraient les droits qui lui étaient dus. Si, au contraire, ils venaient à négliger le fief et que le comte s’en plaignît, celui-ci devait faire connaître en temps convenable la cause de sa plainte aux religieux; après quoi, si ceux à qui les religieux payaient le cens donnaient à ceux-ci la garantie nécessaire, le comte ne donnerait pas suite à sa plainte, et les tenanciers continueraient à percevoir, comme de coutume, le cens que leur devaient les religieux. Si les tenanciers ne pouvaient satisfaire à leurs obligations, dans ce cas les religieux payeraient au comte le cens annuel, et obtiendraient de lui complète défense contre chacun. Si, dans la suite, le comte rendait le fief aux tenanciers, ceux-ci recevraient le cens comme du passé. Il en serait de même aussi souvent que le comte ou ses héritiers auraient fait leur plainte pour le même motif. Parmi les témoins de cette importante donation et de cette convention il convient de nommer Magnon, abbé d’Hautcrêt, et Pierre, /28/ chevalier 1 de Montsalvens. De son côté, Pierre, seigneur de Montsalvens 2 , qui est, pensons-nous, le même que le précédent, et qui, dans le même acte, est aussi appelé Pierre de Montsalvant 3 , sans autre désignation, donna aux religieux de Monteron les droits de blé, de gerbe et d’avoine, sans aucune réserve. Ils obtinrent aussi de Jocelin de Corbière, de son frère Pierre et de leur mère, la cession des droits que la maison de Corbière possédait dans la même vallée, cession qui fut approuvée par la femme de Jocelin, en présence de plusieurs témoins, parmi lesquels on distingue Ulric chevalier de Corbière 4 . La notification de ces diverses donations, et d’autres qu’il ne convenait pas de mentionner ici, fut faite par Landri, évêque de Lausanne, l’an de l’incarnation 1177 5 .
Les dons mentionnés dans la charte qu’on vient de lire furent confirmés en 1224 par le comte Rodolphe II 6 .
Pierre, seigneur de Montsalvens, qu’on a vu figurer dans quelques actes de donation, notamment dans celui de 1177, mourut quelque temps après. Son fils Guillaume eut des démêlés avec l’abbaye d’Hauterive au sujet de certains droits ou biens-fonds qu’il contestait à ce monastère. Guillaume dut céder. Il passa un acte par lequel il confirmait à l’église d’Hauterive la perpétuelle possession de tout ce que son père et son prédécesseur avait cédé à cette église soit en pur don, soit à prix d’argent. Cet acte, fait à Ecuvillens, /29/ le dimanche 10 janvier 1182 (nouv. st.), fut confirmé le lendemain, 11 janvier, à Fribourg, en présence de plusieurs témoins, selon l’usage, et, pour plus de validité, il fut corroboré par l’impression du scel de Roger, évêque de Lausanne 1 .
Entre autres couvents qui, fondés au XIIe siècle, éprouvèrent la munificence des seigneurs de Gruyère, on a remarqué l’abbaye d’Humilimont, qui reçut un don considérable du comte Guillaume II et de ses frères. Il est probable que la bienfaisance de Rodolphe Ier ne lui fit pas défaut. La commémoration de la comtesse Agnès dans le Nécrologe de ce couvent, indique assez qu’il fut l’objet de la libéralité de cette noble dame 2 .
Parmi les différentes aliénations ou concessions faites à des établissements religieux par la maison de Gruyère pendant l’administration du comte Rodolphe Ier, il faut surtout signaler celle de la seigneurie de Bulle. Le territoire de Bulle et celui de Riaz faisaient de temps immémorial partie de l’Ogo. Ils touchaient aux terres de l’évêque de Lausanne. Peut-être conviendrait-il mieux de dire que, depuis le XIe siècle, Riaz appartenait au chapitre de l’église de Lausanne, et que le chef de cette église convoitait la possession de Bulle. Cette ville avec son territoire devint un sujet de discorde entre l’évêque de Lausanne et le comte de Gruyère. Ces deux voisins avaient d’ailleurs de fréquentes querelles à l’occasion du droit de suite. Une autre source de débats, /30/ c’était le marché de Gruyère, dont le prélat demandait la suppression au profit de son église et au détriment de la Gruyère. Le seigneur de ce pays, voulant favoriser la prospérité de son petit empire, avait établi des foires ou marchés dans sa capitale, où se faisait le commerce des vallées et des montagnes voisines. L’évêque voulait attirer tout le commerce à Bulle. Cette ville, située dans une plaine, au milieu d’une contrée animée et fertile, avait une position plus favorable au commerce que celle de Gruyère, petite cité fortifiée, sur un plateau de difficile accès. Bulle avait sur sa rivale un autre avantage, très considérable au moyen âge: elle avait une église paroissiale, connue dès le IXe siècle, tandis que Gruyère avait seulement deux chapelles, l’une au château, à l’usage de la cour, l’autre sur un plateau, au-dessous de la petite cité féodale; l’une et l’autre dépendaient de l’église paroissiale de St-Eusèbe de Bulle. On sait que les églises du moyen âge, comme les temples de l’antiquité, attiraient non-seulement les fidèles et les pêcheurs pénitents, mais encore les vendeurs et les acheteurs, qu’elles étaient à la fois un point de réunion pour les âmes pieuses, et un centre mondain, un lieu de trafic et d’échange, où se rencontrent les gens de commerce et quelquefois les amis des plaisirs.
Cependant le comte de Gruyère et ses fils, ne voulant pas sacrifier une de leurs plus belles prérogatives, celle d’avoir un marché dans le chef-lieu de leur Etat, protestèrent contre les empiétements de l’Eglise, et défendirent leurs droits les armes à la main. Les nombreuses cessions que la maison de Gruyère avait déjà faites de gré ou de force montraient assez clairement que le clergé ne mettrait pas facilement des bornes à son ambition. Mais le vieux comte et ses fils /31/ s’épuisèrent en efforts inutiles; il leur fallut courber la tête et faire le sacrifice qu’exigeait l’évêque de Lausanne.
En effet, dans les dernières années du XIIe siècle, en 1195 ou 1196, parut une notification de l’évêque Roger, portant que sire Rodolphe, comte de Gruyère, ses fils Guillaume, Pierre et Rodolphe, la comtesse Agnès et toutes ses filles, voulant réparer le mal et les dommages causés par eux à la ville de Bulle et à son territoire, avaient renoncé aux prétentions établies sur la dite ville et ses dépendances dès le torrent de la Trême. Par leur accord avec le prélat, le comte et sa famille abandonnaient à l’église de Lausanne tout ce qu’ils possédaient ou disaient posséder en serfs des deux sexes, en terres, en bois, excepté la forêt de Bouleire, que le comte affirmait être de son fief, sans pouvoir toutefois en fournir la preuve écrite ou verbale, tandis que l’évêque soutenait que le comte avait cette forêt à titre de gage pour 10 Livres.
La partie la plus saillante de l’acte mémorable passé entre l’évêque et le comte, est une convention qui, ayant pour objet l’abolition du droit de suite à l’égard des femmes, tendait à faire cesser les guerres privées, si souvent répétées et toujours désastreuses, et à changer notablement la condition des serfs. Les parties contractantes s’accordèrent sur ce point comme il suit: Les femmes serves du comte de Gruyère qui passeraient dans la terre épiscopale de Bulle, en deçà de la Trême, ne seraient point poursuivies par leur maître, et réciproquement, l’évêque ne réclamera pas les femmes serves de son église qui s’établiraient sur le territoire du comte: celui-ci tiendrait dès lors les dites femmes serves en fief de l’évêque, et si elles repassaient dans la terre de l’église, elles ne seraient pas inquiétées. De plus, les hommes ou vassaux du comte de Gruyère qui auraient des terres, des /32/ cens ou d’autres services dans la poté de Bulle, seraient dédommagés ailleurs, de telle sorte que les dites possessions demeureraient à jamais à l’évêque et à son église, qui en auraient la paisible jouissance. Enfin, le comte et les membres de sa famille jurèrent de laisser subsister le marché de Bulle et de supprimer à toujours celui de Gruyère, qu’ils avaient élabli, dit l’acte, sans en avoir le droit.
Ce traité important fut fait à Riaz, en présence de témoins considérables, dont voici les noms: Guillaume de Blonay, Nantelme d’Ecublens, Humbert de Pont et Guillaume d’Orsonens, chanoines de Lausanne; Humbert, comte de Genevois, Ulric de Corbière, les frères Pierre, Ulric et Humbert d’Ecublens, Louis, dapifer (porte-mêts, ou sénéchal (?) de la cour) de l’évêque, Girod son frère, Conon, maire de Courtilles, Rodolphe, maire de Bulle, Pierre de Vulliens, Gui et Falcon, chevaliers, Girard de Bourg et Guillaume Gottrau, bourgeois.
Parmi ces personnages il en est deux qui nous aideront à fixer d’une manière très approximative l’année de l’expédition de l’acte important qu’on vient de lire, et qui n’est pas daté. Ces deux personnages sont Nantelme d’Ecublens, chanoine de Lausanne, et Humbert, comte de Genevois. Le premier figure dans une charte de l’an 1200 en qualité d’évêque de Sion et de prévôt du chapitre de Lausanne 1 ; successeur de l’évêque Eudes, qui avait porté la mitre pendant deux ans 2 , Nantelme d’Ecublens fut élevé à l’épiscopat de Sion en 1196. Quant à Humbert, comte de Genevois, il succéda à son père Guillaume Ier, qui paraît pour la dernière /33/ fois en qualité de comte eu 1195 1 . C’est donc en 1195 ou 1196 que fut faite la convention qui enleva définitivement au comte de Gruyère la ville de Bulle et ses dépendances 2 .
Les Gruériens n’ont jamais pris leur parti du mal que leur a fait la suppression de leur marché. On voit jusqu’en plein seizième siècle des manifestations de la vieille rancune nationale que les gens du comté avaient gardée de père en fils à ceux de l’église de Lausanne.
La charte qu’on vient de lire est le dernier monument, à nous connu, de l’existence du comte Rodolphe Ier et de Guillaume son fils aîné. Amédée, troisième fils du comte, avait précédé son père dans la tombe. Des filles de Rodolphe et d’Agnès, une seule est nommée: elle s’appelait Agathe. Quant à la comtesse, elle survécut à son mari 3 .
On a vu plus haut que Guillaume, de la branche cadette de la maison de Gruyère, le premier seigneur de Montsalvens que nous connaissions, avait épousé Juliane, sœur de Guillaume de Glane. Guillaume Ier de Montsalvens n’a pas laissé de traces dans l’histoire. Comme il ne figure pas dans les actes de 1162 4 , où sa présence eût été nécessaire s’il eût vécu, on peut croire qu’à cette époque il était mort. Il avait laissé un fils nommé Pierre, chevalier et seigneur de /34/ Montsalvens, et une fille qui s’appelait Agnès. Pierre de Montsalvens épousa Pétronille, sœur de Conon d’Estavayer 1 , prévôt du chapitre de Lausanne, aux soins de qui nous devons le précieux recueil de documents connu sous le nom de Cartulaire du chapitre de Notre-Dame de Lausanne. Dans tous les actes où l’on voit figurer Pierre de Montsalvens, il agit en qualité de chef de la famille et de la seigneurie 2 .
A l’époque où nous sommes arrivés, Juliane de Glane, la mère de Pierre de Montsalvens, ne vivait plus. Nous pensons qu’elle mourut vers l’an 1172. Son fils Pierre se montre pour la dernière fois dans la charte de l’an 1177 3 ; en 1181, il avait cessé de vivre 4 . On voit cette même année son fils Guillaume confirmer par un acte solennel, muni du sceau de l’évêque Roger, tous les dons que son père avait faits en faveur de l’abbaye d’Hauterive.
Pierre Ier Rodolphe II
1196-1209 (?) 1196-1226.
Le comte Rodolphe Ier eut pour successeur Pierre, son fils puîné, qui avait épousé Clémence d’Estavayer, sœur du prévôt Conon d’Estavayer et de Pétronille femme de Pierre /35/ de Montsalvens 1 . On rencontre pour la première fois Pierre agissant en qualité de comte de Gruyère, dans un acte d’une date incertaine, par lequel ce seigneur et son frère Rodolphe renoncent, nous ne savons en faveur de qui, à leurs droits sur les dîmes d’Onnens, dans le cercle actuel de Concise, district de Grandson, et promettent d’en garantir la possession au nouvel acquéreur, sous peine des 16 L. qu’ils ont reçues en retour de ce don. [Voyez la note corrective à ce sujet dans MDR Tome XXII, note 1 p. 25.] Cet accord a été approuvé par la comtesse-douairière Agnès et par ses deux belles-filles Clémence, femme du comte régnant, et Gertrude, femme de Rodolphe 2 .
La comtesse Agnès, que nous avons rencontrée si souvent, mourut sur la fin du douzième siècle 3 .
Pierre Ier ne tarda pas à partager l’administration assez difficile du comté avec son frère Rodolphe, dit le Clerc, et plus connu dans la suite sous le nom de Rodolphe l’Aîné. Il paraît que Rodolphe, comme cadet de famille, avait d’abord été destiné à l’état ecclésiastique, mais que ses frères Guillaume et Amédée étant morts, et Pierre n’ayant pas d’enfants, il renonça à la robe pour s’associer au comte Pierre et lui succéder un jour. Il avait pour femme Gertrude, issue, à ce qu’on suppose, de la noble maison de Montagny ou de Montenach. /36/
La maison de Gruyère, après avoir subi la perte de Bulle, ne devait pas conserver en paix le reste de ses domaines. Le chapitre de l’église de Notre-Dame de Lausanne, encouragé par les succès de l’évêque, ne tarda pas à disputer au comte Pierre la propriété de deux localités importantes, Albeuve et Riaz.
On sait qu’en 923 le comte Turimbert était en possession non contestée de Riaz. On l’a vu céder à l’évêque de Lausanne un fonds colonaire en faveur de l’église de Bulle, et recevoir, en retour, une partie des dîmes de cette église au profit de la chapelle qu’il avait fondée dans sa terre, à Riaz. On peut supposer que le même comte possédait aussi Albeuve. Un siècle plus tard, un fils de Rodolphe III, roi de la Bourgogne jurane, ou plutôt un fils d’Irmengarde, seconde femme de ce prince, Hugues, promu en 1019 à l’épiscopat de Lausanne, qu’il exerça pendant dix-neuf ans, donna au chapitre de son église les villages de Riaz, d’Albeuve et de Crans (ce dernier dans l’évêché de Genève) 1 . Que s’était-il passé auparavant? Le roi Rodolphe III, le Fainéant, dont deux chartes de l’an 1011, l’une en faveur de l’évêque Henri, l’autre au profit de sa femme Irmengarde, accusent la prodigalité, Rodolphe III, disons-nous, avait doté son fils Hugues de domaines détachés du comté d’Ogo. Hugues, qui fut fait évêque, transmit Albeuve et Riaz au chapitre de l’église de Lausanne. Le chapitre, fondant ses droits sur cette donation, revendiqua la propriété de ces deux villages. Le comte de Gruyère refusa de les céder. La donation faite par l’évêque de domaines qui n’étaient pas /37/ terres de l’Eglise (Riaz, du moins, ne lui appartenait pas au dixième siècle), cet acte, disons-nous, consommé à une époque où l’hérédité des fiefs était établie, parut aux souverains de la Gruyère une usurpation à laquelle il convenait de s’opposer avec énergie. Mais ils furent vaincus par les armes de l’Eglise. En conséquence ils firent, en 1200, à Bulle, avec le chapitre de Lausanne, un compromis dont voici la teneur. Pierre et Rodolphe déclarent formellement qu’ils renoncent aux droits et aux prétentions qu’ils pensaient avoir sur Albeuve et sur Riaz. Dans le cas où ils manqueraient à leur promesse, ils s’engagent par serment à réparer tout dommage dans les quarante jours qui suivront l’avertissement à eux donné par le chapitre ou par son messager, au défaut de quoi les deux frères, pendant qu’ils gouvernent en commun 1 , ou chacun d’eux, s’ils cessaient d’administrer le comté par indivis 2 , se rendraient avec un cavalier, soit à Vevey, soit à Moudon, au besoin à Pont en Ogo, ou à Corbière, et y tiendraient l’otage 3 jusqu’à ce que satisfaction entière eût été donnée aux chanoines. Les deux comtes ont juré pour eux et pour leurs hommes ou vassaux de maintenir cet accord de tout leur pouvoir. S’il advenait qu’un homme d’un seigneur étranger, de concert avec un homme du comté de Gruyère, commit quelque dommage envers le chapitre, et que le coupable fît, sous la foi du serment, réparation aux chanoines, ceux-ci lui feraient remise de la peine encourue pour son délit; sinon, les chanoines l’excommunieraient comme tout autre malfaiteur, ou poursuivraient /38/ de quelque autre manière l’injure qui leur aurait été faite. Si, au contraire, les chanoines faisaient quelque tort aux comtes, ils le répareraient d’après l’estimation qu’en auraient faite des arbitres choisis parmi les voisins. Les comtes ont pris le même engagement à l’égard de leurs sujets; il ont juré de maintenir cette paix. Après eux, neuf de leurs vassaux ont fait le même serment, sous peine d’une amende de cent sous à imposer à chacun d’eux. Cet accord a été juré par l’obédiencier, de la part des chanoines, et par les comtes. Le jeune Rodolphe, fils de Rodolphe II, promit à son tour de jurer ce que son père venait de promettre par serment, dès qu’il serait en âge, c’est-à-dire, dès qu’il aurait quatorze ans accomplis, soit l’âge de puberté, qui, dans la Gruyère, donnait la capacité d’action 1 .
Cet acte solennel, passé en présence de nombreux témoins, fut muni des sceaux de Roger, évêque de Lausanne, de Nantelme, évêque de Sion et prévôt du chapitre de Lausanne, de Guillaume, abbé d’Hauterive, d’Oton, abbé du monastère des Bénédictins de l’Ile de Saint-Pierre, de Pierre et de Rodolphe, comtes de Gruyère 2 .
Dès lors Albeuve et Riaz dépendirent du Prévôt et du chapitre de Lausanne jusqu’en 1291, époque où ces deux villages ou leurs églises et leurs dépendances furent cédés à l’évêque, pour lui et ses successeurs, en échange d’autres droits et revenus, comme on le verra ci-après.
Une lacune regrettable dans la série des documents relatifs au comté de Gruyère, nous laisse ignorer ce qui s’est passé dans ce pays pendant les quinze années qui suivirent /39/ l’accord de l’an 1200, accord aussi désavantageux à la maison de Gruyère qu’il fut profitable au chapitre de l’église de Lausanne. Le comte Pierre Ier mourut dans cet intervalle 1 . Son règne, si nous en exceptons le commencement, est enseveli dans l’oubli, et pour retrouver la trace de son co-régent et successeur, il faut descendre jusqu’en 1214.
En ce temps-là, il y avait grande contestation entre le chapitre de Lausanne et Jordan, seigneur de Belmont, dans le district actuel d’Yverdon. Jordan, beau-père du comte de Gruyère, prétendait être avoué d’Essertines et de Vuarens, tandis que le chapitre persistait à nier qu’il en fût ainsi. Enfin les deux parties s’accordèrent comme il suit: Jordan consentit à donner quarante sous en réparation du tort qu’il avait fait aux hommes de ces deux villages, dépendants du chapitre; il jura de ne plus nuire sciemment au chapitre, notamment dans les villages prédits, sous peine d’excommunication dans le cas où, agissant contre son serment, il n’écouterait pas l’avertissement des chanoines. — Cet accord se fit le 7 mai 1214, à Lausanne, dans la chambre de l’évêque Berthold, fils d’Ulric comte de Neuchâtel, en présence de ce prélat, du prévôt Conon d’Estavayer, de Rodolphe comte de Gruyère, et d’autres personnages 2 .
Rodolphe II, dit l’Aîné, comte de Gruyère, ne pouvant se résigner à la suppression du marché de Gruyère, imposée à son père, avait maintenu ce marché, à la grande satisfaction de ses sujets. On connaît la persistance de l’Eglise à tendre au but qu’elle s’est une fois proposé. L’évêque Berthold n’était pas homme à sacrifier les avantages obtenus /40/ sur la fin du douzième siècle par son prédécesseur. Il exigea du comte Rodolphe II l’observation de l’accord fait avec son père, concernant la foire de Gruyère. Refus du comte, obstination du prélat. Pour éviter une guerre qui eût été sanglante, on eut recours à la médiation d’Ulric, comte de Neuchâtel, et de son neveu Berthold. Un nouvel arrangement eut lieu à Neuchâtel, le 6 juin 1216. L’évêque de Lausanne donna quarante livres au comte de Gruyère. Celui-ci et son fils Rodolphe, dit le Jeune, promirent solennellement de laisser subsister la foire de Bulle, et de ne plus rétablir celle de Gruyère, si ce n’est du consentement de l’évêque ou de ses successeurs 1 .
Ainsi, ce que l’évêque Roger avait acquis par la force ou la violence ne fut cédé à son successeur qu’à prix d’argent: circonstance d’où il est permis d’inférer que le droit de l’Eglise de Lausanne, en ce qui concerne l’établissement de la foire de Bulle aux dépens de celle de Gruyère, était contestable.
Depuis ce nouvel accord, la bonne intelligence parut être rétablie entre le comte de Gruyère et le chapitre de l’Eglise de Lausanne. Quelques mois après le décès de l’évêque Berthold, qui mourut le 13 juillet 1220 2 , du temps de l’évêque Girard de Rougemont (en Bourgogne), qui bientôt résigna la dignité d’évêque de Lausanne pour occuper le siége de l’archevêché de Besançon, et fut remplacé, le 16 /41/ avril 1221, dans l’épiscopat de Lausanne par Guillaume d’Ecublens 1 , le comte de Gruyère concourut à la réconciliation d’Anselme de (Grand-)Vilar et de Marguera (?) de Pringy, ses vassaux, qui se disputaient la possession de deux hommes de Marsens. Les parties ayant résolu de céder leurs droits au chapitre de Lausanne, le comte Rodolphe et son fils, de même nom que lui, ratifièrent cette cession, et s’en portèrent garants envers le chapitre par acte du 9 février 1221, passé dans l’église de Bulle 2 .
Le même jour, le comte Rodolphe et son fils scellèrent devant l’église de Bulle une notification portant que Borcard, donzel d’Echarlens, et ses cousins, fils de Raimond, chevalier, ayant disputé aux chanoines de la cathédrale la possession de deux hommes, prétendant tenir ces deux hommes en fief des seigneurs de Gruyère, les parties intéressées, c’est-à-dire le comte, son fils et les donzels d’Echarlens, d’une part, et le chapitre, de l’autre, s’en étaient remises au témoignage de Pierre d’Echarlens et de Joceran de Riaz; que ceux-ci avaient solennellement déclaré que les deux hommes liges, cause du débat, n’appartenaient ni aux seigneurs de Gruyère ni aux donzels d’Echarlens; que, en conséquence, ils resteraient la possession du chapitre de Lausanne 3 . Parmi les témoins de ces deux actes figurent Guillaume, prieur de St-Maire, Ulric du Vanel, chanoine de Lausanne, et Jocelin de Corbière.
Dans la même année, 1221, le comte de Gruyère étant allé visiter Hautcrêt, où son fils puîné, nommé Pierre, reçut un jour les ordres, signala sa piété en donnant pour la guérison /42/ de son âme et le salut de ses ancêtres, à ce monastère, une vigne dite de Flun wotera, provenant de la succession des sires de Glane, et qui lui était échue par héritage. Les villici (maires) de Chexbres, qui, se succédant de père en fils jusqu’à la quatrième génération, avaient tenu cette vigne en fief des comtes de Gruyère, la transmirent, par ordre du comte Rodolphe, au couvent d’Hautcrêt. Entre autres témoins qui assistèrent à cet acte de donation, il faut citer Rodolphe seigneur d’Oron, Albert seigneur de Roche, Joceran de Broc et Conon de Villars, chevaliers 1 .
Par un acte passé à Gruyère, en 1224, le comte Rodolphe l’Aîné, d’accord avec son fils Rodolphe le Jeune, confirma la donation des terrains situés dans la vallée d’Yverdon, que ses parents et ses frères avaient cédés en 1177 au couvent de Monteron. Cette confirmation, faite en mains de l’abbé Girod, fut approuvée par Colombe de Belmont, femme de Rodolphe le Jeune, et par leur fils Pierre, en présence de Guillaume fils de Jaques de Pont, de Guillaume de Torny, de Rénaud de Pringy, d’Anselme de Confignon, de Guy d’Ollens, de Thorin d’En-ey, et de plusieurs autres témoins notables 2 .
Le silence qu’observe l’acte de 1224 à l’égard de la comtesse Gertrude, nous porte à croire que la femme de Rodolphe II ne vivait plus à cette époque.
Bientôt nous voyons figurer le comte de Gruyère et son fils dans un débat sérieux qui s’était élevé entre Payerne et une puissante maison de l’Helvétie romane. La ville de Fribourg venait de prendre sous sa protection l’église et la /43/ ville de Payerne, avec leurs droits et leurs possessions, promettant de les défendre de tout son pouvoir 1 . Aimon, sire de Montagny, et son frère Guillaume, commencèrent un procès, prétendant que l’avouerie de l’église de Payerne leur appartenait de droit héréditaire, tandis que le prieur, le chapitre du couvent, et les bourgeois de la ville, soit la commune, affirmaient le contraire et leur contestaient le droit d’avouerie. Le différend fut terminé par l’intervention de l’évêque et de quelques barons, soit des principaux bourgeois 2 , des deux partis, qui arrangèrent l’affaire de telle façon que les deux frères Aimon et Guillaume de Montagny renoncèrent à leurs prétentions, après quoi le prieur leur donnerait l’avouerie de son église en fief, leur vie durant. Ensuite d’un accord à faire entre les deux frères, l’un d’eux posséderait seul l’avouerie, et dans le cas où celui-ci viendrait à mourir le premier, le survivant exercerait l’avouerie jusqu’à sa mort; bien entendu, toutefois, qu’il ne pourrait point transmettre cet office à un héritier. Les deux frères promirent solennellement de ne pas inquiéter l’église et la ville de Payerne dans leurs droits et possessions. La violation de cette promesse et le refus d’une réparation de dommages dans le terme de quarante jours, auraient pour conséquence immédiate la prestation de dix cautions, qui feraient l’otage soit à Moudon, soit à Estavayer, jusqu’à complète satisfaction. Dans le cas où les deux frères refuseraient de tenir l’otage, leurs nombreux parents 3 ne leur donneraient ni aide ni conseil 4 . Parmi les seigneurs qui s’engagèrent /44/ à refuser leur concours aux frères Aimon et Guillaume de Montagny, dans le cas prévu par le contrat qu’on vient de lire, nous remarquons Rodolphe II, comte de Gruyère, et son fils Rodolphe.
On voit par cet acte qu’un lien étroit unissait la maison de Gruyère et celle de Montagny. Ce lien avait sans doute son origine dans le mariage du comte Rodolphe II avec Gertrude, issue, paraît-il, de la maison de Montagny.
Le compromis dont nous venons de parler est le dernier acte où figure le comte Rodolphe II en qualité de chef de la famille et de la seigneurie. Il laissa à son fils Rodolphe, dit le Jeune, les soins de l’administration, que celui-ci avait déjà partagés avec son père depuis l’an 1200, toutefois sans porter le titre de comte. Il ne paraît plus dans les actes publics que pour les revêtir de son approbation, comme tout autre membre de la famille. Il mourut en 1238, longtemps après sa femme la comtesse Gertrude. Il avait eu d’elle trois enfants: Rodolphe, qui lui succéda; Pierre, qui était entré en religion, et Béatrice, qui, mariée à Aimon seigneur de Blonay 1 , vivait encore en 1255. De cette union naquirent Jean et Pierre, qui possédèrent ensemble la seigneurie de Blonay, Aimon, qui fut chanoine de l’église de Notre-Dame de Lausanne 2 , et une fille, nommée Isabelle 3 .
Il est tel généalogiste 4 qui donne à Rodolphe l’Aîné, comte de Gruyère, deux autres fils outre ceux que nous avons cités: l’un nommé Nicolas, qui aurait vécu en 1232, /45/ l’autre nommé Jean, qui aurait eu pour sa part de l’héritage paternel des biens situés dans les environs de Vevey et d’Oron, et qui aurait été le père d’un Rodolphe dit Laïque de Gruyère, dont il sera question plus tard.
Pierre de Gruyère, fils puîné du comte Rodolphe II, fut élevé par son mérite et ses vertus à la dignité d’abbé d’Hauterive. Nous consacrerons dans le cours de cet ouvrage une place à la mémoire de ce vénérable prélat.
CHAPITRE TROISIÈME.
Rupture du traité de 1216. Débat des maisons de Gruyère et de Belmont avec le chapitre de Notre-Dame de Lausanne. Le comte de Gruyère cède au chapitre des biens et des hommes à Ogens, à St-Cierge et à Thierrens. Inféodation de quelques tenures. Pierre de Savoie, chargé de l’administration du diocèse de Lausanne. Boniface, évêque de Lausanne. Curieuse donation d’un fief au couvent d’Hauterive. Ce couvent fait d’autres acquisitions. Le comte de Gruyère lui accorde l’usage de ses forêts dès le château de Pont jusqu’à la Tine. Mort de la comtesse de Gruyère. Donation faite par le comte au chapitre de Lausanne. Celui-ci revendique un pâturage du Moléson et une tenure à Lessoc. Grave débat entre le comte et le chapitre au sujet du droit de suite. Concordat mémorable entre les deux parties. Donation du comte de Gruyère aux couvents d’Hauterive, de Rougemont et de Payerne. Guerre entre la maison de Gruyère et le chapitre de Notre-Dame de Lausanne. Rétablissement de la paix.
[1226-1239]
Rodolphe III
1226-1270.
L’accord de 1216 1 terminait momentanément une querelle qui paraît avoir eu son origine dans le refus, de la part de Rodolphe II, de reconnaître et de confirmer la cession de Bulle et l’abolition du marché de Gruyère, consenties en 1196 2 par son père. L’oubli, peut-être le mépris de cet accord, avait soulevé un nouveau débat, qui fut assoupi par un nouvel arrangement. A la vérité, tout acte ou contrat /47/ était héréditaire, et non personnel, à moins que quelque clause n’en eût décidé autrement. Il engageait le fils aussi bien que le père, l’avenir comme le présent. Cependant, comme d’autres souverains locaux, le jeune comte de Gruyère ne se croyait pas lié à toujours par tel traité dans lequel il ne voyait qu’un acte de violence. Aussi, la paix de 1216, quoique faite sous la foi du serment et munie des sceaux qui devaient lui imprimer le caractère de l’nviolabilité, ne fut pas plus durable que n’avait été la précédente. N’étant pas scellée dans les cœurs, elle ne pouvait pas être sincère. Imposée par un des plus puissants évêques de la chrétienté à un petit souverain laïque, elle était moins la conséquence d’un droit acquis que le résultat d’un abus de la force. Le contrat de 1216 compromettait trop les intérêts du comté de Gruyère pour que les chefs de ce petit empire pussent consentir à se voir arracher les plus beaux fleurons de leur couronne, et travailler de leurs propres mains au démembrement de l’Etat qu’avaient fondé leurs nobles aïeux.
Toutefois, la bonne intelligence subsista pendant quelques années entre l’évêque de Lausanne et le comte de Gruyère. Mais, lorsque Rodolphe II, chargé d’années, eut remis à son fils le soin des affaires, la guerre éclata bientôt entre les deux voisins, dont l’un épiait sans cesse l’occasion d’augmenter la puissance et les richesses de l’Eglise, l’autre, le moment de reconquérir l’héritage paternel que son prédécesseur s’était laissé enlever. Quelque inégale que pût être la lutte entre le comte de Gruyère et l’évêque ou le chapitre de Notre-Dame de Lausanne, il y avait quelque chose de chevaleresque à l’entreprendre. Nous ignorons les détails de cette guerre privée. Le cartulaire du chapitre de Notre-Dame de Lausanne, organe d’un parti, nous apprend que Rodolphe le /48/ Jeune avait agi au préjudice du chapitre de cette église, soit en s’appropriant les revenus d’Albeuve et de Riaz, soit en portant les armes dans ce quartier. Le comte de Gruyère fut excommunié 1 . Incapable de résister à l’anathème fulminé par les chanoines, il ne put faire lever l’excommunication qu’en subissant les conditions de paix onéreuses que nous ferons bientôt connaître.
Le comte de Gruyère possédait en propre, à Ogens, un domaine dont les tenanciers lui payaient un cens annuel, en raison de leur tenure. Il avait de plus dans cette localité des hommes liges, ainsi qu’à Thierrens et à Saint-Cierge. Ces hommes liges, n’ayant du comte aucun fonds de terre, étaient dans sa dépendance personnelle, et lui payaient, de même que les aubains ou les étrangers, une taille ou capitation, c’est-à-dire un cens qui reposait sur leur tête 2 .
Les revenus de ces localités étaient considérables, si l’on en juge par l’énumération que fait le cartulaire de l’église de Lausanne des tailles que les hommes liges acquittaient au temps du dernier duc de Zæringen 3 , qui mourut en 1218. Or, la terre d’Ogens était un fief de la seigneurie de Grandson, qui, annexé au fief de Belmont 4 , passa aux mains du comte de Gruyère, par son mariage avec Colombe ou Cécile, fille de Jordan, seigneur de Belmont 5 . Le chapitre de l’église de Lausanne se proposait d’appauvrir et d’humilier à la fois la maison de Gruyère et celle de Belmont. Les rapports /49/ entre Jordan de Belmont et les chanoines n’étaient pas des plus intimes. En 1214 il y avait eu discorde entre eux au sujet de l’avouerie d’Essertines et de Vuarrens, que Jordan prétendait exercer comme un droit légitimement acquis, tandis que le chapitre niait formellement qu’elle lui eût jamais appartenu. Jordan, vaincu par son adversaire, lui avait payé quarante sous de dédommagement 1 . Depuis, en 1217, l’évêque avait inféodé au même Jordan le marché de Belmont 2 . Plus tard, en 1225, s’éleva un nouveau débat entre le chapitre de Lausanne et Jordan de Belmont. Cette nouvelle querelle avait pour objet trois anneaux que Jordan disait avoir engagés à maître Gautier, chanoine, pour soixante sous, et qu’il réclamait inutilement, maître Gautier niant le fait et le chapitre déclinant toute responsabilité. Ce fut en vain que Jordan demanda justice; il ne put rien obtenir 3 .
Suivit l’accord de 1227, qui frappa du même coup et la maison de Gruyère et celle de Belmont. Le comte Rodolphe III ne put racheter la paix qu’à des conditions telles que pouvait les dicter un vainqueur ambitieux et irrité. Non-seulement Rodolphe dut renoncer à toute espèce de droit sur Albeuve et Riaz, mais, en réparation des dommages qu’il avait causés au chapitre de Notre-Dame, soit en s’appropriant les revenus de ces deux localités, soit en y portant les armes, il fut obligé de céder en toute propriété aux chanoines de Lausanne, en mains du prévôt et en présence de l’évêque, tout ce que sa femme Colombe, fille de Jordan seigneur de Belmont, lui avait apporté en dot, savoir la terre d’Ogens /50/ avec ses censitaires, et les hommes liges ou les serfs de la tête établis à Saint-Cierge et à Thierrens. Le comte Rodolphe promit de faire approuver par sa femme, ses fils et ses filles, l’abandon qu’il venait de faire, et il se constitua, pour lui et ses successeurs, le légitime garant du fief concédé, afin que le nouveau seigneur, soit le chapitre, pût en jouir paisiblement. Il fut convenu dans l’acte de cession, que trois chanoines feraient l’estimation de l’alleu nouvellement acquis par le chapitre. Si la valeur de cet alleu excédait le dommage commis par le comte de Gruyère, le surplus lui serait payé. L’estimation devait se faire dans la quinzaine de la Saint-Michel, et si elle était empêchée par le fait du comte, l’alleu appartiendrait intégralement au chapitre. Rodolphe III jura tout cela dans la main de l’évêque Guillaume d’Ecublens, dans la salle de ce prélat, à Lausanne, le 18 septembre 1227, en présence de plusieurs membres du chapitre, dont l’un, le chanoine Ulric du Vanel, était sans doute un parent du comte de Gruyère 1 .
Nous croyons remarquer dans ce contrat un acte de partialité que couvre une apparence d’équité. L’alleu considérable que le chapitre enlève à un ennemi personnel, dont la famille avait été si libérale envers différentes maisons /51/ religieuses, sera estimé, non par des experts librement choisis par les deux parties, mais seulement par des membres du chapitre. Les spoliateurs évalueront eux-mêmes le butin dont ils viennent de s’enrichir au détriment d’un seigneur laïque qui avait voulu reprendre son bien. Le comte de Gruyère, redoutant l’excommunication, jure tout ce qui lui est imposé par l’adversaire qui l’avait vaincu au moyen des armes de l’Eglise.
Le même jour, Rodolphe III fit et scella un acte de confirmation de la cession qu’il venait de faire au chapitre 1 , et déjà le jeudi suivant, 23 septembre, le prévôt Conon d’Estavayer et deux ou trois autres dignitaires du chapitre 2 se rendirent, par ordre de celui-ci, à Gruyère, pour faire approuver par la comtesse Colombe, son fils (Pierre) et ses filles, l’abandon de l’alleu au prix duquel le comte pourrait continuer de participer à la communion des fidèles. L’évêque, de son côté, avait député à Gruyère le prieur de Lutry et le sacristain de ce lieu, pour assister comme témoins à l’approbation voulue, afin que l’évêque, à la demande du comte, pût en dresser une charte en faveur du chapitre de son église 3 . Rodolphe lui-même fit à Gruyère un acte de cession, de l’aveu de sa femme, de Guillaume son fils puîné, de ses filles Agnès, Béatrice et Juliane 4 . Pierre, son fils aîné, alors absent, devait approuver cet acte à son retour 5 . L’évêque sanctionna par une charte tout ce qui précède 6 . Cet acte /52/ fut suivi d’une nouvelle charte de l’évêque, contenant l’approbation de Pierre de Gruyère, fils aîné du comte 1 .
Le chapitre de Lausanne ne tarda pas à faire reconnaître ses droits sur l’alleu que le comte de Gruyère venait de lui céder. Rodolphe d’Ogens, assigné devant le prévôt du chapitre, siégeant à Dommartin, lui fit foi et hommage, puis il dit: « Mes prédécesseurs ont eu pour seigneurs les sires de Grandson: ils n’avaient pas eu d’autre maître sur la terre. Depuis que Jordan, seigneur de Belmont, a donné sa fille Colombe à sire Rodolphe, comte de Gruyère, avec la terre d’Ogens et les hommes qui en dépendent, j’ai eu pour seigneurs Rodolphe de Gruyère et sa femme Colombe. Mais ceux-ci ayant cédé au chapitre de l’église de Lausanne ce qu’ils possédaient à Ogens, je reconnais que je dois foi et hommage au dit chapitre, et je promets de le servir aussi loyalement que mes prédécesseurs ont servi les sires de Grandson. Je le ferai d’autant plus volontiers que ma mère était fille de la sœur d’Humbert, villicus (maire) de Dommartin. » — Or, ce village et son territoire relevaient du chapitre de la cathédrale 2 . — Rodolphe d’Ogens promit de plus de ne reconnaître que le chapitre pour seigneur de sa personne, de ses héritiers et de ses biens, et de s’établir à Dommartin ou en tel lieu qu’il plairait à son nouveau maître 3 .
Le comte de Gruyère devait se trouver à Saint-Cierge le 7 octobre 4 , jour qu’il avait fixé lui-même, pour assister à l’estimation de l’alleu qu’il avait cédé au chapitre. Soit qu’il /53/ prévît une évaluation intéressée de la part de ses adversaires, soit qu’il ne voulût pas sanctionner par sa présence une cession qui n’était due qu’à la force, soit encore qu’il eût quelque dessein secret, il fit défaut.
Au jour fixé pour l’entrevue, il fit demander un délai par un jeune homme inconnu aux chanoines, qui étaient réunis à Saint-Cierge au nombre de neuf, le prévôt y compris. Le samedi suivant, 9 octobre, le prévôt étant avec les chanoines à Saint-Saphorin (Lavaux), blâma Rodolphe de Gruyère et lui adressa un avertissement pour l’engager à venir terminer l’affaire en question. Le comte s’obstina à ne pas paraître. On prit acte de son absence ou de son refus 1 .
Quelque temps après cela, le 29 décembre, le prévôt et deux chanoines délégués par le chapitre vinrent à Moudon, pour libérer la terre et les hommes que le comte de Gruyère avait cédés au chapitre en réparation des dommages qu’il avait causés aux villages d’Albeuve et de Riaz. Certain Guillaume de Panthéréaz avait en gage la terre et les serfs d’Ogens, de Saint-Cierge et de Thierrens, pour dix-huit 2 livres qu’il avait prêtées au comte de Gruyère. Le prévôt lui paya cette somme au nom du chapitre 3 .
Le lendemain, 30 décembre, le prévôt consomma son œuvre en se rendant à Saint-Cierge, puis à Ogens et à Thierrens. Là, en présence des chanoines qui l’accompagnaient et de plusieurs autres témoins, il s’investit au nom du chapitre, c’est-à-dire qu’il prit solennellement possession /54/ de la terre et des gens que Rodolphe de Gruyère et Colombe de Belmont lui avaient abandonnés 1 .
L’affaire était-elle terminée? Non: elle devait un jour renaître et prendre un caractère de gravité qu’elle n’avait pas eu jusqu’ici.
Avant de poursuivre le récit des débats qui avaient pour objet les biens provenant de la dot de la comtesse Colombe, nous enregistrerons quelques faits, dont les uns se recommandent à l’attention du lecteur par leur importance, dont les autres, malgré leur exiguïté apparente, méritent d’occuper une place dans l’histoire détaillée du comté de Gruyère. On ne connaît bien que ce qu’on a étudié en détail.
L’administration des diverses parties de ce petit empire réclamait tous les soins de son souverain. Au treizième siècle, les domaines dont se composait la terre patrimoniale de Gruyère étaient réunis sous le chef de la famille et de la seigneurie, c’est-à-dire sous le comte. Montsalvens, à cette époque, ne formait pas, que nous sachions, une seigneurie particulière. Nous en dirons autant du Vanel, quoique plusieurs chartes fassent mention d’une dame du Vanel, nommée Berthe, sœur d’Ulric du Vanel, chanoine de Lausanne 2 . Le frère unique de Rodolphe le Jeune avait préféré l’état ecclésiastique à la condition de chevalier. Des deux fils de Rodolphe, l’un s’associait aux travaux de son père sans titre officiel, l’autre était chanoine de la cathédrale de Lausanne.
En 1227, certain Guillaume, fils de Pierre Achard, avoua tenir en fief du comte de Gruyère les biens-fonds que son père et son aïeul avaient eus des seigneurs de Montsalvens, /55/ savoir: un tènement et des hommes à Botterens; une autre terre à Morlon; une troisième, avec des hommes, à Echarlens; un cens de 3 sous 4 deniers à Villars-devant-Pont; de plus, un muids de vin et une coupe d’huile à Saint-Saphorin (Lavaux), et un immeuble à Autigny. Le comte ajouta à ces tenures un fonds à Grangettes, un autre à Villaraboud, un troisième à Estavayer-le-Gibloux. Parmi les témoins de ces inféodations figure le vieux comte, « comes senex de Grueria. »
On pourrait inférer de cet acte qu’en 1227 Guillaume II, seigneur de Montsalvens, venait de mourir sans postérité. Sa seigneurie et les fiefs qui en dépendaient étant dévolus au chef de la famille, qui était le comte, celui-ci renouvela l’inféodation des immeubles susdits en faveur de celui qui les possédait.
La paix et la concorde paraissaient rétablies entre la cour de Gruyère et le chapitre de Lausanne. A la mort de l’évêque Guillaume d’Ecublens, décédé le 22 mars 1229 1 , les suffrages s’étant partagés entre les candidats à la dignité épiscopale, le prévôt et le chapitre confièrent l’administration temporelle et spirituelle du diocèse à Pierre, fils du comte de Savoie, prévôt d’Aoste et de Genève 2 , jusqu’à ce que l’église de Lausanne fût pourvue d’un pasteur, ou qu’il plût au chapitre de révoquer cette commission 3 . Pierre de Savoie exerça pendant environ deux ans l’office important que le chapitre lui avait confié 4 . Enfin, le pape Grégoire IX /56/ donna pour évêque à l’église de Lausanne le docte Boniface, qui enseignait à Cologne les arts (l’éloquence, les lettres) et la théologie. Le nouvel évêque fit son entrée à Lausanne le 11 mars 1231 1 . Boniface fortifia le château de Bulle, sans doute pour le mettre à l’abri d’un coup de main du comte de Gruyère ou de son fils, et maintenir son église en possession de cet endroit important.
Pendant l’épiscopat de Boniface, qui dura huit ans et quelques mois 2 , la maison de Gruyère n’eut aucun démêlé sérieux avec l’Eglise, mais avec le chapitre de Lausanne. De nouveaux actes de bienfaisance signalèrent la piété du comte et de sa famille à cette époque. Certain Pierre de la Porte, d’Arconciel, ressortissant du comte de Neuchâtel, tenait en fief du comte de Gruyère le quart de la dîme de tout le territoire d’Ecuvillens, et le quart de l’endominure, soit de la terre domaniale ou seigneuriale, attachée au principal manoir. Du consentement de son frère Nicolas, et de l’agrément du couvent d’Hauterive, Pierre offrit son fief à cette maison religieuse, sous condition que, sa vie durant, il serait nourri et vêtu par elle, et qu’il participerait aux autres biens du couvent. Pour cet effet il se dessaisit ou se dévêtit entre les mains du seigneur comte de Gruyère, de qui relevait le fief qu’il cédait au monastère. Le comte de Gruyère, de l’aveu de sa femme et de ses enfants, autorisa et confirma cette cession: il se déguerpit, c’est-à-dire qu’il abandonna la propriété du fief concédé, afin que le donataire en fût saisi définitivement et qu’il pût en jouir en paix. Pierre /57/ ayant de plus fait garantir cette donation par son frère, afin d’empêcher toute réclamation ultérieure, l’abbé d’Hauterive accepta le don qui lui était offert et promit au donateur l’accomplissement de ses désirs 1 .
A son tour, Rodolphe, comte de Neuchâtel, seigneur d’Arconciel, et en cette qualité suzerain des frères Pierre et Nicolas de la Porte, approuva également le don fait par ceux-ci et autorisé par le comte de Gruyère, et il voulut que cette donation fût respectée par tous les hommes de sa juridiction 2 .
Depuis environ un demi-siècle, le même couvent, au témoignage d’une charte épiscopale de Boniface, évêque de Lausanne, tenait de la libéralité de Guillaume, seigneur de Montsalvens, une terre sise près du beau domaine des Faverges, au dessus de Saint-Saphorin. Cette terre était disputée au couvent par une famille qui prétendait l’avoir héritée légalement. Le couvent, de son côté, soutenait qu’il possédait depuis environ quarante ans le bien dont on lui contestait la propriété, et pour terminer l’affaire, il donna quarante sous aux réclamants 3 .
Le couvent d’Hauterive éprouva de nouveau la munificence du comte Rodolphe le Jeune. L’abbé Hugues étant venu à la cour de Gruyère, le comte lui accorda l’usage de toutes ses forêts, dès le château de Pont (en Ogo) dans toute la terre d’Ogo jusqu’à la Tine, c’est-à-dire dans le territoire qui porta jusqu’au siècle dernier le nom de Val d’Ogo 4 . Cette largesse comprenait le droit considérable /58/ pour les usagers de prendre dans les forêts du comte le bois de chauffage et le bois de construction nécessaire aux religieux 1 . La comtesse de Gruyère, ses deux fils et les deux filles qui lui restaient (Béatrice n’existait plus à cette époque) approuvèrent la donation faite par le chef de la famille. Le vieux comte (Rodolphe l’Aîné) revêtit cet acte de son approbation 2 .
Rodolphe le Jeune, dont le règne avait été fort agité par des querelles avec l’évêque et le chapitre de Lausanne, eut la douleur de perdre, au commencement de l’an 1238, sa femme Colombe de Belmont 3 , qui avait partagé les revers de son mari et contribué, par sa tendresse et sa piété, à les rendre plus supportables. Comme s’il eût voulu effacer jusqu’au plus faible souvenir de l’impression pénible qu’avait faite sur son esprit et sur l’esprit de sa femme le ressentiment de l’évêque et du chapitre de Lausanne, Rodolphe se hâta d’offrir au dit chapitre, pour la guérison de son âme et le salut de la compagne que la mort venait de lui ravir, le don de cinq sous, de cens annuel, dus par des tenanciers de Rossinière, et payables à la fête de Saint-André. Ce cens devait être doublé le lendemain dans le cas où les débiteurs ne le payeraient pas au jour fixé 4 ; condition dont la rigueur (si on veut l’attribuer au donateur) s’explique peut-être par le fait que cette rente de cinq sous servait à la fondation d’un anniversaire, soit d’un service pour Colombe au retour annuel /59/ du jour de sa mort, ainsi que de son mari lorsque celui-ci serait décédé 1 . L’interruption d’un pareil office, faute du payement de la rente à jour fixe, ou d’une compensation, eût été considérée, d’après les idées du temps, comme un grand malheur.
Le chapitre de Notre-Dame de Lausanne, non content de ce qu’il avait obtenu du comte de Gruyère, faisait valoir de nouvelles prétentions. Il revendiqua une des alpes ou montagnes verdoyantes du Moléson. Rodolphe aussitôt de confesser son erreur, de reconnaître que ce gras pâturage appartenait au chapitre, et de l’en investir. Alors quatre vassaux du comte réclamèrent contre cette cession, disant que chacun d’eux tenait du chapitre un quart de la dite montagne, à la charge d’une redevance annuelle de quatre moutons, laquelle pouvait se convertir en argent, à raison de huit deniers par tête. Le chapitre répondit qu’il ignorait cela, que jamais il n’avait perçu le cens dont il s’agissait. On convint de part et d’autre que les quatre hommes qui soutenaient avoir des droits sur le Moléson se présenteraient devant le chapitre de Lausanne, pour établir le droit qui pourrait leur compéter; bien entendu que s’ils manquaient de preuves, la montagne en litige resterait la propriété du chapitre 2 . Elle figure en effet comme bien domanial du chapitre dans le recueil de chartes que le prévôt Conon d’Estavayer a fait rédiger 3 .
Voilà un exemple entre mille des contestations qui, au moyen âge, pouvaient naître d’un droit mal défini. /60/
Le chapitre de la cathédrale de Lausanne avait à Lessoc une partie d’un tènement, lequel était échu par héritage à l’un des hommes du comte Rodolphe III, qui le possédait à bail (tenebat), et ne faisait aucun service de fief au chapitre. Celui-ci voulut que le comte obligeât cet homme à servir le fief intégralement, c’est-à-dire à prêter foi et hommage au chapitre et à lui payer les droits qui étaient dus pour le fonds dont il s’agit, ou à lui remettre ce fonds. Le comte obtempéra au vœu du chapitre 1 .
Ces différends étaient peu de chose en comparaison de celui que nous allons rapporter. Il s’agit d’un débat entre le comte de Gruyère et le chapitre de l’église de Lausanne, concernant le droit de poursuite, source féconde de querelles et de guerres entre les souverains locaux, entre les seigneurs voisins, soit laïques, soit ecclésiastiques. En 1196, nous l’avons vu, l’évêque Roger et Rodolphe l’Aîné, comte de Gruyère, avaient fait un accord touchant les femmes serves du comte qui passeraient dans la seigneurie de Bulle et celles de l’évêque qui s’établiraient sur le territoire du comte 2 . Ce traité ne s’étendait pas au chapitre de l’église de Lausanne, soit à son prévôt, ni par conséquent aux territoires d’Albeuve et de Riaz, qui, cédés en 1200 par le comte de Gruyère, dépendirent dès lors, non de l’évêque, mais du prévôt et du chapitre. Rodolphe le Jeune continuait donc de tailler plusieurs hommes d’Albeuve nés de serves à lui appartenantes qui avaient épousé des serfs d’Albeuve, dans la seigneurie du chapitre, et il en avait perçu plus de quarante livres. Le chapitre voulait établir en faveur de la /61/ terre d’Albeuve le principe qui, depuis près d’un demi-siècle, était appliqué à celle de Bulle. Rencontrant de la part du comte de Gruyère une résistance obstinée, le chapitre mit sa terre en interdit. Alors, docile à la voix d’amis communs, le comte Rodolphe s’accorda comme il suit avec le prévôt et le chapitre. Des quarante livres que le comte s’était fait donner par les taillables d’Albeuve, il en rendrait treize aux chanoines, parce qu’il avait prélevé cette somme sur des hommes établis dans la seigneurie du chapitre, et il garderait le reste. Puis les deux parties contractantes firent un concordat qui abolit le droit de formariage et de poursuite dans leurs terres respectives. Cet accord mémorable, du 23 février 1238, fut déclaré obligatoire pour les chevaliers ou vassaux des deux seigneurs contractants, en d’autres termes, pour les feudataires ou les possesseurs de fiefs relevant soit du comte de Gruyère, soit du chapitre de l’église de Lausanne 1 .
Cet acte, fait à Lausanne, dans le vestibule de la cathédrale, en présence de dix-sept dignitaires ou chanoines et de neuf seigneurs ou chevaliers, fut approuvé par les fils du comte, par sa fille Agnès (la seule qui vécût à cette époque), et par sa belle-fille Ambrosia. Le comte promit qu’il prierait l’évêque d’apposer le sceau épiscopal au présent accord pour lui donner plus de vigueur.
Dans le même temps, le chef d’une autre maison illustre, Ulric seigneur de Vuippens, fit avec le chapitre de Lausanne, ou confirma un traité semblable à celui que nous venons de rapporter en substance 2 . /62/
Nous avons exposé ailleurs 1 l’origine, la nature et les funestes effets du droit de formariage et de poursuite; nous avons en même temps signalé l’abolition de ce droit dans une partie considérable de la Suisse romane et dans les dépendances de sept grands monastères de la Suisse alemannique. Il faut reconnaître le doigt de Dieu dans des actes aussi considérables, qui portaient dans leur sein le germe d’une vaste révolution sociale. Il est évident que l’accord fait entre le comte de Gruyère et le chapitre de Lausanne eut principalement pour objet, comme d’autres traités de ce genre, l’intérêt des parties contractantes; que celles-ci ne se proposaient pas avant tout d’améliorer la condition de la classe servile. A part l’avantage matériel, un besoin plus urgent se faisait sentir chaque jour, celui de la paix publique. La cessation des guerres privées, dont le droit de suite était une des sources les plus fécondes, tel était l’objet des vœux d’un grand nombre de seigneurs laïques et du clergé propriétaire. Disons-le pourtant, avec le sentiment d’une sincère reconnaissance: ce fut l’Eglise qui s’employa d’abord à substituer la paix, l’ordre et la tranquillité aux luttes incessantes des seigneurs et aux insurrections des serfs. C’est à un évêque de Lausanne qu’appartient l’insigne honneur d’avoir le premier proclamé la Trève de Dieu dans la Bourgogne transjurane (1036), et bien longtemps avant qu’un autre prélat, supérieur du même diocèse, ordonnât l’abolition du droit de suite, laquelle peut être considérée comme une des conséquences naturelles de la suspension d’armes et d’hostilités que l’Eglise était parvenue à établir en certains temps et en /63/ certaines contrées, durant les guerres privées du moyen âge 1 .
C’est ainsi que dans le plan de la divine Providence tout se tient; que les faits les plus éloignés sont liés entre eux par une chaîne merveilleusement travaillée, dont les anneaux souvent imperceptibles échappent à la pénétration toujours limitée des faibles mortels; que les faits qui paraissent petits dans le lointain, grandissent et révèlent un caractère imposant, vus de près. Les concordats que nous avons rappelés, et dont les auteurs ne pressentaient pas toute la portée, ces concordats, avec le concours d’autres événements, ont préparé la société moderne. C’est à la fin du XIIe siècle, ou, si l’on aime mieux, dans la première moitié du XIIIe, que brille dans les vallées des Alpes l’aurore de la liberté civile. Cette époque à jamais mémorable mérite d’être gravée en caractères indélébiles dans tous les cœurs.
La sollicitude du comte de Gruyère pour le repos de son âme et le salut de sa femme l’avait porté à fonder une messe commémorative pour les deux époux. Ainsi diminuait-il son patrimoine pour enrichir l’Eglise et gagner le ciel. Au don que l’abbaye d’Hauterive tenait de la libéralité de Guillaume de Montsalvens 2 , le comte Rodolphe le Jeune ajouta celui d’une vigne située près de la maison des Faverges. Il fit ce don pour le remède de son âme et le salut de la compagne qu’il regrettait. Pierre, son fils aîné, donzel de Gruyère, et /64/ l’épouse de Pierre, nommée Ambrosia, approuvèrent cette nouvelle donation, cette aumône, comme on disait alors. L’acte en fut dressé à Bulle. Bientôt Guillaume, fils cadet du comte et chanoine de Lausanne, y donna son adhésion particulière, dans une charte qui fut écrite dans le chœur de la cathédrale et munie du sceau du prévôt Conon d’Estavayer 1 .
Le prieuré de Rougemont, fondé par les ancêtres du comte Rodolphe, n’était pas oublié dans les dons que ce noble sire faisait aux maisons religieuses pour recommander à leurs prières son âme et celle de son épouse. Par un acte passé le 17 janvier 1239, sous l’épiscopat de Boniface, le comte Rodolphe, du consentement de ses enfants, offrit à Dieu et à St.-Nicolas de Rougemont 21 sous, dont 11 pour l’entretien d’une lampe allumée nuit et jour devant l’autel, et 10 destinés à la mense des religieux de ce couvent. Rodolphe donna de plus 20 sous au prieuré de Payerne. La somme totale de ces donations, soit 41 sous, somme assez considérable à cette époque, provenait des rentes de plusieurs manses ou tenures du territoire de Château-d’Œx 2 .
La guerre née du droit de suite, entre le comte de Gruyère et le chapitre de Lausanne, avait à peine fait place à la paix établie par le mémorable contrat du 23 février 1238, qu’un ancien débat fut renouvelé entre eux. Le sujet de ce grave différend était l’alleu qui avait formé la dot de Colombe de Belmont. — On se rappelle que Rodolphe III, /65/ sommé d’assister à la réunion des chanoines, délégués pour faire l’estimation du bien qu’on le forçait d’aliéner, ne s’était pas présenté au lieu du rendez-vous. De son côté, Pierre, fils aîné du comte, était absent lorsqu’il eût dû ajouter son nom à l’approbation donnée, au château de Gruyère, par sa mère, par son frère et ses sœurs, à la cession que le comte Rodolphe venait de faire 1 . Bientôt, toutefois, il y avait adhéré en présence de l’évêque 2 , mais malgré lui. La prise de possession du bien de sa mère par le prévôt du chapitre 3 était un acte que Pierre de Gruyère ne pouvait accepter avec résignation. Depuis le décès de Colombe, son fils Pierre, exerçant les droits de seigneur sur l’alleu qu’elle avait apporté en dot à son mari, se fit payer sept livres par les censitaires d’Ogens, de St-Cierge et de Thierrens, et cédant à son ardeur belliqueuse, il résolut de reconquérir le domaine et les revenus que son père s’était laissé ravir. Aussitôt le chapitre fit entendre des plaintes amères. Il mit en interdit la terre du comte, et l’évêque fulmina une bulle d’excommunication contre Pierre de Gruyère. On le voit, les prélats excommuniaient les barons dans des querelles purement temporelles. Les anathèmes contre les seigneurs n’étaient pas rares; les comtes de Gruyère en fourniraient au besoin la preuve. Chaque tentative de leur part pour rentrer en possession des biens dont l’Eglise les avait dépouillés était aussitôt suivie d’une bulle de malédiction. Cette fois la détresse du comte et de son fils dut être extrême. Le bras vengeur du clergé les frappait eux et leurs sujets à la partie la plus vulnérable. L’excommunication, selon qu’elle était /66/ mineure ou majeure, interdisait les sacrements à celui qui en était l’objet, ou le retranchait entièrement de la communion de l’Eglise et des fidèles. Qu’on se représente, au XIIIe siècle, le peuple pasteur de la Gruyère rassemblé au son des cloches dans les églises, et là, cette foule silencieuse entendant tous les dimanches et les autres jours de fête sortir de la bouche du prêtre ces paroles foudroyantes: Nous déclarons que Pierre de Gruyère est excommunié par le chapitre de Lausanne, et que chacun doit l’éviter comme un être maudit. Nous proclamons et publions que désormais la femme et la famille, les colons et les serfs de ce coupable, que le chapitre, en vertu de son autorité divine, exclut de l’Eglise et de la participation du culte religieux, sont retranchés de la communion des fidèles, et nous enjoignons à nos sujets et autres fidèles en Christ, de ne leur accorder ni feu ni lieu, ni pain ni asile, ni quelque moyen que ce soit de pourvoir à leurs besoins, sous peine de l’interdit contre toute paroisse qui les aurait recueillis, hébergés, tolérés 1 !
L’interdit était, au moyen âge, la sentence la plus terrible /67/ qui pût frapper les princes et les peuples. Quand l’interdit atteignit une contrée, tout service divin cessait, les églises ne s’ouvraient plus, les cloches étaient muettes, on n’administrait plus les sacrements, on n’ensevelissait plus les morts avec les cérémonies religieuses; les objets jusqu’alors les plus révérés, tels que croix, images miraculeuses, autels, tout était considéré comme profané, souillé, privé de toute vertu. Il semblait que la colère divine eût prononcé malédiction sur le pays et sur ses habitants.
Frappés d’un si redoutable anathème, trop faibles pour résister aux armes de l’Eglise et braver l’opinion publique, et d’ailleurs imbus des préjugés de leur siècle, le comte de Gruyère et son fils baissèrent la tête et cédèrent à la volonté du chapitre. Rodolphe restitua les sept livres que son fils Pierre avait prélevées sur les gens d’Ogens, de Saint-Cierge et de Thierrens. Il fut convenu de part et d’autre que l’alleu cédé par le comte serait estimé par quatre bons hommes, dont deux au choix de Rodolphe et deux à la nomination du chapitre.
Les dommages commis envers le chapitre de la cathédrale par le comte Rodolphe et son fils aîné, dans les seigneuries d’Albeuve et de Riaz, s’élevaient, suivant l’estimation des chanoines, à la somme de 150 livres, non compris les 18 livres que le prévôt avait payées à Guillaume de Panthéréaz. Si la valeur de l’alleu cédé par le comte dépassait celle des dommages et des pertes dont il était l’auteur, l’excédant lui serait payé soit en terre, soit en argent, à la convenance des deux parties 1 . /68/
Rodolphe ayant remis à son fils Guillaume, chanoine de Lausanne, le soin de terminer cette affaire, Guillaume, du consentement des autres membres de la famille, accomplit la mission qui lui était confiée. Il choisit deux arbitres parmi les chanoines; le chapitre en prit deux autres. Ces quatre experts s’étant rendus au village d’Ogens, y convoquèrent les anciens colons et indigènes d’Ogens et de Thierrens, et leur firent déclarer, sous la foi du serment, la valeur des dites possessions, tant en terres qu’en hommes et autres objets. Les estimateurs, après avoir entendu les colons et habitants, décidèrent que la valeur des immeubles et des gens cédés par le comte excédant celle des dommages causés par le dit seigneur au chapitre, celui-ci lui payerait un surplus de 30 livres, après quoi l’alleu concédé serait à jamais la propriété du chapitre.
Le comte, ayant reçu ces trente livres, se dessaisit de ce qu’il possédait à Ogens, à Saint-Cierge, à Thierrens, et en investit le chapitre. L’acte passé à cette occasion, au mois d’avril de l’an 1239, en présence de douze chanoines et d’un laïque, fut scellé par le comte de Gruyère, de l’aveu de ses enfants, et, à sa demande, par le vénérable abbé d’Humilimont 1 .
Ainsi fut terminée cette longue querelle entre le comte de Gruyère et le chapitre de Lausanne au sujet d’Albeuve et de Riaz. — Bien que l’issue de la lutte ne pût être douteuse, Pierre eut le mérite d’avoir bravement défendu la dot de sa mère. Le débat finit comme tant d’autres querelles de même nature au moyen âge; les foudres de l’Eglise /69/ désarmèrent le bras séculier. Cette déplorable querelle coûta à la maison de Gruyère deux de ses plus riches domaines patrimoniaux, et de plus l’héritage maternel de Pierre. A voir l’importance de l’objet en litige, il valait, certes, la peine de le disputer. Tout compte fait, la dot de la comtesse Colombe fut estimée environ 200 livres 1 . Si on ajoute à cette perte celle d’Albeuve, de Riaz et de Bulle, et à cela les nombreuses et riches donations faites jusqu’ici par la famille de Gruyère à des établissements religieux, on pensera sans doute avec nous qu’il faut chercher bien loin dans le passé l’origine et les causes premières de la décadence du petit empire gruérien.
CHAPITRE QUATRIÈME.
Continuation du règne de Rodolphe III. Coup d’œil rétrospectif. Influence naissante de la maison de Savoie sur le Pays de Vaud. Thomas, comte de Savoie, est investi de la ville de Moudon. Le comte de Genevois reconnu seigneur du comte de Gruyère. Celui-ci doit aussi l’hommage au sire de Faucigny. Pierre de Savoie, seigneur des villes de Moudon et de Romont, et avoué de la ville et du couvent de Payerne. Il exige, à son profit, l’affranchissement d’un vassal noble de la maison de Gruyère. Il se fait céder le château de Gruyère et ses dépendances, et en investit le fils cadet du comte. Accord à ce sujet. Rodolphe III conserve le titre et les prérogatives de comte. Traité d’Evian. Influence croissante de Pierre de Savoie; ses nouvelles acquisitions dans le comté de Vaud. Sentence arbitrale de 1250 contre le comte de Genevois. Ordre au comte de Gruyère et à d’autres feudataires de rendre les devoirs féodaux à Pierre de Savoie. Divers châteaux, entre autres celui de Corbière, cédés à Pierre de Savoie. Les Fribourgeois s’arment contre Pierre; celui-ci leur oppose ses vassaux, notamment les sires de Gruyère et de Corbière. Pierre de Savoie, investi du Protectorat de la Bourgogne, s’assure des passages de la haute Gruyère. Fondation de l’église de St.-Théodule à Gruyère. Accord du comte Rodolphe III avec le chapitre de Lausanne, touchant le Moléson. Vente de l’avouerie de Vevey. Détails sur cet office. Débat du seigneur de Weissenbourg avec le couvent d’Hauterive, terminé par le comte de Gruyère et son frère, l’abbé d’Hauterive. Traité de 1260. Cession en faveur d’Humilimont. Accord du comte avec Fribourg, touchant des colliberts de Morlon. Nouvelles cessions faites aux couvents d’Hauterive et d’Humilimont. Mort de Rodolphe III. Remarques sur son règne. Pierre de Gruyère, abbé d’Hauterive. Famille de Rodolphe III. Guillaume de Gruyère, premier dignitaire de l’évêque de Lausanne.
[1239-1270]
Le comte Rodolphe, dit le Jeune, n’avait pas vidé jusqu’au fond la coupe de l’amertume. D’autres revers, d’autres épreuves l’attendaient. Vassal du comte de Genevois et de Vaud, il ne fut pas le dernier à sentir le contre-coup de la /71/ lutte dans laquelle étaient engagées deux maisons voisines, unies, il est vrai, par un lien d’étroite parenté, mais brouillées par l’ambition: nous voulons dire les maisons de Savoie et de Genevois. La première tendait à déposséder la seconde et à fonder dans la Bourgogne transjurane un pouvoir analogue à celui qu’y avait exercé la dynastie des Zæringen, et principalement à établir sa domination dans le Pays de Vaud, au préjudice de la maison de Genevois. Thomas, comte de Maurienne ou de Savoie, ayant embrassé la cause de Philippe de Souabe contre Berthold V, que le parti guelfe voulait élever au trône impérial, en avait reçu, par lettres patentes datées de Bâle, le 7 juin 1207, les villes de Chiers et de Testone, en Piémont, et de plus Moudon, centre de la juridiction des comtes de Genevois dans le comté de Vaud. Engagé depuis dans une guerre contre le duc Berthold, il avait conclu avec ce prince, le 18 octobre 1211, au couvent d’Hautcrêt, une paix, dont les conditions ne nous ont pas été révélées, mais qui selon toute apparence lui fut avantageuse.
Cependant le comte de Genevois exerçait encore en 1224 la haute justice et l’administration du comté de Vaud 1 . En 1225, le comte Guillaume II paraît en tête des seigneurs laïques témoins d’un accord fait entre Pierre de Duin et le chapitre de Lausanne, représenté par le prévôt Conon d’Estavayer 2 . La même année le comte Guillaume prit (apparemment en qualité de lieutenant du vicaire de l’Empire, recteur /72/ de la Bourgogne, qui était un des fils de l’empereur), le couvent d’Hautcrêt sous sa protection spéciale 1 , comme avait fait, en 1157, le duc de Zæringen, alors avoué impérial.
Le comte de Gruyère n’avait pas cessé d’être le vassal du comte de Genevois. En effet, l’année même où Guillaume II donnait à l’abbaye d’Hautcrêt une lettre de garde et de protection, fut rendue une sentence sur les différends qui existaient entre ce prince et Aimon, sire de Faucigny, son vassal et son ennemi. On y remarque le passage suivant, relatif au comte de Gruyère:
« Si le comte de Genevois peut prouver par témoins que le comte de Gruyère lui a fait hommage lige, et que le comte de Gruyère ne puisse pas dûment établir par témoins qu’il a été légalement affranchi de l’hommage et de la vassalité envers le comte de Genevois, le sire de Faucigny ne pourra pas le retenir 2 .»
Quatre ans plus tard, à l’occasion d’un traité entre Guillaume II, comte de Genevois, et Aimon de Faucigny, ces deux seigneurs jurèrent d’observer et de respecter leurs droits réciproques, et ils firent jurer cela par leurs hommes ou vassaux. Des deux côtés se trouve Rodolphe, comte de Gruyère 3 . /73/
Le comte de Genevois, en sa qualité de comte de Vaud, était naturel suzerain du comte de Gruyère. Faute de renseignements plus complets, nous ne saurions dire à raison de quel fief ce dernier était, en 1229, l’homme du seigneur de Faucigny. On voit seulement, par la charte du 10 mai 1225 1 , que celui-ci prétendait à l’hommage du comte de Gruyère. Il se pourrait que cette prétention eût eu sa source dans quelque événement de la guerre que s’étaient faite Guillaume II et sire Aimon 2 , guerre sur laquelle on n’a pas de détails, et que le comte de Gruyère eût été obligé à quelque devoir féodal envers le baron de Faucigny, sauf la fidélité à laquelle il était tenu envers le comte de Genevois. Il serait encore possible que le sire de Faucigny eût revendiqué l’hommage du comte de Gruyère à raison de la ville ou de l’avouerie de Vevey 3 .
A Thomas, comte de Savoie 4 , venait de succéder son fils aîné, Amédée IV, lorsque Pierre, septième fils de Thomas, qui, destiné à l’état ecclésiastique et promu à la dignité de prévôt d’Aoste et de Genève, avait aussi administré pendant deux ans 5 l’évêché de Lausanne, résolut de quitter la robe et de ceindre l’épée. Ambitieux, brave et hardi, Pierre de Savoie voulut poursuivre l’œuvre que son père avait /74/ commencée, en travaillant avec constance à l’agrandissement de sa maison. Dès son début il tendit à assurer la suprématie de la Savoie sur le Genevois et sur le pays de Vaud. A l’époque de la guerre allumée par la double élection de Jean de Cossonay et de Philippe de Savoie à l’évêché de Lausanne, Pierre était en possession de Moudon et de Romont, et prenait le titre de Seigneur de ces deux villes 1 du comté de Vaud, qui naguère appartenaient au comte de Genevois. A ce titre il ajouta celui d’avoué du couvent et de la ville de Payerne. Evidemment, Pierre avançait dans la voie qui devait aboutir à la domination savoisienne dans le pays de Vaud.
Dans le même temps, peut-être même avant que Pierre de Savoie fît son premier voyage d’Angleterre, la maison de Gruyère fut appelée à sacrifier un de ses droits. Il s’agissait, pour certains membres de cette famille, de se reconnaître vassaux de Pierre de Savoie, qui, comme Philibert Pingon le fait remarquer dans sa chronique, était déjà maître (dux) du Chablais. Cette observation du chroniqueur savoisien semblerait indiquer que les membres de la maison de Gruyère dont Pierre exigeait l’hommage, étaient établis dans un quartier du vieux Chablais, soit dans les environs de Vevey, soit du côté d’Aigle ou des Ormonts, qui faisaient partie de cette province. Après une résistance assez opiniâtre, le comte Rodolphe, craignant quelque aventure fâcheuse, se résolut à céder au plus fort. Du consentement de Pierre, son fils aîné, il affranchit de tout hommage lige 2 son vassal Rodolphe, fils de Jean de Gruyère, afin que lui et ses descendants pussent le faire librement et sans réserve au comte /75/ de Savoie 1 . Ce vassal, dont Pingon a fait à tort ou à raison un neveu du comte Rodolphe, qui aurait eu un frère du nom de Jean 2 , était probablement le même que Rodolphe dit le laïque de Gruyère 3 , qui, dans une charte de l’an 1242, paraît avec Pierre de Gruyère, moine d’Hautcrêt, comme témoin d’une donation faite à cette abbaye par Guy d’Aigle, chevalier.
L’opposition du comte de Gruyère à la sommation de Pierre de Savoie montre qu’il était naturellement disposé à défendre ses droits et à rester fidèle au comte de Genevois, son légitime suzerain.
Le fait que nous venons de rapporter a quelque importance, en ce qu’il nous présente le comte de Gruyère aux prises avec le redoutable Pierre de Savoie, et qu’il sert à expliquer un fait beaucoup plus considérable, qui s’est passé en 1244.
A son retour d’Angleterre, Pierre de Savoie, poursuivant ses premières conquêtes, acquit la suzeraineté de la Gruyère proprement dite. Le comte Rodolphe, trop faible pour lui résister, lui céda, par acte du 19 avril 1244, en franc alleu, le château de Gruyère avec ses dépendances, et l’en investit par un autre acte du 9 mai suivant, ne se réservant aucun droit sur le principal manoir, auquel étaient attachés le titre et les prérogatives de comte. Il ne le reprit pas en fief du comte Amédée ou de son représentant, Pierre de Savoie, /76/ parce qu’il ne pouvait pas lui rendre un hommage libre et franc, ayant engagé sa foi à un autre prince 1 , savoir à Guillaume II, comte de Genevois 2 , qui ne l’en avait pas affranchi légalement 3 . Pierre, son fils aîné, héritier présomptif du comté, qui partageait avec le comte Rodolphe les soins de l’administration, n’est pas nommé dans la charte de la cession faite en 1244 par son père. Absent ou non, il n’avait pris aucune part à cet acte imposé par la force. Il avait sans doute, comme son père, refusé l’hommage à Pierre de Savoie. De même que d’autres seigneurs du comté de Vaud, Pierre de Gruyère s’opposait aux envahissements de l’ambitieux prince savoyard. Pour expliquer l’événement de 1244, dont nous parlons, il n’est pas besoin d’admettre avec une tradition suspecte que, emporté par son bouillant courage, dans une action dont nous ignorons jusqu’à la réalité 4 , Pierre de Gruyère aurait perdu avec la liberté les /77/ droits au comté de ses ancêtres, et que la cession de la seigneurie de Gruyère fut le prix de sa rançon. — Pierre de Savoie inféoda le château de Gruyère et ses dépendances à Guillaume de Gruyère, frère puîné de Pierre, et chantre de la cathédrale de Lausanne, qui, en 1239, avait été chargé par son père de régler l’objet des débats entre la maison de Gruyère et le chapitre de Lausanne, et qui, l’année suivante, s’était déclaré en faveur de Jean de Cossonay, candidat au siége épiscopal. Pierre de Savoie lui rétrocéda la seigneurie de Gruyère pour qu’il la tînt de lui en fief, et Guillaume lui rendit foi et hommage à raison du château et de la seigneurie de ses pères.
Il fut stipulé dans la cession faite par le comte Rodolphe que, si Guillaume ne laissait pas d’héritier issu de légitime mariage, le dit fief reviendrait d’abord au comte Rodolphe et, après sa mort, à ses héritiers, s’il en restait qui fussent nés de sa femme Guillemette; que, dans le premier cas, Rodolphe et, après lui, ses héritiers, rendraient hommage à Pierre de Savoie, comme Guillaume venait de le faire à raison du fief qu’il tenait de lui. Rodolphe et Guillaume promirent de défendre loyalement, pour Pierre de Savoie, le château de Gruyère et ses dépendances, soit le franc alleu qui lui avait été cédé. Dans le cas où Guillaume, ou son père, acquerrait quelque nouveau fief, soit par héritage, soit en raison du château de Gruyère, Pierre de Savoie, content du premier hommage, n’en exigerait pas un second 1 .
L’acte dont nous venons de rapporter le contenu ne fait pas plus mention de Pierre de Gruyère que s’il n’eût /78/ jamais existé. Il est très probable que Pierre de Savoie voulait punir sa résistance en le dépossédant.
Cependant Guillaume de Gruyère, voué à l’état ecclésiastique, n’orna point son front de la couronne que son père avait jusqu’alors portée avec dignité. Rodolphe conserva le titre et les droits de comte, peut-être en suite de quelque contrat. Il est certain que, peu de mois après l’événement que nous venons de rapporter, Rodolphe apparaît avec le titre de comte de Gruyère dans une charte, où, de l’aveu de ses deux fils, il confirme à l’abbaye d’Hauterive la vente d’un manse, dit la terre de Chenens 1 , situé dans le territoire d’Ecuvillens, que la famille de Gruyère avait acheté des frères Aimon et Henri de Prez, fils de Conon de Prez, chevalier, qui tenaient le dit fonds de terre en fief du comte de Gruyère 2 .
Dans le même temps, Pierre, « fils du comte de Gruyère, » fit remise aux religieux d’Hauterive, contre un dédommagement, de ce qu’il avait à prétendre d’eux touchant la forêt de Villars et de Rueyres 3 .
Dans une charte authentique du mois de mars 1246, sur laquelle nous reviendrons, Rodolphe porte le titre de comte et agit en cette qualité.
Il nous paraît évident que le comte de Gruyère et son fils aîné avaient recouvré ou conservé leurs droits patrimoniaux, /79/ comme firent d’autres seigneurs, en prêtant l’hommage à Pierre de Savoie, sauf la fidélité due au comte de Genevois.
Cependant Pierre de Savoie pressait la fortune sans lui donner de relâche. Durant les négociations qui précédèrent la paix d’Evian, il obtint de Jean de Cossonay la promesse que celui-ci ne l’empêcherait point d’occuper à volonté le château fort d’Essertines 1 . Le surlendemain fut conclu le traité d’Evian, entre l’Elu de Lausanne, d’une part, le comte Amédée et son frère Pierre de Savoie, d’autre part. Ce traité valut à Pierre la cession des droits temporels de l’église de Lausanne sur Romont, sur la contrée située entre les deux Glanes, sur Bossens et sur Estavayer 2 . — D’autres acquisitions assurèrent de plus en plus l’influence du prince savoisien sur le comté de Vaud. Guillaume de Fruence lui céda la maison forte de Châtel St.-Denis, et ses dépendances. Pierre rétrocéda le tout au fils de Guillaume, nommé Jordan, qui lui fit hommage lige à raison de ce fief. Alors Guillaume rendit hommage à Pierre, sous réserve de la fidélité qu’il devait au comte de Genevois 3 . Pierre, seigneur de Villars 4 , près de Gruyère, lui céda tout ce qu’il possédait près de Torny-le-Petit 5 , et lui en fit hommage, se réservant toutefois la fidélité à laquelle il était tenu envers le comte de Gruyère, dont il était le vassal 6 . Pierre de Savoie acquit aussi d’Anselme de Billens les droits de celui-ci sur /80/ la maison forte de Romont. Il s’installa dans ce château, et il s’attribua le droit de haute justice sur les gens d’Anselme de Billens, et même sur ceux qui ne ressortissaient pas à la juridiction du château de Romont 1 .
Après avoir ainsi marqué son retour au pays de Vaud par de nouveaux succès, Pierre de Savoie marcha contre le comte de Genevois, et il ne tarda pas à s’emparer du château du comte, à Genève, objet de sa convoitise ambitieuse. Le soin de terminer le différend qui avait armé ces deux antagonistes ayant été remis à Philippe de Savoie, qui était fait pour ainsi dire juge et partie dans la question, les parties firent d’abord un compromis 2 . Ce compromis fut bientôt suivi d’une sentence arbitrale 3 , qui condamna le comte de Genevois et ses fils laïques Rodolphe et Henri 4 à payer une somme de 10,000 marcs d’argent à Pierre de Savoie, et engagea à ce dernier, en attendant le payement de la dite somme, tous les fiefs du comte de Genevois entre l’Arve, la Drance, la Cluse de Gex et le pont de Barges 5 , c’est-à-dire les fiefs du comte situés dans une partie du Genevois et dans le comté de Vaud, notamment les châteaux de Genève et de Baleison, dans le Genevois, et ceux des Clées et de Rue au pays de Vaud 6 . — On sait que Pierre possédait /81/ déjà les châteaux de Moudon et de Romont avec leurs dépendances.
Dès le lendemain du prononcé, le comte Guillaume et son fils aîné Rodolphe adressèrent à tous les barons et autres nobles, leurs feudataires et vassaux, établis dans les limites indiquées ci-dessus, l’ordre de rendre à l’avenir leurs devoirs féodaux à Pierre de Savoie pendant la durée de la gagerie, c’est-à-dire de la possession des fiefs qu’il avait reçus en gage 1 .
Au nombre de ces feudataires et vassaux était le comte de Gruyère. Le fief (nous voulons dire le comté de Gruyère), pour lequel il devait fidélité au comte de Genevois, était compris dans l’hypothèque donnée à Pierre de Savoie. Cela n’est pas dit explicitement dans les chartes des 10, 28 et 29 juin 1250, relatives aux démêlés dont nous avons parlé; mais le traité conclu à Versoix le 2 juin 1282, sur lequel nous reviendrons plus tard, et un ordre du lendemain (3 juin), qui se rapporte à ce traité, prouvent que le comte de Gruyère et ses fiefs étaient compris dans la sentence arbitrale de l’an 1250. Cette sentence est un acte général, contenant les dispositions ou l’ensemble des décisions prises par l’arbitre. La circonscription du territoire qui constitue l’hypothèque ou la gagerie donnée à Pierre de Savoie, désignait suffisamment les fiefs et les vassaux que l’on avait en vue. De l’acte général dont il s’agit est émané l’ordre du 29 juin 1250, qui servit à faire le nombre voulu d’ordres individuels, conçus dans une forme unique, et ne différant entre eux qu’à l’égard des noms des destinataires 2 . /82/
En fait, le comte de Gruyère fut dès l’an 1250 vassal du prince de Savoie en raison de son comté. Il ne fit que passer en 1282 sous la suzeraineté de son ancien supérieur féodal pour retomber sous celle de la maison de Savoie et y demeurer jusqu’à l’établissement de la domination bernoise dans le pays de Vaud, en 1536.
Pierre de Savoie, par ses envahissements successifs, devenait de plus en plus le maître du comté de Vaud et l’arbitre des différends entre les seigneurs de ce pays. La vieille querelle entre les sires de Belmont et les chanoines de Lausanne, au sujet de l’avouerie d’Essertines, de Vuarrens et de Varangel, n’avait été qu’assoupie par l’accord du 7 mai 1214, fait sous les auspices de l’évêque Boniface et de Rodolphe II, l’Aîné, comte de Gruyère. Un nouveau conflit ayant éclaté entre eux, il fallut recourir à la médiation de Pierre de Savoie. Il en résulta que les frères Richard et Berthold, seigneurs de Belmont, cédèrent au chapitre de /83/ Lausanne l’avouerie en question, moyennant une rente annuelle de 10 livres lausannoises 1 .
Quelques mois après cet accord, les dits frères cédèrent au même chapitre, en retour de 210 livres lausannoises, le château d’Essertines en toute propriété 2 .
Pierre de Savoie, qui avait ménagé ces arrangements, dont il devait un jour retirer tout l’avantage, venait d’acquérir de Rodolphe de Rue le château et mandement de ce nom. Il le rétrocéda au dit Rodolphe, qui devint son vassal 3 . Environ dans le même temps il reçut la prestation d’hommage d’Ulric, seigneur d’Arconciel et d’Arberg, qui lui céda ses châteaux d’Arconciel et d’Illens, avec leurs dépendances, pour les reprendre de lui en fief.
Il ne s’était pas écoulé un mois depuis le prononcé du jugement arbitral qui portait à l’infortunée maison de Genevois un coup dont elle ne devait plus se relever, que divers seigneurs de l’Ogo vinrent augmenter le nombre des vassaux de Pierre de Savoie. Les frères Guillaume et Jaques de Pont lui cédèrent leur château de Pont, bâti sur un rocher que baigne la Sarine, promettant de lui ouvrir ce fort en temps de guerre et en temps de paix 4 . Ils lui rendirent foi et hommage à raison de leur seigneurie, qui leur fut rétrocédée 5 . Guillaume de Corbière remit à Pierre de Savoie son alleu et sa part du château de Corbière; après quoi son fils puîné Henri en fut investi par le nouveau suzerain, à qui il /84/ rendit foi et hommage. A la demande de Guillaume, l’acte de cession, passé à Romont, fut scellé par le comte de Gruyère et par l’abbé d’Hauterive, Pierre de Gruyère, frère du comte régnant 1 . Cet acte nous porte à penser: 1° que la maison de Gruyère avait une part du château de Corbière, d’où il résulterait qu’au XIIIe siècle les deux maisons de Gruyère et de Corbière étaient unies par les liens du sang; 2° que Guillaume ne reçut pas lui-même en fief l’alleu et la part du château qu’il avait cédés à Pierre de Savoie, parce que, de même que le comte de Gruyère, le sire de Fruence et d’autres seigneurs du comté de Vaud, il n’était pas légalement affranchi du lien féodal qui l’engageait envers le comte de Genevois.
Plus tard Guillaume reparaît comme seigneur du fief de Corbière, parce que, selon toute apparence, il avait fait hommage à Pierre de Savoie, sauf la fidélité à laquelle il était tenu envers le comte de Genevois. Il avait d’ailleurs reçu de celui-ci l’ordre de rendre, tant que durerait la gagerie, les devoirs féodaux à Pierre de Savoie.
A son tour, le seigneur d’Everdes 2 , voisin du sire de Corbière, devint l’homme du prince savoisien. Il en fut de même d’Ulric de Vuippens, l’un des plus nobles et des plus riches barons du pays d’Ogo. Divers autres seigneurs et chevaliers romands subirent l’influence irrésistible du nouveau conquérant 3 . /85/
Les progrès incessants de Pierre de Savoie inquiétèrent les Fribourgeois. Lorsqu’ils le virent s’approcher de leur cité, ils prirent les armes. A cette époque le rapport de dépendance de la maison de Gruyère envers la maison de Savoie était bien établi, quoique le comte de Genevois ne l’eût pas sanctionné par l’abandon volontaire de ses droits. En effet, en tête des seigneurs féodaux qui unirent leurs hommes d’armes aux bourgeois de Moudon, de Payerne et de Romont, vassaux de Pierre de Savoie, pour combattre les adversaires de ce prince, était Rodolphe, comte de Gruyère, comme on le voit dans l’acte d’arbitrage qui termina cette guerre. Parmi les hommes liges, tenus à défendre Pierre de Savoie envers et contre tous, nous remarquons aussi Guillaume de Corbière 1 . Il avait donc été remis en possession de ce fief, et avait fait hommage au prince savoisien, sauf la fidélité due par lui au comte de Genevois.
Bientôt Pierre de Savoie, investi par le vicaire impérial du protectorat de toute la Bourgogne 2 , s’assura des gorges et des passages les plus importants de la haute Gruyère, en se faisant céder le Pas de la Tine, celui du Vanel, et la Tour d’Ogo, soit le Château d’Œx, situé entre ces deux défilés. Il rétrocéda le tout, avec dix livrées de terre à Rossinière, au comte Rodolphe, qui se reconnut son homme lige à raison de ces fiefs, réservant la fidélité à laquelle il était tenu envers le comte de Genevois 3 . /86/
Ce fait est une nouvelle preuve de ce que nous avons dit, que le comte de Gruyère était vassal du comte de Genevois en raison de son comté.
Laissons Pierre de Savoie marcher avec une armée au secours de son frère Thomas, prince-régent de Savoie, qui, battu à Montebruno par les insurgés, était retenu prisonnier à Turin, et portons nos regards sur la capitale du comté de Gruyère. C’est ici le lieu d’enregistrer un événement mémorable dans les fastes de ce petit empire.
On sait que jusqu’au milieu du XIIIe siècle il n’y eut à Gruyère que deux chapelles, l’une au château, naguère enlevée au culte, l’autre sur un plateau, au-dessous de la petite cité féodale 1 . La population de Gruyère et des environs, s’étant considérablement accrue, regretta l’absence d’une église paroissiale qui répondît à un besoin réel. L’église de Bulle étant située à une lieue de Gruyère, il n’était pas facile aux habitants de cette ville et des alentour de la fréquenter assidûment, surtout en hiver; d’ailleurs elle ne pouvait plus contenir les fidèles qui devaient s’y rendre. Ceux-ci, empêchés d’aller régulièrement à l’office, couraient risque de perdre leur âme. L’évêque de Lausanne, voulant remédier à cet inconvénient, résolut, de l’avis du prévôt et du chapitre, d’édifier à Gruyère une église paroissiale, qui dépendrait de l’église de Bulle, et qui aurait tout le droit de paroisse que Bulle avait eu jusqu’alors dès le torrent de la Trême vers Gruyère. En signe de dépendance, la nouvelle église payerait chaque année à l’église mère deux livres /87/ de cire, le jour de St.-Pierre-aux-liens (1er août), et y recevrait à l’avenir le saint-chrême 1 . Quant au droit de personnage, ou de nommer au bénéfice vacant, il fut décidé qu’il appartiendrait, comme celui de l’église mère, aux prévôt et chapitre de l’église de Notre-Dame de Lausanne.
Il ne suffisait pas de fonder une maison du Seigneur, il fallait encore la doter. Le bienfaiteur de la belle église paroissiale de Gruyère, dont St.-Théodule est le patron, fut le comte Rodolphe III, qui, du consentement de ses deux fils, Guillaume, chantre de Lausanne, et Pierre, chevalier, en augmenta les revenus, en lui donnant soixante-neuf poses de terre et un pré de la contenance de quatre faucheurs 2 . Le prévôt et le chapitre de Lausanne, en vertu de leur droit de patronage, devaient retirer une part des revenus affectés à la nouvelle église. — L’acte de fondation, modèle de paléographie, muni des sceaux de l’évêque, du comte, de son fils Pierre et du chapitre (scellant à la demande de Guillaume, second fils du comte) est du mois de mai 1254 3 .
A peu près dans le même temps, le chapitre de l’église de Notre-Dame de Lausanne, toujours prompt à augmenter le nombre de ses droits et de ses propriétés, eut avec le comte de Gruyère un différend au sujet d’un pâturage du Moléson. Le chapitre prétendait que ce bien-fonds lui appartenait en propre, tandis que le comte affirmait que Borcard d’Eney et Pierre de Villars-sous-Mont, ses hommes liges, tenaient du chapitre le dit pâturage sous condition d’un cens annuel de quatre moutons rachetables chacun au prix de huit deniers, /88/ monnaie de Lausanne. Enfin, des arbitres accordèrent les parties comme il suit, savoir que le chapitre donnerait aux deux hommes susdits et à leurs héritiers, à titre de bail perpétuel, le pâturage du Moléson, pour le cens annuel de cinq moutons, ou de dix sous, monnaie de Lausanne, payables à Albeuve, à la fête de Ste.-Marie-Madelaine. Ce cens devait être doublé le lendemain s’il n’était pas acquitté au jour fixé par le contrat. Il fut décidé que le pâturage dont il s’agit ne pourrait être divisé qu’entre deux héritiers, dont chacun aurait à supporter la moitié du cens dû. Le comte Rodolphe et son fils Pierre, chevalier, s’imposèrent l’obligation de faire jouir paisiblement le Chapitre de la possession du Moléson 1 .
La convention de Turin, du 18 février 1257, rendit enfin la liberté à Thomas, prince-régent de Savoie. Son frère Pierre n’avait pas attendu la soumission de Turin pour revenir dans la Bourgogne transjurane veiller à ses intérêts. A son retour au pays de Vaud, le comte de Gruyère et son fils Pierre lui engagèrent, pour la somme de cinquante livres lausannoises, qu’il leur avait prêtée, le quart de la grosse dîme du lieu et de la paroisse de Villars près de Lessoc 2 , c’est-à-dire de la dîme qui se prélevait principalement sur le produit le plus clair de la paroisse, comme le blé, le seigle, l’orge, etc. 3 /89/
L’habile et fortuné Pierre de Savoie fit bientôt une acquisition plus importante, celle de l’avouerie de Vevey. Cette ville, située sous un ciel serein, encadrée dans un majestueux amphithéâtre, offrait au XIIIe siècle un triste exemple de la multiplicité et de la confusion des pouvoirs. Vevey était partagée entre divers seigneurs, ceux de Blonay, d’Oron 1 , de Gruyère et de Faucigny. L’avoué 2 en était la principale autorité. La juridiction de ce magistrat s’étendait de la Veveyse jusqu’à la Baye (de Noville?), et du Léman jusqu’au château de Fruence. Deux autres justices, celles de vidame ou de vicomte 3 , et de majeur ou de juge maire 4 , dépendaient de l’avouerie. Ces deux offices inférieurs étaient possédés par le seigneur d’Oron, mais le sire de Vuippens prétendait y avoir des droits. La perception des amendes, des tailles, des cens, l’administration de la justice, la garde de l’ordre public, tous ces droits étaient exercés par divers officiers. Cet état de choses fut maintenu sous l’administration de Pierre de Savoie, bien que ce prince puisse être considéré à certains égards comme l’auteur de la prospérité que Vevey acquit dans la suite 5 .
Dès longtemps le comte de Gruyère, vassal du comte de /90/ Genevois, tenait de celui-ci l’avouerie de Vevey. Dans la situation gênante où l’avaient placé, d’une part, ses libéralités envers les couvents, de l’autre les sacrifices que lui avaient imposés ses querelles avec l’évêque et le chapitre de Lausanne, Rodolphe le Jeune avait engagé, en 1231, l’avouerie de Vevey à son beau-frère Aimon de Blonay, pour la somme de 173 livres, et, ne pouvant aussitôt l’en mettre en possession, il lui avait donné pour assurance tous les biens qu’il possédait dans la vallée de Lutry, et cédé, en outre, 8 livres de cens annuel à percevoir sur les hommes et sur les terres qui lui appartenaient dans le territoire qui s’étend d’Estavanens à Lessoc 1 . Il paraît que dans la suite le comte de Gruyère avait acquitté sa dette et repris l’avouerie de Vevey. Il est du moins certain que plus tard cette charge passa des mains de Rodolphe le Jeune dans celles de Guillaume II, comte de Genevois, pour la somme de 50 livres; que le comte Guillaume l’engagea, pour la même somme, à Rodolphe seigneur de Rue; que celui-ci la céda, au même prix, à Aimon de Blonay, qui la racheta, et qu’au mois de mars de l’an 1245, Rodolphe de Gruyère passa, en faveur de son beau-frère, un acte de garantie pour la dite avouerie 2 . Le sire de Blonay et le comte de Gruyère vendirent tous les deux l’avouerie de Vevey à Pierre de Savoie. Le comte de Gruyère, du consentement de sa femme Guillemette et de son fils aîné, la lui céda par acte du 1er mai 1257. Pierre, toujours pourvu d’argent, grâce aux ressources qu’il avait en Angleterre, en paya 420 livres laus., qui furent /91/ livrées au vendeur par Hugues de Grammont, châtelain de Chillon 1 . Le comte de Gruyère s’engagea envers l’acquéreur à défendre et protéger contre Rodolphe, comte de Genevois, l’avouerie qu’il venait de lui vendre 2 . Le même jour il informa la veuve de Rodolphe d’Oron de la cession qu’il venait de faire de l’avouerie de Vevey à Pierre de Savoie, et l’invita à rendre à son nouveau supérieur les hommages et les autres devoirs féodaux 3 . La maison d’Oron, investie de la vicomté et de la mairie 4 de Vevey, soit de la moyenne et de la basse justice, était vassale de l’avoué de Vevey à raison de ce double office, qui dépendait de l’avouerie, comme nous l’avons déjà fait remarquer. — Le seigneur de Blonay, qui, on ne sait à quelle époque, avait vendu, au prix de 200 livres, l’avouerie de Vevey à Pierre de Savoie, adressa, paraît-il, des réclamations soit à Pierre, soit au comte de Gruyère. Il reçut de ce dernier l’assurance qu’on lui donnerait la valeur en sus de la somme qu’il avait reçue 5 . Enfin, le comte de Gruyère promit à Pierre de Savoie de l’indemniser des dommages qui pourraient résulter pour lui de l’acquisition de l’avouerie de Vevey 6 .
Dix ans plus tard, Pierre, comte de Savoie 7 , disposant de l’avouerie de Vevey comme en avait disposé jadis le comte de Genevois, auquel il se substituait dans le comté de Vaud, /92/ céda à Aimon, seigneur de Blonay, pour lui et ses héritiers, l’avouerie de Vevey et tous les droits qui en dépendaient, de même que la vicomté et la mairie de Vevey et de la Tour (-de Peilz), que possédaient les enfants de feu Rodolphe seigneur d’Oron. Il inféoda ces trois offices à sire Aimon de Blonay, toutefois sous la condition qu’aussi longtemps que lui, comte Pierre, aurait en main la gagerie du comte de Genevois 1 , Aimon s’acquitterait envers lui des devoirs féodaux, et que du moment où la dite gagerie reviendrait au comte de Genevois, celui-ci recevrait d’Aimon la foi et l’hommage à raison de l’avouerie, tandis que le comte Pierre les recevrait pour la Tour-de-Peilz. Le comte Pierre céda ces fiefs et quelques autres à Aimon de Blonay pour la somme de 1000 livres viennoises. Alors Jean de Blonay demanda qu’il plût au comte de Savoie d’ordonner à Pierre d’Oron et à Rodolphe, fils de feu Rodolphe seigneur de ce lieu, de rendre à son père Aimon les hommages qu’ils avaient rendus au comte à raison de la vicomté et de la mairie de Vevey et de la Tour 2 .
Les détails que nous venons de rapporter offrent d’autant plus d’intérêt, que des vicissitudes de l’avouerie de Vevey et de ses dépendances, au XIIIe siècle, il est facile de conclure aux désavantages qui devaient résulter de cet état de choses pour les ressortissants.
On rencontre parfois au moyen âge des exemples d’une grande simplicité et d’une bonne foi remarquable dans les /93/ décisions de certains procès. Le seigneur Rodolphe de Weissenbourg 1 , dans le Simmenthal, vassal du comte de Gruyère, s’était fait donner, à titre de cens ou de devoir féodal, un mouton et un chien dans les montagnes de l’abbaye d’Hauterive, dont il revendiquait la seigneurie, disant que le cens qu’il s’était fait payer lui revenait de plein droit chaque année. Il en résulta un procès entre Rodolphe et l’abbé de Hauterive, frère du comte de Gruyère. La cause fut portée devant le supérieur féodal du baron de Weissenbourg, c’est-à-dire devant le comte de Gruyère et son fils Pierre. Ces deux seigneurs déclarèrent à sire Rodolphe qu’il revendiquait à tort le droit que lui contestait l’abbaye qu’il avait lésée. Alors Rodolphe de Weissenbourg, convaincu de l’équité de ses juges, promit solennellement de ne plus rien prendre dans les montagnes d’Hauterive. Il renonça, pour lui et ses héritiers, au droit que ses ancêtres et lui avaient cru pouvoir exercer dans les dites montagnes 2 .
Le comte Rodolphe et son fils aîné, qui avaient, comme d’autres seigneurs, rendu service à Pierre de Savoie, furent compris par celui-ci dans le traité qu’il conclut en 1260 avec Henri de Rarogne, évêque de Sion, pour mettre un terme aux fréquents démêlés, aux dangereux conflits qui résultaient /94/ de la situation de leurs seigneuries respectives, lesquelles étaient comme enclavées les unes dans les autres. Cet accord, destiné à établir une bonne paix entre Pierre et le prélat, fut profitable aux deux parties et à leurs sujets.
En 1264, Rodolphe de Gruyère et son fils Pierre, chevalier, notifièrent, de leur château de Gruyère, qu’ils cédaient à l’abbaye d’Humilimont ou de Marsens tous les droits qu’ils pouvaient avoir sur des fonds de terre et des bois situés dans le territoire du Châtelard (commune de Marsens), immeubles dont les religieux d’Humilimont étaient depuis longtemps en possession. Ils confirmèrent de plus toutes les donations qu’eux ou leurs ancêtres avaient faites à la dite abbaye, ainsi que celle de deux poses de terre que ce couvent avait reçues de Vibert de Grangettes, donzel, vassal de Gruyère 1 .
Sur la fin de cette année, le même comte passa, de l’aveu de ses deux fils, avec les Avoyer, Conseil et Communauté de Fribourg, un acte touchant une famille de Morlon, dont il était le seigneur. Cette famille voulant s’établir à Fribourg, le comte renonça aux droits qu’il avait sur elle; il l’affranchit des devoirs connus sous le nom de service de collibert 2 ; bien entendu, toutefois, que cette famille ou l’un de ses membres, venant à renoncer à la bourgeoisie de Fribourg, serait tenu de s’acquitter envers le comte ou ses héritiers de toutes les obligations qu’imposait la condition de collibert 3 .
Les actes de 1264 sont les derniers connus où le comte /95/ Rodolphe III, dit le Jeune, prit une part active aux affaires. Dès lors on voit dans les chartes son fils aîné, Pierre, agissant seul, toutefois sans porter le titre de comte avant l’année 1270. En effet, Pierre, chevalier, dit l’Aîné, est désigné simplement comme « fils de l’illustre Rodolphe comte de Gruyère, » dans une charte du mois de mars 1268 (n. st.), où, du consentement de sa femme Ambrosie, de son fils Pierre dit le Jeune, de Guillemette, femme de ce dernier, ainsi que de ses propres filles Jeanne, Perrette et Colombe, il cède à l’abbaye d’Hauterive, pour le salut de sa famille et de ses ancêtres, les droits qu’il avait ou qu’il prétendait avoir sur une vigne dite des Fosses au-dessous du Châtelet, et de même la grange de Lussy. Cette cession était munie des sceaux du chevalier Pierre et de son frère Guillaume, chantre de la cathédrale 1 .
Dans une autre charte du 2 février 1269, « Pierre fils de Rodolphe comte de Gruyère », déclare qu’ayant reçu de l’abbaye d’Humilimont pour la valeur de cent sous lausannois, il n’exigera pas la dîme de Marsens jusqu’à remboursement de la somme qu’il doit à ce couvent. Mais, cette dette une fois payée, les religieux, un mois après en avoir été requis, auront à se conformer à son égard au dire des bons hommes et à ce que dictera le droit. Cette charte, comme la précédente, a été scellée par les deux frères 2 . Parmi les témoins on remarque Olivier de Gruyère, chevalier, qui paraît avoir appartenu à la noble famille de ce /96/ nom, et Thorin de Gruyère, qui, dans une charte de 1298, est dit bourgeois de Moudon.
Les deux chartes que nous venons de citer nous portent à croire que le comte Rodolphe, chargé d’années, ne prenait plus de part à l’administration de ses états. Il mourut probablement en 1269. Il est certain qu’en 1270 il avait cessé de vivre.
Le comte Rodolphe III a parcouru une longue carrière. Son règne, sans être très brillant, ne fut pas sans gloire. Secondé par son fils Pierre, qui mérita la dignité de chevalier, il lutta, sinon avec bonheur, du moins avec énergie, contre de redoutables adversaires, l’évêque de Lausanne, le chapitre de Notre-Dame et Pierre de Savoie. Ne cédant qu’à la force et à la nécessité, Rodolphe transmit à ses descendants, avec un nom honorable, l’exemple d’une piété douce et des vertus privées. Quoique dépouillé par l’évêque et le chapitre de Lausanne de ses plus beaux domaines, Rodolphe, suivant les idées de son temps, a signalé son zèle pour la religion par diverses donations faites à des églises et à des couvents. Forcé d’abandonner, en faveur de Bulle, la foire de Gruyère, qui eût été pour ses états une source principale de prospérité publique, le comte Rodolphe créa une autre institution, qui fut utile et chère au peuple. En effet, la fondation qui honore le plus la mémoire de ce souverain, est celle de la belle église paroissiale de St.-Théodule à Gruyère, église qu’il a richement dotée. Le soin des intérêts spirituels des Gruériens fut, pour ce peuple simple et religieux, une compensation des avantages matériels dont l’évêque l’avait privé pour en doter sa ville de Bulle. La capitale du petit empire pastoral gagna en considération, /97/ en grandeur morale, ce qu’elle perdait sous le rapport du commerce. — Un autre fait à jamais mémorable dans les fastes de la Gruyère, et qui recommande au respect de la postérité le nom de Rodolphe III, c’est le beau traité de 1238, conclu avec l’Eglise au profit des serfs assujettis au droit de suite. La condition de cette classe nombreuse de vassaux non libres s’améliora promptement. — L’acte du 5 décembre 1264 est une nouvelle preuve de l’intérêt que le comte Rodolphe prenait au développement de la liberté civile.
Dans la société féodale, chacun avait au-dessus de lui quelqu’un dont il était l’homme. Le comte de Gruyère avait, dès l’origine, pour suzerain le comte de Genevois. A celui-ci succéda Pierre de Savoie, qui soumit successivement tous les petits souverains établis dans le comté de Vaud. Le comte de Gruyère, en subissant la suprématie du conquérant savoisien, changea malgré lui de suzerain, sans avoir forfait à l’honneur 1 .
Si le nom de Rodolphe le Jeune peut être cité par les Gruériens avec orgueil, celui de son frère Pierre ne doit être prononcé qu’avec respect. Pierre de Gruyère, fils de Rodolphe II, dit l’Aîné, entra dans les ordres, fut moine d’Hautcrêt 2 et d’Hauterive 3 , devint abbé de ce dernier /98/ couvent 1 , lui quinzième, et mourut le 24 novembre de l’an 1257 2 .
Pierre de Gruyère devait à son mérite autant qu’à sa naissance et à son zèle pour la religion la dignité à laquelle il fut élevé, de même que la déférence et la vénération dont elle fut entourée. Pierre de Savoie, l’honorant de sa confiance, le chargea plus d’une fois de recevoir en son nom la prestation d’hommage due par des seigneurs féodaux à leur nouveau suzerain 3 . Plus d’un seigneur puissant eut recours aux lumières et à la sagesse de ce prélat. Il fut consulté en mainte occasion sur des affaires importantes. Les services qu’il rendit à autrui profitèrent à l’établissement religieux dont il était le chef. En voici la preuve. Hugues (fils aîné de Jean le Sage), comte de Chalons et comte palatin de Bourgogne, et son épouse Alice ou Adelaïde de Méranie, qui possédaient de grands biens dans les diocèses de Coire et de Constance, donnèrent à l’abbé et à l’abbaye d’Hauterive, avec toutes ses dépendances, l’église de Roth, située dans la partie actuelle du canton de Lucerne qui était comprise alors dans l’évêché de Constance 4 . — Lorsque Hartmann le Jeune, comte de Kibourg, veuf d’Anne de Raprechtswile 5 , eut demandé et obtenu la main d’Elisabeth, fille de Hugues et d’Alice, il prit sous sa protection spéciale l’abbé d’Hauterive et son monastère. Pierre de Gruyère avait peut-être facilité l’alliance des maisons de Chalons-Bourgogne /99/ et de Kibourg. Quoi qu’il en soit, on ne saurait douter que l’abbé d’Hauterive n’ait été chargé par le comte Hartmann d’une mission délicate dont il paraît s’être acquitté avec succès. C’est pourquoi le comte palatin de Bourgogne et la comtesse, trop éloignés de l’abbaye d’Hauterive pour pouvoir la protéger d’une manière efficace, la recommandèrent expressément au comte Hartmann, leur gendre, et à la ville de Fribourg 1 . Le comte Hartmann, à son tour, transmit son droit de protection à l’avoyer et à la ville de Fribourg 2 , et invita d’une manière pressante les nouveaux patrons d’Hauterive à faire rendre à cette abbaye ce que Conrad de Vivier, chevalier 3 , lui avait enlevé pendant que l’abbé était absent, occupé de la mission que le comte Hartmann lui avait confiée 4 . Il y a plus: après la mort de l’abbé Pierre de Gruyère, le comte Hartmann et sa femme confirmèrent la donation de l’église de Roth, que les parents de la comtesse Elisabeth avaient cédée au couvent d’Hauterive 5 . L’élévation de Pierre de Gruyère au siége abbatial d’Hauterive avait augmenté la considération et les richesses de ce couvent.
Le comte Rodolphe III fut marié deux fois. Il n’eut pas d’enfants de sa seconde femme Guillemette, issue nous ne savons de quelle maison, et qui paraît dans des chartes authentiques de 1244 et 1257. Sa première femme, Cécile ou Colombe 6 de Belmont, mourut au commencement de /100/ l’an 1258, après lui avoir donné deux fils: 1° Pierre, qui suit; 2° Guillaume, qui entra en religion; et trois filles: 1° Agnès, qui épousa Rodolphe, coseigneur de Greisy ou Greysier (Grézy-sur-Aix, en Savoie), issu de la maison de Faucigny 1 , à qui elle survécut. Agnès mourut veuve en 1285, après avoir légué aux religieuses de Belvaux sur Lausanne plusieurs bijoux, par l’entremise de l’abbé d’Hautcrêt 2 . 2° Béatrice, qui mourut jeune. Elle ne vivait plus en 1232 3 . 3° Juliane ou Julienne, qui mourut quelques années après sa sœur Béatrice. En 1237 elle avait cessé de vivre.
Guillaume, fils cadet du comte Rodolphe, était entré en religion comme son oncle, et, comme lui, il se distingua par ses vertus et ses talents. Guillaume ne tarda pas à être chanoine de l’église de Notre-Dame de Lausanne. Il joue un rôle important dans l’histoire de cette cathédrale. En 1234, on le remarque parmi les commissaires de cette église choisis pour traiter avec les Dominicains, qui s’étaient établis à Lausanne, et qui, sans l’autorisation du chapitre, avaient commencé sur son territoire la construction d’une église et d’un couvent. On convint d’un arrangement, qui permit aux frères prêcheurs d’achever la construction qu’ils avaient commencée, et qui règla ce qui concernait l’exercice /101/ du culte de la part des deux congrégations 1 . Ce fut Guillaume qui, en 1239, conclut au nom de son père, avec le chapitre de l’église de Notre-Dame de Lausanne, le traité de paix qui mit fin à la longue querelle dont nous avons raconté les détails. Ce fut encore lui qui, en 1244, servit d’intermédiaire entre son père et Pierre de Savoie, et qui veilla sagement aux intérêts de sa famille. En 1240, Guillaume de Gruyère apparaît en qualité de prévôt de l’église de Neuchâtel 2 . Dès cette époque on le voit élevé à la dignité de chantre de la cathédrale de Lausanne et de chancelier de l’Elu ou de l’évêque Jean de Cossonay 3 , dont il avait appuyé la candidature contre Philippe de Savoie, à qui le parti savoisien, plus nombreux que le parti national, donna son suffrage.
Guillaume de Gruyère fut aussi prieur de Broc 5 .
Guillaume de Gruyère, premier dignitaire de l’évêque de Lausanne, nous apparaîtra encore au commencement du règne de son frère aîné. Dès l’an 1272, il ne laisse plus de traces dans l’histoire 4 .
CHAPITRE CINQUIÈME.
Pierre II, comte de Gruyère. — Rivalité de Philippe de Savoie et de Rodolphe de Habsbourg. Convention de Villeneuve. Hommage du comte de Gruyère envers le comte de Savoie. Rodolphe de Habsbourg est élu roi des Romains. Son entrevue à Lausanne avec le pape. Le roi pousse vigoureusement la guerre contre Philippe de Savoie. Les Fribourgeois s’emparent du château de Montsalvens. Le roi presse le comte de Genevois d’armer ses vassaux contre le comte de Savoie. Paix entre le comte Philippe et le roi Rodolphe. Restitution de Montsalvens à la maison de Gruyère. Vente de biens-fonds. Donation à l’abbaye d’Hauterive. Mort de Pierre, fils du comte de Gruyère. Traité de Versoix. Mort du comte Philippe. Amédée V, comte de Savoie. Louis de Savoie, seigneur de Vaud. La vassalité de la maison de Gruyère envers la maison de Savoie est définitivement réglée, 1289. Cession du comte de Gruyère en faveur d’Hauterive. Mort de Rodolphe de Gruyère. Échange entre l’évêque de Lausanne et le chapitre de la cathédrale. Insurrection contre le roi des Romains; elle est étouffée. Siéges de Berne. Affaire de la Schosshalde. Mort du roi Rodolphe. Interrègne inquiétant. Guerre entre Fribourg et Berne. Destruction de châteaux forts par les Bernois. Combat de Donnerbühl. Trève du 31 mai 1298. Infraction de la paix publique par le baron de Weissenbourg. Siége du château de Wimmis. Le sire de Gruyère armé contre Fribourg. Trève du comte avec cette ville. Mort de Pierre II. Sa famille.
[1270-1304]
Pierre II
1270 - 1304.
Pierre, fils aîné de Rodolphe le Jeune, était chevalier. Longtemps avant le décès de son père il partageait avec lui les soins de l’administration. Nous l’avons vu, dans un temps, défendre avec ardeur les droits de sa maison, l’honneur de /103/ sa famille, et céder enfin aux seules armes alors infaillibles, aux armes de l’Eglise.
Dans un autre temps, Pierre de Gruyère s’opposa, mais en vain, aux envahissements de Pierre de Savoie. Il refusa de fléchir le genou devant l’ambitieux rival de son naturel suzerain.
Le plus ancien document connu où le fils aîné de Rodolphe III figure en qualité de chef de la famille et de la seigneurie, est un acte du mois de novembre 1270, où il est dit que Pierre, comte de Gruyère, Guillaume son frère, chantre et chanoine de Lausanne, fils de feu seigneur Rodolphe comte de Gruyère, et Pierre fils du comte Pierre, ont cédé à l’abbaye d’Hautcrêt, pour la somme de 12 livres lausannoises, tous leurs droits sur les vignes, les cens et les revenus que la dite abbaye possédait dans le territoire de Lallex et de Grandvaux. Parmi les témoins de cette cession on remarque Hugues de Palésieux, bailli de Vaud, lieutenant de Pierre de Savoie, et sire Olivier de Gruyère, chevalier 1 .
Philippe de Savoie, devenu comte palatin de Bourgogne par son mariage avec la comtesse Alice, veuve de Hugues, venait de succéder à son frère Pierre 2 . Il lui importait de s’attacher à la fortune qui avait favorisé son frère, et de conserver les nombreuses acquisitions que celui-ci avait faites. La domination savoisienne embrassait alors le Pays de Vaud et s’étendait de là sur Payerne 3 , Morat et Gumminen. Le comte Rodolphe de Habsbourg, adversaire du /104/ comte de Savoie, s’était assuré de la fidélité de la ville de Berthoud. Il avait élabli un châtelain à Thoune. De Fribourg il entretenait la communication avec Laupen, tandis que des hommes dévoués à son service, attachés à sa fortune, noble Richard de Corbière et Rodolphe de Vuippens, gardaient avec sollicitude le pays situé entre l’Aar et la Sarine, et la maison forte de Grasbourg. Les deux antagonistes se disputaient le terrain jusque dans les environs de Berne, n’ayant d’autre but qu’un accroissement d’influence et de force matérielle 1 .
Rodolphe de Habsbourg, poursuivant ses succès, menaçait le pays roman. Philippe ne tarda pas à prendre des mesures de précaution. La prudence lui conseillait de se faire des amis des nombreux seigneurs qui avaient reconnu la suzeraineté de Pierre de Savoie. Il existait un différend sérieux entre l’évêque et les bourgeois de Lausanne, d’une part, et le comte de Savoie et de Bourgogne, de l’autre. Cette querelle fut heureusement pacifiée par l’évêque de Genève 2 et le bailli de Vaud 3 , dont le jugement arbitral régla de plus ce qui concernait les secours que l’évêque de Lausanne et le comte de Savoie se prêteraient mutuellement, ceux que fourniraient les évêques de Genève et de Sion, et tout ce qui touchait à l’administration de la justice dans les cinq châtellenies de Moudon, des Clées, d’Yverdon, de Rue et de Romont. Ce traité important fut conclu à Villeneuve, près de Chillon, le 10 décembre 1271 4 . /105/
Six jours après cette convention 1 , le comte Philippe reçut au château de Chillon l’hommage de Pierre comte de Gruyère, de son frère Guillaume, chantre de la cathédrale, et de Pierre de Gruyère, donzel, fils du comte. Ceux-ci lui rendirent foi et hommage à raison des châteaux et des seigneuries du Vanel, de Gessenay (?), de Gruyère, de Château-d’Œx, de Montsalvens, de la Tour-de-Trême 2 , et généralement de tout ce qu’ils avaient encore en alleu, lui promettant, alors que la guerre avec le comte de Habsbourg paraissait inévitable, d’aider le comte de Savoie avec tout le dévouement qu’ils mettraient à défendre leur propre cause. Philippe leur donna, en retour, la somme de mille livres viennoises 3 .
[Voyez la note corrective à ce sujet dans MDR Tome XXIII, p. 626.]
Bientôt Philippe exigea davantage. Lorsque, dans l’été de l’année suivante (1272), les comtes Rodolphe de Habsbourg et Thierry de Montbéliard mirent le siége devant la ville de Bienne 4 , ville de l’évêque de Bâle, le comte de Savoie s’assura du Pays de Vaud. Il se fit remettre par le comte de Gruyère le château du Vanel, le château d’Œx et /106/ la Tour-de-Trême 1 . Philippe lui engagea, en retour, la maison forte de Vevey, c’est-à-dire la Tour-de-Peilz, pour tout le temps qu’il occuperait les châteaux du comté de Gruyère. Pierre, son frère, et son fils, promirent au comte de Savoie de ne point donner aide à ses ennemis aussi longtemps qu’il ne se serait pas accordé avec le comte de Habsbourg, les Fribourgeois et les seigneurs de Corbière, et de ne lui causer aucun dommage en sa tour de Vevey et autres lieux. Cet accord fut fait à Romont le 11 juillet 1272 2 .
Il y a plus. Deux ans après cette convention, le comte Pierre de Gruyère, en renouvelant l’hommage au comte de Savoie à raison du château de Gruyère, lui aurait permis de construire un village (villa) dans le pays d’Ogo, près du château de Montsalvens 3 . Ce renseignement, s’il est exact, signifie que le comte de Savoie était sur ses gardes contre les seigneurs de Corbière, gens dévoués à Rodolphe, qui, à l’époque dont nous parlons, était roi des Romains, ayant été promu à cette dignité le 29 septembre 1273 par les princes électeurs réunis à Francfort.
En 1275 le nouveau roi des Romains eut à Lausanne avec le pape Grégoire X une entrevue solennelle, qui devait avoir pour résultat non-seulement l’affermissement de la bonne intelligence entre le chef de l’Eglise et le chef de l’Empire, mais encore le rétablissement de la paix publique, et en particulier la réconciliation du comte de Savoie et de /107/ Bourgogne avec son royal suzerain. Le comte Philippe n’assista pas, avec les grands de l’Empire, dont le roi fut entouré, à la dédicace de la cathédrale de Lausanne, qui eut lieu le 19 octobre de la même année. Loin de saisir l’occasion de se raccommoder avec le roi Rodolphe, il continua de retenir, au préjudice de l’Empire, Payerne, Gumminen et Morat. Cependant les forts de Laupen et de Grasbourg furent soumis à l’Empire, le second par Richard de Corbière et Rodolphe de Vuippens 1 . Le roi acquit à sa maison la ville de Fribourg 2 , et cette acquisition augmentant ses forces dans la Bourgogne, il résolut de vaincre la résistance de Philippe. Dès que les circonstances le lui permirent, il poussa vigoureusement la guerre contre le comte de Savoie 3 . Les Fribourgeois, de leur côté, forcèrent le château de Montsalvens, situé près du confluent de la Jogne et de la Sarine 4 , et appartenant au comte de Gruyère, vassal du comte de Savoie, qui sans doute y avait mis garnison. Cette forteresse échut à Richard, donzel de Corbière, seigneur de Bellegarde, dans la vallée de la Jogne 5 , personnage considéré dans son pays et fort estimé du roi. Richard reçut l’investiture de ce château pour sa part. Il s’engagea, sous la foi du serment, envers les avoyer, conseil et communauté de Fribourg, à leur rendre cette maison-forte quand ils en /108/ voudraient disposer, et à ne la point aliéner, sinon de leur aveu. Il déclara solennellement que quiconque aurait de sa part la garde du château de Montsalvens, serait engagé envers les Fribourgeois comme il l’était lui-même. — Richard mit son scel à cet acte, qui est du mois de juin de l’an 1281, et pria l’abbé d’Humilimont d’y apposer le sien 1 .
Deux ans après l’inféodation du château fort de Montsalvens à noble Richard de Corbière, le roi Rodolphe, qui devait 1,334 livres lausannoises à Richard et 734 livres à Rodolphe de Vuippens, leur hypothéqua le château de Grasbourg avec ses droits et appartenances, toutefois sans comprendre dans cette hypothèque certains villages dépendants du château de Grasbourg, qu’il avait déjà engagés à Richard pour le village de Belfaux, situé à une lieue de Fribourg, que Richard avait apparemment possédé et remis au roi 2 . Le roi Rodolphe était alors occupé au siége de Payerne. C’est du camp même qui cernait cette ville que, pour diviser les forces de son adversaire et l’affaiblir, il avait adressé au comte de Genevois l’invitation pressante d’armer ses vassaux contre leur ennemi commun, le comte de Savoie, lui offrant un secours de cent cavaliers, et lui promettant de le comprendre dans la paix avec ses droits et la justice qui lui était due 3 . Enfin, dans le septième mois du siége de Payerne, le comte de Savoie demanda la paix. Il restitua à /109/ la couronne Payerne, Morat et Gumminen 1 . Le roi lui rendit Moudon et tout ce qu’il lui avait pris dans la Bourgogne transjurane. Le comte de Genevois ne fut pas compris dans le traité de paix 2 . Le comte de Gruyère resta vassal du comte de Savoie. Ce fut sans doute à l’occasion de ce traité de paix, dont on ne connaît pas tous les détails, que le château de Montsalvens fut rendu à la maison de Gruyère. Il est certain qu’elle le possédait en 1289, comme il résulte d’une charte que nous aurons bientôt l’occasion de faire connaître 3 .
La guerre et diverses circonstances ayant diminué la fortune de la maison de Gruyère, son chef s’était vu obligé de vendre quelques immeubles.
Par acte passé à Lucens, le 2 août 1277, Pierre, comte de Gruyère, du consentement de ses enfants Pierre et Pierrette ou Pétronille, et de Guillemette sa belle-fille, avait vendu à Guillaume de Champvent, évêque de Lausanne, divers fonds consistant en prés et terres cultivées ou arables à Coquerens, au Quarrel, en Merules, en Mermont ou Maumont, à Vuadens, à Bulle, à Soutens 4 , savoir des prés de la contenance de 17 chars de foin, au taux de 24 sous le pré d’un char de foin, soit 20 livres 8 sous; — 103 poses de terre arable à 12 sous la pose, soit 61 livres /110/ 16 sous. Il avait vendu de plus une rente annuelle de 6 sous pour la somme de 3 livres 12 sous, et 2 paires de méneides 1 valant 12 deniers chacune, réalisées au prix de 12 sous, soit 2 livres 8 sous; enfin la dîme de Soulens, pour 30 livres; le tout pour la somme de 118 livres et 4 sous, monnaie de Lausanne 2 . On remarque dans cet acte de vente plusieurs noms de familles gruériennes, tels que les Dupré, les Glasson, les Reymond de Nérigue, les Blanc de Pringy, les Chapuis ou Charpentier d’Epagny, les Ferrant; plusieurs tenanciers et diverses tenures ou petits fiefs: preuve du morcellement des terres dans la Gruyère, au moins dans une partie de cette contrée, au XIIIe siècle.
Dans le même temps Rodolphe et Pierre, fils de feu Gui de Villars, chevalier, vassal du comte de Gruyère, vendirent à l’évêque de Lausanne des terres et des prés dans le territoire de Bulle, de Soutens, de Coquerens et en Maumont, au prix indiqué dans l’acte précédent. Cette vente fut approuvée et confirmée par le comte de Gruyère, et munie de son sceau, ainsi que du sceau de l’abbé d’Humilimont 3 .
On apprend d’une autre charte, du mois de décembre de l’année suivante, que Jean fils de Jean Ducrêt de Grandvaux donna, pour la guérison de son âme, au couvent d’Hauterive, son chesal au village de Grandvaux, sa vigne située au Crêt, et trois poses de terre avec un pré contigu au lieu dit Es-Combettes, sous la Tour de Gourze 4 ; de plus, sa part de la dîme et du cens de Lalex. L’auteur de ce don le fit du /111/ consentement de Pierre, fils de Pierre, comte de Gruyère, de sa femme Guillemette et de ses fils Rodolphe et Pierre, les dites possessions étant du fief de Pierre de Gruyère 1 . Celui-ci approuva de même le don d’une vigne et d’une terre sises près d’Arans, cédées par Jean Ducrêt de Grandvaux à l’abbaye d’Hauterive, et il exempta les frères du couvent de l’expédition militaire qui lui était due selon la coutume ou la loi du pays 2 .
Les deux chartes dont nous venons de rapporter le contenu sont à notre connaissance les documents les plus récents où figure Pierre, donzel de Gruyère, dit le Jeune, fils du comte Pierre dit l’Aîné. Il mourut le 3 septembre 1283 3 .
Pierre le Jeune avait épousé Guillemette de Grandson, qui lui survécut un quart de siècle. De cette union étaient nés deux fils: 1° Rodolphe, qui mourut quelques années après son père; 2° Pierre, qui succéda au comte Pierre II, son aïeul; et une fille nommée Agnès, qui devint la femme du chevalier Nicolas d’Englisberg, avoyer de Fribourg en 1292, qui acquit les seigneuries d’Arconciel et d’Illens 4 .
Pierre le Jeune paraît avoir partagé avec son père les soins de l’administration. Nous ne connaissons, à la vérité, aucune charte contemporaine qui lui donne le titre de comte; mais plus d’un acte postérieur lui attribue cette qualité, ou /112/ désigne sa veuve sous le nom de comtesse de Gruyère 1 . De là vient que les généalogistes ont désigné Pierre le Jeune sous le nom de Pierre III 2 .
Un document du mois de février 1284 nous apprend que deux frères, habitants d’Arans, ayant donné à un homme de Lalex, mari de leur sœur, pour dot de celle-ci une vigne sise sous le village de Lalex, et une autre vigne sise près de Rueyres, cette donation fut approuvée et confirmée par Pierre, comte de Gruyère, et par Guillemette, veuve de Pierre fils du comte, sous réserve du cens annuel d’un muids de vin et des autres usages dus par les vignes mentionnées ci-dessus. Le vieux comte corrobora cet acte de son scel, et Guillemette, sa belle-fille, qui partageait avec lui les droits de seigneurie qu’avait exercés son mari, déclara se contenter du sceau du comte, son beau-père 3 .
Ce fut environ quatre mois après la mort de Pierre de Gruyère, dit le Jeune, que le roi des Romains et le comte de Savoie firent la paix dont nous avons parlé 4 . Avant le siége de Payerne, lorsque déjà le roi poussait la guerre avec vigueur, plusieurs petits souverains de la Bourgogne transjurane s’étaient ligués dans l’espoir de rentrer en possession /113/ des droits et des terres dont les comtes de Savoie, Pierre et Philippe, les avaient dépouillés. Le 2 juin 1282 avait été conclu à Versoix, entre le comte de Genevois, la dame de Faucigny et son fils, dauphin de Viennois et d’Albon, un traité d’alliance offensive et défensive, auquel adhéra l’évêque de Genève (oncle du comte de Genevois), qui bientôt s’en retira.
Par ce traité, Béatrice, dame de Faucigny, se disant héritière de son père, feu le comte Pierre, restituait à Amédée comte de Genevois l’hypothèque de l’an 1250, notamment les hommages et les devoirs 1 qui lui étaient dus par le comte de Gruyère. Le lendemain, Béatrice adressa à tous les seigneurs qui avaient rendu les devoirs féodaux au comte Pierre en raison de la gagerie de 1250, spécialement au comte de Gruyère et au seigneur d’Oron, l’ordre de les rendre désormais au comte de Genevois, à qui elle avait restitué ses droits. Le roi Rodolphe, quoique favorable à l’alliance de 1282, ne comprit pas le comte de Genevois dans le traité de paix qu’il conclut au mois de décembre 1283 avec le comte de Savoie. Le comte de Genevois n’ayant pas été réintégré dans ses anciens droits, le comte de Gruyère dut continuer de rendre les devoirs de vassal à Philippe, comte de Savoie. Celui-ci étant mort (en août 1285), Amédée, l’aîné de ses neveux, se hâta d’occuper le trône de Savoie, que convoitait son frère Louis, qui trouvait dans la personne du chef de l’Empire un puissant protecteur. Amédée, préoccupé de divers projets, crut prudent de s’accorder avec son frère, il lui céda, pour lui et ses héritiers, dans le comté de Vaud, le château de Clées, ceux d’Yverdon, de Cudrefin, /114/ de Moudon, de Romont et de Rue, avec tout ce qui en dépendait, droits, justices, terres et vassaux. Il excepta certains fiefs, en particulier ceux du comte de Gruyère.
L’ancien comté de Vaud avait cessé d’exister dans son intégrité. On peut au moins dire que, dans un sens, il était démembré.
Louis de Savoie devint ainsi, en 1286, seigneur du Pays de Vaud. Il rendit, une fois pour toutes, foi et hommage à son frère, comme à son suzerain. Le comte de Gruyère et ses successeurs demeurèrent vassaux du comte de Savoie jusqu’aux temps de la conquête bernoise.
Le comte de Savoie étant à Genève, probablement au château de l’Ile, dont il s’était rendu maître, et qu’il venait souvent visiter 1 , y régla ce qui concernait la Gruyère. Le comte Pierre et son petit-fils, héritier présomptif du comté, y vinrent rendre hommage à leur nouveau suzerain le 18 avril 1289. L’acte qui en fut dressé est un document curieux, vu qu’il détermine d’une manière définitive les rapports de la maison de Gruyère avec celle de Savoie. Voici l’analyse de ce monument historique:
Amédée, comte de Savoie, notifie par les présentes que ses fidèles 2 seigneur Pierre comte de Gruyère et son petit-fils Rodolphe, fils de feu Pierre de Gruyère, donzel, tiennent de lui en fief, et ont confessé devoir tenir de lui les châteaux de Gruyère, de Montsalvens, du Vanel et d’Ogo (Château d’Œx), avec leurs dépendances 3 , excepté toutefois /115/ Pringy-le-grand et le-petit, la villa d’Œx, Contremesse 1 , le bois de Bolère 2 , les villages ou hameaux d’Estavanens, de Grandvillars (?), de Schœnried 3 et de Cuves, quatre abergements au hameau de l’Essert, et quarante sous de cens annuel à percevoir sur le chesal et le fonds de feu Pierre d’Erlenbach 4 . Le comte Amédée leur donne, en augmentation de fief, quarante livres par an. Ses féaux ou fidèles le comte Pierre et son neveu Rodolphe lui ont rendu, à raison des dits châteaux, foi et hommage lige, c’est-à-dire l’hommage qui obligeait le vassal à défendre le seigneur envers et contre tous, ils ont promis, pour eux et leurs successeurs, au comte Amédée, d’observer religieusement envers lui et ses successeurs le serment de fidélité qu’ils lui ont fait, de l’assister de tout leur pouvoir, et de lui obéir comme vrais et fidèles vassaux obéissent à leur seigneur. Le comte de Savoie les tient pour ses hommes et les investit du dit fief lige 5 . De plus il leur accorde pour eux et leurs héritiers la faculté de ne lui faire, ainsi qu’à ses successeurs, qu’un seul acte de /116/ foi et d’hommage 1 pour le dit fief lige. Le comte de Savoie et, à sa demande, l’évêque de Genève 2 , ont apposé leurs sceaux à cet acte, fait à Genève le lundi avant la fête de Saint-Georges (le 18 avril) 1289.
Cette charte, dans ce qu’elle a d’essentiel, confirme et rend permanent un état de choses qui existait déjà, au moins provisoirement, sous les prédécesseurs immédiats du comte Amédée V.
Le fief lige dont il est question dans cette charte, était un fief en raison duquel, indépendamment de l’acte de foi et hommage, le vassal était tenu d’aller à la guerre et de s’acquitter en personne des services militaires qui étaient dus au seigneur. Rodolphe III comte de Gruyère avait pris part, comme d’autres vassaux, à l’expédition de Pierre de Savoie contre Fribourg 3 . Obligé par l’ordre du 29 juin 1250 de rendre à Pierre de Savoie, tant que durerait la gagerie, les devoirs féodaux auxquels il était tenu envers le comte de Genevois, il avait uni ses hommes d’armes à ceux de Pierre, et s’était acquitté en personne, envers ce prince, des devoirs militaires qu’il devait auparavant au comte de Genevois, son naturel suzerain.
L’acte du 18 avril 1289 régla définitivement la question de vassalité des comtes de Gruyère.
Avant de faire le récit abrégé des guerres qui, sur la fin du XIIIe siècle, désolèrent une partie de la Suisse, et dans lesquelles les sires de Gruyère furent entraînés, nous devons enregistrer certains détails qui concernent leur maison. /117/
Par acte du 22 mai 1290 1 , le comte Pierre II, ses petits-fils Rodolphe et Pierre, fils de feu Pierre le Jeune, et Guillemette, veuve de ce dernier, songeant au remède de leur âme et au salut de leurs prédécesseurs, en particulier du père du comte régnant et du fils de ce dernier, cédèrent à l’abbaye d’Hauterive tous leurs droits de propriété et de seigneurie sur un tènement que Pierre de Chénens, bourgeois de Romont, et André, son petit-fils, avaient en partie donné, en partie vendu au dit couvent, lequel tènement était situé dans le territoire de Villarlod. Parmi les témoins de cette donation nous citerons Guillaume de Broc, et certain Pierre de Gruyère, bourgeois de Vevey.
Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens et du Vanel 2 , l’aîné des fils de feu Pierre le Jeune, mourut peut-être, comme on l’a supposé, dans une des guerres privées si fréquentes à cette époque. Une charte de 1291 en parlerait, dit-on, comme d’un personnage que la mort aurait récemment enlevé. Quoiqu’il en soit, dès l’an 1290, Rodolphe ne laisse plus de traces parmi les vivants. Il avait épousé Contessète, dont l’origine est inconnue. Elle lui survécut longtemps, car on la rencontre encore en 1318. De cette union étaient nés deux fils, Perrod et Johannod, soit Pierre et Jean, dont nous parlerons dans la suite.
Comme son père, Rodolphe de Montsalvens descendit au tombeau longtemps avant sa mère Guillemette de Grandson, femme pieuse et charitable, dont le nom reparaît dans divers actes de donations. Il figure aussi dans un acte d’échange, passé le 6 août 1291 entre Guillaume de Champvent, évêque /118/ de Lausanne, et le prévôt et chapitre de la cathédrale. Voici la substance de cet acte intéressant. L’évêque cède aux prévôt et chapitre le droit de patronage ou de personnage 1 , soit le bénéfice à lui appartenant des églises de Pontareuse, d’Ependes, de Donneloye, d’Eclépends, de Vufflens, de Morrens, de Ressudens et de Colombier, droit annexé à la mense et uni aux biens épiscopaux de l’église de Lausanne, et deux sous de cens dus à l’évêque par un chesal situé sons Lausanne. En revanche, le prévôt et chapitre cèdent à l’évêque leurs droits sur les églises de Riaz et d’Albeuve, certaines acquisitions faites à Vuadens, la forêt de Voucens, douze sous de cens annuel dus par les enfants Morier de Rossinière pour l’alpe ou la montagne de Dusilly, quatre sous de cens en Charmey au lieu dit le Croset (Cresus), deux sous de cens annuel dus par l’abbé d’Humilimont, cinq sous de cens annuel dus par Sarva Grand de Rossinière, enfin un muids de blé (12 coupes) dû par Pierre de Gruyère, bourgeois de Vevey. L’évêque se réserve la juridiction ordinaire sur les fiefs qu’il cède au chapitre. Celui-ci, de son côté, se réserve la dîme à percevoir sur le territoire de Riaz, dîme qu’il avait achetée du seigneur de Vuippens; de plus dix sous de cens annuel dus par Guillemette, comtesse de Gruyère, et enfin le village de Mont, que le prévôt et chapitre avaient inféodé à Aimon de Blonay, chanoine de Lausanne 2 .
Dans le même mois, peut-être le même jour où fut scellé l’acte qui cimentait les rapports de vassalité de la Gruyère /119/ envers la maison de Savoie, se livra sur les bords de l’Aar un combat qui soumit la cité de Berne au roi des Romains. Pendant les jours d’agitation, de désordres et de troubles causés à Cologne et dans les environs par l’adresse d’un imposteur, qui avait réussi auprès des mécontents et des gens crédules à se faire passer pour Frédéric II, bien que ce prince fût mort depuis trente-quatre ans; pendant ces jours de tumulte et de détresse, plusieurs villes et contrées du Rhin et de la Burgondie avaient arboré l’étendard de la révolte. Lorsque le faux empereur eut été démasqué, pris et livré au supplice, le roi Rodolphe donna d’abord tous ses soins au rétablissement de l’ordre dans les provinces rhénanes, à la soumission des vassaux insurgés de la Souabe et d’autres contrées, au maintien de l’autorité royale; après quoi il revint avec une armée considérable dans les pays de la Burgondie, qu’il n’avait pas revus depuis sa dernière visite à Lausanne et à Fribourg 1 . Il vint mettre le siége devant la ville de Berne, au commencement du mois du juin 1288. Berne sympathisait avec la Savoie. Elle s’était unie à ce pays par deux traités d’alliance, dont elle avait conclu l’un en 1266 avec Pierre, l’autre en 1268 avec Philippe 2 . Durant l’interrègne qui suivit la mort du roi Richard, Berne s’était mise sous la protection du souverain de la Savoie, adversaire de la maison de Habsbourg. La ville de Fribourg, au contraire, après avoir recherché et obtenu la protection de la Savoie 3 , était devenue la propriété de la maison de /120/ Habsbourg-Autriche 1 . Berne n’enviait point le sort de sa sœur. Quoique cette ville eût beaucoup souffert de deux incendies, la bourgeoisie, encouragée par son vaillant chef, l’avoyer Ulric de Bubenberg, soutint bravement le fer et le feu des assaillants, et les contraignit à lever le siége.
La guerre était dirigée à la fois contre la cité de Berne, la Savoie, le comte palatin de Bourgogne et le comte de Montbelliard, tous hostiles au roi des Romains. Rodolphe força Montbelliard 2 , et vint renouveler le siége de Berne. Au bout de cinq semaines d’efforts inutiles, et après avoir tenté une attaque contre la ville basse au moyen de piles de bois allumé poussées par le courant de l’Aar, le roi Rodolphe leva le siége pour la seconde fois 3 , et gagna Fribourg. Mais, décidé à vaincre la résistance des Bernois, il mit des garnisons dans les châteaux d’alentour 4 . Dans une sortie que firent les Bernois, attirés par un faible corps que commandait le duc Rodolphe de Souabe, l’un des fils du roi, ils s’avançaient jusqu’à la Schosshalde, plateau situé à vingt minutes de la ville, lorsque tout à coup ils furent enveloppés par le gros de l’armée ducale, et entièrement défaits, malgré leur bravoure. Nos anciens historiens 5 rapportent à cette occasion un fait mémorable. Au fort de la mêlée, l’ennemi allait s’emparer de la bannière bernoise; déjà il en avait arraché un lambeau, quand un soldat bernois, nommé Jean de Gruyère 6 , recueillant ses forces, emporta ce drapeau /121/ qui avait si souvent conduit ses compagnons à la victoire. Lorsqu’on demanda le nom de l’homme vaillant qui avait sauvé la bannière, les soldats répondirent: C’est le preux de Gruyère 1 . Dès ce jour la famille du brave ne fut plus désignée que sous le nom de Preux 2 .
Le combat de la Schosshalde eut lieu dans le mois d’avril de l’année 1289. La ville de Berne, vaincue et considérablement affaiblie par ce revers, passa sous la suzeraineté immédiate de l’Empire 3 . Fribourg, de son côté, fit le serment de fidélité aux ducs d’Autriche, fils du roi des Romains 4 .
Le roi Rodolphe Ier avait consacré son règne aux intérêts de la couronne, sans négliger toutefois ceux de sa famille. Il avait su maîtriser les ambitions particulières, établir l’ordre dans ses vastes états, et les gouverner avec gloire. Par sa mort, arrivée le 15 juillet 1291, l’Empire fut ébranlé jusque dans ses fondements. L’édifice élevé par l’énergie et l’habileté de ce prince fut menacé d’une prompte dissolution. Les grands feudataires, les seigneurs et les cités profitèrent de ce grave événement, les uns pour établir leur indépendance, les autres pour se soustraire à la domination des grands feudataires. Des ligues se formèrent dans la Souabe. Les pays burgondes entre le Jura, l’Aar, la Reuss et le Rhin, ne restèrent pas paisibles spectateurs du drame qui se développait. Zurich donna l’exemple d’un élan spontané. Cette cité, d’ailleurs fidèle à l’Empire, ne voulait qu’opposer une bannière aux projets /122/ ambitieux de la maison de Habsbourg-Autriche. Les Waldstetten ne tardèrent pas à suivre cet exemple et à s’allier à Zurich. La ville de Berne, épuisée par le désastre de 1289, chercha son salut dans une alliance avec la Savoie. Le comte Amédée V, qui séjournait alors au couvent de Payerne, ville dont il avait repris possession à la mort du roi, déclara par lettre patente du 10 août 1291, qu’il accordait son appui aux bourgeois de Berne, qui l’avaient choisi pour leur protecteur, en attendant qu’un nouveau chef de l’Empire, capable de les protéger, vînt en Alsace ou à Bâle. Tous les hommes de Berne, dès l’âge de quatorze ans, s’engagèrent, sous la foi du serment, à observer l’accord fait avec le comte de Savoie 1 .
Au bout d’un interrègne d’environ neuf mois, Adolphe de Nassau fut élu roi des Romains. La ville de Berne le reconnut aussitôt. Adolphe étant venu à Zurich, confirma les chartes que Berne avait reçues du roi Rodolphe. Il visita même la ville de Berne et en fut bien accueilli. Cette cité ayant trouvé dans le nouveau chef de l’Empire son protecteur naturel, la charte du comte Amédée (du 10 août) cessa d’exercer son action. Néanmoins cet acte, destiné à parer les coups de la maison de Habsbourg-Autriche, fut considéré par celle-ci comme un acte d’hostilité contre la ville de Fribourg, qui lui appartenait.
La guerre éclata bientôt entre les deux cités rivales et leurs alliés. Les détails de cette guerre sont épars, confus, difficiles à démêler, les chroniqueurs et, après eux, les historiens, /123/ ayant confondu les temps et les choses. Des bandes armées portèrent la dévastation bien au delà des territoires de Berne et de Fribourg. Ces deux villes, effrayées des résultats de leur haine, convinrent le 12 février de l’an 1294, de renouveler l’alliance qui autrefois les avait unies 1 .
Pendant que des arbitres nommés par les conseils de Berne et de Fribourg, s’occupaient lentement de la question des dommages commis par ces incursions et des réclamations faites par les intéressés, les Bernois, sous les ordres du comte Godefroi de Merenberg, avoué impérial en Alsace et dans la Burgondie, entreprirent, au mois de juillet de l’an 1294, une expédition lointaine dans la vallée alors peu accessible de Froutiguen. Renonçant à l’attaque du château fort d’Unspunnen, ils ravagèrent les terres des sires Arnold et Walter de Wædiswyl, qui comptaient parmi leurs ancêtres un avoyer de Fribourg, et mirent le feu à l’église de Froutiguen, dont plus tard ils réparèrent le dommage. De là la bande armée des Bernois, voulant châtier le baron Rodolphe de Weissenbourg, allié des Fribourgeois, se jeta sur le bas Simmenthal, vallée que défendait la petite ville forte de Wimmis, située dans un angle formé par la jonction de la Simmen et de la Kander. Le sire de Weissenbourg, qui avait étendu sa domination sur cette vallée, s’opposa de toutes ses forces à l’invasion bernoise. Tout le Simmenthal avait pris les armes. Les Bernois attaquèrent la ville de Wimmis, que défendaient le sire de Weissenbourg et ses alliés, Pierre de la Tour-Châtillon et le comte de Gruyère, savoir Pierre, deuxième petit-fils du vieux comte Pierre II, et gendre du sire de Weissenbourg, dont il avait épousé la fille Catherine. /124/ Malgré la résistance opiniâtre des assiégés, les Bernois rompirent la haie ou la fortification qu’ils avaient élevée, s’emparèrent de la ville, la détruisirent, et regagnèrent en hâte leurs foyers, laissant sur leur passage des traces de leur violence. Leur prompt retour dans leur cité, qui était exposée à quelque surprise, sauva peut-être la partie du comté de Gruyère qu’on nomme le Gessenay, de l’invasion dont ce pays paraissait menacé 1 .
La paix ou la trève et le renouvellement d’alliance entre les cités rivales de Berne et de Fribourg, conclus sur le parchemin, n’étaient pas scellés dans les cœurs. Les deux villes partageaient l’animosité de leurs protecteurs respectifs, Adolphe et Albert, l’un roi des Romains, l’autre duc d’Autriche, aspirant à la couronne impériale.
Le ressentiment mutuel des deux villes ne tarda pas à faire explosion. Elles s’étaient fortifiées par des alliances ou des traités de combourgeoisie, et préparées à soutenir la guerre. Fribourg avait, pour l’appuyer, Jean d’Arberg, seigneur de Valangin, Rodolphe comte de Neuchâtel, Pierre de la Tour-Châtillon, Jean de Cossonay, le sire de Montagny, le sire de Weissenbourg et le comte de Gruyère. Nicolas d’Englisberg, beau-frère de Pierre de Gruyère, dont il avait épousé la sœur Agnès, avait mis ses châteaux-forts d’Arconciel et d’Illens à la disposition des Fribourgeois. Ceux-ci avaient encore pour alliées les villes de Laupen et Morat. La ville de Moudon était autorisée à leur offrir son concours. Berne, de son côté, avait renouvelé son alliance avec Soleure et Bienne, et fait un /125/ traité avec Boniface de Challant, évêque de Lausanne, avec le comte Jocelin de Viége et la commune de Louësche, qui s’engageaient envers la ville de Berne à la secourir de toutes leurs forces contre les sires de Weissenbourg, contre Arnold et Walther de Wædiswyl, contre le seigneur de Rarogne, bref, contre tous ses ennemis du haut pays jusqu’au village de Gwatt 1 , entre Strætlingen et Thoune, à l’extrémité N. du lac de ce nom. Louis de Savoie, seigneur de Vaud, reconnaissant les bons offices de Berne envers ses ancêtres, promit de protéger cette ville dès lors (1295) pendant dix ans, à ses frais, entre Genève et Zofingue, réservant son frère Amédée, comte de Savoie. L’année suivante (27 février 1296), il déclara qu’il était devenu bourgeois de Berne, réservant les hommages dus au roi de France, à raison du comté de Bourgogne, et au comte de Savoie, à raison du Pays de Vaud. Berne avait encore pour la seconder les troupes du comte Hartmann de Kibourg. La guerre s’annonçant avec tous les symptômes d’une lutte terrible et sanglante, les deux cités ennemies se résolurent à tenter une pacification. Une entrevue eut lieu à cet effet, le 16 septembre 1297, à Motier, au bord du lac de Morat. La journée de Motier n’eut pas d’heureux résultats: on se sépara l’amertume dans le cœur.
Les détails de la guerre de dévastation entre Berne et Fribourg ne sont pas tous connus. On sait seulement que le sire de Montagny, l’un des principaux champions de Fribourg, dont le père Aimon avait été un des adversaires les plus déclarés de Berne, eut beaucoup à souffrir. Outre l’antique manoir de Montagny, situé à quelque distance de /126/ Fribourg, il possédait les châteaux de Jagdberg près d’Amsoldingen, de Belp, non loin de Berne, de Geristein, sur la Stockenfluh, entre Berne et Berthoud. Ces donjons fortifiés furent pris de force par les Bernois, qui les démolirent 1 .
L’épée seule pouvait trancher les difficultés entre la cité de l’Aar et celle de la Sarine. C’est elle qui allait décider entre Albert et Adolphe, entre le parti autrichien et le parti impérial. Quoique Berne ne pût espérer du roi aucun secours, elle lui resta fidèle. Fribourg et les petits souverains locaux, jaloux de la prospérité croissante de Berne, crurent que le moment était venu d’affaiblir et d’humilier cette ville. Les Bernois n’avaient pas perdu le souvenir du désastre dont leur imprévoyance avait été la cause à la Schosshalde, dix ans auparavant. Préparant sans bruit une vigoureuse attaque, ils laissèrent les ennemis s’approcher. Ceux-ci, prenant pour de la crainte ou pour une funeste sécurité ce qui n’était que prudence, se hasardèrent en avant dans l’espoir d’un glorieux succès, et vinrent camper sur une éminence près de Berne. Alors les Bernois sortirent de leur ville et s’avancèrent en bon ordre sous la conduite du chevalier Ulric d’Erlach, habile et vaillant capitaine. Leur chant de guerre et les sons rauques de leurs instruments, répercutés par l’écho des vallées et des bois, d’où la colline prit le nom de Donnerbühl 2 ou de Mont-tonnerre, jetèrent l’épouvante dans la troupe ennemie, et lui firent abandonner le poste /127/ qu’elle occupait. Les Bernois fondirent sur les ennemis, et, les poursuivant avec ardeur, ils leur firent éprouver une défaite telle, que la plaine où se livra ce combat sanglant en prit le nom de Jammerthal ou de Vallée de la désolation 1 . Tel fut le résultat de la mémorable journée du 2 mars 1298. Les Bernois, profitant de leur victoire, détruisirent plusieurs châteaux, entre autres celui de Bremgarten, dans le voisinage de Berne 2 .
On ne connaît pas le détail des dommages causés aux Bernois et à leurs alliés par les Fribourgeois et leurs partisans. Ces dommages doivent avoir été considérables si on en juge par le ton que prennent les Fribourgeois dans l’accord qu’ils firent avec leurs adversaires. Les deux parties, fatiguées d’une guerre qui ravageait leurs pays, convinrent de suspendre les hostilités. Le 31 mai de l’an 1298, deux mois après la bataille que nous venons de raconter, les cités /128/ de Fribourg et de Berne firent une convention, dont voici le résumé. Fribourg, pour elle et ses adhérents, accorde à Berne et à ses alliés, une trève dès maintenant jusqu’à la St.-Jean prochaine, et dès lors pour dix ans; bien entendu que si le suzerain (dominium) de l’une des parties contractantes veut faire la guerre à l’autre partie, pour des causes et des réclamations autres que celles qui sont comprises dans la présente convention, celle dont il est le seigneur pourra lui prêter secours après avertissement. Malgré la trève, l’une et l’autre partie pourra aider son seigneur hors du pays dans une expédition lointaine. Pendant la trève, les deux parties s’entendront sur la question des dommages causés par la guerre et des réparations à faire. Il y a pareillement trève spéciale entre Rodolphe, seigneur de Weissenbourg, d’une part, et les bourgeois de Berne et Hartmann, comte de Kibourg, d’autre part, dès maintenant à la St.-Jean prochaine, et dès lors pendant huit jours. Durant cette trève, les deux parties qu’on vient de nommer se réuniront en un lieu à désigner pour y pacifier leur différend aux termes de la sentence que prononcèrent des arbitres choisis par elles. Jusqu’au prononcé du jugement, le comte Hartmann gardera le château-fort de Weissenau 1 et la balme, soit la baume ou fortification 2 dite de Rothenfluh, avec leurs gens, leurs rentes et dépendances; de même sire Rodolphe gardera le château de Wimmis 3 , avec ses gens et ses rentes. En ce qui concerne le château de Belp, les gens et les choses qui en dépendaient 4 avant sa destruction, les Bernois /129/ ont jugé convenable de le garder pendant la trève, sans préjudice des droits appartenant aux intéressés 1 .
Cependant la maison de Gruyère, qu’on a vue figurer parmi les alliés de Fribourg, ne tarda pas à se brouiller avec cette cité. On sait que le chevalier Nicolas d’Englisberg, mari d’Agnès de Gruyère, avoyer de Fribourg en 1292, après avoir acheté de Guillaume, seigneur d’Arberg, le château d’Arconciel, avec le secours de la ville de Fribourg, qui lui prêta 300 livres en écus blancs, avait mis, en 1296, cette maison forte à la disposition des Fribourgeois 2 . A la mort de Nicolas d’Englisberg, son beau-frère, Pierre, seigneur de Gruyère 3 , depuis tuteur, curateur et avoué de sa sœur Agnès, dame d’Illens et d’Arconciel, et des quatre enfants de cette veuve 4 , se vit engagé avec Fribourg dans une querelle qui prit le caractère d’une lutte sérieuse. On dit même qu’il se livra, sous les murs d’Illens, un combat meurtrier. Pierre de Gruyère fit plusieurs prisonniers, entre /130/ autres dom Pierre, curé de Duens (auj. Guin), vice-prieur de Ruggisberg 1 . Affaiblis par ce revers, les Fribourgeois demandèrent un armistice. Alors Agnès, en son propre nom et au nom de son fils Jean, ainsi que de leurs adhérents, Pierre, seigneur de Gruyère, et toute la communauté des nobles, des non-nobles et des bourgeois du château et lieu d’Arconciel, accordèrent, le 19 mars 1302, aux avoyer, conseil et bourgeois de Fribourg et à leurs aides 2 une trève qui devait durer jusqu’à la sainte Valburge (2 mai), et dès lors pendant quatorze jours et autant de nuits. Tout ce que les vainqueurs avaient reçu de cautionnements ou d’obligations pour les prisonniers qu’ils avaient faits, devait rester en leurs mains 3 . Le 6 mai suivant, cette trève fut prolongée jusqu’à la prochaine fête de saint André (30 novembre), et dès lors pour quinze jours consécutifs. Toutefois, les auteurs de cette suspension d’armes réservèrent leur suzerain (dominium) et le bailli par lui institué, de telle sorte que dans le cas où ceux-ci requerraient leur assistance contre les Fribourgeois, durant la dite trève, elle ne pourrait leur être refusée; bien entendu que les Fribourgeois en seraient prévenus huit jours d’avance 4 .
La trève de 1302 n’eut pas les résultats qu’elle avait fait /131/ espérer. Et non-seulement la paix ne fut pas aussitôt rétablie sur les bords de la Sarine, mais encore la guerre se ralluma plus violente sur les rives de la Simmen, le baron de Weissenbourg ayant rompu, en 1303, la paix publique que venaient de jurer, pour un an, le comte de Habsbourg, celui de Kibourg et d’autres seigneurs fatigués des guerres privées, ainsi que Strasbourg, Bâle, Berne, Soleure et Fribourg, villes manufacturières et commerçantes, qui se liguaient pour maintenir la sûreté des grands chemins infestés par des aventuriers et des brigands. Le sire de Weissenbourg, dont les revers n’avaient pas abattu le courage, voulait reconquérir, les armes à la main, les terres que le comte Hartmann III de Kibourg 1 et les Bernois lui avaient enlevées, et venger les outrages qu’il avait reçus de ses ennemis. Aussitôt quelques villes de la ligue, notamment Berne et Fribourg, envoyèrent des troupes contre lui. Ces troupes vinrent assiéger le château et le bourg de Wimmis, dont les fortifications, démolies quelques années auparavant par les Bernois, avaient été réparées pendant la trève. Le baron de Weissenbourg opposait à ses adversaires les hommes d’armes de sa juridiction et ceux que lui avaient amenés le sire de la Tour-Châtillon et le seigneur de Gruyère. Celui-ci, gendre et allié du seigneur de Weissenbourg et brouillé avec les Fribourgeois, était d’ailleurs intéressé à la défense du Simmenthal, parce que sa famille y possédait une partie de la vallée inférieure. Il est du moins authentiquement prouvé par la charte d’hommage de l’an /132/ 1289 1 , que la maison de Gruyère avait des biens et des droits à Erlenbach, dans le Bas-Simmenthal.
Soit hasard, soit plutôt artifice, une lettre confidentielle, destinée par le baron de Weissenbourg à l’avoyer de Fribourg, tomba dans les mains de l’avoyer de Berne. On soupçonna une trahison. La défiance se glissa dans les deux camps. Les Fribourgeois, voulant peut-être ménager leurs anciens alliés, les seigneurs de Weissenbourg et de Gruyère, rebroussèrent chemin. Les Bernois, en se retirant à leur tour, laissèrent des traces de leur vengeance 2 . On dit même que Wimmis fut réduit en cendres. Quant au château, nos anciens annalistes s’accordent à dire qu’il résista aux coups des assaillants, qui, s’étant désunis, rentrèrent dans leurs foyers sans avoir pu se rendre maîtres de ce fort.
Faute de renseignements suffisants et de données précises, nous n’avons pu montrer que d’une manière imparfaite la part que la maison de Gruyère prit aux guerres qui désolèrent les pays de Berne, de Fribourg et d’autres contrées voisines, vers la fin du treizième siècle. Dans cette lutte mémorable, où étaient engagés les seigneurs féodaux et les villes, la maison de Savoie, les partisans d’Adolphe de Nassau et ceux de la maison de Habsbourg-Autriche; dans cette mêlée où se heurtaient tant d’intérêts, tant de passions, le comte de Gruyère ou son petit-fils s’employa surtout /133/ à défendre son territoire et les droits de sa famille ou de sa parenté.
La trève de l’an 1302, que nous venons de mentionner, indique assez clairement que dans les expéditions qui précédèrent ou qui suivirent la bataille de Donnerbühl, Pierre de Gruyère avait pris la place du vieux comte son aïeul. La faiblesse eût trahi le courage du vieillard. Le titre de dominus ou de seigneur de Gruyère, sous lequel son petit-fils est désigné dans les chartes du 19 mars et du 6 mai 1302, annonce qu’à cette époque le comte Pierre II vivait encore. En effet, celui-ci, qui paraît comme donzel en 1238, en qualité de chevalier en 1254, qui fut associé au gouvernement de son père, dont il resta seul chargé depuis 1270, ce souverain, disons-nous, parcourut une longue carrière, dans laquelle il éprouva bien des vicissitudes. Il mourut dans une extrême vieillesse, le 5 avril de l’an 1304 1 . Il avait survécu longtemps à sa femme Ambrosie, qui nous est apparue pour la dernière fois dans une charte de l’an 1267 2 .
Pierre II eut de son mariage avec Ambrosie un fils nommé Pierre, donzel, et trois filles, savoir: Jeannette, qui, suivant une opinion, aurait été mariée à Guillaume de Grandson 3 ; Perrette ou Pétronille 4 , et Colombe. Les trois sœurs /134/ sont mentionnées avec leur mère dans une charte du mois de mars de l’an 1267. La seconde paraît seule avec son frère Pierre dans l’acte de vente du 2 août 1277 1 . Faut-il inférer de là que Pétronille n’était pas mariée, et qu’elle vivait encore avec ses parents? Ce même document ne faisant aucune mention de Colombe, la cadette des trois sœurs, on pourrait croire qu’à cette époque elle avait quitté la vie.
Il nous reste à rapporter divers actes religieux de la comtesse Guillemette, veuve de Pierre de Gruyère, dit le Jeune. Ils trouveront leur place dans le chapitre suivant.
CHAPITRE SIXIÈME.
Établissements religieux. Fondation de la chartreuse de la Val-Sainte par Girard de Corbières. Détails sur la famille et la seigneurie de ce nom, en particulier sur Richard de Corbières. Fondation de la Part-Dieu par le comte de Gruyère et sa mère. Les Chartreux de la Part-Dieu. La bonne fontaine. Bienfaisance de la comtesse Guillemette envers les couvents de Marsens et de Rougemont. Récit détaillé (dans le cours de ce chapitre) des donations faites aux couvents de la Val-Sainte et de la Part-Dieu jusque vers le milieu du 14e siècle.
[1295-1340]
Tandis que, dans un temps où l’Empire était déchiré par les factions, les villes et les souverains locaux se faisaient incessamment la guerre, que le fer et le feu répandaient la désolation dans les campagnes, détruisaient les châteaux, saccageaient les églises, des hommes de Dieu, secondés par quelque pieux baron, par quelque noble dame, s’appliquaient à adoucir les mœurs farouches de leur siècle, à dompter un sol inculte et désert, en fondant des établissements à la fois agricoles et religieux, dans des contrées abandonnées jusqu’alors aux bêtes fauves. Ainsi firent, dans la Gruyère, quelques cénobites appartenant à l’une de ces communautés dont les membres se livraient non-seulement à la prière et à des pratiques austères, mais encore aux occupations de la vie pastorale et aux rudes travaux de l’agriculture et du défrichement. Des moines de l’ordre de saint Bruno ayant demandé à l’évêque de Lausanne la permission de construire une église dans son diocèse, à savoir dans le territoire /136/ de Charmey, au lieu dit Javro, le digne prélat, Guillaume de Champvent, accueillant avec une bienveillance paternelle l’humble requête de ces religieux, et voulant donner à une œuvre de piété et de pur dévouement l’appui de son autorité, leur accorda, par charte du mois de mai de l’an 1294 1 , de l’aveu du chapitre de la cathédrale, l’autorisation d’édifier une église de leur ordre dans le lieu dit la Vallée de Tous-les-Saints. Ainsi s’éleva, en 1295, au pied de la Berra, à la hauteur de 1024 mètres, dans une vallée sauvage que traverse le torrent de Javro, une maison de prières, qui reçut le nom de Chartreuse de la Val-Sainte. Le doteur, ou, pour nous servir d’une expression plus usitée, le fondateur de cet utile établissement fut Girard Ier, donzel, seigneur de Charmey. Cet homme pieux, de l’avis de ses amis et d’autres gens de bon conseil, ainsi que du consentement de son frère Richard et de son neveu Guillaume, coseigneur de Corbières (fils de feu Guillaume, frère aîné de Girard), et en vue d’obtenir la guérison de son âme, ainsi que le salut de son père Conon, jadis seigneur de Corbières, et celui de sa mère Agnès, ses parents défunts, donna en propre à l’ordre des Chartreux, pour la construction d’une église, d’une maison et d’autres bâtiments, soit en bois, soit en pierre, la Vallée dite de Tous-les-Saints, et toute la noire joux ou l’épaisse forêt, avec divers fonds, dont l’étendue et les limites sont indiquées dans la charte de fondation. Il leur donna cette contrée pour la défricher, pour l’approprier à l’agriculture et à l’entretien du bétail. A ce don /137/ considérable Girard ajouta celui de la dîme des Arses et d’autres revenus. Il en investit frère Guillaume, prieur de la dite Vallée de Tous-les-Saints. Tout mercenaire de cette maison religieuse serait indépendant de l’autorité du fondateur, tant qu’elle l’aurait à son service. Tout objet apporté ou déposé dans ce monastère y serait en pleine sécurité pour celui qui en aurait fait le dépôt. Toute chose perdue sur le territoire du couvent serait restituée au véritable propriétaire, ou deviendrait la propriété du couvent, si personne ne la réclamait. Quiconque commettrait un vol ou quelque autre délit entraînant une peine afflictive, serait rigoureusement puni par le seigneur. — Il suit de là que le fondateur de la Val-Sainte se réservait la haute justice, comme fit le fondateur de la Part-Dieu. — Suivant la volonté expresse du donateur, ce lieu solitaire devait appartenir aux Chartreux, pour qu’ils pussent y vivre en paix et y servir Dieu sans être troublés dans l’accomplissement de leurs devoirs. L’entrée en était interdite à tout oiseleur, pêcheur ou chasseur quelconque, et fermée à tout port d’armes. Aucune femme n’y pouvait pénétrer. Consacrée à la prière et au travail, la Val-Sainte, ainsi le voulait son fondateur, devait être un asile assuré à tout homme, quelle que fût sa faute, qui chercherait un refuge dans cette sainte retraite.
A la requête de Girard, seigneur de Charmey, de son frère Richard et de son neveu Guillaume, cet acte de donation fut confirmé par l’évêque de Lausanne, au mois d’octobre de l’an 1295 1 . /138/
Entrons ici dans quelques détails sur la famille du généreux fondateur de la chartreuse de la Val-Sainte.
Cette famille était une branche de la maison de Corbières, dont l’origine est distincte de celle des sires de Gruyère.
Dans la seconde moitié du treizième siècle, l’antique famille de Corbières divisa ses domaines en trois seigneuries. Dans ce partage, que firent les fils de Conon et d’Agnès, Guillaume, l’aîné, qui était chevalier, eut la seigneurie de Corbières avec une part du château 1 ; à Girard (Ier) échut le pays et val de Charmey, avec le manoir de ce nom et ses dépendances; à Richard, la vallée et le fort de Bellegarde; Rodolphe reçut pour apanage, ou à titre d’établissement, des fonds et cens à Villars-beney, à Botterens, à Châtel-sur-Montsalvens, etc. Guillaume de Corbières, chevalier, eut deux fils et une fille. Ses deux fils étaient Guillaume, qui en 1295 paraît en qualité de coseigneur de Corbières, et Henri, qui en 1250 fut investi par Pierre de Savoie de l’alleu et de la part du château de Corbières appartenant à son père 2 . Sa fille, nommée Marguerite, épousa Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel, qui fut coseigneur de Corbières /139/ par sa femme. A la mort d’Henri de Corbières, sa sœur Marguerite partagea la seigneurie avec son frère aîné. L’alliance matrimoniale dont nous venons de parler a été considérée comme étant la source des droits de la maison de Gruyère sur les terres qui constituèrent la baronnie de Corbières. Il faut cependant remarquer que la coseigneurie de ce nom passa du vivant de Pierre du Vanel à sa fille aînée, et par elle à son mari, qui la transmit à son fils. Girard (Ier) de Corbières, seigneur de Charmey, donzel, voulant récompenser les services de ses deux fils, Ulric et Girard, leur céda, par donation faite entre vifs, et du consentement de son troisième frère, Rodolphe de Corbières, donzel, le château de Charmey, l’avouerie de l’église de ce lieu, divers fonds, droits et cens à lui appartenant, et de plus ceux qu’il avait achetés de son frère Rodolphe. Celui-ci affranchit en même temps ses neveux (Ulric et Girard), leur accordant la liberté complète, en tant qu’ils avaient besoin de l’affranchissement 1 .
Après le décès d’Ulric, son père Girard (Ier), de l’agrément de ses frères Richard et Rodolphe, ainsi que de son neveu Guillaume, fils de feu Guillaume de Corbières, chevalier, donna à son fils puîné, Girard (II), tous les biens et les droits compris dans l’acte de cession qu’il avait fait trois ans auparavant en faveur de ses deux fils 2 .
Parmi les seigneurs de la maison de Corbières que nous venons de nommer, il en est quelques-uns qui ont acquis une certaine célébrité. Guillaume, le frère aîné de Girard (Ier), /140/ fut admis au rang et aux honneurs de la chevalerie. On sait que de vassal du comte de Genevois, il devint l’homme de Pierre de Savoie, et que sa bannière flotta dans l’armée que ce conquérant fit marcher contre les Fribourgeois. — Richard de Corbières, seigneur de Bellegarde, donzel, gendre du chevalier Guillaume d’Englisberg 1 , avoyer de Fribourg, fut honoré de la confiance de Rodolphe Ier, roi des Romains. Il lui rendit de grands services, surtout pendant la guerre que ce prince eut à soutenir contre le comte de Savoie. Richard de Corbières était parvenu, avec Rodolphe de Vuippens, bourgeois de Fribourg, à soumettre à Rodolphe de Habsbourg, et à lui conserver le pays situé entre l’Aar et la Sarine, avec la forteresse de Grasbourg 2 . Lorsque, en 1281, le château fort de Montsalvens succomba aux attaques des Fribourgeois, adversaires du comte de Savoie et partisans du roi Rodolphe, noble Richard de Corbières reçut, en reconnaissance de ses bons offices, l’investiture de ce redoutable donjon 3 , qui depuis fut restitué à la maison de Gruyère, laquelle avait défendu, de gré ou de force, les intérêts de la dynastie savoisienne. Deux ans plus tard (en 1283), on voit Richard de Corbières et son compagnon Rodolphe de Vuippens investis par le roi Rodolphe du château de Grasbourg, pour une somme considérable qu’il devait à ces deux fidèles serviteurs 4 . Bientôt Richard de Corbières se présente revêtu de hautes fonctions: il est bailli /141/ du roi des Romains, « depuis l’Aar en dessus, » et avoué de Lausanne 1 . Cet officier était l’un des hommes d’élite à qui le chef de l’Empire confiait en toute sécurité la défense des droits de la couronne. Richard de Corbières fut chargé, avec le chevalier Ulric de Maggenberg, ancien avoyer de Fribourg, d’examiner les droits que le chapitre ecclésiastique de Kœnitz pouvait avoir aux dîmes des novales à lui cédées dans la circonférence de sa paroisse 2 . Ce fut encore à Richard de Corbières que le roi confia la garde de Morat, et qu’il commit le soin de protéger contre toute agression, contre toute injure, Amédée, comte de Neuchâtel, et ses frères, avec leurs vassaux et leurs possessions. L’habileté de Richard fit rentrer sous la suzeraineté immédiate de l’Empire la seigneurie de Neuchâtel, qui avait subi l’influence de la Savoie 3 .
Les faits considérables que nous venons d’enregistrer nous inclinent à penser que noble Richard de Corbières, seigneur de Bellegarde, était un personnage doué de qualités éminentes, qui a occupé une place distinguée parmi les hommes de mérite auxquels l’illustre roi des Romains accordait sa confiance et son amitié.
Girard (Ier) de Corbières, seigneur de Charmey, frère aîné de Richard, s’est acquis un beau renom comme fondateur /142/ du couvent de la Val-Sainte. Girard II hérita des biens et de la générosité de son père.
Bientôt Girard II et sa femme Clémence, fille de feu Henri de Marly 1 , donnèrent à la Val-Sainte tout ce qu’ils possédaient en propre dans le territoire et la paroisse d’Ependes, près d’Arconciel 2 . Onze ans plus tard, probablement à l’époque de la mort de sa femme, Girard de Charmey confirma les donations que son père avait faites aux Chartreux de la dite maison 3 . Il leur offrit aussi des propriétés qu’il avait à Echarlens, et de plus la dîme des terres situées entre la Trème et la Froiderive 4 . Le comte de Gruyère consentit à ce don, bien que, selon lui, il eût seul le droit de disposer des terres qui en faisaient l’objet 5 .
Girard II, seigneur de Charmey, donzel, avait une cousine, Marguerite, fille unique et (depuis la mort de ses frères Guillaume et Henri) seule héritière de feu Guillaume, coseigneur de Corbières, chevalier. Elle épousa Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel, qui prit, comme elle, le titre de coseigneur de Corbières. En 1319, Marguerite de Corbières, voulant faire quelque bien au couvent de la Val-Sainte, y fonda un anniversaire, du consentement de son époux et de ses deux filles, et consacra à cette œuvre pieuse /143/ la somme de 20 livres bonne monnaie de Lausanne, produisant une rente annuelle de 20 sous, à percevoir sur divers tènements, désignés dans l’acte de fondation qui fut passé à Corbières, en présence de Girard de Vuippens, abbé d’Humilimont, de frère Jean de Villarvolard, chanoine de la dite abbaye, et muni des sceaux de la donatrice et de son mari, tous deux coseigneurs de Corbières. Marguerite se réserva la juridiction et la seigneurie des tenures dont elle consacrait la rente à la fondation de l’anniversaire que nous venons de mentionner 1 .
Girard II, seigneur de Charmey, ayant perdu sa femme Clémence, épousa en secondes noces Alice, fille d’Ebal, coseigneur de Pont, qui lui apporta en dot la somme de deux cent soixante livres. Voulant assurer le sort d’Alice pour le cas où elle lui survivrait, Girard lui assigna, par donation faite entre vifs, la somme de cent quarante livres dont elle jouirait à la mort de son mari 2 .
Depuis, Girard de Charmey fit une acquisition importante. Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel et coseigneur de Corbières, les frères Rodolphe et Conon, fils de feu Richard de Corbières seigneur de Bellegarde, et cousins de Girard de Charmey, vendirent à celui-ci, du consentement de Marguerite, fille de Perrod 3 du Vanel, et de Rodolphe d’Avenches, avoué de la dite Marguerite 4 , ainsi que de l’aveu d’Alice et de Marguerite, l’une femme de Rodolphe, /144/ l’autre de Conon, au prix de trois cent-vingt livres de Lausanne, leurs possessions dans le val de Charmey, avec les droits qui en dépendaient, et les divers cens dus par les villageois de Villarsbeney. L’acte de cette vente a été muni des sceaux de Pierre, comte de Gruyère, chevalier, de Perrod de Gruyère, son neveu, de Rodolphe, fils de feu Richard de Corbières, de l’abbé d’Humilimont et de Richard d’Estavayé, doyen d’Ogo 1 .
Peu d’années après avoir fait cette acquisition, Girard II et sa femme Alice, considérant, d’une part, l’instabilité des choses humaines et la fragilité de la vie, — d’autre part, le pieux dévouement des religieux de la Val-Sainte, investirent ce monastère de tous les immeubles qu’ils possédaient dans le village et la paroisse de Charmey, y compris la maison qu’ils habitaient. Fonds de terre avec les droits y attachés, tènements avec les cens qu’ils en percevaient, greniers, cheseaux, bref, tout ce qu’ils avaient dans la vallée de Charmey, avec un clos à Lederrey, un pré à Bellegarde, ils donnèrent tout aux Chartreux dont ils étaient les bienfaiteurs, /145/ ne demandant que le bonheur d’avoir part aux prières et aux bénédictions de ces hommes de Dieu 1 .
Lorsque Girard de Charmey se dessaisit de ses biens pour en doter la maison religieuse que son père avait fondée, il n’avait pas d’enfants. Mais depuis Alice accoucha d’une fille, qui reçut le nom de Jeannette 2 . Devenue mère, et bientôt veuve 3 , Alice s’inquiéta de l’avenir de son enfant. Au bout de quelque temps elle eut la consolation de voir les pieux solitaires qui devaient leur établissement aux libéralités de la noble famille de Charmey, s’intéresser au sort de la jeune orpheline. Mus par un sentiment de gratitude et de charité chrétienne, les religieux de St.-Bruno dressèrent, en faveur de l’enfant d’Alice, un acte de rétrocession dont voici la substance:
« Le prieur et la communauté de la Val-Sainte, à tous présents et futurs. Girard, fils de feu Girard, seigneur de Charmey, et Alice, sa femme, ayant offert, pour le salut de leur âme, aux religieux du dit couvent, pour eux et leurs héritiers, par donation pure et irrévocable, faite entre vifs, leurs terres, possessions, maisons et tenures, tous leurs immeubles provenant de succession paternelle ou maternelle, dans le village, le territoire et la paroisse de Charmey, comme il est dit plus amplement dans une lettre munie du sceau de la cour épiscopale de Lausanne 4 , le prieur et les moines susdits, considérant qu’à l’époque de la dite donation Girard et Alice n’avaient pas d’héritier direct, instruits /146/ d’ailleurs de l’intention des deux époux 1 , et voulant faire à Jeannette, leur fille, une grâce spéciale, ils lui accordent, pour elle et ses héritiers légitimes, la possession de tous les biens désignés dans la lettre de donation faite par ses parents, sous la condition expresse que, dans le cas où Jeannette et son héritier ou ses héritiers mourraient sans postérité légitime, les biens dont il s’agit reviendraient par le seul fait et de plein droit au prieur et au couvent de la Val-Sainte. De plus, si la dite Jeannette se trouvait dans l’embarras, de manière à ne pouvoir vivre sans aliéner quelqu’un des biens cédés au dit couvent par son père et sa mère, dans ce cas seulement, et après avoir fait connaître au couvent sa position, elle pourrait être autorisée à aliéner ou à distraire de la donation faite par ses parents jusqu’à concurrence d’un tiers, et non davantage.
« Alice, en son propre nom, et comme tutrice de sa fille, a approuvé le contenu de l’acte de rétrocession fait par les religieux de la Val-Sainte dans le sein de leur monastère, acte qui a été muni du sceau de l’official de Lausanne 2 » /147/
Jeannette était orpheline, ayant perdu son père apparemment dans l’année même où les Chartreux de la Val-Sainte lui rendirent les biens qu’ils avaient reçus de ses parents. Parvenue à l’âge de puberté, c’est-à-dire à l’âge de quatorze ans accomplis, qui lui donnait la capacité d’action 1 , Jeannette non-seulement confirma les donations faites par son père et sa mère à la chartreuse de la Val-Sainte, mais encore elle céda, pour le cas où elle mourrait sans héritiers légitimes, tous ses biens au dit monastère, avec les droits qui en dépendaient 2 .
Alice, avant de mourir, approuva la donation faite par sa fille au couvent de la Val-Sainte 3 . Jeannette, mariée à François dit Magnyns, bourgeois d’Aubonne, mourut sans laisser d’enfants. Elle avait reconnu, avec son mari, par acte du 23 août 1360, que tous les biens rétrocédés par les Chartreux devaient leur être restitués 4 . /148/
En 1369, le comte de Savoie, Amédée VI, dit Le Comte Verd, accorda aux religieux de la Val-Sainte une charte qui confirmait la possession des biens et des priviléges qu’ils avaient acquis 1 . Ce monastère eut encore souvent à se louer de la bénéficence de divers seigneurs.
Douze ans après la fondation de la chartreuse de la Val-Sainte, en 1307, on vit s’élever sur un plateau de l’Ogo, au pied du Moléson, un autre couvent du même ordre. Un seigneur de Charmey avait fondé et doté le monastère de la Val-Sainte, une dame de la maison de Gruyère partagea avec son fils la gloire d’avoir donné naissance à la chartreuse de la Part-Dieu.
Guillemette, comtesse douairière de Gruyère, et le comte Pierre III, voulant consacrer à Dieu une partie de leurs biens, choisirent dans leur baronnie de Gruyère 2 , à une lieue au-dessus de Bulle, à la hauteur de 957 mètres, un site sauvage et pittoresque, pour y fonder une maison religieuse de l’ordre de St.-Bruno, à laquelle ils donnèrent le nom de la Part-Dieu 3 . Les fondateurs voulurent qu’il y eût dans cette maison autant de moines qu’on en pourrait commodément /149/ et à perpétuité nourrir avec leurs domestiques, au moyen des revenus du couvent. Prier pour leurs fondateurs et servir Dieu suivant les statuts de leur ordre, telle était la première obligation imposée aux frères de la Part-Dieu. Afin qu’ils fussent pourvus d’une église, des bâtiments et de toutes les autres choses nécessaires, la comtesse Guillemette et son fils leur cédèrent, par donation pure, libre et irrévocable, en toute propriété, le lieu destiné au nouvel établissement, avec la montagne appelée Planex et tous les droits qui en dépendaient, de plus cinquante poses de forêt et de terre pour y construire l’église, l’habitation des religieux et les autres bâtiments. La communauté fut investie, en la personne de frère Borcard de Lausanne, son premier prieur, de tous les biens mentionnés ci-dessus, avec deux cents poses de forêt attenante au mont Planex, et la faculté d’extirper ces deux cents poses de bois et de bâtir sur ce sol.
Les auteurs de ce nouvel établissement religieux accordèrent à ses membres le droit de faire paître leur bétail librement dans la baronnie de Gruyère, défendant à leurs sujets et à tout étranger de prendre du gibier dans les forêts de la Part-Dieu, du poisson dans ses ruisseaux et ses étangs, de couper du bois sur ses montagnes et de bâtir sur son territoire sans l’agrément de la communauté. Le prieur, les moines, leurs frères donnés 1 et leurs serviteurs, ainsi que leurs biens présents et futurs, devaient être à jamais exempts de toute espèce de lods et ventes, de péage, de corvées et d’autres services. Les fondateurs ne se réservaient que la haute justice, afin que, dans le cas où des personnes non privilégiées se rendraient coupables de quelque délit entraînant /150/ une peine afflictive, l’immunité du couvent pût être maintenue. Tout procès ou différend suscité aux religieux devait se terminer à leur avantage et aux dépens de leurs fondateurs. Nul ne pouvait saisir ou arrêter un frère donné de la Part-Dieu, à moins que celui-ci n’eût commis un crime qui fût réputé digne de mort. Entière sauvegarde et protection était assurée à toute personne qui, conduite par un esprit de dévotion, visiterait la maison de la Part-Dieu. — Tels sont les articles fondamentaux de l’institution de ce prieuré. — La comtesse Catherine, femme du comte Pierre, Contessète, veuve de Rodolphe de Montsalvens et du Vanel 1 , Pierre et Jean, ses fils, désirant participer aux bénédictions du couvent de la Part-Dieu, et de l’ordre des chartreux en général, en ont approuvé et confirmé la fondation. En foi de quoi la comtesse Guillemette et son fils Pierre, comte régnant, ont apposé leurs sceaux à la présente charte, et, à leur demande, la dite charte a été sanctionnée par Girard (de Vuippens), évêque de Lausanne, et munie du sceau de ce prélat, ainsi que de celui de l’abbé d’Humilimont, au mois d’octobre 1307 2 . /151/
C’est en souvenir des pieux fondateurs de la Part-Dieu, que ce couvent prit pour armoiries et porta dans son sceau une grue d’argent, surmontée de la Vierge Marie, la tête couronnée d’étoiles, et tenant dans ses bras l’enfant Jésus, orné d’un nimbe ou d’un rayon lumineux tracé autour de sa tête.
Le couvent de la Part-Dieu s’enrichit de nouvelles acquisitions. En février 1308 1 , le comte Pierre ajouta aux dons qu’il lui avait faits celui d’un cens annuel de treize sous. En 1310, Jean de Weissenbourg, fils de Pierre défunt, assura au même couvent une rente annuelle de dix sous monnaie de Lausanne, qu’il assigna sur des prés situés dans la Gruyère 2 . Il pria le comte de Gruyère, son supérieur féodal 3 , d’apposer son scel à cette donation 4 . Par acte du 1er mars 1320, Catherine de Weissenbourg, femme du comte Pierre, disposant de la somme de 200 livres lausannoises, que son mari lui avait promis de payer aux religieux qu’elle désignerait, pour la guérison de son âme et le salut d’autres personnes qui lui étaient chères, offrit cette somme aux moines de la Part-Dieu 5 . /152/
Depuis, Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel, qui venait d’être admis au rang et aux honneurs de la chevalerie, le même qui en 1307 avait adhéré à la fondation de la Part-Dieu, donna une nouvelle marque d’intérêt à ce monastère, en déclarant que, sans retenir qui que ce fût, il accordait de bonne foi à toute personne qui avait reçu de lui un don justement, de suivre le mouvement de sa conscience et l’inspiration d’en haut, et de consacrer ce don, pour le remède de son âme et le salut du dit seigneur Pierre, à la chartreuse de la Part-Dieu, fondée par Pierre, comte de Gruyère, oncle du cédant, afin qu’il servît à la construction d’une église, de telle sorte que le donateur ne devrait satisfaction ni à Dieu ni au seigneur du Vanel pour le don qu’il aurait fait au dit couvent 1 .
Dix ans plus tard, le comte Pierre, devenu, à ce qu’il paraîtrait, l’héritier d’un de ses vassaux, donna au même couvent une rente de 14 sous, pour le repos de l’âme du défunt 2 . L’année suivante, le même comte, du consentement de sa femme Catherine de Weissenbourg et de ses neveux, Pierre, seigneur du Vanel, et Jean, seigneur de Montsalvens, céda aux religieux de la Part-Dieu, en pur, libre et franc alleu, pour la somme de deux cents livres de Lausanne, /153/ un bois avec un fonds et des prés défrichés dans la dite forêt, y compris le cours de la Trême dans l’étendue des biens concédés jusqu’au pas de Soucens, le tout sous réserve du droit de haute justice 1 .
Le 9 septembre de l’année 1339, le comte de Gruyère fit avec Antoine, prieur de la Part-Dieu, compte final des 200 livres susdites, et Nicolas Psalteri de Lausanne, prieur de Rougemont, apposa son scel à cet acte 2 . Le 26 mai de l’année suivante, le comte donna quittance des 200 livres, qui lui avaient été payées intégralement 3 .
La vente dont nous venons de parler fut confirmée en 1340 par le souverain de la Gruyère, du consentement de sa femme Catherine, de Pierre, seigneur du Vanel, et de Jean de Montsalvens, ses neveux 4 . Dans le mois d’avril de l’année suivante, le comte Pierre, de l’aveu de sa femme et de ses neveux, céda à la communauté de la Part-Dieu, pour le prix de 180 livres de Lausanne, un cens annuel de 201 sous, à percevoir sur plusieurs tènements situés dans le mandement de la Tour-de-Trème. Il donna ordre aux censitaires de payer à l’avenir le cens au couvent qui en était devenu le possesseur 5 .
La Part-Dieu, comme divers autres couvents, augmenta sa fortune de legs que lui firent les membres de la noble maison de Gruyère, legs qui pourront être mentionnés dans le /154/ cours de cet ouvrage. Le même couvent eut à se louer de la libéralité des seigneurs de Corbières et de plusieurs autres personnages. Vers le milieu du quatorzième siècle, Guillaume de Bossonens, bourgeois de Vevey, lui offrit en pur don une maison qu’il possédait à l’entrée orientale de cette ville et quatre vignes qui en dépendaient 1 . Louis de Savoie, seigneur du Pays de Vaud, lui accorda la faculté de faire paître le bétail de la communauté sur les pâturages communs de la châtellenie de Vauruz et de Riaz 2 . Plus tard le même prince exempta les religieux de la Part-Dieu du paiement des lods de tout ce qu’ils achèteraient dans la baronnie de Vaud. Les comtes de Savoie confirmèrent les priviléges de cette chartreuse avec le même soin qu’ils mirent à reconnaître et approuver ceux de la Val-Sainte.
La chartreuse de la Part-Dieu possédait des biens considérables. Elle a puissamment contribué aux progrès de la culture dans la plaine et sur les monts. Elle était vénérée dans tout le pays de la Gruyère, et bien au delà de ses limites. Ce n’était pas au prétendu buste en argent de la comtesse Guillemette, « sa fondatrice, » que cette maison religieuse devait le respect dont elle était entourée 3 . La Part-Dieu, comme la Val-Sainte, devait sa réputation et sa fortune aux mœurs austères, à la piété humble et au rude /155/ labeur de ses moines. Les chartreux se sont partout établis dans des contrées âpres, sévères comme la règle de leur ordre, sauvages comme le désert montagnes dont ils prirent le nom et où se forma leur premier établissement. Nulle part ils n’ont cherché autre chose que la solitude, des bois, de l’eau, un lieu propre à la culture, ou des pâturages. Prier, défricher le sol, élever du bétail, telles étaient les occupations principales de ces religieux. Les moines de St.-Bruno sortent rarement, vivent retirés, sont nourris pauvrement et grossièrement vêtus; ils travaillent beaucoup, parlent peu, se lèvent toutes les nuits pour chanter les louanges de Dieu, font de longues prières, de fréquentes lectures, et observent en tout une exacte discipline. Ces exercices de dévotion et la pratique de vertus sévères, augmentaient, au moyen âge, la vénération dont les chartreux étaient l’objet et les richesses qu’on leur offrait comme un moyen de gagner le ciel.
La Part-Dieu devait en partie sa renommée à la fraîcheur d’une eau pure qui jaillit à une demi-lieue du Planex, à deux lieues et demie au-dessus du couvent, et qui, de même que l’eau de la chartreuse d’Oujon, avait reçu le nom de La bonne fontaine, parce que la foi populaire lui attribuait une vertu miraculeuse. De nombreux pèlerins visitaient la bonne fontaine, dans l’espoir d’y trouver la guérison de leurs maux. Cette eau salutaire était pour le couvent même une source de revenus, parce que les malades qui venaient y chercher la santé du corps apportaient une offrande à la chartreuse du Moléson 1 . /156/
Le nécrologe de l’abbaye d’Humilimont a marqué le jour où la comtesse Guillemette pratiqua la bienfaisance envers ce couvent 1 . Ce jour-là, les religieux célébraient un service annuel en mémoire de la donatrice. Entre autres dons, Guillemette leur avait accordé, par une disposition testamentaire 2 , le droit de prendre dans la forêt de Noirmont 3 le bois de chauffage et le bois de construction dont ils auraient besoin. Le comte Pierre, son fils, confirma cette concession par acte du mois de décembre 1309 4 .
Le prieuré de Rougemont, qui devait son origine à la maison de Gruyère, ne fut pas oublié de la comtesse Guillemette. Par donation entre vifs, et du consentement du comte Pierre, son fils, ainsi que de l’aveu de ses petits-fils Pierre et Jean, cette femme charitable institua une aumône perpétuelle, pour une largesse dite presbytère, que le prieur de Rougemont ferait au jour anniversaire de la donatrice, et pour une distribution de vivres aux pauvres. Elle consacra /157/ à cette œuvre pieuse deux parts soit deux tiers de la grosse dîme de Villars 1 , dans la seigneurie de Gruyère, à elle appartenante, dès le torrent de la Taouna (qui se jette dans la Sarine entre Grandvillars et Villars-sous-Mont), et le long du chemin qui tendait à Estavanens. Le comte Pierre approuva ce don gratuit, comme chef de la famille et comme tuteur de son neveu Jean. La comtesse douairière et son fils le confirmèrent par l’apposition de leurs sceaux. Les deux frères Pierre et Jean, fils de feu Rodolphe de Montsalvens, petits-fils de la comtesse Guillemette et neveux du comte Pierre, aidés du conseil de leurs amis (sans doute parce que, n’ayant pas encore atteint l’âge de vingt-cinq ans, soit l’âge plein ou parfait, ils ne pouvaient, de leur chef, aliéner une partie du patrimoine), approuvèrent également le don fait par leur aïeule. L’acte eu fut dressé au mois de janvier de l’an 1309 2 .
Cette dîme fut au commencement du seizième siècle l’objet d’un échange entre Claude Marchandi, prieur de Rougemont, et Mermet de Gruyère, prieur de Broc et curé de l’église paroissiale de St.-Théodule de Gruyère.
La comtesse Guillemette apparaît pour la dernière fois dans l’acte de 1309 qu’on vient de citer. Elle mourut apparemment le 24 octobre de cette année, après s’être élevé par ses bonnes œuvres un monument impérissable dans la mémoire du peuple gruérien 3 .
CHAPITRE SEPTIÈME.
Pierre III, comte de Gruyère. Ses neveux Pierre et Jean. Bail à cens d’immeubles à Neirivue. Don en faveur de Rougemont. Hommage fait par le comte de Gruyère à l’évêque de Lausanne. Pierre III à Zurich. Il accompagne Henri VII dans son expédition d’Italie. Débat et accord d’Agnès de Gruyère, dame d’Illens et d’Arconciel, avec l’abbaye d’Hauterive. Convention remarquable du comte de Gruyère, de ses neveux et de Marguerite de Corbières, avec Louis II de Savoie, baron de Vaud. Débat et accord entre Contessète, veuve de Rodolphe de Gruyère, et la veuve de Pierre de Cléry. Affranchissement des taillables de Charmey et des Arses. Vente de montagnes à l’abbaye de Marsens. Donation en faveur de ce couvent. Le comte de Gruyère accompagne le comte de Savoie dans son expédition contre le dauphin de Viennois. Aliénation d’immeubles. Acquisition d’une partie des Ormonts par le comte de Gruyère. L’église de Gessenay déclarée bénéfice du prieuré de Rougemont. Autre cession faite à ce couvent. Le comte de Gruyère, avoyer de Fribourg, arbitre d’un différend entre le comte de Kibourg et le comte de Neuchâtel. Guerre de Mühlenen. Guerre de Gumminen. Hostilités entre Pierre du Vanel et les Bernois. Rétablissement de la paix entre les villes de Berne et de Fribourg.
[1304-1333]
Pierre III 1
On a vu qu’au déclin de ses jours, Pierre II avait laissé à son petit-fils l’administration de ses Etats et le soin de la /159/ guerre. A la mort de son aïeul, Pierre III posa sur son front la couronne de ses ancêtres. Il fut comte de Gruyère, chef de la famille et de la seigneurie. Ses neveux Pierre et Jean 1 , fils de feu Rodolphe, fils aîné de Pierre le Jeune, héritèrent de leur père, l’un la seigneurie du Vanel, l’autre celle de Montsalvens.
Bien que possédés et administrés par d’autres membres de la maison de Gruyère, ces deux mandements ne cessèrent pas de composer, avec les autres, le comté de Gruyère. Pierre III, ayant le fief principal, auquel était attaché le droit de haute seigneurie, jouissait des prérogatives du chef de la famille et exerçait l’autorité suprême 2 .
A l’avénement de Pierre III, la paix étant rétablie, ce souverain commença par quelques actes administratifs un règne qui devait être fort long, et qui ne fut pas sans éclat.
D’abord il donna en bail à cens, à Jean de Neirivue, à sa sœur Clémence et à leurs héritiers, la moitié du four, du moulin, du battoir 3 , et tout ce qu’il avait de droits aux dits immeubles, dont la moitié appartenait au village et à la paroisse de Neirivue. Il accensa de plus tout le cours de la Neirivue, dès la source de ce ruisseau jusqu’à son entrée dans la Sarine, s’engageant à n’établir ni four ni moulin à Neirivue sans le consentement du nouvel acquéreur et de ses héritiers. Ce bail à cens fut fait au prix de vingt-cinq sous lausannois d’entrage 4 et de seize sous de cens /160/ annuel, payables en deux termes, l’un à la fête de Ste.-Valburge (2 mai), l’autre à la St.-Gal (16 oct.) Le cédant garantit au cessionnaire la possession des immeubles susdits. Les paroissiens de Neirivue étaient tenus d’en faire usage et de payer la redevance annuelle, réglée par la coutume. Toutefois, dans le cas où le nouveau possesseur ne veillerait pas à la conservation de ces immeubles, les paroissiens seraient autorisés à faire moudre leur grain ailleurs 1 .
Pierre, comte de Gruyère, céda au révérend Nicolas Psalteri de Lausanne, prieur de Rougemont, en faveur du couvent dont ce prélat était le chef, un cens de vingt-six coupes de froment, mesure de Gruyère, à prélever sur divers tenanciers. En retour de cette rente annuelle, le prélat, de l’aveu de son supérieur, l’abbé de Cluny, et du consentement de Pierre, comte de Gruyère, ainsi que de Pierre, seigneur du Vanel, et de Jean, seigneur de Montsalvens, neveux du comte, fit à Willelme, Rodolphe, Mermillod et Ulric, frères, dits Arbelestres, la cession d’une dîme qu’il percevait dans le territoire entre les deux Flendrus, et il en investit les quatre frères susdits 2 .
On a vu que l’acte de foi et d’hommage lige prêté en 1289 par les seigneurs de Gruyère au comte de Savoie exceptait entre autres fiefs le territoire de Contremesse et le bois de Bolère, situés dans la châtellenie de la Tour-de-Trême, et qu’il passait sous silence le château de ce nom 3 . Voici pourquoi. Les fiefs dont il s’agit relevaient alors, non /161/ du comte de Savoie, mais de l’évêque de Lausanne, ensuite de quelque événement qui se rattachait peut-être à la vieille querelle du comte de Gruyère avec le chef du diocèse, mais que, faute de donnée précise, nous ne saurions indiquer avec certitude. Une charte, postérieure de vingt-un ans à l’acte qui régla définitivement la vassalité de la maison de Gruyère envers celle de Savoie, nous fait connaître la nature des rapports féodaux qui obligeaient alors le comte de Gruyère envers l’évêque. Dans cette charte, le comte de Gruyère, Pierre III, confesse pour lui et ses successeurs, qu’il tient en fief de l’évêque de Lausanne les fonds suivants, savoir: la Tour de Trême avec ses appartenances, tout le bois de Bolère 1 , tout ce qu’il possède dans le territoire de Contremesse, territoire qui s’étendait du bois de Soucens jusqu’aux pâturages de la Trême, et des Villars jusqu’à la rive de ce torrent. Le comte se reconnaît, à raison de ces fiefs, homme lige de l’évêque, réservant toutefois l’hommage de son neveu Perrod et la fidélité à laquelle il est tenu lui-même envers le comte de Savoie 2 . Il convient que les dits fiefs l’obligent plus que tous les autres hommes liges envers le seigneur évêque, et déclare qu’il a fait hommage, en raison de ces fiefs, à seigneur Oton 3 , évêque de Lausanne, et qu’il les reprend de lui. En témoignage de ces choses, le comte Pierre et, à sa demande, les abbés d’Hautcrêt et de /162/ Marsens ont apposé leurs sceaux au présent acte, fait à Bulle, le 5 novembre de l’an 1310 1 .
Deux jours après avoir réglé cette affaire importante, le comte de Gruyère était à Fribourg et s’engageait à suivre en Italie le duc Léopold d’Autriche, qui appelait des auxiliaires au service d’Henri VII, roi des Romains.
Les rapports des deux maisons de Savoie et de Habsbourg-Autriche, maisons autrefois rivales, s’étaient modifiés de telle sorte qu’au commencement du quatorzième siècle ces deux dynasties contractèrent une étroite alliance de famille. La maison de Gruyère, vassale de la Savoie, éprouva l’heureux effet de la bonne intelligence qui, entre la Savoie et l’Autriche, avait remplacé de vieilles rancunes. Le 20 avril 1310, Zurich avait vu célébrer dans ses murs les fiançailles de Léopold, duc d’Autriche, troisième fils du roi Albert Ier, avec Catherine de Savoie, fille du comte Amédée V. Le comte de Gruyère, chevalier de nom et de cœur, avait eu l’honneur d’assister, comme témoin, à cette auguste cérémonie. Il s’était fait remarquer parmi les seigneurs dont les illustres fiancés étaient entourés, et il avait scellé le contrat de mariage, non pour la Savoie, mais pour l’Autriche, et d’abord après le duc 2 . /163/
Henri VII voulait se rendre en Italie pour pacifier ce pays et se faire couronner empereur à Rome. Le pape, qui résidait alors à Avignon, avait fixé le couronnement du roi au 2 février de l’an 1312 1 . Henri se préparait à passer les Alpes avec une armée considérable. Il levait des troupes dans les différentes parties de l’Empire. Le 1er mai 1310, la reine-mère Elisabeth et son fils le duc Léopold étaient encore à Zurich. Voulant satisfaire au vœu de son frère aîné Frédéric, et de la reine Elisabeth sa mère, le duc Léopold se résolut à servir, avec l’appareil convenable à sa dignité 2 , le roi des Romains, dont il devenait le neveu par son mariage avec une princesse de Savoie. Dans l’accord passé entre le roi et les ducs d’Autriche, Frédéric et Léopold, il fut convenu que quatre mois après la semonce Léopold passerait les monts avec cent destriers et un pareil nombre d’archers, et qu’il servirait le roi, à ses frais, pendant six mois 3 .
Le duc prit à sa solde divers gentilshommes de l’Helvétie 4 . Dans ce cortége, aussi brillant que brave, se trouvaient les nobles Pierre, comte de Gruyère, et Guillaume, sire de Montagny. Ces deux seigneurs s’étaient engagés, à Fribourg en Uchtland, à suivre le duc Léopold en Italie, chacun avec huit destriers et deux balistaires ou arbalétriers. Le duc leur avait promis à chacun cent marcs d’argent, bon poids de Fribourg, et il leur avait hypothéqué, par acte du 7 novembre 1310, tout le péage de cette ville, le cens annuel ou l’impôt à payer par les maisons, et de plus 60 livres 5 , /164/ monnaie de Lausanne, payables chaque année par les banquiers venus d’Asti en Piémont et établis à Fribourg 1 . Le comte de Gruyère et le sire de Montagny furent pendant vingt-six ans en possession de cette hypothèque.
Deux autres seigneurs, proches parents du comte de Gruyère, savoir Jean et Pierre de Weissenbourg, fils et successeurs du belliqueux Rodolphe, avaient aussi promis au roi des Romains de le suivre dans son expédition, pendant un an, avec huit destriers et deux arbalétriers. Le roi leur assigna pour solde cent quatre-vingt quatre marcs d’argent sur les biens et sur les gens du Hasli, fief de l’Empire. Le Hasli devait fournir un tiers de cette somme, et le roi les deux autres tiers 2 , à prendre sur les revenus du dit fief, ou leur donner celui-ci pour hypothèque, faute d’argent 3 .
Nous voyons par ces exemples l’importance que l’on mettait au moyen âge au service des cavaliers et des archers. Le destrier, cheval de main et de bataille propre à un homme d’armes, ce cheval, bardé de fer et couvert de housses blasonnées, était la plus redoutable machine de guerre dans un temps de luttes incessantes, où la force individuelle décidait du sort des combats. La chevalerie regarda longtemps comme indigne d’elle l’usage de l’arbalète. « Avec cette arme perfide, disaient les preux, un poltron peut tuer sans péril le plus vaillant homme. Nous ne voulons vaincre qu’avec nos épées et nos lances. » Cependant les archers mettaient le désordre dans les lignes ennemies par des grêles de traits, /165/ qu’ils décochaient avec autant d’adresse que de force. Il fallut donc employer contre eux les mêmes armes; mais l’honneur chevaleresque ne permettant pas aux preux de déroger jusqu’à employer des armes qui eussent fait douter de leur bravoure personnelle, on soudoya des hommes habiles à les manier, au lieu de s’en servir soi-même.
Pierre III, comte de Gruyère, suivit le duc Léopold au delà des monts 1 pour servir le roi des Romains 2 . Henri VII trouva l’Italie déchirée par les factions des Guelfes et des Gibelins. Il fit, le 23 décembre 1310, son entrée à Milan. Cette ville était divisée par les Torreani (gibelins) et les Visconti (guelfes). Le lendemain de Noël, le roi rétablit la paix entre ces deux partis. Le 6 janvier 1311, Henri VII et la reine Marguerite reçurent, dans l’église de St.-Ambroise à Milan, des mains de l’archevêque et de l’évêque de Verceil, non pas l’antique couronne du roi lombard Agilulphe, que l’on n’avait pu retrouver, mais la couronne de fer, ornée de pierreries, que l’orfèvre Lando de Sienne venait de fabriquer par ordre du roi 3 . Nous pensons que le comte de Gruyère fut présent, avec beaucoup d’autres seigneurs, à cette imposante cérémonie.
Cependant, les ordonnances que le nouveau roi de Lombardie rendit à Milan, les contributions qu’il imposa aux habitants, étaient peu propres à calmer les esprits irrités. Cette ville entra en fermentation. Le mécontentement ne tarda pas à éclater entre les partis qui divisaient la population milanaise. Déjà le sang coulait. Les cavaliers de l’ordre /166/ Teutonique serraient les rangs, opposaient une vigoureuse résistance au torrent qui grossissait incessamment, et faisaient bonne contenance devant le palais de leur souverain. Le duc Léopold était hors des portes, empêché de pénétrer dans Milan. Tout à coup les cavaliers teutons franchissent les barricades, sous une grêle de pierres et de traits lancés des fenêtres, et parviennent à ouvrir une des portes de la ville. Léopold s’y précipite à la tête de ses escadrons, et donne la victoire aux Allemands.
Les vainqueurs ne firent point de quartier. Après avoir blessé ou tué beaucoup de monde, ils se livrèrent au pillage 1 . Dire ce que fit le comte de Gruyère dans cette sanglante émeute du 11 ou 12 février 1311, nous ne le pouvons. Il est assez probable qu’il contribua au succès de la journée.
Le feu de la révolte, attisé par le souffle de l’implacable haine que les Italiens ont de tout temps vouée aux Allemands, se communiqua promptement à d’autres villes. Crémone, Brescia, Crème, Lodi levèrent l’une après l’autre et presque simultanément l’étendard de l’insurrection. L’armée allemande avait besoin de renforts. Le duc Léopold repassa-t-il les Alpes avec le dessein d’engager un nouveau corps de troupes? Le 6 avril, il était à Brougg en Argovie 2 . Quelque temps après on le voit au camp du roi devant Brescia. Cette ville, cernée par les impériaux depuis le 19 mai 1311, ne se rendit que le 18 septembre suivant, après leur avoir opposé pendant quatre mois une résistance opiniâtre 3 . Nous ne saurions dire si le comte de Gruyère était /167/ revenu dans son pays avec Léopold, ou s’il prit part avec ce prince au siége de Brescia, comme fit le comte Rodolphe de Nidau 1 . Mais, ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’au mois d’avril de l’année suivante le comte de Gruyère était à Hauterive, où il confirma une cession faite à ce couvent par sa sœur Agnès d’Englisberg 2 . Le comte de Gruyère n’assista pas à la solennité du couronnement de Henri VII, qui, le 29 juin 1312, reçut à Rome la couronne impériale dans l’église de Latran.
Au printemps de cette année, Agnès de Gruyère, fille de Pierre dit le Jeune et de Guillemette de Grandson, et veuve du chevalier Nicolas d’Englisberg, seigneur d’Arconciel et d’Illens, son fils Jean d’Englisberg, donzel, et ses filles Contesson, Nicole et Alice, eurent une contestation avec l’abbaye d’Hauterive, parce qu’ils prétendaient exercer les droits d’avouerie, de juridiction et de seigneurie sur les hommes, les colons, les emphytéotes, les censitaires du couvent, et sur les fonds que celui-ci possédait à Ecuvillens, à Froideville et, en deçà de la Glane, à Grange-neuve et dans d’autres localités 3 , tandis que l’abbé et les religieux d’Hauterive réclamaient ces droits pour eux. Après avoir dûment examiné le sujet de leur débat, les deux parties s’accordèrent comme il suit. De l’avis et du consentement de Pierre comte de Gruyère, oncle, tuteur, curateur et avoué spécial des enfants d’Agnès, sa sœur, cette dame et ses enfants cédèrent à Ulric, abbé d’Hauterive, et à ce couvent, en toute propriété, pour la somme de 500 L. de Lausanne, /168/ les forêts qu’ils possédaient dans le territoire de Combe et d’Ecuvillens 1 , avec leurs appartenances et les droits qui en dépendaient 2 .
Agnès de Gruyère, dame d’Illens et d’Arconciel, paraît en 1317 comme aïeule et tutrice des enfants de Jean d’Englisberg, son fils, à qui elle survécut 3 . On revoit Agnès, pour la dernière fois, dans un document de l’an 1319. A sa mort elle fut ensevelie honorablement à côté de son mari, dans le chapitre du couvent d’Hauterive, où la messe commémorative des deux époux était célébrée le 10 septembre 4 .
L’acquisition que nous venons de mentionner fut, dans la suite, contestée aux religieux d’Hauterive par le seigneur suzerain, qui était le comte de Savoie. Cependant, à la sollicitation des amis du monastère d’Hauterive, Louis II de /169/ Savoie finit par céder aux religieux l’avouerie, la juridiction, et tous les droits qu’il pouvait avoir, en sa qualité de sire de Vaud, sur les choses que la famille d’Englisberg leur avait vendues, et il en confirma la cession moyennant la somme de 250 florins de Florence, par acte daté de Morges, du 12 juillet 1346. La dite cession fut pareillement confirmée par Amédée VI, comte de Savoie, par lettre datée de Chambéry, du 5 août 1364. Cela n’empêcha pas que l’avouerie et la juridiction dont nous venons de parler ne devinssent, dans la suite, un sujet de débat entre la maison de Savoie et l’Etat de Fribourg 1 .
Quant à la seigneurie d’Illens et d’Arconciel, elle rentra dans la maison des sires de Neuchâtel, comtes d’Arberg, d’où elle était sortie. Pierre, comte et seigneur d’Arberg, d’Illens et d’Arconciel en 1350 2 , qui avait épousé Luquette de Gruyère, a rendu, par acte passé à Moudon, le 6 septembre 1351 3 , foi et hommage, en raison de la seigneurie d’Illens et d’Arconciel, à Catherine de Savoie, qui venait d’hériter de la baronnie de Vaud, et qui épousa, en troisièmes noces, Guillaume, comte de Namur.
Le comte de Gruyère, Pierre III, avait épousé, on le sait, Catherine fille de feu Rodolphe, seigneur de Weissenbourg, et il avait partagé l’antipathie de ce baron pour les Bernois. Les premiers rapports du sire de Gruyère avec la cité de l’Aar datent de la fin du treizième siècle, et il est remarquable que ces rapports soient d’une nature hostile, bien /170/ que le comte de Savoie, suzerain du comte de Gruyère, sympathise avec la ville de Berne. Le baron de Vaud, Louis de Savoie, au contraire, agit en faveur de la ville de Fribourg, et soutient le parti autrichien. C’est à ce parti que se rattachent le comte de Gruyère et les sires de Weissenbourg, ou plutôt, en soutenant la cause de Fribourg, ancienne rivale de Berne, ils défendent leur propre cause; ils veillent à la conservation de l’héritage que leur ont transmis leurs ancêtres. Les seigneurs de Gruyère prennent les armes pour garantir leur pays d’une invasion, sans forfaire à la fidélité qu’ils doivent au comte de Savoie. D’un côté l’alliance matrimoniale contractée par la maison de Savoie avec celle d’Autriche, de l’autre les relations du comte de Savoie et des ducs d’Autriche avec le roi des Romains, Henri VII, rendirent plus facile la politique du comte de Gruyère et des sires de Weissenbourg.
On les a vus s’unir avec des hommes d’armes au duc Léopold et, à la suite de ce prince, accompagner Henri VII dans son expédition d’Italie. Quelque temps après le retour de Pierre III dans ses Etats, la maison de Gruyère fit une alliance avec Louis de Savoie, baron de Vaud, dont Pierre ou Perrod de Gruyère, devenu coseigneur de Corbières par son mariage avec Marguerite de Corbières, était le vassal, en raison de la coseigneurie de ce nom 1 . La charte dont nous allons donner la substance, contient tout à la fois un acte d’hommage et un traité d’alliance.
« Perrod, fils de Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens et du Vanel, et Marguerite son épouse, fille de feu /171/ Guillaume, coseigneur de Corbières, reconnaissent que tout ce qu’ils possèdent dans le ressort du village et du château de Corbières, dans le mandement et la châtellenie de ce nom, dès le château de Montsalvens en bas, sur les deux rives de la Sarine, droits, justices, vassaux, cens, terres, etc., est et doit être du fief lige de très illustre seigneur Louis de Savoie, sire de Vaud, et spécialement leur maison-forte de Corbières avec tout ce qui en dépend. Mais Perrod ne pouvant actuellement faire, comme il conviendrait, l’hommage lige à son dit seigneur Louis, en raison des fiefs qu’il tient de lui, attendu qu’il est entré dans l’hommage lige du seigneur comte de Savoie, pour d’autres fiefs 1 , les dits conjoints, Perrod et Marguerite, à ce autorisés par seigneur Pierre, comte de Gruyère, oncle paternel du dit Perrod, ont donné à ligence, soit en homme lige, au seigneur Louis de Savoie, à raison des dits fiefs, Johannod, frère de Perrod, lequel, à leur requête, a fait l’hommage lige dans les mains du dit seigneur Louis, et cela dans la forme et sous la condition ci-dessous exprimées, à savoir:
« Aussitôt que moi, Perrod, et le seigneur Pierre, mon oncle, aurons obtenu que le comte de Savoie m’affranchisse de l’hommage 2 auquel je suis obligé envers lui, — ce que nous avons promis, sous la foi du serment, d’impétrer du comte de Savoie dans les cinq ans qui suivront la date de la présente lettre, — alors moi, Perrod, je devrai faire, pour moi et mes héritiers, au dit sire Louis, pour lui et ses héritiers, l’hommage lige auquel je suis astreint envers lui; /172/ après quoi mon frère Johannod sera libéré de l’hommage envers mon seigneur. S’il arrivait, ce qu’à Dieu ne plaise, que mon frère mourût avant l’expiration du terme que nous venons de fixer, dans ce cas, je serais tenu de faire personnellement l’hommage dû à monseigneur Louis à raison des choses ci-devant dites, sans préjudice de l’hommage dû à monseigneur le comte de Savoie, d’aider le dit seigneur Louis et ses héritiers de tout mon dit fief, et de les servir contre tous, excepté toutefois le comte de Savoie, contre qui je ne serai point obligé de m’acquitter en personne du service militaire, tant que durera l’hommage auquel je suis soumis envers ce prince. Même réserve pour le cas où j’hériterais du comté de Gruyère. Et si, dans les cas prévus, je ne laissais pas d’héritier issu de mon mariage avec la dite dame Marguerite, qui pût faire hommage au seigneur Louis, alors l’héritier qui me succéderait, serait tenu de prêter l’un et l’autre hommage 1 . » — Johannod de Gruyère convint d’avoir fait l’hommage dans la forme et aux conditions exprimées ci-dessus. Le comte Pierre, — chef de la famille et de la seigneurie, — déclara que tout ce qui précède s’était fait de son aveu et par son ordre.
« Le comte de Gruyère et ses neveux, désirant observer bon accord et sincère amitié avec Louis de Savoie et ses héritiers, s’engagèrent solennellement envers lui à le secourir de tous leurs hommes, tant de ceux du comté proprement dit, que de ceux du dehors 2 , en nombre plus ou moins considérable, en tout temps et en tout lieu, contre tous, excepté le comte de Savoie, contre qui nul des contractants /173/ qui tiendrait de lui un fief ne serait tenu d’aider le seigneur Louis au moyen d’hommes appartenant à ce fief. De même, si Louis de Savoie, baron de Vaud, avait un démêlé avec l’évêque de Lausanne, le comte Pierre de Gruyère pourrait aider ce prélat de trois ou quatre hommes contre Louis; en revanche il serait tenu d’aider celui-ci contre l’évêque de tous les hommes du comté, à l’exception de ceux qui étaient du fief de l’évêque; par où l’on entendait la seigneurie que le comte de Gruyère tenait actuellement de l’évêque de Lausanne 1 . Aucun homme de ce fief ne pouvait être appelé au secours de Louis de Savoie contre le prélat. Pareillement, dans le cas où Louis de Savoie, sire de Vaud, aurait une querelle avec Jean d’Englisberg, seigneur d’Illens et d’Arconciel, neveu du comte de Gruyère 2 , ou avec Louis, sire de Cossonay 3 , le comte de Gruyère ne serait point obligé de s’acquitter en personne des services militaires contre eux. Il fut de plus résolu que les conventions et bourgeoisies que Louis de Savoie, seigneur de Vaud, et Pierre comte de Gruyère avaient faites avec les Fribourgeois pour le terme de douze ans, à dater du 1er décembre prochain, resteraient en vigueur pendant tout ce temps. Ce terme écoulé, Louis de Savoie ne devait contracter avec les Fribourgeois aucune alliance ou combourgeoisie qui pût rompre ou violer le traité qu’il venait de faire 4 . De son côté, à l’expiration des douze /174/ ans susdits, le comte Pierre devait dénoncer la bourgeoisie qu’il avait contractée avec Fribourg; ce que le comte promit de faire aussitôt que, ce temps écoulé, il en serait requis par Louis de Savoie.
« Le comte Pierre et ses neveux Pierre et Jean s’engagèrent solennellement à maintenir et à observer, envers Louis de Savoie et ses héritiers légitimes, les conditions du pacte qu’ils allaient sceller, et à s’acquitter envers eux des services militaires. Ils serviraient ce prince de cavaliers armés à ses frais, et de fantassins à leurs propres dépens. — Pour plus ample déclaration de ce qui précède, Perrod et Marguerite de Corbières, sa femme, promirent d’aider, en raison de leur fief, leur seigneur, Louis de Savoie, contre tous ses ennemis, aussi souvent qu’il lui paraîtrait convenable, quoique Johannod de Gruyère eût été investi temporairement du fief de Corbières, comme il a été dit; bien entendu, toutefois, que Perrod n’irait point à la guerre et ne s’acquitterait point en personne des services militaires contre le comte de Savoie. — Ce traité solennel, conclu au mois de novembre de l’an 1314, a été scellé par le comte de Gruyère, par Perrod, son neveu, et de plus par les abbés d’Hauterive et d’Humilimont, qui, à la requête de Johannod de Gruyère et de Marguerite de Corbières, y ont apposé leurs sceaux pour ces deux personnages 1 . »
Nous aimons à suivre les seigneurs de la maison de Gruyère jusque dans certains détails qui pourraient sembler indifférents, mais qui contribuent à les faire mieux connaître et à nous familiariser avec eux. /175/
Dans la sentence arbitrale que Louis de Savoie, sire de Vaud, prononça le 23 juillet 1315, entre la ville de Fribourg et les fils de feu Guillaume, seigneur de Billens, il est dit que les deux parties choisiront chacune deux amis, et que ces quatre amis prendront pour médiateur 1 l’un des trois seigneurs dont voici les noms: Pierre, comte de Gruyère, Aimon, sire de Montagny, et Rainaud, coseigneur d’Estavayé 2 .
Ce fait, peu important en apparence, témoigne de la bonne intelligence entre le baron de Vaud et le comte de Gruyère, ainsi que de la considération dont ce dernier continuait d’être entouré.
Par charte du mois de mai 1316, Pierre comte de Gruyère, chevalier, accorda à un tenancier de la vallée de Lutry l’autorisation d’hypothéquer à Ulric, mistral de la Tour de Rive à Ouchy 3 , une vigne sise dans le territoire de Lallex (hameau de la commune de Villette), pour la somme de 10 L. 5 sous de Lausanne, dont le dit Ulric paya au comte 6 L. 10 sous, pour un muids de bon vin blanc que le dit tenancier lui devait d’ancienne date à titre de cens. Le tenancier fit apposer à cette acte le sceau de la cour de Lausanne, et le comte y appliqua le sien.
Ce document confirme ce qu’on a déjà dit, que la maison de Gruyère avait des biens, des droits et des censitaires sur les bords du Léman. /176/
Pierre et Jean de Gruyère, fils de feu Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens et du Vanel, avaient cédé à Perrod ou Pierre de Cléry, à titre de fief perpétuel, un héritage féodal, situé dans le territoire de (Grand-)villars, héritage que Jean, fils de feu Jean de Villars, chevalier, possédait à vie, et qui, à sa mort, devait faire retour aux cédants, c’est-à-dire aux deux seigneurs de Gruyère susdits, dont il relevait. Le nouveau possesseur, Pierre de Cléry, investi du dit héritage par Pierre et Jean de Gruyère, leur avait fait l’hommage libre et franc, sans restriction ni engagement contraire, et leur avait compté quatre-vingts livres, monnaie de Lausanne. L’acte d’inféodation avait été muni des sceaux d’Aimon d’Estavayé, doyen d’Ogo, de Pierre, comte de Gruyère, et d’Ulric Wagniard, curé d’Estavayé-le-Gibloux. Mais, à la mort de Jean de Villars, fils, dame Contessète, veuve de Rodolphe de Gruyère et mère de Pierre et de Jean de Gruyère, avait réclamé le dit héritage, disant qu’elle seule y avait droit, tant comme usufruitière des biens qui avaient appartenu à son mari, qu’en raison de l’assignation qui lui avait été faite sur les terres de (Grand-)villars et ses dépendances; enfin, parce que la cession du dit héritage à Jean de Villars, fils, avait été faite sans qu’elle l’eût approuvée. De son côté, la veuve de Perrod de Cléry, tant pour elle même qu’au nom de ses quatre enfants 1 , refusait de reconnaître à dame Contessète les droits que celle-ci prétendait avoir sur le dit immeuble et sur ses dépendances. Enfin les deux veuves s’accordèrent à Broc, moyennant dix livres de Lausanne, au prix desquelles Contessète approuva l’inféodation dont elle avait /177/ contesté la validité. Les témoins de cette transaction, que l’official de la cour de Lausanne munit de son scel, à la requête de Contessète, furent Pierre et Jean de Wicherens, chevaliers, les frères Jean et Rodolphe, seigneurs d’Everdes, donzels 1 .
L’année 1319 est mémorable dans les fastes du val de Charmey, parce que les habitants de cette intéressante contrée firent un progrès notable dans la liberté civile. La vallée de Charmey avait alors pour seigneurs le donzel Pierre de Gruyère, sire du Vanel, coseigneur de Corbières, et Marguerite de Corbières, sa femme. Ces deux époux dégagèrent à jamais de tout lien de servitude de la taille 2 les hommes de corps de Charmey et des Arses, au nombre de quarante-six chefs de famille, y compris quatre femmes, qui remplaçaient les maîtres ou chefs de maison décédés 3 , et leurs héritiers, moyennant la somme de quatre-vingts livres de Lausanne, que les nouveaux affranchis leur payèrent; bien entendu que ceux-ci et leurs héritiers tiendraient de leurs dits seigneurs les possessions qu’ils avaient dans le village et dans la paroisse de Charmey, comme leurs prédécesseurs les avaient tenues jusqu’ici, à savoir que chacun d’eux payerait deux sous de Lausanne de la pose de terre arable et quatre sous de chaque charretée de foin. De plus, Pierre et sa femme se réservèrent, pour eux et leurs héritiers, les aides dans trois cas: 1° quand ils marieraient leurs filles; 2°quand ils feraient l’acquisition de biens-fonds valant deux cents /178/ livres; 3° quand le dit seigneur Pierre, donzel, ou les héritiers des deux époux iraient à la guerre, ou qu’ils seraient dans le cas de donner logement à des soldats 1 .
Les taillables, c’est-à-dire les hommes de corps du territoire de Charmey et des Arses, venaient de retirer, à prix d’argent, leurs corps et leurs biens de la main de leur seigneur, qui cessa d’avoir sur eux un droit de propriété. Grâce à leur travail et à leur économie, ils avaient pu se racheter d’une servitude très onéreuse, et, en acquérant la puissance d’eux-mêmes, s’élever à la condition d’hommes libres du seigneur. Leur élévation fut un progrès dans la liberté civile. Ils ne cessèrent pas pour cela de donner à leur seigneur le cens accoutumé, un chapon, une coupe d’avoine, de faire une fauchée, rachetable au prix de 12 deniers, une corvée avec leurs bêtes de somme ou de trait, et la chevauchée, ou le service militaire. Bref, ils continuèrent de s’acquitter envers leur seigneur des devoirs auxquels étaient tenus les hommes liges de condition libre 2 . Cette charte d’affranchissement, conservée à Charmey, comme un précieux souvenir de la féodalité, fut munie des sceaux de Pierre et de Marguerite, et d’Aimon d’Estavayé, doyen d’Ogo 3 . /179/
A l’intérêt que Marguerite de Corbières prenait à l’affranchissement des hommes taillables de sa seigneurie, elle ajouta des aumônes en faveur des couvents. Du consentement de son époux et de ses filles Isabelle et Agnelette 1 , elle fonda un anniversaire à la chartreuse de la Val-Sainte, comme on l’a dit plus haut 2 . Elle légua, de l’aveu des deux filles qu’on vient de nommer, à l’abbaye d’Humilimont, pour une pitance, soit pour un repas des religieux, et pour son anniversaire, une rente de 12 livres de Lausanne qu’elle assigna sur divers tènements de la paroisse de Charmey, à condition que les moines feraient chaque année, à la messe des morts, une collecte ou prière spéciale pour le repos de son âme 3 .
Ces dispositions furent les derniers actes de Marguerite de Corbières, première femme de Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel. Elle mourut le 1er décembre de la même année, laissant à son mari trois filles, Isabelle, Agnelette et /180/ Marguerite 1 . Elle fut inhumée dans l’abbaye d’Humilimont, qu’elle avait choisie pour le lieu de sa sépulture.
La mort de Marguerite, femme de Perrod de Gruyère, ne rompit pas le lien que leur union avait établi entre ce noble sire et la coseigneurie de Corbières, et par contrecoup avec Louis de Savoie, baron de Vaud. Nous voyons dans plus d’une charte qu’après le décès de sa femme, Perrod de Gruyère, seigneur du Vanel, conserva le titre et les droits de coseigneur de Corbières. C’est en cette qualité que, de concert avec deux autres membres de la maison de Corbières, il vendit en 1325, à Girard de Charmey, des biens dans cette vallée 2 , et qu’en 1328 il possédait une partie du château de Charmey.
Un document de 1322 enseigne que Perrod de Gruyère, seigneur du Vanel et coseigneur de Corbières 3 , du consentement de ses filles Isabelle et Marguerite, ainsi que de l’aveu de Pierre, comte de Gruyère, son oncle, et de Jean de Gruyère, son frère, a vendu en toute propriété à l’abbaye d’Humilimont, au prix de deux cent dix livres, petite monnaie de Lausanne, la montagne vulgairement dite Oudechi (aujourd’hui Les Oudèches, au pied de la Dent de Branlère), avec tout ce qui en dépendait, en bois, prés, pâturages, etc. Perrod, le vendeur, et son oncle Pierre, comte de Gruyère, ont juré sur les saints Evangiles de garantir la dite vente. Isabelle et sa sœur Marguerite, ainsi /181/ que leur oncle Jean de Gruyère, pleinement instruits en langue maternelle 1 de la vente susdite, ainsi que de leurs droits, les deux sœurs étant d’ailleurs autorisées par leur père, et la première ayant, de plus, le consentement de son mari Ebal (de Belmont), ont approuvé la vente dont il s’agit. Et pour assurer à cet acte plus de validité, Perrod de Gruyère, le comte Pierre son oncle, et son frère Jean y ont apposé leurs sceaux, ainsi que l’official de la cour de Lausanne, qui l’a scellé à la demande des intéressés 2 .
Cette vente fut confirmée au mois de juin 1336 3 . A la même époque, Girard de Grammont, seigneur de Montferrand, coseigneur de Corbières, et sa femme Isabelle (qui avait épousé ce seigneur en secondes noces), du consentement de Pierre de Gruyère, chevalier, seigneur du Vanel, père d’Isabelle, vendirent au couvent d’Humilimont la montagne de Tissinivaz (au pied du Follierent), au prix de soixante livres de Lausanne 4 .
Dans ces deux actes Pierre, seigneur du Vanel, ne porte pas le titre de coseigneur de Corbières, non plus que dans une autre charte où il annonce qu’ayant approuvé la vente susdite, il a reçu de l’abbaye d’Humilimont, en faveur de Girard de Grammont et de sa femme Isabelle, la somme de treize livres de Lausanne en déduction de ce qui leur était dû 5 .
La dignité de coseigneur de Corbières avait passé de Pierre de Gruyère au mari de sa fille Isabelle. /182/
Quelque temps avant de faire l’acquisition importante de la montagne des Oudèches, l’abbaye d’Humilimont avait été, de la part du comte de Gruyère, l’objet d’une grande faveur. Afin d’obtenir, par les prières des religieux, la guérison de son âme, le salut de sa femme Catherine et de ses ancêtres, Pierre III résolut, du consentement de ses deux neveux, Pierre et Jean, de céder au dit couvent, par donation irrévocable faite entre vifs, l’usage de toutes ses forêts, dès l’arète supérieure du mont Perrousa vers le Moléson jusqu’au torrent qu’on nommait autrefois l’Albeuve et qui s’appelle aujourd’hui la Marivue. Cette largesse comprenait le droit considérable pour les usagers de prendre dans les forêts du comte le bois de chauffage et le bois de construction dont ils auraient besoin. En retour de ce bienfait, le donateur ne demanda aux religieux, pour lui et sa femme, que d’avoir part à leurs bénédictions, à leurs prières, à leurs messes, veilles, jeûnes et aumônes 1 .
Bientôt le comte Pierre, s’acquittant de la promesse qu’il avait faite à sa femme, donna au couvent de la Part-Dieu la somme de deux cents livres de Lausanne 2 .
Après avoir accompli ces bonnes œuvres pour le repos de son âme et le salut de ses aïeux, le comte de Gruyère, vassal du comte de Savoie, accompagna son suzerain dans une nouvelle expédition. Amédée V, depuis son retour d’Italie, était en guerre avec le dauphin de Viennois, pour quelques terres qu’ils répétaient l’un sur l’autre. Mais cette querelle /183/ avait été apaisée par des arbitres, le 3 juin 1314. La rivalité de ces deux princes leur remit les armes à la main. Cette fois, le comte de Savoie vint, dans l’arrière-saison de l’an 1321, assiéger le château fort de la Corbière, situé sur les bords du Rhône, près de Chalex. Dans l’armée du comte Amédée on remarquait Louis II de Savoie avec ses hommes du pays de Vaud, le sire de Rarogne et le vidomne de Sion, le comte de Gruyère, les sires de Blonay, de Cossonay, de Villars et de Pontverre, tous vassaux du comte de Savoie. Celui-ci venait de céder aux Pontverre, par acte daté d’Evian, du 14 novembre, la juridiction de la vallée des Ormonts, pour une somme considérable 1 , qui servit sans doute à payer les frais de l’expédition qu’il avait préparée contre Hugues, le dauphin de Viennois, baron de Faucigny. Il est à remarquer que les Fribourgeois n’accompagnèrent pas Louis de Savoie dans cette entreprise militaire; ce dont le dauphin les remercia 2 . Le comte de Savoie, ayant rejoint son armée et terminé les préparatifs, fit commencer l’attaque de la Corbière. La garnison de cette forteresse opposant une résistance courageuse, Amédée ne put s’en rendre maître que le 28 décembre, après un siége de quarante-deux jours.
Afin de réparer en quelque sorte la brêche que des aumônes et des frais de guerre avaient faite à son trésor, le comte de Gruyère eut plus d’une fois recours au système suivi par ses ancêtres, qui était celui de tous les seigneurs féodaux. Il alinéa des droits et des biens fonds. /184/
En 1323 il vendit à un bourgeois de Gruyère, au prix de cinquante-quatre livres de Lausanne, plusieurs possessions 1 avec les droits qui en dépendaient 2 . L’année suivante, il céda, le fief pour plein-fief et l’alleu pour franc-alleu, soit en toute propriété, à maître Pierre Aczo, de Fribourg, physicien 3 , pour la somme de neuf cents livres de Lausanne, divers fiefs et alleus avec les hommes taillables, les vassaux, les censitaires qui les occupaient, et les cens, tailles, rentes que devaient annuellement ces fonds ou leurs tenanciers, savoir 1° le village et le territoire de Chevrilles 4 , limité par les territoires de Tinterin 5 , de Dirlaret 6 , etc., dès le milieu du cours de la Gérine 7 comprenant une trentaine de tènements, dont vingt-cinq rendaient ensemble environ cent livres par an, outre la taille, due par la plupart des tenanciers de ces fonds, tandis que les possesseurs des autres payaient la taille seulement; 2° le bois de Chevrilles; 3° la montagne dite Chivrillieta; 4° tous les droits de seigneurie et de justice que le comte exerçait sur le territoire susdit, et tous les droits qu’y avaient possédés feu Jean d’Englisberg, seigneur d’Illens et d’Arconciel, et feu Jeannette sa femme, ainsi que leurs enfants Guillaume et /185/ Marguerite, droits que le comte de Gruyère avait acquis par achat de la dite veuve Jeannette d’Englisberg et de ses enfants, de l’aveu de Perrod de Suronevels, donzel, leur tuteur, curateur et avoué spécial. Le comte promit de faire approuver le présent contrat de vente par les deux enfants de feu Jean d’Englisberg, lorsqu’ils auraient atteint l’âge qui donnait la capacité d’action 1 . Pierre de Gruyère, neveu du comte, se constitua garant de tout ce qui était stipulé dans le contrat, lequel fut passé près de la chapelle du comte, voisine de la grande salle du château, le 18 août 1324. Indiction VII 2 .
Depuis, le comte Pierre, du consentement de sa femme et de ses neveux Pierre et Jean, céda en toute propriété à Jeannette, dame 3 de la Molière, femme d’Ulric de Vuippens, coseigneur d’Everdes, pour la somme de trois cent soixante livres de Lausanne, divers immeubles situés au village et dans le territoire de Morlon 4 , rapportant ensemble une rente de 12 L. 2 sous 4 deniers; de plus, un moulin sous le village de Morlon, près de la Trème, le bois de Corbières 5 , (avoisinant celui de Bolère), lequel avait appartenu à feu Guillaume, coseigneur de Corbières, père de Marguerite, première femme de Pierre ou Perrod de Gruyère; en outre /186/ toutes les propriétés et les rentes que le dit Guillaume de Corbières et sa fille Marguerite avaient eues dans cette localité. Aux tenanciers de ces divers fonds et à leurs héritiers étaient assurés le droit de pâture et celui de mort bois dans la forêt de Bolère, ainsi que l’usage des bois de Gruyère, bien entendu que tout dommage commis envers le comte serait réparé par les délinquants 1 .
Vers ce temps, l’église de St-Théodule de Gruyère fut l’objet d’une donation qui, toute modeste qu’elle paraît, mérite d’être enregistrée. En présence de dom Borcard, curé de Broc, et de dom Pierre Gotofrey, chapelain du comte de Gruyère, Turimbert de Vilars fit à l’église paroissiale fondée par le comte Rodolphe III, le don d’une demi-pose de terre, sise dans le territoire de Pringy, pour un service annuel qu’on y célébrerait après sa mort 2 .
Si, d’un côté, le comte de Gruyère aliénait divers biens-fonds, de l’autre il reculait par d’importantes acquisitions les limites de ses Etats. Il ajoutait de nouveaux domaines à ses terres patrimoniales. Nous le verrons bientôt s’enrichir /187/ dans le Haut-Simmenthal. Dans la première moitié du quatorzième siècle, le comte de Gruyère devint seigneur, conjointement avec un autre, de droits et de terres dans les Ormonts. Cette contrée pittoresque, située au midi de la Gruyère, était placée sous la suzeraineté de la Savoie. Elle avait pour seigneurs des vassaux de cette illustre maison. A peu près à l’époque où nous sommes parvenus, Guillaume de Pontverre, chevalier, seigneur de St.-Tryphon, et son neveu Aimon, fils de feu Richard de Pontverre, chevalier, frère de Guillaume, prétendaient pouvoir exercer de plein droit toute justice sur la terre et les fiefs de la paroisse d’Ormont 1 , ainsi que sur leurs hommes et sur les autres habitants de la vallée, tandis que ce droit leur était contesté par les officiers du comte de Savoie. Celui-ci mit fin à la querelle en accordant à Guillaume de Pontverre et à son neveu, moyennant la somme de cent soixante livres de Maurienne, qu’ils lui payèrent, toute justice, haute, moyenne et basse, dans la paroisse d’Ormont, par conséquent le droit de glaive et le droit d’échelle, ou le droit d’avoir une potence pour montrer qu’ils possédaient la haute justice, en vertu de laquelle ils pouvaient emprisonner les malfaiteurs, les torturer, les juger et les pendre, ou les condamner à quelque autre peine afflictive 2 .
Le comte de Gruyère avait, de ce côté, des possessions et des droits qui étaient peut-être aussi mal définis que ceux /188/ des seigneurs de Pontverre. La discorde vint brouiller ces deux voisins. Ils se disputèrent l’usage, la juridiction et le domaine (c’est-à-dire le droit seigneurial) des Mosses, soit des terres basses et bourbeuses, des plaines marécageuses entre les Ormonts et Château-d’Œx, Guillaume de Pontverre et son neveu Aimon affirmant qu’eux, leurs gens et les autres habitants de la paroisse d’Ormont avaient d’ancienne date le droit d’usage dans les bois et dans les pâturages des Mosses pour faire paître leurs troupeaux et couper du bois; le comte de Gruyère soutenant, au contraire, que si jamais les montagnards du quartier en litige avaient joui du droit qu’ils revendiquaient, ç’avait été par une faveur des comtes de Gruyère. Enfin les deux parties, du consentement de la comtesse Catherine, ainsi que de Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel, et de son frère Jean, seigneur de Montsalvens, convinrent de prendre le ruisseau de l’Hongrin pour limite générale des terres qui appartiendraient, les unes au territoire de Château-d’Œx, par conséquent au comte de Gruyère, les autres à la paroisse d’Ormont, soit au seigneur de Pontverre; certains pâturages seraient communs aux gens des deux seigneurs. Il fut décidé que les hommes de l’une des parties qui commettraient des délits sur le territoire de l’autre, seraient jugés par leur juge naturel; le bétail de l’une qui passerait sur la terre de l’autre serait restitué moyennant réparation du dommage qu’il aurait commis. Pour la ratification de ce contrat, qui, on l’espérait, devait mettre un terme à des querelles fréquentes, le comte de Gruyère reçut de Guillaume de Pontverre et de son neveu la somme de cent et dix livres de Maurienne; la comtesse Catherine reçut vingt sous, et leurs neveux Pierre /189/ et Jean de Gruyère, chacun autant. Ce contrat fut passé à Vevey, quant aux trois seigneurs de Gruyère susdits, et à Guillaume de Pontverre, le 31 décembre 1328; quant à la comtesse Catherine, à Gruyère, le 11 janvier, et quant à Aimon de Pontverre, le 3 février 1329, à Aigle.
Privé de renseignements sur ce qui s’est passé dans la partie alemannique du comté de Gruyère pendant les deux on trois siècles que nous avons traversés, nous avons rarement fait mention de l’intéressante contrée qu’on nomme le Pays de Gessenay. Dans cette contrée vivait une peuplade appartenant à une race vigoureuse, active, énergique. Les détails de sa vie, dans les premiers temps de la féodalité, nous échappent, parce que les documents de ces temps font défaut 1 . Il est toutefois peu probable que la vie de ce peuple pastoral ait été marquée de quelque événement mémorable, qu’elle ait été bien différente de la vie de ses voisins, sujets du même seigneur. L’histoire de la Gruyère alemannique s’est apparemment fondue dans celle de la Gruyère romane. Quoi qu’il en soit, l’histoire authentique du pays de Gessenay ne remonte guère au delà du quatorzième siècle.
Depuis son origine, le prieuré de Rougemont était en possession des droits de l’église de Château-d’Œx. En 1330, Jean de Roussillon, évêque de Lausanne, de l’avis de son chapitre et à la requête de Pierre comte de Gruyère, unit au prieuré de Rougemont l’église de Gessenay avec ses droits, ses revenus et ses appartenances, conférant au prieur le /190/ droit de patronage 1 dans cette église, qui pendant quelques siècles fut la seule église paroissiale du pays de Gessenay, réservant pour lui et ses successeurs au siége épiscopal les droits de l’évêque, et pour le doyen d’Ogo et ses successeurs les droits de ce doyenné, de telle sorte que le dit office venant à vaquer par le départ ou le décès de son recteur 2 , le prieur de Rougemont, à qui appartiendrait à l’avenir le droit de patronage, serait tenu de présenter à l’évêque de Lausanne soit un clerc séculier, soit un prêtre capable de bien diriger, de bien administrer la dite église, et tel que l’évêque pût l’agréer et l’établir en charge. Rien ne devait être changé à l’ancien ordre de choses tant que le curé actuel 3 de l’église de Gessenay exercerait son office 4 .
Le prieur de Rougemont était alors Nicolas Psalteri, de Lausanne.
Le prieuré de Rougemont, fondé et doté par Guillaume Ier, fut de la part de ses descendants l’objet d’une faveur spéciale. A peine ce monastère avait-il obtenu le bénéfice dont nous avons parlé, que Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel, chevalier, voulant assurer le repos de son âme et le salut de ses parents, donna au prieur et aux religieux de Rougemont le droit de pêche dans un lac qui lui appartenait 5 . Il leur permit d’y prendre à l’avenir du poisson pour leur /191/ nourriture, soit au filet, soit au moyen de quelque autre instrument de leur choix 1 .
On a vu que, en 1314, le comte de Gruyère et Louis de Savoie, baron de Vaud, avaient conclu avec la ville de Fribourg un traité de combourgeoisie pour le terme de douze années. Au bout de ce temps 2 , Louis de Savoie prolongea ce traité pour quinze ans, et huit ans plus tard 3 , il le renouvela pour le terme de dix-huit ans, à dater de l’expiration des quinze ans stipulés en 1326. Nul doute que le comte de Gruyère n’ait, comme Louis de Savoie, continué ses rapports de combourgeoisie avec Fribourg, qu’il n’ait suivi, en ceci, comme à d’autres égards, la politique du baron de Vaud. Nous ne pouvons, à la vérité, produire aucune charte à l’appui de notre assertion, mais le fait que nous allons citer nous dispense de toute autre preuve. En 1331, le comte de Gruyère était avoyer de Fribourg. Or, pour parvenir à cette haute dignité, il fallait non-seulement posséder des qualités éminentes, être digne de la confiance publique, surtout dans une époque aussi critique: il fallait encore être bourgeois. La circonstance où le comte de Gruyère paraît décoré du titre d’avoyer de Fribourg mérite d’être citée, parce qu’elle nous fournit une nouvelle preuve de l’estime et de la confiance dont jouissait le chef de la noble maison de Gruyère.
Le comte Hartmann III (Ier de la maison de /192/ Habsbourg-Kibourg), l’allié des Bernois en 1298, qui mourut au commencement du 14e siècle 1 , avait laissé deux fils, Hartmann IV (II), qui fut comte de Kibourg et landgrave général de Bourgogne 2 , et Eberhard. Ces deux princes eurent l’un pour l’autre une aversion pareille à la haine des frères ennemis d’un autre temps. Eberhard fit assassiner son frère 3 , et fut à sa place comte de Kibourg et landgrave de Bourgogne. Rodolphe, comte et seigneur de Neuchâtel, réclamait de lui la somme de deux mille et vingt livres bonne monnaie en écus blancs, à raison de la dot de sa fille Marguerite, veuve de Barthélemi, frère du comte Eberhard 4 ; somme que le comte Rodolphe avait payée. Ce dernier demandait de plus le présent que le mari avait fait à son épouse le lendemain de la noce 5 . Le comte Eberhard promit de faire /193/ droit à ces réclamations, et de payer les 2020 livres au comte Rodolphe, ou à son ordre, par portions, aux termes qu’avaient fixés les arbitres choisis par les deux parties, à savoir Pierre, comte de Gruyère, avoyer de Fribourg 1 , Nicolas de Silliero, Conon de Duens (Guin), Rodolphe de Vuippens et Perrod de Chénens, tous bourgeois de Fribourg. Le comte Eberhard donna de plus, au comte Rodolphe ou à son ordre, vingt cautions ou otages, au vu et au su du comte de Gruyère et des Fribourgeois susdits, et il s’en remit au jugement des mêmes arbitres en ce qui concernait la Morgengabe, prêt à faire ce qu’ils décideraient à cet égard 2 . Dans cette affaire, le comte de Gruyère fut apparemment le sur-arbitre, c’est-à-dire le cinquième arbitre pour départager les quatre autres.
A peu près dans le même temps on vit renaître la guerre entre deux souverains locaux et la cité de Berne. Le comte de Gruyère y fut naturellement engagé par des intérêts dynastiques et par les relations de famille qui l’unissaient à ses voisins les sires de Weissenbourg et les sires de la Tour-Châtillon. Ces derniers, originaires du Vallais, où était leur principal manoir, dont ils portaient le nom, avaient hérité des seigneurs de Wædiswyl la terre de Froutiguen. Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel, avait épousé en secondes noces Catherine de la Tour-Châtillon. La comtesse de Gruyère, nous l’avons déjà dit, était fille du belliqueux Rodolphe de Weissenbourg. Un commun sentiment, la haine /194/ que vouaient à la cité de l’Aar les barons opposés à son accroissement, cimentait l’amitié et rendait plus intimes les relations des trois maisons souveraines que nous avons nommées.
Or, Jean de la Tour, seigneur de Châtillon en Vallais, eut guerre avec Oton Lampart, on plutôt Lombard 1 , bourgeois de Berne, allié par sa femme à la maison d’Englisberg. Il paraîtrait que le dit Oton ne pouvant se faire payer une somme considérable que lui devait le sire de la Tour, s’était mis en possession de la villette et du château de Mühlenen (à la jonction de la Suld et de la Kander), qui, probablement, lui avaient été donnés pour hypothèque. Jean de la Tour le somma de lui rendre le fief qu’il répétait, et sur le refus d’Oton, il arma ses vassaux, appela à son aide les frères Rodolphe et Jean, seigneurs de Weissenbourg, et le comte de Gruyère, ses alliés, et vint avec eux assiéger le fort de Mühlenen. Aussitôt que les magistrats de Berne apprirent la détresse de leur combourgeois, ils envoyèrent à son secours un corps de troupes sous la conduite de l’avoyer Werner Mänzer 2 . Le comte Eberhard de Kibourg eût volontiers disputé aux Bernois le passage de la Kander, si les /195/ gens de Thoune et un gentilhomme, nommé de Ried, ne l’eussent détourné de ce dessein, en disant qu’ils observeraient leur lettre de combourgeoisie avec Berne. Les coalisés se retirèrent, esquivant l’escarmouche à laquelle les conviait le chef de l’armée bernoise 1 . On comptait alors l’an de N. S. 1330 2 .
Cette petite guerre fut suivie d’une autre, qui annonçait un plus terrible orage. Berne vit se liguer contre elle, avec Fribourg sa rivale, Eberhard comte de Kibourg, landgrave de Bourgogne, et depuis peu bourgeois de Fribourg 3 , Louis de Savoie, baron de Vaud, Girard d’Arberg, sire de Valengin 4 , et Rolet, soit Rodolphe, seigneur de Vuippens, fils de Jean de Vuippens, bourgeois de Fribourg, à qui la communauté de cette ville avait vendu, sous réserve de retrait, le château de Gumminen et la ville basse de ce nom, qu’elle avait acquis, en 1319, des fils du chevalier de Maggenberg, qui était devenu possesseur de ce fief. La petite ville de Gumminen et son château ayant été mis en état de défense, Rodolphe de Vuippens commença les hostilités contre Berne en capturant du bétail qui appartenait à des bourgeois de cette ville. Les Bernois, se préparant à une guerre sérieuse, s’étaient assuré le concours de l’évêque de /196/ Bâle, du comte Pierre d’Arberg 1 , du seigneur Oton de Grandson, d’Aimon comte de Savoie 2 , ainsi que des villes de Bâle, de Soleure, de Bienne et de Thoune. Tous ces alliés étaient unis à Berne par un traité de combourgeoisie. Les Bernois, voulant s’emparer de Gumminen, s’élancent sur le pont. Celui-ci cède et entraîne dans sa chute une partie des assaillants. Toutefois, grâce à l’habileté de l’ingénieur de Berne et à l’intrépidité des assiégeants, le donjon fortifié fut pris de force et détruit 3 . Les vainqueurs regagnèrent leurs foyers, glorieux d’avoir vengé l’injure faite à leurs concitoyens.
La guerre n’était pas terminée. Les deux villes ennemies et leurs partisans allaient faire de nouvelles incursions. Il ne paraît pas que le comte de Gruyère ait pris quelque part à cette guerre. Quant à son neveu Pierre, seigneur du Vanel, chevalier, il eut une vive querelle avec les citoyens de Berne. Ceux-ci, représentés dans une conférence par des descendants d’anciennes familles nobles, savoir Jean de Boubenberg, chevalier, avoyer de Berne, Jean de Krambourg, chevalier, Berthold de Rumelingen, donzel 4 , Laurent Münzer 5 , Ulric, greffier de Berne, et Bourcard de Bennewile, voulaient que Pierre du Vanel leur payât la somme de deux /197/ mille livres, écus blancs de Berne, en réparation des dommages que ses gens venaient de causer aux bourgeois de Berne en leur enlevant du gros et du menu bétail dans les montagnes 1 , en rançonnant des gens du pays, en commettant des excès de tout genre, incendies, meurtres, pillages, bref tous les actes de barbarie qu’on se permettait dans ces funestes guerres privées. De plus, Jean, seigneur de Krambourg 2 , contestait à Pierre de Gruyère et à ses prédécesseurs la possession légitime du Vanel, prétendant que ce château fort, dont il exigeait la restitution, lui appartenait de plein droit. De son côté, Pierre de Gruyère soutenait que ses gens avaient eu raison de faire une prise ou, comme on dirait aujourd’hui, une razzia dans les montagnes; il disait qu’il avait eu longue guerre avec ceux de Berne; que lui et ses gens avaient éprouvé plus de dommages qu’ils n’en avaient commis envers leurs adversaires, et qu’en leur enlevant du bétail, ils n’avaient fait qu’user de représailles et s’indemniser. Pierre de Gruyère ajoutait que ses ancêtres ayant possédé sans conteste le château du Vanel pendant soixante ans et plus 3 , le sire de Krambourg n’y avait aucun droit. — Le Vanel, attaqué par Jean de Krambourg, avait été bravement défendu par les hommes de Gessenay, à qui Pierre de Gruyère accorda, en reconnaissance de cet important service, et en retour d’une somme modique, l’exemption de diverses prestations 4 . — Après de longs et d’inutiles débats, les parties /198/ soumirent leur cause à l’arbitrage d’Aimon, comte de Savoie, qui était bourgeois de Berne. Ce prince pacifia leur querelle, par une sentence qu’il prononça à la Tour de Peilz, sentence dont voici la teneur:
« Les deux parties se feront mutuellement remise de leurs ressentiments et conclûront bonne paix et amitié. Considérant que Pierre de Gruyère n’a pas seulement causé des dommages aux bourgeois de Berne, mais qu’il a aussi éprouvé des pertes de leur part, il paiera aux dits bourgeois, pour les indemniser de leurs pertes, la somme de huit cents livres en écus blancs, à savoir cent livres à la St.-André prochaine, et dès lors, pendant sept années consécutives, cent livres par an, à Berne, dans les mains de l’avoyer en charge. N’est pas comprise dans cette indemnité la valeur du bétail pris, dans les montagnes susdites 1 , soit à dom Henri d’Illens, prieur de Ruggisberg, soit à ses gens, ou à des Fribourgeois. Réparation leur sera faite par le dit seigneur Pierre de Gruyère. En ce qui concerne le château du Vanel, attendu que ce château est un fief lige relevant de la couronne de Savoie, qu’il a été reçu comme tel par les prédécesseurs du comte Aimon, que, d’ailleurs, il est constant que Pierre de Gruyère et ses prédécesseurs ont possédé le dit château de temps immémorial, seigneur Pierre de Gruyère en répondra à la cour du comte de Savoie, si toutefois il y est mandé par son conseil. Le comte se réserve l’explication des points qui paraîtraient douteux. »
Cette sentence arbitrale, ayant été interprétée à ceux d’entre les commissaires de Berne qui ne comprenaient pas /199/ le gaulois 1 , a été incontinent homologuée et ratifiée. Et pour en assurer davantage l’exécution, les hommes dont les noms suivent s’en sont constitués les garants, à la requête de Pierre de Gruyère, savoir: Pierre de la Tour, seigneur de Châtillon en Vallais, féal du comte de Savoie, Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, frère du dit Pierre de Gruyère, et Richard, coseigneur de St.-Martin. Les Bernois, de leur côté, se sont engagés à observer fidèlement la sentence que prononcerait le comte de Savoie, en lui adressant par l’entremise d’Aimon de Verdone, chevalier, son bailli dans le Chablais 2 , une lettre munie du sceau de la communauté de Berne, laquelle contenait les pleins pouvoirs donnés au dit comte pour pacifier leur différend. Ce jugement, que le comte arbitre promit de faire observer scrupuleusement par les deux parties, fut prononcé et rédigé à la Tour de Peilz 3 , le 12 octobre 1331, en présence d’Amédée, comte de Genevois, de B(arthélemi), abbé de St.-Maurice, de Pierre, comte de Gruyère, de Girard d’Oron, coseigneur de Vevey, de Jean coseigneur de Blonay, conseiller du comte de Savoie, et de plusieurs autres chevaliers et experts 4 . »
Cependant les villes de Berne et de Fribourg, voulant mettre un terme à leurs funestes querelles, s’adressèrent à une sainte femme, que de faux préjugés ont calomniée, bien /200/ qu’elle soit souvent intervenue comme un ange de paix dans les graves débats de nos ancêtres. Nous parlons d’Agnès, veuve d’André III, roi de Hongrie, fille d’Albert I, roi des Romains, qui fut assassiné près de Brougg, en 1308. Agnès ayant fondé le couvent de Kœnigsfelden, sur la place même où son père avait péri, termina sa vie dans ce monastère, d’où elle ne sortait que pour faire du bien 1 . Ce fut à cette pieuse femme que s’adressèrent les avoyers et conseils de Berne et de Fribourg, représentant leurs communes, leurs combourgeois et leurs aides, pour la prier de rétablir entre eux la paix qui depuis longtemps était troublée. Après avoir ouï leur requête, Agnès examina soigneusement leur cause et réfléchit au moyen de pacifier leur différend. Le 3 février de l’an 1333, cette sage médiatrice prononça, dans la ville de Thoune, une sentence arbitrale. Aux termes de cette décision, il y aurait à l’avenir paix entre Berne et Fribourg, leurs combourgeois et leurs aides. Si le comte de Savoie, bourgeois de Berne, n’adhérait pas à cette paix, si, au contraire, il attaquait Fribourg, nul secours ne devait lui être accordé par les Bernois contre Fribourg. Cette dernière ville serait tenue de rendre, sous convenable caution, les prisonniers sujets du comte de Savoie. — Parmi les hommes de distinction pris à la guerre par les Fribourgeois, était le chevalier Aimon de Verdone, officier du comte de Savoie, bailli du Chablais et du Genevois, pour la rançon duquel Louis de Savoie, baron de Vaud, s’était porté caution, tandis que le comte de Gruyère et les principaux seigneurs et chevaliers du pays de Vaud s’étaient déclarés garants de la /201/ promesse qu’Aimon de Verdone avait faite de se reconstituer prisonnier à Fribourg, si la somme de 3,000 florins, prix de sa délivrance, n’était pas payée au terme dont il était convenu 1 . — Le jugement de la reine Agnès décidait que les Bernois et les Fribourgeois se rendraient réciproquement leurs prisonniers. Les premiers devaient payer aux seconds la somme de 1600 livres de Berne, en deux termes de 800 L. chacun, pour les indemniser des frais que les hommes faits prisonniers par eux leur avaient occasionnés. Enfin, les deux partis ne prétendaient à aucune réparation des maux qu’ils s’étaient faits l’un à l’autre durant la guerre 2 .
Telles furent les principales conditions de la paix qu’Agnès procura aux villes de Berne et de Fribourg. Cette paix, toutefois, ne fut pas aussi complète que l’auteur l’eût désiré. Le comte de Savoie poursuivit les hostilités contre Fribourg, et ne consentit que plus tard à un accommodement avec cette cité.
L’acte qu’une humble religieuse, jadis reine, et fille de roi, venait de sceller, ne fut, à vrai dire, qu’une suspension d’armes, qu’une interruption d’hostilités. On n’avait pas la guerre; on n’avait pas non plus la paix, si ce n’est ce calme passager que donnait un contrat amené par la lassitude, et que les deux partis rompraient bientôt pour se guerroyer de nouveau.
CHAPITRE HUITIÈME.
Continuation du règne de Pierre III. Grave querelle entre les gens du comte de Gruyère et ceux de l’évêque de Lausanne. Accord provisoire entre ces deux seigneurs. Relations intimes de la maison de Gruyère avec d’autres maisons seigneuriales. Acquisitions de Pierre III. Cession du péage de Fribourg. Le sire de Weissenbourg, cautionné par le comte de Gruyère, devient bourgeois de Berne. Paix entre le comte de Savoie et la ville de Fribourg. Le comte de Gruyère et d’autres seigneurs sollicités de servir le roi d’Angleterre. Accord du comte de Gruyère avec l’évêque de Lausanne. Accord de Berne avec Fribourg. Reprise des hostilités. Guerre de Laupen. Concordat des gens de Gessenay, du Simmenthal et de Froutiguen. Trève entre les ducs d’Autriche et Berne. Paix entre Berne, Fribourg et le comte de Gruyère. Affranchissements. Etablissement de l’ohmgeld à Gruyère. Règlement de police. Hommage rendu par le comte à l’évêque de Lausanne. Testament du comte de Gruyère. Sa mort. Réflexions sur le règne de ce souverain. Catherine de Weissenbourg, comtesse de Gruyère. Renseignements sur quelques personnages du nom de Gruyère.
[1333-1342]
Cependant le comte de Gruyère ne languissait pas dans l’inaction. Une affaire importante le préoccupait. Comme ses ancêtres, Pierre III supportait à regret la perte de Bulle, de Riaz, d’Albeuve et la suppression de la foire de Gruyère. Il était impatient du lien féodal qui l’obligeait envers l’évêque de Lausanne à raison de la châtellenie de la Tour de Trême 1 . Les Gruériens partageaient les regrets, les sentiments de leur souverain. Ils étaient d’ailleurs animés contre les gens de l’évêque et du chapitre de Lausanne de la haine ordinaire /203/ entre peuples voisins 1 . De là des querelles et des rixes. Or, dans ces temps de guerre incessante, il advint que des gens de Bulle, sujets de l’évêque, tuèrent ou blessèrent plusieurs hommes du comte de Gruyère, habitants de la Tour de Trême, qui, les armes à la main, avaient attaqué et poursuivi jusqu’à Bulle Jean de la Roche, donzel, châtelain de cette ville, mis le feu au village de Riaz et ravagé le pays. La guerre allait éclater entre le comte et l’évêque, lorsque des amis communs, le sire de la Tour-Châtillon en Vallais, Pierre Francisis, chanoine de Lausanne, Jaques de Vilar, curé de Froutiguen, Mermet Cursilimont et Mermet Gros, sautier de Fribourg, envoyés par la communauté de cette ville, vinrent pour rétablir la concorde entre les deux partis. Mais l’évêque de Lausanne 2 et le comte de Gruyère, considérant que des traités de cette nature n’ont ordinairement lieu qu’après des négociations assez longues, et craignant qu’entre temps la haine mutuelle de leurs sujets ne fit explosion, et ne vînt mettre un obstacle au succès de la convention proposée par le sire de la Tour et par les commissaires fribourgeois, convinrent spontanément de conclure, pour eux et leurs aides, une bonne et solide trève, qui devait durer dès le jour même du présent accord jusqu’à la fête de la purification de la Vierge, c’est-à-dire du 27 novembre 1333 jusqu’au 2 février 1334. Les deux parties s’engagèrent à ne point permettre à leurs sujets de se faire réciproquement quelque mal durant la trève, et à réparer, chacune en ce qui la concernait, tout dommage qui pourrait /204/ être commis par leurs gens 1 . Un des articles du traité définitif à conclure comprenait l’échange de certains droits et immeubles que l’évêque possédait dans la paroisse d’Albeuve, contre des fonds et cens de même valeur que le comte possédait en deçà de la Trême. L’échange dont les deux parties étaient convenues devait d’abord s’effectuer dans l’octave de la St.-Jean de 1334, puis — en conséquence d’un nouvel arrangement — dans l’octave de la fête de Ste-Marie-Madelaine; mais, le 26 juillet eut lieu un nouvel accord entre l’évêque de Lausanne et Rodolphe de Blonay, chevalier, seigneur de St.-Paul, à qui le comte de Gruyère avait donné le pouvoir d’agir en son nom. L’échange en question fut ajourné au lendemain de la nativité de la bienheureuse Vierge Marie, c’est-à-dire jusqu’au 2 janvier 1335 2 .
La paix entre le comte et l’évêque ne se fit que quelques années après cette convention. En attendant, les deux partis s’observaient. Une étincelle pouvait rallumer la guerre.
Non loin de là, une querelle qui s’était élevée entre Fribourg et Jean de Wolqueswile 3 , donzel, fut pacifiée à la demande de Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel, chevalier, bourgeois de Fribourg, et de quelques autres amis de cette cité 4 . /205/
Dans ces temps de violence, les incursions et le pillage se renouvelant sans cesse, les villes et les seigneurs sentaient le besoin de se garder et de se tenir constamment sur la défensive. Le comte de Gruyère, dans la crainte d’une surprise ou d’un coup de main, entretenait une bonne garnison dans la citadelle, siége de son petit empire. Le droit de guêt, rachetable en temps de paix, était exercé avec sévérité dans un temps de trouble et de crise publique. Un document de l’époque dont nous parlons nous fournit à cet égard un petit détail assez curieux. Des tenanciers de St.-Saphorin (Lavaux) devaient à leur seigneur et à sa suite un repas annuel. Le comte de Gruyère, dont ils tenaient un fief lige, convertit cette redevance en un cens de huit setiers de vin blanc, et un droit de 14 sous au changement de seigneur et de vassal; mais il se réserva le droit de guêt et de garde, en vertu duquel les dits tenanciers seraient tenus, en cas de guerre, de lui envoyer un homme pour faire la garde de son château de Gruyère pendant trois jours et trois nuits. Le comte, de son côté, devait nourrir cet homme pendant qu’il s’acquitterait de ce service militaire.
La maison souveraine de Gruyère ne négligeait aucune occasion de se fortifier par des alliances ou par des traités. Le comte Pierre III était intimement lié avec la maison de Weissenbourg par son mariage, avec la ville de Fribourg par ses sympathies et par un contrat de combourgeoisie, avec Louis de Savoie par une convention. Son neveu, Pierre, seigneur du Vanel, était, comme son oncle, bourgeois de /206/ Fribourg. Il avait épousé en secondes noces Catherine, de la maison de la Tour-Châtillon en Vallais, qui s’était établie dans les hautes Alpes. Il était beau-père de Girard de Grammont, seigneur de Montferrant, de Pierre, comte d’Arberg, et beau-frère de Henri de Strætlingen. Il ambitionnait l’honneur et l’avantage d’une alliance matrimoniale avec la maison de Kibourg, dont il partageait les sentiments politiques. Une des filles de Pierre du Vanel devait épouser un des fils d’Eberhard, comte de Kibourg et landgrave de Bourgogne. Le contrat de mariage était scellé. Nous verrons plus tard si l’on donna suite à ce projet.
De son côté, le comte de Gruyère sacrifiait à l’ambition de grandir, d’étendre sa domination, d’affermir sa dynastie. A l’époque dont nous parlons, Pierre III fit l’acquisition des châteaux de Laubeck et de Mannenberg ou Mannenried, dans le Haut-Simmenthal. Ces châteaux appartenaient à la noble maison de Strætlingen ou Strætligen, qui prenait ce nom d’un antique manoir situé à une lieue de Thoune, près de l’embouchure de la Kander, où l’on remarque encore une haute tour qui faisait partie du château. Cette tour, dont les pierres semblent unies par un ciment indestructible, et qui est entourée d’une épaisse muraille, sert depuis 1699 de poudrière 1 .
Henri de Strætlingen, donzel, fils de feu Rodolphe de Strætlingen, donzel, considérant qu’il était chargé de dettes, et craignant d’être un jour entraîné dans l’abîme creusé par l’usure, au fond duquel il trouverait sa perte, eut recours à un moyen qui était fort en usage chez les seigneurs féodaux. Afin de pourvoir au paiement des sommes qu’il avait /207/ empruntées, et de sauver les débris de sa fortune, le dit Henri se résolut à aliéner les châteaux de Laubeck et de Mannenberg. Du consentement de son oncle paternel, Jean de Strætlingen, chevalier, et de son cousin Henri, fils de Jean, il vendit à Pierre, comte de Gruyère, dont il était le neveu par sa femme Mermette, fille de feu Rodolphe de Gruyère, seigneur du Vanel et de Montsalvens 1 , les deux châteaux nommés ci-dessus, avec leurs mandements, droits, justices, vassaux, hommages, terres, etc., dans les limites ci-indiquées, savoir, d’un côté, dès le château de Simmeneck, à l’extrémité N. du Haut-Simmenthal, jusqu’aux Alpes du Vallais 2 ; de l’autre, dès la terre de Froutiguen et de Weissenbourg 3 , jusqu’à la terre de Gessenay, sauf le fief que Henri de Strætlingen tenait de la majesté impériale, laquelle il prierait de le transférer 4 au dit comte de Gruyère. Il céda tout cela au prix de deux mille trois cents livres de Lausanne 5 .
A peu près dans le même temps Pierre III acheta de /208/ Mermet, fils de feu Conon de la Porte, bourgeois de Gruyère, au prix de vingt livres, un tiers et deux portions d’un autre tiers (en tout 5/9) de la porterie de la châtellenie de Gruyère 1 , c’est-à-dire un droit à percevoir pour le passage des ponts ou des portes 2 . Afin de fournir plus facilement à ses dépenses, le comte de Gruyère trouva bon de céder à la ville de Fribourg, pour cent marcs d’argent, la moitié du péage de cette ville et les autres redevances que, vingt-six ans auparavant 3 , Léopold, duc d’Autriche, lui avait hypothéquées, en l’engageant au service du roi des Romains, que le comte accompagna dans son expédition d’Italie 4 .
Peu de temps après cela, Pierre III vendit au couvent de la Part-Dieu des fonds dont il reçut la somme de deux cents livres.
Dans l’année qui suivit l’acquisition des châteaux de Laubeck et de Mannenberg, le comte de Gruyère et son neveu le seigneur du Vanel s’étaient portés cautions des frères Rodolphe et Jean, fils de feu Pierre, seigneur de Weissenbourg, donzels, pour la somme de dix-huit cents livres de Berne, que ceux-ci devaient à Conrad Huser, bourgeois de Fribourg, à qui ils avaient engagé leur château /209/ de Semivilra 1 (Simmeneck?). Les deux frères, du consentement de Jean de Weissenbourg, chevalier, leur oncle paternel, promirent de dédommager les seigneurs de Gruyère de tous frais et dépens, engageant à cet effet tous leurs biens 2 .
Le chevalier Jean de Weissenbourg (frère de feu Pierre de W.), qui résidait au château d’Unspunnen, avait reçu de Louis, roi des Romains 3 , l’investiture de l’avouerie impériale du Hasli, belle vallée qui s’étend depuis la crête des Alpes bernoises jusqu’au lac de Brienz. Soit que Jean de Weissenbourg opprimât les gens du Hasli en leur imposant de lourdes contributions, et que ceux-ci, accoutumés à une redevance annuelle de cinquante livres qu’ils payaient à l’Empire, aient invoqué l’assistance de Berne contre leur avoué, soit que les Bernois voulussent humilier un baron qui était fidèle à Louis de Bavière, dont ils refusaient de reconnaître l’élection à l’Empire, ils firent la guerre à Jean de Weissenbourg. Cette guerre fut longue. Elle eut pour résultat la soumission du baron de Weissenbourg, qui, à l’époque où nous sommes arrivés (1337), jura, pour lui et pour ses vassaux du Bas-Simmenthal, un traité perpétuel de combourgeoisie avec la ville de Berne.
Les gens du Hasli étaient liés avec cette cité par un acte de confédération 4 . /210/
La victoire remportée par les Bernois sur le sire de Weissenbourg privait le comte de Gruyère et son parti d’un allié qui lui avait été constamment fidèle.
Dans ce temps-là, deux puissances dès longtemps ennemies, l’Angleterre et la France, allaient renouveler la guerre. Philippe de Valois appelait à son aide le comte Eudes et ses Bourguignons, le comte de Savoie et ses vassaux. Ces deux princes étaient également sollicités par le roi d’Angleterre de s’engager à son service. Édouard III adressa de Staunford, le 1er juillet 1337, une lettre pressante au comte de Genevois, 1 son cher cousin, pour l’attacher à son parti, et faire avec lui un traité d’alliance par l’intermédiaire de son fidèle vassal Olivier d’Ingham, sénéchal de Gascogne. Un appel fut adressé aux barons et chevaliers de la Bourgogne transjurane, et parmi ceux qui furent invités séparément à se ranger sous la bannière du roi d’Angleterre, on remarque Hugues de Joinville, seigneur de Gex, Oton de Grandson, seigneur de Pesmes, Pierre de la Tour-Châtillon, Pierre de Gruyère, le comte de Nidau, le comte d’Arberg, Louis, fils du comte de Neuchâtel, et Edmond (Aimon) de Montferrant, seigneur de La Sarra 2 . Mais si les agents de l’Angleterre ne purent séduire les seigneurs bourguignons, comme avait fait quarante ans auparavant Édouard Ier dans sa lutte avec Philippe le Bel, ils s’adressèrent pareillement en vain aux gentilshommes romans. Il ne paraît pas du moins qu’aucun de ces barons ait répondu aux sollicitations d’Édouard. Il est certain que les sires de Gruyère repoussèrent les offres des émissaires /211/ anglais, et que la Grue ne flotta point dans l’armée d’Édouard.
Le comte de Genevois et Louis de Savoie, baron de Vaud, passèrent en Flandre avec des troupes, au secours du roi de France. Aimon, comte de Savoie, s’était aussi déclaré pour le roi Philippe. Avant que d’aller à son aide, il avait voulu assurer le repos de ses États. Déjà le 16 juillet 1337, il avait consenti à ce que le duc Albert d’Autriche fût arbitre entre lui et Fribourg. Bientôt la paix se fit. Elle fut promulguée dans la seconde moitié de l’année 1337, à Chambéry et à Fribourg 1 . Quelque temps après, le comte de Savoie se rendit, à la tête d’un corps de troupes, au camp de Philippe, devant Tournay, dont Édouard faisait le siége.
Cependant, entre le Jura et les Alpes tout semblait annoncer quelque grave événement. L’échec du baron de Weissenbourg et son union avec ses vainqueurs avaient fait sur l’esprit des seigneurs féodaux une impression profonde. Les gentilshommes que le roi d’Angleterre avait appelés à la guerre contre son rival, préparaient non une expédition lointaine, mais une espèce de croisade contre l’orgueilleuse cité qui étendait son influence dans les Alpes, épiant le moment d’y établir sa domination au détriment de la féodalité, qu’elle combattait de toutes ses forces, de toute la puissance de son énergie. Avant d’attaquer Berne, les seigneurs jugèrent prudent de vider leurs querelles privées. Le comte de Gruyère, en particulier, avait à terminer un différend avec l’évêque de Lausanne. Les deux parties décidèrent que la convention faite entre elles, concernant /212/ l’échange des terres dans la paroisse d’Albeuve, n’aurait pas son exécution; que les lettres écrites à ce sujet seraient cancellées; que, par conséquent, il ne serait fait aucun changement quant au territoire d’Albeuve. Le comte et le prélat se promirent l’oubli des méfaits et des dommages commis par le fer et par le feu, ou autrement. Les gerbes que les officiers du comte avaient prises aux gens de Bulle, au lieu dit Es-praez, non loin de la ville, pour terrage ou champart, leur seraient restituées. Des amis communs prononceraient sur le droit de terrage exercé par le comte. Quant au bois de Bolère, près de Bulle, sa conservation fut résolue. Cette forêt ne devait point être abattue. Les gens de Bulle auraient, comme autrefois, la faculté d’y prendre du bois et d’y faire paître leur bétail. La partie de cette forêt qui avait été convertie en prés dans les cinq dernières années servirait de pâturage commun. Quatre prud’hommes de la Tour de Trême, à nommer par les gens de Bulle, régleraient cet objet. Le traité désignait pour délimitateurs Ulric, seigneur d’Everdes, et Pierre, maire de Lutry, qui poseraient les limites ou les bornes. Il fut entendu que noble dame Catherine, comtesse de Gruyère, Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel, et son frère Jean, seigneur de Montsalvens, neveux du comte, donneraient leur approbation au présent accord, qui fut passé le 19 juin 1338, et muni des sceaux de l’évêque de Lausanne, du comte de Gruyère, de Jean de Maggenberg, avoyer de Fribourg, de Jacques Riche (Dives) et de Rolet de Vuippens, tous deux bourgeois de Fribourg, de Pierre, maire de Lutry, du prieur de Rougemont et du doyen d’Ogo 1 . /213/
L’accord que le comte de Gruyère venait de passer avec l’évêque de Lausanne, lui permettait de réunir toutes ses forces contre les Bernois. Ceux-ci ne pouvaient ignorer ce qui se tramait contre leur république, dont Berne était le cœur. Voyant la coalition des seigneurs féodaux grossir comme une avalanche, ils avaient tenté un arrangement avec les créanciers des sires de Weissenbourg. Avant que le comte de Gruyère se fût accordé avec l’évêque, des députés de Berne, réunis dans l’église de Neuenegg avec les délégués de Fribourg, avaient décidé que si les seigneurs de Weissenbourg n’acquittaient pas, aux termes prescrits, la somme qu’ils devaient aux seigneurs de Gruyère et aux bourgeois de Fribourg 1 , et que si ces derniers avaient recours à la justice ou à quelque autre moyen pour se faire payer, les Bernois ne viendraient point en aide aux seigneurs de Weissenbourg 2 .
Cette déclaration fut impuissante à maintenir la paix jurée en 1333. Les succès obtenus par les Bernois dans la vallée du Hasli et dans celle de la Simmen avaient aigri contre eux la ville de Fribourg et ses partisans, qui voyaient leurs intérêts gravement compromis par l’ambition de la cité impériale de l’Aar. Sa rivale prétendait à la possession de Laupen, petite ville importante par sa position: Berne refusa de la céder. Eût-elle montré plus de complaisance, /214/ la paix n’en eût pas été plus assurée. L’exigence de Fribourg servait apparemment de prétexte à l’exécution de quelque projet né dans l’ombre; elle était comme une toile derrière laquelle se tramait un funeste complot. Une ligue formidable menaçait l’existence de Berne. Les principaux membres de cette ligue furent Eberhard, comte de Kibourg, dès longtemps hostile à Berne, et que l’on peut considérer comme l’âme de la coalition; Rodolphe, comte de Neuchâtel, seigneur de Nidau, bourgeois de Fribourg, dont le fils renonça à la bourgeoisie de Berne, qu’il avait acquise 1 ; Girard d’Arberg, sire de Valengin 2 ; Pierre, comte d’Arberg, que Fribourg prit à sa solde, pour en faire un de ses capitaines 3 ; Pierre, comte de Gruyère, ancien et fidèle allié des Fribourgeois; le sire de la Tour-Châtillon, en Vallais; le sire de Montagny. Il va sans dire que Fribourg devait fournir son contingent. Suivant une relation du temps 4 , aux nobles qu’on vient de nommer se seraient joints le comte de Strasberg, les évêques de Bâle et de Lausanne, et des seigneurs d’Alsace et de Souabe de la part des ducs d’Autriche. Quant au comte de Savoie et au baron de Vaud, ils acquéraient en France de la célébrité par leur vaillance. Mais Jean de Savoie, chevalier, fils unique de Louis II, engagé envers la ville de Fribourg par le traité de combourgeoisie que son père avait juré, vint ajouter à tant de noms fameux un nom /215/ qu’il avait illustré en Flandre et dans les guerres de Savoie et du Milanais. Fribourg et ses adhérents, décidés à humilier la ville de Berne, firent entendre des prétentions exagérées. Ainsi, par exemple, le comte de Gruyère et quelques créanciers de Fribourg réclamèrent de la ville de Berne la somme de huit mille livres qui, disaient-ils, leur était due par Rodolphe et Jean de Weissenbourg. La dette primitive de dix-huit cents livres s’était grossie, à ce qu’il paraît, de plusieurs autres 1 . Berne répondit que, bien qu’il y eût de l’injustice à exiger une somme aussi considérable, qui s’était accrue par l’usure, elle la paierait. Elle essaya pareillement d’apaiser le ressentiment des nobles, soit par des raisons propres à les convaincre de leurs torts, soit par des concessions équitables. Ce fut en vain: ses ennemis voulaient la guerre 2 .
Dans le temps où Berne était menacée de destruction par sa rivale et par les nombreux seigneurs qui s’étaient ligués contre elle, les montagnards d’Uri, de Schwyz et d’Unterwalden, appelés à son aide, ne lui firent pas défaut, non plus que les hommes de la vallée du Hasli, ses nouveaux combourgeois. Comme eux accoururent les gens de guerre du Bas-Simmenthal, conduits par Jean de Weissenbourg, leur seigneur. Soleure lui envoya les auxiliaires dont elle pouvait disposer. Les ligués entreprirent le siége de Laupen. Cette petite ville forte avait une garnison dévouée, que commandait le chevalier Jean de Boubenberg, fils de l’avoyer de Berne. Elle avait pour bailli Antoine de Blankenbourg, chevalier; pour banneret, Rodolphe de Mühlenen. Les Bernois, ayant à leur tête Rodolphe d’Erlach, digne fils du /216/ vaillant Ulric, qui, quarante ans auparavant, avait remporté la victoire du Donnerbühl, engagèrent le lundi 21 juin 1339, près de Laupen, une bataille meurtrière, qui décida de l’avenir de Berne. Un bon nombre de chefs ennemis y périrent. On compta parmi les morts le comte de Nidau, le sire de Valengin, Jean de Maggenberg, chevalier, ancien avoyer de Fribourg, le banneret Fülistorff 1 , et un brave chevalier, le comte Jean de Savoie, qui fut emporté au milieu des ennemis par l’ardeur de sa jeunesse et la fougue de son cheval.
Le lieu de la bataille, entre Oberwyl et Wyden, était couvert d’hommes, de chevaux, d’armures, de lances et de débris de lances. Les soldats de la Gruyère n’avaient pas tourné le dos à l’ennemi. On en reconnut plusieurs étendus sans vie sur le champ du combat 2 .
La bataille de Laupen ne mit pas un terme aux hostilités, quoique le parti de Fribourg et de la noblesse fût considérablement affaibli. Il y eut des escarmouches et des rencontres, dont les Fribourgeois eurent beaucoup à souffrir. Leur ville fut même sérieusement menacée par les /217/ Bernois, irrités de l’acharnement qu’on mettait à leur faire la guerre. Il y a lieu de croire que Berne eût préféré une paix durable à une lutte incessante. Non-seulement elle avait promis de s’intéresser d’une manière efficace au paiement des sommes dues par les seigneurs de Weissenbourg à Conrad Huser et à d’autres bourgeois de Fribourg; elle tint sa parole. Eberhard, comte de Kibourg, avait été chargé par les parties de fixer les termes du paiement. Le 30 novembre 1339, cinq mois après le mémorable combat de Laupen, l’avoyer, les conseils et la communauté de Berne acquittèrent le premier terme, soit la moitié de la somme que les frères Rodolphe et Jean de Weissenbourg devaient à leurs créanciers fribourgeois 1 .
Ce fait annonce de la part de Berne l’intention de remplir ses engagements et de terminer une querelle funeste aux deux partis. En effet, Berne cessa les hostilités et consentit à traiter de la paix. Le comte de Gruyère et d’autres seigneurs étaient également prêts à poser les armes, tandis que d’un côté Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel, de l’autre, le sire de Weissenbourg, continuaient à guerroyer.
Tandis que des chefs de bandes se faisaient tout le mal que pouvait leur inspirer le démon de la haine et de la vengeance, les populations, fatiguées des incursions qui désolaient leur pays, songèrent au moyen de se protéger elles-mêmes. Longtemps avant que l’on proclamât la maxime célèbre: Aide-toi, le ciel t’aidera, les montagnards de /218/ l’Oberland bernois l’avaient mise en pratique, comme on le verra tout à l’heure.
Il faut d’abord remarquer qu’à la bataille de Laupen, les gens de Gessenay et du Haut-Simmenthal, sujets du comte de Gruyère, ainsi que les gens de la vallée de Froutiguen, vassaux du sire de la Tour-Châtillon, avaient suivi la bannière de Fribourg contre les Bernois, tandis que les hommes du Bas-Simmenthal, dont le seigneur, le sire de Weissenbourg, était depuis quelque temps combourgeois de Berne, avaient soutenu le parti de cette ville contre Fribourg. De là des querelles entre les gens de ces vallées, ou entre leurs seigneurs. Les paysans de l’une ou de l’autre vallée étaient incessamment exposés à une brusque incursion de leurs voisins. Ces invasions étaient toujours subites, impétueuses, comme les guerres privées, parce que les vassaux qui devaient y prendre part se hâtaient d’abandonner leurs chefs dès que le temps de leur service féodal était expiré. A la semonce du sire de Weissenbourg, les gens du Bas-Simmenthal, réunis à Wimmis, faisaient une sortie et se précipitaient sur la vallée de Froutiguen, qui avait été déjà cruellement ravagée par des bandes armées sur la fin du treizième siècle. Ainsi, naguère Jean de Weissenbourg, donzel, pénétrant soudain dans cette contrée, avait traversé la vallée d’Adelboden et atteint le Gorniguel, plateau élevé de la partie du canton de Berne que le pas de la Gemmi sépare du Vallais, où jadis de grosses pierres indiquaient la frontière des deux pays 1 . Il y avait surpris et enlevé pâtres et troupeaux. Puis ayant gagné l’alpe d’Engstliguen, adossée à la montagne qui sépare Adelboden du passage de la Gemmi et de la vallée /219/ d’Uschenen, il y avait fait un nouveau butin 1 . Afin d’empêcher à l’avenir de pareilles razzias, les communautés des vallées susdites, représentées par huit hommes du Haut-Simmenthal et du Gessenay, et huit hommes de Froutiguen, firent en langue du pays un concordat auquel adhérèrent les gens du Bas-Simmenthal 2 . Voici la teneur de ce mémorable traité:
« Au nom de Dieu, Amen! Nous N. N. 3 et tous les paysans qui habitent dès la marque ou limite de Wisenoya 4 jusqu’aux montagnes du Vallais, et qui sont établis dans notre juridiction ou dans notre seigneurie, savoir faisons à chacun par la présente charte que, d’un commun accord, et de l’aveu de nobles seigneurs Pierre de Gruyère, chevalier, seigneur de Rougemont 5 , Henri de Strætlingen 6 , et Jean /220/ de Rarogne 1 , donzels, nous avons résolu de faire bonne et perpétuelle paix avec les prud’hommes N. N. 2 et la communauté des paysans de la terre et du village de Froutiguen, qui sont établis dès la muraille de Mühlenen 3 jusqu’aux monts du Vallais, de telle sorte que nous nous promettons mutuellement bonne paix et amitié. Nous et nos aides nous les protégerons de nos corps, de nos biens et de tout notre pouvoir, dans les confins de nos deux juridictions qui se touchent.
La paix que nous faisons devra durer aussi longtemps que se prolongera la guerre entre Berne et Fribourg, et au-delà, jusqu’à ce que l’une des parties contractantes y renonce, après avoir prévenu l’autre de son intention un mois d’avance.
S’il arrivait que nous fussions appelés à la guerre par nos seigneurs ou par nos supérieurs, et que nous dussions entreprendre de Wimmis une nouvelle expédition contre les gens de Froutiguen, elle ne pourrait porter aucun préjudice à la paix que nous jurons avec eux, et tout ce qu’ils auraient sauvé de corps ou de biens dans nos limites, y trouverait /221/ asile et sécurité; aucun mal ne leur serait fait à notre retour de leur pays. Si quelque étranger ou quelque ami venait de là dans notre contrée et dans notre juridiction, pour y maltraiter les gens de Froutiguen (qui s’y seraient réfugiés), et qu’il voulût y séjourner, nous le mettrions hors d’état de leur faire du mal. Nous promettons pareillement de réparer les dommages commis envers les prisonniers du Gorniguel en leurs corps ou en leurs biens, ainsi que le tort fait par le donzel Jean (de Weissenbourg) sur le haut pâturage d’Engstliguen, d’après la sentence de quatre arbitres ou d’un cinquième, soit du surabitre. Nous nous donnons, les gens de Froutiguen et nous, libre entrée dans nos pays, par les chemins et les sentiers qui conduisent de l’un à l’autre, et nous les accompagnerons, eux et leurs biens, dans les limites comprises par le présent traité. Nul d’entre nous ne citera son voisin devant un tribunal spirituel, à moins que justice ne lui soit refusée par le seigneur ou par l’officier auprès duquel il devra d’abord intenter son action, et si justice lui est refusée, il la cherchera où il croira pouvoir la trouver. Les parties contractantes s’engagent formellement à observer le traité qu’elles viennent de conclure. Et nous 1 (les hommes du Bas-Simmenthal), adhérons au présent contrat; nous promettons de l’observer et de réparer le dommage dont il a été parlé ci-dessus, selon la sentence de quatre arbitres ou d’un cinquième, et nous nous déclarons garants de son exécution. Et nous, Pierre de Gruyère, chevalier, seigneur de Rougemont, Henri de Strætlingen et Jean de Rarogne, donzels, certifions que la paix susdite et tout ce que ce traité /222/ contient a été fait de notre plein gré, et que nous y donnons notre entière approbation, promettant de n’y rien changer. Et pour donner plus de validité au présent acte, nous Pierre de Gruyère, chevalier, seigneur de Rougemont, Henri de Strætlingen et Jean de Rarogne, donzels, nous y avons apposé nos scels pour nous et pour les paysans susdits. Donné au château de Mannenberg, le huitième jour de juin de l’an de la nativité de N. S. 1340 1 . »
Le contrat qu’on vient de lire est un monument historique très précieux, très digne de notre attention. Il nous montre, d’un côté, des souverains locaux se guerroyant, se faisant, dans des incursions soudaines, tout le mal possible, désolant le pays, enlevant du bétail, emmenant des prisonniers; de l’autre côté, des montagnards, hommes de cœur, qui gémissent de servir en quelque sorte d’instruments à la vengeance de leurs maîtres, qui déplorent les malheurs dont les guerres privées de leurs seigneurs les ont rendus victimes. Cependant ils ne sont plus hommes de corps; ils jouissent de la condition d’hommes libres du seigneur. Une pensée généreuse les pénètre. Ils cherchent en eux-mêmes une protection dont ils ont besoin, et qu’ils ne trouvent nulle part, vu l’absence de toute force publique. Ils distinguent la cause du peuple de la cause privée des barons féodaux; ils dégagent leur intérêt de l’intérêt personnel de leurs seigneurs. Ils se meuvent dans le domaine de l’activité collective de la vie. Fatigués des ravages dont /223/ leurs pays ont été le théâtre, ils se tendent une main fraternelle. Après avoir invoqué le saint nom de Dieu, après avoir mis sous la sauvegarde de la divinité l’acte qu’ils vont consommer, ils se jurent bonne et loyale paix, amitié franche et sincère, aide et protection dans les mauvais temps. Vassaux, et, comme tels, obligés au service militaire, ils répondront à l’appel de leurs seigneurs; mais nulle guerre privée ne pourra porter préjudice à la paix qu’ils ont conclue, aucune expédition n’en pourra détruire la validité. Les jours de leur service expirés, ils regagneront leurs foyers. Le peuple d’une vallée trouvera dans l’autre asile, secours et protection.
N’ayant pas le droit de sceller leurs actes, les paysans du Simmenthal, de Gessenay et de Froutiguen ne peuvent pas imprimer à leur traité le caractère d’authenticité dont il a besoin. Ce sont leurs seigneurs qui approuvent et confirment ce contrat solennel, et qui lui assurent plus de validité en y apposant leur sceau.
Nous avons dit que Berne inclinait à la paix. En effet, elle cessa les hostilités, ou plutôt la guerre fut interrompue par la médiation de la reine Agnès, qui fit une paix entre les ducs d’Autriche (son frère et ses cousins), leurs vassaux et leurs aides, d’une part, et les bourgeois de Berne, d’autre part. Il était loisible aux Fribourgeois d’accéder à cette pacification. S’ils y adhéraient, les prisonniers des deux partis devaient être rendus à convenables conditions 1 . Quant aux hommes que les Bernois avaient récemment pris aux comtes /224/ de Gruyère 1 , l’avoyer de Fribourg devait s’enquérir en son conseil et sous la foi du serment, si la rencontre avait été fortuite, non préméditée 2 , de manière à ne pas compromettre la paix. S’il en était ainsi, si les trois de Gruyère 3 juraient que ce qui avait eu lieu était l’effet du hasard, un choc imprévu, qui ne portait aucun préjudice à la paix, les Bernois devaient relâcher les prisonniers moyennant convenable rançon. Si, au contraire, les dits de Gruyère ne pouvaient l’affirmer par serment, les hommes pris aux comtes de Gruyère resteraient en captivité, sans qu’il dût en résulter rien de fâcheux pour la paix. Si les citoyens de Fribourg, leurs combourgeois et leurs aides, n’accédant pas à la présente trève, voulaient une paix particulière, elle leur serait accordée, et elle durerait jusqu’à l’Assomption, soit jusqu’à la mi-août, et dès lors pendant cinq années consécutives, au bout desquelles la dite paix serait prolongée jusqu’à ce que l’une des parties y renonçât, après en avoir prévenu l’autre partie un mois d’avance. En cas de paix, les prisonniers des deux parties seraient relâchés moyennant une honnête rançon.
La trève conclue entre Berne et les ducs d’Autriche, la veille de la St.-Laurent (le 9 août) 1340, devait durer /225/ jusqu’à la St.-Michel (29 septembre) 1 . Elle fut, dit Justinger 2 , loyalement observée des deux parts jusqu’à la fin.
Peu de jours après la conclusion de cette trève, un des ennemis de Berne, Pierre de la Tour-Châtillon, déclara qu’il y donnait son adhésion 3 .
A l’expiration de la trève, de nouvelles incursions succédant à quelques semaines de repos, la reine Agnès, sollicitée par Fribourg, envoya, dans l’automne 4 , un messager à Berne, demander qu’on voulût bien lui confier la mission de pacifier les villes de Berne et de Fribourg. Berne y ayant consenti, Agnès travailla sans retard, et avec succès, au rétablissement de la paix entre les deux cités rivales. Le 13 juin 1341, les Bernois acceptèrent le traité proposé par l’illustre religieuse de Kœnigsfelden 5 .
Les Bernois renouvelèrent leur ancienne alliance avec /226/ Fribourg 1 , et ils firent avec les ducs d’Autriche une paix de dix ans, qui fut confirmée par la reine Agnès 2 .
Le comte de Gruyère, aide et combourgeois de Fribourg, fut compris dans la paix que cette ville fit en 1341 avec Berne 3 . Il n’en fut pas de même de ses neveux Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel, et Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens. Ceux-ci continuèrent la guerre avec Berne, et ils ne s’accordèrent avec cette ville que l’année suivante, après la mort de leur oncle.
Grâce à l’esprit conciliateur et à l’heureuse influence d’une femme qui avait renoncé aux vaines grandeur du monde pour vouer sa vie à la pratique de la charité chrétienne, les contrées que nous avons vues si souvent maltraitées par la guerre, purent goûter, au moins pendant quelque temps, les bienfaits de la paix.
Le demi-siècle que nous venons de traverser ne fut pas seulement un temps de discorde et de guerre, il fut aussi une époque d’affranchissement. Nous en produirons des exemples remarquables, après avoir rapporté quelques faits d’une autre nature, auxquels il convient d’accorder ici une place.
Tandis que le sire du Vanel sacrifiait à son humeur belliqueuse, le comte de Gruyère donnait, quoique au déclin de l’âge, des soins aux affaires de sa maison. Il acheta des syndics et des jurés qui formaient le conseil de la ville et /227/ communauté de Chillon 1 , au prix de vingt-cinq livres de Lausanne, tout ce qu’ils avaient de droits, sous quelque dénomination qu’on les désignât, dans les montagnes et les joux ou forêts dès l’arête des monts de Jaman vers le pendant 2 des monts de Gruyère. Les vendeurs se réservèrent le droit de couper et de prendre à volonté du bois dans les dites forêts 3 .
Un mois après, on voit le comte de Gruyère et Catherine de Weissenbourg, sa femme, déclarer que Paul de Cyrkel 4 , donzel, leur vassal, et dame Catherine d’Autrey 5 , sa femme, ont été gratifiés par demoiselle Adelaïde de ... 6 , attachée au service 7 d’Ita de Weissenbourg, dame de Ramstein, sœur de la comtesse de Gruyère, de la somme de vingt marcs, que la dite demoiselle Adelaïde avait promise en dot à sa nièce, la dame d’Autrey, laquelle somme le comte et la comtesse de Gruyère avaient assurée aux dits époux à la place d’Adelaïde. Le même Paul de Cyrkel et sa femme promirent que, dans le cas où ils survivraient à demoiselle Adelaïde, leur tante, et voudraient partager sa succession avec leurs frères et sœurs, ils répondaient des vingt marcs qu’ils avaient reçus 8 . /228/
Au commencement de cette année, le comte de Gruyère, voulant récompenser les services de Jean Roz, bourgeois de Gruyère, son homme libre 1 , l’exempta, lui et ses héritiers, moyennant six livres de Lausanne, des diverses charges auxquelles étaient soumis les hommes libres du seigneur, à raison de ce qu’ils tenaient de lui, se réservant toutefois le cens, les amendes et le service militaire. Cet acte d’affranchissement fut scellé par le comte et par ses neveux, Pierre du Vanel et Jean de Montsalvens, tous deux chevaliers 2 .
Dans le quartier de la Haute-Gruyère qui forma la châtellenie de Rougemont, s’était établie une famille dite de Flendru, du nom de la terre qu’un comte d’Ogo lui avait jadis inféodée. Or, Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, avait des droits seigneuriaux dans cette contrée. Là vivaient, vers le milieu du quatorzième siècle, Agnelette, relicte de Roud 3 du Flendru, avec son fils Johannot 4 , et Péroulle 5 , relicte de Nicolas du Flendru, avec son fils Rolet 6 . Un débat s’étant élevé entre les deux veuves, leurs fils et Jean de Montsalvens, celui-ci, après avoir dûment examiné la question, déclara que les deux familles susdites et leurs descendants posséderaient, francs de toute espèce de cens, leurs prés et leurs montagnes de Vertchamp et de la /229/ Mocausa, ainsi que leurs siernes 1 , pâquis et noires joux 2 , le cours du Flendru jusqu’à la Sarine, et tous les immeubles qu’ils avaient au village du Flendru et dans son territoire, tant en-deçà qu’au-delà de la Sarine; le tout moyennant vingt-cinq livres de Lausanne, plus onze livres (en tout trente-six livres), qui lui furent payées 3 . Le dit seigneur se réserva toutefois la haute justice et la chevauchée ou le service militaire 4 .
Le même Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, chevalier, avait aussi des droits dans les villages ou hameaux, soit dans les communes d’Entre-les-deux-Flendruz 5 , et dans la commune de Gérignoz, en tant que sa seigneurie (dominium) s’étendait de Château-d’Œx jusqu’à Rougemont, où commençait la seigneurie de son frère. Considérant les nombreux et agréables services que ses fidèles vassaux des dites communes lui avaient rendus, et voulant /230/ récompenser leur dévouement, il résolut, du consentement de son oncle et de son frère, de les exempter, pour la somme de trente-sept livres de Lausanne 1 , des diverses charges auxquelles ils avaient été assujettis jusqu’alors, se réservant toute justice, haute, moyenne et basse, ainsi que le service militaire et les amendes 2 .
Sous la même date, le même seigneur, du consentement de son oncle et de son frère, affranchit pour l’avenir les hommes de Broc de tout impôt et subside moyennant quatre-vingts livres de Lausanne 3 .
Suivant un rapport un peu vague, Jean de Gruyère aurait vendu à la commune de Rossinière, au prix de quatre cents (?) livres de Lausanne, les franchises qu’il avait accordées à d’autres communes.
La lutte que continuait le seigneur du Vanel lui faisait plus de tort que de bien, si on en juge par les ventes et les emprunts auxquels il eut recours afin de fournir à ses dépenses. Il avait obtenu de l’argent des principaux citoyens de Fribourg, dont il était combourgeois. Ceux-ci, au nombre de douze 4 , lui promirent de s’abstenir pendant huit ans de tout acte qui tendrait à inquiéter, à poursuivre, à gager ses vassaux du Gessenay et d’Entre-les-deux-Flendruz, soit à saisir leurs biens ou ce qu’ils possédaient pour s’assurer /231/ le paiement de la somme que les dits citoyens avaient prêtée au sire du Vanel 1 .
Dans le même temps, Pierre de Gruyère, chevalier, seigneur du Vanel, considérant son avantage et le profit de ses vassaux de toute la seigneurie de Gessenay et d’Entre-les-deux-Flendruz, les affranchit eux et leur postérité du droit de ventes 2 et de poids 3 , au prix de trois cents livres de Lausanne, leur transférant l’un et l’autre pour eux et leurs descendants. Cette cession fut pleinement approuvée et confirmée par Catherine de la Tour-Châtillon, femme du sire du Vanel, de même que par le comte de Gruyère et Jean de Montsalvens, chevalier, qui, à la requête de Pierre du Vanel et de sa femme, apposèrent leur sceau à cet acte 4 .
La somme susdite ne suffisant pas aux besoins de Pierre du Vanel, il aurait, dit-on, demandé aus paysans du Gessenay un subside de deux cent cinquante livres, qui lui aurait été accordé, sous condition que ce don gratuit n’engagerait point les donateurs pour l’avenir 5 .
Le comte de Gruyère n’était pas moins enclin que ses neveux à alléger les charges de ses sujets et à changer leur condition. Du consentement de ses neveux, et pour la somme de deux cent cinquante livres, il affranchit ses fidèles vassaux de Montbovon et leurs descendants de toute /232/ prestation et de toute charge extraordinaire, ne se réservant que la juridiction et le service militaire. De plus, le comte leur remit trente deniers du cens annuel de trente-six deniers qu’ils lui avaient payé jusqu’alors. Enfin, il leur accorda la faculté d’élire un lieutenant du châtelain de Gruyère, qui résiderait à Montbovon 1 . Ce village, compris dans la châtellenie de Gruyère, situé au fond d’une gorge, était séparé du chef-lieu par Albeuve, terre de l’évêque, enclavée dans le comté de Gruyère. On sait que le comte Pierre III avait fait de vains efforts pour obtenir de l’évêque, au prix d’un équivalent, la restitution d’Albeuve. Ces circonstances semblent avoir motivé la faveur que le comte de Gruyère accorda aux habitants de Montbovon d’élire un lieutenant du châtelain, auprès duquel ils pussent se pourvoir en justice.
Quelque temps après, les paysans libres, les nobles, les bourgeois et les habitants de la ville et communauté de Gruyère 2 sollicitèrent le comte, leur seigneur, de leur accorder, comme une faveur, l’établissement de l’ohmgeld 3 . On donnait ce nom à un droit, que l’on percevait non-seulement sur le vin, mais encore sur toute autre marchandise et sur les animaux. La commune de Gruyère demandait cette espèce de deniers d’octroi pour fournir aux besoins de la ville. Le comte, accueillant avec bonté la requête des membres de la commune, leur accorda pour dix ans le privilége qui eu faisait l’objet. Il leur permit de /233/ percevoir en personne ou par des huissiers les droits qu’il leur accordait. D’après le règlement ou le tarif qu’il établit à cette occasion, on payait pour l’ohmgeld:
De chaque setier de vin (comprenant 34 gobelets) qui se vendrait dans la ville de Gruyère au verre ou en détail, 2 gobelets 1 ; de chaque setier qu’on achetait en ville pour le vendre ailleurs, 2 deniers de Lausanne; de chaque cheval, jument, mulet, âne et autre bête de somme qu’on achetait ou qu’on vendait, 2 deniers; de chaque bœuf ou vache ou autre bête à cornes, 2 deniers pour 20 sous; 1 denier si le prix de vente était moindre; d’un porc vendu 5 sous, on payait 1 denier, ou 1 obole si le porc coûtait moins de 5 sous; de chaque tête de menu bétail (moutons, brebis, chêvres), 1 obole; de chaque pièce de toile ou d’autre tissu de ce genre, 1 denier, et d’une pièce mesurant moins de 7 aunes, 1 obole, si le prix excédait 2 sous; de chaque pesée 2 de laine achetée ou vendue, 1 obole; de chaque pesée de laine que les marchands forains achetaient des nobles bourgeois et habitants de Gruyère 3 , 1 obole; le fer, le cuivre et les autres métaux payaient 2 deniers pour 20 sous, et davantage en proportion de leur poids et de leur prix; la cire, le suif, le bacon et les autres matières grasses, 2 deniers pour 20 sous; les peaux, cuirs, sauvagines (pelleteries d’animaux sauvages), 2 deniers pour 20 sous; les draps de laine grossière, blancs ou mélangés, 2 deniers pour 20 sous; les draps en couleur, 2 deniers /234/ pour 20 sous; la coupe de froment ou de légumes, 1 obole; le muid d’orge ou d’avoine, 3 deniers; chaque benne ou panier de sel, 1 obole; chaque fromage, 1 denier pour 3 sous; le séret 1 (la céracée), la tête de beurre, 1 obole; les futailles 2 ou tonneaux, 2 deniers pour 20 sous.
Au bout de dix années, terme de la concession que le comte faisait à la commune de Gruyère, celle-ci pourrait, sans permission ni ordre du comte, continuer à percevoir l’ohmgeld, ou l’abandonner à volonté. La dite commune pourrait faire mettre les fraudeurs à l’amende par le châtelain du comte, ou par son huissier, en payant six deniers, pas davantage.
Il était bien entendu que le produit des droits que le comte accordait à la commune de Gruyère serait affecté aux besoins de la ville.
Outre cette disposition relative à la perception de droits sur les denrées, etc., le comte et la commune firent un règlement de police dont voici les divers articles:
Quiconque abattrait du bois dans la forêt de Devens 3 , serait passible d’une amende de trois sous au profit du comte. Si le missilier ou forestier surprenait quelqu’un coupant du bois avec une hache, avec une serpe, ou avec un couteau, le délinquant paierait de la hache 6 deniers, de la serpe 4 deniers, du couteau 2 deniers. Le missilier serait établi par le comte et la commune agissant de concert. Le comte accorderait à six paysans la permission de parcourir ses pâturages. Il fut aussi convenu entre le comte et la commune /235/ que toute personne qui éluderait, frauderait ou volerait l’ohmgeld serait passible d’une amende de 10 sous, payable au receveur de ce droit. Toutefois les nobles, bourgeois et habitants de Gruyère pourraient faire remise de l’amende au délinquant. Les résidents de la châtellenie de Gruyère ne seraient tenus de payer que le droit sur la vente du vin. Les paysans, les nobles, les bourgeois et les habitants (formant la commune) de Gruyère auraient toute liberté de faire percevoir l’ohmgeld comme ils l’entendraient, et de régler, selon leur sagesse, tout ce qui concernait cet objet.
Le comte de Gruyère, ayant approuvé et confirmé tout ce qui est dit ci-dessus, apposa son scel à cet acte, qui porte la date du 21 février 1341 1 .
Le document qu’on vient de lire donne une idée de ce qu’étaient, au quatorzième siècle, l’industrie et le commerce dans le petit empire gruérien. L’activité de ses habitants trouvait un aliment dans la culture des terres et du bétail, dans la confection de toiles, d’étoffes de laine, d’instruments aratoires et de divers autres objets d’un usage journalier. Malgré l’établissement de foires ou de marchés dans la ville de Bulle, centre du commerce des environs, l’industrie des populations de la Gruyère prit un certain développement. Leurs principaux articles d’exportation consistaient en gros et menu bétail, surtout en bêtes à cornes, en fromages, et autres produits des fruiteries 2 . Les armaillis 3 , ou /236/ pâtres des alpes gruériennes, présentent un fait d’économie très remarquable. Dans divers quartiers ou communautés, des propriétaires de troupeaux, formant une association, mettaient leur laitage en commun pour fabriquer des fromages, et partageaient les produits dans la proportion de leur mise. La concorde, la probité, l’émulation encourageaient cette industrie et amenaient la prospérité dans les familles. Le peuple, simple, laborieux, sobre, habitué à ses vallons, à ses montagnes, avait peu de besoins, partant peu de désirs à contenter. L’opulence et le luxe des villes ne pénétraient ni dans le chalet du pâtre, ni dans la rustique demeure du villageois. Le paysan, le berger de la haute et de la basse Gruyère, aussi économes qu’industrieux, réservaient leurs deniers pour l’achat d’une pièce de bétail, d’un morceau de terrain, et pour s’affranchir de plus en plus des droits onéreux de la féodalité. Ces montagnards actifs et intelligents faisaient incessamment quelque progrès dans la propriété, et par elle dans la liberté civile. La première moitié du XIVe siècle nous offre des exemples mémorables de ce double progrès. Au château même des comtes, on remarquait moins l’appareil des grandeurs qu’une élégante simplicité, qui rappelait des mœurs patriarcales. Les gentilshommes, les chevaliers, les dames, dont se composait la cour de Gruyère, cherchant au dehors ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux, contribuaient assez peu, par leurs dépenses, au développement de l’industrie gruérienne.
Les derniers jours de l’an 1341, Pierre III, bien que chargé d’années, se transporta au chef-lieu du diocèse pour réitérer à l’évêque, Jean de Roussillon, l’hommage dont il était tenu envers lui. Le samedi après la fête de la Nativité du /237/ Sauveur, le comte de Gruyère, tenant ses mains dans celles de l’évêque, et recevant du prélat le baiser de paix, selon qu’il était d’usage en pareil cas, reconnut tenir de lui en fief lige la Tour de Trême et ses appartenances, ainsi que le bois de Bolère, le village de Pringy et le territoire de Contremeis, avec leurs dépendances, et il promit, sous la foi du serment prêté sur les saints Evangiles, de servir loyalement le fief de l’évêque, en faisant tout ce que bon vassal et homme lige est tenu de faire à l’égard de son seigneur. Cette imposante cérémonie eut lieu dans la salle de l’évêché 1 , en présence des nobles hommes Aimon, coseigneur de Cossonay, Rodolphe d’Oron, seigneur d’Attalens, Guillaume de Compeys, séschal 2 de Lausanne, et Pierre de Fessoire, bailli de Lausanne 3 . La charte dressée à cette occasion fut scellée par l’official de la cour de Lausanne, à la demande du comte de Gruyère 4 .
Il y avait contestation entre les prud’hommes de Corbières et ceux de Vuippens sur l’usage du vallon de Prévondavaux 5 , situé à gauche de la Sarine, qu’un pont traversait en cet endroit, sous le château d’Everdes, vis-à-vis du territoire de Corbières. De là un débat sérieux entre les seigneurs de Corbières (Girard de Grammont, chevalier, et Boniface de Châtillon 6 , dans le val d’Aoste) et ceux de Vuippens (Guillaume, Aimonet et Agnès, veuve de Girard coseigneur de Vuippens, tutrice de Jeannette, sa fille). /238/ Pierre, comte de Gruyère, fut choisi pour amiable compositeur et arbitre. Ceux de Corbières lui adjoignirent Jean de Blonay, chevalier, et Pierre Albi (Blanc) de Corbières, alors châtelain du Vanel, et ceux de Vuippens, Rolet d’Avenches et Gérold, mestral de Vuippens. De son côté, le comte s’adjoignit encore Rodolphe de Corbières, chevalier, Conon, frère de Rodolphe, et Pierre d’Hattenberg 1 , curé de Corbières. Il fut décidé qu’une partie du terrain en litige, dès le pont, resterait indivis entre les deux communes, et que l’autre partie serait propriété exclusive de ceux de Corbières 2 .
Deux ans plus tard, il s’éleva une nouvelle difficulté entre les seigneurs et bourgeois de Corbières et ceux de Vuippens au sujet de la « pereria » de Prévondavaux. Ils choisirent pour arbitres Pierre et Jean, comtes de Gruyère, chevaliers, Rodolphe, chevalier, et son frère Conon de Corbières, seigneurs de Bellegarde. Ceux-ci s’associèrent Antoine de Vulliens, chevalier, bailli de Vaud; ceux de Corbières leur donnèrent pour collègues Richard de Prez, chevalier, et Rolet de Corbières, châtelain de Charmey, et ceux de Vuippens, Jean de Warquisiles, chevalier, et Gérold, mestral de Vuippens. Ces arbitres confirmèrent la sentence du 20 février 1342. Ayant partagé l’objet en litige par des bornes, ils en adjugèrent une partie à ceux de Vuippens, et l’autre à ceux de Corbières, leur ordonnant de se pardonner réciproquement leurs injures 3 . /239/
En 1407, il y eut un nouvel arrangement au sujet de ce Prévondavaux. Et, de nos jours (en 1851), ce même fonds a été la cause d’un nouveau différend.
Après avoir accompli les divers actes que nous avons rapportés, le comte de Gruyère, dont le grand âge et la faiblesse annonçaient la fin prochaine, exprima une dernière volonté dans un codicille daté du 26 octobre 1342. Pierre III avait déjà fait son testament quatorze ans auparavant. Cet acte n’ayant subi aucune modification importante par le codicille que l’auteur y annexa, nous avons pensé qu’il convenait d’en faire connaître la teneur en cet endroit 1 .
Pierre (III), comte de Gruyère, instituait son neveu Pierre de Gruyère, chevalier, seigneur du Vanel, son héritier universel, et, après lui, un de ses fils, s’il en était un, né de légitime union, qui lui survécût. Pour le cas où Pierre du Vanel décéderait sans laisser d’enfants légitimes, le testateur lui substituait son second neveu, Jean de Gruyère, alors donzel, seigneur de Montsalvens, à qui succéderait un de ses fils, s’il en avait. Si les deux frères susdits mouraient sans postérité, la succession de la maison de Gruyère passerait au fils d’un autre neveu du comte, savoir au fils de Jean d’Englisberg, seigneur d’Arconciel et d’Illens 2 . Dans le cas où /240/ Pierre du Vanel succéderait à son oncle dans sa dignité de comte de Gruyère, son frère Jean hériterait du château d’Œx, avec la faculté de le vendre, de l’aliéner ou de l’hypothéquer. A la mort de Jean, et au défaut d’héritier direct, le dit château reviendrait à Pierre du Vanel. Il en serait de même des biens que le comte possédait dans le Val de Lutry et à Corsier. Le comte restituait à sa femme, Catherine de Weissenbourg, ce qu’elle lui avait apporté par dot, et lui assignait, de plus, cinquante livres en augmentation de dot, et les châteaux de Gruyère et de la Tour de Trême, avec leurs mandements et dépendances, pour la vie, ou aussi longtemps qu’elle vivrait en état de veuvage. Si elle se remariait, elle aurait mille livres, et serait tenue de rendre les deux châteaux susdits aux héritiers du testateur. Celui-ci donnait encore à sa femme tous les meubles et joyaux qu’il posséderait à l’heure de son décès, bien entendu, toutefois, que les joyaux, les pierres précieuses et les autres objets appartenant à la couronne de Gruyère, seraient réservés à la famille du comte. La comtesse douairière ne devait aliéner aucune partie des biens susdits. L’héritier universel aurait à supporter les frais d’entretien des immeubles susdits, la garde et défense des châteaux ou maisons fortes. Les héritiers (neveux) du comte devaient laisser la comtesse douairière en paisible possession de ce qui lui était destiné, cela sous peine d’être déshérités, et de voir passer leurs héritages aux mains du suzerain dont ceux-ci étaient mouvants. Au défaut d’héritiers directs, légitimes descendants de Pierre du Vanel ou de Jean de Montsalvens, le château de Gruyère ferait retour au comte de Savoie, supérieur féodal. Il en serait de même de tout autre fonds que le comte de Gruyère tenait en fief de ce souverain. Dans le cas prévu, /241/ le château de la Tour de Trême, avec ses dépendances et les biens situés dans le Val de Lutry, reviendraient à l’évêque de Lausanne. La comtesse paierait toutes les aumônes et tous les legs ordonnés dans le présent testament, excepté les aumônes perpétuelles instituées par cet acte. Les neveux du testateur, Pierre et Jean, seraient tenus de payer toutes ses dettes et obligations, à défaut de quoi ils ne pourraient entrer en possession de leur héritage. Le comte choisit pour lieu de sa sépulture la Part-Dieu, couvent qu’il avait fondé 1 . Il léguait à cette maison religieuse, pour un anniversaire en sa mémoire, la dîme qu’il possédait dans le village et territoire de Synuez. Il donnait, de plus, aux moines de ce couvent, quarante livres de Lausanne pour la construction de leur église 2 , et pour un service quotidien qu’ils lui avaient offert pour le repos de son âme et le salut de ses ancêtres, et en particulier pour le repos de l’âme de sa femme bien-aimée, à savoir chaque jour une messe sans note, et chaque semaine trois messes conventuelles 3 avec la note, savoir; la messe du Saint-Esprit 4 , la messe des morts 5 , et la messe de la Vierge 6 . S’il arrivait que les trois messes ne pussent pas être célébrées dans la même semaine, il fallait y suppléer /242/ dans la semaine suivante. Pierre III léguait, pour une aumône à faire chaque année aux pauvres du Christ, dans l’octave du corps de Christ, par les mains des Chartreux, deux muids d’orge et un muid de fèves, à percevoir sur la dîme de Montbovon, et, pour la même distribution, le produit du lait tiré des vaches pendant deux jours, soit 4 sérets et 8 fromages d’une grosseur convenable, à prendre chaque année sur la montagne de Porchoressy. Il confirmait la donation faite au couvent de Rougemont d’une vigne sise dans le territoire de Pully, près de ce village, pour un anniversaire. Il destinait, pour la célébration d’un autre anniversaire, une rente aux deux corporations des Frères mineurs et des Frères prêcheurs (soit des Cordeliers et des Dominicains) de Lausanne, donnant à chacune d’elles 20 sous de cens annuel, à prendre sur 40 sous de cens que produisait un tènement situé dans le territoire d’Estavanens; à l’église de St.-Théodule de Gruyère, la dîme de Pringy, et de plus, la dîme de la Nota, pour un anniversaire à célébrer dans l’octave du corps de Christ, par le curé de Gruyère, assisté des curés d’Albeuve, de Broc, de Charmey, de Bellegarde, de Villarvolar, d’Hauteville, d’Avri, d’Echarlens, de Vuippens, de Chapelle, de Riaz et de Bulle. Le curé de Gruyère serait tenu de donner à chacun de ses douze collègues 30 deniers de Lausanne, le jour de l’anniversaire susdit. Lui-même en retirerait autant. Pour le paiement des treize tricénaires, soit de la somme de 390 deniers, le testateur assignait 40 sous lausannois de cens annuel sur un héritage (dit de Catalos), qui était tenu en fief et qui relevait du comte. La part de chacun des treize curés qui n’assisterait pas à la célébration du dit anniversaire serait donnée à quelque pauvre religieux ou séculier, ou à d’autres pauvres du Christ. /243/ Le testateur destinait encore: au prieuré de Broc, une rente de 10 sous; aux églises paroissiales de Rougemont, de Château-d’Œx et de Gessenay, à chacune d’elles, une rente de 30 deniers; à l’abbaye d’Humilimont, pour un anniversaire, l’usage du bois sec et du mort-bois dans ses forêts; à chaque prêtre qui assisterait à ses funérailles, 30 deniers de Lausanne, une fois pour toutes; à chaque clerc tonsuré, 6 deniers; à chaque pauvre du Christ, 1 denier; aux Frères mineurs de Lausanne, 100 sous, et autant aux Frères prêcheurs de ce lieu, une seule fois; aux Frères mineurs de Fribourg, 40 sous; à ceux de Grandson, 40 sous; aux Augustins de Fribourg, 30 sous; à l’abbaye d’Hautcrêt, 60 sous; autant à celle d’Hauterive; à celle d’Humilimont, 40 sous; à l’hôpital de Fribourg, 40 sous; à l’hospice du Mont-jou (St.-Bernard) 100 sous; aux Chartreux de la Val-Sainte, 40 sous; au prieuré de Rougemont, 100 sous; à l’abbaye de Bellevaux, 60 sous; aux Dominicaines de Romont, 40 sous; à l’abbaye de la Maigrauge de Fribourg, 40 sous; à l’abbaye de Monteron, 40 sous; à dom Pierre Gotofrey, son chapelain, 60 sous; aux Dominicaines d’Estavayé, 60 sous; aux hospices de Ste.-Marie de Lausanne, de Morges, de Romont et d’Yverdon, à chacun 10 sous; à l’abbaye d’Inlerlaken, une pitance annuelle qu’acquitterait son héritier; au vénérable chapitre de Notre-Dame de Lausanne, 10 livres de Lausanne. Le comte nommait exécuteurs testamentaires frère Pierre Ferandi, son confesseur et son fidèle conseiller, alors gardien à Lausanne, les vénérables dom Godefroi de Lucinge, son cousin 1 , chanoine de Lausanne, et dom Girard, /244/ curé de Gruyère, les hommes nobles et discrets, François de Lucinge, chevalier, sénéchal de Lausanne, Jean Vuicherens, son féal, chevalier, Girard de Pont, son cousin, Pierre Gaucher, de Payerne, et Rodolphe de Cléry, donzels, ses féaux. Le testateur remettait entre les mains de ses exécuteurs testamentaires le château d’Œx, avec ses dépendances, 20 livres de Lausanne qu’il avait sur le péage de Villeneuve, les rentes qu’il possédait à Gessenay, et sa part du château de Charmey, avec ses dépendances. Il voulait qu’ils administrassent tous ces biens jusqu’à ce que son testament eût eu son exécution. Il exceptait de cette disposition les châteaux de Gruyère et de la Tour, et ce qu’il possédait dans le Val de Lutry, pour le cas où sa femme lui survivrait, ainsi que la rente viagère qu’il lui avait assurée. Chacun des exécuteurs de ses dernières volontés aurait cent sous pour sa peine. Si les héritiers du testateur, ou l’un d’eux, ou ses légataires, ne se conformaient pas entièrement à ses dispositions, ils seraient privés de l’héritage ou du legs qui leur était destiné, et, dans ce cas, l’héritage en question serait dévolu au seigneur suzerain dont il relevait, bien entendu que celui-ci serait tenu d’accomplir ou de faire exécuter la dernière volonté du testateur. Les témoins de cet acte solennel, fait dans la grand’salle du château de Gruyère, le 14e jour avant les Calendes d’août (le 19 juillet) 1328, furent Rodolphe de Prez, Rodolphe de Broc, Jean de Cléry, Humbert de Villars, donzels, et Jaques de Villette, clerc. Le comte munit cet acte de son scel, et y fit apposer les sceaux de l’official de Lausanne et de Richard d’Estavayé, doyen d’Ogo 1 . /245/
Le 26 octobre 1342, le comte Pierre III, sain d’esprit, mais malade de corps, ajouta une clause ou stipulation particulière à son acte de dernière volonté. Il adjoignit aux exécuteurs testamentaires qu’il avait nommés, Rodolphe de Blonay, seigneur de Saint-Paul, et Jean de Blonay, seigneur de Roche, ses chers cousins. Il maintint les legs qu’il avait faits, et déclara que si après son décès il y avait discorde entre ses héritiers, Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel, et Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, ses chers neveux, il remettait la pacification de leur différend aux deux exécuteurs testamentaires qu’il venait de nommer, et qui prononceraient conjointement avec leurs collègues. L’illustre vieillard confirma les dispositions qu’il avait faites, quatorze ans auparavant, en faveur de sa femme, et la deshéritance ou perte d’héritage qu’il avait prononcée contre celui ou ceux qui contreviendraient à ses dernières volontés. Les témoins de ce codicille furent Jean de Wolkeswile, chevalier, Rodolphe de Cléry, donzel, maître Jean de Payerne, physicien 1 , dom Pierre Ruphi, vicaire de Gruyère, et dom Pierre Gilliaber, prêtre. Le comte fit appliquer son scel à l’addition faite à son testament 2 .
Dans ce moment solennel, le vieux comte Pierre était entouré de deux gentilshommes, ses amis, d’un médecin et de prêtres de la religion. Il n’eut à désirer ni les soins de sa fidèle épouse, Catherine de Weissenbourg, ni les empressements de ses deux neveux, ni les secours de l’art et de la religion. Il mourut peu de temps après avoir dicté son codicille, entre le 26 octobre et le 2 décembre 1342 3 . /246/
Pierre III, comte de Gruyère, mourut après avoir fourni une longue carrière. Ce preux chevalier avait vu flotter sa bannière au Donnerbühl, en Lombardie, dans le Genevois, à Laupen et dans les vallées des hautes Alpes, qui séparent aujourd’hui les cantons de Berne et du Vallais. Uni par les liens du sang ou par ses sympathies aux nobles et puissantes maisons de Weissenbourg, de Strætlingen, de la Tour-Châtillon, de Kibourg, d’Arberg, il suivit constamment la politique de son aïeul, faisant la guerre à la ville de Berne, dont il redoutait l’accroissement. On eût dit qu’un pressentiment secret lui révélait la future grandeur de cette cité. Chose remarquable que la politique des comtes de Gruyère dans les treizième et quatorzième siècles, malgré le lien de vassalité qui les engageait envers le comte de Savoie. Tandis que ce prince entretenait avec Berne des rapports d’amitié, le comte extérieur, c’est-à-dire le sire de Vaud, appuyait les Fribourgeois, de concert avec le comte de Gruyère et d’autres seigneurs romans. Fils puîné de Pierre dit le Jeune, Pierre III, sans autre titre que celui de seigneur de Gruyère 1 , avait partagé avec son grand’père les soins /247/ de l’administration. Mais ce titre annonçait peut-être que celui qui le portait serait un jour le chef de la famille et de la seigneurie. A la monde son aïeul, Pierre occupa sans conteste le siége des comtes de Gruyère, laissant à ses deux neveux, fils de feu son frère aîné Rodolphe, les seigneuries du Vanel et de Montsalvens, héritages de leur père. Pierre III recula les limites de son petit empire, ou du moins il augmenta ses domaines par les acquisitions qu’il fit dans les Ormonts et dans l’Oberland bernois. C’est du temps de Pierre III qu’on voit la maison de Gruyère grandir, étendre sa souveraineté dans ces pays de montagnes, de rochers et de vastes forêts entremêlées de fertiles cultures. Par une politique persévérante et calculée, aliénant peu, acquérant plus qu’il n’avait aliéné, constamment fidèle au parti qui luttait contre Berne, il augmenta la fortune de sa maison et garantit ses Etats d’une invasion. Connaissant les besoins de ses sujets, favorable au travail d’émancipation qui s’opérait chez eux, loin de s’opposer à leurs progrès dans la propriété et dans la liberté, il consentit à les exempter de droits et de charges féodales dont ils désiraient se libérer à prix d’argent. Ses deux neveux firent de même à l’égard de leurs vassaux. Les trois seigneurs de Gruyère aimèrent mieux vendre une bonne partie de leurs droits que d’opprimer le peuple. Le règne de Pierre III, nous l’avons déjà dit, est une époque d’affranchissements, témoin les chartes accordées aux gens de Charmey et des Arses, d’Entre-les-deux-Flendruz et de Gessenay. Des princes, appréciant les brillantes qualités du comte Pierre III, désirèrent son concours. Fribourg le nomma son avoyer. Divers seigneurs lui commirent la pacification de leurs différends.
Quand on étudie, dans ces parchemins poudreux, /248/ dépourvus de toute poésie, la vie et les actes du comte Pierre III, ou découvre un roi pasteur et guerrier appartenant à une race vigoureuse et intelligente, le noble chef d’une famille au cœur généreux, un des plus braves chevaliers romans de son époque. On se persuade aisément qu’il était homme de bien. Malgré ses rapports avec d’illustres étrangers, il avait conservé les mœurs simples et religieuses des vallées gruériennes. Ses nombreuses aumônes sont un éloquent témoignage de sa piété, telle qu’on l’entendait au moyen âge, alors que le clergé, amoureux des richesses et du pouvoir, attachait une très grande importance aux manifestations extérieures de pénitence, aux actes matériels de dévotion, et que les seigneurs et le peuple croyaient fort efficaces, pour obtenir le salut, des pratiques de religion, qui tournaient le plus souvent au profit des églises et des monastères. Le comte de Gruyère contribua par des faveurs et par d’utiles institutions au bien-être de ses vassaux. Il encouragea parmi eux le commerce, l’industrie, le travail. Les efforts qu’il fit pour recouvrer Albeuve sont une preuve de l’intérêt qu’il prenait au bonheur de son peuple. Pierre III emporta dans la tombe les regrets de ceux qui l’avaient connu, laissant une épouse chérie qui l’avait accompagné jusqu’au bout de l’arène de la vie, des neveux dévoués, un Etat pacifié, une réputation florissante, n’ayant rien souffert ni dans sa dignité, ni dans ses alliances et ses amitiés, ni dans les facultés dont son esprit avait été richement doué par la Providence.
Pierre III ne laissa pas d’enfants issus de son mariage /249/ avec Catherine de Weissenbourg 1 . Il paraîtrait, cependant, qu’il en avait eu une fille, dont nous ignorons le nom. Dans une charte de 1321, Jean de la Tour-Châtillon, en Vallais 2 , notifie qu’il a livré au prévôt Conrad et au chapitre du monastère d’Inlerlaken, de l’ordre de Saint-Augustin, dans le diocèse de Lausanne, à titre d’aumône, destinée par la fille de Pierre, comte de Gruyère 3 , aux religieux du dit couvent, sept livres de rente à prendre sur le territoire du village de Scharnachthal 4 .
Catherine de Weissenbourg, fidèle compagne du comte Pierre III, survécut à son mari 5 . Portant dans ses veines le sang du belliqueux Rodolphe de Weissenbourg, Catherine encourageait sans doute les seigneurs de Gruyère dans la lutte qu’ils eurent à soutenir contre la ville de Berne. Au reste, la comtesse Catherine, femme de Pierre III, n’est guère connue que par les dons qu’elle a faits à des corporations religieuses, et par la fondation d’un anniversaire dans l’église de Saint-Théodule de Gruyère, en mémoire de son père Rodolphe et de sa mère Anastase de Weissenbourg. Sa piété et son dévouement à son mari, qui l’aima /250/ d’une tendresse réciproque, sont de beaux titres au souvenir de la postérité.
A l’époque où nous sommes parvenus, la famille de Gruyère était divisée en plusieurs branches, dont les chefs s’étaient établis en divers lieux. Nous ne citerons que quelques noms, vu la difficulté, sinon l’impossibilité, de rapporter à une souche commune les nombreux personnages du nom de Gruyère, qui sont épars dans les chartes et dans d’autres écrits 1 .
Nous avons déjà mentionné un sire Olivier de Gruyère, chevalier, en 1269 et 1270. Son fils Pierre paraît comme témoin de l’acte de vente du 2 mai 1327, dont nous avons parlé 2 .
Dans une charte de concession du 22 mai 1290, faite en faveur du couvent d’Hauterive, par Pierre II, comte de Gruyère 3 , figure comme témoin Pierre de Gruyère, bourgeois de Vevey. C’était peut-être un fils ou un petit-fils de Rodolphe de Gruyère, qui en 1244 avait fait hommage au comte de Savoie 4 .
Il faut, ce nous semble, considérer comme un fils du précédent, Jehan de Gruyère, bourgeois de Vevey, qui, en 1340, vendit au seigneur d’Oron des biens, des hommages et des cens qu’il possédait en La Vaux. /251/
Avec Olivier de Gruyère figure un Thorin de Gruyère, le même, apparemment, qui dans deux chartes, dont l’une de 1298, l’autre de 1311, est dit bourgeois de Moudon. Or, ce Thorin de Gruyère était sans doute le même que le châtelain des Clées, l’un des arbitres du différend qui, en 1296, s’éleva entre Gautier de Montfaucon et Louis Ier, baron de Vaud 1 .
Parmi les châtelains, les chevaliers, les donzels et les bourgeois, qui furent témoins, en 1311, de la prolongation de la trève entre Louis de Savoie, sire de Vaud, d’une part, Fribourg et le seigneur de Montagny, d’autre part, on remarque « Thorens et Johannot de Gruyère, borger de Moudon. » Ils n’ont pas de sceau. Ils font apposer pour eux le sceau de Michel, curé de Siens, alors vicaire de Moudon 2 .
Dans le même temps vivait un Nicolas de Gruyère, bourgeois de Berne, qui, par acte du 19 mai 1331, promit à la maison religieuse de Buchsee le cens annuel d’une demi-livre de cire pour la demi-dîme de Mœriswyl, qu’il tenait en fief de la dite maison 3 .
Une charte de l’an 1340 mentionne dame Mermette, fille /252/ de feu Simon de Gruyère, femme de Conon de Senarclens, fils de Jean de Senarclens, donzel 1 .
Enfin, on rencontre, en 1349, une dame Béatrice de Gruyère, prieure des Dominicaines d’Estavayé 2 .
CHAPITRE NEUVIÈME.
Pierre IV, comte et seigneur de Gruyère, et Jean, dit comte de Gruyère, seigneur de Montsalvens. Pierre IV, chevalier et bailli de Vaud. Traité de paix avec Berne. Reprise des hostilités. Affaire de Laubeckstalden. Guerre d’Everdes. Ses ravages. Combat du Pré des Chênes. Héros gruériens. Accord entre Fribourg et Corbières. La grande peste. Le comte de Gruyère continue la guerre avec Berne et Fribourg. Prise de châteaux forts. Trève. Paix et fin de la guerre d’Everdes. Confédération de Berne et de Fribourg. Aliénation par le comte de Gruyère des seigneuries de Laubeck, Mannenberg et Simmeneck. Acquisition des Fribourgeois dans le Simmenthal. Expédition dans le Vallais. Actes divers de Pierre IV. Le comte de Savoie accorde à la ville de Gruyère les franchises de Moudon. La famille du comte Pierre IV. Ordonnance de l’évêque de Lausanne. Échange de terres entre Marguerite d’Oron et le comte de Savoie. Fondations pieuses du comte Jean de Gruyère. Ses dernières volontés.
Pierre IV
1342-1365.
Jean de Montsalvens.
Il y a eu, en réalité, quatre seigneurs de Montsalvens du nom de Jean, comme on peut le voir au tableau généalogique.
A la mort de Pierre III, son neveu Pierre ou Perrod, seigneur du Vanel, prit place sur le siége des comtes de Gruyère, conjointement avec Jean, seigneur de Montsalvens. Les deux frères, héritiers des États de leur oncle, les administrèrent par indivis, avec cette différence, toutefois, que Pierre, l’aîné, fut le chef de la famille et de la seigneurie de Gruyère, en un mot le souverain. Tous deux portent, à la vérité, le titre de comte; mais Pierre ajoute celui de seigneur de Gruyère, Jean, celui de seigneur de /254/ Montsalvens, sans y rien changer après le décès de Pierre, attendu que la dignité de seigneur de Gruyère passe dès lors au comte Rodolphe, fils et successeur de Pierre 1 .
Pierre et Jean, orphelins dès leur bas âge, avaient passé leur enfance sous la tutelle de leur oncle. Lorsqu’ils donnèrent leur approbation à la fondation du couvent de la Part-Dieu, en 1307, ils avaient atteint l’âge qui leur donnait la capacité d’action. On sait que Pierre ou Perrod eut pour sa part de la succession de son père Rodolphe, la seigneurie du Vanel, et Jean la seigneurie de Montsalvens. Les possessions de Jean s’étendaient jusqu’à Rougemont, où commençait la seigneurie du Vanel 2 . Il n’est pas nécessaire d’admettre que les deux frères administrèrent d’abord celle-ci par indivis, quand même on lit qu’en 1314, le jeudi après la Pentecôte, Pierre et Jean autorisèrent le chevalier Jean de Vuicherens, qui s’était porté caution pour eux, à lever sur la seigneurie et châtellenie du Vanel 300 livres pour satisfaire leurs créanciers 3 . /255/
Nous voyons par la charte du 23 février 1327 1 , qu’à cette époque Pierre du Vanel n’était plus simple donzel. Il était alors, selon l’expression du document qu’on vient de citer, novus miles. Pierre venait d’être admis au rang des preux: il avait célébré sa chevalerie nouvelle. Il est assez probable que ce gentilhomme devait sa promotion à son mérite ou à quelque action d’éclat. Peu de temps après, le comte de Savoie lui confia l’office important de bailli de Vaud 2 .
L’histoire de Pierre du Vanel et de Jean de Montsalvens étant intimement liée à l’histoire de leur oncle jusqu’à la mort de ce dernier, nous avons exposé dans les chapitres précédents les détails de leur vie, tels que les chartes nous les ont fait connaître. Nous les avons suivis dans leurs guerres avec Berne, au champ de bataille de Laupen, dans leurs rapports soit avec la maison de Savoie, soit avec Fribourg, ou avec leurs vassaux, dont ils améliorèrent la condition. Des deux frères, l’aîné est celui qui possédait le plus de qualités brillantes, qui s’est fait le plus remarquer sur /256/ la scène des événements. Plein de fermeté, de courage et d’énergie, il s’est montré digne héritier du comte Pierre III. N’étant encore que sire du Vanel, il avait donné des preuves de sa valeur en diverses occasions, de sa politique prévoyante en s’alliant à des familles puissantes, et en opposant ainsi à la cité de Berne une ligue formidable, de sa justice en appliquant son scel à l’acte de confédération des montagnards de Gessenay, du Simmenthal et de Froutiguen. Comme comte de Gruyère, Pierre IV a répandu un nouvel éclat sur la maison souveraine dont il était le chef.
Quoique vivant en bonne intelligence avec leur oncle, quoique attachés à sa politique et à sa fortune, les deux frères n’adhérèrent pas à la paix qui fut conclue avec Berne en 1341. Ils continuèrent les hostilités jusqu’à la mort du comte Pierre III.
Le 2 décembre 1342, Pierre et Jean, comtes de Gruyère, s’accordèrent avec les avoyer, conseil et la communauté des bourgeois de Berne. Ils renoncèrent à toute réparation des dommages qu’ils avaient éprouvés durant la guerre avec les Bernois. Chacune des deux parties promit de laisser aux ressortissants de l’autre libre accès sur son territoire pour s’y arrêter, y trafiquer, et s’en retourner chez eux 1 .
La paix conclue en 1341 et 1342 entre Berne, Fribourg et la maison de Gruyère, avait le caractère évident de la plupart des traités du moyen-âge, celui de la nécessité. C’était une suspension d’armes qui pouvait être un moyen de se recueillir. C’était une longue trève qui laissait le temps de rétablir des forces épuisées et de se préparer à des luttes nouvelles. /257/
En attendant la reprise des hostilités, le comte de Gruyère et son frère eurent sans doute à s’occuper de divers détails d’administration. Nous ne pouvons enregistrer qu’un ou deux faits, encore sont-ils d’une importance secondaire. L’un est l’arbitrage du 30 avril 1344, que nous avons déjà mentionné 1 . L’autre fait pourrait être supprimé si le document qui le rapporte n’était précieux pour sa date. Il s’agit d’une contestation entre Perrod de Châtel, de Lutry, donzel, et Pierre de Lallex, curé de Villeneuve, sur la reconnaissance de quelques vignes que le curé possédait au Bugnion, dans le territoire de Lallex et de Grandvaux, reconnaissance qui, exigée par Perrod de Châtel, fut refusée par le curé. Perrod établissait que Pierre, comte de Gruyère, de glorieuse mémoire, du consentement de la comtesse Catherine, sa femme, et de ses neveux Pierre, seigneur du Vanel, et Jean, seigneur de Montsalvens, lui avait vendu en franc et libre alleu, au prix de soixante-quatre livres de Lausanne, un cens annuel de trois muids de bon vin, mesure de Lutry. Il soutenait que les vignes susdites étaient mouvantes du domaine direct dont relevait le cens qu’il avait acquis du comte de Gruyère, et que par conséquent le curé lui devait la reconnaissance demandée. Le débat fut porté en la cour épiscopale devant le vicaire général 2 , au spirituel et au temporel, de seigneur Godefroi (de Lucinge), élu de Lausanne. /258/
Le curé, après avoir inutilement invoqué l’appui du nouveau comte de Gruyère 1 , ne fit plus de résistance 2 .
La paix qui avait succédé à la sanglante guerre de Laupen fit place, au bout de quelques années, à un nouveau conflit. Les vallées de la Simmen allaient devenir le théâtre de graves événements. On sait quel changement amena dans les rapports politiques de la maison de Weissenbourg avec d’autres familles, le traité de combourgeoisie qu’elle avait fait avec la cité de Berne. Il divisa d’anciens amis et mit aux prises, à Laupen, les barons de Weissenbourg avec les sires de Gruyère et d’autres seigneurs, autrefois leurs alliés. Ce fut là une des causes du renouvellement de la guerre. Il suffisait d’un prétexte pour allumer le brandon de la discorde. Pierre de la Tour-Châtillon adressa, dit-on, certaines réclamations au sire de Weissenbourg, que Berne soutenait ouvertement, et fut appuyé par son parent le comte de Gruyère. Ces deux seigneurs résolurent de réunir leurs forces dans le Haut-Simmenthal, pour de là faire une incursion subite sur le territoire du baron de Weissenbourg. Les châteaux de Laubeck et de Mannenberg, que le comte Pierre III avait achetés d’Henri de Strætlingen, pouvaient servir de places fortes, de lieux d’attaque et de défense, et de retraite en cas de revers. Dans l’été de 1346, le comte Pierre IV quitta la Gruyère avec ses hommes d’armes, pour gagner, par le pays de Gessenay, le Haut-Simmenthal, où le /259/ sire de La Tour, venant du pays de Froutiguen, devait s’unir à lui. Ils opérèrent leur jonction. Mais les sires de Weissenbourg, loin de se laisser surprendre, s’étaient mis en état de défense, et une demande de secours adressée par eux à Berne avait eu pour résultat le prompt envoi d’une troupe avide de combat. Le comte de Gruyère et son allié, avertis de l’approche des Bernois, prirent position entre Zweisimmen et Boltigen; ils occupèrent les hauteurs et le défilé de Laubeckstalden, qui sépare le Haut et le Bas-Simmenthal. Les Bernois, conduits par le banneret Pierre Wentschatz, s’avancèrent sans rencontrer de résistance jusque près du château de Laubeck. Accoutumés au succès, comptant sur une victoire facile, ils se dispersèrent dans la campagne, abandonnant la garde du drapeau à leur chef et à quelques-uns de leurs compagnons. L’ennemi, profitant de ce désordre, se jeta sur le petit nombre de soldats réunis autour du banneret. Celui-ci, surpris par les Gruériens et leurs alliés, ne songea qu’à sauver sa bannière. D’un bras vigoureux il la fit voler par dessus les assaillants dans la troupe qui se ralliait pour le secourir, et mourut fidèle à son devoir et à l’honneur. Les Bernois se retirèrent emportant leur drapeau. Ils atteignirent le fort de Weissenbourg et de là rentrèrent dans leurs foyers, la tristesse sur le front et l’amertume dans le cœur 1 . /260/
Si l’on en croit la tradition, le comte Pierre aurait célébré sa victoire par un joyeux banquet, auquel auraient assisté, dans la grande salle du château, les gentilshommes et les preux d’alentour avec leurs dames. Les gais convives se gabaient sur la défaite de leurs ennemis, qui étaient rentrés tout penauds dans leur orgueilleuse cité. Le festin, dit-on, fut suivi de tournois et d’autres divertissements sur la place d’armes attenante au vieux manoir. Le peuple, invité par son gracieux souverain à un repas champêtre sur la pelouse, eut part à ces jeux et à ces fêtes, que le bouffon du comte, Girard Chalama, animait par des chansons de geste et des saillies.
Au printemps de l’année suivante, le comte de Gruyère, ayant accordé une charte de franchises aux habitants du Haut-Simmenthal, y apposa son sceau, et la fit sceller par le baron de Weissenbourg, et par d’autres seigneurs qui avaient des fiefs dans cette contrée, dont il était le suzerain, savoir par Jean de Boubenberg, chevalier, Henri de Strætlingen, Jean et Berthold de Rarogne, et Jaques de Duens 1 , bourgeois de Fribourg et bailli de Grasbourg. /261/
Cette convention établissait certaines règles à observer par les possesseurs de fiefs dans la vallée supérieure de la Simmen et par leurs ressortissants, dans les différends qui pourraient s’élever entre eux. L’auteur de cette sage mesure a mérité la reconnaissance de ses sujets et l’estime de la postérité 1 .
La fortune, qui avait été si favorable aux Gruériens dans les étroits vallons de la Simmen, devait bientôt les trahir sur les bords de la Sarine, où la guerre fut transportée. Cette fois, les Bernois unirent leurs armes à celles de Fribourg. La guerre que nous allons raconter, et que nous appellerons la guerre d’Everdes 2 , dut son origine à un acte déloyal d’Oton d’Everdes, chevalier 3 . Ce seigneur, ayant une querelle avec l’avoyer de Fribourg, Jean de Maggenberg, chevalier, cherchait une occasion de nuire à son adversaire. Ayant appris que Mermette de Maggenberg, femme de /262/ l’avoyer, était allée à Lutry, où devait se célébrer une noce à laquelle cette dame était conviée, Oton d’Everdes épia son retour. Au moment où elle passait, il fondit sur elle de son donjon fortifié, comme un aigle sur sa proie, et lui enleva ce qu’elle avait de précieux 1 , savoir trois coupes d’argent, cinq cuillers d’argent, une aiguière du même métal, cinq boutons d’argent, quatre chapelets de diverse grandeur, une cornette, neuf pièces de volet de soie 2 , trois bourses de soie, et d’autres objets, le tout estimé cinq cents florins 3 .
A la nouvelle de ce procédé si indigne d’un chevalier et si propre à irriter les Fribourgeois, ceux-ci prirent les armes pour venger l’outrage fait à la femme de leur premier magistrat. Oton d’Everdes appela à son aide les comtes de Gruyère, dont il était le vassal, Aimonet de Vuippens, Rodolphe, coseigneur de Corbières, chevalier, et son frère Conon, coseigneur de Bellegarde, tous deux fils du célèbre Richard de Corbières, officier du roi Rodolphe Ier. Les Bernois s’étaient mis en marche pour seconder les Fribourgeois, leurs alliés 4 . Le sire d’Everdes, apercevant les enseignes ennemies, alla au devant d’elles avec des propositions de paix. Il était trop tard. Des volontaires, qui avaient pris un autre chemin, s’emparèrent du donjon, et après l’avoir pillé, ils y mirent le feu, selon l’usage du temps. Cependant les Fribourgeois recouvrèrent les objets dont Everdes avait dépouillé /263/ la dame de Maggenberg. La guerre n’en continua pas moins. Elle fut dirigée d’abord contre le bourg et le château de Vuippens, dont le maître, sire Aimonet, avait commis des dommages envers les Fribourgeois. Ceux-ci prirent et livrèrent aux flammes le bourg et le château; puis, ravageant le pays d’alentour, ils allèrent mettre le siége devant Corbières, tandis que les Bernois se préparaient à venger l’affront qu’ils avaient reçu au Laubeckstalden. Ceux-ci faisaient, comme leurs alliés, la guerre aux donjons fortifiés, aux vieux manoirs, siéges de la féodalité, repaires des souverains locaux. Les Bernois avaient entrepris une expédition contre Gruyère; mais avant de pouvoir attaquer cette place, ils devaient prendre la Tour de Trême, tandis que les Fribourgeois forceraient Corbières. S’étant avancés jusqu’au Pré des Chênes (Chanoz), les Bernois rencontrèrent en cet endroit une partie des gens du comte de Gruyère. Les autres étaient épars en embuscade dans la forêt de Sothau et sur les bords de la Trême. Ce fut en cette occasion que deux hommes de Villars-sous-Mont, nommés Claremboz 1 et Ulric de Berne, dit Bras-de-fer, se signalèrent par leur bravoure et par leur dévouement au comte de Gruyère, leur seigneur. Ces deux braves soutinrent presque seuls le premier choc des Bernois, jusqu’à ce que le gros de l’armée gruérienne, s’étant porté en avant, chargea vigoureusement l’ennemi et le força de reculer. En se retirant, les Bernois mirent le feu à La Tour et emmenèrent /264/ soixante prisonniers. C’était la garnison de ce château fort 1 .
A quelques minutes de La Tour on remarque un tertre surmonté d’une croix. C’est la croix monumentale du Pré des Chênes, plantée au milieu du champ de bataille de 1349. Les deux héros gruériens laissèrent une grande mémoire dans le pays. La légende s’empara vite de leur histoire. L’imagination de quelque clerc, mêlant à un fait ancien un fait postérieur de vingt-quatre siècles, et confondant les deux héros de Gruyère avec les trois vaillants hommes du roi David, ajouta qu’il fallut chauffer de l’eau pour dégourdir les mains des deux braves que le sang ennemi avait collées à leurs énormes glaives. Les personnes légendaires ayant ainsi pris la place des personnages historiques, devinrent le thème des conteurs gruériens 2 . /265/
Ce fut avant ou après l’affaire de la Tour de Trême que les Bernois prirent le château de Bellegarde et firent la garnison prisonnière 1 .
Cependant Corbières résistait. Il fut épargné. La querelle des bourgeois de ce lieu et de Fribourg fut remise au jugement des conseils de Berne, de Morat et de Payerne. Les arbitres prononcèrent, le 26 novembre 1349, une sentence portant ce qui suit: Il y aura dès ce jour paix entre les bourgeois de Fribourg et ceux de Corbières, et remise de toute offense ou injure que les premiers disent avoir reçue de la part des seconds. Tant que durera la guerre entre Fribourg et ses alliés d’une part, et le comte de Gruyère, Oton d’Everdes et leurs alliés d’autre part, les bourgeois et habitants de Corbières n’aideront les adversaires de Fribourg ni de leurs bras ni de leurs conseils. En dédommagement du tort fait aux Fribourgeois, ceux de Corbières leur paieront trois cents livres de Lausanne, dont une moitié à la prochaine fête de Noël, et l’autre à Pâques. Pour garantie du paiement de la dite somme, ceux de Corbières donneront à Fribourg quatre otages, tous bourgeois de Corbières. /266/
Les quatre otages furent remis par les bourgeois de Corbières aux Fribourgeois pendant que ceux-ci étaient rassemblés avec leurs hommes de guerre devant Corbières. Ils devaient rester à Fribourg jusqu’à l’acquittement des 300 livres dues pour indemnité. La présente sentence arbitrale fut confirmée par l’apposition des sceaux des trois communautés de Berne, de Morat et de Payerne 1 .
Le rétablissement de la paix entre Fribourg et Corbières fut bientôt suivi d’un accord que fit la ville de Fribourg avec Isabelle de Châlons, dame de Vaud 2 , et Catherine de Savoie, comtesse d’Eu et de Guines, sa fille 3 . Ces deux princesses, après avoir rappelé que dans une expédition militaire faite en Ogo, les Fribourgeois avaient brûlé le château et le bourg de Vuippens, et dévasté la châtellenie de ce nom, laquelle était de leur fief lige, déclarèrent que, les Fribourgeois étant les auteurs de ces désastres, elles absolvaient leurs adhérents des méfaits et dommages commis envers elles, se réservant le droit d’exiger de Fribourg, pour leurs sujets, l’indemnité qui était due à ces derniers, aux termes de la combourgeoisie ou confédération qui existait entre elles et la ville de Fribourg. — Les bourgeois de cette cité rendirent à la dame de Vaud et à sa fille les hommes qu’ils avaient faits prisonniers à Vuippens et dans le mandement de ce /267/ nom, et ils obtinrent, de leur côté, la promesse d’une réparation complète des dommages qu’ils auraient éprouvés de la part d’Aimonet, seigneur de Vuippens, ou d’autres sujets d’Isabelle et de Catherine. Cet accord fut conclu et scellé par les parties le 7me jour de décembre 1349 1 .
Un mois après la conclusion du traité qu’on vient de lire, Isabelle d’Arberg, comtesse de Gruyère, dame de Montsalvens (c’est-à-dire la femme de Jean de Gruyère, frère de Pierre), déclara que, durant les hostilités qui naguère 2 , avaient eu lieu entre le comte de Gruyère, son frère, et les Fribourgeois, des dégâts ayant été commis sur son domaine de Grange 3 , près de Morat, et du bétail ayant été enlevé, elle avait reçu de la part des avoyer, conseil et communauté de Fribourg une indemnité de six livres, dont elle leur donnait quittance 4 .
Pendant que la guerre exerçait sa fureur dans une des plus belles contrées de la Suisse, un autre fléau concourait avec elle à la ruine des populations. Le fer, le feu, la peste (ou je ne sais quelle autre maladie) ravageaient le pays, enlevaient à la culture des terres des bras dont elle avait besoin, portaient en tous lieux la misère et le deuil. Dans ce temps-là, dit un chroniqueur, on fut atteint d’une épidémie qui, née au Levant, se propagea jusqu’au Couchant, laissant partout des traces de sa violence. La mortalité fut si grande, ajoute-t-il, que de mémoire d’homme on n’avait rien vu de /268/ pareil, ni dans les pays teutons ni dans les pays romans. On racontait que des contrées avaient été dépeuplées, que des vaisseaux avaient perdu tout leur équipage. Dans la ville de Berne on vit succomber en peu de jours environ soixante personnes de tout âge. L’ignorance et la superstition désignèrent les Juifs comme les auteurs de ce terrible fléau. Ils avaient, disait-on, empoisonné les fontaines et les ruisseaux. Ces malheureux furent traqués comme des bêtes fauves et livrés au supplice du feu 1 .
Otez de ce récit le supplice des Juifs, le reste est un épisode qui s’est répété mainte fois de nos jours à l’occasion du choléra.
L’épidémie de 1349 est connue dans l’histoire sous le nom de la grande peste.
Cependant, malgré la terreur où les esprits étaient plongés, le comte de Gruyère poussait vigoureusement la guerre et menaçait Fribourg. Cette ville réclama le secours de son alliée. Berne lui envoya un nombre considérable de soldats avec un drapeau 2 . Cette troupe, réunie aux Fribourgeois, força le comte de Gruyère à renoncer à une expédition qu’il avait entreprise avec plus d’ardeur que de prudence. Alors, le jour de St-Etienne (26 décembre) 1349 3 , les Bernois se mirent en marche, résolus à venger l’échec de Laubeckstalden, à châtier les habitants de Gessenay, qui leur avaient /269/ enlevé du bétail, à forcer les châteaux de Laubeck et de Mannenberg, qui appartenaient alors au comte de Gruyère. A cette troupe vinrent se joindre les hommes d’armes de Thoune et de la vallée de Froutiguen, que le seigneur de La Tour avait engagée à Jean de Weissenbourg, ami des Bernois. L’armée des alliés comptait un millier de combattants, lorsqu’elle s’arrêta devant les maisons fortes de Laubeck et de Mannenberg. Les soldats se livraient à la gaîté. Ils dansaient et chantaient au son bruyant des fifres et des tambours. Leur chanson était une grossière satire des flagellants, espèce de fanatiques, qui, voyant dans l’épidémie un jugement de Dieu, se fouettaient pour apaiser la vengeance céleste.
De la danse on courut à l’assaut. Les deux donjons fortifiés furent pris et détruits. Après cet exploit, les vainqueurs dévastèrent Zweisimmen et tout le Haut-Simmenthal. Passant de là dans le Gessenay, ils allaient ravager ce pays, lorsque les plus riches de la commune vinrent offrir aux Bernois une indemnité pour ceux dont le bétail avait été enlevé sur les Alpes 1 . Les Bernois accueillirent cette proposition. Ils amenèrent à Berne les députés de Gessenay et les hommes qu’ils avaient faits prisonniers 2 .
Cette guerre, qui semblait vouloir effacer toute culture pour ne laisser après elle que la désolation, se fût apparemment prolongée sans la rigueur de l’hiver et sans l’intervention d’amis communs des parties guerroyantes. Deux femmes, qui, à l’exemple d’Agnès de Hongrie, usèrent de leur influence pour calmer les esprits irrités, pour rendre la /270/ paix à des populations malheureuses, deux princesses que nous avons déjà vues paraître dans cette guerre opiniâtre, Isabelle de Châlons et sa fille Catherine, dames de Vaud, et avec elles Amédée VI, comte de Savoie, et François (de Montfaucon), évêque de Lausanne, s’employèrent à établir dans le diocèse de Lausanne une trève qui devait aboutir à la paix.
Ces quatre augustes personnages, considérant que dès longtemps il y avait discorde et guerre entre les communautés de Berne et de Fribourg, les alliés 1 , sujets et adhérents de ces cités d’une part, et les nobles seigneurs Pierre et Jean, comtes de Gruyère, Oton d’Everdes 2 , Rodolphe de Corbières, chevaliers, et Conon de Corbières, frère du dit Rodolphe, leurs sujets et leurs alliés, d’autre part, ont nommé des commissaires pour aviser à la suspension des hostilités. Ont été désignés à cet effet: Par le comte de Savoie, ses conseillers, ambassadeurs et messagers, Galèse de La Baume, seigneur de Vallufin, Jean, seigneur de La Chambre, chevaliers, et Aimon de Pontverre, seigneur d’Aigremont, bailli du Chablais et du Pays de Vaud, de la part du dit comte; Par Isabelle de Châlons et Catherine de Savoie, dames de Vaud, leurs conseillers, François, seigneur de La Sarra, chevalier, bailli de (la baronnie de) Vaud, de la part des dites dames, Jean de Blonay, chevalier, et Aimon de Chatonay; Par l’évêque, ses conseillers, Guichard de Bourg, bailli de Lausanne, et Jean de Prez, licencié ès lois. Ces commissaires, de l’agrément des parties, et en présence de Pierre, /271/ comte et seigneur d’Arberg 1 (gendre du comte de Gruyère), firent trève et répit 2 d’un mois. Les conseillers du comte de Savoie s’engagèrent à faire restituer dans la huitaine, par le bailli de ce prince, ce qui avait été enlevé, soit à l’avoyer de Fribourg, soit à sa femme, ou à la ville, et à fournir des cautions pour la réparation des dommages commis à leur égard. Le bailli et les conseillers des dames de Vaud promirent la même chose de leur côté. Oton d’Everdes serait contraint à rendre ce qu’il avait pris, à réparer le mal qu’il avait fait. Deux experts, l’un pour les Bernois, l’autre pour les Fribourgeois, feraient, pendant la trève, l’estimation des dommages causés aux Bernois et aux Fribourgeois: ils recevraient le serment de la femme de l’avoyer Maggenberg sur la quantité et la valeur des objets dont elle avait été dépouillée. Jean de Blonay assisterait à la prestation du serment. Les commissaires décidèrent, de plus, que le 21 janvier prochain se tiendrait à Payerne une réunion, qui serait composée de onze membres, dont deux pour Berne, deux pour Fribourg, quatre pour les deux comtes de Gruyère 3 , Oton d’Everdes et leurs alliés, un pour le comte de Savoie, un pour les deux dames de Vaud, et un pour l’évêque de Lausanne. Ces onze députés auraient pour mission de rétablir dans le pays la concorde et la paix 4 . /272/
La conférence projetée eut-elle effectivement lieu? Nous n’oserions pas l’affirmer. Il se pourrait que des délégués des parties intéressées se fussent assemblés, qu’ils eussent remis aux auteurs de la trève le soin de pacifier leurs différends et de conclure une paix définitive. Quoi qu’il en soit, les commissaires des suzerains que nous avons nommés plus haut, se réunirent à Payerne. Là se présentèrent, de la part du comte de Savoie, Jean, seigneur de La Chambre, vicomte de Maurienne, Galèse de La Baume, seigneur de Vallufin, Aimon de Pontverre, seigneur d’Aigremont, bailli du Chablais, Etienne de Compeis, chancelier du comte de Savoie; de la part de l’évêque de Lausanne: Guichard de Bourg, seigneur de Montserrat 1 , bailli de Lausanne, et Jean de Prez, licencié ès lois; de la part des dames de Vaud: François, seigneur de La Sarra, bailli de Vaud, Jean de Blonay et Guillaume de Dompierre, tous trois chevaliers. Ces commissaires débutèrent par déclarer que, vu les discordes, querelles et guerres qui avaient lieu entre les cités de Berne, de Fribourg, leurs sujets et leurs alliés, d’une part, et les seigneurs Pierre, comte de Gruyère, Jean, seigneur de Montsalvens, Oton d’Everdes et Aimon de Palésieux, chevaliers, — ce dernier, en tant qu’il pouvait y être intéressé à raison de la Tour de Trême, — leurs sujets et alliés, d’autre part; considérant que ces guerres avaient engendré des scandales, des déprédations, des incendies, des massacres et d’autres maux, au grand dommage des parties, les seigneurs et les dames susdits désiraient mettre un terme à de pareils désordres et rétablir, avec l’aide de Dieu, la paix et la sécurité publique. /273/
Les commissaires, après de longs pourparlers, trouvèrent les cœurs disposés à la paix, et spécialement le comte de Gruyère, Jean, seigneur de Montsalvens, Oton d’Everdes, Aimon de Palésieux, Rodolphe de Corbières, Conon son frère, et les enfants de ces deux frères, prêts à accepter les conditions suivantes: « Quant à la contestation qui s’est élevée entre Jean de Boubenberg, avoyer de Berne, et le comte de Gruyère, chacun d’eux nommera un ami pour les accorder, et, si les deux amis échouent dans leur tentative de réconciliation, le sire d’Arberg prononcera. Il en sera de même à l’égard du différend qui existe entre le comte de Gruyère et Jean, seigneur de Krambourg: si les deux amis élus par eux pour le pacifier ne réunissent pas, Galèse de La Baume décidera. En ce qui concerne les prisonniers 1 de Gessenay, qui sont retenus en captivité par les Bernois, il seront relâchés sur-le-champ, moyennant un cautionnement de mille florins d’or, payables en deux termes, l’un au milieu du carême prochain, l’autre à la fête de Sainte-Valburge (2 mai). Les prisonniers de Bellegarde, détenus par les Bernois, seront pareillement remis en liberté, moyennant une rançon de cent cinquante florins, payables aux deux termes susdits. Les prisonniers de la Tour de Trême, qui sont au pouvoir des Bernois, devront se racheter au prix de six florins par tête, payables au milieu du prochain carême. Les Bernois, par égard pour les seigneurs et les dames auteurs de la présente pacification, leur donneront deux cent et trente florins des quinze cents qui leur ont été adjugés, lesquels serviront à faciliter aux soldats pris à la Tour de Trême le moyen de recouvrer la liberté. /274/ Les prisonniers fribourgeois détenus soit par Oton d’Everdes soit par ses alliés, et réciproquement les prisonniers qui sont au pouvoir des Fribourgeois, seront libérés sans rançon. Remise est faite au comte de Gruyère, à Oton d’Everdes et à leurs alliés, des dommages causés par eux, et pareillement aux Bernois, aux Fribourgeois et à leurs adhérents, des dégâts qu’ils ont commis. Les deux parties supporteront, chacune en ce qui la concerne, la charge des dédommagements auxquels leurs ressortissants pourraient prétendre. Si, durant la guerre, Berne et Fribourg ont admis, soit séparément soit conjointement, au nombre de leurs combourgeois, confédérés ou alliés, des gens ou des sujets soit du comte de Gruyère, soit de Jean, seigneur de Montsalvens, ou d’Oton d’Everdes, toute combourgeoisie et alliance de cette nature sera de nulle valeur pour l’avenir. Quant à la somme de cent cinquante livres que les habitants de Corbières doivent payer, à Pâques, aux Fribourgeois, ensuite de la sentence prononcée contre eux 1 , on décide que cette somme sera cédée par les autorités de Fribourg aux seigneurs et aux dames susdits, et destinée à alléger d’autres charges mentionnées ci-dessus 2 . Jean de Wolkeswile 3 devra s’abstenir de tout piége, de toute embûche contre les Bernois et les Fribourgeois. On fixera une journée pour accorder les parties, et si les médiateurs font à cet égard d’inutiles efforts, les deux dames de Vaud, usant du pouvoir qui leur est conféré, termineront le différend. » /275/
« Les parties comprises dans le présent traité se feront sincèrement remise de tout ressentiment, de toute offense, de toute rancune. Les haines secrètes feront place à l’ancien amour, qui, Dieu aidant, durera à jamais 1 . »
Ce traité mémorable, dicté par un esprit de conciliation, de paix, de vraie charité, mit fin à une guerre obstinée et désastreuse, que Berne, Fribourg et les barons féodaux se faisaient avec un acharnement et une violence qui lui donnaient le caractère d’un duel, d’un combat à outrance.
Un des bons effets de la pacification de 1350 fut l’adhésion du comte de Gruyère au traité d’alliance, ou plutôt au renouvellement des traités de confédération conclus entre Berne et Fribourg. Le comte de Gruyère déclara que lui et ses vassaux étant combourgeois de Fribourg, ils demeureraient attachés au pacte dont il s’agit 2 .
Le fort du Vanel, dont le sire de Krambourg, se fondant nous ne savons sur quels droits, avait contesté la possession légitime au comte de Gruyère, demeura la propriété de celui-ci. /276/
Il paraîtrait que le différend qui s’était élevé entre le comte de Gruyère et Jean de Boubenberg avait pour objet le château et les dépendances de Mannenberg, que l’avoyer bernois disputait au comte. Les prétentions de ce dernier paraissaient fondées. Suivant un document, le comte de Gruyère aurait inféodé au magistrat bernois la seigneurie de Mannenberg. L’évêque de Lausanne aurait scellé la charte d’inféodation, qui porterait la date de 1354 1 . Quelque temps après, ledit fief aurait fait réversion au comte de Gruyère, moyennant une somme que celui-ci aurait payée à Ulric de Boubenberg, donzel, fils de l’avoyer, et il aurait été aliéné de nouveau en 1356 2 . En effet, le 28 décembre de cette année, Pierre, comte de Gruyère, vendit à Jaques de Duens, frère de Guillaume, bourgeois de Fribourg, le château de Laubeck et celui de Mannenberg avec leurs dépendances, entre autres onze villages 3 , et la belle montagne de Schlündi, sur la frontière N.-E. du Gessenay; tous les fonds et cens qu’il avait rachetés d’Ulric de Boubenberg, ceux qu’il possédait à Zweisimmen, à St-Etienne, tout ce que son père avait acquis d’Henri de Strætlingen, et ce qu’il avait de biens dès les marches ou limites de la seigneurie de Simmeneck jusqu’à celles du Vallais, et entre les limites de Froutiguen et du Gessenay. Il vendit tous ces fonds et les droits y attachés au prix de trois mille et soixante /277/ florins de Florence. Il en saisit le nouvel acquéreur, se réservant la suzeraineté. Le comte de Gruyère aliéna tout cela du consentement de Catherine de la Tour-Châtillon, sa femme, de Rodolphe de Gruyère, chevalier, son fils, de Mermette de Gruyère, sa fille, veuve d’Henri de Strætlingen, promettant, de plus, de faire approuver cette vente par ses deux autres fils, Pierre et Jean (frères de Rodolphe de Gruyère). L’acte fut scellé par le comte en ce qui le concernait, et par l’official de Lausanne pour les autres intéressés 1 .
Le comte de Gruyère avait aussi acheté, au commencement de 1353, du fils de l’avoyer Jean de Boubenberg, la seigneurie de Simmeneck, fief de l’empire. Ulric de Boubenberg la lui avait cédée du consentement de sa femme Catherine de Strætlingen, avec tout ce qui en dépendait, pour la somme de cinq cents florins de Florence 2 . Pierre IV ne conserva pas longtemps cette seigneurie, car déjà l’année suivante il la vendit à Jean de Weissenbourg, qui aussitôt pria Charles IV, roi des Romains, qui était alors à Schélestadt, de la lui inféoder conjointement avec son neveu, Thüring de Brandis, fils de sa sœur, et à leurs héritiers. Le roi y consentit 3 .
Jean de Weissenbourg étant mort en 1368, le dernier de sa race, la seigneurie de Simmeneck passa à Thüring de Brandis par sa mère Catherine, sœur de Jean de Weissenbourg. Le fief impérial étant devenu vacant par la mort de Thüring de Brandis, oncle de Rodolphe d’Arbourg, celui-ci /278/ en demanda l’inféodation à l’empereur Charles IV 1 , et il l’obtint par l’intermédiaire de Léopold, duc de Styrie et de Carinthie 2 . En 1391 il vendit ce fief à la ville de Berne, au prix de 2000 florins 3 .
Quelques années auparavant, Jaques de Duens, fils de feu Jaques de Duens, bourgeois de Fribourg, avait cédé (du consentement de son frère Guillaume, d’Anne de Rarogne, sa femme, et de Pierre de Rarogne, donzel, vidomne de Louèche, père d’Anne) à la ville de Fribourg sa part de la vallée du Simmenthal, dès le bois dit Slegelholz, soit le pays limité par le Vallais et par les seigneuries de Froutiguen et de Gessenay, au prix de 3000 florins pour ses alleux et de 1500 pour le fief. Son frère Guillaume avait ouvert à la même cité les châteaux de Blankenbourg, de Mannenberg et de Laubeck, promettant de ne les aliéner qu’en faveur de Fribourg au prix de 4500 florins, dont 3000 pour les possessions allodiales et 1500 pour le fief. Le florin dont il est ici question valait 13 sous 6 deniers de Lausanne 4 .
Si peu florissant que pût être l’état des finances du comte de Gruyère au milieu du quatorzième siècle, il faut cependant voir, dans les contrats que nous venons de rapporter, des actes politiques plutôt que des aliénations destinées à augmenter les ressources pécuniaires du chef de la maison de Gruyère. Il doit paraître évident que, malgré son adhésion à la confédération de Berne et de Fribourg, en 1352, le comte de Gruyère, suivant fidèlement la politique de son /279/ oncle, voulait opposer une barrière à l’ambition de Berne. Il fit donc l’acquisition des seigneuries du Haut-Simmenthal. Mais les dépenses causées par une guerre ruineuse l’ayant obligé d’aliéner ces domaines, il les inféoda à des bourgeois de la cité rivale de Berne, se réservant la suzeraineté de Laubeck et de Mannenberg, boulevards destinés à couvrir son pays, à le protéger contre un coup de main. Le comte de Gruyère prévoyait le cas où les Bernois, tentant une invasion, en viendraient nécessairement aux prises avec leurs confédérés et leurs constants rivaux, les Fribourgeois, qui convoitaient la possession des vallées de la Simmen.
Depuis la cessation de la guerre, dans laquelle le comte de Gruyère avait pris les armes pour Oton d’Everdes, qui en était l’auteur, le même comte, si l’on en croit certaine relation, aurait été entraîné par son beau-père, le sire de la Tour-Châtillon, dans une guerre avec Guichard Tavelli, évêque de Sion. Le prélat, afin d’arrêter le mouvement des barons ligués contre lui, aurait invoqué le secours du saint siége. Une bulle datée d’Avignon, du 7 janvier 1352, et adressée par le pape Clément VI aux archevêques et évêques de Savoie, leur aurait enjoint de fulminer l’excommunication contre les coupables. L’anathème aurait frappé du même coup le comte de Gruyère, Pierre de La Tour, un seigneur de Blonay, deux seigneurs de Rarogne, les Corbières, seigneurs de Bellegarde, le sire de Weissenbourg, le châtelain de Grasbourg, et plusieurs autres 1 .
C’est par l’expédition du Vallais, sur laquelle nous /280/ n’avons que des renseignements incertains, que le comte de Gruyère, Pierre IV, aurait terminé sa carrière militaire.
Il nous reste à rapporter divers actes civils et administratifs de Pierre IV, depuis la convention de 1347, concernant les habitants du Haut-Simmenthal. Le premier fait à mentionner est une sentence arbitrale, prononcée en 1348 par Pierre, comte de Gruyère, et Jean de Mulleren 1 , de Gessenay, entre Aimon de Chatonay (représentant son frère Barthélemi, prieur de Rougemont) et Pierre Thuleren, de Gessenay, au sujet d’une dîme. Les arbitres décidèrent que cette dîme fournirait chaque année 18 coupes d’orge et 18 coupes d’avoine, que pendant douze années elle serait perçue par Pierre Thuleren, et qu’au bout de ce temps elle appartiendrait au prieuré de Rougemont 2 .
La même année, le comte de Gruyère ayant donné en fief lige une maison à Gruyère, une pose de terre sise en Chanoz, et d’autres fonds, à François de Vuisternens, donzel, pour lui et ses héritiers, le nouveau possesseur déclara qu’il servirait convenablement le dit fief du comte de Gruyère, et qu’il le reconnaîtrait, selon l’usage, au changement du seigneur et du vassal 3 .
Pierre IV, héritier des vertus privées de ses ancêtres, fut l’auteur de plusieurs actions qui témoignent d’une grande bienveillance envers ses sujets. Il permit à son vassal Aimon de Villars de disposer librement de ses biens 4 . /281/
Il confirma, par l’apposition de son scel, le don d’une demi-pose de terre, située à Pont, et léguée à la maladrerie des Verneys, près de Gruyère, par dame Marguerite, femme de noble Jean de Wolkeswile, chevalier 1 . Il donna au prieuré de Semsales la montagne dite la Trémettaz, dans la chaîne du Moléson 2 . Il fit don à la confrérie du Saint-Esprit, à Villette, du domaine direct de deux pièces de vigne au clos de Grandvaux, et d’une en Lallex, et la dite confrérie reconnut lui devoir, en retour de ce don, onze coupes de vin de cens annuel 3 . — Le même comte et seigneur de Gruyère avait vendu à Jean dit Foliat, de Pully, au prix de 22 livres de Lausanne, un cens de 7 setiers de vin, dus chaque année, à l’époque des vendanges, par le dit Jean Foliat, pour divers fonds qu’il tenait du comte, dans le territoire de Pully. Le dit Jean accorda librement au comte la faculté de racheter, dans les huit années qui suivraient la présente concession, les sept setiers dont il s’agit, au prix de 22 livres qu’il en avait payées. Le comte pourrait les racheter telle année qu’il lui plairait, depuis les vendanges jusqu’au suivant dimanche des Bordes ou Brandons, soit jusqu’au premier dimanche de carême 4 .
Le comte de Gruyère, qui avait soutenu Oton d’Everdes /282/ contre les hommes d’armes de Berne et de Fribourg, ne lui fit pas défaut dans une occasion où Oton avait besoin d’argent. Pierre IV se porta caution envers Henri, comte de Montbelliard et sire de Montfaucon, en faveur d’Oton d’Everdes, qui emprunta 1500 florins, somme que l’on penserait avoir servi à dédommager la femme de l’avoyer Maggenberg 1 , du méfait commis envers elle, si l’on ignorait que les objets enlevés à cette dame avaient été estimés 500 florins, et qu’ils furent restitués aux Fribourgeois 2 .
Le même comte de Montbelliard reçut, en 1351, du comte de Gruyère et de Jaques de Châtel-Saint-Denis, la rançon du chevalier Nicod (Nicolas) de Blonay, qui, lors d’une guerre entre le comte de Neuchâtel et le comte de Montbelliard, avait pris le parti du premier, et perdu la liberté dans un combat livré en Bourgogne. Cette rançon aurait été de 22,000 florins d’or. Le sire de Blonay rendit à ses libérateurs la somme qu’ils avaient avancée pour sa délivrance 3 .
Depuis, le comte Pierre IV se porta caution, avec Jean, seigneur de Cossonay, et son frère Girard de Cossonay, chevalier, en faveur d’Humbert de Billens, seigneur de Palézieux, et son fils Aimon, chevaliers, qui avaient contracté une obligation de 3200 florins d’or, de Florence, envers Pierre de Billens, seigneur de Joux, chevalier, et sa femme, Marguerite de Grandson. Pour garantie du capital, qui était remboursable dans le terme de cinq ans, le débiteur /283/ avait engagé son château et mandement de Palésieux, avec les revenus de cette seigneurie, et il avait assigné 160 florins d’intérêt annuel à prendre sur divers fonds 1 .
On eût dit qu’une fois engagé dans la voie des cautionnements, le vieux comte de Gruyère ne pouvait plus s’arrêter sur cette pente fatale.
Pierre, seigneur et comte d’Arberg, avait été pris et retenu captif par le comte de Montbelliard et ses hommes d’armes, apparemment dans la guerre où Nicolas, sire de Blonay, avait pareillement été fait prisonnier. Dans la crainte qu’il n’arrivât quelque accident au comte de Montbelliard, à ses alliés ou sujets, de la part du comte d’Arberg et de ses gens, le prince Amédée, comte de Savoie, s’était porté caution du second, à sa requête, envers le premier, de la somme de 20,000 florins d’or, grand poids. A la demande du comte d’Arberg, son beau-frère Pierre IV, comte de Gruyère, la main sur les saints Evangiles, promit à ciel ouvert, devant l’église de Romont, en présence de Perrod, mestral de ce lieu, notaire public, et de plusieurs témoins, et sous obligation de tous ses biens meubles et immeubles, de décharger le comte de Savoie de l’obligation que celui-ci avait contractée, et de l’indemniser de tous les dommages qu’il pourrait éprouver au sujet de son cautionnement. De plus, dame Luquette de Gruyère, femme du comte d’Arberg, promit conjointement avec son mari, sous la foi du serment et sous obligation de ses biens, de regarder comme libres de tout engagement le comte de Savoie et ses /284/ héritiers. Le comte de Gruyère déclara avoir autorisé sa fille à faire la promesse qu’elle venait de prononcer 1 .
Sous la même date (5 et 6 octobre 1361), Jean, seigneur de Valengin, promit pareillement de décharger le comte de Savoie de l’obligation qu’il avait contractée envers le comte de Montbelliard 2 .
Les recettes du comte de Gruyère ne pouvant suffire aux frais d’une guerre opiniâtre et à d’autres dépenses considérables, et une des principales sources de revenus, les affranchissements, tendant à diminuer de plus en plus, il s’était vu contraint d’avoir recours aux Lombards, c’est-à-dire aux Italiens établis à Fribourg, où ils faisaient le commerce des métaux précieux et prêtaient à gros intérêts. Ce système d’emprunt, usité dans un temps où il n’existait pas de crédit public, hâta la ruine d’un grand nombre de maisons souveraines. Celle de Gruyère ne put échapper à la funeste influence de l’usure qu’exerçaient les marchands lombards 3 .
Avant d’arriver au terme de sa carrière, le comte Pierre IV avait élabli, le 10 avril 1359, la Porterie 4 de la ville de Gruyère. On appelait de ce nom un office qui se /285/ donnait en fief à un vassal chargé d’ouvrir, fermer et garder les portes de la ville. Le portier retirait de sa charge certaines redevances. Entre autres avantages, celui de Gruyère avait une maison dans cette ville 1 .
C’est sous le règne de Pierre IV que la ville de Gruyère fit, de la part du comte de Savoie, l’objet d’une bienveillance dont elle garda pieusement le souvenir. Amédée VI, voulant (pensons-nous) élever la petite cité de Gruyère au rang des bonnes villes du pays de Vaud, lui accorda, par lettre patente datée de Morges, le 14 juillet 1359, les franchises de Moudon. L’ensemble de ces franchises donna naissance au code appelé le Coutumier de Gruyère 2 .
L’acte solennel du 5 octobre 1361 3 est le dernier acte public où figure le nom du comte Pierre IV. Ce fut peut-être la dernière affaire dont il s’occupa. Le vieux chevalier s’inclinait lentement vers la tombe.
Pierre IV était allié aux maisons de Weissenbourg, de Corbières, de la Tour-Châtillon en Vallais, de la Tour-Châtillon dans le val d’Aoste, de Strætlingen, de Billens, de Grammont-Montferrand, de Belmont, d’Arberg, de Blonay, et d’Allamand ou d’Aubonne, et peu s’en fallut qu’il ne contractât une alliance étroite avec la maison de Habsbourg-Kibourg.
Pierre IV fut marié deux fois, d’abord avec Marguerite de Corbières (décédée, comme on l’a déjà dit, le 1er décembre /286/ 1319), puis avec Catherine de la Tour-Châtillon en Vallais, qui lui survécut. Sa première femme lui avait donné trois filles, Isabelle, Agnelette et Marguerite.
L’aînée eut deux maris: 1° Ebal (de Belmont), qui mourut sans laisser d’enfants; 2° Girard de Grammont, seigneur de Montferrand, à qui elle apporta la coseigneurie de Corbières 1 . Elle était veuve depuis quelques années lorsqu’en 1358 elle confirma une vente faite par son fils Hugues de Grammont à la chartreuse de la Val-Sainte. Outre deux fils, savoir Hugues, qui, dans une charte du 10 mars 1360, paraît en qualité de chevalier et de coseigneur de Corbières, et Geoffroi de Grammont, son frère, Isabelle avait, de son second mariage, une fille nommée Marguerite, qui fut la femme de Nicolas, coseigneur de Blonay, chevalier 2 . /287/
Marguerite, la fille cadette du comte de Gruyère, Pierre IV, épousa Pierre, seigneur de Châtillon dans le val d’Aoste, et mourut veuve, le 6 mars 1376, laissant une fille mariée à Ebal, seigneur de Montjovet ou Montjou, dans la dite vallée 1 .
D’après un document de la fin du mois de mars 1335, une des filles de Pierre, seigneur du Vanel, qui fut depuis comte de Gruyère, devait épouser un fils d’Eberhard, comte de Kibourg et landgrave de Bourgogne. Le contrat était scellé. Le père de la jeune fille et le père du fiancé étaient d’accord sur la dot de la demoiselle et sur d’autres points. Pierre du Vanel devait payer un prochain terme de 100 livres, somme dont noble Guillaume d’Illens et d’Arconciel 2 s’était porté caution envers le comte de Kibourg. Le comte de Gruyère (Pierre III) et son neveu avaient passé une obligation en faveur de leur caution; ils y avaient appliqué leurs sceaux, et fait apposer celui de Richard d’Estavayé, doyen d’Ogo. Les deux enfants dont l’union était projetée ne sont pas désignés nominativement dans le contrat que nous venons de citer. Le choix de l’un et de l’autre était réservé au comte de Kibourg. Le 21 mars 1337, Pierre III, seigneur et comte de Gruyère, Pierre de Gruyère, /288/ seigneur du Vanel, et Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, du consentement de dame Catherine de Weissenbourg, comtesse de Gruyère, déclarèrent qu’un mariage était concerté entre Aimon, fils d’Humbert de Billens, chevalier, seigneur de Palésieux, et l’une des filles de Pierre, seigneur du Vanel, au choix de sire Humbert et de son fils; que cependant le comte de Kibourg aurait la priorité, s’il lui convenait de faire un choix. L’élue, disaient les auteurs de l’acte, serait remise aussitôt que possible, au plus tard à Pâques, à sire Humbert, pour la marier à son fils Aimon. La dot était fixée à 600 livres de Lausanne, payables en trois ans, à raison de 200 livres chaque année. Les susdits seigneurs de Gruyère reconnurent devoir à sire Humbert la somme de 1000 livres, qu’il leur avait prêtée. Ils lui engagèrent, en garantie de cette somme et de la dot, soit du capital de 1600 livres, la Tour de Trême, et lui fournirent une caution dans la personne de Louis II de Savoie, sire de Vaud 1 .
Il est peu probable que le comte de Kibourg ait fait usage de la prérogative qui lui était assurée. On n’a du moins aucun indice, aucune trace du mariage d’un jeune comte de Kibourg avec une demoiselle de Gruyère. Edouard III de Habsbourg-Kibourg renonça, paraît-il, à une alliance matrimoniale avec la maison de Gruyère 2 . /289/
Ce n’est pas tout. Le comte Eberhard dont il s’agit ne s’étant marié qu’en 1326, il ne pouvait être question en 1335 et en 1337 que d’un projet de mariage entre un de ses fils aînés et une des filles cadettes de Pierre du Vanel. A l’époque des fiançailles, en 1335, la neuvième année du mariage d’Eberhard, l’aîné de ses fils était un enfant de huit ans, au plus. Il y avait alors quinze ans que Marguerite de Corbières, première femme de Pierre de Gruyère, seigneur du Vanel, était décédée. Ses filles avaient atteint un certain âge en 1335. D’ailleurs, l’aînée était déjà mariée en 1322. La deuxième, Agnelette, approuva, avec sa sœur aînée, une donation que leur mère fit en 1319; depuis, elle ne reparaît plus dans l’histoire. Marguerite, la troisième, approuva en 1325, avec son avoué, une vente que fit son père. A cette époque, nous l’avons dit, Eberhard de Kibourg n’était pas marié. Il est de toute invraisemblance que le comte ait songé, en 1335, à choisir, pour un de ses fils, une épouse parmi les filles que Pierre du Vanel avait de sa première femme. Il faut donc admettre qu’il pensait à une fille du second lit. A la place d’un Kibourg vint Aimon /290/ de Billens, qui épousa Eléonore de Gruyère, que nous croyons être issue du mariage de Pierre du Vanel avec Catherine de La Tour. Dans une charte du 15 octobre 1362, Eléonore est dite épouse d’Aimon de Billens. De cette union naquit Humbert de Billens, qui fut évêque de Sion vers la fin du quatorzième siècle.
Pierre du Vanel, qui fut comte de Gruyère, avait épousé en secondes noces, comme on l’a dit, Catherine, fille du chevalier Pierre de la Tour-Châtillon en Vallais [Voyez la note corrective à ce sujet dans MDR Tome XXII, note 1 p. 493.] , chef d’une maison considérable dans les hautes Alpes, laquelle s’était établie dans la vallée de Froutiguen, comme on l’a déjà fait observer. Le comte Pierre eut de cette union cinq enfants, dont trois fils, savoir: Rodolphe, qui lui succéda au comté de Gruyère, Jean, qui fut seigneur de Montsalvens, Pierre, qui, entré dans les ordres sacrés, fut prieur de Rougemont; et deux filles: Eléonore, qui fut femme d’Aimon de Billens, et Luquète 1 , qui épousa Pierre, seigneur et comte d’Arberg, seigneur d’Illens et d’Arconciel, lequel en 1355 était vicaire et capitaine général de l’empereur Charles IV dans le Vallais 2 , le même pour qui son /291/ beau-père, le comte de Gruyère, se porta caution de 20,000 florins, en 1361 1 .
Le comte Pierre IV mourut, selon toute apparence, en 1365, après avoir parcouru avec gloire une carrière fertile en événements 2 .
Sa femme, Catherine de la Tour-Châtillon, ne lui survécut pas plus de deux ans. Atteinte de maladie, elle fit, le 22 mai 1367, son testament, par lequel elle institua héritiers universels de ses biens ses trois fils, Rodolphe, Jean et Pierre. Elle fonda, pour elle et pour son mari, un anniversaire au couvent de la Part-Dieu, destinant à cet effet 40 sous à prendre sur la recette de Gessenay, sous réserve de rachat au prix de 30 livres de Lausanne 3 .
Amuser de fictions l’esprit des lecteurs serait au-dessous de la gravité d’un ouvrage composé sur des documents authentiques. C’est pourquoi nous ne rapporterons pas les /292/ anecdotes, les bons mots et les plaisanteries qu’une tradition plus ou moins accréditée dans la Gruyère attribue au Triboulet de Pierre IV. Ainsi que l’a fait observer un critique 1 , « il ne nous appartient plus de mêler à l’histoire des comtes de Gruyère celle de Girard Chalamala 2 . » Comme faible compensation de « ces invention charmantes, fruits d’un âge plus jeune que le nôtre, » nous communiquerons à nos lecteurs une ordonnance épiscopale, qui n’est pas dénuée d’intérêt. Elle pourrait, dans un sens, être considérée comme une nouvelle preuve des efforts que faisait incessamment l’évêque de Lausanne pour assurer à /293/ son église une grande influence politique sur le comté de Gruyère. Mais on y verra plutôt un moyen d’éviter le renouvellement de rixes sanglantes entre les gens de l’évêque et les vassaux du comte. Donc, le 28 juin 1362, l’évêque Aimon de Cossonay écrivit, de son château de Lucens, à son doyen d’Ogo, que ce dignitaire ecclésiastique, ou son vicaire, devait, sous peine d’excommunication, tenir la cour du doyenné d’Ogo dans le bourg de Bulle, appartenant à l’évêque, et non dans quelque autre lieu. Il menaça de la même peine tout curé, vicaire ou recteur d’église établi dans le doyenné d’Ogo, qui admettrait, scellerait, exécuterait une lettre citatoire soit un ordre de comparution qui n’aurait pas été fait à Bulle. Le prélat enjoignit expressément à son châtelain de Bulle de veiller à la sûreté de toutes les personnes de l’un ou de l’autre sexe qui se rendraient à la cour du doyen à Bulle, ou qui en reviendraient, de les garantir de tout acte de violence et d’outrage de la part de ses sujets, et de faire donner satisfaction complète à quiconque aurait, en pareille occurrence, reçu quelque injure ou éprouvé quelque dommage 1 .
Si nous poursuivons l’histoire de Jean, comte de Gruyère, seigneur de Montsalvens, nous ne découvrons dans la seconde moitié de cette histoire, comme dans la première, que des actes d’intérêt privé, des fondations, des ventes, des affranchissements, des emprunts. Il n’est, dans la vie /294/ du comte Jean, aucun fait d’où l’on pût inférer qu’il eut une part au gouvernement du comté 1 .
Nous remarquons d’abord les fondations de trois chapelles, l’une dans la grande église de Lausanne, la deuxième au château d’Œx, la troisième dans l’église paroissiale de Broc. Jean de Montsalvens assigna à chacune d’elles une rente destinée à des messes que les chapelains institués par lui célébreraient pour le repos de son âme et le salut de ses ancêtres 2 . Il accorda la franchise de diverses prestations à Perrod Bricod, de l’Essert près de Château-d’Œx, et à Jean Descoullayes 3 , en retour d’un chesal qu’ils lui avaient cédé, et sur lequel leur seigneur fit élever une chapelle en l’honneur de sainte Catherine 4 . Cette récompense, suivant l’expression un peu vague de la charte, comprenait les libertés et franchises dont jouissaient les autres habitants de Château-d’Œx. Vers le même temps, deux autres chefs de famille, Perrod Pittet 5 et Nicolas dit Bricod 6 , furent pareillement exemptés de divers services, le premier en retour de 8 livres qu’il paya à son seigneur.
Outre les trois chapelles que nous venons de mentionner, le comte Jean de Gruyère fonda, pour le salut de son âme /295/ et le repos de feu Isabelle d’Arberg, sa femme, et de sa sœur Mermette de Gruyère, veuve d’Henri de Strætlingen, un autel dans l’église de Saint-Maire, à Lausanne, vis-à-vis de l’autel de sainte Catherine, et il établit deux chapelains altariens pour le desservir. Il dota cet autel en lui donnant des vignes au Désaley, avec des dîmes et un pressoir à Epesses, dans cette partie de Lavaux où croît aujourd’hui le meilleur vin du pays. On sait que la culture primitive du Désaley est due aux moines d’Hautcrêt, qui, au commencement du douzième siècle, défrichèrent ce quartier alors sauvage, et y plantèrent les premières vignes. Jean de Gruyère ajouta à ces dons une autre vigne située près de la Tour de Marsens en Ogo, de cette tour carrée et crénelée, qui depuis le douzième siècle est assise sur le flanc du Jorat, à une demi-lieue N.-E. de Cully, d’où elle domine ces prairies, ces vignobles, ces beaux paysages que baigne le Léman. Le comte Jean désigna, pour la sépulture de sa femme et de sa sœur, une place près de l’autel de saint Maurice. Il indiqua, pour y déposer sa dépouille mortelle, un autre endroit devant la chapelle de Notre-Dame, près du pilier, du côté du chœur, au pied de l’image du Christ souffrant sur la croix 1 . Il voulait que l’on couvrît sa tombe d’une simple pierre, taillée à ses frais, et posée à plat 2 , comme la pierre qui fermait la tombe de Jean de Cossonay 3 . /296/
Ces pensées lugubres semblaient annoncer que le comte Jean de Gruyère était uniquement préoccupé de sa fin. Cependant, un mois après ces préparatifs il convola en secondes noces. Le 22 août 1359 furent scellées les conditions de mariage entre Jean, comte de Gruyère, seigneur de Montsalvens, et Marguerite de Billens, veuve de Pierre de Duens 1 . Le contrat de mariage se fit du consentement d’Aimon de Billens, chevalier, fils et successeur de feu Humbert de Billens, seigneur de Palésieux 2 . Marguerite apporta par dot à son époux 1800 florins d’or, somme que celui-ci assura sur ses terres et sur leurs revenus. Le comte accorda à son épouse la somme de 1000 florins d’or pour la vie, et plaça cette somme sur son château et village de Rossinière. Cet acte reçut l’approbation de Pierre, comte et seigneur de Gruyère, et de son fils Rodolphe, chevalier 3 .
Le comte Jean, malheureux en mariage, ne conserva pas longtemps sa seconde femme. En 1363, nous le voyons uni à Marguerite d’Oron, fille de feu Rodolphe d’Oron, chevalier, condame de Blonay, et veuve de Girard de Châtillon, chevalier, dont elle avait un fils nommé Guillaume. Cette dame fit avec Amédée VI, comte de Savoie, un échange propre à terminer ses querelles avec les coseigneurs de Blonay, qui possédaient des terres conjointement avec elle. Marguerite avait un quart de la seigneurie de Blonay. /297/ En échange de la maison forte de Dignens, que le comte de Savoie lui céda, avec ses appartenances, vassaux, cens, rentes, fonds de terre et justices (haute, moyenne et basse), Marguerite, de l’aveu de son mari Jean de Gruyère, abandonna au comte Verd sa part des château, village, mandement et châtellenie de Blonay, avec les droits et revenus qui en dépendaient, et vingt livres de Lausanne de cens annuel dues par le comte de Savoie à Girard de Châtillon, jadis époux de Marguerite, et que celle-ci percevait sur le péage de Morges, comme avait fait son mari. Le comte pouvait racheter ces 20 livres de cens annuel pour 300 livres, ou les assigner sur les revenus de Dignens, sous réserve de rachat. Elle lui céda de plus 500 florins d’or, bon poids, que lui devaient les hommes de la communauté de Vevey, à raison de certains pâturages qu’elle leur avait vendus. Marguerite donna gracieusement les deux cinquièmes de cette somme (200 florins) au comte de Savoie, qui devait lui réserver les autres trois cinquièmes (300 florins). Enfin, Marguerite fit au comte de Savoie remise de 200 florins d’or, bon poids, de la somme qui pouvait être due, pour fin de compte, à son mari Jean, comte de Gruyère, à raison de l’office de châtelain de Morat, qu’il avait exercé, paraît-il, de la part du comte de Savoie. L’excédant de la somme abandonnée à celui-ci était réservé au comte Jean.
Cet échange, conclu par des commissaires, à Lausanne, le 15 mars de l’an de la nativité 1363, Indict. I, fut ratifié dans le mois de septembre de la même année 1 . /298/
Dans le mois d’avril 1365, le comte Jean fit son testament nuncupatif. Il institua ses héritiers universels, par égales portions, ses deux neveux, Rodolphe et Jean, fils de son frère Pierre, comte et seigneur de Gruyère. Celui des deux frères qui survivrait à l’autre hériterait de la part du défunt, dans le cas où celui-ci n’aurait pas laissé d’enfant légitime. Le testateur choisit le lieu de sa sépulture dans la cathédrale de Lausanne, près de la chapelle de la bienheureuse Vierge Marie. Les exécuteurs testamentaires 1 devaient régler ses affaires à l’amiable, sans contestation, sans procès. Jean de Gruyère fit un grand nombre de legs, comprenant ensemble quarante-six livres de rente annuelle, et près de quatre-vingt-dix livres en différentes sommes, payables une seule fois. Parmi ces legs nombreux, nous remarquons celui qu’il destinait à son neveu Pierre de Gruyère, qui fut prieur de Rougemont. Il lui donnait, pour la vie, sa maison de Villars (sans la faculté de la vendre ou de l’aliéner de quelque autre manière), avec six livres de rente; de plus, six autres livres qui lui étaient dues, et vingt livres en une fois. Le comte Jean légua quatre livres de rente au couvent de la Part-Dieu, pour un anniversaire; en outre, au même couvent, quatre livres de rente annuelle, sous condition que le prieur et la communauté seraient tenus de vêtir de drap gris, chaque année à la Toussaint, treize pauvres du village de Broc, et non d’un autre lieu. Le testateur s’en remettait, à cet égard, à la /299/ conscience du prieur et du couvent. Enfin, il donna à la même corporation religieuse huit livres lausannoises de rente annuelle, destinées à l’achat de six muids d’orge, au temps de la moisson, pour en faire du pain qui serait distribué aux pauvres du Christ, chaque année pendant le carême, et chaque jour du carême au monastère de Broc. Onze coupes d’argent, données par le comte Jean, devaient servir à faire six calices, destinés à autant de chapelles ou de petites églises, savoir: à la chapelle de St-Léger de la paroisse de Blonay, à l’église de Dignens, à l’hospice de Ste-Catherine du Jorat 1 , à la chapelle de l’hospice de la Vuachère, près de Lausanne, à la chapelle de Ste-Catherine de Morat, et aux ermites de St-Augustin à Fribourg. Le comte Jean fit un legs de 30 sous de rente aux chanoines de l’église de St-Maire à Lausanne, un de 20 sous aux clercs du chœur de la dite église, un de 10 sous aux chapelains pour une messe commémorative, et un de 10 sous à la même église, destiné à l’entretien d’une lampe devant la chapelle, ou devant l’autel ou l’image de la bienheureuse Vierge. Les autres institutions religieuses gratifiées par le comte Jean de Gruyère, étaient les églises d’Hautcrêt, d’Hauterive, d’Humilimont ou de Marsens, de Broc, de Rougemont, de Gessenay, de Château-d’Œx, la chapelle de Marie-Madelaine à Rossinière (pour l’entretien d’une lampe, et pour le curé, son vicaire et le clerc), l’église de St-Martin à Lessoc (pour l’entretien d’une lampe), celles de Chapelle, Albeuve, Charmey, Bellegarde, Villarvolard, Hauteville, paroisse de Corbières, Vuippens, Echarlens (Echallens) en Ogo, Riaz (Rua) en Ogo, Bulle, Vauruz, Gruyère, la chapelle de St-Jean à /300/ Gruyère (pour l’entretien d’une lampe), celle de St-Jaques à Broc (à laquelle il destinait quatre coupes de froment), les églises des religieuses de Romont, de la Maigreauge de Fribourg, d’Estavayé, de Belvaux, l’hospice des pauvres de la bienheureuse Marie à Fribourg, l’église de la Val-Sainte, celle de la Part-Dieu, les communautés des Frères prêcheurs (dominicains) et des Frères mineurs (cordeliers) de Lausanne, des Frères mineurs de Fribourg, des ermites de St-Augustin à Fribourg. Les legs destinés à plusieurs de ces églises devaient être partagés dans une certaine proportion, qui n’était pas toujours la même, entre le prieur et ses commoines 1 , ou entre le curé, son vicaire ou ses vicaires et le clerc. Ainsi, par exemple, les églises de Gessenay et de Château-d’Œx recevaient 10 sous de rente, dont 5 pour le curé, 2 pour chacun de ses deux vicaires (4) et 1 pour le clerc. Le curé de Gruyère retirait 7 sous, son vicaire 2 et le clerc 1. On voit par les dispositions du testateur que son intention était, non-seulement d’augmenter les revenus de diverses congrégations, mais encore d’améliorer la position des curés et de leurs aides, et de secourir les pauvres du Christ.
L’auteur de cet acte y déclarait que si ses deux neveux Rodolphe et Jean ne se conformaient pas en tout point à ses dernières volontés, il leur substituait, pour ce cas, le comte de Savoie, son seigneur, et que si ce prince agissait contrairement aux intentions du testateur, la succession de celui-ci passerait tout entière à l’église de Rome, en la personne du souverain pontife 2 . /301/
Dans un codicille du 5 novembre 1365, le comte Jean déclara que, dans le cas où son deuxième neveu, qui portait comme lui le nom de Jean, n’aurait pas ou ne percevrait pas une égale portion et légitime échette 1 , dans la succession du comté de Gruyère, de l’héritage paternel 2 , et de toutes les choses appartenantes à son frère Pierre, comte et seigneur de Gruyère, Rodolphe (l’aîné des neveux) serait privé de toute chose à lui laissée par legs, par héritage ou par fidéicommis, dans le testament du mois d’avril 1365 3 . Le comte Jean voulut que ses deux neveux fussent traités comme il l’avait été lui-même avec son frère par leur oncle Pierre III.
L’année suivante 4 , Jean, comte de Gruyère, seigneur de Montsalvens, chevalier, fit un nouvel acte, par lequel il appelait à sa succession, comme il l’avait fait auparavant, ses deux neveux Rodolphe et Jean, pour le cas où il mourrait sans postérité. Mais cet acte, que nous n’avons pas retrouvé, contenait encore d’autres dispositions, qui nous sont révélées par une charte de confirmation. Celle-ci nous enseigne que Jean, comte de Gruyère et seigneur de Montsalvens, féal du comte de Savoie, avait cédé, par donation perpétuelle /302/ et irrévocable faite entre vifs, à ses neveux Rodolphe, comte et seigneur de Gruyère, et Jean, frère de Rodolphe, ses châteaux de Montsalvens, d’Œx, et la maison forte de Broc, avec leurs vassaux, hommages, droits, justices et autres appartenances, pour le cas où il décéderait sans lignée, réservant l’usufruit et les conditions ou conventions faites entre eux. Les deux frères Rodolphe et Jean, féaux du comte de Savoie, supplièrent leur suzerain de confirmer la donation faite en leur faveur, de les investir des dits châteaux et des droits y attachés, comme étant de sa mouvance, et d’agir gracieusement à leur égard s’ils avaient négligé quelque devoir envers leur oncle, le comte Jean, et à l’égard des biens qu’il leur cédait. Le comte de Savoie accueillit favorablement la demande des deux frères. Il les investit de la succession qui leur était échue, sous réserve de l’hommage et des services qui lui étaient dus à raison des châteaux susdits et de leurs dépendances, et il ordonna à ses baillis de Vaud, du Chablais et du Genevois, ainsi qu’à ses châtelains et autres officiers, d’observer la teneur du présent acte de confirmation. En retour de l’investiture accordée aux jeunes comtes de Gruyère, Amédée VI reçut d’eux la somme de cinq cents florins, par l’entremise de son commissaire Champion. — Cet acte, daté de Morges, est du 4 février 1367.
Cependant il y avait eu querelle entre le comte Jean de Gruyère et Jean, comte et seigneur de Valengin, neveu et héritier de dame Isabelle de Valengin, jadis femme du dit comte Jean, seigneur de Montsalvens, laquelle était morte sans laisser d’enfants. Le sire de Valengin réclamait 600 livres de Lausanne, qui avaient constitué la dot de /303/ sa tante, et servi, disait-il, à faire l’acquisition de la Tour de Marsens au Désaley et de ses dépendances. Il exigeait, de plus, les intérêts de cette dot, les meubles et les joyaux de sa tante; bref, il prétendait à la somme de 2000 florins. Jean de Gruyère soutenait, au contraire, que s’étant marié suivant la coutume de Morat, il n’était point tenu à la restitution de la dot de sa femme; que, d’ailleurs, il avait acheté la Tour de Marsens de ses propres deniers. On eut recours à d’amiables compositeurs pour terminer le différend. Les arbitres furent Jean Mileti, curé de Morat, et Jordan de Dalliens, donzel, choisis par le sire de Valengin, Jean de la Roche, chanoine et chantre de l’église de Genève et chanoine de celle de Lausanne, et Jaque Albi, de Vevey, jurisconsulte, choisis par le sire de Montsalvens. Les parties prirent en commun pour médiateurs Philippe de Rovoyrie, chantre de l’église de Lausanne, et Jaques de Châtel, donzel. La charte qui établissait que la dot apportée par Isabelle de Valengin à son mari était de 600 livres, cet acte dont Mermet de Corbières, donzel, bourgeois de Morat, était dépositaire, fut produit et confié à l’abbé de Fontaine-André, dite de Marsens, qui ne devait le remettre à Jean de Valengin qu’après la mort de Jean de Gruyère. Le premier ne devait point inquiéter le second à ce sujet. Il fut décidé que Jean de Gruyère jouirait, sans conteste, moyennant 300 florins d’or, bon poids, à payer au sire de Valengin, de tous les droits qu’Isabelle avait eus à la Tour de Marsens, ainsi que des meubles, joyaux et ustensiles qui avaient appartenu à cette dame 1 . /304/
Jean, comte de Gruyère, seigneur de Montsalvens, n’avait pas exprimé dans les actes de 1365 et 1366 ses dernières et irrévocables volontés. Il fit encore un testament le 29 avril 1368. Dans ce nouvel acte, il déclara d’abord que voulant récompenser ses neveux Rodolphe, seigneur et comte de Gruyère, et Jean, frère de Rodolphe, tous deux fils de feu son frère Pierre, seigneur et comte de Gruyère, des services qu’ils lui avaient rendus, il confirmait la donation qu’il avait faite en leur faveur, comprenant les châteaux et châtellenies de Montsalvens, d’Œx, et la maison forte de Broc, avec toutes leurs dépendances 1 , pour le cas où il n’aurait point d’enfant légitime. Il promit de n’en rien distraire, si ce n’est 50 livrées de terre de Lausanne, dont il disposait en faveur des chapelles qu’il avait fondées ou qu’il fonderait. Il se réservait aussi de pouvoir disposer à son gré de ses biens meubles jusqu’à la valeur de 800 florins d’or de Florence; bien entendu que si le produit de ses meubles n’égalait pas cette somme, ses neveux suppléeraient le reste, et cela dans l’année qui suivrait son décès. Toutes les lettres de donation qu’il avait faites en faveur de qui ce fût, depuis la dernière fête de l’Assomption 2 seraient nulles et non avenues 3 , parce que ses dits neveux Rodolphe et Jean, ainsi /305/ que leur frère Pierre, prieur de Rougemont, avaient demandé la révocation de toutes les dispositions testamentaires ou autres, faites dans cet intervalle. Toutes les autres lettres de donation, antérieures à l’époque désignée ci-dessus, resteraient en vigueur. Les frères Rodolphe et Jean, touchant le livre des saints Evangiles, le missel et les reliques posées sur l’autel de St-Denis de Châtel, promirent pour eux d’observer et d’exécuter les volontés exprimées dans le présent acte par leur oncle. Leur frère Pierre fit la même promesse, par parole de prêtre. Le testateur, considérant sa singulière dévotion aux églises et autres lieux nommés ci-après, désirant le salut de son âme et le repos de ses ancêtres, distribua les 800 florins mentionnés ci-dessus, comme il suit. Il légua 150 florins au vénérable chapitre de Notre-Dame de Lausanne, 60 aux clercs du chœur de cette église, 100 aux Frères mineurs de Lausanne, 100 aux Frères prêcheurs de la même ville, 25 à l’hospice de la bienheureuse Vierge Marie de Lausanne, 30 au couvent de Téla, soit de Monteron, 10 à l’église des chartreux de la vallée de St-Hugues, 10 à l’abbaye des Prémontrés du Lac de Joux, 10 à l’abbaye de Fontaine-André, 25 à la grande Chartreuse, 10 aux ermites de St-Augustin de Fribourg, 20 aux chapelains desservant l’autel de St-Maurice construit dans la grande église de Lausanne, 250 à noble dame Philippa, fille de noble André Renoyrie, chevalier, et femme actuelle du testateur. Chacune des sommes léguées que les héritiers universels du comte /306/ Jean ne pourraient pas acquitter, produirait un intérêt, déterminé dans l’acte, en faveur des légataires, jusqu’à complet acquittement de la somme capitale. A ce testament furent apposés les sceaux du comte Jean et de l’official de Lausanne 1 .
Le 11 juin 1369, le comte Jean, seigneur de Montsalvens, fit encore un legs pieux, pour le salut de son âme, et pour l’âme de ses femmes et de ses ancêtres. Il donna à l’autel de la sainte Croix, fondé dans l’église d’Humilimont, ainsi qu’à l’abbé et au couvent, une maison qu’il possédait au Désaley, avec un pressoir, et d’autres fonds 2 . En retour de ce don, les moines s’obligèrent, par acte du même jour, à célébrer chaque semaine trois messes pour l’âme du donateur, de ses femmes et de ses parents. L’abbé Jean, chef du couvent d’Humilimont, et Louis (de Senarclens), abbé du Lac de Joux, supérieur de l’ordre des Prémontrés, apposèrent leur scel à cet acte.
La donation que l’on vient de rapporter est le dernier acte connu du comte Jean, seigneur de Montsalvens; dès lors, ce pieux baron ne reparaît plus dans l’histoire. On voit par une charte du 28 janvier 1371 qu’à cette époque il avait quitté la vie 3 . /307/
Le comte Jean avait épousé quatre femmes, savoir Isabelle de Valengin, Marguerite de Billens, Marguerite d’Oron 1 , et Philippa de Renoyrie 2 , fille de feu André de Renoyrie, chevalier, qui survécut à son mari. Tous les mariages de ce seigneur furent stériles.
On eût pu dire à propos du comte Jean, dont nous venons d’esquisser l’histoire: Grande aumône et petit testament. Prodigue de legs en faveur des couvents, il laissa peu de bien à ses héritiers.
CHAPITRE DIXIÈME.
Rodolphe IV, comte de Gruyère. Ses frères Jean et Pierre. Mariage de Rodolphe IV avec Marguerite Alamandi. Testament de cette dame. Mariage de Rodolphe IV avec Marguerite de Grandson. Cette dame acquiert la seigneurie de Palésieux. Notice généalogique concernant les maisons de Gex et d’Aubonne. Querelle sur la seigneurie d’Aubonne, vidée par le comte de Savoie. Prestation de foi et d’hommage à l’évêque de Lausanne par le comte de Gruyère et son fils Rodolphe de Montsalvens. Différend entre le comte de Gruyère et l’abbaye d’Humilimont. Les communes de la haute Gruyère acquièrent de nouvelles franchises. Mariage de Marie de Gruyère. Aventures de Jean de Gruyère. Mort de Marguerite de Corbières, dame de Châtillon. Ses dernières dispositions. Démêlés du comte de Gruyère avec l’évêque de Sion et avec la commune de Savièse. Traité du comte de Gruyère avec Fribourg. Testament de Marguerite de Grandson; débat à ce sujet avec Vautier de Vienne. Querelle du comte Rodolphe avec l’évêque de Lausanne. Testaments de François d’Oron et d’autres personnages. Rodolphe de Gruyère combat sous la bannière de l’Angleterre. Guerres du Vallais. Le comte de Gruyère et son fils Rodolphe secondent la Savoie. Ce dernier fait l’acquisition de la seigneurie d’Aubonne.
[1365-1393]
Rodolphe IV
1365-1403.
Rodolphe de Montsalvens.
Labitur interea res et vadimonia fiunt 1 . (Lucret.)
Rodolphe IV, fils aîné de Pierre IV, succéda, en 1365, au trône de son père. Il avait partagé l’héritage de son oncle avec son frère puîné Jean, qui fut seigneur de Montsalvens, /309/ et qui, avide de gloire, alla chercher bien loin, au sein des périls, une célébrité qu’il n’eût pu trouver dans ses montagnes. Pierre de Gruyère, leur frère cadet, fut prieur de Rougemont. Il ne figure pas encore en cette qualité dans le testament de 1365, où son oncle lui destinait un legs assez considérable; mais il porte le titre de prieur dans une charte du 21 mai 1367, dans le testament de son oncle du 29 avril 1368, dans un traité du 7 juillet de cette année, et, pour la dernière fois, dans un document du 24 novembre 1371. L’année suivante, le prieuré de Rougemont avait pour chef Jean de Billens.
Le comte Rodolphe IV s’unit en premières noces à Marguerite d’Allaman ou d’Aubonne, dont il eut deux enfants, Rodolphe et Marie. Leur mère Marguerite était fille d’Humbert Alamandi 1 , seigneur de Valbonais 2 et d’Aubonne, chevalier. Celui-ci n’ayant pas acquitté, pendant sa vie, la somme de cent quarante-trois florins 3 , bon or, de Florence, qu’il devait, à raison de la dot de sa fille, à Rodolphe de Gruyère, son mari, et au comte Pierre IV, Hugues Alamandi, chevalier, frère et héritier d’Humbert, céda aux époux Rodolphe et Marguerite sept livrées et trois soudées de terre, plus dix deniers, tant en argent qu’en nature, qu’il s’engagea à leur acquitter chaque année, à la fête de St-André, au village de Corcelles sur Chavornay 4 .
La mère de Marguerite était Agnès, fille de Jeanne de /310/ Savoie, dame de Gex, femme de Guillaume de Joinville, sire de Gex, seigneurie qui s’étendait de la Cluse jusqu’à l’Aubonne. Jeanne, par son testament du 24 octobre 1360, légua deux cents florins d’or à sa petite-fille Marguerite 1 . Quelque temps auparavant, Marguerite d’Aubonne, épouse de Rodolphe de Gruyère, chevalier, qui depuis fut comte, avait fait son testament. Elle avait choisi pour lieu de sa sépulture l’église de la Part-Dieu, et légué à cette église la somme de cent soixante livres de Lausanne, destinée à l’achat de dix livrées de terre, en retour desquelles un prêtre célébrerait chaque jour une messe pour l’âme de la donatrice et de ses ancêtres 2 . Cette somme devait être payée aux chartreux de la Part-Dieu dans les deux aus qui suivraient la mort de la testatrice. Dans le cas où ses héritiers mourraient sans enfants légitimes nés de leurs corps, sa dot tout entière devait échoir à ses deux sœurs Elinode (ou Eléonore) et Jeannette, auxquelles elle substituait, au défaut d’héritiers légitimes, le monastère de la Part-Dieu. Marguerite instituait son universel héritier Rodolphe de Gruyère, son mari et son seigneur, pour la vie, et à la mort de Rodolphe ses deux enfants, Rodolphe et Marie, par égales portions, ou chacun pour la moitié de sa succession. Elle avait nommé, pour exécuter ses dispositions testamentaires, Aimon de Cossonay, évêque de Lausanne, le prieur de Romainmôtier, le prieur de Rougemont et le curé de Gruyère 3 .
Marguerite Alamandi mourut quelque temps après avoir /311/ dicté ses dernières volontés. Dans l’année où Rodolphe IV perdit son père, en 1365, il avait pour seconde femme Marguerite de Grandson, dame de Joux, veuve de deux maris, dont l’un avait été Hugues de Blonay, chevalier, seigneur de Joux, et l’autre Pierre de Billens, chevalier, vidame de Romont, fils d’Humbert de Billens, seigneur de Palésieux et de Bourjod, et de Jeannette de Cossonay 1 .
[Voyez la note corrective à ce sujet dans MDR Tome XXII, p. 150.]
Disons ici comment cette femme, avant d’être comtesse de Gruyère, était devenue dame de Palésieux. Cette seigneurie, son château, son mandement et tous les vassaux, hommages et droits qui en dépendaient, devaient être tenus en fief lige du comte de Savoie, qui en était le suzerain. Or Humbert d’Illens 2 , chevalier, seigneur de Palésieux, et son fils Aimon ayant vendu et transféré ce fief à Pierre de Billens, à l’insu du comte de Savoie, et sans s’être acquittés de leurs devoirs envers celui-ci, Amédée VI reprit à lui la seigneurie de Palésieux. Ensuite, considérant son intérêt, et voulant faire chose agréable à noble dame Marguerite de Grandson, il lui inféoda et lui vendit le dit château avec toutes ses dépendances et appartenances, au prix de deux mille deux cents florins d’or, bon poids. Le comte de Savoie ayant reçu à compte 1200 fl., outre 200 fl. livrés à son conseil, fit don du reste à Aimon de Billens, à qui la dite dame Marguerite en répondrait. Le même jour le comte /312/ Amédée accorda à Aimon de Billens la faculté de racheter la seigneurie de Palésieux dans l’espace de six ans, à dater de la prochaine fête de Pâques 1 .
La maison souveraine de Gruyère, après avoir augmenté le nombre de ses domaines dans les Alpes et agrandi le cercle de ses relations dans l’Helvétie alemannique, recherchait l’alliance de familles puissantes dans l’Helvétie romane, et se proposait l’acquisition de terres et de fiefs sur les bords du Léman. Cette circonstance nous engage à entrer dans certains détails généalogiques, qui serviront à l’intelligence des faits.
On vient de voir qu’Humbert Alamandi, seigneur d’Aubonne, avait laissé ses biens à son frère Hugues. Le testament de Jeanne de Savoie, veuve de Guillaume de Joinville, sire de Gex, nous apprend que de son mariage avec ce baron étaient issus les enfants dont les noms suivent: Un fils Hugues 2 et quatre filles, à savoir: 1° Elyenot (soit Elinode ou Eléonore); 2° Béatrice 3 ; 3° Marguerite, femme du seigneur d’Entremonts, et mère de Jeanne d’Entremonts, qui épousa le sire de Varenbon 4 , dont elle eut un fils nommé François; 4° Agnès, femme d’Humbert Alamandi, seigneur d’Aubonne, dont elle eut Marguerite, qui fut la première femme de Rodolphe (IV) de Gruyère, Jeannette ou Jeanne, fiancée à Otonin (soit Oton) de Grandson, et Elinode, qui épousa François de Pontverre, et, en secondes noces, Archimand de Grolée, en Bugey. /313/
Hugues Alamandi, frère et successeur d’Humbert, avait une fille Constance, mariée à Guillaume de La Baume, seigneur de l’Abergement. De ce mariage naquit un fils, nommé Jean. Hugues, son grand-père maternel, l’avait institué son héritier 1 . La succession destinée à Jean de La Beaume, chevalier, par son aïeul, lui fut disputée par les époux des trois filles d’Humbert Alamandi; nous voulons dire par Rodolphe, comte de Gruyère, Oton de Grandson et François de Pontverre. Le comte de Gruyère prétendait à la dite succession pour son fils Rodolphe, né (ainsi qu’une fille, Marie) de son mariage avec feu dame Marguerite d’Aubonne. Il réclamait la succession entière, invoquant les dernières dispositions d’Humbert, tandis que ses deux compétiteurs fondaient leurs droits sur un testament de Hugues.
Le comte de Savoie, considérant qu’il existait un débat sérieux entre Rodolphe de Gruyère, chevalier, agissant au nom de son fils mineur, né de son mariage avec Marguerite, jadis fille d’Humbert Alamandi, seigneur d’Aubonne et de Coppet, d’une part, et Aimon de Pontverre, donzel, seigneur d’Aigremont, au nom d’Elinode, fille du dit Humbert et femme de François de Pontverre, donzel, son fils, et Pierre de Gumoëns, chevalier, procureur de Jeannette, fille du même Humbert, fiancée à Otonin de Grandson, fils de Guillaume de Grandson, chevalier, seigneur de Ste-Croix, d’autre part, au sujet de la succession prédite, décida que chacune des trois parties aurait un tiers des seigneuries d’Aubonne et de Coppet et de leurs dépendances, et supporterait un tiers des charges dont elles étaient grevées; de plus, que chacune des deux sœurs cadettes (Elinode et /314/ Jeannette) prélèverait, sur le total, l’équivalent de ce que feu leur sœur aînée (Marguerite) avait reçu en dot. Cette sentence arbitrale du comte de Savoie fut prononcée au château de Morges, en présence de témoins considérables 1 .
Le 17 décembre 1365, le comte de Savoie accorda à Guillaume de Grandson deux cinquièmes, à lui appartenant, des seigneuries d’Aubonne et de Coppet, et à chacun des trois compétiteurs un cinquième.
Au bout de quelques années, le comte Rodolphe et ses deux enfants Rodolphe et Marie, âgés de plus de quatorze ans, vendirent, au prix de deux mille florins de Florence, bon or et bon poids, à Guillaume de Grandson, chevalier, seigneur de Ste-Croix et d’Aubonne, tous leurs droits sur les villes, châteaux, mandements, juridictions, etc. d’Aubonne et de Coppet, bref la part qu’ils pouvaient revendiquer dans la succession de dame Agnès de Villars, jadis dame d’Aubonne, et de son fils Humbert Alamandi, leur aïeul, ainsi que des autres fils, filles et héritiers des dits époux, en tant que les droits dont il s’agit s’étendaient de la cité de Genève en deçà jusqu’au pays de Vaud (soit jusqu’à l’Aubonne) et, dans ce pays, dès le milieu de la vallée du lac de Joux, en largeur, jusqu’au lac de Genève et de Lausanne 2 .
Quelques jours après cette vente, le comte de Savoie, en sa qualité de suzerain des dites seigneuries, voulant gratifier son féal et cousin Guillaume de Grandson susdit, lui inféoda les châteaux et villes d’Aubonne et de Coppet, avec leurs /315/ dépendances, sous réserve de l’hommage et de ses autres droits, de supérieur féodal 1 .
On verra plus tard comment la seigneurie d’Aubonne échut à la maison de Gruyère.
Rodolphe IV paraît pour la première fois en qualité de comte et de seigneur de Gruyère dans une charte du 3 mars 1365, à l’occasion de la vente d’un fonds de terre appelé la Chavanna, sis au territoire de Gruyère, près de la terre de Jean de Cléry, donzel. Marguerite de Grandson, comtesse et dame de Gruyère, vendit ce fonds aux nobles, bourgeois et habitants de la ville de Gruyère, ce qui veut dire à la commune de ce lieu, au prix de deux cents florins d’or, bon poids. Cette vente se fit de l’aveu du comte de Gruyère et de son frère Jean de Gruyère, donzel. Le comte apposa son scel à l’acte, et l’official de la cour de Lausanne y mit le sien pour la comtesse Marguerite et pour le beau-frère de cette dame 2 .
Bientôt ces mêmes personnages confirmèrent la dotation des trois chapelles fondées et pourvues de rentes par feu leur oncle, Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens 3 . Ces chapelles, comme nous l’avons dit plus haut, avaient été construites, l’une dans la grande église de Lausanne, la /316/ deuxième à Château-d’Œx, la troisième dans l’église paroissiale de Broc.
On a vu 1 que par l’acte du 18 avril 1289, qui régla définitivement la vassalité de la maison de Gruyère envers la maison de Savoie, le comte Amédée V avait accordé aux seigneurs de Gruyère une rente annuelle de quarante livres en augmentation de fief. Le 1er mai 1370, le comte Rodolphe et son frère Jean vendirent au comte Amédée VI la dite rente de 40 L. pour le capital de huit cents florins d’or, bon poids, somme qui leur fut payée.
Le comte de Gruyère, on le sait, avait aussi pour supérieur féodal le chef du diocèse de Lausanne. Le 10 août 1369, tenant ses mains dans celles de l’évêque, et recevant du prélat le baiser de paix, Rodolphe IV, comte de Gruyère, renouvela l’hommage du 29 décembre 1341, à raison de la Tour de Trême, du bois de Bolère, du village de Pringy et du territoire de Contremesse, qu’il tenait de l’évêque. Cette cérémonie eut lieu en présence de Louis de Cossonay, seigneur de Berchier, d’Humbert de Colombier, seigneur de Vuillerens, bailli de Vaud, d’Henri de Siverier, prieur de Payerne, de Gui de Prangins, prévôt de Lausanne, de Guillaume et Jaques, bâtards de Grandson, chevaliers. Le même acte d’hommage fut répété, le 6 octobre 1370, dans la salle du château d’Ouchy.
Lorsque Gui de Prangins eut succédé à l’évêque Aimon de Cossonay, le comte de Gruyère, conformément à l’usage qui voulait la prestation d’hommage à chaque changement de seigneur ou de vassal, s’acquitta de ce devoir envers le nouvel évêque, et lui promit de désigner les fiefs qu’il tenait /317/ de l’église de Lausanne. Ainsi fit-il en présence des témoins dont voici les noms: Guillaume de Grandson, seigneur de Ste-Croix et d’Aubonne, chevalier, Louis de Cossonay, seigneur de Berchier, aussi chevalier, Louis, seigneur de Cossonay, Henri de Siverier, prieur de Romainmôtier, Etienne Galopini, alors prévôt de Lausanne, Jean de La Roche, chantre de l’église de Genève, Jean de Prez, chanoine de Lausanne, Jean de La Tour, François d’Oron, Humbert de Colombier, seigneur de Vuillerens, bailli de Vaud, Etienne Guerrici, bailli de Lausanne, chevalier, Pierre de Siverier et François d’Orsens, chevaliers, Aimonet, coseigneur de Pont, Rolet, maire de Lutry, Perret, maire de Lutry, Jaquet de Senarclens, donzel, Aimon de Foro (de La Place) et Perret, de St-Sulpice, citoyens de Lausanne 1 .
Comme son père, Rodolphe de Gruyère était vassal du chef du diocèse de Lausanne, et il avait dû à son tour, à l’exemple de son grand-oncle le comte Jean, seigneur de Montsalvens, rendre foi et hommage à l’évêque Aimon de Cossonay, à raison de la Maison ou Tour de Marsens, sise au lieu qu’on appelait alors et qu’on appelle encore aujourd’hui le Désaley 2 . Rodolphe de Gruyère le Jeune, reconnut tenir de l’évêque de Lausanne le fief qu’on vient de nommer, avec ses dépendances, et d’avoir reçu, en outre, du prélat, cinquante livres de Lausanne en augmentation de fief. L’évêque l’investit des choses prédites, réservant le droit de son église et celui de Jean de Gruyère, oncle de Rodolphe le Jeune, et frère du comte régnant. Celui-ci, à /318/ la demande de son fils, donna son approbation au présent acte d’hommage. La cérémonie dont il s’agit eut lieu dans la galerie de la maison épiscopale, en présence de Louis de Cossonay et de Pierre de Siverier, tous deux chevaliers, de Guy de Prangins, prévôt de Lausanne 1 , d’Antoine de Billens, prévôt d’Aoste, et de plusieurs chanoines 2 .
Les commencements du règne de Rodolphe IV semblent annoncer que les finances du comté de Gruyère n’étaient pas dans un état prospère. En effet, la suite montrera que la maison de Gruyère était accablée sous le poids de dettes considérables qui nécessitaient des emprunts, des cautionnements, des ventes. Parmi ces dettes, il en était que l’honneur eût fait au débiteur un devoir d’acquitter promptement. Telle était, par exemple, une dette de deux cents florins de Florence, bon or et bon poids, dus par le comte de Gruyère au chapitre de Lausanne, à savoir cent cinquante fl. provenant d’une donation faite entre vifs, en faveur du dit chapitre, par feu le comte Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, payable par ses héritiers, et cinquante florins d’oblations dues pour les chevaux et les draps d’or ou de soie qui avaient été employés aux funérailles du dit seigneur de Montsalvens 3 . /319/
Certaines dispositions testamentaires du comte Jean suscitèrent des difficultés, entre autres avec Humilimont. Le comte Rodolphe fit connaître par acte public que son oncle, feu le comte Jean, du consentement de son neveu Jean, chevalier (frère du comte Rodolphe), avait légué au dit couvent certaine vigne, que l’on nommait vulgairement la vigne à la Marreta, sise en Dézaley, sous condition que les religieux de ce monastère paieraient aux Frères prêcheurs de Lausanne 40 L., et aux clercs du chœur de la cathédrale 10 L., qui leur avaient jadis été léguées par Marguerite de Blonay 1 , femme du dit comte Jean; de plus, 30 sous bons de Lausanne, de cens annuel, que le comte Jean leur avait donnés pour la célébration de son anniversaire; 6 L. et 6 sous de Lausanne, destinés à doter l’autel de la sainte Croix, érigé au couvent d’Humilimont, sur lequel les religieux devaient, chaque semaine, célébrer trois messes pour le salut de son âme. Le différend qui s’éleva, au sujet de ces legs, entre le comte de Gruyère et l’abbaye d’Humilimont, fut terminé par des arbitres, parmi lesquels on remarque Aimonet, coseigneur de Pont 2 .
La détresse financière du comte Rodolphe IV servit la cause de la liberté, en ce qu’elle offrit aux individus et aux communes l’occasion d’acquérir, à prix d’argent, de nouvelles franchises. Les habitants du Gessenay, peuple robuste, intelligent, dévoué à ses princes, et ami de la liberté, firent volontiers le sacrifice du fruit de leur travail et de leur industrie pour améliorer leur condition. Ils avaient acquis /320/ diverses franchises en 1341. Trente ans plus tard, ils en obtinrent de nouvelles, qui leur furent vendues par le comte Rodolphe et son frère Jean de Gruyère. Ces deux seigneurs, manquant d’argent, résolurent d’un commun accord, et de l’avis de Marguerite de Grandson, dame de Joux, comtesse de Gruyère, ainsi que de Rodolphe et Marie, enfants du premier lit, alors âgés de plus de quatorze ans, d’accorder à la communauté des paysans et habitants de leur terre de Gessenay et de toute la paroisse de ce nom, pour eux et leurs descendants à perpétuité, tous les usages, droits et services dus aux seigneurs Rodolphe et Jean, à raison des possessions, héritages, tenures et autres fonds occupés par les gens de Gessenay, dans toute l’étendue de la seigneurie de ce nom, c’est-à-dire: d’un côté, dès le château du Vanel jusqu’aux rochers du Vallais; et, de l’autre, depuis les seigneuries de Bellegarde et du Simmenthal 1 jusqu’aux montagnes des Ormonts et à la vallée de l’Etivaz. Les cédants se réservèrent les cens, revenus, tributs, la directe seigneurie, et le droit de mainmorte. Le comte de Gruyère et son frère affranchirent ainsi les paroissiens de Gessenay et les déclarèrent affranchis des usages susdits, moyennant la somme de deux mille deux cents soixante fl. de Florence, bon or et bon poids. Quelque héritage, quelque bien-fonds dût-il échoir, par le droit de mainmorte, ou par suite d’un homicide, aux seigneurs Rodolphe et Jean, ou à leurs héritiers, dans les limites susdites, ces deux seigneurs ou leurs héritiers n’y pourraient point rétablir les usages dont ils venaient de décharger leurs vassaux. Leurs châtelains, mestraux et autres officiers ne pourraient plus les exiger à l’avenir. /321/
Le comte, sa femme Marguerite et son frère Jean apposèrent à cet acte de vente leurs sceaux privés. Rodolphe et Marie de Gruyère demandèrent qu’on y appliquât, pour eux, le sceau de vénérable Jean de Billens, prieur de Rougemont, et celui du doyen d’Ogo, qui acquiescèrent à cette demande à eux présentée par Antoine de Vuippens, leur notaire juré. Cet acte important fut passé en présence d’Aimon de Billens, chevalier, d’Alamand de St-Germain, donzel, et de plusieurs autres témoins 1 .
La commune de Gessenay venait de faire un grand pas dans la carrière si longue et si difficile des affranchissements. Ce nouveau progrès devait être suivi d’autres encore plus considérables, que nous marquerons en leur temps. Divers habitants de la Haute-Gruyère profitèrent des circonstances présentes pour obtenir certaines libertés, ou faire reconnaître par leur souverain celles qu’ils avaient acquises à prix d’argent de ses prédécesseurs. Rodolphe IV ne fut peut-être pas toujours très scrupuleux dans le choix des moyens qu’il employa pour faire entrer de l’argent dans son coffre épuisé. Il se fit payer, par Perrod dit Bricod, de l’Essert, la somme de quinze florins d’or, bon poids 2 , pour la confirmation d’une charte de franchises que ce vassal avait obtenue en 1357, à prix d’argent, de Jean seigneur de Montsalvens, du consentement de Pierre IV 3 . Une nouvelle /322/ confirmation des mêmes libertés eut lieu encore plus tard moyennant 35 sous que paya le cessionnaire 1 .
Deux autres paroissiens de Château-d’Œx, Bertholet, fils d’un nommé Jean des Coullayes, et Jaques Grossier (?), qui avaient obtenu de Jean de Gruyère, seigneur de Montsalvens, l’exemption des usages, au prix d’un chesal qu’ils lui avaient cédé en faveur d’une chapelle 2 , furent sommés par le comte Rodolphe IV, agissant pour lui et au nom de son frère Jean, qui à cette époque était loin de son pays, d’acquitter les devoirs auxquels ils étaient obligés envers ces deux seigneurs. Les deux paysans de Château-d’Œx durent payer vingt florins d’or l’affranchissement des usages dont ils avaient déjà été libérés par le seigneur de Montsalvens, oncle du comte régnant 3 .
Deux autres hommes de la même seigneurie payèrent huit florins d’or la dispense des mêmes usages 4 .
On pourrait croire que le comte de Gruyère vendit, à cette époque, des franchises en vue des fêtes qu’on allait célébrer /323/ dans son château, et aussi pour composer la dot que sa fille Marie devait apporter à son mari. Ce fut un événement réjouissant pour la cour du comte que l’union de Marie de Gruyère avec François d’Oron, fils unique du chevalier Rodolphe, seigneur d’Oron et d’Attalens. Le contrat de mariage, du 9 septembre 1372 1 ou 1374 2 , stipula que, d’après la coutume de Moudon, la dot de Marie, qui était de 10,000 florins d’or, serait assurée, pour le cas de restitution, sur le château, le bourg et les villages, sur les cens, échutes et autres revenus de la seigneurie d’Oron. Le cas prévu ne se réalisa pas, croyons-nous, parce que la seigneurie d’Oron tout entière échut à la maison de Gruyère, à la mort de François d’Oron, qui fut le dernier de sa race 3 .
Ici vient se placer un épisode intéressant, qui rompra la monotonie des détails que nous sommes appelé à consigner. On vient de voir le comte Rodolphe agissant en son propre nom et au nom de son frère dans des affaires d’administration qui les concernaient également tous les deux. Jean de Gruyère était alors loin de son pays. C’était le temps où deux /324/ rois rivaux, ceux d’Angleterre et de France, Edouard III et Charles V, se faisaient la guerre. Le premier avait enrôlé des guerriers étrangers, parmi lesquels on remarquait messire Jean de Gruyère, que son ardeur chevaleresque et l’amour de la gloire avaient attiré sous les drapeaux du roi chevalier Edouard III et de son valeureux fils le Prince Noir 1 . Cependant les Anglais, battus à Pont-Valain (Sarthe), par le connétable du Guesclin, ne furent pas plus heureux sur mer. Le 22 et 23 juin 1372 2 , la veille de St-Jean Baptiste, la flotte castillane, accourue au secours de la France sous la conduite de Boccanegra, défit au havre de la Rochelle la flotte anglaise sous les ordres du comte de Pembroke, qui, dit Froissard, « avec messire Guichard d’Angle avoit vingt-deux chevaliers de grand’volonté et de bon hardement (courage), qui vaillamment se combattoient de lances et d’épées et d’armures qu’ils portoient. » Parmi ces braves chevaliers était messire Jean de Gruyère, frère du comte Rodolphe IV. Le combat fut très acharné: « on fit mainte grand’apertise d’armes 3 . » Le comte de Pembroke tomba au pouvoir de l’ennemi, et tous ceux qui étaient sur son vaisseau furent pris ou tués. Jean de Gruyère fut du nombre des premiers. Sur un autre vaisseau se battait bravement messire Oton de Grandson. Cédant au nombre, il dut pareillement se rendre. /325/ Le vainqueur transporta ses prisonniers en Castille 1 . Des gentilshommes français, qui avaient en Espagne des terres que le roi leur avait données en récompense de bons services, s’intéressèrent avec une générosité chevaleresque au sort des prisonniers. Le connétable de France donna sa terre de Soria en Castille pour le comte de Pembroke, et messire Olivier de Mauny sa terre d’Agreda pour Guichard d’Angle, Oton de Grandson, Jean de Gruyère et d’autres. Les deux chevaliers vaudois « se mirent à finance et passèrent devers messire Olivier de Mauny par courtoise rançon. » Ce fut en 1374 qu’ils recouvrèrent la liberté 2 .
Il paraît qu’Oton de Grandson passa en Angleterre avec Guichard d’Angle. Froissart rapporte qu’en 1379 un chevalier anglais, appelé messire Jean Harleston, qui était envoyé capitaine de Cherbourg avec trois cents hommes d’armes et autant d’archers, s’embarqua à Hantone (Southampton), et que dans sa troupe était « un vaillant chevalier de Savoie appelé messire Othe de Grantçon. 3 » Quant à Jean de Gruyère, il avait regagné sa terre natale. Un document du 25 juillet 1374, que nous allons citer, montre qu’à cette époque il était dans son pays.
Bientôt le comte Rodolphe et son frère Jean de Gruyère, tous deux chevaliers, et Rodolphe, fils du comte, vendirent à l’abbaye d’Humilimont, au prix de cent soixante et dix livres de Lausanne, les droits et les fiefs qu’ils possédaient dans le pays de Charmey et dans la paroisse de Broc. Les /326/ fiefs dont il s’agit consistaient en divers tènements ou abergements et autres fonds, qui rapportaient annuellement 8 L. 14 sous et 5 deniers. Cette vente, qui comprenait naturellement aussi le droit de justice 1 , inséparable des fonds mêmes, se fit en présence d’Aimon, seigneur de Pont en Ogo 2 , et de Girard de Corbières, donzels, de Jean de Suneveis, de Corbières, de Conon d’Avenches, curé de Charmey, de Mermet et Johannot dits Chappaleirs, de Charmey 3 .
Depuis, le comte de Gruyère vendit à Nicolas de Blonay, chevalier, au prix de cent quarante quatre livres 4 de Lausanne, un cens annuel de trois muids et sept setiers 5 , grande mesure de St-Saphorin, de bon vin du domaine de Glérole, qu’Alice, veuve de Perrin Visy, de St-Saphorin, et son fils Thomas devaient chaque année, au moment de la vendange, au comte de Gruyère, à raison de la dîme que celui-ci tenait de son père, dans la châtellenie de Glérole, laquelle dîme était due par une vigne sise à l’endroit dit Eys Fosses, dans la paroisse de St-Saphorin 6 .
Vers le même temps, le comte de Gruyère acheta de la commune de Chillon, et paya quarante florins d’or, bon poids, les droits qu’elle avait sur les monts voisins. La commune se réserva l’usage dans ces montagnes, le droit d’y faire paître son bétail et d’y prendre du bois. Henri /327/ Eschaquet, légiste, juge dans le Chablais et le Genevois pour le comte de Savoie, autorisa l’apposition du sceau de la cour du comte de Gruyère 1 .
Peu de jours après cela, Rodolphe IV et la comtesse Marguerite, sa femme, cédèrent, pour la somme de deux cents florins d’or, bon poids, aux révérends Jaques Lupi et Girard Arma, le jeune, prêtres de l’autel de St-Pierre, dans la chapelle de Ste-Marie, au château de Moudon, tous les droits féodaux et leurs fonds, produisant une rente de 120 sous, 11 deniers, et de plus 5 coupes de froment, cens qui leur étaient dus par divers particuliers de Moudon et surtout de Servion 2 .
A peu près dans le même temps 3 , le comte Rodolphe IV fut frappé d’un malheur domestique, la perte de sa sœur consanguine, dame Marguerite, fille de Pierre IV, comte de Gruyère, et de Marguerite de Corbières, et veuve de Pierre seigneur de Châtillon dans la vallée d’Aoste. Marguerite avait fait son testament quatre jours avant sa mort. Elle avait choisi sa sépulture au monastère d’Humilimont en Ogo, dans la tombe de sa mère 4 . Elle exprimait, dans le dernier acte de sa vie, le vœu que ses dettes, ses legs et autres dons fussent acquittés par son héritier, ou par ses exécuteurs testamentaires. Elle instituait son héritière universelle sa fille, dame Jaquemète, femme d’Ebal, chevalier, /328/ seigneur de Montjovet ou Montjou dans la vallée d’Aoste. Le comte Rodolphe, ensuite d’une convention passée entre lui et sa sœur Marguerite, avait assigné à cette dame une rente annuelle de quatre-vingts livrées de terre, soit de 80 L., assurées sur divers fonds et revenus. Après le décès de Marguerite, les 5/8 de la dite rente, soit 50 L., devaient revenir an comte Rodolphe; quant au trois autres huitièmes (30 L.), la testatrice pouvait en disposer à volonté; mais la faculté de racheter cette rente de 30 L. était réservée au comte et à ses héritiers. Marguerite en destinait dix aux moines d’Humilimont, pour un anniversaire à célébrer chaque année le jour de sa mort, et pour des messes. Elle faisait, selon l’usage, divers autres legs, à l’église paroissiale de St-Etienne d’Hauteville, à la chapelle de la bienheureuse Marie de Corbières, annexée à la dite église, à l’hospice de Ste-Marie de Fribourg, au couvent de la Maigreauge, et à d’autres communautés religieuses. Elle légua à Frère Henri de Prez, moine de la Part-Dieu, vingt-deux sous, destinés à l’achat d’une tunique. Les autres chartreux de la Part-Dieu et ceux de la Val-Sainte reçurent chacun dix sous. Elle laissa à Luquète, femme de Richard de Corbières, donzel, son capuchon pour ornement, et à une autre dame sa tunique neuve, à Pierre de Corbières, curé de Villarvolard, son manteau fourré. Son bon lit, convenablement réparé, était destiné à sa domestique, qui en ce moment demeurait chez la dame de Montjou, fille de la testatrice. Les exécuteurs testamentaires de Marguerite étaient Ebal, seigneur de Montjou, son gendre, et Rodolphe de Langin, coseigneur de Pont en Ogo, chevaliers, Aimon de Prez, donzel, et Jean de St-Cierge, châtelain de Corbières 1 . /329/
Cependant la paix qui avait succédé aux guerres avec Berne, et dont la prolongation eût été si désirable pour la prospérité de la Gruyère, avait été troublée. Quelque temps après son avénement au trône de ses pères, le comte Rodolphe IV s’était vu mêlé aux querelles de ses turbulents voisins et parents de la maison de la Tour-Châtillon avec Guichard Tavelli, évêque de Sion, et les paysans du Vallais. Le comte avait entrepris une expédition avec Jean de Gruyère, son frère, vaillant homme de guerre. A eux s’étaient joints deux possesseurs de fiefs dans le Simmenthal, savoir Jaques et Guillaume de Duens, fils de feu Jaques de Duens, bourgeois de Fribourg, partisans des frères Antoine et Jean de La Tour. Jaques de Duens était gendre de Pierre de Rarogne, donzel, vidomne de Louèche, dont il avait épousé la fille Anne, comme on l’a dit plus haut. Après diverses courses, dont le Vallais avait beaucoup souffert, les Vallaisans et leurs voisins d’outre le mont Sanetsch, dociles aux conseils de Berne, avaient nommé des délégués pour pacifier leur querelle, et ces délégués, savoir Pierre de Gruyère, prieur de Rougemont, frère du comte Rodolphe, Guillaume de Duens, et Pierre de Rarogne, réunis à Kandersteg, y avaient conclu, le 7 juillet 1368, un traité, scellé par le comte de Gruyère, le prieur de Rougemont, Pierre /330/ de Rarogne, et par le chevalier Jean de Boubenberg, au nom des frères de Duens. Toutefois, la guerre entre les sires de la Tour et l’évêque de Sion avait duré jusqu’au 27 octobre 1368, jour où une sentence arbitrale du comte de Savoie y avait mis un terme 1 .
Depuis, le comte de Gruyère eut des démêlés avec Edouard de Savoie, successeur de Guichard Tavelli au siége épiscopal de Sion. Il paraîtrait que ces démêlés auraient été sérieux, et que le comte de Gruyère aurait armé ses vassaux, si du moins on en juge par le fait suivant. Mermet de Trey, donzel, de Payerne, reconnut à cette époque être homme lige du comte de Gruyère, de tenir de lui en fief certaine maison et d’autres immeubles dans le territoire de Trey, et il promit de répondre à la première sommation du comte en venant se présenter à Gruyère, pour le servir, équipé, à cheval, et à ses frais tant que la guerre durerait 2 .
Une contestation sur certains fonds situés, les uns dans la commune de Savièse en Vallais, les autres dans celle de Montreux, avait pris la proportion d’une guerre entre Edouard de Savoie, évêque de Sion, et Rodolphe IV, comte de Gruyère. Les détails de cette guerre ne sont pas connus, il est vrai: toutefois, il paraîtrait que divers obstacles se seraient longtemps opposés au rétablissement de la paix. Dans une conférence tenue à Vevey, le jeudi après la St-Nicolas d’hiver, soit le 11 décembre de l’an 1376, où se trouvèrent Nantelme 3 , vidomne de Martigny, et Perrod Fabre de /331/ St-Maurice, commissaires 1 de l’évêque, et le comte de Gruyère, celui-ci nomma son gendre, François, seigneur d’Oron, chevalier, et le donzel Jaquier de Châtel, pour traiter avec les commissaires de l’évêque. Diverses propositions furent faites de part et d’autre. La discussion portant sur divers points, que les quatre commissaires ne pouvaient résoudre qu’après une mûre délibération et un sérieux examen des droits qu’invoquaient les parties, il fut décidé (par le comte de Gruyère et par les députés Vallaisans, au nom de l’évêque), que la trève ménagée par l’évêque et le comte serait prolongée, et qu’elle durerait jusqu’à la St-Jean prochain 2 , afin que le dixième jour après les prochaines rogations quatre commissaires, dont deux de l’évêque de Sion et deux du comte de Gruyère, ayant pleins pouvoirs, se rendissent au lieu, sujet de la querelle, pour s’y enquérir attentivement des droits de chaque partie, et se rendre, le 8e jour après la Pentecôte, à Vevey, afin d’y pacifier le différend. Les deux parties ratifieraient les résolutions des commissaires dans deux chartes, qui seraient faites, l’une pour le comte de Gruyère et munie du sceau de l’évêque de Sion, l’autre pour l’évêque et scellée par le comte. Vers Noël 3 , le prélat enverrait la charte portant son scel, à Villeneuve, à son châtelain de Montreux, qui la remettrait à Jean de St-Triphon, pour le comte, et la charte munie du sceau du comte de Gruyère serait envoyée par celui-ci, dans le même temps, à Villeneuve, au sire de St-Triphon, qui la remettrait au châtelain de Montreux, pour l’évêque de Sion 4 . /332/
C’est là tout ce que nous savons sur la querelle du comte de Gruyère avec l’évêque de Sion. Les précautions prises par ces deux adversaires font présumer qu’ils eurent beaucoup de peine à s’accorder.
Bientôt le comte de Gruyère eut une nouvelle contestation avec la dite commune de Savièse. Cette commune touchait pour ainsi dire aux confins du pays de Gessenay, dont elle était à peine séparée par les monts. De temps immémorial, les paysans de Savièse et des environs avaient, au prix d’une certaine redevance annuelle, l’usage des bois dans les monts de Sattelegg 1 , tendant au mont Sanetsch ou Senens, et appartenant au comte de Gruyère. Dans leurs nécessités, ils y avaient pris du bois pour enclore les pâturages de Savièse et de Sanfleuron 2 , du côté de Gessenay, et pour réparer leurs chesaux ou construire des chalets 3 . Le comte de Gruyère, en retour du droit accordé à la commune de Savièse, réclamait d’elle deux muids de vin, pour ce qui lui était dû de rentes depuis plusieurs années. Le refus de la commune fut suivi d’un débat entre les parties, débat qui fut terminé par un amiable compositeur, savoir Aimon de Poypon, donzel, que l’évêque de Sion avait établi bailli du Vallais. L’accord ménagé par cet officier fut passé au mont Sanetsch, au pas ou col de la dite montagne 4 , entre le comte de Gruyère, d’une part, et Perret de Vey, de Chandolin 5 , contrée 6 de Savièse, et Bosson de /333/ Cuvel, de la même contrée, syndics et procureurs de la commune de Savièse et de toute la paroisse de St-Germain de Savièse, d’autre part. Il fut décidé ce qui suit, à savoir: Que les paysans 1 de la dite commune et leurs héritiers auraient à perpétuité le droit de prendre du bois dans les forêts des monts désignés ci-dessus, pour construire ou pour réparer leurs chesaux et leurs chalets; qu’en retour de ce droit, ils paieraient au comte de Gruyère et à ses successeurs douze setiers, mesure de Sion, de bon vin pur, produit de la paroisse de St-Germain, à livrer chaque année à Chandolin, le jour de la dédicace de l’église de Sion; que dans le cas où il y aurait guerre entre les Vallaisans et le comte de Gruyère, ou avec le comte de Savoie, les paysans ne pouvant pas vêtir 2 leurs pâturages, ne devraient rien au comte de Gruyère pour l’année où ils auraient été empêchés de les occuper; que la commune de Savièse donnerait au comte quarante-huit setiers de vin en paiement des arrérages 3 qui lui étaient dus; qu’en revanche, les gens de cette commune et leurs voisins pourraient librement parcourir avec leur gros et leur menu bétail la vallée du Sanetsch et les pâturages de cette vallée, dans la juridiction et baronie du sire de Gruyère; que celui-ci serait tenu de les protéger contre tous et un chacun, excepté le comte de Savoie et ses sujets, et que s’il ne pouvait les garantir de toute injure, il aurait soin de les avertir huit jours d’avance, afin qu’ils pussent se retirer dans leur juridiction avec leur bétail et leur avoir. — Parmi les témoins de ce contrat, on cite Philippe /334/ et Pierre de Poypon. — Edouard de Savoie, évêque de Sion, comte et préfet du Vallais, et Rodolphe, comte et seigneur de Gruyère, chevalier, apposèrent leur scel au présent traité 1 .
Ce fut peut-être dans la prévision d’une guerre avec les Vallaisans, ses voisins, ou avec leur suzerain temporel et spirituel, que le comte de Gruyère fit avec la ville de Fribourg un traité de combourgeoisie, qui servirait, d’un côté, à protéger et maintenir les droits, justices et possessions du comte; de l’autre, à prévenir les différends qui pouvaient s’élever entre les ressortissants des deux États, ou à les assoupir à leur naissance. Ce traité, dont la date n’est postérieure que de deux mois à celle de l’accord fait avec des sujets de l’évêque de Sion, est du dimanche avant la fête de St-Simon et St-Jude, soit du 23 octobre 1379. Voici les traits principaux de ce pacte, qui a été fait afin que les parties contractantes et leurs gens pussent vivre en bonne intelligence. Les sujets du comte de Gruyère et ceux de Fribourg, dit le traité, ne pourront s’ajourner l’un l’autre devant la justice spirituelle, sinon pour des cas réservés à l’Église. Les sujets de l’une des parties ne pourront être gagés par les ressortissants de l’autre que pour dette reconnue par lettre patente. Pour cause de dettes, chaque partie devra ouvrir son action au for personnel de son adversaire. Si le demandeur est fribourgeois, il traduira sa partie devant le châtelain ou le lieutenant du comte dans la châtellenie duquel /335/ elle a son domicile. En cas d’actes de violence et d’outrages, les deux parties se rendront à Avry-devant-Pont, accompagnées chacune de deux amiables compositeurs pour connaître du délit; de telle sorte que si le demandeur est sujet du comte de Gruyère, il devra, avant que les quatre compositeurs siégent, élire un surabitre, membre du Conseil de Fribourg, lequel sera avisé et tenu de décider le cas dans le terme de quinze jours après que les quatre arbitres se seront partagés, à moins que les parties ne se soient accordées dans l’intervalle. Si, au contraire, le demandeur est fribourgeois, il fera choix d’un surarbitre pris dans le comté de Gruyère, lequel agira comme on vient de le dire 1 .
Deux ans avant la conclusion de ce traité, Marguerite de Grandson, femme du comte de Gruyère, avait fait un testament qui, dans la suite, occasionna des débats. Dans ce monument de ses dernières volontés, la comtesse Marguerite commence par recommander son âme au Très-Haut, son Créateur, à Jésus-Christ, son seigneur, à la glorieuse Vierge Marie, et à toute la Cour céleste. Ensuite, de l’aveu de son mari, elle fait les dispositions suivantes, qui sont plus détaillées dans l’acte original. Pour le salut de ses ancêtres, ainsi que de Pierre de Billens, son premier mari, de Guillaume /336/ de Billens, oncle paternel du dit Pierre et chanoine de Châlons, de Jean et de Pierre de Billens, ses fils, issus de sa deuxième union, la testatrice fonde des anniversaires, des messes, et destine à cet effet une rente annuelle d’environ cinquante livres de Lausanne, qu’elle partage, d’une manière inégale, entre diverses communautés religieuses. De cette somme, elle donne 12 L. de Lausanne aux Frères mineurs de Grandson, et 20 L. aux Frères mineurs de Lausanne pour tous les legs faits jusqu’ici à ces derniers par la famille de Billens. Les autres établissements et les autres prêtres auxquels Marguerite fait une rente, sont: le couvent des moines noirs (soit des Bénédictins) de Grandson, les curés de Vuarens, de Billens, de Palésieux, l’abbaye d’Hautcrêt, les Frères prêcheurs de Lausanne (qui reçoivent une rente en nature), l’église paroissiale de St-Pierre et celles de St-Laurent, de St-Etienne, de St-Paul, de Ste-Croix, à Lausanne; l’hospice de l’église de St-Jean l’Evangéliste, dépendant de l’hospice de St-Bernard; enfin l’hospice des pauvres de Ste-Marie, à Lausanne. Une bonne œuvre, qui témoigne de la piété, de la charité et de l’humilité de la comtesse Marguerite de Grandson, c’est l’anniversaire qu’elle a fondé à Palésieux pour l’âme de ses domestiques, hommes et femmes, dont les corps reposaient au cimetière de ce lieu. De ces diverses rentes, les unes étaient assurées sur la recette de Vuarens et de Varangel, d’autres sur Pailly, sur une vigne de Pully, sur la dîme de Bussens, ou sur d’autres fonds de la testatrice. — Marguerite confesse devoir à Mermette, veuve de Girard, maire 1 d’Essertines, sa cousine, 220 fl. d’or; aux héritiers de dom Guillaume de /337/ Pisy, prévôt de Montjoux, 120 fl.; d’avoir reçu des biens d’Hugonin, fils de feu Jean (ou Jaques?), bâtard de Blonay, 100 fl.; des biens d’Isabelle, sa suivante 1 , fille de feu dit Servion de Billens, son homme lige, 20 fl. Ces dettes devront être payées exactement; la débitrice engage à cet effet ses biens meubles et immeubles, présents et futurs. Elle désire pareillement que réparation soit faite à quiconque aurait été lésé par elle, qu’on restitue tout ce qu’elle aurait pu exiger de ses vassaux injustement et par ignorance, qu’on fasse droit à toute réclamation fondée, et cela sans bruit, sans procès. — On le voit, la pieuse Marguerite voulait paraître devant son Dieu avec une conscience pure et un cœur intègre. — Elle établit héritière de sa part du château de Joux et de ses dépendances, ainsi que de tout ce qu’elle possède de biens meubles et immeubles dans le diocèse de Besançon, sa fille Jeanne, issue de son mariage avec Hugues de Blonay, sire de Joux, et mariée à Vautier de Vienne 2 , seigneur de Mirebel 3 . Marguerite lègue de plus à sa fille la somme de 2000 fl. d’or, bon poids, qu’elle lui assigne sur son château de Bourjod 4 et ses dépendances, et qui lui sera payée par son fils François, issu de son mariage avec Rodolphe comte de Gruyère. Dans le cas où le dit François de Gruyère ne pourrait pas acquitter la somme de 2000 fl., ou qu’il préférât en payer l’intérêt, il serait tenu, d’après /338/ la volonté de sa mère, de payer chaque année, à la St-Martin d’hiver, 160 fl., jusqu’à l’acquittement du capital. Si Jeanne venait à mourir sans laisser d’enfant légitime né de son corps, ou bien si elle avait un ou plusieurs enfants légitimes et que ceux-ci mourussent sans lignée, dans l’un ou l’autre cas on restituerait à François de Gruyère la moitié du legs susdit, soit 1000 fl., ou la moitié du cens annuel de 160 fl., et le possesseur de l’autre moitié (c’est-à-dire Jeanne ou son héritier) pourrait en disposer à son gré. La comtesse Marguerite fait héritier de tous ses autres biens, droits et revenus, son fils François de Gruyère, à la charge, pour celui-ci, d’acquitter les dettes que sa mère a contractées, et les legs qu’elle a faits dans le diocèse de Lausanne. Pour le cas où son fils François, encore pupille ou devenu majeur, décéderait sans enfants, sa mère lui substitue son propre frère, Guillaume de Grandson, seigneur de Ste-Croix et d’Aubonne, abstraction faite des biens meubles ou immeubles et des droits qu’elle possède dans le comté de Gruyère, et qu’elle lègue au comte son mari, pour lui et ses héritiers. Si Guillaume de Grandson venait à posséder l’héritage de François de Gruyère, le nouveau légataire serait tenu de payer à Hugues de Grandson, neveu de la testatrice, la somme de 1000 fl. d’or, ou de lui assurer le cens annuel établi par la coutume du pays, cens qu’il pourrait racheter. Elle veut que son mari le comte de Gruyère ait, pour la vie, l’usufruit des dits héritages, sauf la part de dame Jeanne, sa fille. Enfin, elle espère que chacun sera content de son lot, et désire que ses dernières volontés soient exécutées fidèlement. Marguerite de Grandson, la testatrice, et son mari le comte Rodolphe, ont fait apposer le sceau de l’official /339/ de Lausanne à cet acte solennel, qui fut passé à Palésieux, le 22me jour d’avril 1377 1 .
Après le décès de Marguerite de Grandson, comtesse de Gruyère 2 , sa succession fit naître un vif débat entre Vautier de Vienne, seigneur de Mirebel, et le comte de Gruyère. Le premier, mari de Jeanne de Blonay, prétendait que Marguerite de Grandson, mère de Jeanne, étant morte sans laisser d’autres enfants que Jeanne, issue de son mariage avec Hugues de Blonay, seigneur de Joux, et François, qu’elle avait eu de son union avec le comte de Gruyère, la dite Jeanne devait, suivant la coutume générale du pays de Vaud, emporter les deux tiers de la succession de sa mère, et il répétait ces deux tiers du comte Rodolphe et de son fils François, comme appartenant de droit à sa femme. Le comte de Gruyère, au contraire, invoquait en faveur de son fils François le testament de sa femme Marguerite, et revendiquait pour ce fils, encore mineur, toute la succession de sa mère, hormis le legs que celle-ci avait destiné à sa fille Jeanne. Enfin, le comte de Savoie intervenant, les parties /340/ s’accordèrent comme il suit: La maison forte de Palésieux, avec ses forêts, droits et justices, appartiendrait intégralement à François de Gruyère, et la maison forte de Bourjod, avec ses dépendances, à sa sœur utérine Jeanne, femme de Vautier de Vienne, comme on l’a dit. Tous les autres immeubles faisant partie de la succession de dame Marguerite, seraient partagés par égales portions entre François et Jeanne, de telle sorte que les immeubles les plus voisins de Palésieux appartiendraient à François, et les plus voisins de Bourjod, à sa sœur Jeanne. Celle-ci ne pourrait aliéner en aucune façon la part qui lui serait échue, et si elle mourait sans laisser d’enfant légitime né de son corps, sa part reviendrait de plein droit à son frère François, à l’exception toutefois des deux mille florins que sa mère lui avait légués, et dont elle pourrait disposer à son gré. Cette somme était assignée sur la plaine 1 ou campagne de Bourjod, et si Jeanne aliénait ce terrain, François ou ses héritiers auraient la faculté de le racheter. Le testament de la comtesse Marguerite conserverait toute la validité voulue par l’auteur, sauf en ce qui concernait la dérogation faite à certaines dispositions par la présente convention. Celle des parties contractantes qui violerait cet accord serait passible d’une amende de mille marcs d’argent, payable à la partie lésée. Ce traité, passé à Morges le 19 novembre 1381, fut confirmé par le comte de Savoie, en présence de l’évêque de Lausanne, de Guillaume de Grandson (frère de feu la comtesse Marguerite), de Louis de Cossonay, d’Humbert de Colombier et d’autres gentilshommes. Ainsi fut terminée /341/ la querelle entre Vautier de Vienne et le comte de Gruyère.
Cependant la maison de Gruyère ne cessait de regretter les beaux domaines qu’elle avait dû céder à l’église de Lausanne. Elle gardait un profond ressentiment contre l’évêque qui avait installé sa suzeraineté au cœur de la Gruyère. Elle nourrissait l’espoir de venger l’injure que lui avait faite son puissant voisin, et le désir de se soustraire à la vassalité dont elle était tenue envers lui à raison de la Tour de Trême, du bois de Bolère, du territoire de Contremesse et du village de Pringy, situé au pied de la colline sur laquelle s’élevait le palais-citadelle des comtes de Gruyère. Fréquentes étaient les collisions entre le prince séculier et le chef du diocèse. Elles se répétaient à l’avénement de chaque comte et de chaque évêque. Une nouvelle contestation s’éleva entre eux en 1377. Le prélat se plaignait que les gens de Lessoc eussent fait paître leurs bestiaux sur les terrains entre la Marivue (alba aqua), la Sarine, l’Hongrin et la Dent de Lys. Il reprochait au comte Rodolphe un acte de désaveu, que celui-ci aurait commis en recevant du comte de Savoie l’investiture de la Tour de Trême et en se déclarant son vassal à raison de ce fief. Le différend fut porté devant ce prince. Amédée VI en remit l’examen à une commission composée de trois membres, Humbert de Colombier, bailli de Vaud, Henri de Sivirier, prieur de Romainmotier, et Antoine Champion. En comparaissant devant ces arbitres, le comte de Gruyère déclara, quant aux habitants de Lessoc, que depuis plus de trente ans ceux-ci faisaient paître leurs bestiaux sur le fonds désigné ci-dessus, sans qu’on leur eût jamais contesté le droit de le faire; quant à la Tour de Trême, qu’il n’en /342/ avait point demandé l’inféodation au comte de Savoie, comme l’évêque le prétendait. Après de longs débats de part et d’autre, les arbitres prononcèrent à Moudon, le 16 novembre 1377, une sentence qui pacifia la querelle, en décidant que les gens de Lessoc n’auraient pas à l’avenir le droit de faire pacager leurs bestiaux sur les terrains contestés, mais qu’ils ne seraient passibles d’aucune amende pour le passé; que si l’évêque pouvait prouver que le comte de Gruyère s’était fait inféoder la Tour de Trême par un autre seigneur, il paierait à l’évêque une somme égale à la valeur du dit fief. Le procureur de l’évêque exigea 10000 florins et demanda aussitôt un passement 1 . Le juge y consentit, en lui remettant le bâton (baculus) 2 . Cependant il ne paraît pas que l’évêque ait fourni la preuve de son allégation. Nous verrons bientôt le comte de Gruyère soutenir que la Tour de Trême relevait de la Savoie bien longtemps avant qu’elle fût devenue un fief de l’église de Lausanne. Au reste, le lien féodal qui obligeait le comte de Gruyère envers l’évêque ne fut dénoué que plus tard.
Grâce à ses nombreuses alliances, la maison de Gruyère avait la chance de recueillir des héritages qui lui permettraient de réparer une partie des pertes qu’elle avait éprouvées par la guerre, par des aliénations, ou d’une autre manière. Toutefois, il eût été prudent de ne pas trop y compter. Elinode, fille d’Humbert Alamandi, condame de Coppet, qui avait épousé d’abord François de Pontverre, puis Archimand de Grolée, faisant son testament en 1379, institua son /343/ héritière universelle sa sœur Jeanne 1 , épouse d’Oton 2 de Grandson, chevalier, et lui substitua, au défaut d’enfants mâles, Rodolphe, fils de Rodolphe comte de Gruyère, et ses fils, pour la moitié de ses biens, l’autre moitié devant appartenir aux filles de Jeanne 3 . Depuis, Jean de La Tour, chevalier, fils de feu Pierre de La Tour, seigneur de Châtillon en Vallais, faisant son testament à Corbières, le 22 mars 1381, y nommait légataire universel son frère Antoine de La Tour, et à son défaut, Jeannette, fille d’Antoine, avec droit de substitution en faveur de Rodolphe de Montsalvens, fils aîné du comte de Gruyère 4 .
C’est à peu près de cette époque que datent les droits de la maison de Gruyère à la seigneurie d’Oron. François d’Oron, chevalier, fils de feu Rodolphe seigneur d’Oron et d’Attalens, chevalier, nomma héritier par testament de tous ses droits et de tous ses biens Rodolphe, comte de Gruyère. A la mort du comte, son fils François de Gruyère, filleul de François d’Oron, testateur, et ses héritiers légitimes, nés de son corps, lui succèderaient dans la possession de la maison ou du château d’Oron, de tous ses droits, justices (haute, moyenne et basse) et dépendances, dès le mont de Vevey et le bois du Jorat en haut, et Rodolphe de Gruyère, fils aîné du comte de Gruyère et ses héritiers légitimes posséderaient l’autre partie de la seigneurie d’Oron, dès le mont de Vevey et le bois du Jorat en bas. Si l’un des deux frères /344/ mourait sans laisser d’enfant légitime, le survivant et, après lui, ses enfants héritaient de la part du défunt. Pour le cas où les deux frères décéderaient sans lignée, le testateur appelait à sa succession Aimon de Prez, donzel, et ses enfants mâles, nés légitimement de son corps, et au défaut d’Aimon de Prez, l’évêque de Lausanne et ses successeurs, pour une part, et le chapitre de la cathédrale pour l’autre part; c’est-à-dire que l’évêque hériterait du château d’Oron et de ses dépendances, dès le mont de Vevey et le bois du Jorat en haut, soit de la part destinée à François de Gruyère, et que le chapitre hériterait de l’autre moitié, dès le mont de Vevey et le bois du Jorat en bas, soit de la part destinée à Rodolphe de Gruyère. Le testateur choisit sa sépulture dans l’église des Frères mineurs de Lausanne, dans le chœur, devant le grand autel, auprès de Marie de Gruyère, sa femme 1 . Le comte de Gruyère et son fils Rodolphe, l’un beau-père, l’autre beau-frère du testateur, revêtirent de leur approbation l’acte de ce dernier, auquel fut apposé le sceau de l’official de la cour de Lausanne 2 .
Avant de rappeler les événements qui à cette époque affligèrent une partie du Vallais, et qui fournirent au comte de Gruyère et à son fils aîné l’occasion de jouer dans ce pays un rôle assez considérable, suivons un moment ce jeune seigneur en pays étranger.
Rodolphe de Gruyère, héritier présomptif de Rodolphe IV, /345/ avait fait une partie de son éducation à la brillante cour d’Amédée VI, où, héritier de l’esprit chevaleresque qui distinguait sa race, il avait senti se développer son goût pour le métier des armes. Rentré dans son pays, il y passa quelques années 1 ; mais la Gruyère offrait à l’ambition de ce jeune seigneur un théâtre trop étroit. Rodolphe, à l’exemple de son oncle Jean de Gruyère et d’autres gentilshommes romans, s’enrôla sous la bannière du roi d’Angleterre, et suivit les fils d’Albion dans leurs expéditions contre la France. Il fut du nombre des cavaliers qui de Calais firent des incursions dans la Picardie et l’Artois. Il se signala par quelque action d’éclat aux combats d’Ardres et de Saint-Omer, de telle sorte que le chef anglais voulut le faire chevalier, honneur que le jeune guerrier refusa. Il en fit de même en 1380, lorsqu’il combattait dans les rangs de l’armée anglaise commandée par le comte de Buckingham. A Troyes, ce général appela tous ceux qui voulaient et devaient être nouveaux chevaliers. « Adonc (dit Froissart) fut appelé du comte de Bouquinghen (Buckingham) un moult gentil écuyer de la comté de Savoie, qui autrefois avoit été requis de prendre l’ordre de chevalerie devant Ardre et devant Saint-Omer, et tout sur ce voyage, et s’appeloit Raoul de Gruyères, fils au comte de Gruyères; et lui dit le comte de Bouquinghen (Buckingham) ainsi: « Raoul, nous arons (aurons) huy, s’il plait à Dieu et à Saint-George, convenant (rencontre) d’armes; si vueil (je veux) que vous soyez chevalier. » L’écuyer s’excusa ainsi que autrefois excusé s’étoit, et dit: « Monseigneur, Dieu vous puist (puisse) rendre et mérer (payer) le bien et honneur /346/ que vous me voulez faire, mais je ne serai ja chevalier si mon naturel seigneur le comte de Savoie ne le me fait en bataille de chrétiens contre sarrazins. » On ne l’examina plus avant 1 ; et ainsi fut-il déporté (retardé) à être chevalier. »
Cependant l’influence du comte de Savoie, Amédée VI, l’un des plus illustres souverains de son siècle, avait maintenu, dans le Vallais, le comte-évêque Edouard de Savoie, dont l’intrusion avait vivement ému les habitants du Haut-Vallais, qui voyaient dans ce prélat un des instruments dont se servait la maison de Savoie pour faire la conquête de leur pays, comme elle avait fait celle du Bas-Vallais et du vieux Chablais. Mais à peine le comte Verd fut-il mort 2 , que les hommes du Haut-Vallais prirent les armes, chassèrent l’évêque Edouard, firent flotter sur les châteaux de Majorie, de Tourbillon et de Ste-Valérie de Sion, la bannière des Visconti, seigneurs de Milan, contre lesquels le comte Verd s’était ligué (en 1372) avec le pape Grégoire XI, l’empereur Charles IV, et d’autres princes. Ils s’avancèrent en vainqueurs dans le Bas-Vallais, et envahirent le Chablais. /347/ Tandis que Jean de Verney, maréchal de Savoie, le sire de Pontverre et le baron de La Tour, s’opposant aux progrès des Vallaisans, repoussèrent ceux-ci et prirent quelques places, Amédée VII, le comte Rouge, avide de gloire, envoya des messages aux seigneurs de la Haute-Bourgogne (Franche-Comté), du pays de Vaud, du Dauphiné et du Piémont, qu’il savait être les plus vaillants et les plus dévoués à ses intérêts. En même temps Humbert de Colombier, seigneur de Vuillerens, bailli de Vaud, ménagea une conférence à Morat (le 4 avril 1384), où fut renouvelée l’alliance perpétuelle qu’Amédée VI avait conclue, en 1364, et répétée en 1373, avec Berne. On y régla ce qui concernait les secours que les évêques de Lausanne, de Genève et de Sion fourniraient au comte de Savoie. Parmi les grands seigneurs féodaux qui, avec la cité de Berne, envoyèrent leurs hommes d’armes pour soumettre le Vallais, on remarqua le comte de Gruyère, vassal du comte de Savoie, et d’ailleurs apparenté à ce prince par sa première femme, Marguerite Alamandi ou d’Aubonne, petite-fille de Jeanne de Savoie, dame de Gex. Les Fribourgeois, avec qui le comte de Gruyère avait fait, dans l’automne de 1379, un traité de combourgeoisie, prirent également part à l’expédition dirigée contre les Vallaisans 1 . Après avoir fait les préparatifs pour l’assaut de Sion, au moment décisif, un ancien chevalier, Guillaume de Grandson, fit chevalier le comte /348/ Amédée VII, qui à son tour donna l’accolade au prince Amédée de Morée, et après lui à Louis de Savoie, au comte Henri de Montbelliard, et (dit la chronique) à plus de cent quarante autres 1 , parmi lesquels se trouvait apparemment Rodolphe, fils du comte de Gruyère. Rodolphe avait franchi le Sanetsch avec son père, pour envahir le Haut-Vallais de ce côté.
On sait que le comte de Savoie, grâce au concours de nombreux alliés, triompha de la courageuse résistance des Vallaisans. Sion dut se rendre; les châteaux de Majorie et de Tourbillon furent également pris de force. Les vaincus consentirent au rétablissement de l’évêque qu’ils avaient expulsé 2 . Trop pauvres pour payer les frais de la guerre, ils promirent d’engager au comte de Savoie les châteaux de Soie, de Majorie et de Tourbillon. Pour preuve de leur sincérité ils durent remettre des otages. Ceux-ci furent confiés par Amédée VII à la garde et protection du comte de Gruyère, ou plutôt de son fils Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens et de Vaugrenant, qui fut bailli du Vallais 3 et gouverneur des châteaux de Sion. Les otages dont il s’agit étaient au nombre de cinq; parmi eux, Rodolphe de Rarogne. Rodolphe de Gruyère les garda et les nourrit à ses frais (qui devaient lui être remboursés par le comte de Savoie) depuis le 18 octobre 1387 jusqu’au 20 juin 1388. /349/ Suivant sa déclaration il garda, de plus, sept autres otages pendant le même temps.
Le comte de Savoie, engagé dans des démêlés avec Théodore, marquis de Montferrat, et avec Fréderic, marquis de Saluces, remit au comte de Gruyère le soin d’achever la soumission du Vallais, dont quelques communes, à ce qu’il paraîtrait, avaient repris les armes après être revenues de leur frayeur. Le comte Rodolphe traversa les vallées de la Haute-Gruyère, franchit le pas du Sanetsch, descendit dans le Vallais, prit à lui les troupes que le comte de Savoie avait laissées dans le pays, et alla camper devant Viége, avec le dessein de pénétrer dans les hautes vallées. Dans la nuit, tout à coup le feu éclata dans les granges occupées par les soldats savoisiens. Profitant du trouble et de la confusion causés par l’incendie, Pierre de Rarogne vint fondre sur les étrangers. Si l’on en croit la tradition, quatre mille Savoisiens auraient péri par les flammes ou par le fer. Le comte de Gruyère aurait échappé au désastre grâce à l’intrépide dévouement de quatre cents hommes du Gessenay et de Château-d’Œx, qui, défendant le pont du Rhône avec autant d’habileté que de courage, auraient favorisé sa retraite 1 ./350/
Quoi que l’on pense de l’authenticité de ces détails, il est certain que le peuple vallaisan, un moment abattu, abaissé, se releva; que les Savoisiens, leurs alliés et leurs vassaux furent surpris, repoussés, et obligés de quitter le pays qu’ils avaient envahi, et sur lequel ils avaient fait peser le joug de la tyrannie. Sion, qu’ils avaient brûlé, fut rebâti. Le comte-évêque, qui avait été imposé aux Vallaisans, se retira à son tour. L’évêque de Belley, archevêque de Tarentaise, étant mort, le pape Clément VII éleva à cette double dignité Edouard de Savoie, et il promut à l’évêché de Sion Humbert de Billens, neveu du comte de Gruyère, qui, désagréable aux Vallaisans, fut maintenu par son oncle.
Amédée VII étant mort, à Ripaille, le 1er novembre 1391, et son fils Amédée VIII, dit le Pacifique, lui ayant succédé, à l’âge de huit ans, sous la tutelle de son aïeule Bonne de Bourbon 1 , comtesse de Savoie, assistée d’un conseil de régence, cette princesse accorda sa confiance au comte de Gruyère. Celui-ci, investi du titre de gouverneur et de gardien des châteaux de Soie, de Tourbillon et de la Majorie de Sion 2 , promit de défendre et de protéger ces /351/ forteresses, à ses frais, au nom et à l’aide de la régente et du comte de Savoie, jusqu’au 9 février 1392, aux conditions marquées dans une lettre émanée de la princesse et datée de Nyon du 1er décembre 1391. Le comte de Gruyère fut fidèle à sa parole. Cependant les partis, fatigués d’un état de guerre qui épuisait leurs ressources et leurs forces, songeaient à pacifier leur querelle. Mais le traité de paix auquel on travailla pour terminer les discordes qui existaient entre la comtesse-régente et le comte de Savoie, d’une part, et les communautés du Vallais, de l’autre, ne pouvait se conclure si l’on ne restituait d’abord à celles-ci les châteaux dont le comte de Gruyère avait la garde, et les otages qui lui avaient été remis. Ces otages, au nombre de douze, comme on l’a dit, furent remis, par Rodolphe de Gruyère, en son propre nom et au nom du comte son père, à savoir, les cinq premiers à Jean de Blonay, bailli du Chablais, les sept autres, avec les châteaux de Tourbillon de Majorie et de Montorge, aux chevaliers Ebal de Challant, seigneur de Montjovet ou Montjou, Pierre Ravoyrie, seigneur de Domessyn, Amé de Challant, et Egide, doyen de Seyssel, conseillers de la comtesse.
La pacification entre la comtesse-régente et les Vallaisans fut conclue sur la fin de 1392. Les paysans des paroisses vallaisanes, réunis au son des cloches, élirent dans leur assemblée des hommes de bon renom pour terminer leur différend, entre autres Pierre de Rarogne, seigneur d’Anniviers, Guillaume et Guichard, ses frères. Les députés des communes s’accordèrent avec la comtesse de Savoie. Le comte de Gruyère, Humbert de Billens, évêque de Sion, le seigneur de La Tour, les communautés de Berne et de /352/ Fribourg, avec leurs alliés, furent également compris dans cette paix générale. Les Vallaisans s’engagèrent à payer à Bonne de Bourbon, agissant pour son petit-fils, ou à son messager, dans la ville de Sion, la somme de vingt-cinq mille florins d’or. Les châteaux de Tourbillon, de Majorie et de Montorge furent rendus à l’évêque, etc. Ce traité, fait à Sion le 24 novembre 1392 1 , scellé des sceaux des communes intéressées, mit fin à la guerre désastreuse que le Vallais avait dû soutenir et qu’il avait bravement soutenue contre la puissante maison de Savoie.
Mösching dit dans sa chronique, et Kohli répète après lui, que les habitants du Gessenay furent exclus de la paix qui fit cesser la guerre entre le Vallais, la Savoie et le comte de Gruyère; que telle fut la récompense des bons services que ces braves gens avaient rendus spontanément et gratuitement au comte de Gruyère; que les hostilités entre le Gessenay et le Vallais continuèrent au grand dommage des deux pays; que les hommes du Gessenay s’avancèrent même jusqu’à Sierre, ravageant la contrée; qu’enfin, grâce à la médiation du Haut-Simmenthal, la veille de St-Jaques (24 juillet) 1393, les deux peuples firent un traité particulier, dont voici les principaux articles:
1° Les habitants du Gessenay et ceux du Vallais ne se feront plus de mal au delà ou en deçà de la montagne (du Sanetsch);
2° Si les hommes de l’un des deux pays sont obligés de suivre leur seigneur à la guerre dans l’autre pays, ils dénonceront la paix quinze jours d’avance; /353/
3° Nul habitant de l’une des deux contrées ne pourra poursuivre un habitant de l’autre pour dette ailleurs qu’au for personnel du débiteur;
4° Si un homme du Gessenay, dans un moment de colère, tue un homme du Vallais, ou réciproquement, un tel homicide non prémédité ne rompra point la paix existante entre les deux peuples;
5° Tout malfaiteur qui aura nui à l’un des deux pays sera expulsé de l’autre, s’il y cherche un refuge.
Le lundi après la St.-Barthélemi (le 25 août) 1393, le comte de Gruyère aurait scellé, suivant Mösching, pour la commune de Gessenay, le dit traité de paix, après y avoir ajouté que ce contrat ne pourrait être annulé par une guerre du Bas-Vallais. C’était, dit Kohli, réserver les droits du comte de Savoie sur cette contrée.
Quoi qu’il en soit, quand la Savoie eut conclu la paix avec le Vallais elle dut encore régler avec le comte de Gruyère ou avec son fils Rodolphe. Dans un acte passé avec eux, il fut déclaré formellement que les châteaux et les otages ayant été remis, au nom de la comtesse-régente et du comte de Savoie, aux communautés du Vallais, par Rodolphe de Gruyère, en son nom et au nom de son père, et que ces deux seigneurs ayant tenu les dits châteaux de la part du comte de Savoie, ils ne les répèteraient jamais. Le comte de Gruyère et son fils disaient avoir payé, pour la nourriture quotidienne des otages dont nous avons parlé, 18 deniers 1 et plus par tête; mais les commissaires de la Régente leur ayant fait entrevoir les services que cette princesse pourrait leur rendre, ils s’accordèrent avec /354/ ceux-ci à 14 deniers par jour. Les frais d’entretien des otages et de la garde des châteaux s’élevaient à la somme d’environ deux mille vieux florins d’or 1 , bon poids, le florin valant 14 sous de Lausanne. Cette somme était payable dès le règlement de compte jusqu’à la prochaine fête de Pentecôte 1392.
Mais la dette contractée par la maison de Savoie envers la maison de Gruyère était plus considérable. Les sommes dues à Rodolphe, seigneur de Montsalvens et de Vaugrenant, formaient en 1392 un total de huit mille florins d’or 2 , petit poids. La reconnaissance de cette dette, faite au château de Valérie de Sion, par les commissaires savoisiens, le 19 février 1392 (Indiction 15), fut ratifiée par la comtesse de Savoie, à Chambéry, le 7 mars de la même année.
Cette somme devait servir, avec d’autres deniers, à faire l’acquisition des seigneuries d’Aubonne et de Coppet. Rodolphe de Gruyère tenait à s’établir dans le diocèse de Genève, sur les bords du Léman. Prétendant, de l’aveu de son père, à la succession de Guillaume Alamandi, seigneur de Valbonais, Rodolphe avait passé, devant notaire et en présence de témoins, le 7 juin 1384 (Indiction 7), dans la salle du château d’Oron, un acte par lequel il donnait à quatre hommes notables, dont deux du diocèse de Genève et deux du diocèse de Lausanne, le pouvoir d’agir en son nom pour obtenir la restitution des biens de Guillaume Alamandi, en particulier de la seigneurie d’Aubonne; biens qui, disait-il, devaient lui échoir comme héritier légitime survivant. /355/ Il ne paraît pas que cette démarche ait eut le résultat qu’en espérait l’auteur. Voici ce qui arriva neuf ans plus tard.
Sire Oton de Grandson, fils de feu Guillaume de Grandson, coseigneur de Ste-Croix et d’Aubonne, avait été d’abord soupçonné, puis accusé d’avoir hâté par le poison la mort d’Amédée VII, comte de Savoie. Les communautés des bonnes villes du pays de Vaud, et probablement le comte de Gruyère lui-même, avaient été convoqués à Moudon, par le bailli de Vaud et par la communauté de cette ville, pour délibérer sur la question de savoir si Oton de Grandson devait être condamné 1 . Ce qui suit prouve que ce seigneur, quoique faussement accusé, ne fut pas reconnu innocent. Les châteaux, châtellenies, juridictions, hommages et vassaux, toute la terre d’Oton de Grandson, tous ses biens meubles et immeubles furent confisqués par sentence, à cause de ses énormes crimes 2 , au profit du comte de Savoie. Celui-ci reprit facilement les seigneuries d’Aubonne et de Coppet, mais il n’en fut pas de même des autres terres d’Oton de Grandson. Quelques maisons fortes appartenant à ce baron firent résistance, notamment le château de Ste-Croix, qui, s’élevant sur une crête du Jura, dominait la vallée d’Yverdon. La garnison de ce fort était composée d’aventuriers, dont le sire de Grandson s’était assuré le concours à prix d’argent. Il paraîtrait que le comte de Gruyère aurait été chargé de prendre de vive force le redoutable manoir, et qu’on lui aurait déféré le commandement d’une expédition militaire. Il est certain que les bonnes villes envoyèrent des députés à Moudon, auprès du comte de Gruyère, pour aviser /356/ aux moyens de marcher contre les bandits qui gardaient le château de Ste-Croix, et décider si le pays de Vaud ferait la chevauchée, c’est-à-dire s’il fournirait des soldats pour une expédition. Le comte de Gruyère, ou plutôt son fils, profita des circonstances pour se faire payer de la cour de Savoie et acquérir la seigneurie d’Aubonne, dont il convoitait depuis longtemps la possession. Cette fois ses désirs furent accomplis. En effet, le 4 novembre 1393, Amédée VIII, comte de Savoie, de l’avis et du consentement de ses pères, ou plus exactement de son aïeul maternel et de son beau-père, les ducs de Berri 1 et de Bourgogne, et de Bonne de Berri, sa mère, comtesse de Savoie, ainsi que de ses conseillers, vendit à Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens et de Vaugrenant, et à Jean de La Baume, seigneur de l’Abergement, tous deux chevaliers, les seigneuries d’Aubonne et de Coppet, au prix de 14,000 fl. d’or, petit poids. Ces deux fiefs provenaient de Jeanne Alamandi, fille d’Humbert (coseigneur d’Aubonne et de Coppet), femme d’Oton de Grandson. Le comte de Savoie, en les inféodant à d’autres vassaux, se réserva naturellement les droits de suzeraineté, de foi et d’hommage.
La maison de Savoie devait à Rodolphe de Gruyère 8000 florins, comme on l’a dit. Celui-ci paya 6000 fl. pour compléter le prix d’achat. Ordre fut donné à tous les sujets des seigneuries d’Aubonne et de Coppet de reconnaître leurs nouveaux seigneurs, et d’acquitter envers eux les droits et /357/ les tributs qu’ils avaient payés jusqu’ici soit au comte de Savoie soit à Oton de Grandson 1 .
Le lendemain, 5 novembre, Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens, et Jean de La Baume, seigneur de l’Abergement 2 , chevaliers, accordèrent conjointement et individuellement au comte de Savoie la faculté de racheter les seigneuries d’Aubonne et de Coppet 3 .
Le même jour, Rodolphe de Gruyère, en son nom et au nom de Jean de La Baume, fit prendre possession des deux seigneuries qu’ils avaient acquises. Rodolphe eut la première et son compétiteur la seconde 4 .
C’est ainsi que la seigneurie d’Aubonne devint fief de la maison de Gruyère. Elle n’en fut détachée qu’à l’époque où les événements brisèrent et la couronne et le sceptre de nos rois chevaliers.
CHAPITRE ONZIÈME.
Continuation du règne de Rodolphe IV. Aliénation des droits de vente. L’ohmgeld à Gruyère. Communes affranchies de la mainmorte. Ventes de rentes foncières. Cession de fonds par l’évêque de Sion au comte de Gruyère. Celui-ci hérite des fiefs à La Vaux. Nouveau débat entre le comte de Gruyère et l’évêque de Lausanne. Ventes et emprunts par le comte de Gruyère et son fils Rodolphe de Montsalvens. Ordonnance du roi Wenceslas. Le Gessenay affranchi de la mainmorte. Querelle des deux comtes de Gruyère avec cette commune. Vente de la seigneurie d’Oron. Duel judiciaire. Accord du comte de Gruyère avec le sire de La Sarra. Berne fait l’acquisition de la vallée de Froutiguen. Combourgeoisie des comtes de Gruyère et de la commune de Gessenay avec la ville de Berne. Terres d’Oron et de Palésieux. Querelle entre le comte de Gruyère et Gaspard de Montmayeur. Mort de Rodolphe IV. Le Gessenay renouvelle sa combourgeoisie avec Berne. Détails concernant Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens, et sa famille.
[1393-1403]
Après avoir indiqué sommairement les rapports du comte de Gruyère et de son fils avec la maison de Savoie, pendant les guerres du Vallais, il faut reprendre de plus haut les détails concernant l’histoire intérieure du comté de Gruyère. Après les avoir enregistrés, nous poursuivrons l’histoire des deux Rodolphe, père et fils, jusqu’au moment où ils quittent la vie.
Eu 1383, le comte Rodolphe et son fils, Rodolphe de Gruyère, alors simple donzel 1 , avait vendu à Alamand de St-Germain, donzel, au prix de 400 livres de Lausanne, le droit de vente sur les denrées qui se vendaient dans les /359/ marchés publics de toute la châtellenie de Gruyère 1 . En 1388, peu de temps après la remise des otages Vallaisans et le retour temporaire des deux seigneurs de Gruyère dans leur pays, ceux-ci, considérant le mauvais état de leurs finances, vendirent à Hartmann d’Orsens 2 , au prix de 440 florins d’or, bon poids, leurs droits de vente et de péage dans la châtellenie d’Œx, ainsi que les autres droits qui leur étaient dus dans la dite châtellenie, et qu’on avait coutume de leur payer, à quelque titre que ce fût, de toutes les marchandises qui se fabriquaient dans la dite contrée, ainsi que de tous les objets d’importation et d’exportation. — Ce système, loin de favoriser le développement de l’industrie et du commerce, ne faisait que l’entraver. Il tendait évidemment à épuiser les ressources de la prospérité publique, ou du moins à en diminuer la richesse. — Les ventes dont il s’agit étaient censées rapporter annuellement 13 livres de Lausanne, ou à peu près. Les deux seigneurs susdits aliénèrent pareillement les cens et les redevances qui leur étaient dus chaque année, à la St-Nicolas d’hiver, par les gens de la paroisse de Rougemont et de la commune de Gérignoz. Les censitaires de ces localités, au nombre de soixante-sept, désignés dans l’acte de cession, payaient annuellement, en moyenne, un peu plus de 3 sous. Le plus pauvre payait 2 deniers; la plupart acquittaient une redevance de 2 à 6 sous; un d’entre eux payait 10 sous; un autre, le plus riche, 22 sous, preuve d’une grande disproportion entre les tenures et d’une différence notable de bien-être entre les tenanciers. /360/ Ceux-ci, pris ensemble, acquittaient chaque année à leur seigneur environ onze livres de Lausanne 1 .
Le même jour, le comte de Gruyère et ses deux fils, Rodolphe et François, accordèrent à la commune de Gruyère, et déclarèrent lui avoir cédé, en retour de trois cent et treize florins, bon or et bon poids de Florence, l’ohmgeld sur le vin, tel que ce droit est déterminé dans la charte du 20 février 1341 2 . « Le comte et ses fils, dit la nouvelle charte, destinent à l’exonération de leurs dettes la somme qu’ils ont reçue des prud’hommes, nobles, bourgeois et habitants de Gruyère. La commune de cette ville pourra établir deux hommes pour percevoir l’ohmgeld. Ces deux officiers seront à la nomination de la commune, qui pourra les révoquer. C’est à la commune qu’ils rendront compte de leur office. Quiconque fera venir du vin à Gruyère devra le déclarer à ces deux officiers, sans la permission desquels il ne pourra pas entrer de vin dans sa maison. Celui qui contreviendra à cette règle sera passible d’une amende de 3 sous, à payer au comte. » Les deux fils du comte approuvèrent le nouvel acte de cession de l’avis et du consentement de leur père, qui le scella pour lui et pour son fils François, à la demande de celui-ci, présentée au comte par son clerc juré, Pierre Frossard de /361/ Corbières. Rodolphe de Gruyère apposa son propre scel à ce document 1 .
Dans ce temps-là, le comte de Gruyère et, de son aveu, son fils aîné, Rodolphe seigneur de Montsalvens, publièrent un acte remarquable, dont voici le contenu:
« Nous Rodolphe, comte et seigneur de Gruyère, et nous Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens, fils du dit comte, à tous ceux qui les présentes verront ou entendront. Considérant qu’une certaine servitude, appelée la mainmorte 2 , a été introduite d’une manière illicite 3 , et (comme l’atteste un rapport digne de foi) maintenue injustement par les comtes de Gruyère, nos prédécesseurs, dans notre seigneurie, notamment dans les endroits nommés Montbovon, Nérive, Villars-sous-Mont, Afflon, En-ey, La Chenaux, Pringy et Estavanens, de la châtellenie de Gruyère; que, par l’imposition d’une pareille servitude, dont nous avons horreur, nos prédécesseurs ont péché contre Jésus-Christ; considérant, de plus, que la servitude de la mainmorte a été nuisible aux biens et aux hommes des villages susdits, et, ce qu’il y a de pire, qu’elle leur cause incessamment un grand dommage, attendu que beaucoup de gens craignent de s’établir dans les localités prédites et d’y transporter leur avoir; considérant enfin que nos sujets des endroits nommés ci-dessus ont supporté beaucoup de charges pour nous et pour nos devanciers, qu’ils nous ont rendu de grands services, et accordé de pure grâce divers secours et subsides destinés à diminuer nos dettes, et qu’il convient /362/ de les récompenser de leur dévouement; désirant aussi contribuer au salut de nos ancêtres, et veiller à l’utilité commune des villages susdits, en vue d’en augmenter la population et d’en avancer la prospérité; par ces divers motifs, et de l’assentiment de notre cher fils et frère noble François de Gruyère 1 , nous affranchissons à perpétuité de la servitude de la mainmorte les communautés des paysans et habitants des villages ci-dessus désignés, hommes et femmes, ainsi que leurs possessions, tous leurs biens meubles et immeubles, etc. Nous confirmons leurs usages et leurs coutumes, de même que les lettres de franchise qu’ils ont obtenues de nos prédécesseurs, et tout cela tant en récompense de leurs bons services que pour le prix de neuf cents florins bon or et bon poids, que nous avons reçus et que nous nous destinons à l’amélioration de nos finances. Nous voulons qu’en vertu de la présente charte d’affranchissement, le plus proche parent du défunt, en ligne directe 2 , lui succède dans tous ses biens, qu’il en prenne possession de plein droit, qu’il en use et en jouisse comme de son bien propre, nous réservant les cens, rentes, usages et services, avec le plein et parfait domaine ou la seigneurie des tenures et des héritages possédés par les villageois des dites localités. »
Le comte de Gruyère et ses deux fils ont scellé la présente charte, et le clerc juré Pierre Frossard, de Corbières, l’a revêtue de son seing. Donné, quant au comte de Gruyère et à son fils Rodolphe, le 2e jour de novembre, et quant à François de Gruyère, le 4 décembre 1388. /363/
A la même époque le comte de Gruyère et ses deux fils affranchirent de la mainmorte Broc et Châtel-sur-Montsalvens, moyennant la somme de 380 fl. 1 . Ils se réservèrent pareillement les cens et rentes, les lods et l’entière seigneurie des terres mouvantes de leur fief.
Quels que soient les véritables motifs qui ont dirigé le comte de Gruyère en cette occasion, et qui lui ont dicté le préambule de l’acte mémorable qu’on vient de lire, ses paroles sont la condamnation d’une servitude sous laquelle gémissaient les populations. Il est intéressant de voir, au quatorzième siècle, un puissant seigneur féodal déclarer que la mainmorte était une iniquité, que l’exercice de ce droit était un péché qui avait compromis le salut de ses ancêtres, un mal qui avait empêché le développement de la prospérité publique 2 . La suppression de la mainmorte était le meilleur moyen d’encourager le travail, d’intéresser l’homme de la campagne à la culture des terres et du bétail, d’assurer le bien-être des individus et des familles, de favoriser l’accroissement de la population, de donner plus de prix à l’activité du cultivateur, plus de fertilité au champ, plus de valeur au capital immobilier. L’affranchissement de la mainmorte devait améliorer sensiblement la condition d’un peuple composé de pâtres et d’agriculteurs. Il marquait un nouveau progrès dans les droits de propriété et de liberté. /364/
Depuis, Rodolphe de Gruyère, de l’avis du comte, son père, vendit à Aimon Cléry, donzel, de Gruyère, divers cens dans le ressort de Montbovon et d’Estavanens, au prix de 210 L. de Lausanne 1 .
Le comte de Gruyère et son fils Rodolphe auraient encore vendu à Henri dit Turrenberg, de Gessenay, pour le prix de 100 sous [de rente], leur droit de vente, c’est-à-dire leur droit sur les denrées et les marchandises qui se vendaient dans la paroisse de Gessenay 2 .
Les mêmes seigneurs, toujours en quête d’argent, cédèrent à Richard d’Illens, fils de feu Jean d’Illens de Romont, donzel, en retour de 640 florins d’or, bon poids, une rente annuelle de 64 fl., de 14 sous de Lausanne le florin, qu’ils s’engagèrent à lui payer chaque année à la fête de St-André, apôtre. Ils trouvèrent des amis qui se portèrent garants de la dite rente, savoir Pierre de Corbières, coseigneur de Bellegarde, Antoine de Flendru (paroisse de Rougemont), Alamand de St-Germain, les frères Pierre et Simon de Cléry, de Gruyère, Rolet dit Champion, et Perret dit Griot, bourgeois de Gruyère, Jeannet dit Castella, de Nérive (ou Nérigue), et Mermet dit d’Ey, habitant d’en-Ey, paroisse de Gruyère. Ces garants répondirent individuellement du tout. Ils obligèrent à cet effet leurs biens, et promirent de se constituer otages, à Romont, dans les huit /365/ jours après la première sommation qui leur serait adressée 1 .
Dans ce temps-là, certaines propriétés provenant de la maison de Billens étaient contestées au comte de Gruyère par diverses personnes. Afin de mettre un terme à leurs réclamations, Humbert de Billens, évêque de Sion, neveu du comte, déclara solennellement que c’était de son plein gré que Rodolphe, comte et seigneur de Gruyère, son oncle maternel 2 , était en possession de cens, de rentes et de fonds de terre épars dans le diocèse de Lausanne, lesquels provenaient de la succession de feu noble Aimon de Billens, chevalier, père du dit évêque. Le prélat ordonna expressément à tous les intéressés de reconnaître le comte de Gruyère pour leur seigneur féodal, et d’acquitter les redevances dont ils étaient tenus envers lui 3 .
François d’Oron, donzel, ayant hérité de son oncle paternel Girard d’Oron, doyen de Valérie, diocèse de Sion, des biens que celui-ci possédait dans les paroisses de Corsier et de St-Saphorin, avait, en 1365, rendu foi et hommage, à raison de ces biens, à l’évêque de Lausanne, qui était alors Aimon de Cossonay, reconnaissant les tenir de ce prélat et de son église, comme sous-fief des seigneurs de Blonay, qui en supporteraient la charge 4 . A la mort /366/ de François d’Oron, ces biens échurent à son beau-père, Rodolphe, comte de Gruyère. Dans une entrevue que celui-ci eut, en 1392, au château de Bulle, avec Gui de Prangins, évêque de Lausanne, il avoua tenir en fief de ce prélat et de son église, aux mêmes conditions que son prédécesseur, les biens et les droits qu’ils possédait dans les paroisses de Corsier et de St-Saphorin, et qu’il avait hérités de François d’Oron, chevalier 1 .
Le comte de Gruyère se trouva donc être le vassal de l’évêque de Lausanne à raison des nouvelles possessions qu’il venait d’acquérir. On sait qu’il était depuis longtemps son homme lige à raison de la Tour de Trême.
Les rapports entre la maison souveraine de Gruyère et la cour épiscopale de Lausanne semblaient devenir toujours plus difficiles. La noble maison de Gruyère n’oubliait pas la conduite des évêques et du chapitre de Lausanne à son égard; elle souffrait de devoir relever certains fiefs de l’évêque, d’être obligée de lui en rendre foi et hommage. Vers la fin du quatorzième siècle il s’éleva une contestation entre Rodolphe IV, comte de Gruyère, et Guillaume de Menthonay, successeur de Gui de Prangins à l’évêché de Lausanne. Ce prélat affirmait que le comte Rodolphe et ses prédécesseurs avaient fait hommage lige aux évêques et à l’église de Lausanne, et reconnu qu’ils tenaient d’eux et de la dite église, en fief lige, la Tour de Trême, le bois de /367/ Bolère, le village de Pringy et le territoire de Contremesse, avec leurs droits et dépendances, et que le comte Rodolphe avait promis à l’évêque Gui, prédécesseur immédiat de l’évêque actuel, de désigner et de déclarer, aussi souvent qu’il en serait requis par le dit évêque ou par ses successeurs, le fief et les possessions qu’il tenait de l’église de Lausanne. Guillaume de Menthonay exigeait de la part du comte l’hommage dont celui-ci était tenu envers lui, et de plus l’accomplissement de la promesse qu’il avait faite au dernier évêque. Le comte refusait, disant qu’il ne pouvait être astreint à faire la spécification demandée, attendu que la Tour de Trême, la forêt, le village et le territoire prédits relevaient du comte de Savoie avant qu’ils eussent été mis sous la mouvance de l’évêque de Lausanne. L’évêque demandait, en ce cas, une juste compensation. Les parties, ne pouvant s’accorder, choisirent des arbitres pour pacifier leur différend. Ceux-ci décidèrent que le comte de Gruyère, en compensation des choses féodales susdites, paierait à l’évêque, dans le terme de dix ans, la somme de 700 L., monnaie courante de Lausanne, estimées 1000 fl. d’or, bon poids 1 , laquelle somme serait affectée à l’acquisition de fiefs équivalents à ceux dont il a été question ci-dessus; qu’en attendant le paiement de la somme de sept cents livres, le comte ferait à l’évêque une assignation ou reconnaissance de cette valeur, ou le dédommagerait au moyen de terres, de cens, de rentes, etc.; qu’il promettait de faire agréer cet accord au comte de Savoie, son seigneur ou suzerain 2 . Plusieurs gentilshommes se portèrent /368/ garants du comte de Gruyère, savoir Nicolas, seigneur de Blonay, chevalier, Jaques Champion, Pierre de Dompierre, chacun pour 200 florins; Aimon d’Illens, jurisconsulte, Jean, fils de feu Henri d’Illens, Jean de Bussy, donzel, et Rodolphe de Bulle, donzel, chacun pour 100 fl. Les cautions engagèrent, suivant l’usage, la totalité de leurs biens, pour sûreté du paiement de la somme susdite. Cette transaction eut lieu le 28 juillet 1396 dans la maison épiscopale, dans la chapelle de St-Nicolas, en présence du juge du Chablais et d’autres témoins notables. L’official de Lausanne y apposa son scel, par ordre de l’évêque et à la requête du comte de Gruyère et de son fils.
Après avoir ainsi approuvé l’accord ménagé par les amiables compositeurs et promis de l’observer fidèlement, le comte de Gruyère, Rodolphe IV 1 , après mûre délibération, passa dans la chambre peinte de l’Evêché, et là, en présence de ses pairs, les chevaliers Rodolphe de Gruyère, son fils, seigneur de Montsalvens, Nicolas (Nicod), seigneur de Blonay, Rodolphe, seigneur de Langin, Jaques Champion et Pierre de Dompierre, il rendit foi et hommage à l’évêque, réservant la fidélité dont il était tenu envers l’illustre prince et seigneur Amédée, comte de Savoie, en tant qu’elle pouvait être exceptée et acceptable 2 , reconnaissant tenir et vouloir tenir de l’évêque de Lausanne une assignation d’une valeur égale à la somme convenue ci-dessus, ou les fonds, cens et rentes qu’il acquerrait dans les dix futures années, /369/ et qui serviraient d’équivalent de la Tour de Trême, du bois de Bolère, du village de Pringy et du territoire de Contremesse, jadis reconnus et déclarés fiefs liges de l’évêque de Lausanne 1 .
Un fait important paraît ressortir de ces actes, savoir la tendance du comte de Gruyère à s’affranchir du vasselage envers l’évêque et l’église de Lausanne. Avant que dix ans se soient écoulés, l’hommage lige du comte de Gruyère envers le comte de Savoie se sera étendu à la Tour de Trême.
Tout nouvel engagement pris par le comte de Gruyère et son fils leur imposait la loi de chercher un moyen de le remplir. L’argent leur faisant défaut, ils étaient obligés ou d’emprunter à gros intérêts, ou, ce qui valait mieux, de vendre une partie de leurs droits féodaux, expédient ordinaire des seigneurs du moyen âge.
Le comte de Gruyère et son fils Rodolphe, seigneur de Montsalvens et de Vaugrenant, vendirent à François dit Vassaul, pour lui et ses héritiers, des cens et rentes que le dit François devait acquitter chaque année à la St-Martin d’hiver aux deux seigneurs mentionnés, savoir 4 L. 13 sous et 3 deniers de Lausanne, outre quelques redevances en nature. Il leur devait cela à raison des fonds de terre qu’il tenait d’eux dans la paroisse de Château-d’Œx. Le comte et son fils vendirent la dite rente annuelle à François Vassaul, au prix de cent et quatre livres de Lausanne, qui, comme tant d’autres sommes, devaient leur servir à payer /370/ leurs dettes. Ils lui promirent de faire en sorte que chaque année, à la St-Martin, il pût retirer de ses tenures la valeur de l’intérêt de la somme qu’il leur avait payée, à raison de un sol pour livre (soit de 104 sous de cens annuel pour 104 L.), et de suppléer ce qui pourrait manquer 1 . Les deux seigneurs de Gruyère, vendeurs, garantissaient à François Vassaul le 5 % du capital qu’il leur avait livré.
Le même jour, la commune de l’Etivaz, de la paroisse de Château-d’Œx, qui avait été affranchie de certains usages par un des prédécesseurs de Rodolphe IV, obtint de ce comte et de son fils Rodolphe de Montsalvens la confirmation de la dite franchise.
L’objet de celle-ci ayant été mal défini, donna lieu, quatre-vingts ans plus tard 2 , à un débat qui fut vidé au détriment de la commune.
Si les embarras financiers des comtes de Gruyère profitaient à leurs sujets, ceux-ci, en revanche, payaient cher les droits et les libertés qu’on leur cédait à prix d’argent, et même la confirmation de droits acquis: en voici un nouvel exemple. En 1359 le comte de Savoie, Amédée VI, avait accordé à la ville de Gruyère les franchises de Moudon. Environ quarante ans plus tard, le comte de Gruyère et son fils Rodolphe, instruits, disaient-ils, par plusieurs documents authentiques, que leur ville de Gruyère avait, dès sa fondation, joui des coutumes et des libertés de la ville de Moudon, et considérant les bons services que les nobles, bourgeois et habitants de leur ville de Gruyère leur avaient rendus, ainsi qu’à leurs ancêtres, confirmèrent /371/ aux dits nobles, bourgeois et habitants de la ville de Gruyère les coutumes, usages, libertés et franchises de Moudon, pour le prix de cinq cents florins d’or, bon poids. Le comte et son fils, les doigts élevés au ciel, suivant la coutume des nobles, jurèrent sur les saints Evangiles, et sous l’obligation de tous leurs biens, d’observer la teneur de la charte de confirmation qu’ils venaient d’accorder à la commune de Gruyère. Le comte la corrobora de son scel, et son fils y fit apposer celui de l’official de Lausanne 1 .
Dans le temps où le comte Rodolphe et son fils aîné retiraient 500 fl. de la commune de Gruyère pour la confirmation de ses coutumes, ces deux seigneurs se reconnurent débiteurs envers deux bourgeois de Morat, de quatre cents florins d’Allemagne, bon or et bon poids, que les dits bourgeois leur avaient prêtés. Les débiteurs promirent, sous l’obligation de tous leurs biens meubles et immeubles, présents et futurs, de rembourser la dite somme à la prochaine fête de St-Michel, archange (29 septembre), soit à Berne soit à Morat, au choix de leurs créanciers. Ils fournirent à ceux-ci des cautions, savoir Guilleminod de Cottens, bourgeois de Neuchâtel et y demeurant, et trois bourgeois de Morat, domiciliés dans cette ville. Ces garants s’engagèrent comme otages principaux, chacun d’eux pour le capital susdit, envers les créanciers. Les débiteurs et leurs cautions promirent solennellement de se constituer otages, pour le cas où la somme due ne serait pas acquittée au jour fixé. Dans les huit jours suivants, après la première réquisition des créanciers ou de leurs héritiers, qui leur serait faite /372/ verbalement ou par lettre, ils se rendraient en personne à Berne ou à Morat, au choix des créanciers, ou s’y feraient représenter, le comte et son fils par deux hommes acceptables avec un domestique et trois chevaux, et chacun des autres otages avec un cheval. Ils y tiendraient loyalement l’otage dans une auberge, à leurs dépens, et n’en sortiraient pas que les créanciers ne fussent entièrement satisfaits, quant au capital et aux frais. De plus, les répondants promirent qu’un mois après avoir tenu l’otage ils donneraient aux créanciers, dans la ville de Berne ou à Morat, tels gages de paix transportables dont la vente opérée au marché, à cri public, pût servir au paiement intégral de la dette contractée par les prédits seigneurs de Gruyère. Le comte et son fils apposèrent leur sceau à cet acte, qui fut, de plus, scellé par l’official de Lausanne, à la requête des débiteurs et de leurs cautions 1 .
Les mêmes, Rodolphe comte de Gruyère et son fils, chevaliers, devaient la somme de 2000 fl. d’or d’Allemagne à Jaquet Barguin, marchand et bourgeois de Fribourg, où il avait son domicile. Nicolas de Blonay, chevalier, se porta garant de cette somme avec plusieurs autres personnes. Ce seigneur jura solennellement que dans le cas de non-paiement de la dite somme au jour fixé — le 22 mars prochain — et dans les huit jours qui suivraient la première réquisition du créancier, il se constituerait otage dans la ville de Fribourg, à ses frais et dépens, soit en personne, /373/ avec un écuyer, un domestique et trois chevaux, soit par un autre noble offrant les garanties désirables, et qui prendrait avec lui deux domestiques et trois chevaux. Il fut convenu que si au bout d’un mois d’otage le créancier n’était pas payé, celui-ci pourrait disposer des biens du garant jusqu’à concurrence de la somme qui lui était due.
A leur tour, le comte de Gruyère et son fils dégrevèrent le sire de Blonay en passant un acte de recours auquel celui-ci avait droit, envers les deux seigneurs de Gruyère, pour la dette dont il avait garanti le paiement. De l’aveu du créancier, ils s’engagèrent à tenir en personne l’otage à Fribourg, chacun d’eux avec un écuyer, un domestique et trois bons chevaux, ou à se faire remplacer convenablement. Ils promirent de dédommager le seigneur de Blonay de tous frais et dépens, engageant à cet effet les biens de leur famille et du comté de Gruyère 1 .
Il y a quelque intérêt à savoir à combien de formalités onéreuses étaient soumis les emprunteurs au moyen âge, dans un temps où l’argent était rare, où les prêteurs étaient exposés à perdre leurs capitaux ou à se voir engagés dans des procès ruineux. Il est vrai que les hypothèques sur les immeubles, particulièrement sur les terres, offraient des garanties suffisantes; mais les terres tendaient de plus en plus à passer dans les mains du peuple de la campagne, qui devenait peu à peu le propriétaire du sol. Or le peuple, après /374/ avoir beaucoup travaillé pour acquérir quelque bien, le peuple, qui entrait dans la liberté par la propriété, avait trop l’instinct de sa conservation et de son propre intérêt pour se constituer prêteur des seigneurs et compromettre son avenir; aussi voyons-nous fréquemment les seigneurs (ceux de Gruyère ne sont pas les seuls) avoir recours aux usuriers, particulièrement aux Lombards et aux Juifs.
Les Juifs, on le sait, ne pouvaient ni posséder des biens-fonds ni exercer une industrie. Ils trafiquaient avec l’argent et faisaient l’usure. Ils cachaient soigneusement leurs trésors et affectaient une grande pauvreté, parce que nul d’entre eux ne pouvait se dire le propriétaire de ce qu’il possédait. Dans la seconde moitié du quatorzième siècle, deux frères de race juive, maître Salomon et maître Abraham, prêtèrent de l’argent au comte de Gruyère et à son fils Rodolphe de Montsalvens. Or il arriva que les Etats de l’Allemagne demandèrent au roi des Romains l’abolition des dettes que les princes et les villes avaient contractées envers les Juifs. Wenceslas acquiesça à leur vœu, sous condition que les débiteurs des Juifs lui paieraient 15 pour cent de la somme qu’ils devaient à leurs créanciers, attendu qu’il avait droit à un pareil tribut, en sa qualité de premier propriétaire de la fortune des Juifs. Tel était le préjugé du temps. Le comte de Gruyère et son fils, s’autorisant de l’exemple des princes de l’Empire, avaient sollicité et obtenu de Wenceslas la dispense de l’obligation d’acquitter aux frères Salomon et Abraham ce qu’ils leur devaient. Mais depuis, le roi, considérant que ces deux Juifs lui payaient le denier royal 1 et lui /375/ étaient fidèles, rétracta la dispense qu’il avait accordée aux deux seigneurs de Gruyère, et enjoignit à ceux-ci de payer leur dette. Il ordonna à tous princes, seigneurs, comtes, barons, nobles, chevaliers et écuyers, à tous ses officiers, aux villes, aux bourgmestres et conseils en général, et en particulier aux villes de Bâle, de Zurich, de Berne et de Lucerne, de soutenir les frères Salomon et Abraham et leurs héritiers contre les deux seigneurs de Gruyère, afin que ceux-ci acquittassent la somme dont ils étaient tenus envers eux 1 .
On a dit qu’à cette époque le comte de Gruyère avait coin, c’est-à-dire droit de battre monnaie d’or et d’argent; que Wenceslas lui avait accordé ce privilége en 1396 2 . Cette assertion n’est appuyée d’aucune preuve. Il faut peut-être chercher l’origine de cette tradition dans les souvenirs vagues des rapports que le comte de Gruyère eut, vers la fin du quatorzième siècle, avec le chef de l’Empire. Il est à remarquer que dans la Gruyère, où l’autorité des empereurs n’était guère qu’un nom, c’était dans un temps une opinion accréditée que le droit de battre monnaie ne pouvait émaner que d’une concession impériale. Le dernier comte de Gruyère, le seul qui ait battu monnaie, n’a point invoqué, dans ses démêlés avec Berne à ce sujet, une concession impériale, mais le droit que, dans son opinion, ses ancêtres avaient toujours eu, comme princes souverains, quoiqu’ils n’en eussent pas fait usage 3 .
[Voyez la note corrective à ce sujet dans MDR Tome XXIII, p. 656.] /376/
A l’époque où nous sommes parvenus, les mainmortables pouvaient, à la vérité, aliéner leurs biens de mainmorte à des gens de leur condition, sans charge de lods et de ventes. Cependant, ces biens n’étant pas transmissibles à des étrangers, ni par conséquent livrés au commerce, n’acquéraient pas la valeur dont ils étaient susceptibles. Les propriétaires ou les possesseurs de fonds non libres souffraient de cet état de choses; aussi préféraient-ils libérer à prix d’argent leurs immeubles de la condition mainmortable, et payer les lods et ventes (droit de mutation et de sceau) à chaque changement de main. Ainsi firent, sur la fin du quatorzième siècle, les paysans du Gessenay, qui achetèrent du comte de Gruyère, leur seigneur, la franchise de la mainmorte, c’est-à-dire d’un droit dont le revenu était si considérable qu’il absorbait une partie des fruits du travail des laboureurs. Ceux-ci, on le conçoit, appliquaient leurs efforts à s’affranchir d’une servitude si préjudiciable à leurs intérêts. La charte dont nous allons communiquer la substance, est propre à faire apprécier la franchise que les paroissiens de Gessenay acquirent en 1397.
« Au nom de Dieu, amen! Nous comte Rodolphe l’aîné, seigneur de Gruyère, de Château-d’Œx et de Rougemont, et nous, comte Rodolphe le jeune, chevalier, seigneur de Montsalvens, fils du prédit comte Rodolphe l’aîné, savoir faisons que, de l’avis et du consentement de dame Antoinette 1 , dame de Vaugrenant, femme du dit comte Rodolphe le jeune, nous vendons et avons vendu irrévocablement, au prix /377/ de cinq mille deux cents florins, bon or et bon poids, de 14 sous le florin, à nos chers et féaux les paysans de notre terre et vallée de Gessenay, dans le diocèse de Lausanne, le droit de succession et de mainmorte 1 , droit que nous avons jusqu’ici exercé sur eux, dans le pays de Gessenay, tel qu’il est limité par le grand Flendru 2 , par les seigneuries de Bellegarde et du Sibenthal, et par les montagnes du Vallais et des Ormonts. En conséquence, les paysans établis dans le pays de Gessenay, dans la juridiction et châtellenie de Rougemont et dans les limites susdites, hommes et femmes, soit indigènes soit étrangers, sont affranchis du droit de mainmorte, eux et leurs descendants à perpétuité, ainsi que leurs biens meubles et immeubles, présents et futurs, n’importe que ces biens soient situés dans le pays ou en dehors. De plus, appréciant les bons offices et le dévouement dont les dits paysans nous ont donné des preuves, ainsi qu’à nos prédécesseurs, nous leur accordons le privilége et la faveur que voici: Toute personne, homme ou femme, qui a contracté mariage et qui a des enfants légitimes, pourra disposer librement de la troisième partie de son bien en faveur de qui elle voudra. Si, au contraire, les deux époux n’ont ni descendant ni parent habile à leur succéder, ils pourront disposer chacun de leur fortune particulière, en faveur de qui leur semblera bon; bien entendu toutefois que les droits des créanciers sont réservés, et que celui des deux époux qui survivra à l’autre aura droit, pour la vie, aux deux tiers de la /378/ succession du défunt 1 . Toute personne, homme ou femme, soit ecclésiastique soit laïque, qui héritera de cette manière de biens meubles ou immeubles situés dans notre pays de Gessenay, ou hors de ses limites, provenant de gens établis dans le dit pays, en seront les légitimes propriétaires, en vertu de la présente charte. S’il arrive qu’une personne, homme ou femme, établie dans notre pays de Gessenay, meure sans avoir nommé d’héritier, ses plus proches amis (parents), s’il en a, auront droit à sa succession, et ils pourront jouir de ses biens en toute liberté, sans que nous (les deux comtes susdits) puissions les empêcher de le faire; cependant ils ne pourront user de ces biens ni à notre préjudice, ni au détriment d’autres personnes. Le délinquant, homme ou femme, coupable d’un méfait qui entraînerait une peine afflictive et la confiscation de ses biens, suivant le droit et la coutume établis dans notre pays, ne perdra que son propre bien; le mari ou la femme non coupable et ses enfants, ou ses héritiers légitimes, n’éprouveront aucun dommage.
Si, ce qu’à Dieu ne plaise, un de nos sujets encourait la perte de son corps et de ses biens, pour cause de crime, nous, les susdits comtes, et nos successeurs, nous posséderions ses biens conjointement avec d’autres intéressés, sans pouvoir toutefois en rien distraire avant l’heure où les hommes de Gessenay auraient prononcé en notre cour de justice. Si nous (les dits comtes) et nos successeurs acquérons du bien dans le pays de Gessenay, soit par échute, soit par adjudication à notre profit de l’avoir d’un /379/ condamné, soit par achat, par héritage, ou autrement, nous en jouirons en paix comme de notre bien propre, sans pouvoir toutefois en disposer d’une manière qui serait préjudiciable aux paysans de Gessenay, que nous affranchissons de la mainmorte, ou d’une façon qui tendrait à rétablir un droit que nous avons aboli. Nous, les dits comtes, nous réservons, pour nous et nos successeurs, tous les autres droits seigneuriaux, petits et grands, que nous avons exercés jusqu’ici sur les gens de Gessenay, déclarant toutefois inviolables et irrévocables toutes les franchises contenues dans les titres dûment scellés qu’ils ont obtenus de nous ou de nos prédécesseurs. »
La précieuse charte dont nous donnons ici l’analyse a été accordée à la commune de Gessenay en présence de plusieurs témoins de la Haute-Gruyère, qui y sont désignés. Elle a été munie des sceaux des deux comtes et d’Antoinette, dame de Vaugrenant, femme de Rodolphe le jeune, et revêtue du seing de Chrétien Steffen de Gessenay, clerc juré. — Donné par le comte Rodolphe l’aîné, seigneur de Gruyère, le 10 mars de l’an de la nativité 1397 1 , par Rodolphe le jeune, seigneur de Montsalvens, et par sa femme Antoinette, dame de Vaugrenant, le 12 mars de l’an 1398 2 .
La charte de 1397, en garantissant aux habitants du Gessenay le droit de succession et la faculté de transmettre leurs immeubles, conséquences nécessaires de l’abolition de la mainmorte, cette charte, disons-nous, était comme le /380/ titre constitutif des libertés de la commune. Les hommes du Gessenay, on le conçoit, attachaient une grande importance à ce titre, qu’ils avaient acquis à prix d’argent, qu’ils avaient payé du fruit d’un travail opiniâtre et d’une sage économie. Ils étaient impatients de posséder ce précieux document. Refusait-on de le leur remettre? Le vieux comte de Gruyère, ou plutôt son fils regrettait-il d’avoir fait aux hommes du Gessenay une concession dont ce peuple énergique et intelligent saurait profiter? Il faut remarquer qu’il s’est écoulé une année entière depuis la vente du droit de mainmorte à la commune de Gessenay jusqu’au jour où Rodolphe de Montsalvens et sa femme Antoinette l’ont confirmée par leur témoignage authentique. Tout bien, tout droit patrimonial étant considéré comme appartenant à la famille et non-seulement à son chef, la cession du droit d’héritage et de mainmorte faite aux paroissiens de Gessenay, manquait des caractères propres à la rendre inviolable aussi longtemps qu’elle n’était pas officiellement approuvée par l’héritier présomptif de la couronne de Gruyère et de la dame de Vaugrenant, sa femme 1 . Or, on vient de voir que ces deux personnages négligeaient une formalité qui était de rigueur. Une tradition, erronée dans plusieurs détails, mais qui nous paraît avoir un fond de vérité 2 , rapporte que le vieux comte 3 de Gruyère retenait dans son cabinet le parchemin que les paysans de Gessenay avaient payé 5,200 florins. Comme ils réclamaient en vain ce précieux document, /381/ l’un d’eux 1 se serait avisé d’une ruse pour recouvrer la charte que le comte refusait. Arrivé inopinément de Gessenay à Gruyère, il aurait pénétré dans l’appartement du comte et sommé celui-ci de lui remettre l’acte qu’il venait chercher. Le comte, intimidé par la hardiesse du vigoureux montagnard, lui aurait remis le document, sans doute après y avoir ajouté les dernières lignes, qui contiennent son approbation et celle de sa femme, avec la date. Le brave paysan, après avoir ouvert une fenêtre et jeté le parchemin à deux compagnons qui l’attendaient au pied du château, se serait dérobé à la poursuite des gens du comte et rendu triomphant dans sa commune.
Quoi qu’il en soit de cette relation, nous pouvons établir, à l’aide d’une pièce authentique, qu’il y eut, dans ce temps-là, entre les hommes de la commune de Gessenay et les deux comtes de Gruyère, une vive contestation, qui paraîtrait avoir amené la confirmation de la charte du 10 mars 1397 par Rodolphe le jeune. Voici ce que contient un document du 12 mars 1398:
« Nous, comte Rodolphe l’aîné, seigneur de Gruyère, et nous, comte Rodolphe le jeune, seigneur de Montsalvens, notifions par les présentes, qu’après mûre délibération, guidés d’ailleurs par un sentiment de bienveillance et d’affection pour nos chers et féaux, les paysans de la vallée et terre de Gessenay, nous leur pardonnons les débats, les plaintes et les griefs dirigés par eux contre nous et les nôtres, jusqu’à la date de la présente charte. Nous oublions nos propres /382/ griefs; nous leur remettons à toujours tous leurs torts envers nous, et leur accordons une bonne et constante paix, promettant de bonne foi de maintenir la concorde et de ne jamais rien faire qui puisse l’altérer. En témoignage de quoi nous, les dits comtes, avons apposé notre propre scel au présent acte. Donné le 12 mars de l’an de la nativité 1398. »
On voit que l’expédition de cette charte date du jour même où Rodolphe de Montsalvens et sa femme comblèrent la lacune qu’ils avaient laissé subsister pendant une année entière dans l’acte qui abolissait dans le pays de Gessenay le droit de mainmorte. Assurément, cette coïncidence est remarquable!
L’argent que le comte de Gruyère et son fils avaient reçu de la commune de Gessenay ne servit qu’à de nouvelles dépenses et, peut-être, à satisfaire quelque créancier. L’argent leur manquant toujours, ces deux seigneurs vendaient successivement les terres, les droits et les rentes foncières que la nécessité les forçait d’aliéner. Le comte de Gruyère avait vendu la terre d’Oron 1 à Henri de Montbelliard, seigneur d’Orbe, chevalier. Celui-ci, avant d’entreprendre avec les volontaires français une expédition militaire dont il ne revint pas, ayant péri à la bataille de Nicopoli, gagnée par les Turcs sur les Hongrois, le 26 septembre 1396, avait transféré de nouveau la dite seigneurie au comte de Gruyère. Celui-ci revendit les fiefs d’Oron à Percival de Royer 2 . Le 28 mai 1398 se présentèrent à Chambéry, dans le diocèse de Grenoble, Rodolphe de Gruyère, chevalier, seigneur de Montsalvens et d’Aubonne, fils de Rodolphe, seigneur et /383/ comte de Gruyère, et noble Aimonet de Royer, de la cité d’Asti, au nom de son fils Percival. Rodolphe de Gruyère, pour détourner le malheur dont il était menacé 1 , vendit à Aimonet de Royer, pour le fils de celui-ci, au prix de quatorze mille écus d’or au coin du roi de France, ses maisons fortes d’Oron et de Palésieux, dans le pays de Vaud, entre Rue et Bossonens, avec haute et basse seigneurie, avec le droit de glaive ou la justice du sang, et toutes les dépendances de ces deux châteaux. L’acte de vente fut scellé, en présence de divers témoins, par le comte de Savoie, par son conseil, par ses auditeurs, et par les officiaux des cours de Genève et de Lausanne. Le 26 novembre suivant, le comte et seigneur de Gruyère approuva cet acte en faveur de son fils, dans la chambre au-dessus de la grande salle du château de Gruyère, en présence de Guillaume de Vuisternens, de Romont, d’Etienne, bâtard d’Oron, et de Pierre Séchal, d’Aubonne, donzels, et par devant Reymond Benedici, de Thonon, dans le diocèse de Genève, notaire public et juré de la cour du comte de Savoie.
En ce temps-là on s’entretenait beaucoup, sur les rives du Léman et dans les pays circonvoisins, d’un tragique événement. Bien des gens avaient assisté, dans la capitale de la Bresse, au dernier acte d’un drame dont la victime avait été un des plus nobles et des plus puissants barons du pays de Vaud. Quoique le combat judiciaire qui coûta la vie à Oton de Grandson ait été raconté par divers écrivains, nous devons cependant en rappeler le souvenir, parce /384/ qu’il y a quelque inexactitude dans leurs récits, et surtout parce que le nom du comte de Gruyère, ou plutôt celui de son fils, Rodolphe de Montsalvens, se mêle à ceux des seigneurs et des chevaliers qui furent les témoins de cet affreux spectacle.
Oton de Grandson avait justifié au combat naval de la Rochelle 1 , et pendant la défense de Cherbourg 2 , sa réputation d’intrépide et de vaillant guerrier. On sait pour quelle cause les fiefs de ce seigneur avaient été confisqués au profit de son suzerain, le comte de Savoie, et comment celui-ci ou plutôt la comtesse-régente et son conseil avaient vendu les seigneuries d’Aubonne et de Coppet à Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens, et à Jean de La Baume, seigneur de l’Abergement 3 .
Tandis qu’on disposait ainsi des biens d’Oton de Grandson, ce gentilhomme était en butte à la persécution d’un parti qui semblait avoir conjuré sa perte. La cause de cet acharnement est un mystère 4 ; l’empoisonnement supposé du comte Rouge en fut le prétexte. Il est certain que la mort douloureuse d’Amédée VII ne fut point le résultat d’un crime; mais des soupçons d’empoisonnement s’étaient élevés contre Jean de Granville, médecin du comte, qui, cependant, n’avait à se reprocher qu’une funeste ignorance. Messire Oton avait couvert de sa protection le « méchant physicien », et lui avait donné un asile. Il n’en fallut pas /385/ davantage pour le regarder comme complice de la mort de son suzerain. Amédée de Savoie, prince d’Achaïe, fit occuper le château de Grandson, et Oton lui-même fut cité au tribunal du roi de France et des ducs de Bourgogne et de Berri, pour y répondre à un interrogare sévère. Ce tribunal auguste reconnut l’innocence de l’accusé. Dans l’espoir qu’il serait déchargé du crime que ses ennemis lui avaient imputé, Oton de Grandson revint dans son pays. Mais, à son retour, les haines qu’il croyait étouffées éclatèrent plus violentes. Un de ses adversaires les plus ardents, Gérard d’Estavayé, d’une ancienne maison, rivale de celle de Grandson, s’éleva contre Oton, renouvelant l’accusation dont celui-ci avait été l’objet. Gérard fit sa plainte devant le bailli de Vaud, Louis de Joinville, seigneur de Divonne et conseiller du comte de Savoie, le requérant de citer Oton de Grandson, à un jour fixé, à Moudon, où il maintiendrait son accusation. Les communautés du pays de Vaud furent convoquées à Moudon, pour y déterminer de combien chaque ville aiderait messire Gérard d’Estavayé dans la cause pour laquelle il avait prié le seigneur bailli de citer Oton 1 . Le comte de Savoie fit ajourner les parties en sa ville de Bourg en Bresse, le 15 novembre 1396. Elles ne firent pas défaut. Gérard d’Estavayé y accusa Oton de Grandson d’être la cause de la mort du comte Amédée VII, et de plus de la mort de Hugues, sire de Grandson, son seigneur 2 , et il jeta /386/ son gage de duel devant le comte de Savoie, demandant qu’il fût remis par devant le bailli de Vaud, à Moudon. Sire Oton de Grandson était un preux à planter son écusson pour combattre à outrance contre tout venant. Prenant Dieu à témoin de la vérité, il déclara que Gérard d’Estavayé mentait, et qu’il avait menti autant de fois qu’il avait répété son accusation: cela dit, il jeta pareillement son gage de défi devant le comte de Savoie. Celui-ci, après mûre délibération, et ouï le conseil de ses princes, barons, chevaliers, etc., parmi lesquels siégeaient « Raoul de Gruyère, » Antoine sire de la Tour-Châtillon, et Jean de La Baume, seigneur de Vallufin, permit le combat par son ordonnance du jour mentionné ci-dessus, et par sa déclaration donnée le dernier jour du mois de juin 1397 il en fixa le jour au 7 août suivant. Dès la veille les deux adversaires parurent entourés de leurs nombreux parents et amis, qui avaient pris couleur pour se distinguer. Ceux du parti de Gérard portaient la figure d’un rateau brodé sur l’épaule, et les adhérents d’Oton une aiguillette à leurs souliers. La capitale de la Bresse put à peine contenir alors la fière noblesse du pays de Vaud, du Bugey et de la Savoie. Les bonnes villes du pays de Vaud avaient été requises d’envoyer, à leurs frais, un certain /387/ nombre de clients, d’hommes d’armes et d’arbalétriers, pour faire la garde des barrières. Au jour marqué, les deux champions se présentèrent en la place des Lices à Bourg, à cheval, armés de toutes pièces, et là, en présence du comte de Savoie, de son conseil et des principaux seigneurs, ses vassaux, parmi lesquels était le sire de Gruyère, ils combattirent à la lance. Le sort de ce déplorable duel fut fatal à Grandson. Cet illustre chevalier reçut de son adversaire une blessure si grave qu’il expira sur le champ à ses pieds 1 .
Telle fut l’issue de la querelle entre Gérard d’Estavayé et Oton de Grandson, qui divisa la noblesse de Savoie et celle de Vaud en deux camps, et émut profondément tout le pays roman.
Oton de Grandson, qui fut tué dans le combat judiciaire du 7 août 1397, était apparenté à la famille de Gruyère. Epoux de Jeanne Alamandi, sœur cadette de Marguerite qui fut la première femme de Rodolphe, comte de Gruyère, et neveu de Marguerite de Grandson 2 , qui fut la seconde /388/ femme du dit comte, Oton de Grandson était à la fois beau-frère et neveu du comte de Gruyère, et oncle de Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens, qui acheta la seigneurie d’Aubonne en 1393. Le sire de Gruyère vit expirer dans la lice de Bourg un noble chevalier, son parent, dont il avait déjà partagé la dépouille. Au reste, il acquit à prix d’argent la part qui lui fut cédée, et à la possession de laquelle il avait déjà prétendu par le chef de sa mère.
Il existait entre la maison de Savoie et celle de Gruyère non-seulement des rapports de vassalité, mais des relations intimes, dont les services et le dévouement des seigneurs de Gruyère avaient resserré les liens. Rodolphe de Montsalvens fut chargé d’une mission importante par son suzerain, à l’occasion des démêlés de ce prince avec un de ses voisins. Il y avait nouvelle guerre, en 1396, entre le marquis de Montferrat et Amédée VIII, comte de Savoie, au sujet de leurs limites respectives 1 . Le duc de Milan, choisi pour arbitre l’année suivante, ne vint à bout d’établir entre les parties qu’une trève, qui fut prolongée à diverses fois 2 . Rodolphe de Gruyère, chevalier, fut employé dans les négociations qui eurent lieu entre les parties belligérantes. Il siégeait apparemment dans les conseils du comte de Savoie, à Chambéry, lorsque ce prince transmit de sa résidence à Pierre Andreveti, trésorier général de Savoie, l’ordre de pourvoir aux dépenses de son féal cousin et conseiller /389/ Rodolphe de Gruyère, seigneur de Vaugrenant, qu’il avait nommé son ambassadeur auprès de ses illustres père et oncle maternel 1 , le duc de Milan et le marquis de Montferrat, et chargé de régler avec eux ce qui concernait le territoire ou les limites du comte de Savoie, celles du marquis de Montferrat et celles du duc de Milan. La somme allouée à cet ambassadeur était de 8 florins, petit poids, par jour durant son séjour en Montferrat, et de 8 ducats pendant son séjour dans le Milanais 2 .
Les seigneurs de Gruyère, qui avaient si souvent recours à des ventes et à des emprunts pour se tirer d’embarras, ne laissaient pas de se porter garants pour d’autres seigneurs, et même pour leur suzerain. On conserve un acte du 11 octobre 1397, par lequel le comte Rodolphe déclare que les Fribourgeois l’ont souvent averti de se rendre en otage dans leur ville, comme caution du comte de Savoie envers eux de la somme de 4050 florins d’or, dus à certains particuliers de Bâle; que s’ils lui ont accordé un délai pour le paiement du capital et des intérêts jusqu’au 6 janvier suivant, il n’entend point que cette prolongation puisse leur être nuisible, et qu’il promet de remplir les conditions du cautionnement, si on ne les paie pas 3 .
Un autre acte, de 1399, enseigne que le comte de Gruyère et deux seigneurs de Langin, qui s’étaient portés cautions /390/ pour le comte de Savoie de la somme de 4050 fl., ayant été requis de se constituer otages, demandèrent un sursis, et qu’il leur fut accordé 1 .
Un peu plus tard, Rodolphe, comte et seigneur de Gruyère, fit avec Nicod, seigneur de La Sarra, un accord dont voici le motif et les principaux détails.
Thibaud, seigneur de Montagny, avait été tenu de payer à Guillaume de Faucigny, à sa femme Alice et à leurs héritiers, un cens annuel de cent vingt florins, bon poids, à raison de la somme de douze cents florins d’or qu’ils lui avaient délivrée. A la demande de Thibaud, le comte de Gruyère, le sire de La Sarra, Antoine, seigneur de La Tour, Guillaume, coseigneur d’Estavayé, Girard d’Estavayé, seigneur de Cugy 2 , chevaliers, s’étaient portés garants du sire de Montagny envers Guillaume de Faucigny, sa femme et leurs héritiers. Le cens dû par Thibaud était payable chaque année à la Toussaint. Thibaud ayant refusé à diverses échéances de l’acquitter, il en était résulté des dommages et des dépenses pour le comte de Gruyère, qui avait acquitté une partie du dit intérêt aux frères Aimon, Thibaud et Pierre de Faucigny, successeurs de Guillaume et d’Alice, et payé à certains hôtes de Fribourg des frais d’otage assez considérables. /391/ Pour l’en dédommager, les trois frères de Faucigny lui avaient transféré leurs droits sur le cens dû par Thibaud de Montagny, et sur les seigneurs qui l’avaient cautionné. Le comte de Gruyère avait cité le sire de La Sarra à Moudon, devant Louis de Joinville, seigneur de Divonne, bailli de Vaud. Les deux parties ayant remis la décision de leur querelle à l’arbitrage d’amiables compositeurs, ceux-ci (Richard de Vulliens, Guionet de Daillens, donzels, Jean de Villars et Rodolphe Cerjat) avaient prononcé que le comte de Gruyère s’associerait Nicod, seigneur de La Sarra, pour une part à la cession qui lui avait été faite, sous condition que celui-ci paierait un tiers du cens dû, ainsi que des sommes déjà acquittées et des frais et dommages supportés par le comte, qui resterait débiteur des deux autres tiers. Outre cela, le seigneur de La Sarra pourrait répéter certaines vignes qu’il possédait en fief, ainsi que le château de la Molière, que tenait le comte, et qui serait partagé entre eux pour le cas où le comte n’aurait pas de titres plus anciens que la lettre de Guillaume de Faucigny 1 .
Dans le même temps, une des cautions qui figurent dans l’acte précédent, savoir Antoine de la Tour-Châtillon, se vit contraint, par la diminution de sa fortune, d’aliéner ses biens, à l’exception des seigneuries d’Arconciel, d’Illens et d’Attalens, qu’il avait léguées à sa fille Jeanne, épouse de Jean de La Baume-Montrevel 2 , maréchal de France. Il vendit aux Bernois, dont son père, Pierre de La Tour, avait été l’ennemi, la grande vallée de Froutiguen, que dominait le /392/ château de Tellenbourg, ancien siége des souverains de la contrée.
La vente de cette seigneurie se fit au prix de six mille deux cents florins de Florence. Lorsque les paysans de Froutiguen furent informés de cet heureux événement, ils recueillirent leurs deniers et les offrirent, dit-on, aux magistrats de Berne, pour se libérer des redevances qu’ils avaient jusqu’alors payées à leur seigneur. C’est en 1400 qu’ils devinrent sujets de Berne 1 .
Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens, approuva par acte du 10 juin 1400, la cession que son oncle, Antoine de La Tour, avait faite à la ville de Berne, de la seigneurie de Froutiguen, au prix que nous venons d’indiquer 2 .
La réconciliation du comte de Gruyère et des gens de Gessenay ne paraît pas avoir offert aux deux parties assez de garanties pour l’avenir. Ce fut peut-être quelque considération de cette nature qui les porta à chercher un /393/ appui dans un traité d’alliance intime avec la cité de Berne. Les villes, devenant de plus en plus indépendantes, fortes et riches, en raison de l’affaiblissement progressif de la féodalité, virent rechercher leur bourgeoisie par le peuple, la noblesse et les souverains locaux. En 1401, le vieux comte Rodolphe de Gruyère fit avec les avoyer, conseil et bourgeois de la ville de Berne, pour lui et pour ses ressortissants du pays de Gessenay, un traité de combourgeoisie, dont voici la partie essentielle:
« Tant que durerait le présent traité, les deux parties, unies par leurs intérêts communs, se prêteraient un mutuel secours, dès que l’une serait requise par l’autre de venir à son aide contre tout ennemi qui tenterait de lui nuire, et de porter préjudice à ses biens ou à ses droits et libertés. Le comte de Gruyère réservait le saint Empire romain, le comte de Savoie et l’évêque de Lausanne, duquel il tenait un fief. En cas de guerre entre l’évêque de Lausanne et la cité de Berne, si le comte de Gruyère était invité par l’évêque à lui porter secours, il ne le ferait qu’en raison du fief qu’il tenait de l’église de Lausanne; il s’acquitterait en personne du service militaire, avec dix lances seulement, et il prêterait son secours à la ville de Berne au moyen de ses hommes du Gessenay et d’autres vassaux. Dans le cas où l’évêque serait l’allié d’un autre seigneur dans une guerre avec Berne, le comte marcherait au secours de cette cité, non au secours de l’évêque. Berne réservait pareillement le saint Empire romain, le comte de Savoie, tous ses confédérés, tous ceux avec qui elle s’était liée par serment ou par des traités. Les deux parties contractantes s’aideraient mutuellement de leurs gens, de leurs villes, forts et châteaux, /394/ aussi souvent que l’une d’elles réclamerait le concours de l’autre, tant que durerait ce traité, c’est-à-dire pendant la vie du comte Rodolphe et non au-delà. De plus, s’il s’élevait quelque débat entre le comte Rodolphe, ses sujets soit de Gessenay, soit de Gruyère ou de tout autre lieu, d’une part, et les Bernois et leurs sujets, d’autre part, les deux parties se réuniraient, à un jour fixé par elles, au village d’Erlenbach, pour y conférer et y terminer leur différend. Le créancier ne pourrait poursuivre son débiteur que devant le for personnel de celui-ci. Quant aux hommes du Haut-Sibenthal, de Simmeneck et du Gessenay, ils continueraient à tenir journée au lieu de leurs réunions. Aussi longtemps que durerait le présent traité, les ressortissants de l’une des parties contractantes ne pourraient être traduits par les sujets de l’autre à un tribunal ecclésiastique ou étranger, chacun devant paraître devant son juge naturel. — Les hommes du Gessenay ont déclaré que le comte Rodolphe a conclu ce traité d’alliance et de combourgeoisie avec Berne à leur connaissance et de leur plein gré, et ils ont juré de l’observer tant que le comte vivrait. Cet acte solennel a été corroboré par l’apposition des sceaux du comte de Gruyère et de la cité et communauté de Berne. Les hommes de Gessenay n’ayant pas encore le droit de sceau, ont prié leur châtelain, Rodolphe de Corbières, donzel, de sceller ce contrat pour eux. Fait et donné dans la ville de Berne, le samedi après la fête de St-Jaques, apôtre (le 30 juillet), 1401. »
On a vu que les seigneuries d’Oron et de Palésieux, après être devenues la propriété de la maison de Gruyère, avaient /395/ passé successivement dans les mains d’Henri de Montbelliard, de Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens, et de Percival de Ruer ou Royer. Bientôt celui-ci les vendit, à son tour, à Gaspard de Montmayeur, seigneur de Villars-Salet, chevalier, avec leurs droits, justices, hommages, vassaux, dépendances et appartenances, au prix de 14,000 écus d’or au coin du roi de France, qu’il en avait donnés à Rodolphe de Montsalvens 1 . Cette vente eut lieu à Oron-la-ville, le jour de l’annonciation (25 mars) de l’an 1402, en présence des témoins dont voici les noms: Jaques de Billens, habitant de Lutry, Guionet de Daillens, coseigneur de la Molière, et Antoine Champion, châtelain de Rue, donzel. Le comte de Savoie la confirma au château du Bourget, sous réserve de ses droits de suzerain, le 28 mars de la même année 2 . Cette vente fut la cause d’un démêlé sérieux entre le nouvel acquéreur et le vieux comte de Gruyère. Gaspard de Montmayeur prétendait que les châteaux d’Oron et de Palésieux, avec leurs droits et dépendances, lui appartenaient à bon droit; qu’il en était le vrai propriétaire et seigneur. Le comte de Gruyère, qui soutenait le contraire, avait fait marcher ses gens 3 contre lui. La bande armée du comte ayant pénétré de vive force dans les châteaux d’Oron et de Palésieux, les avait pillés. Le comte de Savoie, craignant qu’une pareille invasion n’allumât une guerre dans /396/ le pays de Vaud et à l’entour, reprit à lui les deux seigneuries d’Oron et de Palésieux. Il voulut examiner la cause de la querelle, afin de rendre à chacun des adversaires ce qui lui était dû. Il interdit aux parties toute démonstration hostile, de peur que le pays ne devint le théâtre d’une guerre sanglante. Le comte de Gruyère prétendait que les châteaux d’Oron et de Palésieux et leurs dépendances lui appartenaient, qu’ils ne devaient pas faire retour au comte de Savoie, vu que dès longtemps lui, comte de Gruyère, en avait été le paisible possesseur. Gaspard de Montmayeur contestait à son adversaire le droit auquel celui-ci prétendait. Après plusieurs débats 1 et discussions, des amis communs intervenant comme médiateurs, les deux parties firent un compromis, ou plutôt elles acceptèrent l’accord arrêté par les arbitres qu’elles avaient élus. Ces arbitres étaient Guillaume de Menthonay, évêque de Lausanne, et Pierre de Dompierre, chevalier. Les parties avaient promis d’adhérer à la sentence que prononceraient les arbitres, sous peine d’une amende de quatre mille livres de Lausanne, dont une moitié reviendrait à celle des parties qui aurait accepté la sentence arbitrale, et l’autre moitié aux médiateurs. Les deux parties s’engagèrent pareillement, chacune en ce qui la concernait, à la réparation des frais et dommages qu’elle aurait causés à l’autre par défaut. Il fut donc arrêté par les arbitres: qu’il y aurait entre les parties bonne paix, franche amitié et réconciliation sincère; que le château d’Oron et la maison de Vevey, avec leurs droits, justices et dépendances, excepté le pressoir de Bay, appartiendraient /397/ à Gaspard de Montmayeur; que le comte de Gruyère et ses héritiers auraient la faculté de racheter, quand il leur plairait, le château d’Oron et la maison de Vevey avec leurs appartenances, au prix de six mille huit cents écus d’or, bon poids, au coin du roi de France; qu’en attendant, le comte de Gruyère et ses héritiers garantiraient la possession du dit château à Gaspard de Montmayeur, et le défendraient à leurs frais et dépens, au défaut de quoi ils seraient responsables de tout dommage et dégât envers le dit seigneur; que le château de Palésieux et ses dépendances seraient échus aux créanciers de Romont, à l’ordre de Pierre de Dompierre; enfin, que le comte de Gruyère ferait approuver, dans le courant du prochain mois, le contenu de la sentence arbitrale, par dame Antoinette de Salins, veuve de Rodolphe de Gruyère, fils défunt du dit comte, etc. »
Ainsi se termina, le sixième jour de septembre 1402, dans la maison de l’évêque, à Lausanne, une querelle qui, suscitée par le comte de Gruyère, eût pu armer contre lui la noblesse et la chevalerie du pays de Vaud et de la Savoie.
Antoinette, fille de feu Anselme de Salins, seigneur de Vaugrenant, chevalier, et veuve de Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens et d’Aubonne, chevalier, confirma, en faveur de Gaspard de Montmayeur, le compromis dont nous avons donné la substance, sous réserve des droits qu’elle pouvait avoir aux biens du comte Rodolphe et de son fils, dont elle était veuve, exceptant de cette réserve le château, le bourg et le ressort d’Oron, avec leurs dépendances, dont elle n’avait aucune part à réclamer 1 . /398/
Conformément à la sentence arbitrale qu’avaient prononcée l’évêque de Lausanne et le chevalier Pierre de Dompierre, le vieux comte de Gruyère, pour payer ses dettes, aliéna la seigneurie de Palésieux et ses dépendances à Pierre de Dompierre, chevalier, et à Richard d’Illens, donzel, demeurant à Romont. Il vendit à Pierre de Dompierre le château de Palésieux et tous les bois appartenant au dit château, ainsi que les villages 1 de Palésieux et d’Ecoteaux, et une moitié du village de Maracon (l’autre moitié appartenait à la dame de Bossonnens); de plus une rente annuelle de quatorze livres de Lausanne, ou environ, qui était due au comte par des gens de Servion, et une autre de douze livres, ou à peu près, payable par des tenanciers d’Etagnières; en outre toutes les redevances en nature, les usages, services, tributs dont étaient tenus les paysans de la seigneurie de Palésieux, les droits de justice, bref, tous les droits féodaux qui dépendaient du château de Palésieux. Le comte vendit à Richard d’Illens le village de Billens, qui était une des appartenances du château de Palésieux, les redevances en argent et en nature, en un mot tous les droits attachés à la possession du dit village. Le tout fut cédé aux deux acquéreurs Pierre de Dompierre et Richard d’Illens au prix de sept mille florins d’or 2 , bonne monnaie ayant cours dans le pays de Vaud. Le vieux comte faisait la cession de tous les droits que lui et son fils Rodolphe avaient eus sur les terres prédites. Il remettait une lettre contenant la donation irrévocable que François de Gruyère avait faite de ses biens /399/ en faveur de son frère Rodolphe, seigneur de Montsalvens, de même une lettre de consignation de dot, faite en faveur de feu Marguerite de Grandson par feu Pierre de Billens, chevalier; enfin une lettre de quittement ou de décharge 1 en faveur du comte de Savoie, touchant l’administration des biens du comte de Gruyère et de la fortune des enfants de feu Rodolphe de Gruyère, son fils. Cette administration avait été exercée par le comte de Savoie, on plutôt en son nom par un ou plusieurs commissaires. — L’acte de vente dont nous venons de parler, a été consenti par Antoinette de Salins, dame de Vaugrenant, sous réserve des droits qu’elle pouvait avoir aux biens du comte Rodolphe et de feu son mari. Les parties contractantes et la dame de Vaugrenant ont fait sceller le dit acte par le bailli de Vaud, qui était alors Gaspard de Montmayeur, seigneur de Villars-Salet, chevalier. Donné, quant au comte Rodolphe et à Pierre de Dompierre, le 1er jour de décembre, et quant à la dame de Vaugrenant (étant en présence de noble Aimon de La Sarra, seigneur de Mont, de Nicod de Gimel, et de Perrod Parissodi) le 4e jour du même mois, de l’an 1402.
La transaction à laquelle nous venons d’assister fut apparemment le dernier acte public auquel le vieux comte Rodolphe put prendre part. Il mourut entre le 6 mars et le 26 juin 1403 2 , laissant le gouvernement de ses Etats à son petit-fils /400/ Antoine, encore enfant, placé sous la tutelle d’un étranger. Les temps étaient critiques. Les franchises et libertés des communes, acquises aux prix de sommes considérables, fruits d’un travail opiniâtre, semblaient compromises. En pareille occurrence un peuple énergique n’hésite pas. La commune de Gessenay prit la résolution qui convenait à des hommes braves, intelligents, qui savaient apprécier les bienfaits de la liberté. Elle envoya à Berne une nombreuse députation, qui avait pour instruction de renouveler avec cette noble et puissante cité le traité de combourgeoisie du 30 juillet 1401, lequel, on s’en souvient, expirait à la mort du comte Rodolphe. Les habitants du Gessenay, au-dessus de la Tine, que les Bernois avaient pris naguère, avec leur seigneur, sous la protection du saint Empire romain et sous la garde de leur cité, vinrent donc à Berne renouveler leur traité de combourgeoisie. Ils s’engagèrent, pour eux et leur postérité, à maintenir et à observer ce traité, à se montrer fidèles à la cité de Berne et à l’Empire, à unir leurs hommes d’armes à ceux de Berne quand ils seraient appelés au service militaire, bref, à s’acquitter des devoirs qui découlaient du droit de bourgeoisie auquel ils étaient associés. Toutefois, le présent traité ne devait porter aucun dommage aux droits du seigneur de Gessenay. Tout différend entre personnes des deux parties contractantes serait pacifié à l’amiable, ou selon le droit, dans une journée qui se tiendrait à Erlenbach, par quatre arbitres, dont chaque partie élirait la moitié. Au besoin, le plaignant choisirait, au lieu de son domicile, un surarbitre pour départager les autres; à Berne, ce surarbitre serait pris parmi les membres du Conseil. Toute contestation touchant les intérêts de la ville de Berne ou ceux de la commune de Gessenay, serait vidée par /401/ des arbitres impartiaux et désintéressés. Toutefois, ceux de Gessenay, du Haut-Sibenthal et de Simmeneck intenteraient action dans leurs plaids accoutumés, etc. Toute difficulté relativement aux alleux et aux héritages serait résolue, soit d’après le droit de la ville de Berne, soit d’après celui du pays de Gessenay, ou d’après la coutume du territoire où les biens en litige seraient situés. La commune de Gessenay s’engagerait envers la ville de Berne à lui payer chaque année, à la St-André, deux marcs d’argent en reconnaissance du droit de bourgeoisie qu’elle avait acquis, moyennant quoi elle serait franche de toute contribution. Le présent traité de combourgeoisie serait renouvelé tous les cinq ans par des commissaires que la commune de Gessenay enverrait, à cet effet, à Berne. Il était loisible aux deux parties de prolonger la durée de ce contrat.
La commune de Gessenay, n’ayant pas le droit de sceau, pria le comte Egenon ou Egon de Kibourg d’apposer son scel au présent acte, qui fut passé le 26 juin de l’an 1403. Ce traité de combourgeoisie comprenait toute la population au-dessus de la Tine, partant la commune de Château-d’Œx, comme il résulte d’ailleurs d’une circonstance qui sera mentionnée dans le chapitre suivant.
Les détails tels que ceux que nous venons d’exposer ont d’autant plus d’importance, que les traités d’alliance et de combourgeoisie ont préparé la Confédération suisse.
Le comte Rodolphe IV venait de quitter la vie. Avec lui expirait le traité de combourgeoisie fait avec Berne deux ans auparavant. Le vieux comte, en mourant, laissait ses Etats dans une situation peu rassurante, et, pour lui succéder, un petit-fils encore enfant. En présence du danger /402/ qui menaçait leurs franchises, les paysans de la Haute-Gruyère cherchèrent un nouvel appui dans un nouveau traité de combourgeoisie avec la puissante cité impériale de Berne, réservant toutefois les droits de leur seigneur. La conduite franche, prudente et ferme des montagnards gruériens des deux races et des deux langues est digne d’éloges.
Le long règne de Rodolphe IV fut peu glorieux pour la Gruyère. Ce souverain ne se distingua par aucune action qui lui eût valu la réputation d’un vaillant homme de guerre, ou d’un administrateur habile, d’un prudent économe, ou d’un promoteur intelligent des libertés publiques et de la prospérité de ses Etats. Il est vrai que Rodolphe IV vécut dans des circonstances difficiles, dans un temps marqué par le déclin de la féodalité. Il avait hérité peu de bien. Cependant, s’il eût mis en pratique les principes énoncés dans la charte de franchises qu’il accorda, en 1388, aux paysans de la châtellenie de Gruyère, il eût pu, nous semble-t-il, rendre sa maison plus florissante; tandis que, recourant sans cesse à des aliénations de rentes et à des emprunts 1 , il la laissa, pour /403/ ainsi dire, dans la situation pécuniaire d’une personne qui a plus de dettes que de bien. Rodolphe IV n’eut peut-être aucune des qualités qui distinguent si avantageusement la plupart de ses prédécesseurs. Il descendit au tombeau sans laisser de regrets.
Rodolphe IV, on l’a déjà vu, s’unit d’abord à Marguerite Alamandi, dont il eut deux enfants, Rodolphe et Marie, et en secondes noces à Marguerite de Grandson, qui lui donna un fils, nommé François. De ces trois enfants, aucun ne survécut à son père: tous le précédèrent dans la tombe. Marie, épouse de François d’Oron, ne vivait plus en 1383. François de Gruyère, qui devint seigneur d’Oron en 1388, avait épousé, dit-on, Isabelle de Vallaise, dont il n’eut pas de postérité 1 .
Voyez la note corrective à ce sujet dans MDR Tome XXIII, p.528
Rodolphe de Gruyère, fils aîné de Rodolphe IV, est désigné, dans quelques chartes de la fin du quatorzième siècle, sous le nom de Rodolphe le jeune comte; mais aucun acte ne lui donne le titre de seigneur (dominus) de Gruyère, parce qu’il n’a jamais été le chef de la famille et de la seigneurie, ni par conséquent comte régnant de Gruyère. Il a porté le titre de comte, tout comme son grand-oncle Jean et comme d’autres membres de la maison de Gruyère. Rodolphe était seigneur de Montsalvens et héritier présomptif de la couronne, mais il n’a pas vécu assez longtemps pour en ceindre /404/ son front. Néanmoins, Rodolphe de Montsalvens a répandu de l’éclat sur la maison de Gruyère. Comme guerrier, il acquit un beau renom dans la lutte de l’Angleterre avec la France. Dans le Vallais, Rodolphe de Montsalvens soutint avec succès la cause du comte de Savoie, son suzerain. Honoré de la confiance de la cour de Savoie, qui le chargea de négociations importantes, il fut un des conseillers qui, pendant la minorité d’Amédée VIII, assistèrent la comtesse-régente, Bonne de Bourbon. Il fut, le 16 décembre 1398, avec Louis de Savoie, prince d’Achaïe, et d’autres seigneurs, témoin de la confirmation des franchises de Nyon par le comte de Savoie, qui s’était rendu dans cette ville. Le 20 du même mois, il assista, dans la cathédrale, avec les mêmes seigneurs, à la cérémonie où le jeune comte de Savoie, baron de Vaud, rendit foi et hommage à l’évêque de Lausanne, Guillaume de Menthonay, à raison des fiefs mouvants de l’église de Notre-Dame, qu’il tenait dans le pays de Vaud. Dix jours plus tard (le 30 décembre) il assista, avec l’évêque, avec Louis de Savoie, prince d’Achaïe, Oddon de Villars, gouverneur d’Amédée VIII, et d’autres gentilshommes, à l’acte par lequel ce jeune prince confirma les chartes qui réglaient les rapports des comtes de Savoie, avoués de Payerne, avec le prieur de ce lieu, et leurs obligations réciproques.
Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens, avait, dès l’automne de l’an 1393, ajouté à ce titre celui de seigneur d’Aubonne. Il avait hérité des biens sur les bords du Léman, dans les paroisses de Corsier et de St-Saphorin. Le nom de Vaugrenant, que Rodolphe de Gruyère porte dans quelques chartes, était emprunté à une seigneurie de sa femme, Antoinette de Salins, fille de sire Anselme de Salins, /405/ seigneur de Vaugrenant, chevalier, et de Jeanne, fille héritière de Jean de Montferrand et de Marguerite de Vaugrenant. Le 2 juillet 1391, Anselme de Salins appelait à sa succession, pour le cas où il ne laisserait pas d’héritier mâle, ses deux filles Antoinette et Jeanne, de manière qu’Antoinette, l’aînée, eût les terres situées entre le Doubs et Salins, et que Jeanne eût pour sa part les terres situées de l’autre côté de la rivière 1 . Antoinette avait apporté par dot à son mari la somme de 1600 livres d’or, au coin du roi de France, laquelle fut hypothéquée sur une portion des revenus du comté, le 23 mars 1393 2 . A ses deniers dotaux Antoinette ajoutait la seigneurie de Vaugrenant et celle de Villars-Farlay, dans la Haute-Bourgogne (Franche-Comté). Il paraîtrait que Rodolphe aurait fait, le 17 novembre 1391, hommage au comte Etienne de Montbelliard, seigneur de Montfaucon, à raison des fiefs et arrière-fiefs qu’il possédait dans la seigneurie de Villars-Farlay 3 .
Le 8 février de l’an 1400 de la nativité, Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens, fit au château d’Aubonne un testament de donation en faveur de la Part-Dieu. Il exprima le vœu qu’on l’ensevelît dans ce couvent, et que l’on y célébrât son anniversaire et des messes pour le salut de son âme, ainsi que dans l’église paroissiale de Gruyère et au prieuré de Rougemont. Il fit à la Part-Dieu un legs de cent florins, rachetable par ses héritiers au prix de deux mille florins 4 . /406/
Le même baron mit son scel à un document du 10 juin 1400 1 ; mais son nom ne figure pas dans le traité de combourgeoisie du 30 juillet 1401, d’où il suit qu’à cette date il avait cessé de vivre. Rodolphe de Gruyère, seigneur de Montsalvens et d’Aubonne, mourut dans l’année qui ferma le quatorzième siècle, ou dans celle qui ouvrit le quinzième 2 .
De son mariage avec Antoinette de Salins étaient issus un fils, Antoine, qui fut successeur de son aïeul au comté de Gruyère, et trois filles: Guillemette, qui devint la femme de Louis II de Poitiers, comte de Valentinois et de Diois; Catherine, qui épousa Pierre de Vergy, seigneur de Champvent, et Jeanne, mariée à Humbert de Grolée, seigneur de Bressieux 3 .
Antoinette de Salins, veuve de Rodolphe de Gruyère, se remaria à Jean de Vergy, seigneur d’Autrey. De cette union naquit Charles de Vergy, qui, devenu héritier de sa mère, /407/ fit des legs à ses neveux François et Jean de Gruyère, et à sa sœur utérine Jeanne, sœur du comte Antoine.
Antoinette de Salins, dit-on, avait disposé, par acte du 28 mars 1402, de la moitié de la seigneurie de Vaugrenant en faveur de son fils Antoine, qui fut comte de Gruyère.
CHAPITRE DOUZIÈME.
Antoine, comte de Gruyère. Accord entre la veuve d’Oton de Grandson et le comte de Savoie. Acte de reconnaissance et d’hommage du comte Antoine. Querelle entre les communes de Gessenay et de Château-d’Œx. Troubles de la Haute-Gruyère et prise des châteaux par les troupes de Berne. Paix de 1407. Condition des habitants du val de Charmey à cette époque. Le comte Antoine accorde l’ohmgeld à la commune de Gruyère. Contrats de mariage des trois sœurs du comte Antoine. Soulèvement du Haut-Vallais contre le sire de Rarogne. Contrat du comte Antoine avec l’abbé de Bonmont. Accord du comte Antoine avec Amédée et Girard Champion. Différend du comte avec les héritiers de Pierre de Dompierre. Contestation entre les prieurs de Broc et de Lutry. Homicides et plaid judiciaire. Débat entre le duc de Savoie et le comte de Gruyère. Querelle du comte Antoine avec le coseigneur d’Allaman. Partage de fonds et de cens entre le comte de Gruyère et le sire de La Baume. Prononcé entre Antoine et les sires de Vallaise. Accensement de fonds. Différend entre le comte de Gruyère et la commune de Gessenay. Le comte de Gruyère cède de nouveau l’ohmgeld à la ville de Gruyère. L’empereur accorde une charte de confirmation au comte de Gruyère, et des lettres de légitimation à ses deux fils aînés. Testament du comte Antoine. Sa famille.
Antoine.
1403-1433.
Né vers l’an 1395, Antoine de Gruyère était encore enfant et déjà orphelin lorsque son grand-père, quittant l’arène de la vie, laissa vacant le siége de ses aïeux. Le comte de Savoie, en sa qualité de suzerain, devait administrer le comté de Gruyère par lui-même ou par un gouverneur jusqu’à l’époque où le descendant du dernier comte de Gruyère pourrait recueillir sa succession. Amédée VIII n’avait pas alors plus de vingt ans. Appelé au trône à l’âge /409/ où Antoine hérita du comté de Gruyère, il avait traversé le temps de sa minorité sous la tutelle de son aïeule, assistée d’un conseil de régence. A l’époque où il dut, à son tour, veiller aux intérêts d’un pupille et guider ses pas à l’entrée d’une carrière périlleuse, il n’avait lui-même ni la maturité qui impose, ni la sagesse que donne l’expérience. Cependant le jeune Antoine aurait été l’objet d’une sollicitude paternelle, s’il est vrai, comme on l’a dit avec assez de probabilité 1 , que son éducation fut confiée aux soins d’un vénérable ecclésiastique, Jean de Prangins, chantre de Lausanne. Ce dignitaire de la cathédrale paraît comme témoin, nous dirions volontiers comme le protecteur et le gardien d’Antoine, en plus d’une rencontre où sont débattus les intérêts du jeune comte de Gruyère.
Amédée VIII, naturel gouverneur d’Antoine, se fit d’abord représenter dans l’exercice de cette haute fonction par Jean de Blonay, qui fut chargé de l’administration du comté de Gruyère.
A la mort de son aïeul, Antoine était dans l’époque intermédiaire entre l’enfance et la puberté. Il avait ce que certaines chartes ont appelé l’âge de discrétion. La loi lui reconnaissait l’aptitude à prendre part à certains actes en prononçant quelques paroles solennelles, sans qu’il eût, toutefois, la capacité d’action. En suite de ce principe, le jeune Antoine offrit à son suzerain d’accomplir l’acte de foi et d’hommage dont il était tenu envers lui. /410/
Le 3 juillet 1404, Jean Balay, secrétaire du comte de Savoie, reçut du château de Gex l’ordre de procéder à la reconnaissance que le jeune comte de Gruyère désirait faire à son supérieur féodal des fiefs qu’il tenait de la couronne de Savoie. Il fallut différer jusqu’à la fin de l’automne l’exécution de l’ordre d’Amédée VIII. Voici la cause de ce délai.
Antoine de Gruyère, héritier de la seigneurie d’Aubonne, que son père avait achetée en 1393, devait, à raison de ce fief, faire acte de reconnaissance et d’hommage au comte de Savoie. Or, Jeanne Alamandi, veuve d’Oton de Grandson, revendiquait les seigneuries d’Aubonne et de Coppet, ainsi que les autres fiefs de l’époux qu’un duel funeste lui avait enlevé. Après avoir longtemps défendu ses droits, elle consentit à un arrangement avec Amédée VIII. Par acte du 2 octobre 1404, passé an château du Bourget, en présence de Guillaume de Challant, évêque de Lausanne, de Pierre Andriveti, maître d’hôtel d’Amédée VIII, et d’autres témoins ecclésiastiques et laïques, l’infortunée Jeanne céda au comte de Savoie tous ses droits aux seigneuries d’Aubonne et de Coppet, se réservant pour la vie le lieu et la seigneurie de Coppet, dont le comte lui assurait la jouissance en lui garantissant une rente viagère de 600 florins à prendre sur les revenus de ce fief. Jeanne pouvait toutefois disposer par testament d’une partie de cette rente, jusqu’à la somme de 100 fl., que le comte, à son tour, pourrait racheter au prix de 2000 florins. Jeanne devait aussi faire au comte de Savoie la cession d’une rente annuelle de 140 fl., qui lui avait été assignée, à titre de deniers dotaux, par feu son beau-père /411/ Guillaume de Grandson, père d’Oton, sur la recette du grand et du petit péage de Villeneuve 1 .
L’accord passé entre le comte de Savoie et la veuve d’Oton de Grandson ayant écarté l’obstacle qui retardait la prestation d’hommage et de fidélité dont Antoine était tenu envers le comte de Savoie, à raison du comté de Gruyère et du fief d’Aubonne, dont il était le coseigneur, Jean Balay put enfin procéder à la cérémonie qui était d’usage au changement du seigneur ou du vassal. En conséquence, le 19 novembre 1404, le jeune comte de Gruyère vint au château d’Aubonne, avec Jean de Blonay, chevalier, son gouverneur, Antoine d’Aubonne, coseigneur de ce lieu 2 , et Jean de Mont. Il se présenta devant Jean Balay, commissaire du comte de Savoie, et après avoir affirmé qu’il était Antoine de Gruyère, âgé de neuf ans (ce qui fut attesté par ses conseillers), il écouta la lecture que Jean Balay fit en langue romane d’un acte du 17 février 1375, par lequel le dernier comte de Gruyère, aïeul paternel d’Antoine, reconnaissait tenir du comte de Savoie les fiefs qui y sont désignés. A son tour, Antoine, de l’avis de son gouverneur et de ses conseillers, se reconnut publiquement homme lige et vassal du comte de Savoie, à raison des fiefs qu’il tenait de ce prince, savoir: le château, la ville et le mandement de Gruyère, avec les hommes, nobles et non nobles, bourgeois, taillables et censitaires, l’omnimode juridiction, bref toute la seigneurie de Gruyère, à l’exception toutefois des villages de Pringy, de la Pra (?), d’Epagny et d’Estavanens; /412/ les châteaux et mandements de Montsalvens, d’Œx, du Vanel avec la terre de Gessenay, et toutes leurs appartenances; le château et mandement de la Tour de Trême 1 . Il reconnut aussi tenir en fief du comte de Savoie le château, la ville et le mandement d’Aubonne avec ses appartenances; de plus, les hommes et hommages, fiefs et arrière-fiefs, les cens et rentes, l’omnimode juridiction des villages de Founez, de Commugny, et d’autres, dans la châtellenie et le mandement de Coppet. Il promit d’observer fidèlement la reconnaissance qu’il venait de faire, et de remplir les devoirs dont il était tenu envers son suzerain. Cet acte solennel fut ratifié par le gouverneur du jeune comte et ses conseillers, dans la salle du château d’Aubonne, en présence d’Etienne bâtard d’Oron, de Nicod de Gimel et d’autres témoins 2 .
Environ trois mois après que le jeune comte Antoine eut accompli les formalités dont nous venons de parler, il s’éleva une contestation entre les deux communes de la Haute-Gruyère, au-dessus de la Tine, au sujet du tribut annuel que le traité de combourgeoisie fait avec Berne, le 26 juin 1403, leur imposait en reconnaissance du droit qu’elles avaient acquis. La commune de Château-d’Œx refusait obstinément d’acquitter sa part de cette contribution. Les magistrats de Berne, voulant terminer ce regrettable débat, envoyèrent dans la Haute-Gruyère deux membres de leur /413/ Conseil, savoir Rodolphe Hofmeister, donzel 1 , bourgeois de Berne, et Pierre de Gruyère, châtelain du Haut-Simmenthal. Ces deux commissaires, ayant ouï les parties, décidèrent que les communes de Gessenay et de Château-d’Œx paieraient annuellement chacune un marc d’argent à la ville de Berne, au jour fixé dans la lettre de combourgeoisie; qu’en outre la commune de Château-d’Œx paierait 60 L. de Lausanne à celle de Gessenay, en compensation des frais que celle-ci avait eu à supporter à l’occasion du susdit traité de combourgeoisie. D’autres points, d’une moindre importance, furent également réglés. Cette pacification, faite le jeudi avant la fête de St-Valentin (soit le 12 février) de l’an de la nativité 1405, fut corroborée par l’opposition des sceaux des deux arbitres 2 .
Les deux communes de la Haute-Gruyère, qui, dans un moment critique, avaient placé leurs libertés sous l’égide de la puissante cité de l’Aar, étaient également intéressées au maintien de la paix que les arbitres de leur différend avaient rétablie. Si l’on en croit la tradition, elle aurait été bientôt troublée par la haine qui aurait éclaté entre les habitants de Château-d’Œx et ceux de Gessenay. On a cherché la cause de la lutte dont nous allons parler dans l’antagonisme des deux populations d’origine diverse qui habitaient la Haute-Gruyère. Jusqu’ici nous n’avons remarqué dans l’histoire du comté de Gruyère aucun vestige de la prétendue hostilité de ces deux races.
A cette époque, l’administration du comté de Gruyère /414/ était confiée à Louis de Joinville, sire de Divonne, vice-gouverneur 1 d’Antoine. Il paraîtrait que Joinville se serait proposé l’annulation du traité de combourgeoisie que la Haute-Gruyère avait renouvelé avec Berne. Ce traité, quoique réservant les droits du comte de Gruyère comme seigneur de Gessenay et de Château-d’Œx, semblait répondre aux vues politiques de la cité de Berne, dont l’ambition et l’accroissement avaient constamment rencontré une sérieuse opposition de la part des comtes de Gruyère. Les hommes de Gessenay étaient les principaux auteurs de ce traité; comme tels, ils devenaient odieux au comte de Savoie, ou à son lieutenant, qui aurait résolu de les soumettre à sa volonté. A cet effet, Joinville aurait imaginé un coup de main, et choisi pour l’exécuter le jour d’un grand marché de bétail à Château-d’Œx, où ce jour devait réunir beaucoup de paysans de Gessenay. Il aurait eu le dessein de faire enlever les plus notables et de les prendre pour otages. Une troupe de cinq cents hommes de la Basse-Gruyère aurait été rassemblée pour exécuter le projet de Joinville. Les conjurés, dit la chronique, avaient choisi l’agreste vallon de l’Etivaz pour lieu de réunion. Mais, quelle que fût leur prudence, le complot fut découvert par Guillaume Möschig, qui s’empressa d’en instruire son frère, amman du Gessenay. Celui-ci s’entendit avec le banneret Kapleser. Ils convinrent de prendre cent cinquante hommes déterminés. Ces rudes et hardis montagnards, armés de piques en guise de bâtons, dont ils avaient caché le fer sous leur pourpoint, se rendirent à Château-d’Œx. Lorsque le banneret de Gruyère arriva avec sa troupe, il fut terrassé par celui du Gessenay; une partie de ses gens fut faite prisonnière, le reste prit la fuite. /415/
Telle est la tradition conservée par le chroniqueur de Gessenay 1 . L’ancien annaliste bernois 2 , qui est ordinairement bien informé, ne mentionne pas l’épisode qu’on vient de lire 3 . En 1407, dit-il, il s’éleva une querelle entre le comte de Gruyère, d’une part, et les habitants de Gessenay et de Château-d’Œx, bourgeois de Berne, d’autre part. La jalousie de la Gruyère en fut la cause 4 . Les dits combourgeois de Berne étaient maltraités par les officiers de leur seigneur, qui les emprisonnaient et leur faisaient d’autres violences. Les opprimés s’en plaignirent à Berne. Dans cette occurence, les gens de Gessenay saisirent le châtelain de Château-d’Œx et six hommes des plus considérables de Gruyère, et ils informèrent Berne de ce fait. Le conseil de Berne ordonna au châtelain du Sibenthal d’enfermer les prisonniers dans la tour de Blankenbourg, et il envoya des messagers dans le Pays-d’Enhaut s’enquérir exactement de ce qui s’était passé 5 . Cependant, le conseil de Fribourg, inquiet, embarrassé à cause des rapports de cette ville avec la Savoie, Berne et le comte de Gruyère, députa deux de ses membres, Peterman /416/ Velga et Hensli 1 de Duens, auprès d’Amédée VIII, à Genève, pour l’engager à faire aux Bernois des propositions de paix. La réponse qu’apportèrent les députés fut transmise à Berne par l’avoyer de Fribourg, et quelques membres du conseil de cette ville furent chargés de faire connaître aux magistrats bernois les conditions du comte de Savoie, en les priant de surseoir à toute entreprise nouvelle 2 .
Berne, ne pouvant admettre des propositions qui tendaient apparemment à obtenir de cette cité une modification du traité de combourgeoisie qu’elle avait fait avec la Haute-Gruyère, sinon la suppression de ce contrat, prit une résolution dont le résultat devait donner plus de poids à ses prétentions et les faire agréer. Elle ordonna à ses hommes d’armes de Thoune, de Froutiguen, du haut et du bas Simmenthal, de déployer leurs bannières et d’entrer dans les pays de Gessenay et de Château-d’Œx pour y protéger ses combourgeois contre le seigneur de Gruyère ou le comte de Savoie, qui intervenait dans la querelle. Les hommes que Berne avait appelés au service militaire franchirent le défilé de Bellegarde, assiégèrent le château, qui, sur un roc escarpé, défendait l’entrée de la vallée, et emportèrent cette bretêche malgré la vigoureuse résistance de la garnison, que commandaient deux frères de la maison de Corbières, coseigneurs de Bellegarde. Ces deux chefs, tombés au pouvoir de l’ennemi, furent conduits avec d’autres prisonniers au château /417/ de Thoune. Les Bernois, laissant bonne garde au fort dont ils venaient de s’emparer, descendirent le vallon sauvage d’Ablentschen, le long du torrent de la Jogne, vinrent assiéger le château du Vanel 1 , en brisèrent les portes, et achevèrent leur expédition par la prise du château d’Œx. La garnison de ces forts et leurs chefs furent transférés, comme ceux de Bellegarde, au château de Thoune 2 . Les vainqueurs firent prêter au peuple le serment de fidélité à la ville de Berne 3 .
Les Bernois venaient de porter un coup sensible à la maison souveraine de Gruyère, et de provoquer la jalousie de son suzerain, le comte de Savoie. La guerre paraissait imminente: les Confédérés s’en émurent. Les voisins de la Gruyère furent les premiers à aviser aux moyens d’empêcher l’explosion dont on était menacé. L’évêque de Lausanne, le prieur de Payerne et le seigneur d’Attalens offrirent leur médiation. Jaques de Glane, envoyé de l’évêque, proposa un congrès à Morat; mais Berne refusa d’y consentir 4 . Ce refus chagrina le conseil de Fribourg; il dépêcha son avoyer et quelques-uns de ses membres à ses confédérés de Bienne et de Soleure, pour obtenir la convocation des villes 5 .
La correspondance devint très active entre Berne, Fribourg /418/ et le château de Lucens, résidence de l’évêque de Lausanne 1 . On convint enfin de prendre des arbitres de Bâle, de Fribourg, de Soleure et de Bienne 2 . Ces arbitres, à savoir Guillaume de Challant, évêque de Lausanne, Jaques de Montmayeur 3 , prieur de Payerne, les députés de Bâle, de Fribourg, de Soleure et de Bienne pacifièrent la querelle de Berne et du comte de Gruyère, ou plutôt de Joinville son gouverneur 4 . Leur sentence porta que Berne rendrait au comte de Gruyère les châteaux d’Œx et du Vanel, avec les seigneuries dépendantes de ces deux maisons fortes 5 , et toutes leurs appartenances; que les gens de ces deux seigneuries, ainsi que ceux de la seigneurie de Bellegarde, seraient déliés du serment qu’ils avaient prêté à la ville de Berne, à condition que le comte de Gruyère n’exercerait aucune vengeance sur eux; que Berne cancellerait les traités abolis par la sentence des arbitres, et rendrait la liberté aux prisonniers 6 . Cet accommodement, fait à Morat le 3 mars 1407, ne fut ratifié qu’un an plus tard par Amédée, comte de Savoie, duc du Chablais et d’Aoste, marquis en Italie, et comte de Genevois 7 .
[Voyez la note corrective à ce sujet dans MDR Tome XXIII, p. 719.]
Les hommes de Gessenay, dit Justinger, conservèrent leur droit de combourgeoisie avec Berne 1 .
Quant aux trois châteaux que les Bernois avaient pris de vive force, ils portèrent jusqu’à l’époque de leur destruction les traces de la violence employée pour y pénétrer 2 .
Depuis le rétablissement de la paix par les Confédérés, il se passa vingt ans avant que la commune de Gessenay eût quelque différend avec son seigneur. Elle mit ce temps de repos à profit pour augmenter sa fortune et fortifier ses /420/ libertés. A cette époque, la condition des habitants de la Haute-Gruyère était bien préférable à celle des paysans du val de Charmey. — Arrêtons un instant nos regards sur cette contrée, qui devait être un jour un des plus beaux fiefs de la maison de Gruyère.
On a vu 1 que la vallée de Charmey dépendait, au quatorzième siècle, du seigneur de Corbières, que Pierre du Vanel et Marguerite sa femme, alors seigneurs de Corbières, avaient affranchi de la taille serve et élevé à l’état d’hommes libres du seigneur les hommes de corps de Charmey et des Arses. Les habitants de cette belle et intéressante contrée eurent plusieurs fois, notamment vers la fin du quatorzième siècle 2 , des débats avec les seigneurs de Corbières, qui, les considérant comme leurs ressortissants, voulaient qu’ils contribuassent à l’entretien des fortifications de la ville, qu’ils fissent la chevauchée ou le service militaire, et suivissent la bannière du chef-lieu. Ils fondaient leurs prétentions sur ce que les habitants de Charmey n’ayant pas de château fort, celui qu’ils avaient jadis ayant été détruit 3 , étaient obligés, en temps de guerre, de chercher avec leurs familles un asile dans le château le plus voisin, c’est-à-dire dans celui de Corbières.
Voici quelle était, en 1408, la condition des gens de la vallée de Charmey. Comme les autres habitants de la châtellenie de Corbières, ils devaient à leur seigneur la chevauchée ou le service militaire. Ils tenaient de lui les pâturages communs, les bois, l’affouage ou le droit, pour les /421/ usagers, de prendre dans les forêts le bois de chauffage et le bois de construction qui leur étaient nécessaires. Ils devaient tous contribuer, comme ils avaient fait jusqu’alors, aux ouvrages de fortification et aux nouvelles constructions des châteaux de Corbières 1 . Le seigneur avait le droit de mainmorte dans toute la vallée de Charmey. En conséquence, il succédait à ses sujets, hommes ou femmes, qui décédaient dans cette contrée sans laisser d’enfants procréés de légitime union. Il héritait de leurs biens meubles et immeubles, et de tous leurs droits réels.
Cependant, le père et la mère entraient en pleine possession des biens de leurs enfants décédés, pourvu que ceux-ci les eussent possédés par indivis.
De même, le frère héritait de la sœur, et la sœur héritait du frère, si elle n’était pas mariée.
Dans les autres cas, le seigneur était héritier de son vassal. En prenant possession d’un héritage, il devait payer les dettes du défunt sur les immeubles que celui-ci possédait au moment de son décès, pourvu, toutefois, qu’il en eût été dûment informé par les créanciers.
Le seigneur devait céder les biens du défunt au plus proche parent de celui-ci du côté du père 2 , au prix qu’en offrait un étranger.
Les hommes affranchis par le seigneur pouvaient hériter l’un de l’autre. Leurs enfants nés de légitime mariage étaient assimilés aux frères et sœurs libres dont il a été question. /422/
La femme qui avait une constitution de dot sur les biens de son mari, scellée en temps opportun par le seigneur ou par son châtelain, pouvait, en cas de restitution, exiger que l’on prit ses deniers dotaux de l’hypothèque sur laquelle ils étaient placés.
Le mari avait pour la vie la jouissance de la dot de sa femme défunte, si celle-ci laissait un ou plusieurs enfants. A la mort du mari, la dot de sa femme revenait à son plus proche parent, à moins qu’elle n’en eût disposé autrement.
La femme, de son côté, avait pour la vie la jouissance des biens de son mari défunt, si leur mariage n’avait pas été stérile, mais pour le cas seulement où elle n’exigerait pas la restitution de sa dot. Elle pouvait choisir: elle devait se décider dans les trois jours qui suivaient le décès de son mari. Si elle réclamait ses deniers dotaux, elle devait le faire par lettre munie du sceau du seigneur ou du châtelain. Si elle retirait sa dot, elle pouvait en disposer à volonté.
Enfin, le seigneur succédait de plein droit aux veuves, ses sujettes, qui mouraient dans la vallée de Charmey sans laisser d’enfants 1 .
Cependant Louis de Joinville, bailli de Vaud et vice-gouverneur du comte de Gruyère, venait de mourir, ou du moins il avait été déchargé du soin d’administrer les Etats du comte Antoine pendant sa minorité 2 . La régence de Joinville fut un malheur. L’humiliation et de nouvelles dettes /423/ furent, pour la Gruyère, les conséquences de la querelle où ce gouverneur s’était si imprudemment engagé avec la ville de Berne; son entreprise téméraire faillit allumer la guerre et compromettre l’indépendance du comté de Gruyère, dont l’administration, au commencement du quinzième siècle, demandait l’habileté et la sagesse d’un homme d’Etat. Joinville ne fut pas remplacé dans l’office dont il s’était si mal acquitté. Amédée VIII, qui avait eu peut-être le tort d’ordonner à Joinville l’entreprise qui eut si peu de succès, voulut exercer lui-même les fonctions de curateur et de gouverneur du jeune souverain dont il était le supérieur féodal et le tuteur. D’ailleurs, à l’époque dont nous parlons, Antoine avait à peu près atteint l’âge de puberté, soit de quatorze ans, qui lui donnait la capacité d’action, suivant la loi qui, de temps immémorial, était en vigueur dans la Bourgondie, partant dans la Gruyère, qui faisait partie de cette province. Antoine était donc capable de tous les actes de la loi civile; il pouvait les accomplir, mais non sans l’aveu de son suzerain, sous la garde et la protection duquel il continuait de vivre jusqu’à ce qu’il eût atteint l’âge de vingt-cinq ans, qui était l’âge de majorité, l’âge parfait ou plein 1 . Alors seulement il pouvait régner par lui-même.
C’est dans une charte de 1411 qu’on voit pour la première fois le comte Antoine occupé d’affaires concernant l’administration de ses biens. Après avoir reçu le consentement et l’autorisation du comte de Savoie 2 , Antoine avait /424/ cédé à Oddon Asinier, donzel, de Morat, au prix de 1500 florins, petit poids 1 , payables à raison de 500 fl. par an, les récoltes et les divers revenus de la seigneurie d’Aubonne et de celle de Coppet, ou plus exactement du fief de Commugny. Etabli par Antoine châtelain des deux fiefs qu’on vient de nommer, Oddon devait rendre chaque année à son maître un compte exact de l’excédant des recettes. Pendant deux ans il se dispensa d’observer cette condition: il s’en suivit une contestation. Alors des commissaires du comte de Savoie, parmi lesquels on remarque Jean de Prangins, chantre de la cathédrale, et Jean Chalvini, procureur de Vaud, se réunirent à Lausanne pour arranger l’affaire. Il fut décidé qu’Oddon remettrait au comte Antoine tous les actes qui l’obligeaient envers lui; qu’il garderait les récoltes qu’il avait faites et les droits qu’il avait perçus dans les fiefs d’Aubonne et de Commugny pendant l’exercice de ses fonctions de châtelain; enfin, que tous les biens meubles appartenant au comte Antoine lui seraient rendus 2 .
L’année suivante, le comte Antoine reçut à Gruyère Henri Poncet, gouverneur ou syndic 3 de cette ville, et Rolet Champion, qui lui présentèrent, au nom des nobles, bourgeois et habitants, c’est-à-dire au nom de la commune, une requête tendante à obtenir le tribut des oboles, soit des mailles, c’est-à-dire le droit sur la vente du vin. Ils destinaient, disaient-ils, ce tribut aux fortifications de la ville. Il convenait, en effet, de mettre la ville de Gruyère en état de défense, de la protéger contre une attaque imprévue, de la /425/ garantir d’un coup de main. Les événements de 1407 avaient prouvé que les châteaux forts n’étaient pas inexpugnables. Depuis la chute des bretêches de Bellegarde, du Vanel et d’Ogo, la citadelle et la ville de Gruyère devenaient le boulevard du comté. Aussi les députés de la commune de Gruyère firent-ils observer, avec raison, à leur jeune souverain, que la concession qu’ils demandaient profiterait à lui-même et à l’Etat 1 . Antoine, de l’avis de son conseil 2 , accorda de pure et franche volonté aux Gruériens l’objet de leur demande, sous la condition que le revenu du droit qu’il leur concédait serait employé à la fortification de la ville, au profit de la chose publique, et que les membres de la commune lui paieraient pendant six ans un florin par feu 3 , subside qui servirait à l’acquittement de ses dettes. Il ajouta que ses dévoués sujets de la commune de Gruyère, mus d’une cordiale affection envers leur seigneur, lui ayant offert gratuitement la somme de cent florins d’or destinée à compléter la dot de ses sœurs Catherine et Jeanne, quoiqu’ils ne fussent point astreints à une subvention dont les dispensaient leurs libertés et franchises, il maintiendrait dans leur intégrité les droits qu’ils avaient obtenus de ses pères. Antoine scella cet acte de son propre sceau 4 .
La main de Jeanne de Gruyère était recherchée par un jeune homme, Humbert de Grolée, appartenant à une des plus nobles familles de la Bresse. Fils aîné de Guillaume de /426/ Grolée, Humbert, encore mineur, fut émancipé le 12 janvier 1413 par son père, qui, en l’affranchissant des liens de la puissance paternelle, lui donna, à titre d’établissement, les châteaux de Neyriac et de Juys, avec leurs droits et appartenances. L’acte d’émancipation et de donation ayant été approuvé par Alice de Bressieux, mère d’Humbert, et par ses deux autres fils, Jean et Geoffroi, on s’occupa des formalités qui précédaient la célébration des noces. Quinze jours après l’émancipation du fiancé, le comte Antoine et sa sœur Jeanne, ayant reçu le consentement et l’autorisation du comte de Savoie, passèrent, en présence de ce prince et d’autres témoins considérables, avec Humbert de Grolée un contrat de mariage, suivant une formule prononcée par Jean de Prangins, chantre de la cathédrale de Lausanne, et vicaire de l’évêque, au spirituel. Humbert jura qu’il n’avait rien fait qui dût l’empêcher d’avoir pour fiancée et pour légitime épouse noble Jeanne de Gruyère, et il promit solennellement de la prendre pour femme. Jeanne, à son tour, fit la même déclaration et la même promesse. Alors le comte Antoine, de l’aveu et sous le bon plaisir d’Amédée VIII, gouverneur du comte de Gruyère 1 , assura 2 à Humbert de Grolée, à titre de dot et d’établissement de sa sœur, la somme de cinq mille florins de Savoie, moyennant laquelle Jeanne renonçait à tous les droits qu’elle pourrait avoir à la succession de son père ou de sa mère 3 . Ces deniers dotaux étaient payables à l’époux, savoir, 1500 florins huit jours /427/ avant la solennité du mariage, et 400 florins chacune des années suivantes, jusqu’à complet acquittement de la dot. Le comte Antoine, toujours de l’avis du comte de Savoie, donna pour hypothèque des 400 florins qu’il devait payer annuellement pour compléter la dot de sa sœur, le château d’Aubonne et sa part de la seigneurie de Coppet, avec leurs dépendances. Pour le cas où ces fiefs seraient déjà grevés, le comte de Savoie s’engageait 1 à faire valoir l’obligation du présent contrat en faveur des époux, sous réserve de ses propres droits. La dite somme devait servir à libérer les châteaux de Neyriac et de Juys de toutes les charges qui pesaient sur eux, et à les réintégrer dans leurs droits et possessions. Ces châteaux, une fois affranchis de toute hypothèque et de toute charge, serviraient de garantie de la restitution de la dot de Jeanne; en sorte que les deniers de la dot de Jeanne de Gruyère seraient placés, ainsi que le supplément de dot, sur les deux seigneuries de son mari. A l’occasion de son mariage, Humbert de Grolée et les procureurs de son père, savoir André de Grolée et François Richermi, offrirent à Jeanne de Gruyère des joyaux de la valeur de 1500 florins, que le fiancé lui remettrait avant le jour des noces. A ce don ils ajoutèrent 1666 florins en augmentation de dot, sous condition que si Jeanne mourait avant son mari sans laisser d’enfants, la dotation serait nulle, et que, si Humbert décédait avant Jeanne, laissant des enfants, la veuve aurait pour la vie la jouissance des 1666 florins, qui, à sa mort, passeraient à ses enfants. Le comte de Savoie fournirait à Jeanne de Gruyère des robes nuptiales /428/ telles qu’il en donnerait à sa propre fille. Ce contrat fut passé au château de Cossonay, le 26 janvier 1413.
Le trésor du comte de Gruyère ne contenait pas, à ce qu’il paraît, de quoi payer en une fois la dot de sa sœur, ou la part qui pouvait lui revenir de l’héritage paternel. La seigneurie d’Aubonne et le fief de Commugny furent engagés: une partie de leurs revenus, au lieu d’augmenter les ressources du jeune souverain de la Gruyère, servirent à compléter la somme accordée à la fiancée. Après les réjouissances du festin de noce, Antoine dut aviser au moyen de s’accorder avec divers bourgeois de Fribourg, qui exigeaient le paiement de plusieurs sommes prêtées à ses prédécesseurs. Ces dettes, avec les intérêts des capitaux et les dépenses occasionnées à leur sujet, formaient, au dire des créanciers, un total de vingt mille livres, et plus. Peu de temps après la paix de Morat, qui mit fin à la déplorable querelle du sire de Joinville avec la ville de Berne, les prêteurs avaient fait avec ce seigneur un arrangement qui réduisait à treize mille livres la somme due par le jeune comte, héritier des débiteurs décédés 1 . Quelques jours après cet accord, les parties étaient convenues que le comte de Gruyère paierait, de plus, sept cents livres dues à un autre bourgeois de Fribourg, nommé Rodolphe de Pont. Ces 13,700 livres devaient être acquittées par le comte et ses sujets des châtellenies d’Œx et du Vanel. Les cens, les rentes et les autres revenus de ces deux châtellenies, et les subsides /429/ qu’elles accordaient au comte, devaient servir au paiement de la somme en question. Un receveur, élu par Fribourg, percevrait les rentes annuelles (dont la quotité était fixée par le contrat) jusqu’à extinction de la dette, et retirerait chaque année, du comte même, un salaire de 15 livres de Lausanne. En 1413, il s’éleva une contestation entre le comte de Gruyère et ses créanciers de Fribourg; ceux-ci affirmant qu’ils n’avaient pas touché la totalité des remboursements annuels dont les parties étaient convenues; que, déduction faite de 5041 L. 17 sous 5 deniers qu’ils avaient perçus jusqu’ici pour les six termes échus, à partir de la St-Nicolas d’hiver 1407, il leur était dû la somme de 4746 L. 10 sous 7 deniers de Lausanne, y compris 90 L. pour six ans de salaire aux receveurs. Les mêmes créanciers disaient avoir éprouvé, à ce sujet, des dommages qu’ils évaluaient à 1700 L. et plus; ils en demandaient le prompt paiement, ainsi que celui des arrérages. Le comte de Gruyère, en présence du comte de Savoie, et après avoir reçu le consentement de ce prince, fit avec Oddon de Saliceto et Nicolas Chénens, bourgeois de Fribourg, représentants des créanciers, un accord par lequel il reconnaissait devoir et s’engageait à payer à ses créanciers ou à leurs héritiers, en remboursement du capital, des intérêts et du salaire des receveurs, la somme de 10,220 L. de Lausanne, ayant cours dans le pays de Vaud, l’écu d’or valant 22 sous du roi de France, et le ducat 20 sous de la dite monnaie, à prendre sur la recette du Vanel et de Château-d’Œx. Au comte était réservé le droit d’établir dans les dites châtellenies tel châtelain qui lui plairait, et aux créanciers, celui de nommer un receveur de leur choix. Les châtelains et les sujets des /430/ dites seigneuries s’engageaient par serment à payer exactement les annuités dues aux Fribourgeois, et le comte hypothéquait à ceux-ci les châtellenies d’Œx et du Vanel avec leurs revenus. Il fut arrêté que les créanciers remettraient au comte de Gruyère toutes leurs anciennes obligations, excepté les actes qui établissaient un droit dont l’héritage du comte Antoine était chargé envers Rolet de Vuippens, l’un des créanciers, à raison de la dot de sa femme, Jeannette de Billens, cousine d’Antoine. Cette transaction fut scellée par le comte de Savoie, approuvant et confirmant, ainsi que par le comte de Gruyère. Donné au château de Morges, le 13 du mois d’avril 1413.
Un an après l’arrangement dont nous venons de parler, eut lieu le mariage de Catherine, deuxième sœur du comte Antoine. La commune de Gruyère avait déjà offert, en 1412, une somme servant à doter Jeanne et Catherine. Celle-ci était fiancée à Pierre de Vergy 1 , seigneur de Champvent 2 , fils de feu Jaques de Vergy, seigneur d’Autrey. Le comte de Savoie 3 , celui de Gruyère, Pierre de Vergy et Catherine de Gruyère, passèrent le contrat de mariage entre ces deux derniers, en présence d’Antoinette de Salins, dame d’Autrey, mère du comte Antoine et de Catherine de Gruyère. On observa les mêmes formalités qu’à l’occasion des fiançailles de Jeanne, en 1413. Les deux fiancés promirent de /431/ s’épouser, à moins que les lois de l’Eglise ne missent obstacle à leur union 1 .
Indépendamment d’une rente annuelle de deux cents livres qu’Antoinette de Salins avait assurée à sa fille Catherine lors de son mariage avec Jean de Vergier, seigneur d’Autrey, chevalier, frère de Pierre de Vergy, seigneur de Champvent, le comte de Savoie, en sa qualité de gouverneur du comte Antoine, et celui-ci comme chef de la maison de Gruyère, accordèrent à Catherine la somme de cinq mille florins de Savoie, de bon or et de bon poids, à titre de dot et d’établissement, et comme équivalent de la part qui pouvait lui revenir dans la succession de son père. L’usage ou la loi voulait que la dot de la femme fût remise au mari. Ne pouvant disposer en ce moment de la somme qui constituait la dot de la fiancée, le comte de Savoie et le comte de Gruyère, du consentement d’Antoinette, dame d’Autrey, cédèrent, dès ce jour jusqu’au mois d’août prochain, à Pierre de Vergy, le château et mandement de Bourjod, avec tout ce qui en dépendait, et ils fournirent plusieurs cautions qui se portèrent garants de cette cession, à savoir: Humbert, bâtard de Savoie, seigneur de Montagny, et François de Menthon, chevaliers, Jean de Prangins, chanoine et chantre de la cathédrale de Lausanne, François de Russin, Louis de Dompierre, et Jean de Sisigny (?), châtelain d’Aubonne. Les cédants convinrent que le château de Bourjod, menaçant ruine, ils auraient à supporter les frais de sa /432/ restauration dans le cas de restitution de la dot de Catherine ou du rachat de la présente hypothèque. Le comte de Savoie et le comte Antoine remettraient la fiancée à Pierre de Vergy, son futur mari, pourvue de vêtements convenables à son rang et des autres objets nécessaires, à l’exception, toutefois, des bijoux: ceux-ci devaient lui être offerts par son époux. Pierre de Vergy promit à sa future un présent de noce de deux mille cinq cents florins, somme dont Richard de Duyn, François de Gumoëns, seigneur de Bioley, François de Billens et Jean, maire 1 de Romainmôtier, se portèrent cautions. Par ordre du comte de Savoie, et à la demande des intéressés, le présent contrat fut scellé par le bailli de Vaud, qui était alors Jean de Pétigny 2 .
A la nouvelle du mariage de Catherine de Gruyère avec Pierre de Vergy se mêla, dans les Etats du comte Antoine, le bruit de nouveaux troubles qui avaient éclaté dans la vallée du Rhône. Dans ce temps-là, le Vallais avait pour chef spirituel Guillaume de Rarogne, et pour capitaine général Guichard de Rarogne, seigneur d’Anniviers, oncle de l’évêque. Soit que Guichard se conduisit avec hauteur et dureté, comme on le croit assez généralement, soit que les paysans du Haut-Vallais, race impatiente du joug, crussent que le moment était venu de renouveler les tentatives d’indépendance /433/ qu’ils avaient faites plus de trente ans auparavant, ils résolurent de s’affranchir du pouvoir qui les gênait. La mazze reparut. On donnait ce nom, dans le Vallais, d’après une coutume antique, à une énorme massue, grossièrement façonnée en figure humaine et représentant la justice opprimée. La mazze fut portée de village en village pour soulever les paysans contre le sire de Rarogne et contre l’évêque de Sion. Les insurgés brûlèrent la maison forte et la Tour de Sierre; ils détruisirent les châteaux de Louèche et de Beauregard. Les flammes furent le signal d’une terrible guerre des paysans du Vallais contre le baron et l’évêque. Nous ne ferons pas le récit de cette guerre, dont les chroniqueurs et les historiens suisses ont raconté les détails. Il nous suffira de rappeler ici qu’elle dura six ans 1 ; qu’elle faillit diviser en deux camps tous les Confédérés, que Berne, dont Richard de Rarogne avait acquis la bourgeoisie, prêta son secours à ce baron, qui reçut également l’appui du duc de Savoie 2 ; que les hommes d’armes de Gessenay se joignirent à ceux de Froutiguen et du Simmenthal; que ces bandes, franchissant les monts, firent des incursions dans le Vallais et enlevèrent des troupeaux de moutons et de bœufs, tout comme, de leur côté, les Vallaisans avaient fait dans l’Oberhasli; qu’enfin ces derniers, malgré leur bravoure héroïque, durent céder au nombre et accepter la paix de 1420, qui dissipa leurs illusions.
Pendant la guerre du Vallais, le 11 février 1418, vers /434/ une heure, se réunirent au château de Chambéry divers grands seigneurs: Jean de Beaufort, chancelier de Savoie, Henri de Menthon, Louis, bâtard du prince d’Achaïe, Lancelot, bâtard de Poitiers, Gui de Grolée, et d’autres nobles et chevaliers, pour être témoins d’un acte qui devait répandre un nouvel éclat sur l’antique maison de Gruyère.
Louis II de Poitiers, comte de Valentinois 1 et de Diois 2 , veuf de Cécile de Beaufort, fille de Guillaume-Roger III, comte de Beaufort-en-Vallée 3 , morte en 1410, dont il n’avait eu que des filles, regrettait de n’avoir pas d’héritier apte à lui succéder. Un traité qu’il avait dû faire le 13 août 1416 avec Charles de Poitiers, seigneur de Saint-Vallier 4 , établissait que dans le cas où le comte viendrait à décéder sans enfants mâles légitimes, les comtés de Valentinois et de Diois appartiendraient au seigneur de Saint-Vallier, excepté le Château-Neuf de Damasan 5 , qui demeurerait à Lancelot, fils naturel du comte. Alors il se décida à se remarier, dans l’espoir de laisser une postérité masculine et de frustrer par là de son attente le seigneur de Saint-Vallier 6 . Louis de Poitiers demanda la main de Guillemette de Gruyère, sœur du comte Antoine. Le contrat de mariage fut passé le 11 février 1418 7 à Chambéry, en présence des témoins que /435/ nous avons nommés. Après avoir reçu l’avis et l’autorisation de son suzerain, le duc de Savoie 1 , ainsi que le consentement de sa mère Antoinette de Salins, dame d’Autrey, le comte Antoine, chevalier 2 , assigna à sa sœur, à titre de dot et pour sa part de la succession paternelle et maternelle, ainsi que de l’héritage de ses frères et sœurs déjà décédés 3 , la somme de sept mille florins d’or de Savoie. Moyennant cette somme, Guillemette renonça, comme avaient fait ses deux sœurs Jeanne et Catherine, aux biens patrimoniaux et aux droits qui en dépendaient, sauf le cas où elle serait légalement appelée à la succession du comté.
Son mariage fut stérile. Louis de Poitiers, toujours résolu de se venger de la violence que le seigneur de Saint-Vallier avait exercée envers lui, fit, le 22 juin 1419, un testament par lequel, en dérogeant au dernier traité, il instituait son héritier universel le dauphin Charles, fils du roi Charles VI, à la charge de payer ses dettes et d’accomplir ses legs; en cas de refus, il lui substituait le duc de Savoie. Celui-ci prit en effet, dans la suite, le titre de comte de Valentinois et de Diois 4 . Le comte Louis mourut le 4 juillet 1419, au château de Baix. Guillemette de Gruyère fut veuve au bout d’un an et demi de mariage. /436/
Il paraîtrait qu’en 1423 Guillemette aurait rendu à son frère 5000 florins de sa dot, et donné le restant, soit 2000 fl., à sa sœur Jeanne 1 .
Quoique le comte Antoine fût seul seigneur des terres acquises par ses devanciers, cependant ses recettes, dont une bonne partie était engagée, ne suffisaient pas à ses besoins. S’il avait recueilli toute la succession de ses pères, il avait aussi hérité de leurs dettes. Celles-ci, déjà considérables, s’étaient apparemment accrues d’emprunt faits pendant la minorité d’Antoine. Ce comte avait souvent des embarras financiers: pour se procurer de l’argent, il vendit des droits, des rentes foncières, etc. Voici quelques faits à l’appui de cette assertion.
Il y avait un siècle que dame Binfaz, codame d’Aubonne, avait assigné an couvent de Bonmont, en aumône perpétuelle, pour elle et ses héritiers, une rente de soixante-dix sous, provenant de legs pieux faits par Jordane, sœur de feu Jaques d’Aubonne, Marguerite, femme du dit Jaques, et feu Jean, mari de Binfaz. Il était stipulé que l’obligation de cette rente serait rachetable au prix de 70 L. 2 Le comte Antoine, devenu coseigneur d’Aubonne 3 , au lieu de racheter la dite obligation, vendit à dom Etienne de Divonne, abbé de Bonmont, et à son couvent, le droit de rachat, au prix de 24 écus d’or au coin du roi de France. L’acte de cession fut passé à Aubonne, dans le jardin du comte Antoine, en présence de Jean Marchand, son châtelain, et de Michel Magnyns, bourgeois de Nyon, et scellé par l’official de la cour de /437/ Genève 1 . Le comte François, fils et successeur d’Antoine, confirma la dite vente moyennant 12 L. de Lausanne, que l’abbé de Bonmont lui paya 2 .
Le comte Antoine vendit aussi à la Part-Dieu 14 livres et 6 deniers de cens annuel que ce monastère lui devait 3 , et de plus, au prix de 40 L. de Lausanne, un cens de 4 L. à prendre sur un four de la Tour de Trême 4 . Il vendit à dom Pierre Bergeri, prieur de la Val-Sainte, une autre rente de 22 sous et 1 denier 5 . Il venait d’emprunter de Jaques Collini, prieur de la Part-Dieu, la somme de 80 L. pour 4 L. de cens, soit d’intérêt, à prendre sur des tènements de La Tour et du Pâquier 6 .
Les actes de cette nature étant assez nombreux, il nous suffit d’en avoir cité quelques-uns. Passons à une de ces transactions qui font mieux que d’autres connaître la situation financière du petit Etat dont nous publions les annales.
Il s’agit d’une contestation entre le comte Antoine, chevalier, et les frères Amédée et Girard Champion, fils de feu Jaques Champion, chevalier. Ces deux frères affirmaient que feu Rodolphe, comte de Gruyère, aïeul du comte Antoine, avait vendu à leur père, au prix de 220 florins d’or, quatre muids de vin, à prendre sur sa dîme de St-Saphorin et sur les autres fonds qu’il possédait dans la paroisse de ce nom; de plus, que le même comte avait reconnu devoir au /438/ dit Jaques Champion 250 florins d’or que celui-ci lui avait prêtés, et 400 florins provenant d’un autre emprunt. Enfin, les deux frères réclamaient encore 100 écus d’or, au coin du roi de France, pour divers frais occasionnés par le cautionnement de Jaques Champion, leur père, envers Oton de Saliceto, en faveur du comte Rodolphe. Antoine, fatigué de toutes ces prétentions, refusait de payer des dettes qu’il n’avait pas contractées. Ses nouveaux créanciers ne revenaient pas moins à la charge. L’affaire fut remise à la décision de Rodolphe de Tavel, de Vevey, donzel, et d’Antoine Auberti, châtelain de Vauruz. Ces amiables compositeurs, élus par les parties, accordèrent celles-ci en décidant que, moyennant 540 florins d’or, payables en dix termes de 50 florins et un de 40 fl., les frères Champion renonceraient à toute autre prétention, et remettraient au comte Antoine les anciens titres qui l’obligeaient envers eux, à l’exception de certain acte de vente passé autrefois par feu le comte Rodolphe en faveur de Jaques Champion, et reçu par Pierre Frossard, clerc de Corbières, acte qui comprenait des fonds et des rentes au territoire de la Tour de Trême, et à Hauteville, dans la châtellenie de Corbières. — Le présent accord, fait à Gruyère, dans la grand’salle du manoir, le 15 octobre 1418, eu présence de François d’Ursins, d’Aimon de Saint-Germain et de Jean Chalvini, procureur de Vaud, fut scellé par Henri de Menthon, chevalier, bailli de Vaud.
Bientôt survint une nouvelle difficulté. On a vu comment la seigneurie de Palésieux avait changé de maître par la vente qu’en avait dû faire le comte Rodolphe IV. Ce fief était devenu la propriété de Pierre de Dompierre. Celui-ci étant mort, sa veuve, dame Compagnie de Seyssel, et son /439/ fils Louis, étaient demeurés en possession du château de Palésieux et de ses dépendances. La mère et le fils s’étaient engagés à servir une rente de 4 L., léguée à l’abbaye d’Hautcrêt par feu Marguerite de Grandson, femme du comte Rodolphe. A la requête de dame Compagnie et de Louis de Dompierre, le bailli de Vaud, Louis de Joinville, sire de Divonne, avait apposé son scel à l’acte qu’ils venaient de passer, pour lui donner le caractère d’authenticité dont il avait besoin 1 .
Depuis la mort de Pierre de Dompierre, le comte Antoine, parvenu à l’âge de majorité et exerçant par lui-même les droits de souveraineté, revendiqua la seigneurie de Palésieux, qui avait appartenu à sa famille. Il fit envers les héritiers de Louis de Dompierre 2 ce que son père avait fait à l’égard de Gaspard de Montmayeur au sujet d’Oron. Il envoya des hommes d’armes s’emparer du château de Palésieux, et en fit enlever les meubles. Cet acte de violence fit grand bruit dans le pays. Le bailli de Vaud mit le séquestre sur le château, et porta l’affaire devant le Conseil du duc de Savoie, où elle donna lieu à de longs débats. Les plaignants soutenaient que le château de Palésieux avec ses droits et dépendances leur appartenait, cette seigneurie ayant été vendue par l’aïeul du comte actuel de Gruyère à Pierre de Dompierre, qui l’avait transmise à son fils Louis, dont ils /440/ étaient les légitimes héritiers. Ils ajoutaient qu’ils avaient conservé paisiblement ce fief après la mort de Pierre de Dompierre et de son fils, jusqu’au moment où les gens du comte Antoine s’en étaient emparés de force. Ils demandaient qu’on les réintégrât dans leurs droits, qu’on leur fit réparation des dommages qu’ils avaient éprouvés ensuite de la spoliation dont ils se plaignaient, et qu’on levât en leur faveur le séquestre 1 que le bailli de Vaud avait mis sur le château en litige. — Le comte Antoine prétendait que son aïeul n’avait pas pu vendre le château de Palésieux, qui ne lui appartenait pas, puisqu’il était la propriété de Rodolphe de Montsalvens, père d’Antoine. Enfin, les deux parties, désirant mettre un terme à leur querelle, élurent chacune deux amiables compositeurs, et pour surarbitre le chevalier Jean de Beaufort, docteur-ès-lois, chancelier de la cour de Savoie. La sentence des arbitres porta que le comte Antoine s’emploierait à ce que le séquestre mis sur le château fût levé, soit par le bailli de Vaud, soit par un ou plusieurs officiers du duc de Savoie, et que le dit château fût restitué, avec ses dépendances, à ceux qui l’avaient possédé jusqu’alors; que le même comte ferait rendre les meubles qui avaient été enlevés du château par lui ou par ses gens; que les plaignants accorderaient au comte et à ses successeurs pleine et entière liberté de racheter le dit château et ses dépendances, dans le terme de douze ans à dater du présent accord, et qu’ils seraient tenus de le lui vendre au prix de 3500 florins. Les vendeurs seraient pareillement tenus de satisfaire les autres créanciers nommés dans l’acte du 4 mars 1402.— Cette sentence fut prononcée à Thonon, en /441/ présence de plusieurs témoins, suivant l’usage, le 29 avril de l’an 1419, et scellée par le chancelier du duc de Savoie, domicilié dans cette ville.
Dans le même temps, d’autres intérêts matériels divisaient deux prêtres et troublaient la paix de deux communautés religieuses. Le prieuré de Broc dépendait du prieuré conventuel de Lutry, et devait lui servir un cens annuel de quatre muids de beau froment, à raison du droit qu’avaient le prieur et les religieux de Lutry de nommer au bénéfice du prieuré de Broc. Celui-ci était de plus obligé d’acquitter une redevance annuelle de deux florins d’or, de Lausanne, pour les pelisses 1 des moines claustraux du monastère de Savigny, dans le diocèse de Lyon, qui était le chef de l’ordre des Bénédictins. Or ces deux rentes, l’une en nature, l’autre en argent, n’avaient pas été servies depuis trois ans, lorsque Michel de La Rive 2 , prieur de Lutry, en exigea le paiement de Richard de Corbières, prieur de Broc, et de plus une coupe de vin qui lui revenait chaque année du produit de la vigne que le prieur de Broc possédait au lieu dit Curson, dans la vallée de Lutry. Richard refusa de payer le blé qu’on exigeait de lui, disant qu’on ne pouvait pas imposer à son couvent charge sur charge, que si ses devanciers avaient livré du blé au prieur de Lutry, ils n’avaient /442/ fait à celui-ci qu’un don gratuit, témoin un bon nombre de vieillards, entre autres cinq au moins du pays d’Ogo 1 , qui en avaient souvenir. Il ajoutait que la redevance en nature dont il s’agissait avait été arrachée à ses sujets, ou accordée par la crainte. Alors Michel de La Rive dit à son confrère que, sous peine d’excommunication, il ne sortirait pas de l’enceinte du couvent de Lutry qu’il n’eût payé les arrérages dus par le prieuré de Broc. Mais Richard de Corbières en appela à l’abbé de Savigny, leur supérieur commun. Il lui exposa les griefs qu’il avait contre le prieur de Lutry, et en rapporta une sentence qui condamnait celui-ci à lui payer les dépenses qu’il aurait eues à ce sujet, et qui pouvaient s’élever à quarante francs d’or, monnaie de France 2 . Cependant, la cause débattue par les deux prieurs n’était pas jugée. Michel ne cédait rien de ses prétentions, et Richard, loin de le satisfaire, demandait la restitution de ce que ses devanciers, mauvais administrateurs des biens du couvent, disait-il, avaient donné aux prieurs de Lutry. Il réclamait de plus 16 L., prix de six vaches 3 qu’il lui avait livrées. Enfin, les deux prieurs remirent la décision de leur querelle à quatre licenciés ès-lois; ils nommèrent surarbitre l’abbé d’Hauterive, et pour son suppléant Claude de Montmayeur, camérier de Lutry. Les arbitres prononcèrent qu’il y aurait paix entre les deux prieurs; que celui de Broc témoignerait à celui de Lutry le respect et l’honneur qui lui étaient dus, et contribuerait au bien-être de son couvent; que le prieur de Lutry, à son tour, protégerait et défendrait /443/ celui de Broc et sa maison; que le prieur de Broc ferait, pour lui et ses successeurs, un acte de reconnaissance de quatre muids de froment de cens annuel en faveur du prieur de Lutry, qui avait droit à ce cens à raison du personnat ou du patronage qu’il exerçait; que le prieur de Broc, tant qu’il serait prieur de ce lieu, aurait, pour lui seul et non pour ceux qui viendraient après lui, la faculté de convertir les quatre muids de froment, payables chaque année, en une redevance de 12 florins; qu’il acquitterait annuellement 2 florins pour les pelisses dont il a été question; qu’il paierait 6 fl. d’arrérages pour cet objet, mais que, vu la cherté du froment, et en considération des six vaches qu’il avait livrées au couvent de Lutry, ainsi que de diverses dépenses qu’il avait supportées, il serait dispensé du paiement des arrérages de blé. Enfin, le prieur de Broc offrirait à celui de Lutry douze vacherins d’Ogo 1 en signe de paix et de concorde.
Le même jour, le prieur de Broc fit la reconnaissance voulue. Il reconnut d’ailleurs qu’il avait l’obligation de garder et de conserver de son mieux le pécule et les biens meubles des paroisses d’Ogo, appartenant à la collation du prieur et du couvent de Lutry, savoir des cures de Broc, de Charmey, de Chapelle en Ogo et d’Echarlens, de les administrer au nom et en faveur des religieux, en cas de vacance des dites cures ou de l’une d’elles 2 .
Ainsi finit la querelle des prieurs de Broc et de Lutry.
Quelque temps auparavant, il s’était passé dans la Haute-Gruyère /444/ un fait qui mérite d’autaut plus d’être rapporté qu’il a trait à la vengeance privée, c’est-à-dire à une coutume dont l’origine se perd dans les ténèbres du passé, et qui fut un des préjugés les plus rebelles à l’influence du christianisme 1 .
Un paroissien de Château-d’Œx, nommé Perrod Mottier, était accusé d’avoir, à l’instigation du diable, tué un habitant de l’Etivaz 2 . Suivant l’antique usage, le corps du meurtrier devait échoir aux plus proches parents de la victime, et ses biens être confisqués au profit du seigneur. Cependant l’homicide n’était pas irrémissible; le fait que nous citons prouve qu’il pouvait se racheter. Le père du défunt pardonna au meurtrier de son fils, et le comte lui fit grâce de la vie, à condition qu’il promettait sur les saints Evangiles, et sous l’obligation de ses biens, de fonder et d’entretenir une lampe allumée, dans l’église de Château-d’Œx, à l’honneur de Dieu tout-puissant, de la bienheureuse Marie, et de tout le chœur céleste, ainsi que pour l’âme du défunt et pour le repos de sa famille 3 .
Bientôt un autre meurtre provoqua un plaid judiciaire.
Un paroissien de Gessenay, nommé Jaques Tuller, ayant tué sa femme, dans sa commune, s’était réfugié à Villarsvolard, sur la terre du seigneur de Corbières, hors des limites /445/ du comté de Gruyère. Jean Chalvini, châtelain de Gessenay, dans le ressort duquel le meurtre avait été commis, demanda au justicier de Villarsvolard l’arrestation de l’homicide, afin qu’on pût satisfaire la justice du sang. Tuller fut arrêté et mis en prison. Le justicier de Villarsvolard assigna le châtelain de Gessenay et l’accusé devant sa maison, place où il avait coutume de tenir ses plaids, et où devait s’instruire et se juger le procès du meurtrier, selon la coutume. Au jour fixé, il fit amener l’accusé devant le jury, composé de vingt-quatre jurés, dont douze de la châtellenie de Corbières et autant de la châtellenie de Gruyère; puis il fit proclamer par trois fois le châtelain de Gessenay. Celui-ci ayant fait défaut, et le prévenu ayant invoqué par son avocat et son conseil la coutume existante entre le seigneur de Corbières et celui de Gruyère, qui voulait que tout sujet de l’un des deux seigneurs qui se serait réfugié sur le territoire de l’autre, fût libre avec ses biens, les jurés, après délibération, déclarèrent que, suivant les us et coutumes des dites seigneuries, le prévenu devait être renvoyé, toute poursuite cessant. Ce qu’ayant ouï, le justicier, selon l’usage, donna à Jaques Tuller une petite verge ou un petit bâton 1 , lui signifiant par là que la liberté lui était rendue. Ce plaid mémorable eut lieu le vendredi après la St-Denis, soit le 11 octobre, de l’an 1420 2 .
Depuis que le comte Antoine eut pris les rênes du gouvernement de la Gruyère, il s’éleva une grande contestation /446/ entre lui et le prince, son suzerain, qui avait été son tuteur, son guide, et l’administrateur de ses Etats. Le duc de Savoie voulait s’approprier les seigneuries d’Aubonne et de Coppet, se prévalant de la cession que feu Jeanne Alamandi 1 , veuve d’Oton de Grandson, selon lui vraie dame et propriétaire 2 des châteaux, villes, villages et mandements d’Aubonne et de Coppet, lui avait faite de tous ses droits, par acte du 2 octobre 1404 3 . Le duc exigeait encore le paiement de douze mille vieux florins d’or que l’aïeul et le père du comte Antoine devaient à son père Amédée VII, à cause de certain cautionnement fait en faveur d’Humbert de Billens, alors futur évêque de Sion, comme il résultait d’un acte passé près de Sarquenoz, en Vallais, le 9 octobre 1387 4 . Comme les débiteurs tardaient à payer, le procureur de Vaud 5 , agissant de la part du comte de Savoie, avait demandé à Gaspard de Montmayeur, bailli de Vaud, un passement contre l’aïeul du comte Antoine. Le bailli lui avait donné, le 13 mars 6 1402, le passement demandé, soit l’ordre de procéder au remboursement forcé de 20,000 écus d’or, somme à laquelle s’élevait la dette primitive, y compris les dommages et intérêts. Le duc de Savoie exigeait du comte de Gruyère le prompt paiement de cette somme. Antoine, qui avait été dûment investi de la coseigneurie d’Aubonne et de Coppet, ou de Commugny, devait trouver étrange /447/ la prétention du duc. Il opposait à la première de ses allégations que la vraie dame et propriétaire de ces deux seigneuries avait été Agnès de Villars, femme de Guillaume Alamandi, et il invoquait en sa faveur un droit plus ancien que celui d’Amédée VIII, son droit héréditaire, dérivant d’Humbert de Villars 1 , fils d’Agnès, coseigneur d’Aubonne et de Coppet, dont la fille Marguerite avait épousé le comte Rodolphe IV, aïeul du comte Antoine. Celui-ci se prévalait d’ailleurs de la vente de ces mêmes seigneuries, passée le 4 novembre 1393 2 par Amédée VIII, aujourd’hui duc de Savoie, en faveur de Rodolphe de Gruyère, père d’Antoine, et de Jean de La Baume, seigneur de l’Abergement. Il se croyait d’autant moins tenu de restituer les fiefs répétés par le duc de Savoie, que la maison de Gruyère avait possédé sans interruption, depuis plus de trente ans, la seigneurie d’Aubonne en entier 3 , et la moitié de celle de Coppet; que, par conséquent, il y avait prescription. Antoine ajoutait qu’il ne pouvait être astreint à payer les 20,000 écus exigés par le duc, attendu que le passement de 1402 n’avait pas reçu son exécution dans l’intervalle d’un an et un jour après sa date, ce qui le rendait invalable. D’ailleurs, la prétendue dette 4 de 12,000 florins remontant au-delà de trente ans, elle était éteinte, à défaut de demande de son paiement dans le temps fixé. Le duc soutenait, au contraire, que la demande du paiement de cette somme avait été faite en temps légal au moyen du dit passement. Quant à la vente des seigneuries d’Aubonne et de Coppet, en 1393, Amédée VIII /448/ en contestait la validité, parce qu’alors il était en état de pupille, sans tuteur, et qu’au surplus ces deux seigneuries appartenaient à cette époque à Jeanne Alamandi, et non au comte de Savoie.
Les parties finirent par une transaction, qui fut avantageuse au comte de Gruyère. Le duc de Savoie renonça, en faveur d’Antoine, à tous ses droits sur la seigneurie d’Aubonne, sauf l’hommage et la fidélité auxquels il pouvait prétendre en sa qualité de supérieur féodal. Le duc lui fit pareillement remise des 20,000 écus d’or, y compris les 12,000 florins constituant la dette primitive, et il promit de lui remettre cancellés les titres par lesquels le père et l’aïeul d’Antoine s’étaient obligés envers lui. De son côté, le comte de Gruyère fit au duc Amédée la cession de tous ses droits sur la portion de la seigneurie de Coppet qu’il avait acquise et possédée jusqu’ici. Il lui abandonna de même le patronage de l’église de Commugny. Enfin, le comte de Gruyère s’engagea solennellement à payer au duc la somme de 3500 florins, petit poids, dont 1000 fl. à la prochaine fête de l’Assomption (15 août), autant les deux années suivantes, à la Toussaint, et enfin 500 fl. Cet accord fut passé au château de Morges, en présence de Jean de Beaufort, chancelier de Savoie, de Manfred, marquis de Saluces, de Jean Chalvini, procureur de Vaud, et d’autres témoins, le 17 mars de l’an de la nativité 1425 1 .
Dès lors Antoine, comte de Gruyère, ajouta à ses autres titres celui de seigneur d’Aubonne 2 .
Reconnu légitime possesseur de la seigneurie d’Aubonne, /449/ le comte Antoine exerçait depuis quelques années les droits attachés à ce fief, lorsqu’il eut un différend avec son voisin, Jean-François de Russin, coseigneur d’Allaman. Celui-ci contestait à Antoine plusieurs priviléges ou droits seigneuriaux, tels que la quête sur une partie du lac, la pêche dans l’Aubonne, le droit de justice sur les gens de Gimel et de Féchy, l’auban, ou le droit à payer par les aubains, c’est-à-dire par les étrangers, pour obtenir la permission de s’établir ou de tenir boutique dans le fief d’Allaman. Il se plaignait encore de ce que le meunier d’Aubonne ne laissait point parvenir au moulin d’Allaman la moitié de l’eau appelée l’Armary, et enfin de ce que le comte avait fait construire un pont sur l’Aubonne, non loin du lac, d’où résultait l’inconvénient que les hommes et les animaux qui passaient sur ce pont causaient du dommage aux propriétés du seigneur d’Allaman. Ce différend fut terminé par Jean de Blonay, chevalier, François de Gumoëns, seigneur de Bioley, et Amédée, comte de Savoie, surarbitre. Leur sentence porta, entre autres, que le comte avait le droit des eaux dans la châtellenie d’Aubonne, partant de celle dite de l’Armary, et le droit de pêche dans l’Aubonne, le seigneur d’Allaman ne pouvant pêcher que dans sa juridiction, dès le vieux pont en bas. Quant au pont inférieur nouvellement établi sur l’Aubonne, il serait démoli, nonobstant les concessions impériales faites en bonne intention, parce que (dit notre charte) plusieurs mauvais garnements, larrons ou voleurs, n’osant pas suivre le grand chemin, s’évadaient par le pont nouveau, afin de n’être pas découverts; que plusieurs meurtres avaient déjà été commis sur cette route, à cause de la facilité que les forêts voisines offraient aux assassins de s’échapper. Mais, afin de ne pas priver le seigneur /450/ d’Aubonne du pontonage, c’est-à-dire du droit payé pour le passage de la rivière, on élèverait un pilier de bois portant les armoiries du comte en banderolle, avec un écriteau qui annoncerait à tout passant que le dit péage était payable à Allaman ou en la maison du pont, au péager élabli pour le recevoir. La sentence maintenait au comte, en sa qualité de seigneur d’Aubonne, la quête sur le lac, espèce de taille à laquelle étaient soumis les pêcheurs d’Allaman. Ceux-ci ne pouvaient débiter aucun poisson qu’auparavant ils ne l’eussent offert au seigneur d’Aubonne. Ils devaient d’abord, suivant l’antique usage, afficher leur poisson à la porte de la grande cour du château. Le droit dont il s’agit fut réservé au seigneur d’Aubonne, à condition que ses domestiques, n’achetant rien, donneraient au porteur un morceau de pain valant trois deniers.
Cette sentence fut prononcée à Thonon, le 15 mai 1430, en présence de Jean de Mont, donzel, de Richard de Colombier, d’Antoine d’Illens, bailli de Lausanne, et d’autres témoins.
Depuis que Pierre III avait fait l’acquisition de droits et de biens dans les Ormonts 1 jusqu’à l’époque où nous sommes parvenus, c’est-à-dire pendant un siècle, les comtes de Gruyère et les seigneurs de Pontverre, ou leurs héritiers, avaient possédé par indivis plusieurs fonds et rentes. Le comte Antoine consentit à faire, avec Jean de La Baume, seigneur de Vallufin et de l’Abergement, maréchal de France 2 , son oncle maternel 3 , le partage de ce qu’ils /451/ possédaient en commun dans le val d’Ormont, à Aigle, et dans d’autres parties du Chablais 1 , soit à raison du château d’Aigremont 2 , soit comme héritiers de feu Françoise de La Tour, veuve d’Aimonet (ou d’Aimon) de Pontverre, soit en vertu d’une convention faite entre eux. Des commissaires du comte Antoine 3 procédèrent avec Jean de La Baume, à Aigle, en présence de divers témoins, au partage des hommes et des terres, des vignes, prés, forêts, que ces deux seigneurs avaient jusqu’ici possédés ensemble, des hommages et des services à eux appartenant, des rentes foncières, des redevances tant en nature qu’en argent qui leur étaient dues, soit par les nobles de Pontverre, de St-Triphon 4 , de Vallaise, de Sallenove 5 , de Montfaucon, soit par d’autres hommes libres, comme Hugonet DeLoës 6 , par des taillables, des feudataires, des censitaires, etc. Le partage se fit de manière que tel ou tel fonds, droit ou cens possédé jusqu’alors par les deux coseigneurs, échut à l’un d’eux à l’exclusion de l’autre. Ainsi, par exemple, le quart d’une livre de gingembre et de poivre, dû par l’un ou l’autre tenancier, la fraction d’un quart de mouton, furent adjugés à l’un des copropriétaires. Tout ce qui ne fut pas compris dans le partage continua d’être, comme auparavant, propriété indivise du comte Antoine et du sire de La Baume, qui conservèrent en commun les droits de justice sur les voies publiques et autres /452/ lieux non mentionnés dans l’acte de partage, ainsi que sur les aubains ou les étrangers établis dans le pays, ou sur les marchands forains, et, de plus, les cours d’eau et l’alpage, ou le droit sur les troupeaux qu’on faisait paître sur les montagnes 1 .
L’arrangement dont nous parlons offrait, entre autres avantages, celui de faire cesser ou de prévenir des conflits trop fréquents entre les coseigneurs, et d’améliorer, à plus d’un égard, la condition de leurs vassaux 2 .
Depuis, en 1429, on paysan des Mosses 3 , homme taillable d’Antoine, comte de Gruyère et coseigneur du val d’Ormont, passa en faveur de celui-ci, au Sépey 4 , devant notaire, un acte par lequel il reconnut tenir de son seigneur, en fief lige et taillable, le tiers d’une maison, provenant de la succession paternelle, avec grange, courtis et jardin; un morceau de terre sis au village des Mosses 5 ; d’autres petits fonds à la Lécherette et ailleurs; un pré du fief des seigneurs de Rovéréa; un autre sis en Charnex, du fief des seigneurs de Vallaise; l’usage des pâturages, des bois et des eaux dans la vallée d’Ormont. Il confessa, de plus, devoir au comte Antoine un cens annuel de sept fromages pour l’alpage du mont Lyoson 6 ; et la taille aux quatre cas, soit /453/ l’aide de mariage quand il marierait sa fille, l’aide de voyage d’outre-mer, l’aide de rançon, et l’aide de chevalerie 1 . Enfin, le même paysan reconnut que le comte, son seigneur, avait sur sa personne et sur ses biens, de même que sur les autres hommes de la vallée d’Ormont, toute justice et le droit de glaive pour le cas où il commettrait un crime 2 .
On vient de voir que le comte Antoine avait, dans la vallée des Ormonts, des possessions dépendant du château d’Aigremont, et d’autres, provenant peut-être de quelque disposition de Françoise de La Tour. Le château d’Aigremont était dès longtemps un fief de la maison de Pontverre. Le comte Antoine en devint le copropriétaire. Il apparaît en 1433 avec le titre de coseigneur d’Aigremont et de la vallée des Ormonts 3 . Il possédait ces fiefs conjointement avec les frères Amédée et Michel de Vallaise 4 . Naguère Aimon de Pontverre était seul seigneur 5 d’Aigremont, et de plus coseigneur de la vallée des Ormonts. Il avait laissé une veuve, Françoise de La Tour, et un fils nommé François. Il paraîtrait que le comte Antoine aurait été chargé du fidéicommis ou de la substitution directe par Aimon de Pontverre. /454/ Il conservait par ce motif la quarte trébellienne 1 , c’est-à-dire la quatrième portion de biens désignée par le sénatusconsulte du consul Trebellius Maximus, sous Néron, qui autorisait l’héritier fiduciaire à retenir cette portion sur le fidéicommis, soit sur l’héritage qu’il serait chargé de remettre à l’héritier fidéicommissaire. Outre cette part de la succession d’Aimon de Pontverre, le comte Antoine retenait le quart de l’hypothèque sur laquelle était placée la dot de feu Françoise de La Tour, veuve d’Aimon de Pontverre. Or, les frères Amédée et Michel de Vallaise répétaient la moitié de ce quart; Antoine en refusait la restitution. De là un débat qui fut porté devant le Conseil du duc de Savoie, et jugé par les arbitres qu’élurent les parties. Leur sentence porta, entre autres, que le comte Antoine conserverait les biens qu’il avait acquis dans les paroisses d’Aigle et d’Ollon, mais qu’il renoncerait au quart qu’il percevait sur une vigne des frères de Vallaise, située au lieu dit la Chapelle d’Aigle; qu’en retour des droits et cens qu’il avait dans le val d’Ormont et dans la paroisse d’Ollon, équivalant à la portion des deniers dotaux de Françoise, veuve d’Aimon de Pontverre, que réclamaient les frères Amédée et Michel, il paierait à ceux-ci une rente annuelle de 7 L., à commencer à la St-Jean prochaine. La sentence des arbitres pacifia la querelle entre le comte Antoine et les coseigneurs de Vallaise. Elle fut prononcée à la Tour de Peilz, en présence de divers témoins, le 16 avril 1433.
Il est à remarquer que la somme de 6 L. fut adjugée à chacun des six arbitres pour sa peine. /455/
Le lendemain de cet arrêt 1 , le comte Antoine écrivit de la Tour de Peilz à ses féaux Aimon de Saint-Germain, donzel, et Pierre Leonis, d’Aigle, de pourvoir au paiement des sept livres de cens annuel qu’il devait livrer à la St-Jean aux frères Amédée et Michel de Vallaise. Il fit en même temps donner l’ordre aux vassaux qui devaient le dit cens de sept livres, de le payer à l’avenir à ces deux coseigneurs, et de leur obéir comme ils l’avaient fait jusqu’ici à lui-même 2 .
Quelques années auparavant, le comte Antoine, en vue d’acquitter l’une ou l’autre vieille dette de sa famille, avait baillé à ferme à un de ses hommes censites divers immeubles situés dans le territoire ou finage de Montbovon, tels que la maison habitée par le dit vassal, un fonds de terre aux Albergioux, près du sentier 3 qui conduisait au Buth (hameau entre Grandvillars et Lessoc); un autre ou (au) champ de Vilar, des portions de terre au Fin des Albergioux, un fossorier 4 de terre, un mas 5 de pré, d’environ 8 secteurs 6 , à la Combaz 7 , des morceaux de terrain en Corbassières, en Allières, au-dessus du pont de ce nom 8 , et dans plusieurs autres localités. Cet accensement se fit pour 4 L., tant pour le lod que pour l’entrage, et 18 sous 11 deniers lausannois de cens annuel, dont il fallut payer aussitôt à Jaques de Cléry, donzel, fils de feu Aimon de Cléry, 8 sous et 6 deniers, auxquels il avait droit à cause /456/ de certaine gagerie ou vente faite par l’aïeul et le père du comte Antoine; 9 sous, 11 deniers et 1 obole à Pierre et Jean de Corbières, fils de feu Antoine, fils de Pierre de Corbières coseigneur de Bellegarde. Le comte retenait les prés et les bois 1 qui n’auraient pas été donnés en bail à cens 2 par ses prédécesseurs, ainsi que les usages de son château de Gruyère, savoir le journau de faux, rachetable au prix de 14 deniers de Lausanne, la corvée de charrue, ou trois sous, un chapon, un bichet d’avoine, une coupe d’orge, le guet, la chevauchée, les amendes, la directe seigneurie, le droit de glaive avec haute et basse justice 3 .
De toutes les communes du comté de Gruyère, la plus avancée dans la voie des affranchissements, la plus décidée à atteindre le but de la carrière où elle avait déjà obtenu des succès dignes des efforts d’un peuple brave, actif, intelligent, c’était la commune de Gessenay. Il ne suffisait pas aux habitants de cette contrée de savoir ce que leur avaient coûté leurs libertés, à quel prix ils les avaient acquises: ils tenaient à les conserver et à les augmenter. L’opposition du comte de Gruyère étant un obstacle à la tendance de ces paysans vers l’affranchissement de leur commune, ranima, en 1429, entre le seigneur et ses vassaux de race germanique, la vieille querelle que l’accord de 1398 4 et la paix de 1407 5 avaient assoupie. Maintenant il fallut recourir à l’arbitrage /457/ de Berne et de Fribourg pour accorder le comte et ses sujets. Le débat qui eut lieu à cette époque entre le comte de Gruyère et les paroissiens de Gessenay répand du jour sur les mœurs et les institutions de la Gruyère alemannique au quinzième siècle. Il offre d’ailleurs le spectacle d’un souverain féodal aux prises avec des sujets qui ont acquis de l’importance, et de l’intervention de deux cités rivales, dont la politique ambitieuse faisait pressentir qu’un jour elles convertiraient en domaine ce qui n’était d’abord qu’une protection.
Quelles étaient les plaintes que le comte Antoine faisait aux Conseils de Berne et de Fribourg? Les gens de Gessenay, disait-il, refusaient de lui payer le lod des immeubles qu’ils acquéraient; d’acquitter l’alpage ou le droit de faire paître leurs vaches sur les fonds communs; ils le troublaient dans la jouissance d’un lac, dont ils prenaient le poisson, tandis qu’en sa qualité de seigneur haut-justicier il avait la propriété des eaux, partant le monopole de la pêche; ils acquittaient le cens et les tributs en monnaie de bas aloi, ayant cours à Fribourg, contrairement à la coutume de leurs pères, qui avaient constamment payé en bonne monnaie de Lausanne, ayant cours dans cette ville. Ce mépris de l’antique usage, disait le comte, lui avait fait perdre plus de 2000 L. de Lausanne en compléments de sommes. Il demandait réparation de ce dommage et l’observation de l’ancien mode pour l’avenir. Il leur reprochait d’avoir porté atteinte à ses droits et priviléges, en rendant une ordonnance portant que tout étranger qui possédait un bien depuis un an et un jour, et qui pendant ce temps était allé avec sa partie adverse à l’église et au marché, sans qu’on l’eût inquiété dans la possession de ce bien, le conserverait paisiblement /458/ sans devoir en répondre à personne 1 . Il les accusait de couper du bois dans ses forêts, de ne pas avouer leur délit à ses officiers, de refuser l’amende et la réparation du tort qu’ils lui avaient fait; enfin, d’avoir établi de leur autorité privée certaines règles, notamment en ce qui concernait l’homicide, qui, selon eux, devait être poursuivi par les plus proches parents du mort, jusqu’au troisième degré de parenté, tandis que c’était à lui seul qu’appartenait la justice du sang.
Les hommes de Gessenay répondirent à ces divers griefs: Quiconque achète ou transmet un immeuble, dans notre pays, doit le lod quand il désire un nouvel acte portant le sceau du comte; mais s’il se contente d’un acte de vente ou de mutation antérieure, il ne peut être contraint d’en faire dresser et sceller un nouveau. — Quant à l’alpage, ce droit ne concerne pas, comme notre seigneur-comte le prétend, la commune entière, qui s’en est jadis libérée par une prestation en argent, mais seulement certains individus établis dans notre pays. — En ce qui concerne la monnaie épiscopale, nous devons faire observer que l’évêque actuel 2 ayant remplacé la monnaie qu’il avait frappée par une monnaie de meilleur aloi 3 , nous ne croyons pas être obligés de payer le cens avec la nouvelle monnaie, attendu que nous ne donnons /459/ ni ne recevons celle-ci dans nos achats et dans nos ventes. Nous paierons volontiers le cens avec l’ancienne monnaie de l’évêque, qui a cours à Fribourg, où nous vendons nos produits et achetons les objets dont nous avons besoin. Si on nous force de payer le cens en monnaie de meilleur titre, nous en éprouverons telle perte et tel chagrin que nous devrons quitter notre maison et notre héritage. C’est pourquoi nous espérons qu’on aura égard à notre position. — Comme il y avait dans notre pays de mauvais sujets qui contractaient des dettes, et qui, incapables de s’acquitter, se voyaient réduits à vendre leur avoir, nous avons déclaré que tout acquéreur de biens qui pendant un an et un jour allait à l’église et au marché sans être inquiété, resterait paisible possesseur de ce qu’il avait acquis. En cela nous avons simplement suivi un antique usage, dont nous désirons le maintien, d’autant plus qu’il ne compromet en rien les intérêts du comte, notre seigneur. Quant au délit forestier dont se plaint le comte, nous n’avons pas souvenance de lui avoir causé du dommage dans ses forêts; car il y a dans le Gessenay des forêts libres où nous pouvons couper le bois qu’il nous faut. Si toutefois il est parmi nous une personne qui ait coupé du bois sur les terres du comte, nous consentons volontiers à ce qu’elle soit punie, attendu que nous ne voulons faire aucun tort à notre seigneur. Nous considérons comme forêts seigneuriales celles qui sont désignées comme telles dans les documents que le comte pourra produire. Enfin, quant au reproche que nous fait le comte d’empiéter sur ses droits en ce qui concerne l’homicide, nous pouvons affirmer que, quelques statuts ou règlements que nous ayons établis, nous avons toujours invité à nos réunions le châtelain ou l’officier /460/ qui alors était châtelain de la part de notre seigneur le comte de Gruyère, et que nous avons discuté et consommé toutes choses après avoir reçu son avis ou son conseil. Or, ce qui se pratique chez nous à l’occasion d’un homicide n’est pas une innovation, mais une coutume que nous avons reçue de nos pères. Lorsqu’un homicide a été commis dans le pays de Gessenay, l’usage veut que l’on convoque jusqu’à trois fois le plaid général, qu’on proclame à la première, à la seconde et à la troisième assemblée le bannissement du meurtrier. Dès lors, celui-ci est proscrit de tout le pays de Gessenay et de tout le territoire du comté. Ses biens sont confisqués au profit du seigneur, et son corps échoit aux plus proches amis 1 du mort, qui peuvent, jusqu’au troisième degré de parenté, poursuivre et venger le meurtre. Quelque mal qu’ils fassent au corps de l’homicide, dans les limites du pays de Gessenay ou dans celles du comté de Gruyère, ils n’en sont responsables à personne. C’est là, disaient les gens de Gessenay, une coutume que nos ancêtres nous ont transmise, et que nous espérons maintenir, d’autant plus qu’elle existe dans d’autres pays 2 .
A leur tour, les hommes du Gessenay firent entendre, malgré eux, des plaintes contre leur gracieux seigneur. Le comte Antoine, disaient-ils, voulait s’emparer d’un legs de 3 L. qui avait été fait jadis, sans que ses ancêtres s’y fussent opposés, en vue de la célébration d’une messe du matin, fondée dans l’église paroissiale de Gessenay. Il leur refusait le paiement de 300 florins qu’ils avaient prêtés à ses prédécesseurs. Antoine répondit, quant aux trois livres consacrées /461/ à une messe, qu’elles avaient été léguées en vue d’une messe par une pieuse femme, à l’insu de son seigneur, et sans y être autorisée par lui, que toutefois ce legs serait conservé à l’église, si les gens de Gessenay prouvaient que la donatrice avait eu le pouvoir de le faire. De même, s’ils produisaient une charte dûment scellée à l’appui de leur seconde réclamation, il leur paierait la somme qu’ils prétendaient avoir prêtée à ses pères.
Les arbitres chargés de terminer le différend du comte Antoine avec ses vassaux du Gessenay, savoir l’avoyer et le Conseil de la ville de Berne, Jean Velga, Jaques d’Englisberg, donzels, et Péterman Cudruffi, tous bourgeois de Fribourg et députés du Conseil de cette ville, après avoir entendu les parties, pesé leur raisons, et tout bien examiné, décidèrent ce qui suit: Le lod, dans le pays de Gessenay, se paierait au denier 20, soit un sol pour livre, au changement de main, toutes les fois qu’il y aurait transmission de la propriété d’un immeuble, dans la mouvance du fief du comte: celui-ci pourrait en faire la remise à telle personne qu’il voudrait favoriser ou récompenser de quelque service. Tout habitant du Gessenay qui mènerait paître ses troupeaux sur les pâturages communs, sans en couper l’herbe, paierait l’alpage; ceux qui faucheraient les pâturages seraient francs de toute redevance. Le comte, en sa qualité de seigneur haut-justicier, avait la propriété des eaux, partant celle du lac dont il a été question; cependant les gens du pays, tout comme le comte et ses héritiers, pourraient y pêcher, sans être soumis à quelque rente. Pendant les quatre années qui suivraient la date de la présente sentence, les habitants du Gessenay acquitteraient les cens et les autres droits en se servant de la monnaie qu’ils avaient employée /462/ jusqu’ici, mais au bout de ces quatre ans, ils paieraient en monnaie courante de Lausanne. Quant au statut concernant les personnes qui étaient depuis un an et un jour en possession d’immeubles dont elles avaient fait l’acquisition, il serait aboli, ou du moins il ne pourrait être maintenu que de l’aveu du souverain, sans l’autorisation duquel la commune de Gessenay n’avait pu rendre un pareil décret. — Le comte avait le droit d’imposer une amende à qui couperait du bois sur ses terres sans sa permission. — A l’égard de l’homicide, les arbitres prononcèrent le maintien de la coutume que le temps avait consacrée. Le comte ne pourrait ni faire grâce au meurtrier ni lui permettre de résider dans ses Etats, à moins que la famille du défunt n’eût consenti à un accommodement. — Le legs pieux qu’une femme avait destiné à la célébration d’une messe du matin, dans l’église de Gessenay, serait confirmé, pour le cas où ce legs, loin d’être contesté par les ancêtres du comte Antoine, aurait été accompli du temps de son père et de son aïeul. Enfin, les 300 florins que réclamait la commune de Gessenay, serviraient à dédommager le comte de la perte qu’il avait éprouvée par la mauvaise monnaie dont on lui avait payé les cens et rentes.
Les seigneurs de Berne et de Fribourg prononcèrent cette sentence à Berne, le 24 juin 1429 1 , et y appliquèrent les sceaux des deux cités.
Jusqu’ici nous avons eu plus d’une preuve de l’affection des habitants de Gruyère pour leurs souverains et de la /463/ bienveillance de ceux-ci envers leurs sujets. La petite cité féodale, toujours prompte à venir en aide au chef du petit empire dont elle était la capitale, avait prêté 200 florins d’or de Florence au dernier comte et à son fils, et 30 L. de Lausanne au comte Antoine. Ce prince ne négligea pas l’occasion qui s’offrit de reconnaître de si bons services. Des délégués de la commune s’étant rendus au château, et ayant prié leur gracieux seigneur de leur accorder, comme jadis, le tribut des oboles ou des mailles, disant que le produit de ce droit serait employé aux besoins de la ville, à la réparation de ses murs, à la construction de nouveaux ouvrages de défense, le comte, en récompense de leur dévouement, et en retour de l’argent qu’ils avaient prêté à son aïeul, à son père et à lui-même, leur accorda le droit qu’ils sollicitaient 1 , et qui leur avait déjà été accordé, pour un temps, par son prédécesseur et par lui-même 2 .
A l’époque où le comte Antoine conféra à la commune de Gruyère le privilége dont nous venons de parler, il était peut-être déjà atteint de la maladie à laquelle il succomba dans un âge où l’homme quitte difficilement la vie, alors même qu’elle n’a pas été pour lui sans amertumes. Antoine avait éprouvé bien des traverses dans la carrière au milieu de laquelle la mort vint l’arrêter. Il était d’ailleurs inquiet de l’avenir de sa famille. Il avait des enfants, mais il manquait d’héritier; ses fils, nés d’une maîtresse, étant inhabiles à lui succéder. Antoine ne pouvait donc ni les instituer ses /464/ héritiers ni régler en leur faveur la succession au comté de Gruyère et aux seigneuries qu’il possédait, à moins qu’ils ne fussent légitimés. Mais avant de pouvoir obtenir pour eux la capacité des enfants nés de légitime union, il fallait, semble-t-il, qu’il eût lui-même un diplôme qui lui assurât la possession du comté de Gruyère et de tous les droits et priviléges que ses ancêtres lui avaient transmis. Il adressa donc à cet effet une requête à l’empereur Sigismond. Sa demande fut peut-être appuyée par Amédée VIII, qui, en 1417, avait obtenu de Sigismond l’érection de la Savoie en duché. Il nous paraît assez probable qu’avant de se retirer au prieuré de Ripaille, qu’il avait fondé, le duc de Savoie recommanda au chef de l’Empire les intérêts du vassal dont il avait été le tuteur et dont il allait cesser d’être le suzerain 1 . Sigismond était alors à Rome, où il avait reçu la couronne d’or des mains du pape Eugène IV, le 31 mai 1433. C’est là que l’empereur reçut la supplique du comte Antoine. Il lui fit expédier un titre dont voici la substance:
Sigismond, par la clémence de Dieu empereur des Romains, toujours auguste, roi de Hongrie, de Bohême, de Dalmatie, de Croatie, etc. Ayant reçu de la part de noble Antoine, comte de Gruyère et seigneur de Montsalvens, notre cher féal et celui du saint Empire, une humble requête, tendante à obtenir, pour lui et ses successeurs, la confirmation des diplômes qui lui ont été conférés par les empereurs romains et les rois nos prédécesseurs 2 , ainsi que /465/ des usages, coutumes et droits dont lui et ses ancêtres ont joui jusqu’ici dans leurs terres et domaines; considérant les mérites du dit Antoine et de ses pères envers nous et le saint Empire, nous lui accordons les fins de sa requête. En foi de quoi nous avons apposé à la présente charte le sceau de notre majesté impériale. Donné à Rome, le 8 août de l’an de notre Seigneur 1433.
Le lendemain, l’empereur accorda à François et Jean, fils naturels 1 d’Antoine, que celui-ci, avant son mariage, avait eus d’une femme non mariée 2 , des lettres par lesquelles il légitimait ses bâtards, à l’effet de les rendre capables de succéder à leur père à titre d’héritiers 3 .
Le testament d’Antoine suivit de près la légitimation de ses fils. Vers la fin de septembre, le comte de Gruyère, désirant transmettre à sa postérité les armes et le signe ou le sceau que ses ancêtres avaient portés si longtemps avec honneur, et laisser ses biens à ses enfants mâles nés de son /466/ corps, et à leurs descendants, appela à la succession de tous ses meubles et immeubles, fiefs, arrière-fiefs et alleus, ses chers fils François et Jean. Voici comment Antoine réglait l’ordre de succession. François, son fils premier-né, serait, par droit de naissance, comte et seigneur de Gruyère; Jean serait seigneur 1 , et recevrait la part de la succession qui, suivant l’usage de ses ancêtres, revenait au puîné. Si François ne laissait d’autres enfants légitimes que des filles, son frère Jean hériterait de ses droits, et il marierait ses nièces convenablement sous le rapport de la dot et d’une manière conforme au rang et à la dignité de leur père. Si, au contraire, Jean mourait le premier, sans avoir d’enfant mâle et légitime, mais laissant des filles, François aurait seul toute la succession du testateur, et il établirait convenablement ses nièces. Si les deux frères mouraient, laissant non des fils mais des filles, légitimement nées de leur corps, celles-ci seraient héritières du comte Antoine, de la manière suivante, à savoir que si les deux frères laissaient plusieurs filles, elles hériteraient par souche, s’ils en laissaient chacun une, elles hériteraient par tête, et si l’un des deux frères laissait une seule fille et que l’autre n’en eût point, elle hériterait de toute la succession 2 . Dans la prévision du cas où les deux frères, François et Jean, décéderaient avant l’âge de vingt-cinq ans, sans laisser d’enfants, mâles ou femmes, partant sans lignée légitime, Antoine leur substituait, d’une part, son neveu Jean de Vergy 3 , fils de Pierre /467/ de Vergy, seigneur de Champvent 1 , et de Catherine de Gruyère, sa femme, sœur du comte Antoine; d’autre part, sa sœur Jeanne de Gruyère, dame de Bressieux 2 : chacun pour la moitié de la succession. Le testateur voulait que, dans ce cas, Jean de Vergy et ses héritiers mâles fussent comtes et seigneurs de Gruyère et du pays de Gessenay, que Jeanne fût dame d’Aubonne, de Palésieux et d’autres terres. Le partage devait se faire de telle façon que l’un des héritiers ne fût pas avantagé au préjudice de l’autre, ou que l’une des deux portions n’excédât pas l’autre en fait de cens et de rentes. Pour le cas où Jean de Vergy mourrait sans héritier, Antoine lui substituait sa propre sœur Jeanne: il l’instituait son héritière universelle, et après elle ses enfants mâles. Les filles de Jeanne seraient convenablement dotées par leur mère et par ses fils. Si au contraire la dite dame de Bressieux décédait avant Jean de Vergy, son neveu, sans laisser d’enfants mâles et légitimes, il y aurait substitution en faveur de Jean de Vergy et de ses fils légitimes, après lui; et si Jeanne laissait des filles, elles seraient apanagées par le dit légataire. Si l’un et l’autre, Jean de Vergy et Jeanne de Gruyère, décédaient sans laisser d’enfants légitimes, mâles on femmes, pour ce cas le comte Antoine leur substituait Philippe de Savoie, son redouté seigneur 3 , qui recueillerait toute sa succession.
La seconde partie du testament d’Antoine renferme les dispositions suivantes. Le comte veut qu’on l’ensevelisse au lieu où reposent ses ancêtres, savoir dans la chapelle de /468/ St-Michel, archange, fondée dans l’église paroissiale de St-Théodule, confesseur. Il lègue à cette chapelle le cens annuel d’un muid de vin, mesure du val de Lutry, à prendre sur le produit de sa vigne dite Galliard, sise au vignoble de ce nom, près d’Epesse 1 ; quatre pièces de laitage, assignées sur les pâturages du Moléson, savoir deux fromages et deux serais 2 , et une rente de 56 sous de Lausanne, que serviront des fiefs situés près d’Albeuve: cette rente est destinée par le donateur à la célébration de deux messes hebdomadaires pour la guérison de l’âme de Jeanne de Noyer, comtesse de Gruyère, sa femme, d’heureuse mémoire; — au clergé, soit aux prêtres de l’église paroissiale de St-Théodule de Gruyère, une rente annuelle de 100 sous de Lausanne, que servira la châtellenie d’Œx, pour une messe haute, avec la note, le diacre et le sous-diacre, à célébrer le mercredi de chaque semaine, dans la chapelle de St-Michel, archange, pour le repos de l’âme de la comtesse Jeanne de Noyer, et pour le salut des ancêtres du donateur; — au clergé et aux altariens de la dite église, une rente de 66 sous de Lausanne, à prendre sur la recette de Montbovon, pour deux anniversaires que le clergé de Gruyère célébrera chaque année avec onze prêtres, pour le salut de la dite comtesse et des ancêtres du comte; — au curé de la même église, 34 sous de rente, à prendre sur la recette de Lessoc, à la charge, pour lui et ses successeurs, de fournir le mercredi de chaque semaine, pendant l’office de la messe haute avec la note, deux cierges allumés, le pain ou les hosties, le vin, l’eau et les flambeaux pour la dite messe, et de faire /469/ brûler quatre cierges sur le tombeau du comte Antoine aux deux anniversaires qui seront célébrés pour le repos de sa femme et de ses aïeux; — à l’hospice de Gruyère, une rente de 40 sous à prendre sur les revenus de Château-d’Œx, sous condition que le recteur de l’hospice y fera du feu, pendant les hivers rigoureux, pour les pauvres du Christ reçus dans cet établissement; — à la confrérie du St-Esprit, de Gruyère, un cens annuel de deux coupes de blé, à prendre sur la dîme de la Tour de Trême; — aux chartreux de la Part-Dieu, à la charge de célébrer l’anniversaire de la mort du testateur, 100 florins, petit poids, lesquels, payés une fois pour toutes par ses héritiers, serviront aux religieux du dit couvent à faire l’acquisition d’une rente de 60 sous; — à l’église paroissiale de Broc, 20 sous de rente sur les revenus d’Estavanens, pour un service annuel en mémoire du donateur, service qui sera célébré par le prieur, le moine, le curé de la dite église et le recteur de la chapelle de St-Michel, fondée dans l’église de Broc; — à l’église de St-Donat de Château-d’Œx, un cens annuel de 6 coupes de blé, que servira le moulin du dit lieu, appartenant au comte; — à l’église du prieuré de Rougemont, un cens égal au précédent, à fournir par le moulin de la Chaudannaz 1 ; — à l’église paroissiale de Gessenay, vingt sous de rente, à prendre sur la recette de ce lieu; — à Jean Cléry, autrement dit Chavanes, une rente viagère de 20 florins, petit poids; — à François d’Ursins, cousin du comte 2 , en /470/ récompense de plusieurs services, une rente annuelle de 40 L. de Lausanne, assignée sur les fonds de Château-d’Œx.
Le comte Antoine nomma exécuteurs testamentaires Jean de Blonay, chevalier, Oton de Langin, Amédée Champion, seigneur de Vauruz, Nicod de Prez, Aimon de St-Germain et François d’Ursins.
De nombreux témoins assistèrent à l’accomplissement de l’acte qui exprimait les dernières volontés du comte, savoir Aimon de St-Germain, François d’Ursins, Rodolphe d’Everdes, Jean Reynaud 1 , bourgeois de Romont, Jaques Fruitier, banneret 2 de Gessenay, Pierre Fragniolet, banneret de Château-d’Œx, Pierre Favrod 3 , clerc de ce lieu, Girard Castella, de la paroisse de Gruyère, et Pierre Foudra, domicilié dans cette ville.
Cet acte solennel fut accompli au château de Gruyère, le vingt-septième jour du mois de septembre de l’an 1433 4 .
Antoine étant décédé peu de temps après avoir fait ses dernières dispositions, son héritage fut disputé, paraît-il, aux deux fils qu’il avait appelés à lui succéder. La charte impériale du 9 août 1433 légitimait François et Jean de Gruyère, à l’effet de les rendre capables de posséder, à titre d’héritiers, soit ab intestat, soit par testament, tous les biens de leur père, aussi bien ses fiefs que ses propres, et tous ses droits, pourvu que les choses prédites ne portassent aucun /471/ préjudice aux héritiers légitimes et naturels 1 . Celle clause fit naître des doutes dans l’esprit de certaines personnes intéressées à la succession du dernier comte. Devait-elle s’entendre de tous les héritiers d’Antoine? Le cas fut soumis à l’empereur. Sigismond, qui était alors à Bâle, répéta qu’à la sollicitation d’Antoine, comte de Gruyère, de François et de Jean, ses fils naturels, il avait accordé à ceux-ci les droits des enfants légitimes, et il déclara que bien que les lettres de légitimation (du 9 août 1433) qu’il leur avait conférées, ne fissent pas mention de la supplique du comte Antoine, il avait entendu et entendait, dans la clause susdite, les seuls héritiers habiles à succéder de droit au fief proprement dit, ajoutant que la faveur qu’il avait accordée aux deux fils du comte Antoine conservait toute sa validité, comme si le diplôme qui leur était conféré faisait mention spéciale et expresse de la requête de leur père 2 .
La déclaration impériale décida la question qu’avaient soulevée les compétiteurs de François et de Jean de Gruyère; elle fit cesser toute prétention de leur part au comté de Gruyère.
La possession de la seigneurie d’Aubonne ayant été à son tour contestée au successeur d’Antoine, donna lieu à /472/ une enquête dont le résultat fut favorable au comte François, comme on le verra dans la seconde partie de cet ouvrage.
Nous avons admis avec assez de probabilité que le comte Antoine était malade lorsqu’il sollicita de l’empereur la légitimation de ses deux fils aînés. Rien n’indique, en effet, qu’Antoine ou ses fils aient fait le voyage de Rome pour remettre en personne leur requête au chef de l’Empire; il faut donc qu’elle lui ait été présentée par un intermédiaire. Il y avait alors à Rome un citoyen de Bâle, nommé Jean ou Hermann Offenbourg, que cette ville impériale avait député vers Sigismond, sans doute pour le complimenter à l’occasion de son élévation à la dignité d’empereur des Romains, et pour lui recommander les intérêts de sa patrie. Ce député assista au couronnement de Sigismond, et il fut créé chevalier, sur le pont du Tibre 1 . Or, un document de 1434 enseigne que François et Jean de Gruyère promirent à Jean Offenbourg un cens annuel de deux bœufs, en récompense des éminents services qu’il avait rendus à leur père 2 . Un autre titre rapporte que le comte François se rendit à Bâle et s’engagea envers le chevalier Jean d’Offenbourg, pour lui et ses descendants mâles, à fournir, par le même motif, le cens annuel dont nous parlons 3 . Nous avons la preuve que le chevalier Offenbourg et ses héritiers mâles ont tenu en fief des frères François et Jean de Gruyère et de leurs descendants, à charge de foi et d’hommage envers eux, dont /473/ ils se reconnaissaient les vassaux, le cens annuel de deux bœufs 1 , et que l’inféodation de cette rente a été renouvelée par les successeurs de François Ier, fils d’Antoine.
En présence de ces faits, on ne saurait douter que le député de Bâle n’ait été chargé par le comte Antoine, en 1433, d’obtenir du chef de l’Empire la grâce qui lui tenait le plus au cœur.
Les chartes sont avares de détails sur la vie privée des personnages dont elles nous entretiennent. Souvent l’imagination populaire supplée aux réticences de l’histoire et au silence des parchemins. C’est ainsi que certains faits de la vie d’Antoine, confiés à la mémoire du peuple, ont grossi en vieillissant. Parmi les amusements auxquels les jeunes gens et les filles de la Gruyère aimaient à se livrer, il n’en était point que pâtres et bergères préférassent à ces rondes anciennes, tantôt amoureuses, tantôt satiriques, toujours gaies et entraînantes, qu’on appelait coraules. La passion des Gruériens pour ces jeux s’était communiquée à leurs seigneurs. La tradition raconte qu’un jour de fête, un jeune comte de Gruyère, qu’elle nomme Antoine, se mêlant à un de ces bals ambulants, suivit les danseurs et les danseuses, dont le nombre croissait à chaque village ou hameau, jusqu’au fond du pays de Gessenay; que là le comte campa avec sa cour sur un grand rocher, en face du lac Arnon, et régala tous les armaillis des environs; que les joyeux convives furent chassés par un violent orage, et que le comte faillit se noyer dans les eaux de la Tourneresse 2 . /474/
Cette tradition a inspiré au célèbre Uhland une de ses plus charmantes ballades 1 .
Le comte Antoine fut marié: nous en trouvons la preuve dans son testament, où la comtesse de Gruyère, sa femme, qui le précéda au tombeau, est nommée Jeanne de Noyer. Si nous jugeons de l’affection d’Antoine pour la comtesse défunte par les anniversaires et les messes qu’il a instituées pour le repos de son âme, Jeanne était tendrement aimée et elle fut vivement regrettée de son mari. Un chroniqueur gruérien aurait remarqué dans un monument le souvenir de cette heureuse union. « Le comte, » dit-il, « fit bâtir la chapelle et l’autel de St-Antoine, son patron 2 , dans l’église paroissiale de Gruyère. Son portrait et celui de la comtesse sa femme sont peints sur les deux ailes de l’autel. Les deux époux sont représentés à genoux, vêtus d’une longue robe; le comte, la toque suspendue au bras, et l’éperon d’or au talon gauche; la comtesse, enceinte, coiffée d’un petit voile noir, et tenant un chapelet. Sous l’image du comte est l’écusson de Gruyère, la grue d’argent sur champ de gueules; sous celle de la comtesse est l’écu de cette dame, coupé de sinople et de gueules, un lion d’or couché 3 sur le sinople, /475/ et une couronne d’argent en travers sur la pièce de gueules, avec le millésime de 1416, en chiffres gothiques 1 . »
L’origine de Jeanne de Noyer ne nous a pas été révélée. Quelques généalogistes pensent que cette comtesse appartenait à la noble famille de Noyers 2 , originaire de la Bourgogne; mais cette maison avait des armes différentes de celles qu’on vient de décrire, à savoir un aigle d’or sur champ d’azur 3 . On pourrait soupçonner que Jeanne de Noyer, avant d’être la femme du comte Antoine, avait été sa maîtresse, et qu’elle avait donné le jour à François, à Jean et à leur frère; ou bien qu’Antoine avait eu ces trois fils d’une autre femme, et que son mariage avec Jeanne fut stérile, ou plutôt que cette dame de Gruyère, que le tableau dont nous avons parlé représente en état de grossesse, devint mère, et qu’elle perdit ses enfants.
[Voyez la note corrective à ce sujet dans MDR Tome XXII, p. 553.]
Quoi qu’il en soit, le comte Antoine laissa trois fils, François et Jean, qui furent légitimés par l’empereur, et Antoine, qui resta bâtard de Gruyère. On ignore par quel motif il ne participa point à la faveur qui fut accordée à ses deux frères. Le testament du comte ne faisant pas mention de ce fils, on serait tenté de croire qu’il n’eut aucune portion de l’héritage de son père. Il est certain qu’il ne fut pas appelé à lui succéder au défaut d’héritiers directs. Cependant le bâtard de Gruyère ne fut pas privé de tout bien. Il fut apanagé: il reçut à titre d’établissement, en renonçant à la succession du donateur, les biens de la /476/ seigneurie d’Aigremont, qui appartenaient à son père 1 . Dans la suite, son frère Jean, seigneur de Montsalvens, lui donna en fief les vidomnats de Vuadens et de Vauruz. Antoine, qui fut le chef de la branche de Gruyère-Aigremont, a laissé dans l’histoire le souvenir d’un homme que ses frères et d’autres contemporains ont entouré d’une grande considération. Il reparaîtra plus d’une fois dans la seconde partie de cet ouvrage.
Sous le règne du comte Antoine vécut une dame dont la haute dignité ecclésiastique nous incline à croire qu’elle appartenait à l’illustre maison dont nous venons de retracer le passé. Anastase de Gruyère (c’est le nom de cette dame) fut, au commencement du quinzième siècle 2 , abbesse du couvent de la Fille-Dieu, de l’ordre de Citeaux, sous Romont. On a supposé qu’elle était sœur aînée du comte Antoine.
Il nous reste à mentionner un autre personnage, parent plus ou moins éloigné d’Antoine, qui, dans le même temps, a joué un rôle assez considérable. Il s’agit de Pierre de Gruyère, châtelain du Haut-Simmenthal, qui, en 1405, fut chargé par le Conseil de Berne, avec Rodolphe Hofmeister, de pacifier le différend qui s’était élevé entre la commune de Gessenay et celle de Château-d’Œx 3 . Ce fut apparemment le même officier qui, eu 1407, reçut l’ordre d’enfermer au donjon de Blankenbourg le châtelain de Château-d’Œx /477/ et d’autres prisonniers 1 . Pierre de Gruyère, bourgeois de Berne, siégea longtemps au Conseil de cette ville 2 . Il descendait, pensons-nous, de Nicolas de Gruyère, bourgeois de Berne, que nous avons rencontré un siècle auparavant 3 .
L’histoire de la Gruyère nous a offert jusqu’ici, d’un côté, une suite de rois pasteurs et guerriers, dont l’origine remonte aux premiers temps du moyen âge, et qui la plupart se sont distingués par leur mérite et leur piété, par quelque action d’éclat, par l’énergie avec laquelle ils ont maintenu l’indépendance de leur dynastie et de leur petit empire, par l’affection qu’ils ont montrée à leur peuple, par la sagesse avec laquelle ils ont présidé à ses destinées; de l’autre côté, une contrée sauvage convertie par le travail en fertiles domaines, une race de pâtres et de cultivateurs actifs, intelligents, qui de l’état de serfs s’élèvent successivement, sans violente secousse, à la condition de propriétaires libres, et montrent à la postérité qu’un travail opiniâtre triomphe de toutes les difficultés. Enfin, les annales de la Gruyère nous offrent le spectacle des efforts incessants d’un peuple qui aspire à la liberté, de la lutte obstinée des vassaux avec leurs seigneurs, des villes avec les châteaux, des paysans et des bourgeois avec cette féodalité, qui n’avait plus la force de vivre et ne voulait pas mourir. /478/
Tels sont les traits les plus saillants de l’histoire de la Gruyère jusque vers le milieu du quinzième siècle. Dans un second volume, nous exposerons les faits qui se rapportent aux successeurs d’Antoine et à leur peuple, et nous nous arrêterons à l’époque où la maison souveraine de Gruyère tombant avec le dernier descendant de sa noble race, le petit empire qu’elle avait fondé sur les bords de la Sarine cessa d’exister.
FIN DU TOME PREMIER