PIÈCES RELATIVES AU RÉGIMENT D'ERNST,
et particuliérement à la retraite en armes du Capitaine Sterchi, en 1792,
recueillies par M. L. Vulliemin.
/511/ Voyez page 16 de ce volume et l'Histoire de la Confédération suisse, édition en langue française, tome IV, page 457.
LETTRES DE M. STERCHI.
I
Lorgues, le mars 1792.
Vous désirés mon cher *** que je vous fasse un détail de mon retour d’Apt. Je m’empresse de vous satisfaire, quoique sans doute, ma relation diminuera l’idée que vous paraissés avoir de ma marche.
J’étais à Apt depuis le 14 décembre, avec 25 hommes du régiment; notre conduite à tous, je puis le dire, nous avait mérité l’approbation de la municipalité et l’estime de tous les honnêtes gens, qui, lorsque nous dûmes être relevés dans le mois de janvier, agirent efficacement auprès du /512/ commandant en chef de la province, pour nous conserver; mais à Apt, comme dans la pluspart des lieux de la France, il existe des hommes sans frein, qui ne cherchent que le désordre, et ceux-là désiraient notre départ aussi sincèrement que les honnêtes gens désiraient de nous conserver.
Le lundi 27 février, après avoir fait monter la garde, je sortis du quartier, je rencontrai sur la rue quelques personnes que je connaissais pour mal intentionnées, qui, d’un air riant, s’entretenaient de quelque chose qui paraissait avoir rapport à moi; j’entendis même qu’elles disaient que maintenant on me ferait bien décamper; un moment après, vint une personne de ma connaissance me dire que les Marseillais étaient à Aix, qu’il y avait eu une affaire avec le régiment, que plusieurs soldats avaient été tués et qu’on avait désarmé les gardes. Je ne pus croire cette histoire, qui ne fut que trop confirmée le soir, à l’arrivée du courrier et de quelques autres personnes qui assuraient que le régiment avait rendu ses armes et était parti pour Toulon; un événement aussi extraordinaire ne me parut ni possible, ni croyable; cependant, par précaution, je fis doubler la garde et passai la nuit au corps-de-garde, pensant que les sans-culottes, échauffés par cette nouvelle, pourraient chercher à insulter mon poste; à minuit, arriva un homme venant d’Aix, qui avertit que les Marseillais avaient le projet de venir à Apt, et qu’on avait destiné pour cette expédition mille hommes et quatre pièces de canon. Les personnes que cette nouvelle intéressait autant que moi, vinrent m’en faire part; je pensai qu’il fallait envoyer à Aix et sur la route des gens qui pussent nous avertir à temps des mouvements de cette armée. De leur côté, les sans-culottes /513/ avaient envoyé des députés à Aix, pour engager leurs frères à se joindre à eux. Pendant la nuit, ils coururent les rues en faisant beaucoup de bruit et marquèrent plusieurs maisons de croix, de roues, de potences, annoncèrent par des billets que tel serait pendu à une heure désignée, enfin firent toutes les gentillesses qu'ils ont coutume de faire, lorsqu’ils se croyent assurés de l’impunité. Le mardi matin, l’affreuse nouvelle devint plus certaine; je passai ce jour-là dans l’attente, espérant que quelqu’un de mes camarades m’instruirait, et que cet événement se trouverait faux, au moins en grande partie; je dûs passer la nuit au corps-de-garde; il y eut encore beaucoup de bruit, mais on nous laissa tranquilles; le mercredi, un messager raporta qu’il était certain que des Marseillais étaient à Apt; je sçus alors quelques détails et on m’avertit qu’il était arrivé plusieurs de ceux qui avaient été à l’expédition d’Aix, dont quelques-uns avaient de nos armes. Je vis entrer en ville plusieurs personnes qui me paraissaient étrangères et quelques rassemblements dans les rues, je fis préparer la moitié de mon détachement, qui passa, ainsi que moi, la nuit au corps-de-garde; des groupes de 15 à 20 hommes passèrent fréquemment devant la porte de la cour du quartier, chantant ça ira et tirant parfois des coups de pistolets; j’avais ordonné aux sentinelles d’empêcher que personne entra dans la cour et de ne pas souffrir d’insultes. Le jeudi, ainsi que les jours précédents, tous les soldats furent consignés au quartier. Le soir, un cavalier de Maréchaussée m’aporta un ordre du général Barbantane, daté du 29, de partir d’Apt, le jour que le district m’en ferait la réquisition, de me rendre à Vullioules, près de Toulon et de me concerter avec le district /514/ sur la route que je devais suivre. Je me rendis au district sur-le-champ, je fis part de l’ordre que je venais de recevoir, les administrateurs me dirent qu’ils en étaient informés et qu’ils délibéreraient le lendemain matin quel jour je partirais. Je leur représentai qu’il me serait peut-être difficile de me procurer des vivres; que pour éviter cet inconvénient je demandais qu’un d’entr’eux m’accompagnat pour me faire fournir, en payant, ce qui me serait nécessaire; que quant à la route que nous devions concerter ensemble, les circonstances me décideraient et que je concerterais ma marche avec celui des administrateurs qui viendrait avec moi. Je fus ensuite à la maison commune, prévenir Messieurs les officiers municipaux de mon prochain départ; ils parurent affligés de cette nouvelle et auraient désiré qu’on ne l’eut pas précipité, afin de laisser calmer les têtes et que ma route fut plus sûre. Je leur témoignai combien j’étais peiné de les quitter dans un moment où ils avaient besoin de moi et avant que d’être remplacé par d’autres troupes. Le lendemain, vendredi matin, le district m’envoya une réquisition pour partir le jour suivant samedi, et me prévint qu’un des membres de l’administration m’accompagnerait. J’avertis les soldats et je fis tout préparer pour le départ. J’avais été jusques alors sans nouvelles directes du régiment; je ne doutais cependant plus qu’il ne fut arrivé un grand malheur à notre corps, j’en parlai aux soldats; ainsi que moi, ils ne pouvaient croire que les choses se fussent passées comme le public les récitait; je leur dis que je m’attendais à une route difficultueuse, que j’étais résolu à rejeter toutes les propositions qu’on pourrait me faire relatives à nos armes, que j’étais résolu à repousser /515/ toute insulte et que si j’étais arrêté par de grands obstacles sur la route que je me proposais de suivre, je me conduirais suivant que les circonstances l’exigeraient. Ces braves gens me dirent tous qu’ils me suivraient par tout où je voudrais les conduire, qu’ils préféreraient mourir que de quitter leurs armes; quand nous n’aurons plus de munitions, dirent-ils, nous tomberons sur nos ennemis à coups de bayonnettes et de crosses; je cherchai à me procurer de la poudre et des bâles et augmentai le nombre des cartouches, je leur ordonnai de mettre leurs effets avec les miens sur les mulets qu’on devait nous fournir et de ne prendre dans leurs havresacs que ce qui leur était absolument nécessaire; plusieurs personnes s’offrirent de m’accompagner la première journée; je n’acceptai point, mais je me procurai deux hommes armés et connaissant le pays pour me servir de guides. Le samedi, nous fûmes prêts à partir à 6 heures du matin; j’étais averti qu’on m’attendrait dans les gorges près de Lormarin, à deux lieues d’Apt, sur la grande route; mon dessein n’était donc point de passer ces défilés très-étroits; je fis prendre à ma troupe le chemin de Seignon et de la montagne du Leberon; nous nous mîmes en marche, le temps était affreux et nous dûmes peut-être à cette circonstance, de n’être point inquiétés cette journée, nous marchâmes avec précautions et traversâmes la montagne avec beaucoup de peine, par des sentiers très-étroits et très-difficiles; nous laissâmes quelques bourgs et villages sur nos côtés, et, arrivés de l'autre côté de la montagne, je demandai au commissaire du district qui m’accompagnait de se rendre à la Tour d’Aigues, pour annoncer mon arrivée et préparer les esprits; il était précisément de ce même /516/ endroit et il m’assura que nous serions tranquilles; en effet, un des hommes d’Apt, que j’avais aussi envoyé en avant pour connaître ce qui se passait, arriva me dire que nous pouvions avancer; aux approches du bourg nous trouvâmes tous les habitants sur notre chemin et nous nous préparâmes à tous événements; la municipalité se présenta ensuite, je demandai qu’on m’accordat des vivres et un logement dans une seule maison et, si possible, hors du bourg; on m’accorda tout et on nous logea dans un cabaret où nous fûmes assez tranquilles; j’arrivai à trois heures après-midi, les soldats furent consignés, on nous donna de la paille et des couvertures; j’appris encore des détails; il y avait eu aussi des gens de ce pays-là à l’expédition d’Aix. Le dimanche nous partîmes à six heures, et passant sous Mirabeau, nous traversâmes la Durance à la barque de St-Paul, où nous arrivâmes environ 11 heures et où je fis raffraîchir la troupe; après avoir consulté, je me décidai à marcher sur Rians; nous repartîmes donc à environ une heure et, après deux heures de marche, un de mes guides revint précipitamment me dire qu'un homme de St-Paul était allé en grande dilligence avertir de notre arrivée à Rians et qu’on entendait battre la générale et sonner le tocsin. J’étais trop près de cet endroit pour choisir une autre route et nous étions tous très-fatigués; en aprochant, nous vîmes descendre des gens armés et, à environ 500 pas, je fut arrêté par un pelotton de 50 à 60 hommes qui me crièrent: qui vive, à quoi je répondis; ces gens me laissèrent passer après quelques explications, ils se placèrent derrière nous à quelque distance, je continuai d’avancer environ 200 pas; encore arrêté par un autre pelotton plus considérable, on me /517/ demanda mes ordres de marche, je les lûs, il y eut beaucoup de pourparlers; enfin, on me dit d’avancer et ces gens marchèrent devant mon avant-garde; je vis au loin encore une autre troupe plus considérable et jugeant qu’ils avaient le dessein de me cerner, je fis monter un capitaine et quatre hommes sur les champs à droite du chemin, j’avertis le caporal de marcher sur mon flanc et au cas d’attaque, de faire tirer sur le pelotton derrière nous. Je priai ensuite le commissaire qui m’accompagnait, de s’avancer et de parler, si possible, aux officiers municipaux; j’avançai moi-même lentement, la troupe que j’avais encore à une certaine distance se plaça des deux côtés du chemin; étant à portée de cette troupe je fis halte, je demandai le commandant; un garde national, qu’on nomme M. le Major, s’approcha avec quelques hommes, qui, à en juger par leurs uniformes, sortaient de différents régiments, et qui avaient leurs armes sales, je lus à ce Major mon ordre signé Barbantane, puis sortant de ma poche l’extrait des différents décrets sur les pouvoirs militaires, dont il m’avait donné un exemplaire à mon départ pour le détachement, je lui lus les articles applicables aux circonstances et l’assurai qu’étant en règle, j’étais décidé à repousser la force par la force; il retourna à sa troupe, il y eut un entretien et puis ils revinrent me dire que notre régiment ayant été désarmé ainsi que tous les régiments suisses, on me demandait de déposer mes armes à la maison commune, qu’on m'en donnerait un reçu et que nous pourrions continuer notre route; je lui répliquai que lorsqu’ils nous auraient couchés sur le carreau, ils seraient libres de prendre nos armes à côté de nous, et là-dessus, je fis faire à ma troupe des dispositions que je croyais /518/ nécessaires. Le capitaine, qui était sur l'élévation, me dit ensuite que quelques hommes m’avaient couché en joue, mais qu’un officier avait relevé les fusils avec son sabre. Le Major, qui était encore allé parler, revint et bientôt après un officier municipal, en écharpe, arriva; on me dit ensuite que c’était le maire, je lui lus l’ordre de départ et je compris qu’il improuvait la façon d’agir des troupes armées, il se plaça à mon côté et me dit que je pouvais avancer sans crainte; je demandai qu’il fit retirer tous ces hommes armés et en effet ils défilèrent, alors je fit marcher mon détachement; arrivés près d’une maison isolée hors du bourg, je demandai au propriétaire de nous recevoir, ce qu’il fit volontiers, (à 1 1/2 heure du soir). Nous étions toujours pressés par la foule, mais le maire eut encore la complaisance de faire venir deux cavaliers de Maréchaussée, qui empêchèrent qu’on n’entrat dans la maison; on nous fournit ensuite des vivres, de la paille et des couvertures. Je comptais passer le lendemain matin à St-Maximin et m’arrêter le soir à Tourves, mais l’homme que j’avais envoyé en avant vint me dire, à 4 heures du matin, qu’on avait sonné la trompette à St-Maximin, à 11 heures du soir, pour avertir les habitants que des Suisses marchaient sur cette ville et qu’ils devaient s’armer, et que sur cet avis, on avait mis des gardes à la porte; il me dit encore qu’on avait fait demander à Tourves du canon qui était précédemment dans le château de M. de Castelane; je cherchai donc un autre passage, heureusement qu’étant le soir à la maison commune, on m’avait parlé d’un autre chemin par Trèt et St-Zacharie; je me décidai à prendre cette route dont j’avais parlé plus amplement avec un perruquier, que je fis chercher et à qui /519/ je proposai de me conduire, ce qu'il accepta; nous partîmes à 6 heures, passâmes à Porrières; à 11 heures je fis reposer ma troupe jusqu’à 1 heure, alors nous marchâmes dans la plaine; arrivés près de Trèt, je vis un homme qui courait dans le chemin, mon guide de Rians me dit que c’était le maire, j’étais dans ce moment à cheval, je piquai sur lui et lui dis de ne rien craindre, que nous marchions par ordre; il se rendit à mes raisons et me dit qu’il allait prévenir ses concitoyens et que nous pouvions continuer notre marche; nous trouvâmes beaucoup de monde assemblé, mais on se contenta de quelques injures; nous traversâmes encore une montagne difficile et à 5 heures nous arrivâmes à St-Zacharie, j’entrai dans une auberge, on nous fournit ce qui nous était nécessaire. Là, j’appris d’un Monsieur de Lorgues, venant de Marseille, que notre régiment était parti d’Oulioules pour se rendre à Lorgues; je ne pouvais le croire, mon chemin était dès là de passer à Roquev, Laiges, etc., mais voulant éviter de m’approcher trop de Marseille et d’Aix, je préférai de passer la montagne de la Ste-Beaume, quoique très-difficile; nous partîmes à 6 heures, toujours avec mon guide de Rians qui connaissait le chemin; nous passâmes le St-Pilon et en descendant nous rencontrâmes un homme qui nous dit avoir logé deux de nos soldats le dimanche, à Sigues; cette nouvelle nous donna des forces et nous marchâmes, je me fis précéder par mon guide et un capitaine, le guide vint me dire que nous serions aussi bien reçus, que le régiment l’avait été; je trouvai deux des officiers municipaux à l’entrée du bourg, je me rendis sur la place devant la maison commune, on nous logea dans deux maisons et on nous fournit tout ce dont nous avions besoin. Je ne dois pas /520/ omettre qu’à St.-Zacharie des paysans poussés, sans doute, par des mal intentionnés, furent chez le maire, qui fit chercher le maître de l’auberge et mon sergent, à 11 heures du soir; mon sergent me raporta qu’on demandait que je partisse sur-le-champ et qu’on avait trouvé très-mauvais que j’eusse placé des sentinelles aux environs de notre logement, je priai le fils de l’aubergiste de m’accompagner chez le maire, celui-ci me parut bien disposé, mais faible; je lui demandai de faire entrer les paysans, ils vinrent 20 ou 30, je leur parlai, nous marchandâmes sur le départ et les sentinelles; enfin tout fut arrangé, ils promirent d’être tranquilles et le furent en effet; je fis passer mes équipages escortés par la grande route avec ordre de se rendre à Beausset; j’envoyai tout de suite un messager à M. de Coincy, commandant en chef, avec une lettre qui l’instruisait des ordres que j’avais reçus, de ma marche et de mon séjour à Sigues, en attendant de nouveaux ordres de sa part. Le messager fut de retour le mercredi à 3 heures après-midi, il ne m’apporta aucun ordre, mais me dit verbalement que je devais sur-le-champ suivre les traces du régiment. J’étais très-embarrassé, n’ayant aucun ordre ostensible; enfin je pris mon parti, je me rendis à la maison commune et dis aux officiers municipaux que je venais de recevoir l’ordre de me rendre à Lorgues, que le régiment ayant eu des gardes nationales de Toulon, sans doute pour faciliter sa marche, je croyais devoir prendre la même précaution et que je les priais de me donner un officier et trois ou quatre hommes; je pensais que ces gardes nationales marchant avec moi, on ne me demanderait pas à voir mes ordres, et je priai le maire de faire insérer dans celui de leur marche /521/ qu'il avait vu le mien; on se prêta à toutes mes demandes sans autres explications et certainement je dois dire que les municipaux et les habitants de Sigues, agirent avec moi de la façon la plus honnête; personne ne nous inquiéta, bien au contraire, on aurait désiré que j'eusse permis que ma troupe logeât chez les bourgeois, nous étions en sûreté et dans une sécurité parfaite, aussi j'en profitai pour prendre un peu de repos, c’était la première nuit depuis le lundi que j’appris la fatale nouvelle. Je devais partir à 5 heures le lendemain, mais les gardes nationales ne furent prêts qu’après 6 heures, ils étaient au nombre de dix qui voulurent absolument venir avec un lieutenant et le commandant M. d’Aufossi. Avec une pareille sauve-garde, je devais être bien reçu; nous arrivâmes à Cuers, à 11 heures, nous fûmes accueillis et logés dans un couvent, on fût très-honnête envers nous; nous repartîmes le vendredi, à 6 heures, le commandant continua la route, mais les gardes nationales et leurs officiers restèrent à Cuers, il est vrai qu’il faisait un temps affreux; je rencontrai, près de Luc, treize recrues pour le régiment, ils avaient eu quelques désagréments le jour auparavant, je les fis marcher avec moi; j’arrivai au Luc environ à 2 heures; le samedi je finis mon voyage avec la satisfaction inattendue d’amener tous mes 25 hommes, dont un cependant mourut le lendemain, des suites du voyage, après tant de désagréments et de fatigues. Je ne vous dirai pas mon cher *** , combien j’eus de plaisir d’embrasser mes camarades, il est plus facile de le sentir que de le dépeindre.
Voilà le récit que vous m’avez demandé, c’est uniquement pour vous que je le fais; cette marche a été pénible, la plus grande difficulté était de traverser en ami, avec une /522/ poignée d’hommes, un pays ennemi déclaré, car tous les lieux que nous avons traversés avaient fourni leur contingent pour l’expédition d’Aix; mais sans doute on lisait notre détermination sur nos figures. La conduite de mes braves compagnons a redoublé mon estime et mon amitié pour nos soldats; vous connaissez leur bonne conduite, il est peu nécessaire de faire leur éloge.
Ils ne savaient ce que j’étais devenu, les uns croyaient que je m’étais retiré à Avignon, où était un bataillon suisse; d'autres, que j’avais passé la frontière; enfin, on faisait mille conjectures, mais mon but constant avait été de rejoindre le régiment et de porter les armes que nous avions pu conserver.
II.
Lorgues, département du Var, 11 mars 1792.
Je suis arrivé ici hier, mon très-cher frère, avec mes 25 hommes armés et un convoi de 13 recrues que j'ai ramassé en route. Je suis parti d’Apt huit jours auparavant.
J’ai été inquiété par toute ma route, le tocsin et la générale battoyent par tout: j’ai été poursuivi, etc., mais on n’a jamais osé m’attaquer. J’ai traversé les forêts et les montagnes; j’ai passé la Sainte-Beaume et suis venu tomber à Sigues, où j’appris que le régiment était ici. Je m’y suis rendu.
Nos Messieurs me croyoient perdu. Ils s’imaginaient tantôt que j’avais passé en Piémont, tantôt que je m’étais /523/ replié sur Avignon; hier, quand on entendit mon tambour, chacun accourut et ce ne fut que des cris de joie.
Monsieur le Major a eu la bonté de me dire qu'il rendrait compte de ma bonne conduite, qu’on ne devait plus parler de la retraite des dix mille, mais de celle des 25 Suisses.
On vient de nous livrer cent fusils avec lesquels on a armé les compagnies de grenadiers. Je t’écrirai plus au long. Je suis abimé de fatigues n’ayant pas quitté mes habits depuis le 27 que j’appris le malheureux événement jusques à hier.
J’ai pu amener mon bagage, mais ce que j’avais laissé à Aix, est je pense perdu. Adieu, mes respects à mes parents et mes amitiés à mes camarades.
III.
A M. Calame.
Marseille, le 29 d’août.
Je crois mon cher Calame devoir vous aviser d’un événement survenu hier, qui vous surprendra autant qu’il nous a étonnés et je puis dire indignés. Vous en ferez part à Carrard et à Treitorens, il nous intéresse tous.
Vous savez que depuis quelques jours les Bernois avaient entr’eux des pourparlers, qu’il a été question de signer quelque chose que nous ignorions, qu’il y a eû jeudi un dîné chez La Plaine, entr’eux, où vraisemblablement la trame s’est consomée. Bref. Hier, Sinner l’aîné, demanda à De Chapelle une assemblée de lieutenants, elle eut lieu hier après la parade. /524/
Sinner dit, qu’un capitaine du régiment bernois, lui ayant reproché que lui et ses camarades cabalaient contre nous, qu’une désunion pouvait entraîner des suites fâcheuses, il nous avait prié de nous assembler afin de faire connaître sa conduite; après quoi, s’excusant sur son défaut de mémoire, il lut ce qui suit en abrégé:
Que lorsqu’on avait appris qu’il y avait eû des fédérations au pays de Vaud et que Muret en avait été, les Bernois s’étaient adressés à lui comme l’ancien et avaient demandé qu’on fit des recherches sur sa conduite dans des orgies indécentes improuvées par le souverain; qu’il avait répondu qu’il fallait attendre que la commission envoyée à Rolle eut fait des recherches et eût vu si Muret était coupable, ou seulement accusé; que plusieurs lettres ayant appris que Muret s’était en effet trouvé à Rolle, ces Messieurs étaient revenus à la charge et l’avaient pressé d’agir et même de voir si Roguin s’y était aussi rencontré, qu’il avait encore voulu renvoyer la chose, mais que les reproches de ce capitaine exigeaient qu’il se disculpat de tout ce qui était arrivé et pourrait arriver, n’ayant rien contre Muret, et lui devant au contraire de la reconnaissance, ce qu’il avouait devant tous avec la franchise que chacun doit lui connaître. Nous crûmes être au bout; Sinner agissait parfaitement à ce qu'il paraissait, mais il y avait d’autres desseins. On éleva la question: si Muret s’étant trouvé à ces orgies indécentes, n'avait rien fait contre son devoir et son honneur et s’il ne convenait pas de prendre des informations sur sa conduite? Chapelle trouva que si Muret avait fait quelque chose de contraire au souverain, il serait sans doute jugé par la commission envoyée à Rolle. Mon frère était de garde. Sinner, /525/ Ernest, Hopff qu'on devait faire des recherches. De Crousaz qu'on ne pouvait puisque ce qui s'était passé regardait le souverain, qu'on ignorait si Muret était seulement accusé et que cela ne pouvait nous regarder d’aucune façon, que nous n’étions pas un tribunal, etc. May, Jenner, de Morat, celui de Lausanne se levèrent furieux, dirent qu’ils regardaient comme des indignes tous ceux qui s'étaient trouvés à ces orgies, que Muret devait déclarer sur son honneur s'il y avait été, et que dans ce cas, ils donnaient leur parole d’honneur qu’ils ne serviraient plus avec lui; d’autres voix se firent entendre, il doit être renvoyé. Seigneulx voulu parler, impossible, je déclarai que Muret avait été à Rolle, qu’il se ferait un devoir de l’avouer. Le boucan devenant plus fort nous sortîmes Seigneulx, de Crousaz, Warnéry et moi; après un moment de réflexion, nous pensâmes qu’ils pourraient prendre une résolution contre Muret, nous rentrâmes sans pouvoir encore parvenir à nous faire entendre, nous demandâmes les griefs contre Muret, on ne nous répondit pas, la séance finit. Seigneulx, Warnéry et moi avons avisé Muret de ce qui s’est passé, de Chapelle lui a écrit par ordre et lui a envoyé la justification de Sinner. Il paraît maintenant qu’ils sont fâchés d’avoir été trop loin, mais la glace est rompue, Muret doit revenir, il doit faire voir à ses calomniateurs qu’il est un brave homme, il n’y a pas deux chemins.
Notre seul parti est de rester unis autant que possible, et prendre la ferme résolution de nous sacrifier plus tôt que de voir Muret compromis; nous sommes dans cette idée et nous y tiendrons. Je crains que cela n’amène du désordre, nous sommes poussés à bout; ils ont été chez le /526/ lieutenant-colonel, lui ont demandé d’écrire à M. d’Ernest pour qu’il prit des informations sur Muret; nous irons demain chez M. d’Olivier, lui déclarer que Muret en se trouvant à ces dîners, n’a fait que ce que nous aurions fait nous-mêmes, et que nous ne voyons pas qu’il y ait lieu à lui chercher d'aussi mauvaises querelles. En effet, si Muret a manqué au souverain, il est dans le cas d’être jugé par le tribunal de Rolle, nommé ad-hoc, mais qu’est-ce que le régiment a à rechercher sur des affaires civiles?
Gaudard l'aîné m’a fait hier des reproches sur ce que j’avais quitté la séance, je lui ai repliqué que je trouvais indécent et indigne qu’on nous eut convoqué pour chercher à faire punir un de nos camarades d’une chose que nous aurions faite nous-mêmes, et que je l’assurais, que si quelqu’un de nous se fut trouvé à portée de pouvoir se rencontrer à ces dîners, que certainement nous y aurions assisté.
Vous ne pourriez vous imaginer à quel point la fureur et la passion ont dominé, vous ne pourriez croire tout ce que nous avons souffert.
Nous savons à peu près quels sont les instigateurs de ces noirceurs; plusieurs capitaines blâment et l’assemblée et ce qui s’y est traité; j’aurais voulu que vous eussiez vu et entendu la scène, mais vous pouvez vous la représenter, connaissant les personnages et leur animosité; elle s’est montrée entièrement à découvert.
Seigneulx voulait vous écrire, il retardera d’un jour ou deux et vous mandera ce qui surviendra; j’espère que vous serez dans peu de retour, écrivez moi je vous prie, mon cher Calame, je suis inquiet sur vous autant que je suis affecté /527/ de la conduite des Bernois et encore plus de celle de quelques-uns de nos compatriotes.
Adieu! je vous souhaite joie et santé, mille choses à Carrard et Treitorens.
Rien autre de nouveau au régiment, croyez que suis pour la vie.
Votre dévoué camarade,
(Signé) Stercki, le cadet.
Il est facile de voir que cette histoire du capitaine est une fable imaginée pour pouvoir nous rassembler, et nous faire faire des démarches qui nous auraient compromis, leurs projets à cet égard sont déjoués.
LETTRES DU CONSEIL SOUVERAIN DE BERNE.
I.
Lettre de LL. EE. à leurs baillis, distribuée par un huissier baillival.
L’Advoier Petit et Grand Conseil de la ville et république de Berne, etc.
L’événement fâcheux arrivé depuis peu à Aix, à notre régiment d’Ernst, nous ayant déterminé à rappeler ce corps, nous avons jugé convenable de vous donner connaissance de cette résolution et des faits particuliers qui l’ont /528/ rendue nécessaire. Ce régiment qui depuis plus d’un siècle était au service de la couronne de France, n'avait cessé de mériter la confiance du roi par sa bravoure, sa bonne conduite et sa fidélité. Au milieu même des circonstances qui, depuis quelque temps, rendaient sa position difficile, il n’avait rien perdu de ces qualités essentielles, et il s’était maintenu surtout dans cette exacte discipline qui fait l’honneur et la force d’un corps militaire. Nos traités et ses capitulations semblaient devoir ajouter encore aux droits qu’il s’était acquis à une protection distinguée; mais ce qui devait opérer sa sûreté, n’a pu le préserver du traitement odieux qu’il éprouva le 26 janvier dernier, dans sa garnison à Aix. Assailli tout-à-coup et sans avoir pu s'y attendre, par un corps de plus de dix mille gardes nationales et autres gens armés, venus de Marseille et des environs, sa valeur le porta aussitôt à se défendre; mais on avait conçu le projet de le trahir, et ceux même dont le devoir était de les protéger, firent servir contre lui, pour y parvenir, cette obéissance et cette fidélité qui devaient le rendre invincible. On fit valoir une loi nouvelle, que par devoir il avait juré d’observer; à ce moyen puissant, on joignit des ordres supérieurs, et ce brave régiment, aussi plein d’indignation que de courage, se vit contraint à rendre des armes qu’il avait portées jusqu’à ce moment avec tant d’honneur.
La conspiration formée contre lui, ne s’arrêta point à l’état si peu mérité auquel on venait de le réduire. On le força de quitter sa garnison et de s’exposer, sans armes, aux outrages d’une populasse nombreuse et effrénée, pour se rendre à Ollioules, n’ayant pu trouver un asile à Toulouse, dont la municipalité non seulement lui refusa l’entrée, /529/ mais ne voulut pas même permettre qu'on lui fit parvenir les armes que le commandant de Toulon voulut lui envoier. De là, il fut transféré à Lorgues, où enfin depuis il a reçu quelques armes. Instruits d’une injure aussi grave, d’une violation aussi manifeste de nos traités, Nous avons aussitôt arrêté, de ne pas laisser plus longtemps ce corps exposé à de nouveaux dangers, et nous l’avons informé de notre résolution.
Nous en avons fait part en même temps au roi très-chrétien et nous avons requis Sa Majesté de lui faire rendre les armes qui formaient sa propriété, et qui lui ont été enlevées d’une manière si outrageante; de lui accorder une retraite sûre et honnorable, et de lui assurer enfin la route la plus convenable pour son retour dans sa patrie. Tout le corps helvétique a pris la plus grande part à cet événement, comme intéressant l’honneur de la nation entière; et les différents Etats nous en ont déjà fait parvenir les témoignages les plus expressifs. Si quelque chose peut adoucir la sensation douloureuse qu’il nous a causée, c’est la conduite sage et prudente des officiers, l’obéissance et la fidélité des soldats, dans une circonstance aussi délicate; ce qui nous a fait mettre le plus vif empressement à consoler les uns et les autres, par les témoignages de notre bienveillance et de notre protection souveraine. Nous leur avons annoncé en même temps que nous venions de pourvoir au sort du régiment, à compter de l’époque de son retour au pays, et nous avons en effet décrété que les officiers jouiront, pendant six mois, de leur demi paye, et les bas officiers et soldats de la paye entière.
Persuadés du vif intérêt que prendront à cette affaire /530/ nos fidèles citoyens et sujets, nous vous en informons par cette lettre, pour que vous en donniez connaissance aux ressortissants de votre balliage, par le moyen de ses préposés, auxquels vous la communiquerez, de la manière que vous jugerez la plus convenable. Nous ne doutons point, que croiant avec peine, le traitement injurieux qu’ont éprouvés leurs compatriotes, ils ne leur fassent, à leur retour, l’accueil favorable qu’ils ont lieu d’espérer.
Donné le 31 mars 1792.
II.
Au Commandant du Régiment D'Ernst
L’avoier Petit et Grand Conseil,
La bonne conduite du commandant, des officiers, bas-officiers et soldats du régiment d’Ernst, le zèle bien entendu et la fidélité inébranlable avec lesquels il a fait son service dans ces derniers temps de troubles, et par lesquels il s’est attiré des témoignages publics de la confiance de ses supérieurs, lui a acquis aussi notre bienveillance et notre contentement. Quelque vive que soit la douleur que nous a causé le sort non mérité que le régiment a éprouvé dans sa garnison à Aix, il nous a été bien consolant, que dans cette circonstance, il se soit montré digne du nom Suisse, par la prudence des officiers, et par la discipline exemplaire de tous les bas-officiers et soldats, qui se sont montré fidèles comme des braves gens. Nous voulons, en conséquence, /531/ que tout le régiment soit instruit de l’intérêt paternel, que nous prenons à sa position actuelle, et au fâcheux événement qui l'y a conduit, lequel exige que nous fassions tout pour maintenir son honneur et lui procurer la satisfaction qui lui est dûe à tous égards. En conséquence, nous avons résolu aujourd’hui de retirer du service royal de France ce fidèle régiment suisse, qui a si bien mérité, par sa conduite pleine d’honneur. Nous avons donné connaissance de cette résolution à Sa Majesté le roi de France, et nous l’avons prié, comme la copie ci-jointe le contient, plus au long, de procurer incessamment au régiment un retour sûr et honorable, de lui rendre ses armes, et de lui désigner la route la plus commode pour se rendre dans sa patrie. Vous donnerez communication de cette résolution à tout le régiment de la manière la plus convenable, et vous l’assurerez en même temps de notre parfait contentement, et de notre souveraine protection et bienveillance, vous y joindrez l’espérance qu’après son retour, nous pourvoirons à l’entretien du dit régiment, et que nous aurons soin de ses braves officiers, bas-officiers et soldats.
Donné ce 16 mars 1792.
III.
Au Roi de France.
Sire,
Notre régiment d’Ernst, avoué de l’Etat, le plus ancien des régiments suisses au service de la couronne de France, /532/ qui sert avec zèle et avec fidélité, depuis plus d’un siècle et dont la conduite a toujours été irréprochable, a éprouvé le 26 février à Aix, le sort le plus affligeant et le moins mérité, assailli par une multitude qui lui était infiniment supérieure en nombre, privé de sa défense par une nouvelle loi dont il avait juré l’observation, trahi peut-être par ceux qui auraient dû le protéger, il s’est vû obligé de mettre bas les armes, qu’il n’aurait quitté qu’avec la vie dans une guerre ouverte contre des ennemis déclarés de Votre Majesté. Nous n’affligerons point l’âme sensible de Votre Majesté par le récit des démarches perfides et inouies, qui ont accompagné ce malheureux événement. Nous ne chercherons pas à exprimer la sensation profonde et douloureuse qu’il a produit sur nous et notre pays. Dans ces circonstances, il ne nous reste qu’une chose à faire, c’est de rappeler ce régiment; ses services ne peuvent plus être utiles à Votre Majesté; et son honneur lui défend de demeurer plus longtemps dans un pays, où nonobstant sa capitulation et nos alliances, il ne se trouve plus en sûreté. Nous lui avons déjà fait connoître la résolution que nous avons prise, en conséquence, nous attendons de la justice et de l’affection de Votre Majesté, qu'elle donnera des ordres, pour qu’on lui rende ses armes, comme étants sa propriété, dont il a été dépouillé d’une manière aussi inégale que forcée. Votre Majesté et ses illustres prédécesseurs ont, dans tous les temps, donné aux troupes suisses et à notre régiment en particuliers, des preuves si convaincantes, de leur haute confiance et de leur royale bienveillance, que nous ne doutons point, que Votre Majesté ne reçoive favorablement notre présente réquisition, et qu’en conséquence, il ne lui plaise de donner des ordres, pour lui /533/ procurer un retour sûr et honorable, et pour lui désigner la route la plus commode pour revenir dans sa patrie. Constamment animés des mêmes sentiments pour Votre Majesté, nous faisons pour elle et le bonheur du royaume, les vœux les plus ardents et sincères dont nous demandons l’accomplissement au Tout-Puissant.
Donné le 16 mars 1792.
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IV.
A Monsieur Stercki
Monsieur,
LL. EE. des deux Conseils secret et de la guerre, ont été informés de la conduite digne d’éloges que vous avez tenue au régiment après l’événement d’Aix, en conduisant un détachement de 25 hommes avec 13 recrues depuis Apt jusqu’à Lorgues avec ses armes, nonobstant tous les dangers et les obstacles dont vous étiez environné pendant tout le temps de votre route.
LL. EE. des deux Conseils réunis n'ont pu apprendre cette conduite qu’avec beaucoup de satisfaction, et pour vous la témoigner, Monsieur, d’une manière plus particulière, elles viennent de vous décerner une récompense /534/ consistant dans une médaille d’or qui vous sera remise en son temps.
Elles vous ont, en même temps, adjugé une gratification de dix louis pour le voyage que tous avez fait dernièrement dans la prévoté de Moutier Grand-Val, et pour le plan que vous avez levé à cette occasion, laquelle somme vous sera payée au premier jour au régiment.
Je suis très-charmé, Monsieur, d’avoir à vous annoncer cette marque de satisfaction de la part de LL. dites EE. et je saisis avec beaucoup de plaisir cette occasion de vous assurer de l’estime particulière avec laquelle j’ai l’honneur d’être,
Monsieur!
votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Morlot,
Secrétaire d'Etat.
Berne, 13 septembre 1792
Note: Les trois lettres de M. Sterchi et cette dernière lettre, ont été transcrites sur les originaux dans une copie, attestée par la signature de M. Henri Sterchi, fils, naguère commissaire-général, et déposée dans les archives de la Société d’Histoire.