ÉPISODES DES GUERRES DE BOURGOGNE
Ao 1474 à 1476,
PAR
M. Frédéric de Gingins La Sarraz,
Président honoraire de la Société d’histoire de la Suisse romande.
AVANT-PROPOS.
Plusieurs siècles se sont écoulés depuis la guerre que les Suisses soutinrent contre les armes de Charles-le-Hardi. Cependant ce long espace de temps n’a point diminué le vif intérêt qui s’attache à toutes les circonstances de cette grande lutte. — Peut-on s’en étonner quand on considère que la chute de la maison de Bourgogne, l’une des plus florissantes de la Chrétienté, altéra profondément les rapports existants entre les principaux Etats de l’Europe, et en mettant en contact immédiat les Puissances rivales de la France et de l’Autriche, engendra toutes les guerres qui ont ensanglanté l’Europe depuis la bataille de Guinegate jusqu’à celle de Fontenoy. Le roi Louis XV était frappé de /114/ cette vérité lorsque, visitant le tombeau élevé à Bruges au dernier duc de Bourgogne, il dit, en montrant ce monument funèbre: — « Voilà le berceau de toutes nos guerres. »
On a trop exalté la part glorieuse que les Suisses prirent à la ruine du duc Charles; accusé par les contemporains de nourrir des projets hostiles contre leur liberté et de viser à la domination universelle 1 . Mais l’histoire des temps modernes démontre que ce danger, qu’on exagérait à dessein, n’est devenu que plus imminent par la destruction d’un Etat intermédiaire entre la France et l’Allemagne. La corruption des mœurs antiques, la discorde et la jalousie des Cantons populaires contre les villes ne tardèrent pas à se manifester au sein des Confédérés comme les effets funestes de la guerre de Bourgogne, et dissipèrent bientôt, aux yeux des vrais patriotes le prestige des triomphes de Grandson et de Morat 2 . — Le célèbre Alb. de Haller, faisant allusion aux conséquences politiques de ces événements écrivait à son fils en 1769: « Nos ancêtres ont fait de grandes fautes: ils ont aidé à détruire la maison de Bourgogne qui les défendait du voisinage dangereux de la France 3 . »
Dans les Lettres sur la guerre de Bourgogne 4 ; ainsi que /115/ dans les notes sur l’histoire des Suisses de J. de Müller, publiées en 1839-1840 1 , nous avons déjà eu l’occasion de faire observer que l’histoire de ces guerres mémorables, altérée par les antipathies ou les sympathies nationales, avait été présentée jusqu’ici sous des couleurs trop changeantes pour être fidèles. — Ces considérations ont aussi conduit plusieurs écrivains Belges et Suisses à se livrer à une étude plus impartiale et plus approfondie de l’époque de Charles-le-Téméraire. A côté des travaux de MM. de Reiffenberg et Gachard 2 , se placent avantageusement les ouvrages publiés récemment par nos compatriotes, MM. Emmanuel de Rodt, de Berne, et J. Gaspard Zellweger, de Troguen. Ces ouvrages, dignes de toute l’attention des amateurs de l’histoire, sont écrits en langue allemande et n’ont point encore été traduits en français. Le premier, en deux volumes, embrasse dans son cadre toutes les Campagnes de Charles-le-Hardi 3 . Le second beaucoup moins étendu, est principalement destiné à faire connaître les causes véritables des guerres de Bourgogne 4 , et à en développer les phases successives.
Ces travaux se distinguent également par le zèle intelligent, /116/ et les soins qui ont présidé à leur composition ainsi que par une exposition consciencieuse des faits. Ils renferment en outre diverses pièces inédites et fort importantes pour la solution de plusieurs questions obscures. Mais l’œuvre du vénérable Zellweger se recommande plus particulièrement par le développement des négociations diplomatiques qui dirigèrent les événements de cette époque. Habitué à répandre une clarté plus vive sur toutes les matières qu’il soumet à ses savantes investigations, il s’est livré à une révision critique et générale de tous les documents où ses devanciers avaient puisé avec trop peu de discernement. Il en résulte de nouvelles et précieuses lumières sur l’origine et le développement des guerres de Bourgogne, et sur le rôle que les Suisses et les autres puissances belligérantes jouèrent dans ce drame sanglant.
L’auteur est parvenu ainsi à déchirer le voile qui couvrait encore la trame compliquée des traités conclus par Louis XI et l’archiduc Sigismond avec les Suisses contre le duc de Bourgogne, et des intrigues coupables ourdies par l’avoyer de Diessbach, de Berne, pour entraîner son pays dans une lutte impopulaire et périlleuse, et pour vaincre la légitime répugnance que les cantons éprouvaient à se liguer avec l’Autriche, leur ennemie naturelle, pour combattre un prince qui était leur plus ancien allié 1 . Le tableau de ces manœuvres obscures, exposé par M. Zellweger avec autant /117/ de clarté que d’érudition, forme sans contredit la partie la plus attachante et la plus instructive de ce remarquable travail. Il démontre l’erreur des historiens qui ont cherché l’origine de la guerre de Bourgogne dans de prétendues provocations du duc 1 , ou dans les vexations de ses lieutenants, tandis que cette guerre mortelle ne fut, au contraire, que la suite d’un plan habilement conçu et longuement préparé par Louis XI, de concert avec Nicolas de Diessbach, son confident et son agent principal en Suisse 2 , pour susciter à son rival un nouvel ennemi aussi intrépide qu’aguerri, et rejeter sur les Confédérés tout le poids d’une guerre ruineuse, tandis que lui-même se retirait de la lutte. Cependant le roi n’eût point atteint son but, sans l’or répandu à pleines mains par ses émissaires à titre de pensions, soit dans les cantons, soit parmi les hommes les plus influents du pays, où le duc de Bourgogne comptait beaucoup d’amis 3 . Quant à ceux que la corruption ne pouvait atteindre, on se servit adroitement des craintes que le tempéramment guerrier et entreprenant du duc Charles pouvait inspirer, pour les alarmer sur le maintien de leur antique liberté, qui, leur disait-on, était fortement menacée, par /118/ certains projets d’agrandissement qu’on lui prêtait. C’est ainsi que les émissaires français parvinrent à exciter au sein des peuplades confédérées d’abord une agitation factice; puis une ardeur belliqueuse que le patriotisme prévoyant et désintéressé d’un Bubenberg tâcha vainement de modérer 1 .
On n’est point encore suffisamment éclairé sur l’importance que l’histoire doit attacher à ces bruits. Ils reposaient sur certaines ouvertures qui auraient été faites au duc Charles, plusieurs années avant la guerre (en 1469), de la part de l’empereur Frédéric III à l’occasion du mariage projeté entre l’héritière de Bourgogne et l’archiduc Maximilien 2 . Pour décider le duc à conclure cette alliance, l’empereur lui avait fait proposer de rétablir en sa personne l’ancien titre de roi de Bourgogne en y joignant « le vicariat impérial sur les terres et principautés assises en deçà (ou sur la rive gauche) du Rhin 3 ». Ce premier projet paraît avoir, plus tard (1473), fait place à un autre, qui consistait à revêtir le duc Charles de la dignité de roi des /119/ Romains, que ce prince aurait ensuite fait passer sur la tête de l’archiduc Maximilien son gendre futur, afin de perpétuer la couronne impériale dans la maison de Habsbourg 1 . — Lors même que ces vastes projets se fussent réalisés, ils n’auraient pas changé essentiellement les rapports existants entre les Cantons Suisses et l’empire Germanique, et ne menaçaient qu’indirectement les libertés dont ces cantons étaient si jaloux. Quoi qu’il en soit ces plans et le mariage de l’héritière de Bourgogne avec l’archiduc Maximilien, furent rompus à la suite de la fameuse entrevue de Trèves (décembre 1473), et n’ont guères pu exercer une influence décisive sur les déterminations des Confédérés 2 . Il faut donc reconnaître avec l’auteur de l’essai sur les causes de la guerre de Bourgogne, qu’en se précipitant dans une lutte aussi impolitique que dangereuse, les Suisses, entraînés par un petit nombre de chefs ambitieux et avides, ne furent en réalité que les instruments aveugles des vues égoïstes de la France et de l’Autriche et le jouet de la politique machiavélique de leurs puissants voisins 3 .
Ce drame sanglant a eu trois phases très-distinctes, et /120/ qu’il importe de ne pas confondre entr’elles. La première s’ouvre par la déclaration de guerre lancée par les Confédérés contre le duc Charles-le-Hardi, le 25 octobre 1474, et s’étend jusqu’au mois de novembre de l’année suivante, où s’ouvrirent à Berne et à Neuchâtel des négociations pour la paix qui restèrent sans résultat. Cette période comprend la campagne d’Alsace et l’invasion de la Franche-Comté; où les bandes suisses interviennent comme troupes auxiliaires, soldées par l’archiduc Sigismond, pour remettre ce prince en possession des domaines qu’il avait volontairement engagés au duc de Bourgogne 1 .
Dans la seconde période où la maison de Savoie se vit enveloppée malgré elle dans la lutte, les Bernois et les Fribourgeois déclarèrent la guerre au comte de Romont (le 14 octobre 1475) et, sous de vains prétextes, s’emparèrent de tout le pays-romand, depuis Morat jusqu’à Genève. En même temps l’Autriche et la France se retiraient de la lutte en traitant, chacune de son côté, avec le duc de Bourgogne; laissant ainsi retomber sur les Suisses seuls tout le poids de la guerre qu’elles avaient allumée 2 . C’est alors seulement que les Confédérés, combattant pour leur propre compte, déployèrent une énergie merveilleuse, pour repousser l’ennemi dont ils avaient provoqué la vengeance, et qu’ils /121/ remportèrent les éclatantes victoires de Grandson et de Morat (1476) qui élevèrent le peuple suisse au rang des nations les plus guerrières et les plus braves de l’Europe.
La courte mais décisive campagne de Nancy, où le duc Charles perdit si misérablement la vie, (janvier 1477), forme la troisième et dernière phase de cette guerre célèbre. Mais ici les bandes suisses paraissent de rechef sur les champs de bataille, non pour leur propre compte, mais comme auxiliaires du jeune duc de Lorraine, ou plutôt de Louis XI, qui avait avancé l’argent nécessaire pour leur solde et leur entretien 1 .
Les circonstances par suite desquelles la maison de Savoie et le Pays de Vaud en particulier furent enveloppés dans la guerre des Suisses contre le duc Charles-le-Hardi, n’ont pas été traitées par M. Zellweger avec le même développement que celles qui concernent les autres puissances intéressées dans ce grand conflit. Nous avons déjà eu l’occasion de faire connaître ailleurs quels étaient à cet égard les résultats de nos propres études 2 . /122/
I.
TABLEAU DE L’HELVÉTIE ROMANDE
Ao 1467-1476.
A l’époque où la guerre éclata entre le duc de Bourgogne et les Suisses, l’Helvétie romande toute entière, depuis Morat inclusivement jusqu’à Genève, appartenait depuis plus de deux siècles à la maison de Savoie. Les habitants de cette contrée heureuse et paisible jouissaient sous le nom de franchises et de priviléges d’un degré de liberté qui ne les rendait point envieux de l’indépendance turbulente et aventureuse des peuples de l’Helvétie allemande leurs voisins. Séparés les uns des autres par l’origine, le langage et des mœurs différentes, ils ne l’étaient pas moins par leurs tendances politiques et leurs intérêts matériels.
La noblesse, les bourgeois et le peuple des villes et des campagnes romandes entretenaient des relations étroites et réciproques avec les habitants de la Franche-Comté de Bourgogne 1 . Ils tiraient de cette province une partie des /124/ denrées les plus nécessaires à leur subsistance, comme le sel, le blé, etc.; et ils y trouvaient en échange un débouché avantageux pour leurs bestiaux et pour les autres produits du pays. Ces relations cimentées par le temps, encouragées et protégées par les ducs de Bourgogne, subsistaient encore dans toute leur intensité, en sorte que toutes les sympathies du pays-romand s’adressaient à la cause bourguignonne, qu’il considérait avec raison comme la sienne propre. Par contre, dans tous les rangs de la société, les Vaudois envisageaient les Suisses habitant de l’autre côté de l’Aar et de la Sarine comme des étrangers auxquels ils donnaient indistinctement le nom générique d’Allemands (Allemani), qui pour eux était presque le synonyme d’ennemi.
Le corps helvétique lui-même n’existait point encore comme Etat indépendant (Staatenbund). Ligués par le besoin de la défense commune, chacun des huit cantons qui composaient ce corps fédératif était libre de contracter des alliances particulières, et se considérait encore comme membre du saint empire romain 1 . Les députés de ces cantons s’assemblaient irrégulièrement, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre 2 ; et ces Diètes n’avaient aucun organe central (Vorort) pour les représenter auprès des puissances étrangères. — Tandis que Zurich correspondait au nom des huit anciens cantons, avec les princes allemands, Berne au contraire se portait ordinairement comme l’intermédiaire officieux des rapports diplomatiques ou commerciaux que /125/ ces cantons entretenaient avec la Bourgogne, la Savoie et la France. Cette dernière circonstance explique comment les Confédérés ont pu être entraînés, presqu’à leur insu et contre leur gré, dans une lutte corps à corps avec le duc Charles, par les manœuvres hardies et perfides des chefs du parti français qui s’étaient emparés à Berne d’un pouvoir presque dictatorial, en écartant des conseils, par une espèce d’ostracisme, les hommes les plus capables de déjouer leurs coupables intrigues 1 .
Dans le grand conflit élevé d’une part entre le roi de France et le duc de Bourgogne, et de l’autre entre ce prince et les Cantons Suisses, la position de la maison de Savoie, souveraine du Bas-Valais, du Pays de Vaud, de Fribourg et de Morat, devenait aussi difficile que périlleuse. Yolande de Valois, régente de Savoie pendant la minorité de son fils le duc Philibert Ier, s’était vue dans la nécessité de chercher auprès du duc Charles un appui contre les plans du roi Louis XI, son frère, qui lui inspiraient une défiance d’autant plus légitime que ce monarque favorisait ouvertement les entreprises de Philippe de Savoie, comte de Baugé et seigneur de Bresse, qui ne tendait à rien moins qu’à enlever à cette princesse, sa belle-sœur, la tutelle de son fils et le gouvernement de l’Etat. L’autorité de la duchesse Yolande était soutenue par deux de ses beaux-frères, fils puinés du feu duc Louis Ier, savoir, Jacques de Savoie, comte de Romont, et Jean-Louis, évêque de Genève, qui partageait avec elle la responsabilité du pouvoir souverain. Par contre Janus de Savoie, comte de Genevois et seigneur de Faucigny, tenait, avec son frère le comte Philippe, le parti de la France. /126/
Pendant plus de deux siècles Berne avait dû à la protection efficace et persévérante de la maison de Savoie de pouvoir développer librement son indépendance et sa prospérité. Mais en dernier lieu 1 cette ville avait profité des dissensions domestiques qui divisaient cette illustre maison pour s’immiscer dans les affaires intérieures de la Savoie et pour changer habilement le rôle de protégé contre celui de protecteur, à l’instigation du roi Louis XI et du comte Philippe de Bresse dont elle appuyait les prétentions. De son côté le duc de Bourgogne avait un intérêt direct et puissant à maintenir l’autorité de la duchesse et l’indépendance de ses Etats contre la France, pour conserver, par la Savoie et le Piémont, ses communications avec l’Italie, où ce prince guerrier recrutait les meilleures troupes de son armée permanente. Le comte de Romont que la conformité des talents et des goûts belliqueux, et son caractère aventureux et chevaleresque liaient, depuis sa jeunesse, à la fortune de Charles-le-Hardi, le secondait activement pour déjouer les plans dangereux ourdis par la France contre son propre pays.
Jacques de Savoie, qui portait le titre de comte de Romont, était le septième 2 des fils du duc Louis Ier. Il devint feudataire de la maison de Bourgogne par son mariage avec Marie de Luxembourg, petite-fille du fameux connétable de Saint-Pol, qui lui apporta en dot plusieurs seigneuries considérables dans la Flandre et l’Artois. Cette princesse ne lui donna qu’une fille, Louise-Françoise, mariée au comte Henri /127/ de Nassau, dont elle n’eut pas d’enfants 1 . La petite ville de Romont (rotundus mons) située dans la partie romande du canton actuel de Fribourg, sur un mamelon que couronnait jadis un château fort, qui subsiste encore en partie, était le chef-lieu d’une simple châtellenie dont le ressort s’étendait sur une douzaine de villages groupés aux environs. Le Duc Amédée VIII avait érigé cette terre en comté en 1440 en la donnant à Humbert, bâtard de Savoie, son frère naturel. — Le duc Louis par un acte daté de Quièrs, du 24 février 1460 2 , avait assigné en partage à Jacques de Savoie la baronnie de Vaud, avec le comté de Romont, dont le prince prit dès lors le titre sous lequel il se rendit célèbre dans les annales militaires de son temps; mais comme le prince de Piémont son frère aîné jouissait encore de cette baronnie, il n’entra en possession réelle de son apanage qu’après la mort de son père le duc Louis (1465) et l’avénement du duc Amédée IX, qui l’en investit formellement par une charte datée de Pignerol de l’an 1467 3 . Le comte étant à Annecy le 25 juin de la même année, promit, entre les mains des députés du Pays de Vaud, de maintenir les libertés, franchises et bonnes coutumes de ce pays, qui avait conservé le privilége d’être gouverné par ses propres loix 4 .
La baronnie de Vaud (Baronia Vuaudi), que le duc Louis avait de nouveau détachée du domaine patrimonial de la couronne de Savoie, (29 janvier 1456), pour constituer /128/ une dot au prince de Piémont, son héritier présomptif, et assurer le douaire de Yolande de France que ce prince venait d’épouser 1 , se composait alors de dix-sept ou dix-huit châtellenies ou mandements administratifs 2 , distribués dans la Suisse romande, entre les Alpes de la Gruyère et le mont Jura, et depuis les marais d’Aarberg jusqu’à Coppet. L’investiture de la baronnie de Vaud de l’an 1467, dont on a parlé, ne spécifie que huit des châtellenies mentionnées dans celle de 1456; savoir les châteaux, villes et mandements de Romont, Rue, Moudon, Estavayer, Yverdun, Cossonay, Morges et Nyon, avec les péages de cette ville, de Morges et des Clées. Mais ce premier apanage constitué en faveur du comte de Romont, fut augmenté en 1471 à la suite des troubles que souleva à la cour de Savoie la question de la régence de l’Etat, nécessitée par les infirmités du duc Amédé IX; régence à laquelle Philippe, comte de Bresse et Jacques, comte de Romont, frères du duc, prétendaient avoir une part 3 . — Le comte de Romont avait occupé les châteaux, villes et mandements que le duc s’était réservés dans le pays romand, et que le premier revendiquait comme une part légitime de l’héritage paternel 4 . /129/
Le roi de France et les députés des villes de Berne et de Fribourg étant intervenus comme médiateurs, ils ménagèrent un accommodement par lequel les arbitres confirmèrent la duchesse dans la régence de l’Etat et adjugèrent au comte de Romont les terres qu’il avait saisies dans la seigneurie de Vaud, savoir: Morat, Payerne, Cudrefin, Montagny (les monts), Grandcour, Corbière, Sainte-Croix et les Clées 1 . Divers actes témoignent que ce prince était en pleine possession de ces villes, châteaux et mandements, dès le mois d’octobre 1471 2 . Quant au château et mandement de Belmont, il appartenait en propre à la duchesse Yolande, épouse d’Amédée IX 3 .
En donnant la baronnie de Vaud en apanage à son fils /130/ aîné le prince de Piémont, le duc Louis s’était, comme on l’a dit, réservé la souveraineté et le ressort, c’est-à-dire l’appel au Sénat de Chambéry on à son conseil de toutes les causes civiles et criminelles, jugées par la cour du bailli ou gouverneur de Vaud. Il s’était réservé en outre le droit exclusif de frapper des tailles ou des contributions extraordinaires sur le pays, et les receveurs généraux ou particuliers du baron de Vaud étaient soumis au contrôle de la chambre des comptes de Savoie. Le prince apanagé ne pouvait contracter des alliances, ni faire la guerre pour son propre compte sans le consentement formel du duc, son suzerain 1 .
Le gouvernement général de la patrie de Vaud était confié à un bailli (Ballivus Vuaudi), qui en temps de paix maintenait l’ordre public dans le pays, et s’appliquait surtout à prévenir les collisions entre les seigneurs et les communes. Il exerçait une autorité étendue sur les châtelains et les officiers inférieurs. Il présidait la haute cour de justice, siégeant à Moudon 2 , où il convoquait les députés des bonnes villes, les bannerets et les nobles vassaux, lorsqu’il s’agissait d’obtenir d’eux des aides ou des subsides, ou de prendre des mesures concernant l’intérêt général ou la /131/ défense du pays 1 . En temps de guerre le bailli de Vaud convoquait le ban et l’arrière-ban, et les vassaux des villes et des campagnes étaient tenus de se réunir sous sa bannière avec leur contingent 2 . Il pourvoyait à l’approvisionnement et à la défense des places fortes et des châteaux, et réunissait dans ses attributions un pouvoir civil et militaire fort étendu.
Les châtelains (Castellani) avaient la garde des châteaux du prince, ils commandaient dans le district de leur châtellenie, surveillaient le recouvrement des subsides et des revenus du domaine, dont la perception se faisait par des officiers inférieurs appelés vidomnes, majors ou mestraux ou par les fermiers qui tenaient ces revenus en régie, et en rendaient compte soit au trésorier général du duc de Savoie, soit au trésorier particulier du baron de Vaud 3 , suivant que ces recouvrement concernaient l’un ou l’autre de ces princes. Les emplois temporaires de bailli et de châtelain 4 n’étaient conférés que pour une année seulement, et comme la permutation avait lieu au milieu de l’année soit au premier juin 5 ; leur temps d’exercice comprenait régulièrement les sept derniers mois de l’année courante et les cinq premiers /132/ mois de la suivante. Cette circonstance est la cause de la confusion qui règne dans les listes des baillis de Vaud que plusieurs auteurs ont publiées. Cependant les bannerets et les nobles vassaux du pays ordinairement investis de ces fonctions étaient, la plupart du temps, appelés par la confiance du prince à les occuper plusieurs années de suite ou alternativement. — Ces hauts fonctionnaires ainsi que le procureur de Vaud 1 tenaient leur office du baron de Vaud et exerçaient en son nom les fonctions dont ils étaient revêtus. Ce régime ainsi que les droits qui avaient été réservés en faveur du souverain, par le duc Louis, paraissent avoir été maintenus à l’égard du comte de Romont, lorsque ce prince fut investi de la baronnie de Vaud, en 1467, et confirmés par les traités de Montmélian et de Chambéry en 1471 2 .
Cependant dès son avénement Jacques de Savoie institua deux nouvelles charges supérieures à celle de bailli de Vaud, l’une pour le commandement militaire, l’autre pour le gouvernement civil du pays. La première de ces charges était celle de Lieutenant-Général d’armes (armorum locumtenentis generalis), dont les fonctions étaient semblables à celles que le Maréchal de Savoie exerçait dans la province de ce nom. La deuxième était celle de gouverneur (gubernator Vuaudi), ou de Lieutenant-général civil 3 . Philibert de /133/ Compeys, seigneur de Chapelle; Antoine d’Avenches, chevalier; et Jean de Vergy, seigneur de Montricher remplirent successivement les charges de lieutenant-général et de gouverneur de Vaud pour le comte de Romont pendant la période de 1467 à 1476 1 . L’institution de ces nouveaux fonctionnaires supérieurs réduisit les attributs du bailli de Vaud à l’administration de la justice civile et criminelle, dont le siége était à Moudon, tandis que le gouverneur de Vaud résidait au château de Romont. — Après le traité de Fribourg (14 août 1476) qui réunit aux domaines des ducs de Savoie l’apanage du comte de Romont, les charges de gouverneur et bailli de Vaud furent de nouveau réunies dans la même personne, et celle de lieutenant-général fut supprimée.
Les châteaux, bourgs et mandements que le comte de /134/ Romont possédait dans la patrie de Vaud; — nom qu’on donnait au pays-romand en général; — n’étaient point contigus entr’eux de manière à former un territoire distinct du reste du pays. Ses possessions se trouvaient au contraire entrecoupées par celles des hauts barons, ou bannerets et des seigneurs ecclésiastiques qui relevaient immédiatement de la suzeraineté du duc régnant et non du baron de Vaud, dont les fiefs ne mouvaient du duc que médiatement. — Dans le nombre de ces fiefs immédiats, plusieurs baronnies importantes appartenaient à des seigneurs originairement bourguignons ou savoisiens. Au premier rang de ces grands feudataires étrangers se trouvaient 1 Louis de Châlons, prince d’Orange, auquel appartenait la seigneurie de Cerlier, sur le lac de Bienne, et ses deux frères puinés, Louis, sire de Château-Guyon, et Hugues, seigneur d’Orbe, qui possédaient dans le pays-romand, le premier, la baronnie de Grandson et les terres de Montagny-le-Corboz, et le second, les terres d’Orbe, d’Echallens et de Bottens. Les Vergy, sires de Champlite en Bourgogne étaient seigneurs de Champvent, de la Motte et de Montricher; tandis que les La-Baume-Montrevel possédaient Attalens, Arconciez, Illens et La-Roche-des-Vannels ou Plafayon, près de Fribourg, et la terre de Mont-le-Grand au pays de Vaud. Ces grands barons, vassaux de la maison de Savoie, appartenaient aux maisons les plus illustres et les plus puissantes des Deux-Bourgognes, et ils occupaient en même temps les plus hauts emplois à la cour et dans les armées du duc Charles. Le château et la seigneurie d’Orbe, appartenant à Hugues de /135/ Châlons, formaient dans le pays de Vaud une enclave étrangère, relevant de toute ancienneté de la mouvance des comtes ou ducs de Bourgogne 1 . La maison de Viry, originaire du Genevois, tenait les terres de Rolle et de Mont-le-Vieux, tandis que celles d’Aubonne, de Coppet et d’Oron appartenaient au comte de Gruyères, maréchal de Savoie, qui, lié avec Berne et Fribourg par d’anciens traités de combourgeoisie, suivit dans la guerre de Bourgogne, une conduite assez équivoque. — Ces grands feudataires et le comte de Romont lui-même étaient tenus, par le devoir de leurs fiefs, de suivre, avec leurs propres vassaux, la bannière du duc de Savoie, de lui ouvrir leurs châteaux et maisons fortes en temps de guerre et d’y recevoir telle garnison qu’il jugeait nécessaire pour la défense du pays.
Les terres de l’évêché et du chapitre de Lausanne comprenant la ville et le territoire de ce nom, les quatre paroisses de La Vaux, le Jorat et une partie du Gros-de-Vaud ainsi que la ville d’Avenches, formaient dans le pays-romand comme un petit Etat dans l’Etat; dont l’évêque était souverain temporel avec le titre de comte ou de prince immédiat du St.-Empire romain 2 Ce prélat ne reconnaissait tout au plus la supériorité du duc de Savoie qu’en qualité de vicaire impérial. Il en était à peu près de même des principaux monastères du pays, tels que ceux de Romainmotier et de Payerne, qui jouissaient de diverses immunités et /136/ exemptions, sous la sauvegarde du duc de Savoie 1 . Ces seigneuries ecclésiastiques formaient autant de petits territoires indépendants de la baronnie de Vaud dans laquelle ils se trouvaient enclavés.
La ville de Fribourg, quoique libre en ce qui concernait son régime intérieur, avait volontairement reconnu la souveraineté de la maison de Savoie. Mais cette dépendance, presque nominale, était contrebalancée par l’alliance étroite que cette ville avait contractée avec Berne et d’autres villes de l’Helvétie allemande. Dominée par l’influence croissante de ses voisins, la bourgeoisie romande de Fribourg partagea bientôt les dispositions hostiles des Bernois contre la noblesse du pays de Vaud 2 . Elle n’attendait qu’une circonstance favorable pour se séparer de la Savoie et pour entrer dans la Confédération suisse. — Son admission dans le corps helvétique 3 devint plus tard la récompense de la part active que les Fribourgeois prirent à la guerre contre Charles-le-Téméraire et contre la maison de Savoie, au mépris des liens de vassalité qui l’attachaient à cette maison souveraine 4 . /137/
Tel était l’état de l’Helvétie romande et de ses relations civiles et politiques, avec la Franche-Comté d’un côté, et la Savoie de l’autre, à l’époque où la guerre de Bourgogne éclata.
Aussitôt que la faction française qui poussait à la guerre l’eût emporté sur le parti national, à Berne, à Fribourg et dans les principaux cantons de la ligue, l’avoyer de Diessbach, qui tenait dans sa main tous les ressorts de ces machinations obscures, s’était concerté avec Philippe, comte de Bresse, pour obliger la duchesse de Savoie à renoncer à son alliance avec le duc de Bourgogne, et, au besoin, pour la dépouiller de la régence de l’Etat 1 . Cette tentative à main armée, qui échoua par la vigilance de l’évêque de Genève 2 , n’eut d’autre effet que de resserrer encore plus étroitement l’alliance qu’on voulait rompre, en augmentant la juste méfiance de la régente contre le roi son frère, l’instigateur secret de toutes ces entreprises. Les actes d’hostilités commis en même temps par les Bernois dans le pays de Vaud, en pleine paix, soulevèrent l’indignation des habitants et appelèrent de leur part des représailles. Au moment même où les Bernois déclaraient la guerre au comte de Romont (14 octobre 1475), Louis XI venait de conclure avec le duc Charles, une trève de neuf ans, dans laquelle il avait compris les Suisses 3 . Dans la longue énumération des griefs /138/ articulés par Berne, soit contre le comte, soit contre son frère, l’évêque de Genève, soit contre la régente elle-même, pour justifier cette nouvelle agression et l’invasion soudaine du pays-romand 1 , les Suisses se plaignaient principalement du libre passage que la maison de Savoie accordait au travers de ses Etats, aux troupes italiennes que le roi de Naples et le duc de Milan, alliés du duc de Bourgogne 2 , envoyaient de temps à autre à l’armée de ce prince, occupée au siége de Nancy en Lorraine. Ce grief, le seul qui présente quelque importance, aurait pu être considéré comme un casus belli si les Suisses avaient fait la guerre pour leur propre défense; mais loin de là, ils s’étaient mis aux gages du roi de France et de l’Autriche et combattaient comme auxiliaires de ces deux puissances étrangères. D’ailleurs la situation géographique de la Savoie et ses alliances, soit avec la Bourgogne, soit avec le Milanais, ainsi que le besoin de sa propre conservation, défendaient à la régente de se faire, comme les Confédérés, l’instrument des plans hostiles que Louis XI nourrissait contre ses puissants voisins, en s’exposant elle-même à une guerre imminente et ruineuse contre tous les deux à la fois 3 .
Quoi qu’il en soit le passage de ces bandes italiennes /139/ fut le motif dont les Suisses se prévalurent pour continuer la guerre et pour transporter le théâtre des hostilités entre les Alpes et le Jura, dans les domaines de la maison de Savoie.
Le comte de Romont qui, dans sa jeunesse, avait été le frère d’armes du duc Charles, s’était vu plus tard investi par ce prince de divers emplois civils et militaires importants. Lorsque la guerre éclata entre le duc et les Suisses, Jacques de Savoie remplissait depuis plus d’une année la charge de lieutenant-général du duc de Bourgogne dans les Pays-Bas 1 . Cependant les chefs de la faction française qui dominaient à Berne feignirent d’ignorer cette circonstance lorsqu’ils s’engagèrent envers lui à sauvegarder ses domaines du pays de Vaud, et lui reprochèrent plus tard cet excès de confiance comme un acte de duplicité, afin de justifier aux yeux des Confédérés la violation de cette sauvegarde 2 .
Les complications qu’on vient de signaler, ainsi que l’antagonisme national existant entre les Allemands et les Welsches leurs voisins, expliquent suffisamment comment la maison de Savoie se trouva fatalement enveloppée dans la guerre suscitée entre le duc de Bourgogne et les Suisses, sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours aux griefs bien ou mal fondés allégués par les Bernois et leurs alliés pour justifier /140/ l’invasion du pays-romand et les atrocités qui signalèrent cette invasion soudaine, à laquelle ce pays n’était nullement préparé. Ce n’est qu’après avoir vu une partie de ses possessions ravagée et conquise par les Suisses que la maison de Savoie, abandonnant le système de temporisation qu’elle avait cherché à maintenir au milieu des puissances belligérantes, se déclara ouvertement pour le duc de Bourgogne 1 ; lorsque ce prince franchit le Jura (8 février 1476 ) à la tête d’une puissante armée et fut accueilli comme un libérateur par la noblesse et le peuple du pays-romand, exaspérés par les actes de barbarie dont les bandes suisses s’étaient souillées à Estavayer, à Orbe et aux Clées, et qui provoquèrent à leur tour les représailles non moins cruelles dont la garnison suisse de Grandson fut la victime. L’animosité que ces scènes avaient excitée au milieu des populations romandes se manifesta par de nombreuses voies de fait contre tous les Allemands sans distinction de patrie qui traversaient le pays. Elles donnèrent lieu à plusieurs épisodes qui remplissent le cadre des principaux événements de cette guerre mémorable. L’histoire n’a pas dédaigné d’attribuer l’origine même de la guerre de Bourgogne à un épisode de ce genre. En effet, plusieurs écrivains contemporains, d’une grande autorité, tels qu’Olivier de la Marche et Ph. de Commines ont prétendu que les Suisses avaient fait la guerre au comte de Romont « pour quelques charriots de peaux de moutons confisqués à certains marchands allemands ou suisses. » Cette opinion s’accrédita au point d’avoir été répétée par tous les historiens modernes 2 . /141/
Elle n’en est pas mieux fondée pour cela, comme on pourra s’en convaincre par les éclaircissemens qui vont suivre.
Trois circonstances continuèrent fatalement à envelopper la maison de Savoie dans la guerre des Suisses contre le duc de Bourgogne et à reporter le théâtre de cette guerre dans le pays de Vaud:
1o L’ambition et les manœuvres occultes de Philippe, Monsieur, comte de Bresse, qui de concert avec le roi Louis XI et les Bernois, cherchait à dépouiller la duchesse de Savoie de la régence et à se rendre maître du gouvernement de l’Etat.
2o Le passage continuel des troupes italiennes qui traversaient la Savoie et le pays-romand pour se rendre à l’armée du duc de Bourgogne, passage que l’empereur et le roi de France voulaient intercepter à tout prix.
3o Enfin, la facilité que les défilés du Jura vaudois offraient aux Suisses pour pénétrer en armes au cœur de la Franche-Comté, et assurer en même temps leur retraite en cas de revers.
Tous les prétendus griefs allégués par les Suisses contre le comte de Romont et les seigneurs du pays-romand n’ont été que des prétextes frivoles, amplifiés à dessein pour légitimer aux yeux du vulgaire l’injustice d’une agression soudaine et pour pallier les actes de férocité dont les Confédérés se rendirent coupables dans cette guerre funeste envers un peuple voisin et inoffensif.
L’histoire des « peaux de moutons » défigurée par nos historiens et à laquelle on a donné une trop grande importance, ne forme réellement qu’un épisode tout à fait secondaire de ce drame sanglant; mais elle présente un exemple /142/ remarquable des actes de spoliation qui accompagnèrent ou suivirent l’invasion du pays de Vaud par les Suisses et des malheurs particuliers qui frappèrent plusieurs familles au milieu des calamités générales. Cet épisode, dont les détails ont été puisés dans les archives privées des châteaux du pays se rattache à la deuxième période des guerres de Bourgogne (en 1475 et 1476) où le pays de Vaud et le Chablais vaudois furent le théâtre des principaux événements de ces guerres mortelles.
II.
LE PAYS-ROMAND EST FATALEMENT ENVELOPPÉ DANS LA GUERRE DE BOURGOGNE.
Ao 1474-1475.
« Emotion se fait des Bernois, qui ont voulu gagner le Châtel de Sainte-Croix; comme bien avez su. En Vaud, bannières sont levées, etc. » C’est en ces termes que par un message daté du 13 septembre 1474 l’évêque de Genève dénonçait à la régente de Savoie, sa belle-sœur, les actes d’hostilité par lesquels les Suisses se préparaient à faire la guerre au duc Charles de Bourgogne et à ses alliés.
Philippe de Savoie, comte de Bresse, et Janus, comte de Genevois, frère de l’évêque de Genève, Jean-Louis, venaient effectivement de surprendre la ville d’Annecy, suivis de 150 lances françaises, tandis que les Bernois effectuaient de leur côté une tentative pour surprendre le château de Sainte-Croix, qui faisait partie du douaire de Yolande de France, duchesse de Savoie, mère et tutrice du jeune duc Philibert-le-Chasseur 1 . /144/
Cette attaque qui paraissait avoir été concertée entre les Bernois et les princes savoyards avait pour but principal d’ôter la régence à cette princesse, alliée du duc de Bourgogne, pour faire passer le gouvernement de l’Etat entre les mains des comtes de Bresse et de Genevois, entièrement dévoués au roi de France. Le complot avait échoué par la vigilance et la fermeté de l’évêque de Genève, chef du conseil de la régente, qui de même que le comte de Romont, son frère, partageait l’antipathie qu’inspirait à tous les patriotes savoisiens le joug odieux que la politique cauteleuse de Louis XI prétendait imposer à leur pays 1 . — D’un autre côté, dans la prévision d’une rupture avec le duc de Bourgogne, rupture que l’or et les intrigues secrètes de la France faisaient prévoir comme très-prochaine, Berne, en faisant une tentative pour surprendre le bourg fortifié de Sainte-Croix, dans le Jura vaudois 2 , cherchait à s’assurer, d’avance, un passage pour pénétrer en Franche-Comté du côté où cette province devait le moins s’attendre à être attaquée par les Suisses. Quoi qu’il en soit, cette entreprise à main armée, faite en pleine paix par les Bernois au mépris des traités de bon voisinage qui subsistaient entr’eux et la maison de Savoie, souleva dans le pays-romand une rumeur et une indignation qui se manifestèrent par une prise d’armes générale 3 . /145/
Jacques de Savoie, comte de Romont et seigneur de la baronnie de Vaud, se trouvait alors absent du pays. Ce prince guerrier était lié depuis plusieurs années à la fortune de Charles-le-Téméraire. Dès l’année 1471, il avait levé dans les terres de son apanage un corps de volontaires vaudois, auxquels s’étaient joints des Suisses et des Savoyards 1 , qu’il conduisit à l’armée du duc de Bourgogne 2 . Parmi les jeunes gentilshommes du pays-romand qui le suivirent dans cette expédition, se trouvaient Jacques, fils de Guillaume, sire de La Sarra; Claude de Goumoëns; Henri de Colombier; et d’autres chevaliers dont les noms ne sont pas venus jusqu’à nous 3 . Plus tard Jacques de Savoie fut chargé par le duc du gouvernement des Pays-Bas et de la défense militaire de l’Artois (1473-1475) 4 . Ces emplois et la continuité de la guerre ne permirent que rarement au comte de visiter ses domaines. Cependant il avait profité d’une courte trève entre la Bourgogne et la France pour se rendre dans sa baronnie de Vaud, au commencement de l’année 1474. Il ne tarda pas à être informé des sourdes menées qui se pratiquaient en Suisse pour brouiller les Confédérés avec le duc de Bourgogne. Néanmoins, soit qu’il /146/ ignorât que les intrigues du parti français fussent aussi avancées qu’elles l’étaient en effet 1 , soit qu’il se fiât un peu trop à la loyauté de ses voisins, le comte de Romont se rendit en personne à Berne à la fin de février ou au commencement de mars de la même année, et là, en présence des conseils assemblés, il exposa « qu’étant obligé par honneur et par devoir de s’éloigner personnellement de son pays 2 , et attendu l’alliance étroite qui unissait la ville de Berne et la maison de Savoie dont il était l’un des enfants; il priait les Bernois de recevoir ses domaines et ses vassaux du pays de Vaud sous leur sauvegarde et de ne permettre aucune entreprise qui fût préjudiciable à son pays. Prenant de son côté l’engagement de ne rien faire de contraire aux intérêts de cette ville. » Cette garantie fut solennellement accordée au prince qui s’en revint à Romont après avoir été largement festoyé à Berne avec toute sa suite 3 .
Au moment où il allait quitter le pays pour se rendre dans le Luxembourg où le duc l’avait rappelé il vit arriver Guillaume de la Baume, seigneur d’Illens, que ce prince lui avait dépêché depuis Dôle, le 6 mars (1474), pour le charger d’envoyer en son nom une ambassade aux Cantons Confédérés afin de dissiper les impressions fâcheuses que /147/ produisaient, parmi les Suisses, les bruits faux ou exagérés répandus à dessein par les émissaires français et autrichiens contre le duc de Bourgogne, au sujet des domaines de l’Alsace que l’archiduc Sigismond lui avait volontairement engagés 1 .
Le comte de Romont chargea de cette délicate et importante mission messire Henri de Collombier, chevalier, seigneur de Vuillerens, et le sieur Jean Allard, docteur es-lois, auxquels il laissa des instructions qu’il avait fait rédiger en sa présence 2 . Ces envoyés, parlant au nom du duc Charles, étaient chargés de rappeler à tous les cantons: « Les grandes et anciennes amitiés et bons voisinements qui de tout temps ont été entre la maison et les pays de Bourgogne et les Confédérés; que l’acquisition des pays de Ferrette et d’Aussoy (l’Alsace), n’avait point eu lieu dans des vues préjudiciables aux Suisses, mais tout au contraire à leur grande fortification et sûreté 3 . Et certifieront messire Henri de Collombier et Jean Allard à tous les dits alliés, comment mon dit seigneur le duc entend vivre en toute paix et bon voisinement avec eux ... et ne le trouveront point autrement quelque langage ou paroles controuvées que on leur ait fait ou fasse entendre. »
Les envoyés du duc et du comte de Romont se rendirent /148/ successivement dans les huit cantons ainsi qu’à Soleure et à Fribourg, et recueillirent partout des assurances plus ou moins sincères, mais positives, de leur désir de maintenir la paix qui subsistait entre le duc Charles et les Suisses 1 . A Berne même où le parti français n’avait pas encore entièrement étouffé la voix du parti bourguignon 2 , les envoyés du duc et du comte furent reçus avec honneur et cordialité: « Il semblait même que les bourgeois (les 200) convoqués à leur demande, au son des cloches, les vissent très-volontiers; et après avoir oy le tout, les firent retraire et leur dirent qu’on leur ferait réponse en leur logis. » — Cette réponse fut plus favorable 3 qu’on ne devait s’y attendre d’après les avis que les ambassadeurs avaient reçus. Les Bernois déclaraient: « que par mon dit trez redouté seigneur (le duc de Bourgogne) ne leur vint oncques dommage, mais tout bien et tout honneur ... et qu’ils veulent entretenir l’intelligence que eux et leurs alliés ont avec lui, et pareillement au roi, vu les intelligences (alliances) qu’ils ont d’un côté et d’autre » 4 . /149/
Revenus de leur mission, les envoyés du duc dressèrent un rapport circonstancié des réponses qui leur avaient été faites dans chaque canton, et ce rapport signé par le comte de Romont fut porté au duc par le seigneur d’Illens 1 . Il paraît que le duc de Bourgogne et le comte de Romont ajoutèrent une foi trop implicite aux assurances de paix données à leurs envoyés par les Confédérés et par les Bernois en particulier; car le comte partit presqu’aussitôt pour se rendre dans son gouvernement des Pays-Bas 2 . Pendant son absence la garde de sa baronnie de Vaud et du pays-romand resta confiée au chevalier Antoine d’Avenches, son lieutenant-général, conjointement avec le bailli de Vaud 3 , messire Humbert Cerjat, chevalier, qui remplit plusieurs fois cette charge élevée durant la guerre de Bourgogne. Lorsque l’attaque imprévue du château de Sainte-Croix par les Bernois eut répandu l’alarme dans le pays-romand, ces deux chevaliers convoquèrent le ban et l’arrière-ban, et à tout événement ils prirent de concert des mesures pour mettre les villes et les châteaux du pays à l’abri d’un nouveau coup de main de la part des Allemands 4 . — Dans l’entrefaite la régente de Savoie avait envoyé à la diète assemblée à Lucerne (6 septembre 1474) une ambassade composée de messires Antoine Champion, président de Turin; Humbert Cerjat, seigneur /150/ de Conbremont; Pétermand Pavilliard, avoyer de Fribourg; et Jean du Pont, pour tâcher de conjurer le péril dont la menaçait une ligue plus étroite entre la France et les Suisses, et pour proposer à ceux-ci de se porter médiatrice entr’eux et le duc de Bourgogne 1 . Mais ces démarches conciliantes échouèrent devant les offres brillantes et séductrices des envoyés français qui venaient de présenter à la diète le plan d’une nouvelle alliance, concerté d’avance entre le roi Louis XI et l’avoyer Nicolas de Diessbach 2 ; ce plan consistait à réunir en un seul faisceau toutes les forces de la France, de l’empereur, de l’archiduc d’Autriche et du duc de Lorraine pour ruiner la prépondérance de la maison de Bourgogne, et pour procurer à ces puissances, liguées contre le duc Charles, le secours des bandes guerrières et vacantes des Suisses 3 .
La guerre déclarée au duc de Bourgogne par les Confédérés en date du 25 octobre 1474 4 , fut le résultat déplorable du triomphe remporté en Suisse par la faction française et autrichienne sur le parti national et indépendant 5 . Tandis que les bandes suisses servaient en foule sous les drapeaux de l’archiduc Sigismond, dont la querelle avec le /151/ duc Charles, pour le recouvrement de l’Alsace qu’il lui avait engagée 1 , ne touchait en aucune façon aux intérêts et à la liberté des Confédérés, Berne, devenue le satellite du roi Louis XI, reprochait aigrement à la maison de Savoie de maintenir ses anciennes alliances avec la Bourgogne, et prétendait que la régente de Piémont et le comte de Romont rompissent tous les liens qui les attachaient au duc Charles et fermassent leurs Etats à ce redoutable et puissant voisin, pour les ouvrir aux Suisses devenus ses ennemis 2 .
Les actes d’hostilités qui suivirent immédiatement la déclaration de guerre du 25 octobre 3 , obligèrent la cour de Turin et les princes de Savoie à prendre des mesures sévères pour prémunir leurs domaines des dangers imminents dont cette guerre menaçait tout le pays-romand.
Jean-Louis de Savoie, évêque et prince de Genève, commendataire des prieurés de Romainmotier, de Payerne et de Beaulmes au pays de Vaud, jouissait, à plus d’un titre, de toute la confiance de Yolande, sa belle-sœur, régente de Savoie, qui l’avait investi du gouvernement général de ses Etats en deçà des monts 4 . Lorsque la guerre eut éclaté, /152/ cette princesse, suivant les avis de ce prélat aussi dévoué que vigilant, pourvut en outre à la défense du pays de Gex et du Chablais, menacés d’un côté par le comte de Bresse, ennemi secret de la régente, et de l’autre par les Hauts-Valaisans, alliés des Suisses 1 . Ces deux bailliages furent mis sur le pied de guerre et placés sous le commandement d’un capitaine-général 2 , revêtu des pouvoirs civils et militaires les plus étendus, soit pour visiter les villes, bourgs et châteaux fortifiés de ces provinces et les pourvoir de tout ce qui pouvait assurer leur défense; soit pour convoquer le ban et l’arrière-ban des vassaux, réunir en armes les Francs-archers du pays et les tenir prêts à se porter au premier signal sur tous les points menacés par le voisinage des parties belligérantes 3 .
La charge aussi élevée que périlleuse de capitaine-général du pays de Gex et du Chablais fut conférée, par Lettres patentes de la régente de Savoie, datées du château de Montcalier,du 28 novembre 1474 4 , à messire Amédé de Gingins, chevalier, seigneur de Belmont en Genevois, dont /153/ la famille nombreuse et vouée à la carrière des armes possédait plusieurs châteaux forts, soit dans le pays de Gex, soit dans le Chablais (vaudois) qui se prolongeait alors tout à l’entour de la tête du lac Léman depuis Thonon jusqu’à Vevey inclusivement 1 . Cette circonstance ainsi que les preuves de capacité et de haute prudence dont le sire de Belmont avait déjà donné plus d’une preuve, et son expérience de la guerre motivèrent, à ce qu’il paraît, le choix honorable de la duchesse et de son conseil 2 . Ces Lettres patentes attribuaient en outre au capitaine-général des pouvoirs extraordinaires; tels que ceux d’arrêter, d’incarcérer et de faire punir sévèrement tous les étrangers qui troubleraient ou compromettraient la paix et la sûreté publiques 3 . Ces mesures étaient justifiées par l’agitation qui régnait dans tous les pays menacés par la guerre et par le système d’espionnage que les Bernois et les Fribourgeois avaient organisé dans le pays-romand et jusqu’à Genève par les marchands allemands qui fréquentaient cette ville 4 .
En l’absence du comte de Romont qui avait suivi le duc de Bourgogne au siége de Neuss, sur le Rhin inférieur, où /154/ ce prince reçut la déclaration de l’archiduc Sigismond et des Suisses 1 , le pays de Vaud était resté sous la garde fidèle du chevalier Antoine d’Avenches, son lieutenant-général, et du bailli de Vaud, dont les pouvoirs réunis équivalaient à ceux que la duchesse avait conférés aux capitaines-généraux des autres provinces savoisiennes 2 . Ils prirent de concert toutes les précautions que réclamait la gravité des circonstances, et armèrent le pays qui se tint sur la défensive 3 .
Trois jours après avoir déclaré la guerre au duc Charles, et avant que le herault d’armes chargé de lui porter la lettre de défi du 25 octobre fût arrivé à son camp devant Neuss, sur le Rhin 4 , les Suisses s’étaient mis en campagne, au nombre de plus de 8,000 hommes, et après avoir opéré leur jonction avec l’armée de l’archiduc Sigismond, sous le commandement du comte de Thierstein, ils entrèrent dans la Franche-Comté et mirent le siége devant la forte place d’Héricourt (8 novembre), qui appartenait à Henri de Neuchâtel en Bourgogne, lieutenant-général du duc Charles sur les frontières d’Allemagne 5 . Dans le même temps le /155/ comte de Romont avait été détaché du camp de Neuss et envoyé en Franche-Comté pour ramener au duc de Bourgogne les gendarmes flamands et picards chassés de l’Alsace par les Autrichiens, ainsi qu’une troupe de mercenaires italiens qui arrivait par les défilés du Jura 1 . Il s’était avancé jusqu’à Passavant, petite ville située près de Beaume-les-Dames, à une bonne journée de marche de Héricourt, lorsqu’il fut informé par le sire de Neuchâtel de l’investissement de cette place. Le comte de Romont lui envoya aussitôt toutes les troupes qu’il avait à sa disposition. Le sire de Neuchâtel ayant rassemblé à la hâte un corps d’environ 10,000 hommes 2 fit une tentative pour délivrer la place assiégée; mais son armée fut mise en déroute (le 13 novembre 1474) et les Suisses remportèrent leur première victoire sur le duc de Bourgogne. Après la déroute, le comte de Romont, qui, de sa personne, n’avait point pris part au combat, rallia les débris de l’armée bourguignonne et se remit en marche vers le Rhin 3 . /156/
Tandis que les Suisses, soudoyés par l’archiduc Sigismond, s’emparaient, pour le compte de ce prince, du pays de Ferrette et de la place d’Héricourt en Bourgogne, les Bernois avaient surpris et occupé, en deçà du Jura, la petite ville et le château de Cerlier, en allemand Erlach (27 octobre 1474), appartenant à Guillaume de Châlons, prince d’Orange, sous la suzeraineté du duc de Savoie. Le prétexte allégué par Berne était que ce prince, étant au service du duc de Bourgogne, pouvait en faire une place de guerre contre les Suisses 1 . Le chevalier Rodolphe d’Erlach, bourgeois de Berne et châtelain héréditaire de Cerlier, auquel le prince d’Orange avait laissé la garde de ce château, livra la place, sans faire aucune résistance et se borna à demander que les droits de son seigneur fussent réservés 2 .
Ce fut par une crainte semblable, mais tout aussi peu légitime que, dès les premiers jours de l’année suivante (2 janvier 1475), Berne et Fribourg s’emparèrent du château d’Illens et des terres d’Arconcié et de La Roche 3 , situés dans le voisinage de cette dernière ville. Ces deux terres, /157/ qui faisaient partie de la baronnie de Vaud, appartenaient, par héritage, à Guillaume de la Baume-Montrevel, seigneur d’Illens, conseiller et chambellan du duc de Bourgogne 1 . La maison de la Baume, l’une des plus élevées de la Bresse, possédait ces terres, ainsi que d’autres encore situées dans le pays-romand, sous la mouvance directe du duc de Savoie, souverain de ce pays 2 .
Quand on apprit en Savoie et à la cour de Turin cette brusque violation du territoire vaudois et des traités existants entre les deux pays voisins, le comte Philippe de Bresse et le maréchal de Savoie, François de Gruyères, se rendirent, de leur chef, à Berne pour tâcher de prévenir une rupture ouverte entre cette ville et la régente. Mais l’intervention officieuse de ces deux seigneurs ne servit qu’à mettre au grand jour, d’un côté leur partialité en faveur du parti français qui dominait à Berne, et de l’autre le mauvais vouloir de ce parti à l’égard de la duchesse de Savoie 3 . Un projet de convention fut rédigé entr’eux, par lequel Berne exigeait impérieusement:
1o Que la régente déclarât ouvertement la guerre au duc de Bourgogne, et que toutes les forces armées du pays marchassent avec les siennes contre lui. /158/
2o Qu’il fût libre aux bandes suisses, armées ou non, de traverser les pays de la domination de Savoie, soit pour aller, soit pour revenir, en payant les vivres dont elles auraient besoin.
3o Que le comte de Romont fût immédiatement rappelé, avec sa suite, du service du duc de Bourgogne.
4o Et avant tout, que Genève payât aux Bernois douze mille florins du Rhin, pour la prétendue insulte faite à quelques-uns des leurs 1 , à leur passage par cette ville.
5o Enfin, que jusqu’à l’acquittement de cette somme, les villes de Morat et d’Yverdun, ainsi que les châteaux de Grandson, d’Orbe et de La Sarra 2 , appartenants aux seigneurs romands, leur seraient livrés à titre d’hypothèque.
Berne accordait 15 jours à la régente pour ratifier cet ultimatum qui, en outre, devait être accepté par les bonnes villes et les habitants des places engagées 3 .
Ces conditions exorbitantes ne tendaient à rien moins qu’à livrer le pays de Vaud tout entier aux Bernois, et à /159/ mettre les Etats de la régente et du comte de Romont à leur merci et à celle de la faction française qui avait dicté cet ultimatum. Cependant, avant de le rejeter, la régente, qui désirait rester en paix avec les Suisses, voulut tenter tous les moyens de conciliation en son pouvoir. Des conférences s’ouvrirent à Lausanne entre les princes de Savoie, les délégués de la patrie de Vaud, et les députés de Berne et de Fribourg 1 . En même temps la duchesse écrivit aux députés des cantons orientaux, assemblés à Lucerne, une lettre, datée de Montcalier, du 21 janvier 1475 2 , pour se plaindre des procédés hostiles de Berne et de Fribourg vis-à-vis de la Savoie: — « Ne sachant plus, (disait-elle), quel esprit malfaisant avait soufflé sur ces deux villes. » — et pour leur annoncer que le duc de Bourgogne, inclinant à la paix, avait accepté sa médiation et celle de plusieurs princes voisins, afin de rétablir la bonne harmonie entre lui et l’empereur, pour lequel ils avaient commencé la guerre contre le duc 3 . Ces démarches n’ayant pas eu le succès qu’elle en espérait, la régente s’adressa au duc de Milan, son allié, et le sollicita de s’interposer auprès des Confédérés pour en obtenir des conditions plus raisonnables 4 . Un envoyé /160/ du duc Galeas Sforza se rendit effectivement à Berne où il arriva le 23 février (1475), peu de jours avant le retour des plénipotentiaires du roi Louis XI 1 , apportant la ratification du fameux traité du 2 janvier 1474 (v. St.), et une bonne partie de l’argent destiné à entretenir la guerre des Suisses contre le duc de Bourgogne 2 .
Enflés par la récente victoire d’Héricourt et séduits par l’or français, les Bernois se vantaient de tenir tête aux forces réunies des Milanais, de la Savoie et de la Bourgogne 3 , et persistaient dans leurs prétentions exagérées. — Cependant, sur les huit cantons qui composaient alors la ligue helvétique, cinq Etats penchaient pour la paix, soit parce qu’ils ne nourissaient aucune haine contre la Savoie, soit parce que dans toutes les occasions, Berne, comme chef du parti de la guerre, se faisait à elle-même la part du lion 4 . Tout ce que l’envoyé du duc de Milan put obtenir de sa mission, fut la promesse « d’accueillir les députés que la régente de Savoie devait envoyer à Berne pour le 8 du mois de mars » 5 .
Cette nouvelle ambassade, présidée par messire Urbain de Chivron, Protonotaire apostolique et abbé de Tamié en /161/ Savoie, passa à Fribourg le 13 de mars, pour se rendre à Berne, où les envoyés français s’efforçaient d’empêcher tout accommodement, en fomentant la mésintelligence et une animosité croissante contre la maison de Savoie 1 . Effectivement le roi avait fait savoir aux Suisses « que comme Madame de Savoie tolérait le passage des Lombards et avait permis aux siens de combattre à Héricourt contre les Allemands, il permettait aux Bernois de donner à sa sœur une correction; mais que S. M. ne souffrirait jamais qu’elle et son fils fussent écrasés par les Suisses 2 . Les Bernois insistaient sur tous les points que les envoyés considéraient comme inadmissibles; savoir, une déclaration de guerre immédiate au duc de Bourgogne et la liberté d’occuper les passages du pays de Vaud pour envahir la Franche-Comté; menaçant la régente, en cas de refus, d’une rupture inévitable 3 . C’est en vain que les envoyés piémontais représentèrent aux Bernois que l’antique alliance qui subsistait entre la Bourgogne et la Savoie s’opposait à ce qu’on obtempérât à leur demande; d’autant moins que les traités existants entre la Savoie et les Suisses ne stipulaient rien de pareil, et que la guerre que faisait alors le duc Charles sur les bords du Rhin n’était point dirigée contre /162/ les Confédérés 1 . Ils consentaient cependant à payer l’indemnité que Berne réclamait pour ses députés retenus à Genève, et ils offrirent de soumettre les autres points contestés au jugement de leurs Confédérés 2 .
Berne ne voulut entendre aucune raison, et il était évident que cette ville ne cherchait que des prétextes pour rompre avec la Savoie 3 . Elle avait gagné Fribourg en lui proposant d’occuper en commun les villes et châteaux d’Yverdun et de Grandson, et l’on s’était concerté avec cette ville sur les moyens de s’emparer des domaines du comte de Romont au pays de Vaud et même d’empêcher que les autres cantons et les Valaisans ne missent obstacle à ces conquêtes 4 .
En quittant Berne les envoyés savoyards crurent devoir prévenir le lieutenant-général du comte et le bailli de Vaud des dispositions hostiles des Bernois et même des Fribourgeois, quoique ceux-ci fussent sujets de la maison de Savoie, afin que ces officiers eussent à prendre des mesures conformes à la gravité des circonstances 5 . /163/
Dans l’intervalle les bandes suisses, alléchées par le butin enlevé dans la campagne d’Héricourt, s’étaient de nouveau jetées dans la Franche-Comté en saccageant tout le pays renfermé entre le Jura et le Doubs, jusqu’à Pontarlier 1 .Au retour de cette expédition, où le territoire de Neuchâtel avait été traité en pays ennemi, malgré l’étroite alliance du margrave de Hochberg avec Berne 2 , les chefs bernois proposèrent aux capitaines soleurois et fribourgeois de profiter de l’ardeur guerroyante de leurs bandes armées pour se rendre maîtres des châteaux et autres places fortifiées qui défendaient les passages du Jura. On chercha vainement à leur représenter que ces châteaux, quoiqu’appartenant à des seigneurs bourguignons 3 , faisaient cependant partie des Etats de la maison de Savoie avec laquelle on n’était point en guerre; la violence ou la politique, comme on voudra, l’emporta sur l’équité et sur le droit des gens 4 .
Les bandes suisses, rassemblées à Neuchâtel, s’ébranlèrent le 26 avril (1475) et marchèrent droit sur Grandson dont la ville et le château étaient défendus par les vassaux et les paysans de la baronnie, sous la conduite de P. Majoris, de Romainmotier, dit de Joigne, commandant pour Louis de Châlons-Arlay, sire de Château-Guyon, qui pour lors se trouvait au camp du duc de Bourgogne devant Neuss. /164/ La ville ayant été emportée (le 30 avril), le château fut obligé de capituler (le 1er mai). La garnison put se retirer vie et bague sauve, et la place fut occupée par un corps de 300 Bernois 1 .
« Du dit lieu de Grandson, les dits sieurs se portèrent en belle ordonnance tirant droit à Montagny-le-Corboz, lequel était au seigneur d’Orbe (Hugues de Châlons), et fut brûlé et mis en ruine 2 . Et tirant outre droit devant le châtel de Champvent, et après avoir pareillement brûlé le dit Champvent 3 , tirèrent droit devant le château d’Orbe 4 »
Ce château, dont l’origine remontait aux temps des mérovingiens, avait été rebâti vers le milieu de ce siècle par les soins de Louis de Châlons, prince d’Orange, père de Hugues 5 . Celui-ci en avait confié la garde à messire Nicolas de Joux, seigneur de Châteauvilain, vaillant chevalier franc-comtois, qui, peu de jours auparavant, s’était rendu en personne à Berne auprès de l’avoyer N. de Diessbach pour tâcher de détourner l’orage prêt à fondre sur les domaines /165/ transjurains de la maison de Châlons 1 . Ses ouvertures ayant été repoussées, N. de Joux s’était enfermé dans le château d’Orbe avec une trentaine de gentilshommes (milites) du pays et trois ou quatre cents braves soldats, qui firent une défense héroïque et digne d’un meilleur sort. — Tous périrent sur la brêche ou furent passés au fil de l’épée 2 .
La prise d’Orbe, où les Bernois mirent une garnison de trois cents hommes, entraîna la soumission d’Echallens qui appartenait au même seigneur 3 . Le gros de l’armée suisse commandée par le chevalier Petermann de Wabern, ancien avoyer de Berne, se porta ensuite contre la forteresse de Jougne qui fut emportée d’assaut sans que la garnison eût opposé une résistance bien sérieuse 4 . Après avoir occupé les seigneuries vaudoises des Châlons et s’être ainsi rendu maîtres des communications entre le pays de Vaud et la Bourgogne, les Confédérés revinrent triomphants sur leurs pas, en prenant leur route par Yverdun, Estavayer et /166/ Payerne, dont les habitants leur firent une réception où la terreur qu’inspiraient les sanglantes exécutions qui avaient marqué leur passage, surmonta toute vélléité de résistance 1 .
Informée de cette nouvelle infraction de la paix et de l’intégrité du territoire vaudois, la régente avait immédiatement envoyé à Fribourg (le 8 mai) le président de Savoie, Antoine Champion 2 , pour protester et pour demander la restitution des places dont les Suisses venaient de s’emparer, au mépris des traités et des droits de souveraineté du duc de Savoie. L’envoyé offrit même, en cas de contestation, de soumettre la chose au jugement de « Messieurs de Fribourg » 3 . Mais cette offre conciliante fut rejetée et les Suisses se maintinrent depuis lors en possession des seigneuries enlevées à la maison de Châlons, dont les châteaux restèrent occupés par de fortes garnisons bernoises et fribourgeoises qui tenaient perpétuellement en alarme toute la contrée environnante 4 . /167/
Sous prétexte de relever ces garnisons allemandes, et de pourvoir les places fortes du Jura, qu’elles occupaient, de vivres et de munitions de guerre, des bandes indisciplinées de Suisses parcouraient tout le pays, s’introduisaient dans les villes fermées pour y acheter des denrées et les enlevaient de vive force quand on les leur refusait 1 . En même temps, des marchands allemands de St.-Gall, de Nuremberg et d’autres villes étrangères, profitaient de la protection des Bernois et des Fribourgeois 2 , auxquels ils servaient d’espions, pour introduire frauduleusement dans le pays de Vaud des marchandises de contrebande, au détriment du revenu des villes et du souverain 3 . Ces abus et ces vexations engendraient de la part des Vaudois de sanglantes représailles que les autorités du pays tâchaient vainement de prévenir 4 .
D’un autre côté, depuis que le duc Charles avait fait une alliance avec le duc de Milan, de nombreuses bandes armées, levées en Lombardie et en Calabre pour le service /168/ de Bourgogne, prenaient leur route par la Savoie, et traversaient sans cesse le pays de Vaud pour se rendre en Franche-Comté par les gorges du Jura 1 . Tout récemment (juillet 1475) un corps de trois à quatre cents gendarmes recrutés dans le royaume de Naples par le Gr. Bâtard de Bourgogne, avaient franchi les Alpes. Arrivés à Thonon, ils passèrent le lac, et, divisés par petits groupes, ils étaient parvenus à tromper la surveillance des garnisons allemandes du Jura, et à gagner heureusement la Franche-Comté 2 . Le passage continuel de ces troupes étrangères, mal disciplinées, auxquelles il fallait fournir des vivres, augmentait la disette qui se faisait déjà sentir dans le pays, et ajoutait à la détresse des habitants, qui en outre étaient surchargés de dépenses et de corvées extraordinaires pour fortifier les villes et les châteaux 3 , toujours plus ou moins exposés à être surpris par les Allemands.
Les complications et l’irritation croissante qu’elles engendraient de part et d’autre faisaient prévoir une rupture ouverte et prochaine entre les Bernois et la maison de Savoie, lorsque le bruit se répandit en Suisse que le duc de Bourgogne et le roi de France avaient conclu ensemble, le 13 septembre 1475, une trève pour neuf ans 4 , dans laquelle /169/ Berne et ses alliés d’un côté, et de l’autre la régente de Savoie, le duc, son fils, et le comte de Romont se trouvaient formellement compris; pourvu que dans l’intervalle d’un délai, expirant au 1er janvier suivant, ils s’abstinssent de tout acte d’hostilité réciproque 1 .
Dans les premiers jours qui suivirent la conclusion de cette paix générale 2 , le duc de Bourgogne, pressé de mettre fin aux embarras que la guerre suscitait à la maison de Savoie, fit une nouvelle et solennelle démarche auprès des Suisses pour se réconcilier avec eux 3 . A cet effet il dépêcha à Berne une personne de confiance, pour demander un sauf-conduit afin que ses envoyés pussent se rendre à Neuchâtel, pour traiter avec eux. Mais les Bernois refusèrent d’entrer en négociations avant d’en avoir conféré avec leurs alliés dans la diète qui devait s’assembler à Lucerne, le 29 de septembre suivant, où il ne paraît pas qu’on ait donné suite à ces propositions. /170/
Cette démarche du duc de Bourgogne qui semblait faite pour amener une pacification générale, hâta au contraire la rupture prête à éclater entre Berne et le comte de Romont 1 . La paix avec la France donnait enfin à ce prince ardent et belliqueux la liberté de revenir dans ses foyers pour protéger en personne ses domaines du pays de Vaud, opprimés et molestés par la présence de ces mêmes voisins sous la sauvegarde desquels il avait cru pouvoir les mettre pendant sa longue absence; et qui avaient abusé de cette sauvegarde pour entrer en armes dans son pays, et pour s’emparer des terres de la maison de Châlons 2 .
Jacques de Savoie, se confiant dans la suspension d’armes dont les Bernois avaient déjà reçu indirectement l’avis 3 , et qui devait d’un moment à l’autre leur être officiellement dénoncée 4 , avait quitté au mois de septembre les quartiers du duc Charles et était arrivé à Gex, d’où il s’était rendu dans les premiers jours d’octobre à Lausanne, accompagné seulement de cinq ou six cavaliers de sa maison 5 . Le retour inopiné de ce prince au pays de Vaud fut interprété par /171/ les Bernois comme le résultat d’un plan concerté entre lui et les capitaines des troupes que le duc Charles avait envoyées en Bourgogne pour garder cette province, et la purger de la présence des Allemands qui tenaient garnison à Jougne, à Héricourt et à Montbéliard 1 . Leurs préparatifs étant faits pour entrer en campagne, les Bernois se décidèrent à ne pas donner au comte de Romont le temps de pourvoir à la défense de ses places 2 , et ils le prévinrent en lui déclarant la guerre immédiatement, par une lettre de défi, datée du 14 octobre 1475 3 , et qui à dû parvenir à ce prince à Lausanne, où il se trouvait le 16 du même mois 4 .
III.
INVASION DU PAYS ROMAND.
Octobre et Novembre 1475.
Dans la longue et futile énumération des griefs articulés par les Bernois pour justifier aux yeux du roi Louis XI la guerre déclarée au comte de Romont, son beau-frère, ainsi que l’invasion soudaine du pays-romand, ce prince est mis en cause tantôt en qualité de membre de la maison de Savoie, infidèle à l’alliance de sa maison avec les Suisses; tantôt comme l’un des principaux capitaines de l’armée du duc de Bourgogne; quoique de sa personne il n’eût point encore porté les armes contre les Suisses. Berne, passant sous silence les provocations de ses propres ressortissants, lui imputait tous les méfaits individuels commis dans le pays-romand pendant sa longue absence, et prétendait le rendre personnellement responsable des collisions fortuites et des actes de représailles qui avaient eu lieu entre les garnisons suisses et ses officiers 1 . /173/
On en rapportera ici quelques exemples: Hugues de Gallera, châtelain de Sainte-Croix, dans le Jura, ayant été informé que huit soldats Bernois s’étaient arrêtés au village de Beaulmes, et considérant ce fait comme une violation de territoire, les fit saisir par ses gens; les Bernois ayant voulu résister, quelques-uns d’entr’eux furent tués et les autres jetés en prison 1 . Hugues de Gallera saisit peut-être cette occasion de prendre sa revanche d’une injure personnelle. Au mois de janvier précédent, ce châtelain s’était rendu à Fribourg, où sa mère et sa sœur demeuraient. En revenant il tomba dans une embuscade des Fribourgeois qui le firent prisonnier, et ne le relâchèrent que sur un ordre du conseil de cette ville 2 .
Le 8 de juillet de la même année (1475), les commissaires suisses envoyés par les cantons pour inspecter les garnisons des places conquises du Jura, revenant de Jougne, avaient été assaillis au passage par la garnison romande du fort des Clées, commandée par Pierre de Cossonay 3 , /174/ châtelain du comte de Romont; deux des députés de Fribourg et un homme de leur suite furent blessés dans la lutte qui s’engagea entre les deux partis. — L’avoyer Pavilliard, de Fribourg, fut envoyé à Morges pour demander réparation de cette insulte (2 septembre 1475); les principaux fauteurs au nombre de sept 1 furent mis en jugement et quelques-uns punis de la manière la plus sévère par le bailli de Vaud 2 .
Mais le principal grief des Bernois contre le comte de Romont était d’avoir continué à servir fidèlement le duc Charles de Bourgogne, son suzerain et son frère d’armes, après que les Suisses eurent déclaré la guerre à ce prince. On lui reprochait, en outre, d’avoir tenté de délivrer la place d’Héricourt assiégée par les Autrichiens et les Suisses leurs auxiliaires, et d’avoir accepté le commandement militaire de la Franche-Comté, que le duc lui avait, dit-on, confié; ce qui n’était pas exact 3 . /175/
Quant à l’évêque de Genève, Jean-Louis de Savoie, opposé, comme son frère, à la faction française qui tendait à dominer en Savoie comme elle dominait à Berne, on l’accusait de favoriser le duc de Bourgogne, en livrant passage aux troupes mercenaires italiennes que le Grand Bâtard conduisait à l’armée bourguignonne faisant le siége de Neuss, et plus tard celui de Nancy (1474-1475); en passant tantôt par le Mont-Cenis, tantôt par le mont St-Bernard 1 et le Bas-Valais, (où cet évêque possédait le fort château et la seigneurie de Conthey), pour gagner les défilés de Saint-Claude, abbaye dont il était commendataire 2 .
Ces griefs pourraient avoir, aux yeux de l’histoire, une certaine gravité, si nous ne savions que les Suisses faisaient la guerre au duc Charles, non pour leur propre défense, mais dans l’intérêt des puissances étrangères, et que depuis plusieurs mois ils avaient violé l’intégrité du territoire vaudois en s’emparant, les armes à la main, non-seulement des places frontières du Jura 3 , mais d’autres encore, situées dans le cœur du pays et qui dépendaient, quoique médiatement, de la souveraineté de la maison de Savoie 4 . Cette agression manifeste et imprévue des Suisses et la conduite oppressive et arbitraire de leurs soldats, dont la /176/ présence épuisait le pays 1 , exaspéraient les habitants des villes et des campagnes romandes. Ils faisaient aux Allemands une guerre sourde que ni les ordres de la régente et du comte de Romont, ni la vigilance de leurs officiers ne pouvaient empêcher; ce qui tôt ou tard devait faire éclater une guerre ouverte, quoique de ce côté on cherchât à l’éviter.
A ces causes générales d’antagonisme national et d’irritation réciproque et croissante, il faut ajouter encore celles qui résultaient des entraves que la guerre apportait à la libre fréquentation des grandes foires de Genève et de Lyon, et de la rivalité qui régnait entre la maison de Savoie et le roi de France au sujet de ces foires, rivalité qui remontait déjà au règne du duc Louis, mort en 1465 2 .
A cette époque les foires de Genève étaient dans l’état le plus florissant. Les marchands de Flandre, de Bourgogne et d’Allemagne y affluaient aussi bien que ceux de St.-Gall, de Lucerne, de Berne et de Fribourg; et les droits de péages et gabelles acquittés pour leurs marchandises enrichissaient le fisc dans les pays que ces marchands étrangers traversaient 3 . Les foires, au nombre de quatre par année, formaient l’un des principaux éléments de la prospérité de cette ville, où les fabricants allemands de Nüremberg et /177/ de St.-Gall, entr’autres, avaient formé de riches dépôts de marchandises 1 .
Cependant les Genevois ayant « grandement offendu » non-seulement le duc Louis, mais son gendre le roi Louis XI, en obligeant le premier à s’enfuir précipitamment de Genève à Lyon, à la suite d’une émeute des bourgeois 2 , le duc et le roi, pour les punir de cette insulte, défendirent à leurs sujets respectifs et aux étrangers de fréquenter les foires de Genève. — Cette défense ruinait les Genevois, sans causer un grand préjudice aux finances du duc de Savoie, vu que les marchands d’Italie étaient également obligés de traverser une grande partie du Piémont et de la Savoie pour se rendre aux foires de Lyon. Mais elle faisait un grand tort aux Suisses: « Parce que les marchands d’Allemagne qui souloient passer par les pays et passages des Confédérés pour venir aux fères de Genève, allant aux fères de Lyon n’y passeront point 3 »; c’est-à-dire qu’ils prendront le chemin le plus court, par la Franche-Comté et la Bresse.
Les Cantons Suisses, qui vraisemblablement s’étaient entendus à ce sujet avec les Genevois, envoyèrent une ambassade au roi, qu’ils trouvèrent à Abbeville (novembre 1463) 4 , pour solliciter la révocation de l’édit relatif aux /178/ foires de Genève. — Tout ce qu’ils purent obtenir à cet égard fut une promesse de modifier cet édit, en « permettant à ses sujets de hanter les fères de Genève, quand celles de Lyon seront passées, et non pas durant les dites fères de Lyon. » Promesse qui du reste ne fut point exécutée 1 . Les foires de Lyon n’ayant été établies que pour supplanter celles de Genève 2 , cette réserve équivalait à un refus. Mais si l’ambassade des Suisses resta sans effet en ce qui concernait les foires, elle eut un autre résultat d’une importance bien plus générale.
Le roi Louis qui peut-être méditait déjà ses vastes plans contre la maison de Bourgogne, saisit l’occasion qui se présentait pour proposer aux Suisses de renouveler l’alliance qu’ils avaient contractée naguères avec le roi Charles VII, son père. Les envoyés des cantons qui n’avaient reçu à cet égard aucune instruction de leurs commettants se contentèrent de répondre au roi: « Qu’ils en feraient relation (rapport) à leurs seigneurs les alliés. » Le roi insistant vivement sur ce point, ils se chargèrent des Lettres patentes, contenant la confirmation du traité 3 , qu’il leur remit en date /179/ du 27 novembre 1463 1 . Ce traité fut ratifié par les Suisses le 23 février 1464 2 . Il forme le premier anneau de la chaîne de négociations et d’intrigues qui aboutit à la guerre de Bourgogne et à la catastrophe de Nancy 3 .
En prenant les rênes du gouvernement le duc Amédé IX avait fait son possible pour ramener l’affluence aux foires de Genève, en publiant un édit daté de Chambéry, le 2 décembre 1465, portant: « Défense que personne osât porter ses marchandises, ou celles d’autrui quelles qu’elles fussent, à travers aucune partie des terres soumises à sa domination, à d’autres foires quelconques, avant de les avoir mises en vente à celles de Genève », sous peine pour les contrevenans, de cent livres fortes d’amende et de confiscation des marchandises destinées à d’autres foires que celles de Genève, et de cent marcs d’argent d’amende ainsi que de la perte de leur emploi pour les officiers qui se rendraient coupables de négligence ou de complicité à cet égard 4 . /180/
Toutefois cet édit ne remédia point au mal que les foires de Lyon causaient à celles de Genève, qui ne se relevèrent jamais du coup que leur avait porté le roi Louis XI en défendant à ses sujets de les hanter 1 . Mais il contrariait les Suisses et surtout les Bernois qui fréquentaient les foires de Lyon, en les obligeant de passer par la Bourgogne, au lieu de transporter leurs marchandises par le pays de Vaud et la terre de Gex. Berne et Fribourg sollicitèrent et obtinrent du duc de Savoie, par Lettres patentes du 12 octobre 1467, la permission de traverser ses Etats pour se rendre avec leurs marchandises aux foires de Lyon; mais « sous la réserve expresse qu’ils n’y porteraient aucune marchandise de fabrique étrangère, ou appartenant à des fabricants étrangers 2 ». Cette concession qui ne concernait point les marchands de Nuremberg, de St.-Gall et des autres villes d’Allemagne, maintenait à leur égard les défenses portées par l’édit du 2 décembre 1465.
Ces prohibitions subsistaient encore quand la guerre se déclara entre Charles-le-Téméraire et les Confédérés 3 . Cette guerre fermait aux marchands allemands le passage par la Bourgogne, et ceux-ci risquèrent alors d’arriver aux /181/ foires de Lyon, en transportant clandestinement leurs marchandises par le pays de Vaud, tandis que les officiers de la régente de Savoie et du comte de Romont redoublaient au contraire de vigilance et de sévérité à l’égard des fraudeurs, qui faisaient en outre le vil métier d’espions 1 . Ces marchands allemands avaient établi des entrepôts de marchandises à Genève, d’où il leur était plus facile de les faire passer par contrebande à Lyon 2 , au grand préjudice des revenus et gabelles de Savoie et de Genève.
Ce sont des actes de contrebande de cette espèce qui ont donné lieu à plusieurs écrivains d’avancer que les Suisses avaient déclaré la guerre au comte de Romont pour quelques chariots de peaux de moutons confisqués à certains marchands allemands ou suisses 3 .
Quelques jours avant que les Bernois déclarassent la guerre au comte de Romont, le dimanche 1er octobre (1475), certains marchands de Nuremberg accompagnant deux chars de marchandises furent arrêtés, entre Lausanne et Morges 4 , leur marchandise confisquée et les conducteurs, fribourgeois ou bernois, mis en prison pour avoir violé les défenses concernant les traficants étrangers dont on a parlé /182/ plus haut 1 . Le mardi suivant, 3 octobre (St.-Denis), d’autres allemands qui s’étaient aventurés à la recherche des premiers, furent meurtris dans le tumulte que leur tentative souleva parmi le peuple 2 .
Ces infractions aux lois du pays, que les Bernois et les Fribourgeois encourageaient en prenant les fraudeurs sous leur protection 3 , se renouvelèrent plusieurs fois avant et pendant la guerre, et même après la paix 4 . On ne peut donc en aucun cas considérer la répression de ces délits, comme une cause de guerre légitime; mais les Bernois cherchaient des prétextes bien ou mal fondés pour justifier l’invasion du pays de Vaud, soit aus yeux du roi 5 , soit aux yeux de leurs confédérés et particulièrement des Fribourgeois qui ne consentirent à s’associer à cette entreprise injuste, que sur l’assurance formelle que la neutralité que la cour du Turin avait observée jusqu’alors, et les possessions immédiates du duc de Savoie, leur propre souverain, seraient respectées 6 . C’est en se fondant sur cette promesse que les /183/ Fribourgeois cherchèrent à excuser leur agression, en dénonçant à la régente, en date du 13 octobre, la prise d’armes des Bernois contre le comte de Romont 1 .
Un simple coup d’œil jeté sur le tableau que nous avons retracé de l’état du pays-romand à cette époque reculée, et la confusion des domaines appartenants au comte de Romont et des terres qui relevaient de la souveraineté directe du duc, suffit pour démontrer que cette distinction était impossible, et que la promesse faite à cet égard par Berne n’était qu’un moyen captieux de lever les derniers scrupules manifestés par les Fribourgeois 2 .
Le jour même de la déclaration de guerre, le samedi, veille de la Saint-Gall (14 octobre), l’armée bernoise, conduite par l’ancien avoyer Petermann de Wabern, marcha sur Morat, la première place de la domination de Savoie 3 , où elle se grossit de trois cents Fribourgeois que lui amenait l’avoyer Raoul de Vuippens 4 . La population de cette ville /184/ municipale était composée d’Allemands et de Romands. Sommée de se rendre à discrétion, la commune se divisa en deux partis, dont l’un opinait pour une prompte soumission à l’armée bernoise, tandis que l’autre, soutenu par les principaux magistrats de la ville et châtellenie, voulait résister à outrance 1 . Ceux qui inclinaient pour les Confédérés ou que la peur dominait l’ayant emporté, obtinrent une capitulation et ouvrirent leurs portes à l’ennemi, pendant que Humbert de Lavigny, qui, sous le titre d’avoyer et de châtelain, commandait dans la place au nom du comte de Romont en sortait tout seul « pour ne pas forfaire à son seigneur », abandonnant sa femme et ses enfants dans la ville 2 .
La reddition de Morat, qui passait pour être la clef du pays-romand, amena celle d’Avenches, appartenant au domaine de l’Eglise épiscopale de Lausanne 3 , et de Payerne, ville alliée de Berne et de Fribourg, quoiqu’elle dépendît du comte de Romont, tandis que son antique abbaye appartenait à l’évêque de Genève, Jean-Louis de Savoie, à titre de prieur /185/ commendataire. Les Bernois et les Fribourgeois se substituèrent à tous les droits et à toutes les jouissances des anciens seigneurs, et y laissèrent un bailli et une garnison allemande 1 . Ayant ainsi assuré leur retraite en cas de revers, et reçu un nouveau renfort de troupes de leurs propres contingents, les alliés continuèrent leur marche envahissante dans le pays de Vaud, ne rencontrant sur leur chemin que des villages abandonnés par leurs habitants, et quelques châteaux mal défendus, qui ouvrirent leurs portes à l’ennemi, ou ne lui opposèrent qu’une faible résistance 2 .
La ville d’Estavayer et les châteaux des Clées et de La Sarra firent, à cet égard, une exception, qui honore la mémoire de leurs héroïques défenseurs, en résistant jusqu’à la dernière extrémité aux assauts furieux et réitérés des allemands. — Le traitement cruel que le vainqueur infligea aux habitants d’Estavayer, qui, au dire d’un chroniqueur contemporain non suspect, furent hâchés et chaplés, c’est-à-dire massacrés de sang-froid, et dont les maisons furent « pillées et mises à sac jusqu’aux murailles 3 » répandit dans tout le pays une terreur universelle et si profonde que loin de songer à se défendre on ne fut plus occupé que des moyens d’éviter un sort pareil. /186/
La ville de Moudon, chef-lieu de la baronnie de Vaud, était le siége ordinaire des principales autorités du pays, et le centre d’un ressort fort étendu. A l’approche de l’ennemi, le bailli de Vaud et les officiers du comte de Romont avaient transféré leur résidence à Morges sur les rives du lac Léman 1 . Intimidés par la catastrophe d’Estavayer, les magistrats de Moudon envoyèrent des députés au devant de l’armée confédérée pour lui présenter les clefs de leur ville, et ils furent reçus à composition en se rachetant du pillage par une somme d’argent 2 . La soumission de Moudon entraîna celles des bourgs et châteaux voisins, tels que Surpierre, Romont, Rue, Attalens et d’autres encore 3 .
D’Estavayer l’armée suisse, renforcée des contingents de Soleure, de Bienne et de Neuchâtel, marcha sur Yverdun, dont le commandant « messire Pierre Blanc », obtint une capitulation par l’entremise du sire de Valangin, allié des Bernois 4 . Elle fut bientôt ralliée par les bandes guerrières de Zurich, et se partagea en deux colonnes, dont l’une, prenant sur la gauche, se dirigea vers le Jorat, par Belmont, /187/ Bavois et Cheseaux 1 , tandis que l’autre, qui était la plus nombreuse, s’avançait jusqu’à Orbe et allait assiéger le château des Clées, dominant le seul passage du Jura, qui, alors, fut praticable pour l’artillerie et les chariots. — Ici se renouvelèrent les scènes atroces de la prise d’Estavayer, la garnison des Clées, commandée par Pierre de Cossonay, se défendit dans le donjon avec le courage et l’opiniâtreté du désespoir, contre un ennemi dont le nombre était au moins quintuple. Une partie des défenseurs de la place périt en combattant sur les créneaux. Ceux qui avaient dû se rendre prisonniers, furent conduits à Orbe et passés par les armes le lendemain de l’assaut; d’autres enfin furent asphyxiés dans le cachot où on les avait entassés 2 .
La prise des Clées fut suivie de près par celle du château de La Sarra. — Guillaume, sire de La Sarra, possédait, au delà du Jura, divers fiefs 3 pour lesquels il devait au duc /188/ de Bourgogne l’hommage et le service militaire; devoirs que remplissait pour lui son fils puiné, messire Jacques de La Sarra, chevalier 1 , tandis que messire Nicod, seigneur de Cheseaux, et de Glerens en Bugey, son fils aîné, servait la maison de Savoie en qualité d’écuyer et de conseiller de la duchesse Yolande 2 .
Les Bernois reprochaient au sire de La Sarra de n’avoir pas rappelé du service de Bourgogne son fils Jacques, qu’on accusait d’avoir combattu contre les Suisses à Héricourt, et d’avoir montré du mauvais vouloir à l’égard des garnisons allemandes de Jougne et d’Orbe 3 . Peu de mois auparavant il avait obtenu des Bernois une sauvegarde pour son château par égard pour son gendre l’avoyer Adrien de Bubenberg; mais depuis lors ce digne chevalier, dont il partageait les opinions politiques, avait été exilé dans sa terre de Spietz 4 . Quoi qu’il en soit, Guillaume, sire de La Sarra, était absent lorsque les Suisses se présentèrent devant cette petite ville 5 qui se rendit sans coup férir, et fut épargnée. /189/
Mais le château ne put être emporté d’assaut qu’à la suite d’une vigoureuse résistance et lorsque la sape eut fait écrouler les parapets qui soutenaient ses antiques murailles. Vingt-trois hommes d’armes, gentilshommes et autres de la baronnie y perdirent la vie, et après avoir pillé le château, les assiégeants y mirent le feu et se retirèrent à Orbe, où ils se partagèrent le butin 1 .
Le lendemain un nouveau détachement passant sous les tours embrasées du château de La Sarra se porta sur Cossonay, qui ne fit aucune défense et qui se racheta du pillage par une contribution 2 ; puis cette avant-garde, continuant son chemin sans obstacle, arriva à Aubonne où elle prit position. Cette place importante, et par sa situation, et comme chef-lieu d’une des principales baronnies du pays-romand occidental, appartenait au comte Louis de Gruyères, qui s’était prudemment déclaré pour les Confédérés, afin de préserver son comté de Gruyères, menacé par les Fribourgeois 3 .
Le gros de l’armée alliée quitta Orbe le mercredi 25 octobre, /190/, bivouaqua à Cossonay, où elle fit provision de pain et de vin, et où les contingents de Lucerne et des cantons forestiers la rejoignirent. Les chefs ayant été informés que le comte de Romont était arrivé à Morges, où il avait, disait-on, rassemblé un corps de trois mille hommes, résolurent de se porter en masse à sa rencontre, tandis qu’une autre colonne, grossie de mille cinq cents Zurichois qui marchaient par Moudon sur Lausanne, s’avancerait contre lui en côtoyant les bords du lac 1 . Mais lorsque les alliés se présentèrent devant la ville de Morges le comte « ne s’y trouva plus 2 ».
La garnison de Morges se composait de douze ou treize cents hommes rassemblés à la hâte dans les environs et dans les mandements de Nyon et de Coppet; quelques gens d’armes étaient renfermés dans le château. « Quand cette faible garnison fut avertie que l’ennemi s’avançait à grande force, elle eut grand peur, et non sans cause. Sur quoi regardèrent ensemble que mieux vallait s’enfuir là où ils pourraient emporter leurs biens, que de perdre leur vie. Ce que firent, (en se débandant), l’un de çà l’autre de là »; en jettant leurs cottes d’armes et bassinets 3 .
Abandonnés de la sorte par leurs défenseurs, les magistrats, /191/ les « anciens et saiges » de la ville « prirent les clefs du dit Morges et s’en vindrent au devant de nos dits seigneurs des ligues, les requerant de les recevoir à mercy 1 ». Ce qui leur fut accordé moyennant une rançon de 300 livres, et le 27 octobre, les Allemands prirent possession de la ville et du château qu’ils occupèrent pendant trois jours. Le 30, ils évacuèrent Morges, après avoir pillé la ville et mis le feu au château 2 , pour se rendre à Lausanne qui avait déjà fait sa soumission; la majeure partie des habitants s’étant enfuis en Savoie par le lac avec tout ce qu’ils avaient pu emporter avec eux. Outre les 2,000 florins fixés par une première capitulation faite à Orbe (24 octobre), la ville impériale de Lausanne dut payer une nouvelle rançon de 7,000 florins de Savoie 3 ; et les revenus de l’Evêché furent séquestrés par les Bernois, sous prétexte d’indemniser le vicaire épiscopal Burcard Stoer, de ses dépenses pendant la durée de son administration, lesquelles on évaluait à 5,000 florins du Rhin 4 . /192/
Une terreur panique avait frappé la population du pays-romand. Pendant que l’armée confédérée se trouvait à Morges et à Lausanne, tous les bourgs et châteaux environnants ainsi que ceux de La Côte et de Lavaux, s’étaient hâtés de faire leur soumission et avaient été pillés ou mis à contribution 1 . Les garnisons que le comte de Romont avait mises à Nyon, à Coppet, à St.-Cergues et ailleurs s’étaient dispersées ou avaient été retirées 2 . L’armée confédérée acheva la conquête du pays-romand en se retirant par Rue, Romont et le territoire de Fribourg; le deux novembre elle rentrait victorieuse à Berne, gorgée d’un immense butin enlevé aux pauvres habitants des villes et des campagnes et chargée des dépouilles des châteaux, des églises et des monastères du pays 3 . Il leur avait suffi d’une campagne de moins de trois semaines, pour s’emparer par la force ou par la terreur des armes de seize villes et quarante-trois châteaux, et pour soumettre la portion la plus considérable de l’Helvétie romande. Malheureusement les alliés avaient souillé leur victoire par des actes de férocité, que ni les rigueurs de la guerre, ni la rudesse des mœurs du temps ne sauraient excuser 4 . /193/
Plusieurs circonstances contribuèrent au succès de cette brusque invasion, quoique depuis plusieurs mois la patrie de Vaud toute entière fût placée sur le pied de guerre et occupée à se prémunir contre les éventualités d’une attaque de la part des Allemands 1 . D’un côté la conduite équivoque du comte de Gruyères et des Fribourgeois entretint une trompeuse sécurité parmi les populations voisines, et le bruit répandu dans le pays d’une paix conclue entre le roi de France et le duc de Bourgogne, dans laquelle la maison de Savoie et les Bernois devaient avoir été expressément compris 2 , ajouta encore à cette fatale sécurité.
D’un autre côté, toutes les forces du pays-romand, au lieu d’être réunies en corps de troupes assez nombreux pour faire face à une armée ennemie, avaient été dispersées dans l’enceinte des villes fortifiées et dans les châteaux, où chacun ne songea qu’à sa propre défense 3 . Ces petites garnisons se trouvèrent partout trop faibles pour arrêter la marche des alliés, dont l’invasion fut si soudaine, et qui se présentèrent partout avec une supériorité numérique si /194/ décisive 1 que la résistance désespérée des intrépides défenseurs d’Estavayer et des Clées ne servit qu’à faire éclater le patriotisme et le courage des vaincus et à exciter la vengeance et l’inhumanité des vainqueurs, dont les excès furent tels que leurs supérieurs ne purent s’empêcher de leur infliger un blâme sévère, quoique trop tardif 2 .
Dans l’entrefaite le comte de Romont n’était pas resté oisif; il avait convoqué à Lausanne les contingents des bonnes villes de la baronnie de Vaud situées au delà de la Venoge 3 , et envoyé des détachements pour renforcer les garnisons de Moudon, d’Yverdun, d’Estavayer et de Romont. Mais toutes ces précautions se trouvèrent ou trop tardives ou insuffisantes. — Ce prince ne pouvait compter /195/ ni sur les secours de la régente de Savoie qui persistait encore dans le système de neutralité qu’elle avait cherché à maintenir, ni sur ceux de l’évêque de Genève 1 menacé lui-même par ses deux frères le comte de Bresse et le comte de Genevois, qui favorisaient secrètement les entreprises des Bernois, et se flattaient d’en recueillir les fruits 2 .
En apprenant la prise et le sac d’Estavayer et les progrès rapides de l’invasion, Jacques de Savoie comprit l’impossibilité d’arrêter l’ennemi avec ses propres ressources, et se décida à chercher du secours à l’étranger. Il se rendit en toute hâte en Franche-Comté auprès du Grand-Bâtard, Antoine, auquel le duc Charles, son frère, avait donné le commandement de cette province depuis la captivité du comte de Roussi, maréchal de Bourgogne 3 , et il le trouva /196/ occupé, avec les sires de Château-Guyon, à rassembler des troupes pour chasser les Suisses des places d’Héricourt et de Jougne, où ils tenaient garnison 1 .
Antoine lui donna trois ou quatre cents cavaliers bourguignons, à la tête desquels le comte repassa les monts et rentra par Gex dans le pays, où sa troupe se grossit de quelques centaines de soldats genevois 2 et des hommes des mandements de Coppet, de Nyon et de La Côte, avec lesquels il espérait ralentir la course rapide de l’ennemi, et donner au Grand-Bâtard et au sire de Château-Guyon le temps de faire une diversion en sa faveur en pénétrant dans le pays-romand par la ligne du Jura 3 .
S’étant avancé jusqu’à Morges, le comte y fut informé de l’état des choses 4 . Il apprit la reddition des meilleures places du pays, le découragement qui s’était emparé des /197/ habitants et il put se convaincre de la supériorité numérique de l’armée allemande, marchant à sa rencontre sur deux colonnes, l’une par Cossonay et l’autre par Lausanne. — En conséquence il ne jugea pas à propos d’attendre l’ennemi et d’engager avec lui une lutte qui, vu l’infériorité de ses forces, ne pouvait que lui être défavorable. — Il pouvait craindre d’ailleurs d’être coupé dans sa retraite, soit par l’avant-garde des Confédérés qui occupait déjà le château d’Aubonne 1 , soit par les gens du comte de Bresse, qui n’attendaient qu’un échec pour l’attaquer par derrière 2 .
Il se contenta de renforcer la garnison de Morges, comme nous l’avons dit, et reprit, avec un petit nombre de gens d’armes, le chemin de la Franche-Comté par les gorges de St.-Cergues et de Morez.
Pendant que l’armée suisse campait à Morges et aux environs, et que ses corps détachés mettaient en fuite les garnisons de Nyon, de Coppet et de St.-Cergues, rançonnant ou brûlant les villages et les châteaux de La Côte 3 , les Genevois apprenant que cette armée se préparait « à pousser plus outre et à venir brûler leur ville », dépêchèrent une ambassade au quartier-général des Confédérés pour /198/ prévenir la ruine dont ils se voyaient menacés 1 , à cause de leurs relations avec la Savoie et la Bourgogne, et pour avoir insulté une ambassade bernoise revenant d’une mission secrète auprès du roi de France 2 . Les envoyés genevois réussirent à disposer favorablement les capitaines suisses en leur représentant que la ruine de leur cité entraînerait aussi celle des riches marchands de Nuremberg, de St.-Gall et de Lucerne qui avaient à Genève des entrepôts de marchandises, et nuirait même aux Bernois, auxquels les péages de cette route commerciale rapportaient beaucoup 3 . Après maints débats, les députés « composèrent au nom de la cité de Genève à vingt-huit mille écus de Savoie (d’un florin et demi), lesquels, avec les intérêts et les frais, s’élevèrent à soixante mille florins, » soit au douzième de la valeur totale des biens-meubles et immeubles de la ville 4 .
En se retirant l’armée des Confédérés avait obligé les principales villes du pays-romand à lui prêter serment /199/ d’obéissance, et laissé des garnisons allemandes à Grandson, à Yverdun, à Romont, à Payerne et à Morat 1 . Ces précautions indiquaient de la part des Suisses l’intention de garder pour leur propre compte les territoires conquis; sans faire aucune différence entre les domaines du comte de Romont et ceux qui appartenaient au duc et à la duchesse de Savoie, à l’évêque de Genève, et à l’évêché de Lausanne 2 .
En attendant, dans une conférence tenue à Berne, il fut convenu entre les députés des cantons que Berne et Fribourg auraient provisoirement l’usufruit et le gouvernement du pays conquis. — Le bailli de Vaud, François de Billens, fut aussitôt remplacé dans sa charge par messire Humbert de Glane, seigneur de Cugy et de Villardens, et vidomne de Moudon 3 . Le gouvernement général du pays-romand, y compris les terres de l’évêché, fut confié par les deux villes au chevalier Rodolph d’Erlach, châtelain de Cerlier, et ci-devant vassal du prince d’Orange 4 ; d’Erlach prit la place de messire Antoine d’Avenches, lieutenant-général du comte de Romont. — En même temps ces nouveaux fonctionnaires /200/ reçurent l’ordre de convoquer pour le 24 novembre, à Moudon, les trois Etats du pays de Vaud, ainsi que tous les vassaux et rière-vassaux du comte de Romont, pour prêter hommage à leurs nouveaux souverains 1 .
Dans cette assemblée où figurèrent l’avoyer N. de Scharnachthal et le conseiller P. de Wabern, comme commissaires des deux villes souveraines, le chevalier Humbert Cerjat 2 porta la parole au nom des trois Etats: « Il demanda en leur nom la confirmation des franchises et des coutumes du pays et la retraite des garnisons allemandes.» Pour toute réponse « on lui fit entendre que ces franchises avaient été octroyées à la patrie de Vaud par ses précédents souverains, à la suite de divers compromis 3 ; mais que ce pays venant d’être conquis par la force des armes, on se réservait d’examiner la demande des Etats; qu’en attendant le maintien des garnisons dans les places fortes était indispensable. » Ce fut en vain que ce loyal défenseur des libertés de son pays rappela aux commissaires bernois la promesse faite à plusieurs /201/ villes de confirmer ces franchises 1 , et qu’il leur représenta l’état de misère où la guerre avait plongé leurs malheureux habitants. Il tenta aussi d’élever la voix en faveur des droits de suzeraineté du jeune duc de Savoie, bien innocent des griefs qu’on élevait contre « quelques membres de sa famille. » On ne fit droit à aucune de ses demandes et on réitéra l’ordre à tous les vassaux de se rendre au jour fixé à Fribourg pour prêter un nouveau serment de fidélité aux alliés 2 .
L’ordre de se présenter à la journée de Fribourg fut également signifié aux vassaux et sujets de l’évêque de Lausanne, souverain temporel dans les terres de son église. Mais au jour fixé, comparut au nom de l’évêque, soit du cardinal Julien, son coadjuteur l’évêque de Sagone 3 pour protester contre cet ordre en déclarant « que sous le comte de Romont les ressortissants immédiats de l’église de Lausanne n’avaient jamais été appelés à siéger ou à comparaître aux Etats du pays de Vaud 4 . »
Les commissaires bernois, auxquels il convenait de confondre tous les droits, répliquèrent « que le comte de Romont s’était prévalu, dans le temps, de sa qualité de seigneur de Vaud pour s’opposer à la réception du prévôt Burcard Stoer, de Berne, comme vicaire de /202/ l’évêché 1 ; que les paroisses de Lavaux avaient même reconnu ce prince comme leur seigneur en envoyant leurs contingents servir sous sa bannière 2 . » Dans cette même journée on délibéra sur la question de savoir quelle mesure on prendrait à l’égard de la baronnie de La Sarra, dont le seigneur messire Guillaume et ses deux fils, Nicod et Jacques, avaient, comme on l’a dit, encouru l’inimitié des Bernois. Ceux-ci proposèrent de confisquer cette riche baronnie, ou de la remettre au chevalier Adrien de Bubenberg, gendre de Guillaume, qui, sans doute, était totalement étranger à cette proposition inique. Quoi qu’il en soit, les événements qui se succédèrent rapidement empêchèrent la solution de ces différentes questions 3 .
Les précautions prises par les alliés en vue de se maintenir dans leur conquête ne servirent guères qu’à augmenter l’antipathie générale qu’inspirait leur domination. Suivant un rapport fait par le nouveau gouverneur de Vaud, le chevalier /203/ d’Erlach, daté de Lausanne, du 21 décembre (1475), « Ces dispositions hostiles contre les autorités allemandes se manifestaient principalement dans les quartiers méridionaux du pays, savoir à Lausanne, à Morges et à Nyon 1 . Les districts septentrionaux, où messire Humbert Cerjat, seigneur de Combremont et coseigneur de La Molière, avait conservé toute son influence, présentaient également des symptômes peu rassurants. — Le bruit courait en outre que le comte de Romont avait paru secrètement, et pour peu de temps dans le pays 2 . » Les anciens officiers du prince continuaient même à percevoir clandestinement, pour son compte, les péages et autres revenus du fisc 3 . Ces symptômes indiquaient clairement que la soumission du pays-romand, quoique opérée avec rapidité, n’en était pas moins précaire, et que la population, comprimée par la terreur, n’attendait que le moment favorable pour secouer le joug odieux de la domination allemande.
En attendant, à aucune époque de son histoire la patrie de Vaud n’avait éprouvé des calamités comparables à celles que venait de lui faire subir l’irruption des bandes confédérées de la Suisse allemande. Semblables à un torrent furieux elles débordèrent sur ces contrées, naguères paisibles, /204/ portant en tous lieux la dévastation, le pillage et le meurtre. — Les documents contemporains authentiques qui sont parvenus jusqu’à nous, rappellent en termes énergiques autant qu’émouvants les désastres publics et privés qui accablèrent les habitants du pays-romand pendant cette funeste campagne et dans la suivante 1 . Seize villes ou bourgs, quarante-trois châteaux 2 et un nombre infini de villages et de hameaux plus ou moins florissants furent saccagés, rançonnés ou livrés aux flammes. Les patriotes et les gendarmes vaudois qui avaient tenté de résister à l’invasion et de défendre leurs propres foyers devinrent particulièrement les victimes des cruelles vengeances d’une soldatesque effrenée. Des vieillards sans défense, des femmes et des enfants furent massacrés de sang-froid 3 . Ceux qui échappèrent au fer de l’ennemi ou que l’épouvante faisait /205/ fuir devant lui, abandonnèrent leurs demeures et se réfugièrent dans les montagnes et dans des forêts qui jusqu’alors étaient restées inhabitées. L’effroi qu’inspirait le voisinage des Allemands, comme on appelait alors les Bernois et les Fribourgeois, fut tel que pendant plusieurs lustres les fugitifs refusèrent de rentrer dans leurs anciennes demeures. — Privés par la mort ou la désertion des deux-tiers de leurs habitants, les villages restaient déserts, les champs demeuraient sans culture et la plus affreuse disette acheva de désoler la patrie de Vaud 1 .
Pendant que les domaines du comte de Romont tombaient au pouvoir des Confédérés, des gars du Haut-Simmenthal et du Gessenay, traversant le col de Jaman, faisaient, de leur côté, une première course dans le Chablais vaudois, appartenant au duc de Savoie 2 . Dans les derniers jours du mois d’octobre, cette troupe surprit la /206/ ville de Vevey, la pilla, lui enleva sa bannière, et lui imposa en outre une contribution en argent 1 . Le motif de cette incursion était de venger Berne de quelques pasquinades que les gens de Vevey s’étaient permises à l’égard des Allemands 2 .
Dans le même temps, Berne, qui avait conclu, au mois de septembre précédent, une ligue offensive et défensive avec l’évêque de Sion et ses sujets du Haut-Valais 3 , invitait ceux-ci à attaquer immédiatement les terres du duc de Savoie, dans le cas où la régente donnerait quelque secours au comte de Romont, son beau-frère 4 . Mais les Hauts-Valaisans, prenant l’initiative, s’étaient jetés dans la province du Chablais savoyard, (Bas-Valais); et, réunis aux bandes du Gessenay et du Simmenthal ils s’avancèrent jusqu’à Conthey, en pillant et ravageant tout le pays 5 .
Cette nouvelle aggression aussi brusque qu’imprévue, dont le but évident était de s’emparer des passages du St.-Bernard, était une violation manifeste des terres de la domination /207/ immédiate du duc de Savoie 1 . Elle obligea la régente à sortir du système de temporisation qu’elle avait suivi jusques là, et à ne plus songer qu’à la sûreté de ses propres Etats, en repoussant la force par la force. Elle transmit les ordres les plus pressants à l’évêque de Genève, Jean-Louis de Savoie, ainsi qu’à tous les capitaines-généraux de ses troupes en deçà des monts, pour rassembler promptement le plus grand nombre possible de vassaux et de francs-archers, afin de s’opposer aux entreprises des Suisses sur ses propres Etats 2 . Elle se rendit dans plusieurs villes lombardes, pour implorer le secours de ses alliés, ou tout au moins pour presser les enrôlements qui s’y faisaient pour le service du duc de Bourgogne 3 ; le triomphe définitif des Suisses lui présageant inévitablement sa propre ruine et celle de ses enfants, comme la suite des événements le prouva suffisamment. L’évêque de Genève se jeta courageusement dans le château de Conthey, en Bas-Valais, avec le peu de monde qu’il avait pu rassembler, et y fit venir en toute hâte trois pièces d’artillerie tirées de l’arsenal de Genève 4 . En même temps les Bernois pressaient les Hauts-Valaisans d’intercepter les passages des Alpes, pour empêcher /208/ l’arrivée de nouvelles troupes italiennes, tandis que, soutenus par un corps de volontaires de l’Oberland, ils tiendraient l’évêque J.-L. de Savoie bloqué de l’autre côté du Rhône.
Mais Amédé de Gingins, sire de Belmont, capitaine-général du pays de Gex et du Chablais, avait envoyé en toute hâte son frère Pierre de Gingins, sire du Châtelar 1 , avec tous les vassaux du Chablais, au secours de l’évêque de Genève, tandis que lui-même rassemblait les francs-archers et la gendarmerie du pays de Gex 2 . Obligé de faire un assez grand détour pour éviter de passer sur les terres du comte de Genevois, allié d’intention avec les Suisses, il dut aller rejoindre, dans la haute Savoie, les troupes de cette province, commandées par le sire de Miolans. Les deux capitaines, guidés par un Valaisan exilé de son pays, Ruff Asperlin 3 , marchèrent secrètement par le petit et le grand St-Bernard, et débouchant sur Martigny, ils parvinrent à dégager l’évêque de Genève qui s’était maintenu dans la position qu’il avait prise aux environs de Conthey. Ce prélat guerrier prenant alors le commandement de l’armée savoisienne, forte d’environ sept mille hommes, marcha sur la ville de Sion qu’il investit le 10 novembre. Cette ville allait être forcée de se rendre, lorsque une troupe auxiliaire de /209/ trois mille hommes 1 , composée de Bernois et de Soleurois arrivant par le mont Sanetsch, fondit au plus fort de la bataille sur le flanc de l’armée assiégeante, la mit en déroute et lui fit éprouver de grandes et notables pertes 2 . Cette victoire, célèbre dans les annales du Valais sous le nom de bataille de La Planta (13 novembre 1475), livra au vainqueur tout le Bas-Valais, depuis Conthey jusqu’à Martigny, qui capitula le 29 du même mois 3 .
Quoique Berne et ses alliés eussent prêté l’appui de leurs armes à cette expédition conquérante des Hauts-Valaisans dans le Bas, et qu’ils s’apprêtassent à les soutenir de nouveau en cas de besoin 4 , néanmoins cette ville jugea à propos de s’interposer pour ménager une trève entre la régente de Savoie et l’évêque de Sion. Messire Antoine d’Illens, ci-devant bailli de Lausanne, et le chevalier Humbert Cerjat furent envoyés à Fribourg (novembre 1475) pour négocier cette trève au nom de la maison de Savoie 5 . Berne et Fribourg /210/ mirent pour condition à la conclusion de la paix que le Valais savoyard, depuis Conthey jusqu’à St.-Maurice inclusivement, serait remis en séquestre entre les mains de ces deux villes, comme gage de l’observation du traité 1 ; condition qui naturellement fut refusée par la cour de Turin 2 .
Les envoyés de la régente réclamèrent, en même temps, la restitution de la baronnie de Vaud, enlevée au comte de Romont 3 . Ils appuyaient cette réclamation sur les traités que Berne et Fribourg avaient garantis, lesquels réservaient expressément les droits de souveraineté et de dévolution appartenants au duc règnant de Savoie sur cette baronnie apanagère 4 . Ils rappelèrent en outre que le douaire de la régente elle-même avait été assigné sur ce pays par les mêmes traités, sous la sanction du roi son frère, auquel ces deux villes avaient promis de respecter les droits de la duchesse, ainsi que ceux du jeune duc Philibert son fils 5 . Pour le moment, cette revendication n’eut aucun résultat.
La fin de l’année (1475 n. St.) se passa en conférences pour amener une pacification générale, entre les députés /211/ suisses et ceux des Etats intéressés dans la guerre de Bourgogne 1 . Mais toutes ces tentatives n’aboutirent qu’à une suspension d’armes, expirant au 1er janvier, et dès les premiers jours de l’année suivante les hostilités recommencèrent en même temps dans le comté de Montbéliard, au pays de Vaud et dans le Bas-Valais 2 .
IV.
LE PAYS DE VAUD RECONQUIS PAR LE COMTE DE ROMONT.
Janvier et Février 1476.
La mémorable campagne de 1476, immortalisée par les deux grandes victoires remportées sur le duc de Bourgogne par les Suisses, à Grandson et à Morat, s’ouvrit d’abord sous des apparences plus ou moins favorables pour la maison de Savoie, qui, soutenue par ce prince, pour lequel elle s’était ouvertement déclarée, reprit en peu de temps la plus grande partie des domaines qui lui avaient été enlevés. Le duc de Bourgogne s’avançait à la tête d’une formidable armée, pour rétablir le duc de Savoie, le comte de Romont, la maison de Châlons et d’autres seigneurs savoisiens et bourguignons, dans la légitime possession des terres qui leur avaient été enlevées par les Suisses, lesquels d’ailleurs avaient provoqué sa colère en ravageant ses provinces de Bourgogne 1 . Tous, alliés ou vassaux de sa /213/ couronne, le pressaient de hâter sa marche; les Suisses ne respectant ni les trèves ni les traités faits avec eux 1 . Les habitants du pays-romand, nobles, bourgeois et laboureurs, attendaient la venue de Charles, le grand duc de Bourgogne, comme celle d’un libérateur, appelé à les débarrasser de l’oppression étrangère, et à les venger des maux innombrables que leur avaient faits les Allemands 2 .
D’un autre côté, les Bernois et leurs Confédérés, abandonnés par la France à leurs propres forces, avaient senti la nécessité de concentrer leurs moyens de défense en évacuant les postes avancés de Jougne, des Clées et d’Orbe, dont les garnisons, après avoir achevé de brûler ces châteaux, étaient venues renforcer celles d’Yverdun et de Grandson 3 ; en sorte que toute la région située au midi, jusqu’aux bords du lac Léman, se trouva à peu près dégarnie de troupes allemandes.
A l’expiration de la trève (1er janvier), le comte de Romont, prenant les devants, franchit le défilé de Jougne, avec quelques hommes d’armes de Bourgogne, que le Grand-Bâtard, Antoine, avait mis à sa disposition, rallia quelques troupes du pays rassemblées à la hâte par le sire de La Sarra 4 , et se présenta à l’improviste aux portes de la ville d’Yverdun, où les habitants, qui lui étaient dévoués, /214/ l’introduisirent pendant la nuit du 12 au 13 janvier; mais il ne put se rendre maître du château, occupé par la garnison allemande 1 qui résista avec intrépidité aux assauts réitérés des assiégeants. A l’approche de nouvelles troupes venant de Payerne, de Fribourg et de Berne, le comte retourna en Franche-Comté, emmenant avec lui quelques Allemands qu’il avait faits prisonniers et la plus grande partie des habitants compromis. A peine les assaillants s’étaient-ils retirés que les Allemands mirent le feu à la ville 2 . Les Suisses se maintinrent dans le château d’Yverdun jusqu’au moment où le duc de Bourgogne fit investir la place; la garnison se retira de nuit, par le lac, à Grandson (le 13 février), dont le prince avait commencé le siége le même jour 3 . En se retirant les Suisses brûlèrent le château. C’est ainsi que « le pillage et l’incendie réduisirent la ville d’Yverdun à une ruine totale », dont elle ne commença à se relever qu’au bout de quatre ans 4 . /215/
Dans l’entrefaite, et tandis que le gros de l’armée bourguignonne se trouvait encore en Lorraine, le duc Charles, avant de partir de Nancy (le 11 janvier), avait expédié à la duchesse de Savoie et au comte de Romont deux compagnies de gendarmes, et deux cents lances garnies (soit mille à douze cents hommes, tant à pied qu’à cheval), sous la conduite des frères Pierre et Antoine de Lignana et de deux autres capitaines 1 . Ces troupes se portèrent, à marches forcées, vers le Jura, pénétrèrent dans le pays de Vaud et se réunirent près de Genève aux compagnies italiennes à la solde de la régente de Savoie 2 , qui, dirigées par le sire de Belmont, capitaine-général du pays de Gex et du Chablais, s’étaient rendues maîtresses des passages de la Faucille et de St.-Cergues, dans le Jura 3 . Ce corps formait l’avant-garde de l’armée savoisienne, composée de quatre mille Piémontais, commandés par messire Antoine d’Orlier, gouverneur de Nice, et de deux mille Lombards envoyés par le duc de Milan; ils arrivèrent à Chambéry vers la fin de janvier 4 , après avoir passé le Mont-Cenis, les passages du mont St.-Bernard étant restés au pouvoir des Hauts-Valaisans 5 . /216/
Le comte de Romont prit le commandement supérieur de cette avant-garde. Accompagné de Guillaume de Vergy, seigneur dépossédé de Champvent et de La Motte, au pays de Vaud, ils surprirent le château d’Aubonne (le 8 ou le 9 février), où le comte de Gruyères n’eut pas le temps d’envoyer une garnison suffisante 1 . Ensuite ce prince s’avança sur Lausanne, où il était assuré d’être bien reçu. Il y laissa une partie des compagnies napolitaines commandées par Angel, fils aîné du comte de Campobasso 2 , tandis que celles des frères de Lignana, continuaient leur marche vers Romont, qu’elles occupèrent sans coup férir, dans la nuit du 11 au 12 février, le gouverneur bernois, Rodolphe d’Erlach, s’étant retiré à Fribourg (9 février) 3 . Des détachements de cavalerie parcoururent tout le pays environnant et en chassèrent les Allemands. Ils s’avancèrent même jusqu’aux portes de Fribourg et brûlèrent quelques villages de son territoire 4 .
En même temps le comte de Romont s’emparait d’Oron et de Palézieux, mettait à rançon les habitants de ces deux seigneuries, qui appartenaient au comte de Gruyères, et menaçait le comté de ce nom, tandis que le sire de Thorrens, seigneur d’Aigle, reprenait Attalens, occupé par les /217/ Allemands 1 . Bientôt ceux-ci furent obligés d’évacuer les places de Montagny-les-Monts, de Grandcour et de Payerne, dont les habitants étaient prêts à se soulever contre la garnison fribourgeoise et à ouvrir leurs portes aux troupes romandes qui s’avançaient de tous les côtés à la fois 2 .
A Payerne l’impatience de faire cause commune avec leurs compatriotes et de s’affranchir d’un joug forcé était telle que les habitants abandonnaient furtivement la ville pour aller rejoindre l’armée vaudoise. Dans le nombre on cite messires Loys de Goumoens, et Mermet de Mont, qui se laissèrent couler de nuit le long des murailles avec des cordes 3 . C’est ainsi qu’à l’exception de la ville et du fort château de Grandson, dont la vaillante garnison suisse, forte de cinq cents hommes, résistait encore aux rudes assauts de l’armée bourguignonne, tout le pays-romand, depuis les rives du Léman jusqu’aux environs de Morat, avait été reconquis en moins de quinze jours (du 9 au 24 février) par le comte de Romont, aidé des troupes que le duc Charles avait mises à sa disposition 4 ; c’est-à-dire en moins de temps que les Bernois et leurs alliés n’avaient mis à s’en emparer.
V.
LA DÉROUTE DE GRANDSON; EXPÉDITIONS CONTRE LES VALAISANS.
Mars et Avril 1476.
En même temps le duc de Bourgogne était arrivé le 8 février à Jougne, sur la frontière des Etats de la maison de Savoie, où une bonne partie de son armée, forte de onze à douze mille hommes, tant à pied qu’à cheval 1 , l’avait déjà précédé et passait continuellement pour entrer dans le pays de Vaud 2 . Ayant appris que les Allemands avaient fait le projet d’incendier tous les villages de la ligne du Jura pour empêcher ses troupes de s’y loger 3 , ce prince quitta Jougne le 12, après-midi, et vint coucher à Orbe, où il resta /219/ jusqu’au 19; il en partit pour aller asseoir son camp devant la ville et le château de Grandson 1 .
Cette petite ville fut prise le 21, à la suite d’un assaut où les Allemands perdirent une cinquantaine d’hommes; le reste de la garnison s’enferma dans le château, où elle se défendit jusqu’au 28. Etroitement bloquée par terre et par eau, et ayant perdu toute espérance d’être secourue 2 , cette petite garnison avait offert plusieurs fois de capituler, mais le duc exigeait qu’elle se rendit à discrétion, et même il avait déclaré d’avance « que tous ceux qui tomberaient en son pouvoir seraient immédiatement pendus ou passés par les armes 3 », en représailles des cruelles exécutions commises par les Suisses dans la campagne précédente sur les garnisons bourguignonnes et romandes d’Héricourt, d’Estavayer et des Clées. Cette menace qui ne fut que trop rigoureusement exécutée, réfute d’avance toute supposition d’une capitulation accordée et ensuite violée par le duc Charles 4 , qui resta complétement étranger aux machinations /220/ pratiquées, dit-on, dans la place par des transfuges allemands, pour tromper la garnison suisse sur le sort qui lui était réservé 1 . Il est certain que le manque de vivres l’obligea de se rendre à discrétion, le mercredi des Cendres 28 février 2 , trois jours avant la bataille de Grandson.
Tandis que le duc Charles faisait le siége de ce château, la régente de Savoie, réduite par les menaces du roi son frère 3 et le mauvais vouloir des Suisses, à mettre toute sa confiance et tout son espoir dans le succès des armes de son puissant allié, s’était décidée, contre l’avis du duc de Milan et de quelques-uns de ses propres conseillers 4 , à se déclarer ouvertement pour lui. Il la pressait de venir le rejoindre au pays de Vaud et de réunir ses forces aux siennes pour combattre leurs ennemis communs 5 . Cette princesse, bravant les rigueurs de la saison, quitta sa résidence de Montcalier, en Piémont, le 15 février, vint coucher le même jour à Suze, passa le Mont-Cenis le lendemain, /221/ et arriva à Chambéry le 22 1 , accompagnée de toute la noblesse de Savoie, qui lui formait une escorte de plus de deux mille chevaux. De Chambéry, la duchesse Yolande se rendit à Genève, où elle fit son entrée le 1er mars, en grande pompe et fut accueillie avec de grandes démonstrations de joie par les magistrats et le peuple, qui s’étaient portés en foule à sa rencontre 2 . Elle se disposait à se rendre à Lausanne où le duc lui avait donné rendez-vous pour le lundi suivant (4 mars), lorsqu’elle reçut à Genève la funeste nouvelle de la déroute de Grandson qui eut lieu, comme on le sait, le samedi 2 mars 1476 3 .
Suivant le récit d’un témoin oculaire 4 , cette fameuse journée s’engagea par la rencontre fortuite de l’avant-garde des deux armées ennemies, qui, de part et d’autre, ne s’attendaient nullement à cette rencontre. Dès le matin de ce jour-là, le duc de Bourgogne avait quitté son camp de Grandson à la tête de ses troupes disposées pour une marche et non pour un combat 5 . Après avoir passé le village de Concise /222/ le duc se porta sur un monticule appelé la Motte, situé entre ce village et l’ancienne Chartreuse de la Lance, c’est-à-dire près de l’embranchement de deux chemins étroits et montueux, dont l’un, beaucoup plus ancien quoique peu fréquenté aujourd’hui, est appelé via d’Etrâ et conduit par les hauteurs au village de Vernéaz au-dessus du château de Vaumarcus 1 , tandis que l’autre, serpentant au travers des bois qui tapissent les pentes inférieures regardant le lac, suivait à peu près les contours accidentés de la grande route actuelle de Neuchâtel 2 . De cette colline, où le duc avait fait dresser quelques pavillons, il pouvait suivre le mouvement de ses colonnes prêtes à s’engager dans le passage des montagnes qu’il fallait traverser pour atteindre les Suisses qu’on supposait campés à trois lieues au delà, près de Boudri 3 . Ce mouvement venait à peine de commencer lorsqu’on aperçut une troupe de tirailleurs Schwyzois, postés dans les bois de Prise Gaula qui dominent la Chartreuse de la Lance. Le duc envoya aussitôt à leur rencontre une troupe de gens de trait avec ordre de tâcher, en escarmouchant avec eux, de les attirer peu à peu dans la /223/ plaine 1 . Les Suisses étant descendus au bas de la montagne, un combat sérieux s’engagea en cet endroit entre l’avant-garde bourguignonne et les Confédérés qui, au bruit de la fusillade, arrivaient à marche forcée pour soutenir leurs compatriotes 2 . Le duc persévérant dans son plan qui consistait à attirer toutes les forces sur son centre où il avait placé son artillerie, en se servant de sa nombreuse cavalerie pour l’envelopper en l’attaquant par ses deux flancs, avait envoyé le sire de Château-Guyon avec un corps de gendarmerie vers la montagne, tandis que lui-même prenait position du côté du lac, avec l’élite de sa noblesse et des troupes de sa maison. Pendant ce temps les Suisses débouchaient par le haut et par le bas et se massaient au nombre de huit à dix mille combattants, au pied de la montagne 3 . Alors le duc voulant donner plus de champ à cette masse compacte et la forcer à s’engager, en se divisant, dans le piége qu’il lui avait préparé, démasqua son artillerie à l’embranchement des deux routes, ce qui ne put s’exécuter qu’en faisant faire un mouvement rétrograde à son avant-garde, composée de gens de pied engagés dans un combat meurtrier /224/ avec l’ennemi 1 . Mais au moment où cette manœuvre venait de s’exécuter et où les Suisses étaient sur le point d’être enveloppés par les Bourguignons, l’infanterie italienne 2 placée plus en arrière, entre Concise et Corcelles, apercevant de loin cette retraite simulée de l’avant-garde, prit ce mouvement pour une défaite, et se mit à fuir en désordre en poussant le cri de sauve qui peut. Saisies d’une terreur panique par ce cri sinistre qui retentissait derrière eux 3 , les troupes des premiers rangs lâchèrent pied à leur tour et entraînèrent dans la déroute toute l’armée bourguignonne dont la plus grande partie n’avait point pris part au combat, ni même vu l’ennemi 4 .
Cependant le duc Charles entouré et vaillamment soutenu par le prince de Tarente, ses meilleurs capitaines et l’élite /225/ de sa noblesse, était resté sur le champ de bataille de Concise, faisant des efforts surhumains pour arrêter la déroute des siens qui lui arrachait la victoire au moment où elle paraissait presque certaine 1 . D’un autre côté le sire de Château-Guyon avait attaqué par le flanc le grand carré formé par les Suisses, et voyant que sa gendarmerie ne pouvait parvenir à entamer cette masse compacte hérissée de piques de dix-huit pieds de longueur, il s’était précipité presque seul dans le carré ennemi; il fut tué au moment où il venait de s’emparer de la bannière de Schwyz 2 .
Enfin le duc, perdant tout espoir de rétablir le combat, fut forcé de se retirer vers le camp fortifié de Grandson, qu’il trouva entièrement abandonné par ses troupes. Alors en voyant la honteuse déroute de sa nombreuse et belle armée, il se crut trahi, et victime d’un lâche complot 3 . Quoi qu’il en soit, ce fut à grand peine que ses capitaines et l’ambassadeur de Milan qui ne l’avait pas quitté de toute la journée, l’obligèrent à partir de son camp et à prendre le chemin de la Bourgogne 4 .
La fatale journée de Grandson ne coûta au duc de Bourgogne qu’un millier d’hommes et sept gentilshommes de marque, tués pour la plupart au pied de la colline de la /226/ Lance, outre le matériel de guerre et le riche butin que les Suisses trouvèrent dans le camp abandonné par les Bourguignons 1 . Elle n’eut aucun résultat décisif, mais en excitant l’audace et le courage des Suisses, elle fit pâlir l’étoile victorieuse qui jusqu’alors était restée fidèle aux armes de Charles-le-Hardi 2 . Les Confédérés mirent trois jours à piller le camp; ils pendirent aux arbres ou noyèrent dans le lac un certain nombre de gendarmes et de soldats ennemis qui après avoir trouvé un refuge dans le château avaient dû se rendre à discrétion 3 ; puis ils prirent le parti de rentrer dans leur pays, soit qu’ils ne fussent pas d’accord pour poursuivre leur succès, soit qu’ils craignissent d’être enveloppés par les troupes ennemies, qui, quoique dispersées, occupaient encore presque tout le pays-romand 4 .
Ni le comte de Romont, ni le corps de gendarmerie et de milices romandes et savoisiennes placé sous ses ordres ne prirent part à la journée de Grandson. Le duc lui avait laissé le soin de garder la rive droite du lac, /227/ et de tenir en échec les Suisses qui étaient rassemblés autour de Morat 1 . C’est ce qui résulte assez clairement des lettres que Charles-le-Hardi lui écrivit de Nozeroy, en date du 7 mars (1476), par lesquelles il lui recommande d’empêcher l’armée savoisienne de se dissoudre, et de réunir autour de sa personne toutes les bandes de l’armée bourguignonne qui erraient çà et là dans le pays de Vaud, lui laissant la faculté de disposer de ces troupes pour fortifier les garnisons des principales places du pays 2 . Il lui annonce en même temps, que sur les renseignements qu’il venait de recevoir tant de sa part que de celle du bailli de Lausanne 3 , il se disposait à repasser incessamment le mont Jura pour se rapprocher de cette ville, avec ses compagnies d’ordonnance, sa garde et la gendarmerie de sa maison 4 .
Effectivement, loin de se laisser abattre par le dernier échec, le duc de Bourgogne n’avait pas perdu un moment pour rallier son armée débandée; dès le 11 mars, moins de dix jours après la déroute de Grandson, il était de retour à Orbe. De là il vint à Lausanne 5 , où il arriva le 14 du même mois. Le lendemain il se rendit au camp /228/ avec le prince de Tarente et le Grand-Bâtard, Antoine de Bourgogne, qui l’avait précédé de quelques jours 1 pour préparer l’assiette du camp, élabli à une demi-lieue de la ville, sur le plateau du Jorat appelé Plan du Loup. Le duc de Bourgogne attendit là, pour reprendre l’offensive contre les Suisses, les renforts de troupes et d’artillerie qu’il faisait venir de la Lorraine et du Luxembourg, pour remplacer les pertes faites à Grandson 2 . En même temps il faisait acheter à Genève toutes les armes, lances, cuirasses et bassinets qu’on y trouva; la ville lui envoya des vivres et plusieurs agents furent expédiés de sa part en Lombardie pour recruter de nouvelles troupes 3 .
Pendant ce temps, la duchesse Yolande, régente de Savoie, avec ses enfants et toute sa suite, continuait à résider à Genève où elle était gardée par 3,000 chevaux et 3,000 hommes de pied, formant les contingents des bannerets, des nobles et des communes de la Savoie. Parmi ces seigneurs se trouvaient Janus de Savoie, comte de Genevois avec 500 chevaux du Faucigny et du Chablais; le comte de la Chambre avec 400 chevaux de la Maurienne et le gouverneur de Nice, messire Antoine d’Orlier avec les contingents de la Savoie propre 4 . Pleinement rassurée /229/ par les lettres que le duc de Bourgogne lui avait adressées de Nozeroy, et par le prompt retour de ce prince au pays de Vaud 1 , elle avait envoyé auprès de lui, à Jougne et à Orbe, le seigneur de La Forêt, et messire Guillaume de La Baume, seigneur d’Illens, ses principaux conseillers, pour recevoir ses instructions sur les opérations de la campagne qui allait commencer. Ceux-ci ayant informé la duchesse de la détermination prise par le duc d’établir son camp aux environs de Lausanne 2 , elle prit la résolution de se transporter dans cette cité, avec ses enfants et toute sa cour, ce qu’elle exécuta en effet quelques jours après 3 . Mais auparavant elle envoya par eau à Lausanne pour l’assiette du camp, tout le matériel nécessaire que l’on put rassembler, soit à Genève, soit dans les villes et bourgades des deux rives du lac. Tous les ouvriers du pays furent mis en réquisition pour confectionner des tentes, des pavillons, et construire des baraques en bois pour abriter les troupes, à mesure qu’elles arrivaient au camp 4 .
Dans l’entrefaite le comte de Romont, avec les troupes romandes et savoisiennes dont il disposait, avait occupé tout le pays-romand jusqu’à Payerne, et renforcé les garnisons de Surpierre, Lucens, Romont, Rue, Moudon et /230/ Yverdun 1 .Hugues de Châlons, seigneur d’Orbe et d’Echallens, héritier naturel de son frère consanguin, Louis de Châlons, sire de Château-Guyon qui venait de mourir en héros dans les champs de Concise, avait repris possession des terres et châteaux de Grandson et de Champvent 2 . Ainsi, malgré la victoire remportée par les Suisses sur les Bourguignons le 2 mars, toute la patrie de Vaud, sauf Fribourg et Morat, se trouvait délivrée de la présence des Allemands avec l’aide du duc Charles 3 , allié persévérant de la maison de Savoie; pendant que le roi de France qui semblait devoir protéger cette maison contre les Suisses, faisait au contraire cause commune avec ceux-ci pour l’opprimer 4 .
D’un autre côté, on apprit au camp de Lausanne que les Bernois et leurs Confédérés se mettaient en campagne et que déjà 5 à 6000 hommes étaient réunis à Fribourg et à Morat, d’où ils menaçaient la ville et le château de Romont, qui étaient pourvus d’une garnison de troupes romandes d’environ /231/ 2000 hommes 1 . Le 26 mars, le duc Charles avait poussé une reconnaissance au delà de Moudon et s’était avancé jusqu’aux portes de Romont dont les environs lui avaient paru propices pour livrer bataille à l’ennemi 2 . Il était à peine rentré dans ses quartiers, qu’on y reçut l’avis de la marche des Suisses, qui, au nombre de 4,000, s’avançaient avec de l’artillerie pour assiéger Romont, situé à six lieues seulement de Fribourg et à onze de Lausanne 3 .
Le comte de Romont partit aussitôt du camp avec 2,000 hommes de troupes italiennes pourvus d’artillerie et d’armes à feu, et se jeta dans la place (le 28 mars) assez à temps pour prévenir l’ennemi qui se présenta le lendemain avec 4,000 hommes pour assiéger la ville et le château. Mais les Confédérés se voyant déçus de l’espoir qu’ils avaient conçu de surprendre la place avant qu’elle eût été ravitaillée, se retirèrent le même jour après avoir mis le feu au faubourg et brûlé plusieurs villages environnants 4 . Néanmoins le duc, comprenant la nécessité de mettre la place à l’abri d’une nouvelle attaque, et de faire garder les passages du Jorat, envoya un renfort de 100 lances (7 à 800 hommes) à Romont, et 200 lances (14 à 1,500 hommes) à Moudon. Mais les habitants qui se méfiaient, non sans raison, des habitude de rapine de cette soldatesque italienne, refusèrent de les recevoir dans leurs murs, prétendant que la garnison /232/ romande qui s’y trouvait suffisait pour leur défense 1 . Ces mercenaires se logèrent dans les villages environnants.
A la fin de mars l’armée du duc de Bourgogne, réunie aux environs de Lausanne, se composait de 2,000 lances, 9,000 hommes de pied, tant archers que lansquenets (ou piquenaires), formant ensemble environ 25,000 hommes avec 8,000 chevaux 2 . A chaque instant divers corps, organisés en colonnes mobiles, partaient du camp pour aller fourrager en pays ennemi, particulièrement dans les possessions du comte Louis de Gruyères et de ses vassaux du Pays-d’Enhaut et du Gessenay 3 . — Dès les premiers jours d’avril une de ces colonnes mobiles entreprit une excursion dans la vallée de la Sarine, qu’elle remonta en saccageant le pays jusqu’au pas de la Tine. Mais les habitants qui avaient fui devant l’ennemi, et qui s’étaient retirés dans le Pays-d’Enhaut, en rompant le pont derrière eux, se préparaient à une vigoureuse résistance. L’expédition, ne jugeant pas prudent de s’aventurer dans les montagnes, revint sur ses pas sans avoir pu exécuter son projet 4 . /233/
Dans ces entrefaites la guerre entre les Hauts-Valaisans et la maison de Savoie avait continué. Les frontières du Bas-Valais et du Chablais vaudois (ou pays d’Aigle) étaient gardées par le capitaine-général ou gouverneur de cette province 1 , entouré des vassaux et des francs-archers du pays de Gex et du Chablais, au nombre d’environ 2,000 hommes 2 . Au mois de février (1476), tandis que le duc de Bourgogne assiégeait Grandson, cette petite armée savoisienne avait repris les bourgs de Saint-Maurice et de Martigny, ainsi que le château de Conthey, occupés par les Hauts-Valaisans et les Bernois leurs alliés 3 . Mais l’évêque de Sion, invité par ces derniers à faire une diversion en leur faveur en attaquant la Savoie 4 qui venait de se déclarer ouvertement pour le duc de Bourgogne, arma tous ses sujets qui se qualifiaient eux-mêmes de milice de Saint-Théodule, patron du Valais, et fondit sur les lignes savoisiennes qui repoussèrent vigoureusement l’ennemi /234/ à plusieurs reprises 1 . Cependant en apprenant la déroute de Grandson, le capitaine-général fut obligé d’abandonner ses positions et de se retirer vers la tête du lac, pour ne pas être coupé par les gens de la Gruyères et du Pays-d’Enhaut, que la défaite des Bourguignons laissait libres de tourner leurs armes contre lui.
Dans les premiers jours de mars (du 5 au 7), les Hauts-Valaisans, commandés par le bailli de l’évêque de Sion, Ant. Uf. der Eggen, rentrèrent en armes à Conthey et à Martigny, occupèrent le bourg de Saint-Pierre, sur la route du Saint-Bernard, et se présentèrent aux portes de Saint-Maurice 2 . Ils poussèrent même leurs déprédations jusqu’au défilé de Chillon, dont la garnison, commandée par Pierre de Gingins, sire du Châtelar, les arrêta; mais en se retirant ils pillèrent et brûlèrent Villeneuve (entre le 7 et le 11 mars) et massacrèrent les soldats qui gardaient ce bourg mal fortifié 3 . Monthey, Vouvri et toute la vallée d’Abondance en Chablais, n’évitèrent le même sort qu’en se /235/ rachetant par de fortes rançons 1 . En sorte que toutes les communications par le Saint-Bernard se trouvaient entre les mains des Hauts-Valaisans, qui faisaient cause commune avec les Suisses 2 .
Le duc Charles pressé par la régente de mettre un terme aux entreprises des Valaisans, était impatient lui-même d’ouvrir le passage des montagnes aux troupes vénitiennes et lombardes, qui attendaient dans le val d’Aoste, le moment favorable pour franchir les Alpes et rejoindre l’armée bourguignonne 3 . 400 lances de la garde et de la maison du duc, accompagnées de plusieurs chevaliers de marque et suivies d’une troupe de fantassins, partirent du camp de Lausanne le 5 avril, après midi, sous la conduite du comte de Romont, se réunirent près de Villeneuve aux troupes du sire de Belmont, ce qui porta cette petite armée à 4 ou 5,000 hommes; elle entra le 6 avril à St-Maurice, sans coup férir 4 . Le lendemain elle se remit en route pour Martigny; mais arrivée au défilé qui sépare ces deux bourgs, à l’endroit où le chemin se trouve étroitement resserré entre le Rhône et l’escarpement des montagnes, la neige et d’autres obstacles /236/ l’arrêtèrent tout court 1 . Cependant une troupe intrépide de gendarmes bourguignons voulut tenter de tourner cet obstacle en cherchant un gué au travers des eaux du fleuve. Parvenue de l’autre côté sans guides pour diriger sa marche, cette troupe s’aventura dans les terrains marécageux d’outre-Rhône et tomba dans une embuscade de Valaisans et de gars du Gessenay. Un combat meurtrier s’engagea aussitôt entre les deux partis; les gendarmes bourguignons et savoisiens forcés de battre en retraite pour rejoindre la petite armée restée sur la rive gauche, perdirent une trentaine des leurs, la plupart gentilshommes, au nombre desquels se trouva Louis de Compeys, fils du sire de Torrent, seigneur d’Aigle. Après cet échec le comte de Romont dut abandonner son entreprise et ramener ses troupes au camp du duc, où il était de retour le 9 avril 2 .
Dans l’entrefaite les Bernois, qui probablement avaient été informés de l’expédition projetée contre le Valais, en avaient prévenu les gens du Gessenay et de Gruyères. Conduits par le capitaine Krebs de Fribourg, ceux-ci passèrent la dent de Jaman le 8 avril, et tombèrent le lendemain sur le village de Montreux avec le projet de se porter sur Vevey. Mais une estafette expédiée à la duchesse à Lausanne, avait donné l’alarme au camp d’où l’on envoya aussitôt 400 hommes de pied pour garder cette petite ville. L’ennemi, se voyant prévenu, se retira après avoir brûlé et /237/ saccagé le village de Montreux, ainsi que le château voisin du Châtelar 1 , appartenant à messire Pierre de Gingins, qui faisait la guerre aux Valaisans à la tête des vassaux de sa baronnie 2 . D’après le témoignage des contemporains, ce château, construit en 1441 3 , était alors beaucoup plus considérable qu’il ne l’est aujourd’hui, et renfermait dans son enceinte fortifiée une habitation somptueuse et richement ornée qui fut entièrement dévorée par les flammes, que l’on apercevait depuis Lausanne 4 . En apprenant ce désastre, le duc Charles envoya 400 hommes de pied pour renforcer la garnison de Vevey et 40 archers au château de Chillon, où des maraudeurs valaisans s’étaient présentés la veille (10 avril) 5 .
La première expédition contre le Valais ayant échoué, le sire de Miolans, maréchal de Savoie, fut appelé par la régente à Lausanne pour combiner avec le duc de Bourgogne un nouveau plan d’attaque mieux concerté contre les /238/ Valaisans 1 . Il fut arrêté que le comte de Challans, qui commandait les vassaux du val d’Aoste, ainsi que les Piémontais conduits par Jacques Provana, seigneur de Leyni, formant un corps d’environ 4,000 hommes de pied, rassemblés au revers du mont Saint-Bernard, tenteraient de forcer les passages interceptés de ces montagnes, tandis que, d’un autre côté, le comte de Genevois, les bannerets et les francs-archers de la Savoie qui gardaient les frontières du Haut-Faucigny, conduits par le maréchal de Miolans, tomberaient à l’improviste sur les Valaisans à Martigny, en débouchant par la vallée du Trient. — En même temps les troupes du Chablais vaudois, sous les ordres du sire de Belmont, renforcées par quelques compagnies détachées du camp de Lausanne, devaient, depuis Saint-Maurice où ces troupes étaient restées, se porter à la rencontre des mercenaires lombards, au nombre de 2,000 environ, auxquels le comte de Challans aurait frayé le passage au travers des Alpes 2 .
Effectivement, le sire de Miolans, chargé de diriger cette expédition compliquée, quitta Lausanne le 16 avril, suivi le lendemain par 2,000 fantassins qui prirent le chemin de Saint-Maurice. Mais par une précipitation déplorable, le comte de Challans se hâta trop de s’aventurer dans les montagnes. Dès le 13 avril, veille de Pâques 3 , il était parti de la cité d’Aoste, suivi de toute sa /239/ colonne, et avait passé le col du Saint-Bernard le même jour, sans rencontrer d’obstacle sérieux. Arrivé au bourg de Saint-Pierre, dans la vallée d’Entremont, il y surprit un avant-poste ennemi de 120 hommes, qui fut culbuté et mis en fuite 1 . Le lendemain, le comte continua sa marche sur Martigny, où il entra sans résistance avec une partie de ses troupes, les 2,000 Lombards qui le suivaient étant restés à Saint-Branchier, bourg situé à la conjonction des deux vallées de Bagnes et d’Entremont 2 .
A Martigny le comte de Challans attendit vainement pendant trois jours l’arrivée du comte de Genève, qui ne vint pas. Dans l’intervalle les fuyards du poste de Saint-Pierre avaient porté l’alarme dans tout le Valais épiscopal. Le landsturm se rassembla, se réunit aux Bernois venus de l’Oberland 3 , et tous ensemble, au nombre de 4 ou 5,000 combattants 4 , tombèrent (le 17 avril) sur le flanc des Lombards qui se trouvaient à Saint-Branchier, les mirent en déroute et leur tuèrent 5 à 600 hommes 5 . Un nombre /240/ presque égal s’égara dans les neiges et les précipices de la montagne, et y périt misérablement; le reste s’enfuit jusqu’à Turin, où ils portèrent la nouvelle de ce désastre 1 . Cependant le comte de Challans et le seigneur de Leyni qui occupaient Martigny où ils couraient risque d’être enveloppés par l’ennemi, prirent le parti de se retirer (le 18 avril) vers l’hospice du Saint-Bernard où ils firent face à l’ennemi qui les suivait de près, le repoussèrent, lui firent essuyer une perte notable en hommes tués ou prisonniers, et lui reprirent une partie du butin que les Valaisans avaient enlevé aux Lombards défaits la veille 2 .
Telle fut l’issue de cette seconde tentative pour rétablir les communications interrompues au travers des Alpes Pennines; elle échoua par le manque d’ensemble dans les opérations de la guerre, faute qui se fit généralement sentir dans toute la campagne 3 . La nouvelle de cet échec fut transmise par le sire de Miolans au camp de Lausanne, où /241/ elle arriva le 22 du même mois. On l’attribua principalement à la désertion des vassaux et des milices féodales de la Savoie, qui, peu habituées à faire un service permanent, abandonnaient les bannières de leurs chefs pour retourner dans leurs foyers au moment le plus décisif d’une entreprise commencée 1 . Il est vrai que pendant leur absence leurs demeures restaient exposées aux rapines de la soldatesque étrangère qui parcourait le pays dans tous les sens. C’est ainsi par exemple, que les compagnies italiennes envoyées tout récemment à St.-Maurice, avaient fourragé et pillé plusieurs villages savoyards. — Sur l’avis de ces désordres, donné par le sire de Miolans, le duc Charles expédia aussitôt messire Georges de Menthon avec 400 fantassins pour faire rendre gorge à ces pillards, et les ramener par le lac au camp de Lausanne 2 .
La situation de la Savoie et du Piémont était singulièrement compliquée, d’un côté, par les préparatifs et les menaces du roi de France campé à Lyon avec une grande armée 3 , et de l’autre, par les dispositions équivoques du duc de Milan qui, lié par des traités, d’une part avec l’évêque de Sion et les Suisses 4 , et de l’autre avec le duc de Bourgogne et la régente de Savoie, observait une attitude /242/ d’expectative, qui ne donnait aucune sécurité ni aux uns ni aux autres 1 . Il abusait la régente par de vaines protestations d’amitié, il fournissait au duc Charles de l’argent et des armes, et refusait en même temps à ses alliés d’employer ses forces pour réprimer les entreprises hostiles des Hauts-Valaisans sur la Savoie 2 . Il est vrai qu’il se montrait également sourd aux demandes de l’évêque de Sion, qui le pressait de se joindre à lui pour intercepter les passages des Alpes Pennines 3 .
VI.
CHARLES-LE-HARDI AU CAMP DE LAUSANNE
Mars, Avril et Mai 1476.
L’antique cité de Lausanne, à laquelle l’entrevue du pape Grégoire X avec l’empereur Rodolphe de Habsbourg, (ao 1276), ainsi que la tenue du célèbre concile qui mit fin au long schisme de l’Eglise (ao 1449), avaient déjà communiqué une certaine renommée, attira de nouveau sur elle tous les regards et fixa l’attention des souverains et des peuples de toute l’Europe. De Bruxelles à Naples les principales routes étaient encombrées de convois de troupes, d’artillerie et de chariots de guerre, qui se rendaient au camp du duc de Bourgogne. Les ambassadeurs des rois et des princes et leurs chevaucheurs arrivaient journellement à Lausanne, ou en partaient pour se diriger sur toutes les capitales du continent. Partout où ils passaient, les bourgeois et le peuple les entouraient et les questionnaient sur les moindres événements survenus dans cette cité ou dans les environs 1 . /244/ C’est qu’en effet l’avenir de plusieurs provinces 1 , et les combinaisons politiques les plus compliquées et les plus importantes restaient en suspens jusqu’à l’issue de la lutte mortelle engagée entre Charles-le-Hardi et les Cantons Suisses, lutte que la déroute de Grandson avait laissée indécise.
En sortant des faubourgs de Lausanne, l’ancien chemin qui conduit à Echallens par les Roches, gravit péniblement le Jorat jusqu’au plateau nu et battu des vents nommé plaine du Loup, qui fait partie du territoire communal de Romanel 2 . C’est sur ce froid plateau, naguères inculte, borné par les forêts de Sauvabelin et de Vernand, qu’était assis le camp du duc de Bourgogne. — Suivant ses habitudes martiales, ce prince s’était logé dans un grand pavillon en charpente, construit à la hâte près de l’ancien couvent des Dames de Bellevaux (Bella-Vallis), qui avait reçu les gens de sa suite 3 . Les troupes campaient autour de lui dans des baraques faites de planches et de branchages, remplaçant les tentes qui manquaient presqu’entièrement. Le reste des gens de guerre, dont le nombre augmentait de jour en jour, était logé dans les /245/ villes et les villages environnants, à une, deux et trois lieues à la ronde 1 . A mesure que le matériel nécessaire et les provisions de vivres et de fourrage arrivaient au camp, ces corps détachés venaient prendre place sur le plan du Loup. Cette opération ne s’exécutait pas sans exciter les murmures et la mauvaise humeur des hommes d’armes et de leurs capitaines 2 qui redoutaient bien plus les privations et les intempéries du bivouac que les périls de la guerre. Il ne fallait pas moins que toute la vigilance et la volonté inflexible du duc, qui, d’ailleurs, leur donnait en toute saison l’exemple en partageant avec ses troupes les privations et les fatigues de la guerre, pour réprimer leur insubordination et leurs habitudes de rapine.
La nature montagneuse du pays où la campagne allait s’ouvrir obligea le duc Charles à modifier l’ordre établi jusqu’alors dans son armée 3 . Dans les campements en rase campagne l’armée était partagée en quatre grandes divisions ou quartiers, comprenant chacun deux subdivisions, placées sous la surveillance et le commandement général d’un chef de quartier (capo di quartiere) 4 . Mais pour les manœuvres /246/ de la guerre et la marche des troupes, l’armée bourguignonne fut divisée en huit corps appelés batailles 1 , susceptibles de se mouvoir en colonnes serrées plus ou moins nombreuses, selon la disposition du terrain, ou de se déployer en ligne de combat en présence de l’ennemi. Dans tous les cas la gendarmerie à cheval formait la tête des colonnes ou se plaçait sur les deux ailes du front de bataille.
Les sept premiers corps étaient formés de la garde noble du duc, de la gendarmerie de sa maison, des gentilshommes de la Chambre et des quatre Etats et des compagnies de ses ordonnances 2 , composées d’Anglais, de Picards, de Flamands, de Gueldriens et d’autres troupes des Pays-Bas; et principalement des compagnies capitulées recrutées en Italie. On y voyait des Calabrais, des Bolognais, des Vénitiens et des Milanais, surnommés tous indistinctement Lombards 3 . Le huitième corps était formé par la noblesse et les troupes féodales des deux Bourgognes, du pays-romand et de la Savoie. Chacun de ces corps, composé de troupes de diverses armes tant à pied qu’à cheval, avait pour chef un capitaine expérimenté, choisi parmi les chevaliers de l’ordre de la Toison-d’Or, ou les seigneurs de marque. Le premier était commandé par /247/ Guillaume de La Baume, sire d’Illens 1 ; le deuxième par Jean de Damas, sire de Clessy; le troisième par Don Fr. Troylo, vieux et habile condottieri italien; le quatrième par D. Antoine de Legnano, frère de Pierre 2 , tué à la déroute de Grandson; le cinquième par le brave et fidèle Jacques Galeotta; le sixième par Jean de Saint-Loup, seigneur de Rondchamp 3 ; et le septième par le sire de Villeneuve. Les milices de Bourgogne du huitième corps étaient commandées par Jean de Neuchâtel, sire de Montaigu, tandis que les troupes de Savoie avaient pour chef messire Antoine d’Orlier, gouverneur de Nice, nommé par la régente à cet emploi militaire.
Le duc Charles avait en outre confié le commandement supérieur de chaque division (quartier) de son armée à un lieutenant-général 4 ; savoir la première division, formant l’avant-garde, au comte Julio, duc d’Atri, fameux capitaine /248/ calabrais, qui accompagnait Don Frédéric d’Aragon, prince de Tarente, fils puiné du roi de Naples. Ce jeune prince commandait la seconde division, principalement composée des compagnies italiennes. La troisième division, formée des cinquième et sixième corps, était conduite par Jean de Luxembourg, comte de Marle, fils aîné de l’infortuné connétable de St.-Pôl 1 . La quatrième division avait pour chef Jacques de Savoie, comte de Romont. Quant au Grand-Bâtard, Antoine de Bourgogne, il remplissait les fonctions de maréchal de l’ost, ou de chef de l’état-major général de l’armée 2 .
Parmi les seigneurs et capitaines de distinction qui servaient à l’armée du duc dans cette campagne se trouvaient Hugues de Châlons, seigneur d’Orbe, qu’on appelait Monsieur de Château-Guyon, depuis qu’il avait succédé à son frère Louis, tué à Grandson; messire Olivier de La Marche, aussi vaillant chevalier que naïf chroniqueur; mais ni l’un ni l’autre n’assistèrent à l’issue funeste de la guerre, Charles les ayant chargés de missions importantes 3 . On cite aussi plusieurs gentilshommes anglais de renom, qui commandaient les archers de cette nation, tels que sir John Dickfield, chevalier de la Toison-d’Or; sir John Middelton, chevalier /249/ de l’hôtel du roi d’Angleterre et d’autres 1 . La noblesse des Pays-Bas comptait dans l’armée Antoine Rolin, sir d’Aymeries, et Georges, seigneur de Beauchamps, son frère 2 ; Ph de Berghes, seigneur de Grimberghe et d’autres. Les sires de Hauteville et de Villeneuve; Guillaume de Vergy, sire d’Autray et seigneur de Champvent et de Montricher; messires Raoul de Bournonville; Emile de Mailly; Guillaume de Martigny; Antoine, sire de Rosimbos et Jean du Mas, porte-étendard de la bannière du duc, appartenaient aux premières maisons de Bourgogne 3 . Jacques de La Sarra; Georges de /250/ Menthon; le sire de Saleneuve, Jacques de Valperga, tous chevaliers, commandaient des compagnies de cent lances dans les ordonnances du duc de Bourgogne. Tous ces seigneurs et capitaines étaient suivis d’une foule de gendarmes, appartenant, comme eux, aux pays les plus divers 1 . Leurs armures brillantes, leurs paletots, leurs pennons armoiriés et leurs casques dorés et empanachés se détachaient aux rayons du soleil sur le sombre rideau des bois du Jorat, et animaient l’aride et sauvage plateau sur lequel ils campaient pêle-mêle, avec plus de cent pièces d’artillerie de tout calibre, au milieu des chariots de munitions et de plus de dix mille chevaux 2 .
Lausanne, la ville aux trois collines, qui ne communiquaient entre elles que par des rampes bien plus étroites et plus rapides qu’elles ne le sont aujourd’hui, présentait un aspect non moins extraordinaire qu’étourdissant. — La duchesse de Savoie, le duc Philibert, son fils aîné et ses autres enfants, demeuraient à la Caroline. Les bâtiments de l’ancien couvent des Jacobins de St-Pierre servaient de logement à une suite nombreuse de chevaliers et d’écuyers et à une centaine de chevaux de bât. Quoiqu’on ait supposé le /251/ contraire 1 , cette petite cour fut parfaitement bien reçue dans la cité impériale, où les ducs de Savoie exerçaient depuis plusieurs siècles la suzeraineté, à titre de gardiens du vicariat de l’Empire, et de défenseurs des immunités et priviléges de l’évêque et de la ville 2 . La régente ne s’était fait suivre en deçà des monts que par un fort petit nombre d’officiers de sa maison, parmi lesquels on cite: Claude, seigneur de Raconis, et le comte de La Chambre, maréchaux de Savoie; le seigneur de Rivarola, grand-maître de l’hôtel; Antoine, sire de La Forêt, gouverneur du jeune duc Philibert, et les deux secrétaires privés de la duchesse, Cavoretto et Dupuis 3 . En partant de Turin, elle y avait établi un conseil de régence composé de Jean de Compeys, évêque de Turin, président; Antoine de Champion, seigneur de Vauruz; Ruffin de Morri, trésorier-général, etc. 4 . La plupart des seigneurs piémontais étaient opposés au parti /252/ que cette princesse avait pris de passer les monts et de rejoindre le duc de Bourgogne; ils auraient voulu qu’elle se mît sous la protection du duc de Milan, son beau-frère, qui était en même temps beau-père du jeune duc Philibert 1 , et ils se souciaient fort peu que la Savoie et les autres provinces en deçà des monts restassent exposées à toutes les chances de la guerre. Cette divergence de vues était cause de la froideur qui régnait entre elle et ces seigneurs 2 .
En revanche, la régente accordait une confiance d’autant plus illimitée aux gentilshommes savoisiens et vaudois, que ceux-ci partageaient ses sympathies politiques. Parmi ces gentilshommes se trouvaient en première ligne messire Antoine d’Orlier, seigneur de Saint-Innocent, gouverneur de Nice et de la province de Savoie 3 ; Guillaume de La Baume, seigneur d’Illens, chevalier de la Toison-d’Or; Philibert de Compeys, seigneur de Chapelle en Genevois 4 , et de Denens au pays de Vaud, dont les fonctions de lieutenant-général du comte de Romont, avaient passé à messire Jean de Vergy, chevalier, seigneur de /253/ Montricher 1 ; Amédé du Viry, seigneur de Rolle; Claude de Menthon, seigneur d’Allaman, bailli du Chablais, et Humbert Cerjat, seigneur de Combremont, ancien bailli de Vaud. Ces gentilshommes formaient le conseil intime de la duchesse, où l’évêque de Genève et le comte de Genevois, sire de Faucigny, ses beaux-frères, tenaient le premier rang quand ils n’étaient pas appelés ailleurs par des affaires plus importantes 2 .
Parmi les prélats et autres grands personnages étrangers qui, à la même époque, séjournèrent à Lausanne, les mémoires contemporains mentionnent l’évêque de Sagone, vicaire-général de l’évêché 3 ; l’évêque de Forli, légat du Saint-Siége en Allemagne, qui faisait sa résidence ordinaire à Bâle, où il travaillait sans cesse au rétablissement de la paix entre le duc de Bourgogne et les Suisses 4 ; Luc de Tollentis, évêque de Sebenico, envoyé du pape Sixte IV auprès du duc Charles; François de Bertinis, évêque de Capoue, l’un des plénipotentiaires de l’alliance conclue en dernier lieu entre la maison d’Autriche et la Bourgogne 5 ; enfin plusieurs ambassadeurs de l’empereur, du roi de Naples, du duc de Milan et de l’Electeur Palatin, accrédités soit auprès du duc de Bourgogne, soit auprès de la régente /254/ de Savoie 1 . Le cardinal Jules de la Rovère, du titre de Saint-Pierre aux Liens, évêque titulaire de Lausanne 2 , était en route pour se rendre dans son diocèse, dont il n’avait point encore pris possession, lorsque le roi Louis XI le fit arrêter à son passage à Lyon, et le retint dans cette ville pendant plusieurs semaines, dans une sorte de captivité plus ou moins déguisée, afin d’empêcher ce prélat d’arriver à temps pour prévenir, par son influence, une nouvelle rencontre entre le duc de Bourgogne et les Suisses 3 .
En attendant, cette grande affluence d’étrangers de tout rang et de tout état ne trouvait qu’avec beaucoup de difficulté à se loger dans l’enceinte de la ville et de ses faubourgs. Les principaux édifices tels que le château de St.-Maire, le petit Evêché, le château de Menthon, les couvents de La Madelaine, et de St-François, les hôtelleries de la rue de Bourg 4 , étaient remplis jusqu’aux combles. Il en était de même de toutes les maisons particulières 5 . Ceux qui arrivèrent plus tard furent obligés de chercher un abri dans les couvents et /255/ dans les villages des environs, depuis St-Sulpice jusqu’à Lutry, au milieu des gens de guerre qui occupaient tous ces villages abandonnés par leurs habitants 1 . On ne peut mieux comparer Lausanne à cette époque qu’à un vaste camp, ou à une ville mise en état de siége et livrée au régime de la discipline militaire, tous les pouvoirs réguliers de la magistrature locale se trouvant suspendus de fait.
Le duc Charles et la duchesse de Savoie vivaient dans la meilleure intelligence, et cette dernière était entièrement à la dévotion de son haut et puissant protecteur. Après avoir consacré toute la journée aux soins de son armée et expédié ou reçu nombre de dépêches importantes, le duc avait coutume de venir entendre la messe de vêpres à l’église de Notre-Dame, après quoi il se rendait ordinairement à la cour de la duchesse, avec laquelle il s’entretenait familièrement pendant quelques heures et il retournait coucher au camp 2 . Dans ces entretiens confidentiels, le duc et la duchesse se communiquaient les nouvelles qu’on avait reçues dans la journée, ce qu’on avait appris des démarches et des sourdes intrigues du roi Louis XI 3 , ainsi que des préparatifs de défense des Suisses et de leurs mouvements sur les frontières du pays-romand et du Valais. — Le duc avait mis de bonnes garnisons à Jougne, à Orbe et à Yverdun. /256/ Le comte de Romont, avec un millier de francs-archers du pays, et trois cents lances, Italiennes et Bourguignonnes (2,400 hommes environ), occupait Estavayer-le-Lac, Payerne et Romont, où il était sans cesse aux prises avec des détachements des garnisons allemandes de Fribourg et de Morat 1 . Le sire de Miolans chargé de veiller à la défense des frontières du Faucigny, du côté du Bas-Valais, était soutenu par les francs-archers du pays de Gex et du Chablais, commandés par le sire de Belmont, capitaine-général, et le seigneur de Menthon, bailli de cette province; tandis que le seigneur du Châtelar, avec cinq cents hommes distribués dans les places de Vevey, La Tour et Chillon, gardait le passage important de la tête du lac 2 .
Dans l’entrefaite, des hérauts de l’empereur Frédéric arrivèrent le 5 avril à Lausanne, pour préparer les logements aux ambassadeurs que ce monarque envoyait au duc de Bourgogne, et qui s’étaient arrêtés à Jougne. Ces ambassadeurs firent le lendemain leur entrée solennelle dans la ville, au son des cloches et à la tête d’une escorte nombreuse et brillante de gentilshommes et de clercs 3 . L’ambassade était composée de messire Georges Hessler, protonotaire apostolique et chanoine-archidiacre de Cologne et du chevalier Henri de Rechberg, qui s’était arrêté à Bâle. /257/ Ils apportaient au duc de Bourgogne la ratification du traité de paix conclu entre ce prince et l’empereur au camp de Nancy, le 17 novembre de l’année précédente 1 , et ils venaient tenter un nouvel accommodement pour le réconcilier avec les Suisses, qui, à l’exception des Bernois, semblaient tous pencher vers la paix 2 .
Le 14 avril, jour de Pâques, le duc de Bourgogne assista avec la duchesse de Savoie à la grande-messe qui fut célébrée avec beaucoup de pompe dans la cathédrale de Notre-Dame de Lausanne. Cette basilique avait été décorée la veille avec les magnifiques tapisseries de Flandre qui garnissaient les pavillons du duc Charles, et la duchesse avait fait venir de Genève et d’ailleurs tous les ornements propres à rendre la solennité aussi imposante que possible. Ce jour avait également été choisi pour proclamer la paix avec l’empereur. Dès le matin, le duc, richement vêtu, accompagné du prince de Tarente, du légat du pape 3 , de l’ambassadeur /258/ de l’empereur, et des principaux seigneurs et capitaines de sa suite, se rendit à la cathédrale où la régente de Savoie, le duc Philibert, son fils, les ambassadeurs de Milan et de Naples et toute la cour l’attendaient. Avant la célébration de la messe, le duc de Bourgogne fit proclamer publiquement la paix avec l’empereur par messire Guillaume de Rochefort, seigneur de Pluvost, son chambellan, qui donna lecture des articles du traité. Ensuite les ratifications furent solennellement échangées avec grand appareil, au son de toutes les cloches et au bruit des clairons 1 . Après la messe le duc retourna à son camp et se retira dans ses pavillons pour prendre quelque repos; ce prince éprouvait depuis trois ou quatre jours les premiers symptômes de la maladie qui le retint à Lausanne plus longtemps qu’il ne l’eût voulu 2 .
Après le dîner dont le grand-chambellan fit les honneurs aux princes et aux ambassadeurs qui avaient assisté à la cérémonie du matin 3 , tous les convives se rendirent /259/ processionnellement au camp de la plaine du Loup, au milieu de laquelle on avait élevé une haute estrade près du quartier occupé par le Grand-Bâtard, Antoine de Bourgogne, grand-maréchal de l’armée, laquelle était rangée en bataille devant la tribune. Le sire de Rochefort ayant pris la parole au nom du duc, proclama de nouveau la paix avec l’empereur, et dans un discours animé il déclara « que l’archiduc Sigismond d’Autriche, les princes et toutes les villes d’Allemagne étaient compris dans la paix générale, dont les Suisses seuls restaient exclus; que ceux-ci n’avaient désormais aucun secours à attendre des Allemands, et que pour peu que l’armée fût jalouse de conserver sa gloire en réparant sa dernière défaite, elle était sûre de triompher aisément des seuls ennemis que le duc, leur souverain, eût encore à vaincre pour être en paix avec tous ses voisins » 1 . Après ce discours, trompettes et clairons sonnèrent de nouveau et l’armée rentra dans ses quartiers 2 .
En effet, l’archiduc avait accepté une suspension d’armes de six mois à dater du mois de novembre précédent, et s’était engagé à ne donner, jusqu’à l’expiration de cette trève, aucun aide aux Suisses contre le duc de Bourgogne 3 . Le comte de Rechberg, envoyé de l’empereur, négociait à Bâle avec les envoyés de l’archiduc et les députés des Cantons et de la ligue inférieure du Rhin pour engager /260/ les uns et les autres à accéder au traité de paix qui venait d’être proclamé à Lausanne 1 , en menaçant les renitents d’être traités comme rebelles et d’être mis au ban de l’empire; de là l’hésitation et le désaccord qui se manifestèrent parmi les alliés pendant toute la durée des mois d’avril et de mai 2 . Mais tous les efforts des envoyés de l’empereur échouèrent devant les dispositions belliqueuses des principaux cantons Confédérés, tels que Berne, Zurich, Lucerne, et la résolution irrévocablement prise par le duc Charles de ne traiter avec les Suisses qu’après avoir vengé son honneur taché par la défaite de Grandson 3 .
D’un côté, le roi de France était toujours à Lyon avec son armée, d’où il menaçait à tous moments d’envahir la Savoie et le Piémont 4 , et par ses lettres et les émissaires secrets qu’il entretenait dans le pays, il encourageait les Suisses « à refuser tout accommodement avec le duc de Bourgogne et à continuer hardiment la guerre contre lui; leur promettant de les soutenir de son argent et de ses troupes 5 ». D’un autre côté, le duc Charles était /261/ résolu de périr sur un champ de bataille plutôt que de vivre sans se laver de l’affront que lui avait fait subir un peuple rustique dont il estimait le courage, mais qu’il savait vendu corps et biens au roi de France son mortel ennemi 1 . Il ne se dissimulait pas d’ailleurs que tôt ou tard ce monarque perfide trouverait moyen de pousser les Suisses à de nouvelles hostilités contre lui ou contre la maison de Savoie dont il avait embrassé la défense. « Plus il avait naguères cherché à éviter la guerre contre les Suisses et repoussé les propositions de l’Autriche et des princes d’Allemagne qui voulaient leur ruine, plus il persistait maintenant à vouloir punir l’outrecuidance de ces montagnards, devenus les plus dangereux ennemis de ses Etats 2 ».
En attendant, la difficulté de pourvoir aux besoins de toute espèce du grand nombre de gens de guerre rassemblés au camp de Lausanne et dans les environs de la ville, augmentait de jour en jour; les vivres et les fourrages manquaient à plusieurs lieues à la ronde, et dès la fin de mars on prévoyait que la disette forcerait le duc à lever son camp dans moins de quinze jours 3 . Le convoi d’artillerie et d’argent (4 ou 500,000 écus) que ce prince attendait de ses riches provinces de Flandre, et qu’escortait un corps de /262/ trois mille Gueldriens, n’arrivait pas 1 ; la solde des mercenaires italiens et anglais et la paie des compagnies d’ordonnance étaient en retard de plusieurs mois 2 . A ces causes de mécontentement, qui régnaient dans l’armée bourguignonne, venaient s’ajouter d’anciennes animosités entre les corps de diverses nations dont elle était composée; ce qui occasionnait des querelles fréquentes et meurtrières. Il se passait rarement deux ou trois jours sans que les Lombards en vinssent aux mains, soit avec les Anglais, soit avec les Picards, et qu’il n’y eût de part et d’autre des blessés et des tués, et même dans la ville où plusieurs personnes avaient déjà perdu la vie 3 . Pendant l’indisposition qui retenait depuis quelques jours le duc dans sa tente, ces rixes dégénérèrent en une véritable insurrection. Un officier lombard avait été tué par des archers anglais dans une dispute récente, et les premiers avaient juré de /263/ venger la mort de leur patron. Les Lombards, ayant appris qu’un détachement de ces Anglais venait d’être envoyé à Hautcrêt pour défendre ce monastère éloigné de quelques lieues du camp, saisirent cette occasion pour leur tomber sur le corps, en tuèrent sept et blessèrent à mort deux religieux qui cherchaient à les séparer 1 . Lorsque le duc fut informé de cette attaque et du meurtre sacrilège de ces moines inoffensifs, il entra dans une violente colère et résolut de faire un exemple. Les coupables étant revenus au camp (le dimanche 21 avril au soir) furent tous saisis, et conduits devant le pavillon du duc, qui ordonna qu’ils fussent battus de verges et punis de mort, ce qui fut exécuté 2 . En apprenant cet acte de rigueur, les Lombards s’assemblèrent en tumulte, entraînèrent dans leur révolte les autres compagnies italiennes, et, le casque en tête et la lance au poing, ils se rangèrent en bataille et défièrent les archers anglais, qui, pendant le tumulte, avaient également pris les armes, prêts à accepter le combat auquel les Italiens les provoquaient par des gestes et des paroles insultantes 3 . Le duc Charles promptement averti de ce qui se passait, monta aussitôt à cheval et se jetta entre les deux factions animées l’une contre l’autre d’une haine furieuse. /264/ Il eut besoin de déployer tout son courage et toute son énergie pour les contenir au péril de sa propre vie et pour les empêcher d’en venir aux mains. — Le bruit de cet affreux tumulte étant parvenu jusqu’en ville, tous les capitaines et les gendarmes bourguignons qui s’y trouvaient coururent au camp et y arrivèrent à temps pour délivrer le duc du danger imminent où il se trouvait. Au bout de deux heures l’émeute fut apaisée et de part et d’autre les mutins rentrèrent dans leurs quartiers respectifs 1 . Cependant le duc ne leur avait fait aucune concession, et le lendemain de l’émeute il fit décapiter un gentilhomme italien nommé Marco de Ferrara, qui avait été l’un des principaux fauteurs de la rébellion 2 . Si de tels désordres éclataient sous les regards vigilants d’un prince sévère et généralement redouté, on peut se représenter ce que les paisibles bourgeois des villes et les habitants des campagnes, privés de toute protection, avaient à souffrir des excès d’une soldatesque avide et indisciplinée, fourrageant sans cesse tout le pays environnant. Accablé de réquisitions de vivres, de charrois et de corvées de toute espèce, le malheureux laboureur voyait ses récoltes foulées aux pieds des chevaux ou coupées avant leur maturité pour nourrir la cavalerie 3 . Chaque jour était marqué par le pillage, le meurtre et d’autres /265/ excès qui, le plus souvent, restaient impunis 1 . Ces maux ne pouvaient être comparés qu’aux calamités que le pays-romand avait eues à subir de la part des Allemands dans l’invasion de l’année précédente.
La duchesse de Savoie et les personnes de sa suite furent tellement effrayées des scènes qui venaient de se passer au camp et des rixes particulières qui éclataient même dans la ville entre les Anglais, les Picards et les Italiens, qu’elles ne se crurent plus en sûreté à Lausanne. Cette princesse dépêcha à Gex le seigneur de Chapelle, afin de hâter les préparatifs qu’on faisait au château de ce nom pour sa réception. Cette petite ville, située près des frontières de Franche-Comté, avait été choisie, pour qu’à tout événement, elle et ses enfants pussent trouver un refuge prompt et assuré en Bourgogne 2 . Mais son départ fut retardé par la maladie du duc qui suspendit pendant plusieurs semaines toutes les opérations militaires.
On a vu plus haut que dès le milieu d’avril ce prince fut atteint de plusieurs accès de fièvre, que ses médecins /266/ attribuaient aux fatigues extraordinaires de corps et d’esprit qu’il supportait jour et nuit depuis plusieurs mois, sans prendre aucun repos; il se couchait tout habillé sur un simple lit de camp 2 et s’abreuvait de tisanes et d’eau chaude, dont il avalait chaque matin un grand bol 1 , pour combattre les effets pernicieux de la température froide et humide du Jorat, dont la maison de bois qu’il habitait à la plaine du Loup ne le garantissait qu’imparfaitement. Ce régime et le peu de soin que le duc prenait de sa santé naturellement très-robuste et capable de résister aux plus rudes travaux de la guerre, ne firent qu’aggraver son mal. Néanmoins, le mardi 23 avril, jour de la Saint-Georges, il vint encore en ville à l’heure de vêpres pour assister dans l’église de Notre-Dame à la grand-messe qui fut célébrée en l’honneur de ce martyr, patron de l’ordre militaire de la Jarretière, dont il avait revêtu le riche costume 3 . A dater de ce jour son état ne fit qu’empirer, et ses médecins insistèrent pour l’éloigner de son camp et pour lui faire respirer /267/ un air plus doux. Le lundi 29 avril, le duc fut transporté à Lausanne même, dans une grande maison du quartier de Bourg exposée au midi 1 .
Le duc fut très-mal pendant quelques jours 2 ; néanmoins dès le 2 mai il se trouva hors de danger, et le 5, il était assez bien remis pour recevoir la visite des ambassadeurs et pour ordonner une grande revue de son armée 3 , qui eut effectivement lieu quelques jours après.
Le jeudi 9 mai, toutes les troupes logées en ville et dans les environs se rassemblèrent de grand matin au camp du Loup, où le duc, qui demeurait toujours à Lausanne, se rendit, monté sur un petit cheval noir et vêtu d’une longue robe de brocard d’or, garnie de fourrures de martre; il était encore trop faible pour supporter le poids de sa pesante armure, et son visage pâle et amaigri portait des traces visibles de la maladie dont il était à peine convalescent 4 . Le duc ayant parcouru tous les rangs et inspecté /268/ chaque compagnie séparément, l’armée, marchant en colonnes, défila devant lui et sortit du camp pour descendre dans la plaine de St.-Sulpice ou de Ranges, que traverse la grande route de Lausanne à Morges 1 . C’est là que la grande revue devait avoir lieu en l’honneur de la régente de Savoie et des ambassadeurs.
Dans l’entrefaite, la duchesse, accompagnée du duc Philibert, son fils, et de toute leur suite, était montée, vers l’heure de midi, sur sa haquenée de parade pour se rendre à la revue par le chemin de Vidy. Le cortége rencontra le duc de Bourgogne près d’Ecublens, où ce prince était venu à la rencontre de la régente. Après avoir échangé quelques paroles courtoises, le duc Charles invita la duchesse à se rendre au pavillon qu’il avait fait préparer pour elle près de Bassenges, à l’entrée de la plaine de St.-Sulpice 2 ; après cela il retourna prendre sa place à la tête de ses troupes qui avaient fait halte à mi-chemin du camp.
Le défilé des colonnes devant les estrades occupées par la cour de Savoie et les ambassadeurs dura plus de quatre heures. L’armée marchait par compagnies de cent lances, ou bataillons de sept à huit cents hommes, tant à cheval qu’à /269/ pied; la gendarmerie (cavalerie pesante), divisée en escadrons de vingt-cinq chevaux, était suivie des archers montés (cavalerie légère), formant huit escouades de vingt-cinq cavaliers. Ceux-ci, en débouchant dans la plaine, quittèrent leurs chevaux 1 pour se réunir aux gens de pied qui venaient après, et se former en haie, sur trois rangs, derrière la gendarmerie. Ces masses, en se déployant, occupèrent les trois côtés d’un vaste carré; à droite des pavillons d’honneur brillait la gendarmerie de la maison du duc, composée de la garde de son hôtel, des gentilshommes dits des quatre Etats et des quarante chambellans; à gauche, se tenaient les compagnies d’ordonnance, (troupes permanentes); et dans le fond, les bandes italiennes. Suivant son habitude, le duc Charles, armé de son bâton de commandant, dirigeait lui-même toutes les manœuvres 2 , allant et venant sans cesse d’une ligne de bataille à l’autre, donnant des ordres, rangeant ses escadrons sans prendre aucun repos, et distribuant çà et là quelques horions, rudement appliqués, sur les épaules de ceux qui n’obéissaient pas assez vite à son commandement. Son humeur irritable se ressentait de l’ébranlement causé /270/ par sa récente maladie. La nuit qui survint mit fin aux manœuvres. La duchesse fit demander au duc, par le sire d’Orlier, la permission de se retirer; elle remonta à cheval et retourna à Lausanne à la clarté des torches, suivie de toute sa cour 1 .
Les étrangers qui assistèrent à cette montre d’armes générale, évaluèrent le nombre total des troupes passées en revue à vingt mille hommes environ 2 , dont onze mille fantassins et huit à neuf mille chevaux, auxquels il faut ajouter trois mille hommes répartis dans les garnisons du pays de Vaud, ainsi que les troupes savoisiennes cantonnées de l’autre côté du lac 3 . Cette nombreuse cavalerie gênait tous les mouvements de l’armée, dans un pays entrecoupé de montagnes et de bois, et d’ailleurs le manque de fourrage rendait son entretien toujours plus difficile. Le duc prit donc le parti d’ordonner que les archers montés de ses compagnies d’ordonnance feraient la campagne à pied, et que leurs chevaux seraient vendus ou renvoyés en Bourgogne; ce qui réduisit sa cavalerie à environ six mille chevaux 4 . /271/
Le duc montrait toujours une grande impatience de mener son armée contre les Suisses; mais auparavant il avait besoin d’être éclairé sur les desseins du roi de France qui se trouvait toujours à Lyon, faisant mine de vouloir s’emparer de la Provence ou envahir le Piémont 1 . Le bruit courait en outre, que Louis XI avait promis aux Suisses de faire une diversion en leur faveur, aussitôt que le duc Charles serait aux prises avec eux, soit en rompant la trève, soit en pénétrant à l’improviste dans la Savoie et dans le pays de Gex 2 . Avant de s’éloigner davantage, il voulait prémunir ces provinces du coup de main dont elles étaient menacées. A cet effet, il avait envoyé au delà des Alpes le sire de Château-Guyon, accompagné de Guy de la Baume, seigneur de la Roche, en le chargeant de diriger vers la Provence toutes les troupes qu’il pourrait enrôler pour son service en Lombardie; pendant que le seigneur de Beauchamps et messire Olivier de La Marche occuperaient les châteaux de Chambéry et de Montmélian, ainsi que le fort de l’Ecluse, avec les compagnies bourguignonnes laissées en garnison à Orbe et dans d’autres places du Jura 3 , ces compagnies /272/ devant être remplacées par les milices féodales de la Franche-Comté. D’un autre côté, les ambassadeurs de l’empereur et du duc de Milan 1 , ainsi que le légat du pape cherchaient par tous les moyens imaginables à retenir le duc dans l’inaction, se flattant toujours de l’espoir chimérique de conclure entre ce prince et les Confédérés, sinon la paix, du moins une trève prolongée. Ses médecins lui représentaient en même temps que sa santé n’était pas encore assez bien raffermie pour lui permettre de s’exposer sans danger aux fatigues d’une nouvelle campagne 2 .
Dans l’entrefaite, la régente de Savoie, qui souhaitait ardemment la fin d’une guerre qui ruinait les Etats de son fils, tâchait de renouer des intelligences avec les Suisses par l’intermédiaire des Fribourgeois. Elle se servit à cet effet de deux gentilshommes vaudois, Amédé de Viry seigneur de Rolle 3 , et Humbert Cerjat, seigneur de Combremont, qui s’adressèrent d’abord au comte de Gruyères, dont on a vu plus haut les liaisons avec les Confédérés. Une entrevue lui fut proposée au château de Vauruz 4 , où le comte se rendit effectivement le 5 mai avec un sauf-conduit. Les députés de Savoie ayant demandé au comte « Si il n’avait nul asseurement de messieurs de Fribourg que /273/ l’on puisse venir à traicter de la paix », il répondit négativement, en déclarant qu’il ne pouvait s’entremettre dans une affaire d’aussi grande importance sans avoir auparavant une preuve, par écrit, de l’approbation que le duc de Bourgogne donnait à leur démarche. Les députés revinrent à Lausanne avec cette réponse peu encourageante, dont la duchesse fit part au duc de Bourgogne 1 après quelques jours d’hésitation. Ce prince répondit « qu’il n’avait pas l’habitude de faire des avances à ses ennemis; qu’il était néanmoins disposé à traiter avec les Fribourgeois en particulier, mais non pas avec les autres cantons » 2 . Le comte de Gruyères avait, de son côté, informé les Fribourgeois de ces ouvertures; mais la ville était occupée par des troupes de Zurich et des cantons forestiers; elle ne s’appartenait plus, et cette dernière tentative resta sans résultat, en sorte que tout espoir de voir la paix rétablie entre le Jura et les Alpes dut s’évanouir de nouveau.
En attendant, la disette, qui se faisait sentir même à la table des princes et des ambassadeurs, régnait dans le camp de Lausanne où les vivres de première nécessité, comme le pain et le vin, s’élevèrent à un taux équivalant au décuple de leur prix ordinaire 3 . Cette cherté /274/ excessive 1 soulevait parmi les troupes un mécontentement qui les poussait à la révolte et à la désertion. Un mois de solde que le duc leur avait fait payer le lendemain de la revue et la promesse de renouveler cette paye dans des termes assez rapprochée ne remédièrent que bien peu à ce mal. Des bandes entières de soldats abandonnaient furtivement le camp, et s’enfuyaient dans les villages et jusqu’à Genève; le duc avait été obligé d’envoyer à leur poursuite le sire de La Marche, capitaine de sa garde, avec quatre escouades d’archers à cheval, qui amenèrent au camp plus de trois mille déserteurs 2 . Telles sont les circonstances qui retinrent le duc Charles et son armée pendant près de onze semaines à Lausanne dans une inactivité forcée qui compromit gravement le succès de son entreprise 3 . Enfin, le lundi avant la Pentecôte, 27 du mois /275/ de mai, fut définitivement fixé pour « bouter le feu » aux baraques de la plaine du Loup, et pour marcher contre Morat 1 .
La veille de ce jour, le duc se rendit auprès de la duchesse de Savoie, au retour de la grande messe qu’il entendit pour la dernière fois dans la cathédrale de Notre-Dame; il eut avec elle un long et sérieux entretien, dont messires Guillaume de Rochefort et Philibert de Compeys, seigneur de Chapelle, furent les seuls témoins. Il fut convenu que la régente avec ses enfants et toute sa cour se rendrait à Gex, aussitôt que le duc aurait quitté Lausanne, et qu’elle y serait accompagnée d’un seigneur bourguignon, chargé de pourvoir à sa sûreté 2 , et vraisemblablement aussi de l’empêcher de succomber à la tentation qu’elle éprouvait de repasser les monts, sans attendre la fin d’une lutte dont un secret pressentiment lui faisait craindre l’issue.
Le lundi matin les flammes qui s’élevaient en tourbillons de la plaine du Loup annoncèrent à tout le pays le départ de l’armée bourguignonne 3 . Le duc Charles, armé de toutes pièces, monté sur son grand coursier bardé de fer, partit à /276/ midi de Lausanne 1 , se mit à la tête de ses colonnes qui étaient déjà en marche, et alla camper près du village de Morrens 2 , sur un plateau situé à deux petites lieues de la ville, au revers occidental du Jorat, dans le district d’Echallens.
VII.
MARCHE DU DUC CHARLES SUR MORAT.
Juin 1476.
Pendant que l’armée bourguignonne s’avançait lentement contre Fribourg et Morat, les Confédérés, plus ou moins divisés entr’eux sur la question de la guerre ou de la paix, n’avaient encore assemblé leurs forces nulle part. Ils ne répondaient qu’avec tiédeur aux pressantes sollicitations de Berne, qui se sentait menacé dans son existence même par le duc de Bourgogne 1 . Rappelé de son exil par le danger de la patrie, le sage et valeureux Bubenberg, oubliant l’ingratitude de ceux qu’il avait voulu prémunir contre ce danger, n’avait pas hésité un moment à se mettre à la tête de quinze cents à deux mille hommes jetés en enfants perdus dans les murs de Morat 2 , petite ville qui, depuis que les /278/ Bernois l’avaient enlevée à la Savoie, était devenue par sa forte position le boulevard avancé de leur propre pays 1 . Cette faible garnison et son chef devaient non-seulement tenir tête aux ennemis extérieurs, mais encore comprimer les dispositions hostiles des habitants de la ville, où l’on avait découvert un complot qui ne tendait à rien moins qu’à livrer la place au comte de Romont son vrai et légitime seigneur 2 . Berne n’avait obtenu qu’avec peine de la diète assemblée à Lucerne, que mille hommes fussent envoyés à Fribourg, pour renforcer la garnison de cette ville, composée de gens du pays, dont les dispositions n’étaient pas moins suspectes 3 . Les villes de Souabe, alliées des Suisses ainsi que celles de la Ligue inférieure, intimidées par les défenses de l’empereur et par l’inertie calculée de /279/ l’archiduc Sigismond 1 , délibéraient encore pendant que le duc Charles investissait Morat 2 . Tout semblait donc présager à ce prince une victoire facile, et à ses ennemis une ruine presque certaine. Mais la mâle fortune de la guerre, jointe à la valeur intrépide des Suisses, en décida autrement.
Outre Fribourg et Morat, les Bernois ou leurs alliés de Soleure, de Bienne et de Neuchâtel 3 , occupaient les bourgs fortifiés de Laupen, d’Aarberg, de Cerlier, de Buren et de Nidau, ainsi que les ponts de la Singine et de Gumminen, positions que reliaient entr’elles de profondes rivières, des marais, des montagnes et d’épaisses forêts, qui formaient autour de la ville de Berne un rempart naturel et presqu’infranchissable pour une armée d’invasion 4 . De son côté, le comte de Romont, avec une avant-garde de trois ou quatre mille hommes, dont huit cents ou mille de milices vaudoises, occupait une ligne qui s’étendait depuis le pied du mont Gibloux au lac de Neuchâtel, par Romont, Payerne et Estavayer; il y avait en outre des garnisons bourguignonnes à Rue, Moudon, Lucens, Surpierre et Yverdun, formant une seconde ligne de postes avancés 5 . /280/
Telle était la position respective des troupes allemandes et romandes, à la fin de mai, au moment où le duc de Bourgogne évacua la plaine du Loup pour aller camper dans les champs de blé et d’avoine qui couvraient les territoires communaux de Morrens, Etagnières, Assens et Bioley-Orjulaz 1 , où son armée resta pendant douze jours au bivouac 2 . C’est de là que ce prince envoya au comte de Romont l’ordre de s’avancer dans le Vully « pour faire sacs et pillages ès pays des alliances à l’entour de Morat et mettre empêchement que icelle ville ne pût être avitaillée. » Effectivement, dans les premiers jours de juin 3 , le comte réunit quelques troupes à Estavayer et à Cudrefin qui lui appartenaient, et en suivant les bords du lac, après avoir passé la Broye au bac de la Sauge, il s’aventura dans les marais d’Aneth, au nord de Morat, et poussa sa reconnaissance jusqu’aux environs d’Aarberg, où les Bernois avaient logé cinq ou six cents des leurs 4 . Cependant les habitants d’Aneth, /281/ surpris de grand matin, avaient sonné le tocsin d’alarme; tout le pays d’alentour se mit en armes, et le comte, qui voulait éviter tout engagement sérieux et prématuré, se retira en bon ordre, en suivant le même chemin par lequel il était venu 1 . Mais une partie de ses gens s’étant égarés dans les fondrières du grand marais, en chassant devant eux le bétail qu’ils avaient pris dans les pâquiers, furent atteints par les Allemands au passage de la Sauge, où quelques-uns d’entr’eux furent tués ou noyés dans la rivière 2 .
Dans l’intervalle, le 4 juin, le duc Charles avait fait transporter ses pavillons de Morrens, où il était campé, sous les ombrages de la forêt de Bioley, près du château ruiné d’Echallens 3 . Il en partit le jeudi 6 juin pour pousser une /282/ forte reconnaissance jusqu’à Estavayer, où il s’aboucha avec le comte de Romont et revint le lendemain à son camp pour y recevoir monseigneur d’Escales, Antoine Wydeville, frère de la reine d’Angleterre, qui retournait dans son pays 1 : En même temps le duc avait envoyé son frère, le Grand-Bâtard, Antoine, maréchal de l’Ost, du côté de Payerne et de Fribourg, avec une avant-garde de gendarmerie pour explorer toute la contrée environnante et reconnaître, à une journée de marche en avant, l’emplacement d’un nouveau camp. Le maréchal poussa sa reconnaissance du côté de Fribourg jusqu’à deux lieues de la ville, sans avoir aperçu l’ennemi, et les gens du pays lui affirmèrent que la garnison de cette ville n’était guères composée que de Fribourgeois 2 . En revenant sur ses pas il trouva, entre Payerne et Moudon, aux environs de Thierrens, dans un quartier du gros de Vaud qui avait moins souffert des ravages de la guerre, un large et fertile plateau couvert de moissons, où l’armée bourguignonne toute entière pouvait être campée commodément 3 . /283/ Ce plateau, situé près de l’endroit où se croisent les principales routes qui coupent le pays-romand du sud au nord et de l’orient à l’occident, offrait en outre l’avantage de pouvoir être défendu contre toute surprise de l’ennemi, en garnissant d’artillerie la chaîne de hauteurs qui se prolonge depuis Lucens jusqu’à Surpierre, bourgades dont les châteaux incendiés par les Bernois dans l’invasion de l’automne précédent, avaient été réparés par ordre du comte de Romont.
Il n’entrait pas dans les plans du duc Charles de précipiter sa marche sur Morat avant d’être bien informé des dispositions prises par l’ennemi, qui n’avait point encore réuni ses forces pour lui résister, et qui semblait vouloir l’attendre dans son propre pays 1 . Cependant, sur les rapports que lui fit le Grand-Bâtard, il leva son camp des environs d’Echallens le vendredi 7 juin 2 , pour aller occuper /284/ celui de Thierrens qu’il avait fait reconnaître deux jours auparavant. — L’armée se mit en marche dans l’ordre fixé par la dernière ordonnance, qu’il avait fait publier la veille dans tout le camp, c’est-à-dire sur huit colonnes, qui se suivaient à des intervalles plus ou moins grands pour éviter toute confusion 1 . Les colonnes (colonnelli) suivirent d’abord le chemin tendant d’Echallens à Moudon par Dommartin, en contournant les murailles de cette ville, au grand étonnement de ses habitants émerveillés de ce spectacle. Ils en furent quittes pour livrer aux troupes les vivres et fourrages qui leur restaient 2 . Après avoir dépassé Moudon, l’armée prit, sur sa gauche, la route d’Yverdun, et se répandit dans les pâturages et les champs du plateau occupé par les villages de Saint-Cierges, de Thierrens, de Villars-le-Comte et de Forel 3 . Le duc Charles, accompagné du prince de Tarente, de milord d’Escales et de l’ambassadeur du duc de Milan, et suivi de la gendarmerie noble de sa garde, prit son quartier à Lucens 4 . Sa droite était couverte par la forte place de Romont, où se trouvait une garnison de deux mille Savoisiens, commandés par le /285/ capitaine-général Antoine d’Orlier 1 . Les troupes romandes du comte de Romont logées à Estavayer, à Cugy et à Payerne formaient l’aile gauche et, en même temps, l’avant-garde de l’armée bourguignonne, qui rallia à Thierrens les trois cents lances (2,000 à 2,400 hommes) de milices féodales de la Franche-Comté qui occupaient auparavant Yverdun et ses environs 2 .
Dans la matinée du samedi 8 juin, le duc, suivi des princes et des ambassadeurs étrangers, vint au camp pour inspecter les troupes et veiller à la distribution d’un second mois de solde 3 . L’armée, qui avait eu le temps de se refaire, était vraiment belle. Elle était abondamment pourvue d’armes, d’artillerie et de munitions de guerre, tirées à grands frais de l’Italie, des deux Bourgognes et des Pays-Bas. Les paletots et casaques de soie, aux couleurs variées et blasonnées, recouvraient les cuirasses des chevaliers et des gendarmes 4 . Les étendarts des compagnies d’ordonnance /286/ flottaient au milieu des banderolles et des guidons flamboyants de la cavalerie, que dominait de toute sa hauteur la grande bannière du duc de Bourgogne, avec l’image de St-Georges. On voyait aussi s’agiter à tout vent les cornettes des compagnies italiennes, les unes aux armes de Venise, avec la devise de cette république: « Audaces fortuna juvat »; d’autres, avec la guivre de Milan; d’autres enfin avec les armes de Ferrare, de Bologne et de Naples 1 . Le comte Julio, duc d’Atri, gouverneur du prince de Tarente, et le capitaine le plus renommé de la Péninsule 2 , déclara hautement qu’il n’avait jamais vu d’armée mieux ordonnée et plus nombreuse 3 .
A peine la revue était-elle finie, à une heure après-midi, qu’une estafette, envoyée par le comte de Romont, arriva à bride abattue, annonçant que l’ennemi marchait sur Avenches, et qu’il avait déjà pris position autour de cette petite ville, au nombre de six mille combattants 4 . A cette nouvelle, le duc Charles, impatient de se mesurer avec les Allemands, fit sonner le boute-selle, et au premier cri de: « Notre-Dame et monseigneur Saint-Georges », l’armée tout entière se trouva rangée sous les armes et prête au /287/ combat. Cependant, vu l’heure avancée, il fit rentrer les troupes dans leurs quartiers, remettant au lendemain de grand matin d’aller à la rencontre de l’ennemi 1 .
Cette alerte avait été causée par une tentative hardie du chevalier de Bubenberg, commandant de Morat. Apprenant que les avant-postes bourguignons fourrageaient les environs de la place, il en était sorti à la tête de six cents hommes et avait obligé les fourrageurs à se replier sur Avenches, après leur avoir enlevé leur butin et fait prisonniers un gentilhomme et un cavalier 2 . Au premier bruit de cette sortie le comte de Romont avait marché contre les Allemands qu’il rencontra dans la plaine du Cigognier, au delà de cette ville. Il les assaillit à son tour et les repoussa dans les bois de Faoug, d’où ils rentrèrent à Morat, après avoir eu quelques-uns de leurs hommes tués ou blessés 3 .
L’armée bourguignonne était déjà en marche lorsque ces nouvelles furent apportées au duc; suivant la détermination qu’il avait prise la veille, il avait levé son camp de Lucens le jour de la Trinité, dimanche 9 juin 4 , pour aller investir la forte place de Morat, que l’intrépide et loyal Bubenberg avait déclaré vouloir défendre jusqu’à la dernière extrémité 5 . Arrivé /288/ devant Morat il parcourt lui-même, le lendemain, tout le terrain environnant et reconnut bientôt la nécessité de modifier sa dernière ordonnance, de partager son armée en plusieurs corps, et de former plusieurs camp séparés, placés dans des localités différentes, mais plus ou moins rapprochés de la place qu’il voulait assiéger. Le premier camp était assis dans la plaine de Greng, au bord du lac, entre Faoug et Meyriez. Le deuxième fut établi sur le plateau qui domine cette plaine entre Courgevaux, Courlevon et Chandossel, et que traverse la route de Fribourg à Morat 1 . Cette opération ne put s’exécuter qu’après avoir fait mettre le feu à ces villages et aux bois taillis qui couvraient en partie ce plateau argileux. Les malheureux habitants, chassés de leurs demeures, se réfugièrent dans les bois 2 . En attendant /289/ le duc logea à Faoug, et le 11 de juin il alla avec toute sa suite occuper la maison portative et les pavillons élevés par ses ordres sur une éminence dominant le camp et située au-dessus du village de Courgevaux (Gurwolf), près de l’ancienne route de Fribourg 1 . De là son regard planait sur les différents quartiers occupés par ses gens de guerre et embrassait toute la contrée environnante jusqu’à Morat 2 . Ce camp qui, du nord au sud, couvrait un espace d’une bonne demi-lieue, était défendu du côté de Fribourg et de Berne par de forts retranchements qui le garantissaient de toute surprise. Le principal retranchement s’élevait à une demi-lieue en avant du camp, vis-à-vis du village de Cressier et de l’endroit où l’on éleva plus tard la chapelle commémorative de Saint-Urbain 3 . Il était formé d’un boulevard garni d’artillerie de campagne et entouré d’un fossé et de palissades 4 . /290/
Pour compléter l’investissement de Morat, le duc Charles avait réuni à Estavayer toutes les embarcations qu’on avait pu trouver sur les rivages du lac d’Yverdun. D’Estavayer elles furent dirigées vers l’embouchure de la Broye, d’où on les remorqua par le canal de la Sauge dans les eaux du lac de Morat 1 . Ces embarcations servirent d’abord à transporter de l’autre côté de la ville de Morat un corps de troupes et de la grosse artillerie qui prit position au nord des murs de la place, au cimetière de St.-Maurice, à Montilier et à Hauteville, sur la grande route d’Aarberg et de Berne 2 . Ce corps, commandé par le comte de Romont, comptait environ cinq mille combattants 3 , dont deux mille Savoisiens et Piémontais sous les ordres de messire Antoine d’Orlier, gouverneur de Nice, et huit ou neuf cents archers et arquebusiers à pied des milices féodales du pays-romand qui, le 9 juin, avaient rejoint, près d’Avenches, le gros de l’armée dans sa marche sur Morat 4 . Ces grandes barques, armées en guerre, furent ensuite employées à bloquer la ville du côté du lac, et à compléter ainsi l’investissement /291/ de la place 1 . A dater du mardi 11 juin, l’artillerie de siége ouvrit un feu terrible qui continua jour et nuit et auquel l’intrépide garnison de Morat ripostait avec une énergie sans pareille 2 .
IV.
LA TOUR ET VEVEY PRIS ET SACCAGÉS PAR LES ALLEMANDS.
LA COUR DE SAVOIE A GEX.
Juin 1476.
Pendant que le duc Charles s’avançait sur Morat, les contrées qui bordent le lac Léman restaient presqu’entièrement dégarnies de troupes. La régente de Savoie avait quitté Lausanne dans les premiers jours de juin et s’était transportée à Gex, suivie de toute sa cour et des deux ou trois cents chevaux formant sa garde particulière 1 .
Le sire du Châtelar, avec quelques centaines de francs-archers de Lavaux, gardait les châteaux de Chillon, de la Tour-de-Peylz et la ville de Vevey. Le sire de Belmont, son frère, capitaine-général du Chablais vaudois, occupait les postes plus avancés dans la plaine du Rhône, avec le petit nombre de vassaux et de gendarmes du pays qu’il avait pu retenir sous son drapeau. La défense du Haut-Chablais et /293/ du Faucigny, où les Valaisans avaient pénétré jusque dans la vallée d’Abondance, était confiée au sire de Miolans, appuyé par les vassaux du comte de Genevois, seigneur de ces contrées. Mais le sire de Miolans, trahissant tous les devoirs de sa charge, avait cédé aux suggestions du roi de France, et abandonné furtivement son commandement pour se retirer en Dauphiné 1 . Cette lâche défection qui entraîna celle de la plus grande partie des milices sous ses ordres, ouvrit la porte aux entreprises des Valaisans qui se concertèrent avec les Bernois pour en profiter au moment opportun.
Cependant la cour de Savoie se croyait en sûreté de ce côté, le duc de Milan ayant promis au duc de Bourgogne, au moment où ce prince allait quitter Lausanne, de tenir en échec les forces des Haut-Valaisans et même celles des cantons forestiers en faisant prendre les armes à ses sujets des vallées limitrophes du St.-Gothard et du Simplon: Promesse fallacieuse et tout à fait conforme au double rôle que l’astucieux Galeaz Sforza joua pendant toute la durée de la guerre de Bourgogne 2 . /294/
Pour profiter de l’éloignement de l’armée bourguignonne campée à Thierrens, et peut-être dans l’espoir de ralentir sa marche sur Morat, N. Zurkinden, châtelain bernois du Haut-Siebenthal, reçut de ses chefs l’ordre de se concerter avec les Valaisans pour faire une irruption dans la Savoie et dans le Chablais vaudois qu’on savait abandonnés à leurs propres forces 1 . Pendant que les troupes de l’évêque de Sion, au nombre d’environ trois mille combattants, parmi lesquels se trouvaient quelques compagnies de mercenaires lombards 2 , s’avançaient contre la Savoie, Zurkinden avait aisément réuni huit cents volontaires du Haut-Siebenthal, du Gessenay et du Château-d’Oex, sujets de Berne et du comte de Gruyères 3 , avec lesquels il franchit inopinément le col de Jaman, dans la nuit du 7 au 8 juin. Passant ensuite sous les murs démantelés du Châtelar, le capitaine bernois parut, au point du jour, aux portes de la Tour-de-Peylz qu’il trouva fermées.
Au son du tocsin qui, dès l’apparition des Allemands, avait retenti dans tous les villages voisins, le sire du Châtelar, qui gardait le passage de Chillon, s’était promptement replié sur la Tour avec quatre ou cinq cents /295/ hommes du pays, tous résolus à défendre à outrance cette petite ville, pourvue d’une enceinte fortifiée et d’un château dont les murs plongent dans les flots du lac 1 . Plusieurs assauts livrés par les assaillants furent vigoureusement repoussés par la garnison, bravement soutenue par les habitants 2 . Mais enfin, le sire du Châtelar ayant été tué sur la brêche en combattant avec un courage désespéré 3 , le donjon de la Tour, dernier refuge des assiégés, fut emporté et tous ceux qui n’avaient pas péri pendant l’assaut furent passés au fil de l’épée. Huit hommes qui s’étaient sauvés par le lac, survécurent seuls à ce désastre, et le glaive impitoyable du vainqueur n’épargna ni les vieillards, ni les femmes, ni les enfants au berceau 4 .
Après avoir passé la nuit dans l’ivresse et le pillage à /296/ la Tour, les allemands y mirent le feu et entrèrent le dimanche 9 juin, fête de la Trinité à Vevey, ville presqu’ouverte, dont tous les habitants s’étaient enfuis à l’approche des ennemis, à l’exception d’une dizaine de personnes, qu’ils atteignirent à la porte du faubourg de la Veveyse et qui tombèrent sous le fer du vainqueur 1 . La ville, déserte, fut pillée de fond en comble, et incendiée par la soldatesque effrenée, qui se répandit ensuite dans les châteaux et les villages environnants, où elle se livra, pendant trois jours, aux actes de cruauté les plus révoltants 2 . Non content de ces excès, Zurkinden frappa sur tous les manoirs aisés de ce quartier une contribution forcée de cinq mille livres, qu’il fit distribuer à ses gens, à raison de six livres par homme 3 . En même temps, il fit occuper le château du Châtelar dont les murs, à peine relevés depuis l’incendie du mois d’avril précédent, dominaient le passage du col de Jaman par lequel il était descendu dans cette contrée naguère riche et populeuse, et qu’il laissa en proie à la désolation et à la /297/ misère 1 . Les montagnards du Pays-d’Enhaut, sujets du comte de Gruyères, étaient animés d’une ancienne jalousie contre les habitants du vignoble, dont ils enviaient la prospérité croissante, tandis que leur capitaine, Zurkinden, prétendait punir les Veveysans de quelques outrages commis par ceux-ci à l’égard des Bernois 2 . Quoi qu’il en soit, pendant bien des années, l’impression de terreur que ces montagnards laissèrent derrière eux, empêcha les habitants, réfugiés en Savoie et ailleurs, de rentrer dans leurs foyers et de relever leurs habitations incendiées 3 .
Pendant que ces scènes de dévastation se passaient à Vevey, l’armée valaisanne s’était avancée dans la plaine du Rhône. Le sire de Belmont, avec le peu de monde dont il disposait, avait en vain tenté de l’arrêter à Ollon et à St.-Triphon, dont les châteaux furent pris et brûlés 4 ; la supériorité numérique de l’ennemi et la nouvelle de la catastrophe de la Tour, l’obligea à passer sur la rive gauche du /298/ fleuve, pour tâcher de défendre les défilés de la porte de Scex et de St.-Gingolphe 1 .
Les Valaisans, ne rencontrant plus aucune résistance sur la rive droite, eurent bientôt rejoint la bande de Zurkinden, occupée à saccager les environs de Vevey, et tous ensemble se préparaient à marcher sur Lausanne, qui leur paraissait une proie facile à conquérir, lorsqu’ils reçurent de Berne l’avis de l’investissement de Morat par le duc de Bourgogne, avec l’ordre péremptoire de rejoindre sans délai les troupes alliées qui se rassemblaient en assez grand nombre à Fribourg 2 . Sur cet ordre, la meilleure partie de l’armée valaisanne et la troupe du capitaine Zurkinden, qui leur servit de guide, prirent directement le chemin de cette ville, par Châtel-St.-Denis et Bulle 3 , sans passer à Lausanne, qui, cette fois encore, échappa au sac et à l’incendie dont elle était menacée par ces bandes furieuses 4 . /299/
D’un autre côté, la petite cour de Gex vivait dans la plus pénible attente des événements qui étaient à la veille de se décider à Morat. Chaque jour, et pour ainsi dire à chaque heure, des gentilshommes ou des courriers appartenant à la maison de la régente ou au duc de Bourgogne, partaient pour le camp ou en revenaient apportant des nouvelles plus ou moins favorables des progrès du siége de la place et des engagements partiels qui avaient lieu presqu’à tout moment entre les deux partis ennemis. La duchesse de Savoie était persuadée que si le duc Charles prenait Morat, ce succès, quelque peu important qu’il fût en soi, suffirait pour calmer l’amour propre de ce prince blessé et le besoin de prendre une revanche qui l’animait contre les Suisses. Elle désirait donc la chute de Morat comme le seul moyen d’arriver à une paix qu’elle souhaitait ardemment 1 . En attendant, elle ne négligeait aucun moyen de tâcher d’amener un rapprochement entre le roi de France, son frère, et le duc de Bourgogne, dont elle ne voulait cependant point se séparer. Messire Antoine de Montagny, seigneur de Brissogne, qui s’était rendu en France dans un intérêt privé, fut, à ce qu’il paraît, l’intermédiaire officieux de cette première tentative de raccommodement 2 . Ce gentilhomme vaudois s’adressa au /300/ sire de Commines pour faire renouveler le sauf-conduit 1 dont il avait besoin pour revenir dans son pays. — Cette entrevue amena entre l’habile ministre de Louis XI et le sire de Montagny un échange de paroles confidentielles, qui eut pour résultat l’envoi presqu’immédiat d’un gentilhomme Dauphinois, dépêché par le roi à sa sœur 2 , lequel arriva à Gex vers le 10 juin 3 . Ces pourparlers pouvaient d’autant moins rester secrets au duc Charles, que ce prince entretenait à la petite cour de Gex un surveillant éclairé dans la personne du sire de Givry, auquel on communiquait toutes les dépêches importantes 4 , et à qui la présence d’un envoyé français dans cette petite ville aurait suffi pour dévoiler cette intrigue connue d’ailleurs des ambassadeurs de Milan et de Naples résidant auprès de la duchesse. Aussitôt que l’envoyé français fut arrivé à Gex, messire Philibert de Compeys, seigneur de Chapelle, le conseiller le plus intime de la duchesse, partit pour le camp du duc de Bourgogne, devant Morat, pour lui en faire part et pour sonder ses dispositions à l’égard du roi. Le seigneur de Chapelle revint à Gex le 15 juin au soir, et le 17 au matin le gentilhomme Dauphinois repartit pour aller rendre compte /301/ au roi de sa mission. Il devait bientôt être remplacé par un négociateur officiel, Guy de Poisieu, archevêque de Vienne 1 ; ce qui ferait supposer que le duc de Bourgogne s’était montré plus ou moins disposé à accueillir des ouvertures qui auraient peut-être prévenu la catastrophe du 22 juin, si elle avait été retardée seulement de quelques jours.
En attendant, l’attaque et la défense de Morat continuaient avec une vigueur égale de part et d’autre 2 . La petite garnison allemande et son chef, l’intrépide et habile Bubenberg, rachetaient l’infériorité du nombre par un sang-froid et une activité merveilleuse. Elle n’avait pas attendu l’arrivée du duc de Bourgogne devant la place pour élever en dehors des fossés, soit au nord, soit au midi, un triple rang d’ouvrages extérieurs, consistant en ravelins et en bastions garnis d’artillerie, et en plates-formes de charpente 3 , qu’il fallut que l’ennemi prît de vive force avant de pouvoir songer à battre en brêche les hautes murailles de la ville. Dans la nuit du 13 au 14 juin, l’infanterie italienne commandée par les capitaines Ant. de Legnana et Troylus, avait /302/ essayé de surprendre l’un de ces ouvrages extérieurs, en profitant de l’obscurité, mais elle avait été repoussée, avec perte par les assiégés 1 . Deux jours auparavant, ceux-ci ayant exécuté une sortie du côté de Montilier, où le comte de Romont était campé, lui avaient tué une vingtaine d’archers 2 . Il fallut que le duc se décidât à faire le siége de la place dans toutes les règles; la tranchée fut donc ouverte le samedi 15 juin, des deux côtés à la fois 3 . Le but du chevalier de Bubenberg, en prolongeant la défense de Morat autant qu’il le pouvait, était moins d’ajouter à sa propre renommée que de donner aux Suisses et à leurs alliés le temps de rassembler leurs forces et d’arriver au secours de Berne 4 .
Le plus grand effort des assiégeants fut porté du côté du nord de la place, où le comte de Romont était parvenu, sans trop de peine, à établir ses deux grosses bombardes et plusieurs pièces d’artillerie de moindre calibre; ce côté offrait plus de facilité pour garantir les travailleurs du feu de l’ennemi. On fut bientôt informé à Gex que dans les journées du 16 et du 17 juin l’artillerie bourguignonne avait ouvert une longue brêche qui s’étendait de l’église à la porte de Berne, et de cette porte jusqu’au lac 5 , et que tous /303/ les préparatifs étaient faits pour pénétrer de force dans la place. Effectivement, le mardi, 18 juin, vers 6 ou 7 heures du soir, le comte de Romont donna le signal de l’assaut, et l’infanterie Savoisienne gravit le talus extérieur de la brêche avec une ardeur qui promettait un heureux résultat. Mais derrière la brêche les assaillants trouvèrent une seconde ligne de barricades élevées à la hâte par la garnison 1 , qui accueillit l’ennemi avec un feu si soutenu et si meurtrier, qu’après trois heures d’une lutte terrible, la nuit survenant, le comte fut obligé de faire sonner la retraite et de remettre son entreprise au lendemain 2 , après avoir éprouvé une perte de 60 hommes tués et d’une centaine de blessés 3 . Celle de la garnison ne fut pas moindre, néanmoins le succès avec lequel elle avait résisté à cet assaut ranima son courage et ses espérances. Cependant les Bernois, qui gardaient le pont de Gumminen avec environ 6000 hommes, entendant le bruit de la canonnade, voulaient marcher au secours de la place, mais leurs chefs, mieux avisés, les en empêchèrent 4 . /304/
Du côté du midi et du levant, où se trouvaient le quartier du Grand-Bâtard, Antoine, et celui du duc de Bourgogne, les abords de la place présentaient des difficultés de plus d’un genre. Les murailles étaient plus élevées et garnies de hautes tours, que couronnaient le château et son massif donjon 1 . Néanmoins, les deux grosses bombardes restantes, que le duc avait fait affûter de ce côté de la ville, pendant que les deux autres battaient les murs du côté opposé 2 , ouvrirent une brêche qui permit de tenter deux nouveaux assauts dans les journées du mercredi et du jeudi, 19 et 20 juin. Mais ces attaques, mollement conduites, n’eurent aucun résultat sérieux; les capitaines bourguignons trouvaient que c’était dommage d’exposer, à la veille d’une grande bataille, leurs meilleurs soldats dans ces assauts meurtriers 3 . D’ailleurs toute l’attention du duc Charles et de son armée était absorbée par les mouvements des troupes confédérées qui commençaient à se rassembler en grand nombre dans les bois épais qui s’étendent sur la rive gauche de la Sarine, depuis Gumminen jusqu’aux portes de Morat, et qui cachaient leurs manœuvres à l’ennemi 4 . /305/
Suivant les rapports vrais ou faux des espions du comte de Romont et de quelques transfuges de Fribourg et de Morat, les Bernois s’avançaient, — non pas avec l’intention de livrer bataille au duc de Bourgogne, ils ne se sentaient pas encore assez forts pour cela; — mais pour délivrer la garnison de Morat, en facilitant son évasion par des attaques simulées contre les assiégeants 1 . L’état presque désespéré de la place, les pertes que la garnison avait faites depuis 10 jours et les dispositions peu rassurantes des habitants de la ville, prêtaient à ce plan assez de vraisemblance pour abuser le duc, qui passa les jours et les nuits suivantes (du 19 et du 20) à prendre des précautions pour prévenir l’exécution de ce coup de main, en tenant ses troupes constamment sur pied et dispersées sur tous les points où l’on supposait que l’ennemi pourrait déboucher 2 . /306/
Telles étaient les nouvelles du théâtre de la guerre qui étaient parvenues à la petite cour de Gex jusqu’au 21 juin. La dernière dépêche expédiée du camp de Morat pour messire Antoine d’Orlier, et arrivée dans la nuit du vendredi, laissait même entrevoir que la journée du lendemain samedi ne se passerait pas sans quelque engagement plus on moins sérieux entre les Bourguignons et les Suisses, dont les avant-postes se trouvaient à trois-quarts de lieue du camp du duc Charles 1 . La duchesse ne doutait pas un instant que la victoire se déclarerait en faveur de son puissant allié; cependant elle fit redoubler les prières publiques, les processions et les distributions d’aumônes qu’elle avait prescrites dans tous ses Etats pour le triomphe de ses armes, auquel elle rattachait son propre salut et celui de son fils 2 .
Elle était ainsi ballottée entre l’espérance et la crainte, lorsque le dimanche, 23 juin, de grand matin, toute la cour fut mise en émoi par l’arrivée à Gex du prince de Tarente, accompagné du comte Julio, duc d’Atry, et d’une suite de 25 chevaux. On apprit bientôt que le 21 juin au soir, à la veille d’une bataille, ce jeune prince avait subitement pris congé du duc de Bourgogne devant Morat, et qu’il était aussitôt parti, emmenant avec lui plus de 400 chevaux, l’élite de la gendarmerie napolitaine 3 . En arrivant, Don /307/ Frédéric se rendit immédiatement au château avant l’heure du lever de la duchesse qui reposait encore, et fut reçu dans la salle d’attente par le sire de Chapelle; aussitôt que le prince le vit, il le prit à part et lui annonça que la veille, samedi, 22 juin, les Suisses avaient assailli le camp du duc de Bourgogne, et mis, pour la seconde fois, son armée en déroute 1 .
Cette nouvelle foudroyante ne rencontra d’abord que des incrédules; cependant le sire de Chapelle fit réveiller Madame de Savoie, à laquelle il en fit part, comme d’un bruit qui pouvait être au moins exagéré. En même temps, le sire de Givry avait dépêché deux de ses gentilshommes à la découverte, l’un dans la direction de Lausanne, l’autre du côté d’Orbe. Le premier courrier revint au bout de quelques heures confirmer la nouvelle de la déconfiture de l’armée bourguignonne, dont il avait rencontré les fuyards 2 . Un peu plus tard, tous les doutes furent dissipés par l’arrivée de D. Antonello de Campobasso, gentilhomme de la suite du prince de Tarente, qui annonça « qu’il avait laissé le Duc de Bourgogne à Morges, où ce prince avait entendu la messe de matines dans la chapelle de St-Nicolas, et qu’après avoir pris quelques heures de repos, il comptait se mettre en route pour Gex 3 .»
Effectivement, le même jour, dimanche, 23 juin, veille de la St.-Jean, le duc Charles arriva, sur les cinq heures de /308/ l’après-midi à Gex, accompagné d’une centaine de cavaliers de sa maison militaire; le reste de son escorte, composée de 300 gentilshommes et d’un millier de chevaux, s’était dispersé dans les villages environnants 1 . La duchesse du Savoie, ses enfants et toute la cour reçurent le duc de Bourgogne au bas de l’escalier du château. Il paraissait fort abattu; néanmoins après avoir embrassé d’abord les jeunes princes, puis les petites princesses et enfin Madame elle-même, il lui donna courtoisement la main et l’accompagna dans son appartement où ils restèrent longtemps enfermés; après quoi le duc se retira dans l’appartement qui lui avait été préparé dans le château, pour prendre le repos dont il avait grand besoin, après avoir fait à cheval et tout armé 23 lieues de pays en moins de 24 heures 2 .
IX.
LA BATAILLE DE MORAT.
22 Juin 1476.
La catastrophe du vingt-deux juin, dont on exagéra d’abord les pertes, répandit dans tout le pays-romand une consternation et une frayeur universelles. Cependant, on apprit bientôt, « que la détresse des gens de guerre du duc de Bourgogne n’était point telle ni si grande qu’aucuns le disaient 1 ; » et que la défaite de son armée avait eu lieu à la suite d’une surprise et non d’une bataille rangée 2 . /310/
Les capitaines et les hommes d’armes qui avaient pris part à la journée de Morat racontent qu’au moment où ils furent assaillis par l’armée suisse « les troupes du duc Charles se trouvaient divisées en plusieurs corps et dispersées soit pour garder la place de tous les côtés, soit pour occuper une colline dont les Allemands cherchaient à s’emparer 1 . Une grande partie des combattants était rentrée dans le camp, et ils reposaient désarmés sous leurs tentes, quand le son des trompes d’alarme se fit entendre. En outre, lorsqu’ils eurent endossé leurs armures et sellé leurs chevaux, ils coururent par petites troupes et sans ordre à l’endroit où le combat s’était engagé. Les Bourguignons ne croyaient pas que l’ennemi fût aussi près. On les avait inutilement tenus sur pied pendant toute la journée du vendredi et la matinée du samedi, et l’on ne pensait plus à se battre ce jour-là 2 . Le duc lui-même n’était pas sur les lieux, et quand il fut arrivé il voulut faire retirer de la mêlée une partie de ses troupes qui se replièrent en bon ordre quoiqu’avec désavantage du côté d’en-bas. Mais alors les ennemis pressèrent les Bourguignons de tous côtés avec une telle impétuosité, que ceux-ci, ne pouvant résister au choc, furent contraints de prendre la fuite 3 . » /311/
Le duc Charles, qui était mal renseigné sur la force de l’armée Confédérée, dont le nombre s’était accru du double dans la nuit du 21 au 22 juin 1 , et qui, d’ailleurs, ne leur supposait pas d’autre dessein que celui de lui faire lever le siége de Morat 2 , ne s’était point préparé à livrer une bataille générale, que l’ennemi, de son côté, semblait vouloir éviter. L’attaque des Suisses fut si imprévue et si soudaine que les divers corps de troupes dont se composait l’armée bourguignonne furent mis en déroute ou détruits séparément avant d’avoir eu le temps de se réunir ou de se prêter secours 3 .
Depuis l’ouverture du siége de Morat, les troupes du duc de Bourgogne, partagées en trois divisions principales, occupaient les mêmes quartiers séparés et assez éloignés les uns des autres qu’il leur avait assignés en arrivant devant cette place 4 . Le nombre de ces divisions avait même été /312/ porté à cinq 1 , par la subdivision de la deuxième en trois corps logés dans des quartiers différents quoique plus rapprochés. La force numérique de ces divers corps Bourguignons était d’ailleurs fort inégale.
La première division, commandée par le comte de Romont, qui battait les murs de la place du côté du nord, ne comptait que cinq mille hommes de troupes de toutes armes, parmi lesquels étaient 2000 Savoisiens commandés par messire Ant. d’Orlier, et les gens des fiefs de Bourgogne sous les ordres du sire de Montaigu. Une partie de ces troupes logeait à Montilier, sur le chemin d’Aarberg et l’autre sur les hauteurs d’Adera et de Hauteville, qui dominent la route de Berne 2 . La seconde division, formée de l’infanterie Italienne et des Pays-Bas, au nombre de cinq ou six mille hommes 3 , était toujours campée dans la plaine de Greng, vers le lac. Depuis le départ du prince de Tarente, cette division était placée sous le commandement supérieur du Grand-Bâtard, Antoine de Bourgogne. Elle se trouvait partagée, comme nous l’avons dit, en trois sections, dont /313/ la première, composée des troupes du siége et de la grosse artillerie, sous la conduite de l’habile et vaillant capitaine de Legnana 1 , était logée dans les tranchées ouvertes à l’endroit appelé les Granges (Scheuren), à moins de 400 pas des murs de Morat, au sud-est de la ville. Ce corps avancé se trouvait jour et nuit aux prises avec l’intrépide garnison de la place dont il était chargé de faire le siége 2 . La réserve, formant le centre de cette division, comprenait tous les gens des compagnies d’ordonnance des sires de Bournonville, de Rondchamps et de Grimberghes, ainsi que les compagnies italiennes du comte de Celano, des capitaines Ludovic Tagliant, Don Mariano, Olivier de Somma, Don Denis, et plusieurs autres 3 . Une partie de la cavalerie appartenant aux divers corps de troupes dont se composait cette réserve, ainsi que plusieurs compagnies Picardes, étaient réunies sous les ordres du comte de Marle 4 , et formaient une /314/ arrière-garde logée à Faoug, à moitié chemin entre Avenches et Morat 1 .
La troisième division, sous le commandement immédiat du duc de Bourgogne, occupait le camp retranché établi sur les hauteurs qui couronnent la plaine de Greng, à une demi-lieue de distance du lac 2 . Suivant la dernière ordonnance, ce camp était partagé en deux quartiers: celui du duc ou du sire de Clessy, son lieutenant, assis sur le plateau qui domine le village de Courgevaux, et le quartier de messire Jacques Galeotto, placé autour du village de Courlevon, sur le chemin de Fribourg 3 . Ce corps d’armée, isolé des deux autres divisions, se trouvait par conséquent réduit à un nombre de huit ou dix mille combattants, tant à pied qu’à cheval 4 . Sa force principale consistait dans la gendarmerie /315/ de la maison du duc, les gentilshommes de la Chambre, des quatre Etats et de la garde. Les archers du corps et de la compagnie de Mailly, ainsi que les archers anglais de Dickfield et de Middelton, plusieurs colonnes détachées du quartier de Jacques Galeotto, étaient employées jour et nuit à la garde des retranchements de Cressier ou à faire le guet 1 à l’entrée des bois et sur les routes de Gumminen, de Laupen et de Fribourg. Messire Guillaume de Vergy et le jeune capitaine A. Troylus se trouvaient chargés de ce service périlleux pendant la nuit du vendredi au samedi, et « ils signifièrent au duc qu’ils avaient ouï merveilleux bruit d’ennemis » dans les bois de Morat 2 . Le corps d’armée campé sur les hauteurs, au-dessus de Courgevaux, eut donc à soutenir à lui tout seul le choc impétueux de toutes les colonnes suisses et allemandes, formant ensemble une masse de plus de vingt-quatre mille combattants, dont 1800 chevaux 3 , qui débouchèrent à l’improviste des bois de Morat où ils s’étaient réunis pour attaquer séparément /316/ cette division dans un moment où elle n’était point suffisamment préparée à recevoir le combat 1 .
Deux fois, dans la matinée du 22, l’avant-garde Suisse, forte de six mille hommes de trait et de onze cents cuirassiers 2 , était sortie des bois qui couvraient ses mouvements, et chaque fois cette avant-garde s’était prudemment retirée à la vue des lanciers bourguignons rangés en bataille sur le bord du plateau, vis-à-vis du village de Cressier 3 , où le duc avait fait mener toute son artillerie de campagne. Après avoir tenu ses gens sous les armes pendant plus de six heures et cela par une pluie battante qui avait détendu les cordes des archers et mouillé la poudre des arquebusiers 4 , Charles, persuadé que l’ennemi refusait le combat, avait donné, vers onze heures, l’ordre de faire rentrer les troupes dans leurs quartiers 5 , et s’était contenté de doubler le nombre des gens de guerre qui formaient son avant-garde /317/ du côté de Cressier 1 . Le duc lui-même, accablé de fatigue, se retira dans son pavillon de bois placé à une lieue en arrière du plateau où s’engagea le combat entre les deux avant-gardes ennemies, et, confiant dans les précautions qu’il venait de prendre, il se mit à table 2 .
L’attaque des retranchements par l’avant-garde Suisse commença après-midi, et elle avait déjà été repoussée avec perte, lorsque le duc Charles, averti de cette attaque soudaine, arriva sur les lieux sans prendre le temps de revêtir son armure 3 , qu’il endossa sur le champ de bataille. Ses gens de guerre, dispersés dans les différents quartiers du camp, accoururent de tous côtés par petits détachements, et se pressèrent confusément sur un terrain resserré et coupé, qui ne leur permettait pas de se former en ordre de bataille 4 . D’un autre côté, les Suisses et leurs alliés, dont les colonnes serrées, suivies de l’artillerie, apparaissaient toujours plus nombreuses à la sortie des bois, s’étaient arrêtés derrière un taillis ou une haie vive, bordée d’un fossé large et profond, qui les protégeait contre les charges de la gendarmerie ennemie, /318/ mais les empêchait de s’avancer contre les retranchements garnis de canons, dont le feu passait par dessus la tête des gens de pied et n’atteignait que leur cavalerie 1 . Tandis qu’un feu roulant s’engageait entre les Allemands et les archers et arquebusiers des compagnies d’ordonnance qui s’étaient approchés jusqu’à la portée de trait de cette haie 2 , le chevalier Jean de Hallwyl, qui conduisait l’avant-garde des Suisses, en dérobant sa marche derrière les taillis, trouva un passage faiblement gardé, qu’il força, après avoir perdu une douzaine d’hommes 3 , et parut à l’improviste sur le flanc droit des archers et des retranchements bourguignons, suivi de toute la cavalerie allemande, commandée par le comte de Thierstein 4 .
A l’aspect de cette manœuvre hardie, « le duc Charles délibéra de faire retirer par ordre ses archers (en effectuant un changement de front); lesquels, en démarchant, /319/ furent pressés par les ennemis de si près qu’ils ne pouvaient se retourner sans recevoir coup de main: pourquoi, (après avoir perdu leurs plus vaillants capitaines), ils donnèrent la fuite et pareillement tous les piétons illec, qui desjà commençaient à se mettre en bataille 1 ». Le centre de l’armée suisse avait profité de ce premier succès pour abattre la haie qui l’empêchait de joindre l’ennemi, et il attaqua de front les retranchements bourguignons, qu’il emporta après avoir éprouvé une vive résistance et perdu sur la place plusieurs centaines d’hommes tués ou blessés 2 . Dans ce moment critique et décisif, le duc Charles voyant sa droite débordée par les colonnes alliées, tenta un dernier effort pour dégager sa gendarmerie, en se dirigeant par la gauche vers la plaine, dans l’intention de se réunir à l’infanterie du Grand-Bâtard campée au bord du lac 3 . Mais l’ennemi fondit sur lui des hauteurs avec une impétuosité et une supériorité numérique tellement irrésistibles « que les hommes d’armes cheurent en desaroy, si ne demeura en son entier que les gendarmes de l’hôtel et du capitaine Galeotto (ainsi que les archers anglais), qui s’efforcèrent vainement, en chargeant l’ennemi, de l’arrêter dans sa course victorieuse 4 » Le duc de /320/ Bourgogne, enveloppé dans cette fatale déroute, « se fit jour à travers l’avant-garde Suisse » en passant par les bois de Faoug et d’Avenches avec quelques centaines de chevaux, et n’échappa qu’au péril de sa vie aux atteintes de plus de mille cavaliers allemands qui s’étaient élancés à sa poursuite 1 . Pendant que le sort de la journée se décidait sur le plateau de Courgevaux, « la garnison de Morat montée sur les tours de la ville sortit par trois fois de ses forts, et par trois fois elle fut rejetée dans la place » par l’avant-garde de la division du Grand-Bâtard, qui était campée vers le lac, et qui, à cause de cela, n’avait pu prendre aucune part au combat livré sur les hauteurs 2 . Dans l’ardeur de cette lutte partielle, les compagnies italiennes de Legnana et de J. F. Troylus, s’imaginant que la victoire se déclarait pour le duc, avaient pénétré dans la ville, pêle-mêle avec les Allemands, au cri de « ville gagnée 3 » lorsque le gros de l’armée Suisse, laissant à son avant-garde le soin de poursuivre la gendarmerie Bourguignonne tomba comme /321/ une avalanche sur cette seconde division 1 , qui en un instant fut enveloppée par l’ennemi. Une nouvelle lutte, corps à corps, et bien plus meurtrière, s’engagea dans la plaine de Greng entre les Suisses et l’infanterie Italienne, acculée contre les grèves marécageuses du lac, sans autre alternative que celle de se précipiter dans les eaux ou de vendre chèrement sa vie. Dans cette situation désespérée, les mercenaires Lombards firent preuve d’un grand courage et se défendirent jusqu’à la dernière extrémité plutôt que de rendre les armes 2 . La plaine de Morat fut bientôt jonchée de morts et de mourants, parmi lesquels se trouvait un assez grand nombre de Suisses 3 . Le miroir du lac se couvrit de cadavres flottants d’hommes et de chevaux qui avaient été précipités dans ses eaux, ou qui avaient cherché leur salut en longeant ses bords fangeux et couverts de roseaux 4 .
La compagnie de J. F. Troylus, dont le capitaine avait trouvé la mort en repoussant une sortie de la garnison de /322/ Morat, périt toute entière et jusqu’au dernier homme sur le champ de bataille. Don Antoine de Legnana fut tué, en cherchant, les armes à la main, à se frayer un passage au travers des colonnes ennemies, et sa compagnie ainsi que celle de son neveu, D. Pierre de Legnana, n’échappèrent qu’après avoir perdu les deux tiers ou les trois quarts de leurs guerriers 1 .
Plus heureux que ses frères d’armes, le capitaine Ludovic Tagliant parvint à ramener sa compagnie presqu’intacte à Gex 2 . Dans cet immense désastre, les troupes des Pays-Bas ne démentirent point leur ancienne réputation de bravoure. Philippe de Berghes, seigneur de Grimberghes, et Molin de Bournonville, capitaine de mille hommes de pied, pressés autour de l’étendard du Grand-Bâtard, avaient déjà succombé 3 , lorsque cette bannière de ralliement fut abattue par un montagnard du pays de Hasli 4 . Antoine de Bourgogne /323/ lui-même, ainsi que son frère Baudoin, disparurent dans cette sanglante mêlée, et pendant plusieurs jours le bruit courut qu’ils avaient perdu la vie sur le champ de bataille; mais on apprit qu’ils étaient arrivés sains et saufs à Salins 1 .
Moins heureux, le comte de Marle et l’arrière-garde placée sous son commandement 2 , furent enveloppés par l’ennemi, sans avoir pu se réunir à la division campée sous les murs de Morat, ni suivre le duc, leur maître, dans sa retraite. La troisième colonne Suisse, commandée par le capitaine Hertenstein, de Lucerne, avait suivi le mouvement rapide des deux autres. Après avoir traversé à la course le camp abandonné du duc de Bourgogne, cette colonne descendit des hauteurs par le bois de Faoug, et compléta la déconfiture de l’armée bourguignonne par la destruction totale de son arrière-garde 3 . « Là mourut le vaillant comte de Marle, fils du connétable de St.-Pol 4 . » On raconte /324/ que renversé de son cheval, et au moment de recevoir le coup de grâce, cet infortuné prince offrit, pour le rachat de sa vie, une somme d’argent énorme qui fut refusée par un ennemi altéré de sang et sans pitié 1 .
Quand les alliés, lassés de poursuivre les fuyards, eurent rebroussé chemin et qu’ils ne virent plus d’ennemis à combattre en deçà de Morat, ils dûrent s’occuper du comte de Romont qu’ils avaient laissé campé avec sa division de l’autre côté de la ville. Séparé des deux champs de bataille, d’une part par des hauteurs coupées de ravins et couvertes de bois 2 , et de l’autre par la place assiégée, ce prince n’avait pu être averti du combat engagé entre les Suisses et le duc de Bourgogne que par les détonations de l’artillerie, dont le bruit cessa tout à coup, et le laissa dans l’ignorance du résultat de cette première rencontre 3 .
Dans cette situation embarrassante, il ne lui restait d’autre parti à prendre que de se maintenir immobile dans son /325/ camp, de redoubler son feu d’artillerie contre la place, et de tenir en échec la garnison de Morat pour l’empêcher de sortir de la ville et de se joindre à l’ennemi; ce qui lui réussit jusqu’à un certain point 1 . Mais bientôt la défaite de l’armée bourguignonne fut révélée au comte de Romont par les cadavres des vaincus échoués sur les grèves du lac, et par un petit nombre de cavaliers Lombards qui parvinrent à rejoindre son quartier au travers des roseaux, et qui lui firent connaître la funeste issue de la journée 2 . C’est alors qu’il se décida à lever le siége de Morat et à opérer une prompte retraite, afin de garantir sa petite armée d’une ruine que chaque heure de retard pouvait rendre plus inévitable 3 . La seule voie qui lui restait ouverte pour rentrer dans le pays de Vaud était celle qui, en contournant le lac de Morat, depuis Montilier à Sugiez, traverse le mont de Vully et conduit à Estavayer sur les bords du lac de Neuchâtel. Mais l’ennemi l’avait déjà prévenu en interceptant cette route. A la suite d’un avertissement transmis la veille par les chefs de l’armée bernoise 4 , toutes les bannières du /326/ pays et de la ville de Neuchâtel, et des seigneuries de Valangin et de Cerlier, ainsi que les garnisons allemandes des villes et communes du Seeland, s’étaient réunies en armes le samedi matin et avaient occupé le passage de la Broye à Sugiez 1 .
Le comte de Romont avait avec lui huit à neuf cents francs-archers du pays de Vaud, environ deux mille hommes de troupes de la Savoie, commandées par messire Antoine d’Orlier, et un nombre à peu près égal de Bourguignons conduits par le sire de Montaigu 2 . Vers le soir, quand tous les préparatifs du départ furent achevés, le sire de Montaigu prit, avec ses gens d’armes, la tête de la colonne et s’avança, enseignes déployées, dans le marais par l’étroite chaussée qui suit le contour septentrional du lac de Morat 3 . Le seigneur d’Orlier le suivait, à distance, avec l’infanterie et l’artillerie légère, et le comte de Romont devait couvrir la retraite avec les gens du pays. Afin de donner le change à la garnison sur le but de ces /327/ préparatifs, la grosse artillerie qu’il fallait abandonner pour ne pas embarrasser la marche du convoi, continua, jusqu’à la nuit, à battre en brêche les murs à demi-écroulés de la ville 1 .
En voyant venir de loin les premières enseignes bourguignonnes, les gens des IV bannières de Neuchâtel 2 , embusqués sur la rive gauche de la Broye, se levèrent brusquement et voulurent leur disputer le passage de la rivière 3 . Cependant le sire de Montaigu et ses gendarmes, montés sur leurs grands chevaux, profitèrent du peu de profondeur des basses eaux pour se faire jour au travers des ennemis et poursuivre leur chemin par le Vully 4 . Plusieurs hommes /328/ d’armes de l’un et de l’autre parti furent tués ou blessés dans cette rencontre 1 ; quelques cavaliers bourguignons, moins hardis ou plus mal montés, tournèrent bride et portèrent l’alarme parmi l’infanterie du seigneur d’Orlier. Celui-ci apprenant que, de ce côté, la retraite était devenue impossible, rebroussa chemin pour chercher une autre voie de salut.
Après la victoire, l’armée Suisse, rendue de fatigue, était restée de l’autre côté de la ville, occupée à relever les morts et les blessés ou à piller le camp des Bourguignons 2 . Le comte de Romont et ses troupes n’avaient plus d’autre ressource que de profiter de ce moment de répit et de lassitude des vainqueurs ainsi que des ombres de la nuit, pour se jeter dans les bois au-dessus de Morat, en passant derrière l’ennemi, afin d’atteindre, avant le jour, la route de Romont, en coupant celle qui conduit de Morat à Fribourg 3 . Le comte, qui avait pris les devants avec les /329/ francs-archers du pays, pour servir de guide au reste de sa colonne, parvint heureusement à Romont, où il s’arrêta 1 . Par contre, la colonne principale commandée par messire Antoine d’Orlier, fut attaquée dans le trajet par la cavalerie allemande du comte de Thierstein, qui s’était lancée à sa poursuite 2 . Les troupes savoisiennes furent taillées en pièces ou dispersées, et leur brave et malheureux capitaine trouva, dans ce dernier combat, la mort glorieuse qu’il s’était prédite à lui-même, en prenant congé de la duchesse de Savoie, sa gracieuse souveraine 3 .
Telle fut l’issue de cette mémorable journée, où la fortune sembla vouloir épuiser toutes ses rigueurs contre le duc Charles, tandis qu’elle couronna d’un laurier immortel l’audace des Confédérés, dont l’armée, quoique supérieure en nombre, était cependant formée d’éléments trop /330/ hétérogènes pour lui permettre d’espérer un triomphe aussi complet 1 .
La perte totale de l’armée bourguignonne à la bataille de Morat, en hommes tués, blessés et perdus dans la déroute ne s’éleva pas, quoi qu’on en ait dit, au delà de huit mille hommes prenant solde du duc de Bourgogne, ou de dix mille personnes, si l’on tient compte des déserteurs et des gens de tout état qui suivaient l’armée sans en faire partie 2 . Les Suisses ne firent que peu ou point de quartier 3 ; quelques prisonniers qu’ils avaient emmenés à Fribourg furent noyés dans la Sarine par la main du bourreau, et un archer anglais fut pendu sans miséricorde 4 . De là le dicton populaire: « Cruel comme à Morat, » qui se perpétua même dans la bouche des vainqueurs 5 . /331/
La vieille rancune des allemands contre les welsches on Romands s’accrut dans cette sanglante journée de toute l’animosité des Lorrains et de leur jeune duc Réné: « portant grande haine et vindication au duc de Bourgogne 1 ;» et elle fut augmentée par les excitations des capitaines français Sallazard et Gastonet, et du sire de Craon, agent de Louis XI, qui avaient secrètement accompagné le duc de Lorraine en Suisse 2 . La présence de ces étrangers, dans les rangs de l’armée confédérée, ainsi que celle des troupes de l’archiduc Sigismond et des villes du Haut-Rhin, rivalisant avec les Suisses de haine et d’atroce vengeance contre les Bourguignons et les Lombards, peuvent, jusqu’à on certain point, expliquer l’acharnement qu’ils montrèrent dans cette épouvantable lutte à l’égard des ennemis et des vaincus suppliants.
Quoi qu’il en soit, la perte des Suisses fut proportionnellement assez considérable, puisque, suivant le témoignage d’un témoin oculaire, plus de trois mille des leurs manquèrent à l’appel lorsque, trois jours après la bataille, on /332/ fit la revue générale de l’armée victorieuse, dont une moitié devait rentrer immédiatement dans ses foyers, tandis que l’autre restait sous les armes 1 .
X.
SUITE DE LA BATAILLE DE MORAT.
Juin et Juillet 1476.
Les drapeaux aux couleurs d’Autriche et de Lorraine, mêlés aux bannières des Confédérés, flottèrent pendant trois jours au haut des tentes et des pavillons conquis sur le duc de Bourgogne dans les champs de Morat. Mais à l’énivrement du triomphe succédèrent bientôt la discorde engendrée par le partage du grand butin que les vainqueurs trouvèrent dans les camps abandonnés des Bourguignons 1 , et les dissentiments qui s’élevèrent entre les chefs de l’armée suisse, sur la question de savoir si elle devait retourner immédiatement /334/ dans ses foyers ou poursuivre ses succès. Les cantons orientaux étaient d’avis que la campagne était terminée par la défaite des Bourguignons et la délivrance de Morat. — Berne, par contre, pour qui toute victoire restait incomplète si elle n’était suivie d’un accroissement de territoire, voulait profiter de celle qu’on venait de remporter en commun pour s’emparer de nouveau du pays-romand jusqu’à Genève 1 . L’arrivée au camp de Morat d’un messager du roi de France vint encore compliquer cette importante question. Avant d’être informé de la victoire remportée par les Suisses, Louis avait expédié en toute hâte, de Lyon 2 vers eux, un homme de confiance pour prévenir une nouvelle bataille que ses émissaires lui avaient annoncée comme prochaine et pour les inviter à s’abstenir de toute nouvelle entreprise contre le duc de Bourgogne et la maison de Savoie, jusqu’à la conclusion d’une paix à laquelle on travaillait. Ce courrier français passa à Genève le samedi 22 juin et n’arriva au camp des alliés que le lendemain de la victoire, qui avait d’avance tranché la question 3 . /335/
Dans une conférence générale des principaux chefs, qui eut lieu dans le camp, le mardi 25 juin de grand matin, Berne l’emporta sur les répugnances des autres cantons. Il fut résolu que la moitié des contingents suisses et les troupes alliées seraient licenciées 1 , et que l’autre moitié, formant un effectif de plus de douze mille hommes, se mettrait immédiatement en route pour occuper le pays de Vaud. Le même jour, cette nouvelle armée, formée principalement de Bernois et de Fribourgeois, quitta les champs de Morat et entra sans résistance à Payerne 2 .
Le mercredi (26 juin), la colonne se remit en marche, pilla et brûla en passant le château de Surpierre, qui ne fut que faiblement défendu; après quoi l’avant-garde, composée des troupes bernoises, hâtant sa marche, se porta directement sur Moudon, tandis que les autres Confédérés s’arrêtèrent devant le bourg et château de Lucens 3 , dont ils s’emparèrent, et qu’ils saccagèrent et brûlèrent au grand mécontentement des premiers qui avaient épargné ce bourg et son /336/ beau château par respect pour les immunités de l’église épiscopale de Lausanne à laquelle il appartenait 1 .
En approchant de Moudon, les Bernois virent venir au devant d’eux une longue procession composée des magistrats et du clergé de la ville portant les clés de leurs portes et les châsses de leurs saints patrons, et suivis d’une foule de vieillards et de femmes désolées, qui se jetèrent aux genoux des capitaines en implorant leur pitié. Les Allemands leur firent grâce de la vie, mais la ville fut condamnée au pillage qui dura plus de deux jours 2 . Ils étaient entrés à Moudon le mercredi 27 juin, et une partie de l’armée d’invasion y resta jusqu’au vendredi suivant 3 . La plupart des contingents suisses des cantons orientaux s’étaient déjà séparés des Bernois. Mécontents des reproches que ceux-ci leur avaient adressés au sujet du pillage et de l’incendie de Lucens, et se souciant fort peu de contribuer à la conquête du pays-romand dont Berne devait retirer tout l’honneur et tout le profit, ces contingents avaient repris le chemin de leurs foyers 4 .
Pendant que la colonne principale des Suisses s’avançait de Payerne sur Moudon, les Fribourgeois, conduits par Othon d’Avenches 5 , et suivis d’une troupe de volontaires s’étaient dirigés sur Romont, dont la garnison avait refusé /337/ d’ouvrir ses portes à l’ennemi sans conditions. On se rappelle qu’après la déroute de Morat le comte de Romont s’était réfugié dans cette ville avec les francs-archers du pays de Vaud et l’artillerie qu’il avait pu emmener avec lui 1 . Il y avait aussi recueilli les débris de la brigade du seigneur d’Orlier. Ces troupes, réunies à la garnison savoisienne laissée dans le château, portèrent celle-ci à un effectif de quelques mille hommes. Les habitants de Romont avaient envoyé à plusieurs reprises des députés à Fribourg pour obtenir une capitulation et détourner les calamités dont ils étaient menacés 2 . La réponse qu’on leur fit, fut une nouvelle sommation de se rendre à discrétion. Il ne restait donc à la garnison que la triste alternative de subir une mort ignominieuse ou de défendre la place à outrance; elle choisit bravement le dernier parti 3 .
Le siége de Romont dura plusieurs jours 4 , et les Fribourgeois ne s’en rendirent maîtres qu’après avoir réduit la ville en un monceau de ruines et emporté d’assaut le château, /338/ où le reste de la garnison qui s’y était réfugié, fut impitoyablement massacré 1 .
La mémoire de la belle résistance de Romont méritait d’autant plus d’être conservée que ce fut le dernier fait d’armes accompli dans l’Helvétie romande pendant les guerres de Bourgogne 2 . On doit l’attribuer, en grande partie, à l’énergie du comte de Romont qui dirigeait les travaux de la défense. Il n’abandonna la place que quand elle ne fut plus tenable et se retira, lui douzième, à Jougne 3 .
Au moment où les Bernois, qui s’étaient arrêtés à Moudon, se préparaient à marcher sur Lausanne, ils apprirent à leur grande confusion, qu’ils avaient été précédés dans cette ville par le comte de Gruyères, qu’on supposait rentré dans ses montagnes. Effectivement, sous prétexte que ses gens étaient pressés de regagner leurs foyers, le comte Louis s’était séparé de l’armée alliée devant Morat le lundi, surlendemain de la bataille, et, suivi des quatre bannières de /339/ son comté, d’un certain nombre de volontaires allemands, ainsi que des Valaisans et des Ormonins, il avait pris le chemin de Bulle 1 . Arrivé dans ce gros bourg situé à la frontière de son petit Etat 2 , il remontra à ses gens « qu’il avait essuyé de grands dommages dans ses biens, de la part du comte de Romont qui s’était emparé de ses terres du pays de Vaud et ajouta que ses châteaux d’Oron et de Palézieux étaient encore au pouvoir de ses ennemis 3 . » Il n’eut pas de peine à persuader à ces montagnards belliqueux de l’aider à se remettre en possession de ces châteaux.
De Bulle le comte Louis et ses gens de guerre quittèrent la route qui remonte la vallée de Gruyères, pour prendre le chemin qui conduit à Oron, par Vuadens 4 et Vauruz, sans rencontrer dans ce trajet 5 aucun ennemi. Il apprit à Oron que les Lombards s’étaient retirés du côté de Genève 6 , et que la cité de Lausanne se trouvait dépourvue de gens de guerre et abandonnée à elle-même. Ces informations déterminèrent le comte à tenter contre cette ville un coup de main qui ne lui réussit que trop bien 7 . Le peuple /340/ des campagnes, à plusieurs lieues à la ronde, avait cherché un refuge dans l’enceinte de ses murailles, avec ses effets les plus précieux, dans l’espoir que la religieuse piété des troupes victorieuses et le respect dont elles avaient jusqu’alors fait profession pour l’Eglise de Notre-Dame, mère de celles de Berne et de Fribourg, les préserveraient de tout outrage et de tout danger 1 . Mais cet espoir fut cruellement trompé, et les malheureux habitants n’échappèrent point au sort qui les avait épargnés deux fois pendant cette guerre désastreuse 2 .
Le mercredi 26 juin, le comte de Gruyères, débouchant par les bois du Jorat à la tête de ses bandes armées parut inopinément aux portes de Lausanne. Les habitants, s’imaginant que ces bandes étaient suivies de toute l’armée victorieuse des Allemands 3 , furent frappés d’épouvante et ne /341/ songèrent même pas à opposer la moindre résistance à l’ennemi, qui se répandit dans la ville, où il commença à se livrer au pillage et à la dévastation 1 . En même temps le comte, qui ne cherchait qu’à s’indemniser des frais de la campagne, frappait la ville d’une contribution en vaisselle d’argent, draperie, toiles, denrées, etc., et se faisait compter, en outre, une somme de cent écus d’or en numéraire 2 .
Aussitôt que les Bernois eurent appris à Moudon cette expédition du comte de Gruyères, ils envoyèrent en toute hâte à Lausanne des commissaires accompagnés d’une partie de leurs troupes, sous prétexte de protéger les églises et les couvents. Cette avant-garde entra à Lausanne le jeudi 27 juin 3 , pendant que le comte, qui avait jugé plus prudent de ne pas attendre les commissaires, en sortait par une autre porte, suivi de ses gens, traînant à leur suite une longue file de chariots chargés des dépouilles de cette malheureuse ville 4 . /342/
Bien loin d’être un soulagement pour les Lausannois, l’arrivée des bannières confédérées qui entrèrent le 28, mit au contraire le comble à leur ruine. Les Allemands, furieux d’avoir été prévenus dans le pillage de la ville par les Welsches du Pays-d’Enhaut et du Gessenay 1 , s’abandonnèrent à tous les actes imaginables de rapine et de dévastation, fouillant et saccageant les édifices publics et les maisons particulières et s’emparant de tout ce qui avait pu échapper à la cupidité des premiers venus. — Tous les efforts des chefs bernois pour prévenir ces excès furent impuissants. « Ils ne purent empêcher leurs propres gens de piller les églises 2 », malgré les ordres sévères transmis aux capitaines suisses par leurs supérieurs, pour qu’ils eussent à réprimer et à punir toute action sacrilège et toute profanation de cette espèce 3 . L’église cathédrale de Notre-Dame elle-même ne put être préservée de ces profanations. Des candélabres et des vases d’or et d’argent, ainsi que divers reliquaires garnis de joyaux de grand prix, disparurent du trésor de la chapelle de la Sainte-Vierge, sans qu’il fût possible de reconnaître et de saisir ceux qui s’étaient rendus coupables de ces vols sacrilèges 4 . /343/
L’église et le couvent des frères prêcheurs de la Madelaine 1 , où l’on conservait le trésor public et les archives de la ville inférieure, furent encore plus maltraités. Les Allemands y pénétrèrent en tumulte, saccagèrent l’église, pillèrent le couvent et forcèrent les arches ferrées qu’ils supposaient remplies d’argent. Ils n’y trouvèrent que les titres de propriété et les chartes de franchises et de priviléges de la communauté municipale, et pour se dédommager de leur mécompte, ils arrachèrent les cordons de soie auxquels pendaient les bulles, et les sceaux, pour en faire des aiguillettes à leurs chaussures 2 .
Le sac et le pillage de Lausanne durèrent pendant quatre ou cinq jours 3 , et le dommage fut d’autant plus considérable que, pendant les dernières semaines du séjour du duc Charles et de la régente de Savoie, les /344/ habitants de la ville et de son territoire avaient amassé d’assez fortes sommes de numéraire en vendant chèrement le reste de leurs denrées et de leurs marchandises, aux gens de guerre et aux seigneurs étrangers qui les payaient, pour ainsi dire, au poids de l’or 1 . Beaucoup de Lausannois avaient abandonné leurs demeures pour s’enfuir de l’autre côté du lac, craignant que le pillage ne fût suivi de l’incendie de la ville 2 .
C’est dans cet état de désolation et de ruine complète que les députés du duc de Savoie, de la cité et de l’évêque de Genève trouvèrent la ville de Lausanne lorsque, dans la nuit du 28 au 29 juin, ils s’y présentèrent avec un sauf-conduit 3 . Ces députés venaient en grande hâte implorer la paix à tout prix. Ils étaient chargés, en outre, de « déclarer aux Allemands que la maison de Savoie était disposée, non seulement à abandonner toute alliance avec le duc /345/ de Bourgogne, mais encore à tourner ses forces contre lui, en se joignant à eux pour envahir la Franche-Comté, afin de profiter de la déconfiture de ce prince pour l’écraser tout-à-fait 1 . »
L’impression que le message du roi Louis XI, dont on a parlé, avait produite sur les Bernois, procura aux ambassadeurs de Savoie un accueil plus favorable qu’ils n’avaient osé l’espérer. Ils obtinrent une suspension d’armes jusqu’à la Saint-Jacques prochaine, et la promesse des Allemands de renoncer à leur projet de marcher sur Genève, et de se retirer sans entreprendre de nouvelles conquêtes dans le pays-romand 2 . Au terme fixé par la convention, soit le 23 juillet suivant, les ambassadeurs de la maison de Savoie devaient se réunir à Fribourg aux députés suisses pour régler définitivement les conditions de la paix, sous la haute médiation du roi de France 3 . Après la conclusion de cet armistice avec la maison de Savoie, l’armée allemande évacua Lausanne le dimanche 30 juin et effectua sa retraite sur Berne, non sans marquer son passage par de nouveaux actes de violence et de déprédation qui ternirent l’éclat des deux victoires, dont le bruit porta d’ailleurs si haut la renommée guerrière des Suisses 4 . /346/
On aurait lieu de s’étonner du changement subit qui venait de s’opérer dans les dispositions hostiles et conquérantes des Bernois à l’égard de la Savoie, si l’on n’était pas au fait de l’étrange aventure qui, en moins de vingt-quatre heures, avait fait passer le gouvernement de cet Etat des mains de la duchesse Yolande dans celles de la faction anti-bourguignonne ou française, et livré le jeune duc Philibert et son pays aux mains ambitieuses et perfides du roi Louis XI, son oncle maternel 1 .
Depuis l’arrivée du duc de Bourgogne à Gex (23 juin), jusqu’au 27, qu’il en partit pour se rendre à St.-Claude 2 , ce prince eut de fréquentes conférences avec la duchesse de Savoie 3 . Il la pressait vivement de le suivre en Bourgogne avec ses enfants, ainsi qu’il avait été à peu près convenu entre eux avant leur séparation à Lausanne 4 .D’un autre /347/ côté, le parti piémontais, fortement appuyé par l’envoyé du duc de Milan, D. Ant. de Aplano, se prévalait de la dernière défaite du duc pour déterminer la duchesse à reprendre le chemin de ses provinces intérieures et à se livrer sans réserve aux mains du roi de France ou du duc Galeaz Sforza, son beau-frère 1 . En adoptant l’une ou l’autre de ces alternatives périlleuses, Yolande courait également le risque de se voir dépouillée du gouvernement de l’Etat et de la tutelle de ses fils, et peut-être même privée de sa liberté 2 .
Enfin la défiance insurmontable que lui inspiraient le caractère et les projets du roi, son frère 3 , parut l’emporter chez la régente sur toute autre considération; au moment où le duc Charles se préparait à retourner en Bourgogne, elle déclara publiquement « sa résolution de se retirer à St.-Claude, » dans le cas où le séjour de Gex ne lui paraîtrait plus un asile assuré pour elle et ses enfants 4 . Cette déclaration eut pour effet de redoubler les sourdes /348/ manœuvres de la faction piémontaise 1 pour lui faire changer de résolution, tandis que le parti opposé s’efforçait, au contraire, de la maintenir dans la ligne politique qu’elle avait suivie jusque là.
Le duc était bien informé des complots qui se tramaient contre lui autour de la duchesse. Il croyait avoir découvert qu’elle entretenait des intelligences secrètes avec les Suisses et qu’elle leur avait fait offrir vingt mille francs pour les décider à conclure une paix séparée avec la maison de Savoie 2 . La mollesse avec laquelle les Confédérés poursuivirent leur victoire, le confirma dans ses soupçons bien ou mal fondés, et, au moment où il allait partir de Gex, il manda au seigneur de La Marche qui se trouvait à Genève avec quelques compagnies italiennes, « d’enlever Madame de Savoie et ses enfants et de les lui amener en Bourgogne. » 3 /349/
Le duc de Bourgogne partit le jeudi 27 juin après midi, pour St.-Claude 1 . Le même jour, la duchesse de Savoie sortit du château de Gex à la nuit tombante, accompagnée de ses deux fils, le duc Philibert et Charles, prince de Piémont, et suivie d’une partie de sa maison, pour se rendre à Genève 2 . Lorsque le cortége fut arrivé au village du Grand-Sacconex, à trois quarts de lieue de la ville, il rencontra messire Olivier de La Marche, accompagné de plusieurs capitaines italiens 3 , et d’une troupe d’hommes d’armes, qui l’obligèrent à rebrousser chemin et à prendre la route de Bourgogne 4 . Le sire de La Marche se chargea d’escorter la duchesse, son fils Charles et ses deux filles aînées, et confia le jeune duc Philibert, âgé de dix ans, à la garde du capitaine Ludovic Tagliant, l’un des principaux officiers dans l’armée du duc de Bourgogne, dont il se croyait assuré, quoique ce capitaine fût né sujet de la maison de Savoie 5 . /350/
Ce dernier, trahissant son maître et son bienfaiteur, profita de la confusion occasionnée par ce coup de main et de la profonde obscurité de la nuit, (il était dix heures du soir), pour relâcher son prisonnier et le livrer aux sires de La Forêt et de Menthon, qui le cachèrent jusqu’au jour dans un champ de blé et le menèrent à Genève dont les portes se refermèrent sur eux 1 .
Pendant ce temps la duchesse Yolande, sa mère, portée en croupe par son conducteur trop confiant, continuait sa route vers le Jura, par une nuit obscure, passait à deux heures du matin le col de Faucille, traversait au point du jour la vallée de Mijoux, et arrivait à l’abbaye de St.-Claude, où elle trouva le duc de Bourgogne; « qui fit très-mauvaise chère à toute la compagnie, et principalement à moi, messire Olivier, pour ce que je n’avais point amené le petit duc de Savoie 2 ». Il est certain que la /351/ fuite de ce prince mineur frustrait le duc Charles de tous les avantages qu’il s’était promis de son entreprise et compromettait tous les plans que, dans son indomptable énergie, il formait déjà afin de rentrer promptement en campagne 1 , et empêcher le roi Louis de profiter de sa dernière déconfiture pour se rendre maître de la Savoie et de toutes les communications entre la Bourgogne et l’Italie par les Alpes 2 . De St.-Claude la duchesse de Savoie suivit le duc à Salins, d’où il la fit conduire au château de Rochefort, puis au château de Rouvre, près de Dijon, où il la retint pendant trois mois dans une captivité fort douce.
La nouvelle de l’enlèvement de la régente et de ses fils avait produit à Genève un tumulte effroyable. L’évêque Jean-Louis de Savoie s’était mis à la poursuite des ravisseurs, et pendant ce temps, sous le prétexte de venger l’injure faite à sa souveraine, le peuple était tombé à l’improviste sur les gendarmes italiens de l’armée du duc de Bourgogne, logés dans les hôtels de la ville et dans ses environs 3 . Tous ceux /352/ qu’on put saisir, furent pillés, assommés ou précipités dans le Rhône. Les officiers dépouillés de leurs chevaux, de leur argent et de leurs effets, n’eurent la vie sauve que par l’intervention de l’envoyé du duc de Milan, qui les prit sous sa protection 1 . La fureur des Genevois se porta principalement sur les gens de guerre de la brigade de messire Olivier de La Marche, qui attendaient à Genève de nouveaux ordres du duc de Bourgogne. Néanmoins, dans la confusion et l’obscurité de la nuit, ni les gens du prince de Tarente 2 , ni les propres gardes de la duchesse de Savoie n’échappèrent au pillage et aux mauvais traitements infligés aux Lombards 3 . L’évêque de Genève déclara de bonne prise tous ceux qui s’étaient enfuis dans les champs; traqués pendant plusieurs jours comme des bêtes fauves par ses gens, on en prit plus de deux cents, qui furent tués ou noyés dans le Rhône sans miséricorde 4 .
L’évêque de Genève, Jean-Louis de Savoie, paraît avoir /353/ été poussé à ces atroces représailles par son favori Montchenu, commandeur de St.-Antoine de Revel, qu’on appelait M. de Ranvers. Cet homme était secrètement vendu au roi Louis XI 1 . Le prélat croyait, sans doute, donner ainsi des gages de ses nouvelles dispositions, soit aux Suisses, vers lesquels il envoyait des ambassadeurs, soit au roi de France, auquel il avait dépêché M. de Ranvers pour lui annoncer l’enlèvement de la régente de Savoie, sa sœur, et la délivrance du jeune duc Philibert 2 .
En apprenant à Lyon la défaite du duc de Bourgogne devant Morat 3 , Louis XI avait immédiatement fait avancer sur les frontières de la Savoie son armée, qu’il avait concentrée aux environs de Grenoble, et lorsqu’il fut informé de la captivité de la régente, le Bâtard de Bourbon, amiral de France, et le seigneur du Lude, gouverneur du Dauphiné, se rendirent de sa part à Chambéry 4 et à Genève, pour traiter avec l’évêque Jean-Louis de Savoie et appuyer les négociations /354/ que celui-ci avait déjà entamées avec les Suisses 1 . Après la conclusion de la trève faite à Lausanne, le duc Philibert fut mené à Chambéry par l’évêque de Genève, son oncle paternel 2 .
Dans ces entrefaites les Etats généraux assemblés en toute hâte à Chambéry s’étaient mis sous la sauvegarde du roi de France, et avaient pourvu provisoirement au gouvernement des provinces en donnant le commandement de la Savoie à messire Gabriel de Seyssel, seigneur d’Aix, et celui du Piémont à Louis, comte de La Chambre 3 . Mais Louis XI abusant de la détresse où ses intrigues avaient réduit la Savoie, et appuyant ses exigences par une puissante armée, se fit livrer le jeune duc Philibert et son frère Jacques-Louis de Savoie, ainsi que les forteresses de Chambéry et de Montmélian, clefs du pays 4 . Pour prix de leur lâche condescendance aux ambitieuses volontés du roi, l’évêque de Genève reçut de ses mains le gouvernement des Etats de la maison de Savoie situés en deçà des monts, tandis que /355/ Philippe, comte de Bresse, fut investi du commandement en Piémont 1 . Quant à la personne du duc Philibert et de son petit frère, le roi les remit en garde à messire Philibert de Grolée, seigneur d’Illins, qui conduisit les deux princes dans son château en Dauphiné 2 .
Tel était le déplorable état de la Savoie et du pays de Vaud lorsque les conférences générales pour le rétablissement définitif de la paix, s’ouvrirent à Fribourg, le 25 juillet 1476 3 .
XI.
LE CONGRÈS DE FRIBOURG. OCCUPATION DU PAYS-ROMAND PAR LES SUISSES.
Août 1476. — Mars 1478.
Le congrès de Fribourg offrit le spectacle singulier d’une paix conclue sous la médiation des mêmes puissances qui s’étaient montrées les plus ardentes à susciter la guerre et à la soudoyer et qui, maintenant que leur but principal était atteint par la double déconfiture du duc de Bourgogne, usaient de toute leur influence pour dérober au vainqueur le fruit de ses victoires.
L’ambassade du roi Louis XI était nombreuse et brillante, comme il convenait au rôle de médiateur ou plutôt d’arbitre suprême que le monarque s’était attribué. Elle se composait des personnages suivants: Louis, Bâtard de Bourbon, amiral de France, chef de l’ambassade; Jost de Sillinen, administrateur de l’évêché de Grenoble; Gatien Faure, président du parlement de Toulouse; messire Guillaume de Cerisay et maître Boudet, secrétaire du roi 1 . Le duc de /357/ Lorraine, Réné II, parut accompagné du comte Philippe de Linange 1 . L’archiduc Sigismond d’Autriche fut représenté au congrès par son grand-maréchal, Marcuard de Schellenberg, et les chevaliers Guillaume Herter, Jean de Rhinach, et Ant. de Geissberg 2 . Les évêques et les villes de Strasbourg et de Bâle; celles de Colmar et de Schélestadt y envoyèrent également des députés, ainsi que tous les cantons et les pays alliés de la ligue helvétique, y compris l’évêque de Sion et les dixains du Haut-Valais 3 . Le comte Louis de Gruyères prit dans cette assemblée solennelle une place honorable, qui le releva, jusqu’à un certain point, aux yeux de ses compatriotes de la responsabilité des excès commis à Lausanne par ses gens 4 .
Les vaincus se présentèrent au congrès dans une attitude plus réservée et plus modeste. L’évêque de Genève, Jean-Louis de Savoie, accompagné d’une suite assez nombreuse de clercs et de vassaux, arriva à Fribourg, suivi d’une députation des trois Etats de Savoie 5 . Les Etats du pays de /358/ Vaud y députèrent, de leur côté, François de Billens, bailli de Vaud qui fut assisté de messires Humbert Cerjat, seigneur de Combremont, Humbert de La Molière, seigneur de Font, Jacques de Glane, seigneur de Cugy, et du procureur de Vaud. L’évêque de Sagone, Dominique de Borceriis, suffragant du cardinal de La Rovère, évêque titulaire de Lausanne, y parut aussi au nom de l’évêché et du chapitre de Notre-Dame 1 . Enfin, les Genevois envoyèrent également une députation chargée de débattre les intérêts de leur ville, fortement compromise par la rancune que lui portaient les Bernois 2 .
On doit remarquer l’absence à ce congrès des envoyés de l’empereur Frédéric, qui, comme suzerain féodal du duc de Savoie qui était mineur, (car il n’avait que 10 ans), lui devait aide et appui avant tout autre souverain; d’autant plus que la duchesse Yolande, mère de ce jeune prince, avait tout récemment réclamé officiellement la protection de ce monarque contre les entreprises hostiles des Bernois et des Fribourgeois 3 . Les recès de cette Diète ne font, non plus, aucune mention de la présence de l’évêque de Forli, légat du pape, résidant à Bâle.
Les députés de Berne 4 , tant en leur nom qu’au nom des /359/ autres cantons suisses et de la ville de Fribourg, ouvrirent les conférences par une longue et fastidieuse récapitulation de leurs griefs prétendus contre la maison de Savoie et le comte de Romont, accompagnée de récriminations, dont la violence ne témoignait guères en faveur de la magnanimité des vainqueurs 1 . Ces griefs étaient absolument les mêmes que ceux que les Bernois avaient allégués dans la déclaration de guerre de l’année précédente 2 et dont nous avons fait voir le peu de solidité. Ils concluaient en demandant comme indemnité des frais de la guerre: 1o L’abandon du pays de Vaud avec toutes ses dépendances; 2o La cession de la ville de Genève et de son territoire; 3o Enfin les districts dont ils s’étaient emparés dans le Chablais et le Bas-Valais 3 .
Les plénipotentiaires de Savoie et de Vaud ne jugèrent point à propos de réfuter de nouveau les allégations des Bernois; ils se contentèrent de rejeter toute la faute sur /360/ la régente et sur ses conseillers qui avaient entraîné cette princesse dans une voie désastreuse, et se déclaraient prêts à faire de grands sacrifices pour avoir la paix 1 . Tout leur espoir était dans l’appui qu’ils attendaient du roi de France, qui, maître absolu de la Savoie, sous le nom du jeune duc, son neveu, se montrait résolu à empêcher tout démembrement des Etats de sa maison 2 .
Berne put bientôt s’apercevoir que l’amiral de France avait reçu à cet égard des instructions positives du roi, son maître, et que ses prétentions rencontreraient de ce côté une forte opposition. Les députés Bernois essayèrent de rompre en visière à l’amiral en lui déclarant « que le roi était certainement le maître de donner à ses ambassadeurs toutes les instructions qu’il lui plaisait; mais que, de leur côté, ils étaient libres d’y avoir égard ou non et d’agir comme bon leur semblerait 3 ». Cependant comme ils ne se sentaient pas soutenus dans leurs prétentions ambitieuses par les députés des autres cantons, qui se montraient au contraire disposés à accéder aux vues du roi de France, les Bernois furent obligés, bon gré mal gré, de se /361/ soumettre à l’arbitrage proposé par les plénipotentiaires français 1 .
Les arbitres nommés et agréés de part et d’autre furent Louis de Bourbon, amiral de France; Réné II, duc de Lorraine, que ses propres malheurs rendaient sensible à ceux du jeune duc Philibert; le comte Louis de Gruyères, l’un des grands vassaux de la couronne de Savoie; enfin, le chevalier Guillaume Herter, de Hertneck, député de l’archiduc 2 . Le choix de ces arbitres parut témoigner des dispositions bienveillantes qui existaient en faveur des vaincus; néanmoins le résultat ne répondit qu’en partie aux légitimes espérances qu’on avait en eux. Quoi qu’il en soit, après 19 jours de pourparlers, soit le 12 août 1476 3 , les conditions de la paix entre la maison de Savoie et les cantons suisses furent arrêtées par une convention portant ce qui suit:
1o Berne et Fribourg garderont à perpétuité pour eux et leurs confédérés, les villes, châteaux et territoires qu’ils occupent dans la terre romande, savoir: Morat, Illens, Everdes et Cerlier sur le lac de Bienne, avec les quatre /362/ mandements d’Aigle, d’Ollon, de Bex et des Ormonts, dans le Chablais 1 .
2o Les seigneuries, bourgs et châteaux d’Orbe, Echallens, Montagny-le-Corboz et Grandson, appartenants à la maison de Châlons, vassale du duc de Bourgogne, resteront également aux villes de Berne et de Fribourg par indivis avec les sept cantons 2 .
3o Les autres districts de la terre romande, appelée Pays de Vaud, seront restitués au duc Philibert de Savoie aussitôt qu’il aura effectué le payement de cinquante mille florins du Rhin (gouldes), stipulés par les arbitres en faveur des Confédérés, pour les frais de la guerre 3 . En attendant le pays de Vaud, tout entier, restera occupé par les Bernois et les Fribourgeois, comme gage de cette indemnité 4 . /363/
4o Cette restitution aura lien sous la condition expresse que la baronnie de Vaud, réunie à la couronne ducale de Savoie, ne pourra être rendue au comte Jacques de Romont, ni gouvernée par un autre prince que par le duc régnant 1 .
5o A l’égard de Genève, l’obligation de vingt-huit mille écus, contractée par cette ville l’année précédente, pour prix de sa rançon, fut maintenue en faveur des Confédérés, qui exigèrent des cautions ou des ôtages et accordèrent aux Genevois des termes pour l’acquittement de cette somme 2 .
6o Enfin, et sans avoir égard aux légitimes réclamations que la maison de Savoie aurait pu élever contre les Fribourgeois pour avoir pris les armes contre leur suzerain et pillé son territoire, le duc de Savoie fut tout de même condamné à rembourser aux premiers les vingt-six mille six cents florins du Rhin, formant le solde de quarante mille gouldes que le feu duc Louis s’était engagé à payer pour prix de l’acquisition de Fribourg abandonnée à elle-même par l’Autriche 3 .
Une dernière clause stipulant que la maison de Savoie serait tenue d’indemniser les particuliers, suisses ou /364/ allemands, qui avaient essuyé des pertes pendant la guerre 1 , ouvrit la porte aux réclamations de divers marchands étrangers, dont Berne et Fribourg soutinrent les prétentions par la menace et la terreur de leurs armes, ainsi qu’on le fera voir dans l’épisode suivant 2 .
La dureté des conditions imposées par le traité de Fribourg à la maison de Savoie prouve que le but du roi Louis XI était bien moins de sauvegarder l’intégrité des Etats du duc Philibert, son neveu, que de donner une autre direction aux entreprises guerrières des Suisses et de les déterminer à se jeter dans la Franche-Comté pour achever d’écraser le duc de Bourgogne, sans donner à celui-ci le temps de réunir les débris de son armée battue à Morat, et de faire de nouvelles levées de troupes dans les Pays-Bas 3 . Quoi qu’il en soit, le traité de Fribourg, loin d’établir une paix sincère et durable entre la Savoie et ses dangereux voisins, ne fit qu’entretenir entr’eux une guerre sourde, /365/ jusqu’au moment où Berne et Fribourg, se prévalant des positions importantes que ce traité leur avait livrées au cœur du pays, s’emparèrent définitivement, en 1536, de la patrie de Vaud, dont ils ne cessaient de convoiter la possession entière depuis la guerre de Bourgogne 1 .
Pendant plus de dix-huit mois 2 le pays-romand tout entier resta au pouvoir des Bernois et des Fribourgeois, et fut gouverné au nom des Confédérés et à leur profit par messire François de Billens, que ces deux villes avaient confirmé dans la charge de bailli de Vaud, ainsi que les châtelains qui lui étaient subordonnés 3 .
Dans l’entrefaite, Yolande, duchesse de Savoie, était toujours retenue au château de Rouvre en Bourgogne, « où il n’y avait que peu de garde, et où ses conseillers les plus intimes, ainsi que plusieurs seigneurs de la Savoie et du Piémont, la visitaient librement. » Ces facilités furent mises à profit pour concerter les moyens de procurer sa délivrance, et pour préparer les voies à sa rentrée dans les Etats de son fils 4 . A cet effet elle envoya successivement vers le roi de /366/ France, son secrétaire Cavoretto et Rivarola, son maître-d’hôtel, « pour ménager sa réconciliation avec son frère, et pour le supplier qu’il la retirât 1 . » En même temps les Etats de Savoie, qui désiraient ardemment le retour de la régente et la retraite des troupes françaises qui occupaient Chambéry, avaient dépêché à Lyon, où Louis XI séjournait encore, une ambassade à la tête de laquelle se trouvait messire Gabriel de Seyssel, seigneur d’Aix 2 . Ces démarches eurent tout le succès désiré. La duchesse fut enlevée par surprise du château de Rouvre, vers la fin de septembre, et conduite auprès du roi au Plessis-les-Tours, où lui-même venait d’arriver 3 .
La réconciliation du roi Louis avec sa sœur fut cimentée par des promesses réciproques, datées du 2 novembre. La duchesse renonça à l’alliance du duc de Bourgogne et le roi s’engagea par contre à défendre sa sœur et à la soutenir, elle et son fils contre ce prince, « et contre toute personne qui voudrait la troubler en la jouisance, autorité et /367/ gouvernement des pays de Savoie et de Piémont 1 . » « Après cela Yolande prit congé du roi, qui la fit conduire jusqu’à Chambéry, (où elle arriva vers la fin de novembre), et lui fit rendre ses enfants et toutes ses places et bagues, et tout ce qui lui appartenait 2 . »
Les Etats de Savoie, convoqués à Chambéry 3 , déférèrent de nouveau à la duchesse la régence et la tutelle du jeune duc Philibert, son fils. L’évêque de Genève, Jean-Louis de Savoie, résigna spontanément entre les mains de sa belle-sœur l’autorité dont le roi l’avait investi. Quant au comte Philippe de Bresse, gouverneur du Piémont, il fit plus de difficultés pour se démettre de ces hautes fonctions; mais il finit cependant par suivre l’exemple de l’évêque, son frère 4 .
Dès que la duchesse de Savoie fut rentrée dans la plénitude de l’autorité souveraine, elle se voua entièrement au rétablissement de l’ordre dans l’Etat 5 , et à la réparation des maux engendrés par le double fléau de la guerre et des factions. Son principal souci était de hâter le recouvrement /368/ du pays de Vaud occupé par les Bernois et les Fribourgeois. Elle s’était rencontrée au Plessis-les-Tours avec la grande ambassade des héros suisses, vainqueurs à Grandson et à Morat. Elle avait cherché à leur persuader de mettre le passé en oubli, et de se relâcher des conditions rigoureuses imposées à la Savoie par le traité de Fribourg 1 . Mais cela n’empêcha pas les ambassadeurs d’insister fortement auprès du roi, son frère, pour qu’il fît ratifier ce traité par les Etats de Chambéry et de Turin, et se portât garant de son exécution 2 .
Le vide du trésor ducal, l’absence de tout système de crédit public et la détresse des provinces, ruinées par la guerre et l’entretien des troupes étrangères, tout concourait à mettre la Savoie dans l’impossibilité presque absolue de réunir l’argent nécessaire pour effectuer le rachat du pays-romand. Les banquiers italiens, vulgairement appelés Lombards, établis à Genève et à Lyon 3 , ne prêtaient leur argent que sur gages et à un taux usuraire. La duchesse de Savoie, ainsi que la comtesse de Genevois, sa belle-sœur 4 , sollicitées par la ville de Genève « de la secourir dans cette nécessité », avaient déjà livré tous leurs joyaux 5 aux /369/ Genevois, pour les aider à acquitter l’obligation de vingt-quatre mille florins du Rhin qu’ils devaient aux Suisses pour leur rançon.
Plusieurs troupes de jeunes gens des cantons forestiers, organisés en corps-francs, sous le nom de compagnons de la joyeuse vie 1 , s’étaient avancés tumultueusement jusqu’à Berne et à Fribourg, en se plaignant de ce que l’argent de Genève et des autres villes mises à contribution tardait trop à venir, et en menaçant le pays-romand d’une nouvelle irruption, si on ne leur livrait pas cet argent sur-le-champ 2 . Une diète générale fut promptement assemblée à Fribourg, et on avertit l’évêque et les magistrats de Genève du danger qui les menaçait. Ceux-ci envoyèrent en toute diligence leurs députés à Fribourg 3 , où l’on arrêta avec les chefs des corps-francs, qu’à défaut de numéraire, ils se contenteraient des bijoux de la duchesse et de sa belle-sœur et de huit ôtages, qui furent conduits dans le canton /370/ d’Uri. Genève dut en outre payer aux compagnons de la joyeuse vie deux florins du Rhin par tête, et leur donner quatre tonneaux de vin pour leur départ 1 . Cependant, peu de temps après, Berne et Fribourg ayant emprunté à Bâle et à Strasbourg onze mille gouldes pour le compte des Genevois, ces villes retirèrent des mains des petits cantons les joyaux de Savoie et les ôtages qui furent ramenés à Fribourg 2 .
Dans ces entrefaites, la mort tragique du duc Charles, tué devant Nancy, la veille du jour des Rois, (5 janvier 1477), avait profondément modifié les dispositions réciproques des partis qui s’étaient formés pendant la guerre. Le roi de France, n’ayant plus rien à craindre, ni aucun motif de dissimuler ses vues et son mauvais vouloir à l’égard des Confédérés, ne cherchait qu’à éluder ses engagements vis-à-vis d’eux 3 . En Suisse, l’esprit des gouvernements était tourné vers la paix, et le parti bourguignon avait repris partout /371/ son ancien ascendant, depuis que Louis XI s’était emparé de la Franche-Comté, dont les Confédérés revendiquaient la possession pour eux-mêmes 1 . Les cantons orientaux, peu jaloux de seconder les plans d’agrandissement des Bernois 2 , insistaient fortement pour qu’on hâtât le réglement définitif des affaires de Savoie. Au mois d’avril des conférences s’ouvrirent, à cet effet, dans la ville d’Annecy, entre les conseillers de la régente et les députés suisses 3 . Philippe, seigneur de Rothelin, fils du margrave Rodolphe, comte de Neuchâtel, et le comte Louis de Gruyères, se présentèrent à la conférence en qualité de médiateurs officieux 4 . Après huit jours de débats animés, quelques adoucissements importants furent apportés aux articles du traité de Fribourg 5 . On convint, en premier lieu, sous réserve de ratification par les cantons, que Cudrefin et Grandcour seraient rendus au /372/ duc Philibert, et, en second lien, qu’à l’exception des terres définitivement adjugées aux Bernois et aux Fribourgeois par ce traité 1 , le restant du pays de Vaud pourrait être racheté et libéré de l’occupation allemande au moyen du payement de la moitié de la somme de cinquante mille florins du Rhin, imposée à la maison de Savoie pour les frais de la guerre; l’autre moitié devant être payée dans des termes dont on conviendrait plus tard.
Ces nouvelles conventions furent solennellement ratifiées à la diète de Lucerne, (25 mai 1477), par la majorité des cantons, non sans soulever quelques réclamations et sans exciter les regrets des députés de Berne 2 ; mais la Savoie n’ayant pu parvenir assez tôt à réunir l’argent nécessaire pour acquitter les 25,000 gouldes exigés pour la restitution du pays de Vaud, les choses restèrent sur le même pied jusqu’au commencement de l’année suivante.
En attendant la ville de Fribourg obtint, par l’intervention active de Berne 3 , son entière émancipation de la suzeraineté de la maison de Savoie 4 . Cette émancipation ne coûta /373/ aux Fribourgeois que 7,600 gouldes, payés en déduction du capital principal de 25,600 qui étaient encore dus à cette ville 1 . Cet acte solennel s’accomplit à Berne, le 23 août 1477, par les plénipotentiaires de la régente et du duc Philibert, savoir: messires Urbain de Chevron-Villette, abbé de Tamié et Protonotaire apostolique; Bernard, seigneur de Menthon; Bertrand de Dérée, président de Genevois et trois autres députés 2 , qui relevèrent les Fribourgeois de leur serment de fidélité 3 . En même temps les anciennes alliances entre la maison de Savoie et Berne furent renouvelées, en y comprenant Fribourg comme Etat libre et indépendant. Cette alliance fut proclamée dans la première de ces villes le 28 du même mois 4 .
Quant au Valais, une suspension d’armes arrêtée aux conférences d’Annecy (en avril), jusqu’à la Saint-Michel, (29 /374/ septembre suivant) (1477) 1 , avait mis un terme aux conquêtes de l’évêque de Sion, Walther de Supersax, et des Hauts-Valaisans qui, pendant la guerre, s’étaient assujettis tout le Valais savoyard jusqu’à St.-Maurice 2 , et même une partie du pays de Gavot (Chablais supérieur), dont ils avaient brûlé les châteaux et rançonné les villes et les bourgs jusques au delà de Thonon 3 . Cette trève fut suivie d’un traité de paix, en date du 31 novembre 1477, conclu pour 15 ans, sous l’arbitrage de Berne, par suite duquel les mandements de Monthey, de Vouvry et tous les territoires que les Valaisans avaient occupés au delà, du côté de Genève, furent restitués à la maison de Savoie 4 .
Enfin Jean-Louis de Savoie, évêque de Genève, défenseur courageux et ardent des droits de son église et des libertés de la cité, même contre sa propre maison 5 , fit, avec les villes de Berne et de Fribourg, un traité séparé de combourgeoisie, dont le principal objet était de régler les rapports commerciaux concernant la fréquentation des foires /375/ de Genève, et de nommer des arbitres pour juger les différends qui, à l’avenir, pourraient s’élever entre les parties contractantes 1 . Dans ce traité, daté de Berne, du 14 novembre 1477, étaient compris la ville et les citoyens de Genève, ainsi que tous les ressortissants des terres épiscopales 2 . Sa durée fut néanmoins limitée à celle de la vie de l’évêque Jean-Louis de Savoie qui mourut à Turin le 4 juillet 1482 3 .
Ces divers traités, conclus par Berne et Fribourg au nom des Confédérés, avaient besoin d’être sanctionnés par les autres cantons. Cette sanction fut solennellement accordée dans le congrès général qui s’ouvrit à Zurich dès les premiers jours de janvier 1478 4 , et qui termina la guerre de Bourgogne tant en deçà du Jura qu’au delà 5 . Moins d’un mois après, le 21 février, la régente de Savoie faisait verser à Berne, entre les mains des commissaires délégués à cet effet par la diète, 25,000 gouldes ou florins du Rhin, et en recevait quittance en bonne forme 6 . Quant aux 25,000 gouldes restants sur la somme totale de 50,000 /376/ gouldes stipulés pour le rachat du pays de Vaud, les députés accordèrent un nouveau terme d’une année, à compter du jour de Pâques suivant; en se réservant, à défaut de payement dans le délai fixé, d’occuper de rechef en tout ou en partie les territoires rétrocédés à la Savoie 1 .
En même temps le pays-romand fut remis par les commissaires allemands aux plénipotentiaires savoisiens et vaudois, savoir messires Urbain de Chevron-Villette, Humbert Cerjat et autres, chargés par la régente de prendre possession du pays 2 . C’est ainsi qu’après plus de vingt mois d’occupation allemande le pays-romand rentra sous la domination du jeune duc Philibert Ier, à l’exception des districts, villes et châteaux dont l’abandon définitif avait été imposé à la maison de Savoie par le congrès de Fribourg 3 .
La duchesse Yolande, régente de Savoie, avait à peine vu la fin des troubles et des calamités sans nombre dont l’ambition des souverains limitrophes et la turbulence des /377/ Suisses 1 avaient rempli son règne de plus de 16 ans, que courbée sous le poids, non de l’âge, mais des soucis et des peines de tout genre, elle mourut au château de Montcaprel, dans le Verceillés, le samedi 29 août 1478, âgée d’environ 45 ans 2 . La mort prématurée de cette princesse, qui, aux vertus privées de mère d’une nombreuse famille 3 , joignait un grand sens et une énergie virile 4 , replongea la Savoie dans l’anarchie des factions. Le jeune duc Philibert, âgé de 14 ans, retomba sous la main du roi de France, Louis XI, et ne survécut que trois ans à la régente, sa mère 5 .
Cependant la possession des seigneuries conquises sur la maison de Châlons et le comte de Romont dans le pays-romand, donna lieu à de longues et sérieuses contestations entre Berne et Fribourg d’une part, et les huit cantons orientaux de l’autre. Ceux-ci prétendaient avoir une part dans la souveraineté et les revenus de ces seigneuries, dont Berne et Fribourg avaient joui jusque là sans partage, tandis que ces deux villes soutenaient que les autres /378/ cantons étaient amplement indemnisés pour les secours qu’ils leur avaient donnés dans les fameuses journées de Grandson et de Morat, par l’immense butin conquis sur le duc de Bourgogne dont ils avaient eu leur part, ainsi que des dépouilles des villes et des châteaux du pays de Vaud et des contributions de guerre payées par la Savoie et par les cités de Genève et de Lausanne 1 . Après trois ans de débats qui, plus d’une fois, faillirent dégénérer en rupture ouverte entre les deux partis, on convint de remettre la décision du différend à un arbitrage 2 . Les arbitres nommés d’un commun accord à la conférence de Willisau (8 octobre 1483), s’assemblèrent à Béro-Münster en Argovie, et prononcèrent, le samedi 29 mai 1484, que les places conquises dans le pays-romand resteraient à perpétuité aux deux villes de Berne et de Fribourg, moyennant une somme de vingt mille gouldes qu’elles paieraient aux huit cantons 3 . /379/
Berne s’étant entendue ensuite avec Fribourg, garda pour elle seule Cerlier et les quatre mandements d’Aigle, d’Ollon, de Bex et des Ormonts, et céda, par contre, aux Fribourgeois les seigneuries d’Illens et d’Everdes, situées dans leur voisinage 1 . Les autres seigneuries formèrent les trois bailliages médiats de Morat, de Grandson et d’Orbe ou d’Echallens, gouvernés en commun par les deux villes 2 .
Dans ces entrefaites le comte de Romont, le prince d’Orange, le sire de Château-Guyon et la maison de La Baume avaient fait auprès des Suisses diverses démarches pour recouvrer les domaines qui leur avaient été enlevés dans le pays-romand pendant la guerre de Bourgogne. Au moment où s’ouvrirent les conférences tenues à Annecy pour la restitution de ce pays (avril 1477), Jacques de /380/ Savoie 1 « assuré de la prud’homie et diligence de ses très-chers et bien-aimés, les seigneurs Nicod, baron de La Sarra; Jean, sire d’Estavayer, son écuyer; Amédé de Gingins, sire de Belmont; Humbert Cerjat, seigneur de Combremont, et Humbert de La Molière, seigneur de Font; leur donna charge, pouvoir et commission, de traiter et pacifier, promettre et accorder avec messieurs de Berne et de Fribourg, pour le recouvrement des terres et seigneuries à lui enlevées 2 . » Mais cette démarche paraît être restée sans résultat; elle ne servit qu’à mettre au grand jour l’attachement que la noblesse vaudoise portait au comte de Romont 3 .
Par le traité d’Arras, conclu le 23 décembre 1482 entre l’archiduc Maximilien et le roi de France, Louis XI avait promis son concours au comte de Romont ainsi qu’aux autres seigneurs du parti bourguignon, pour le recouvrement des domaines qui leur avaient été enlevés par les Suisses 4 . /381/ Se confiant dans cette promesse, Jacques de Savoie, secondé par ses frères, Philippe, comte de Bresse, et Janus, comte de Genevois, fit demander aux Bernois et Fribourgeois un sauf-conduit pour venir lui-même traiter avec les Confédérés de la restitution de sa baronnie de Vaud 1 . Mais Berne refusa péremptoirement d’accorder le sauf-conduit, se fondant sur l’exclusion prononcée par l’amiral de France et les autres médiateurs du traité de Fribourg, en 1476 2 . Frustré une seconde fois dans son espérance, Jacques de Savoie, proscrit de son apanage par la jalouse ambition de ses voisins qui convoitaient la possession de son héritage paternel 3 , termina sur la terre étrangère une carrière remplie de glorieux faits d’armes, mais en même temps pleine d’agitations et de mécomptes 1 . /382/
La maison de Châlons n’eut pas plus de succès dans les diverses tentatives qu’elle fit vers l’an 1484 pour rentrer dans ses seigneuries du pays-romand. Hugues de Châlons, sire de Château-Guyon, avait fait quelques démarches à Berne et à Fribourg, pour racheter ses terres d’Orbe et d’Echallens. Ses propositions ayant été repoussées, il prit le parti de conclure avec ces deux villes (ao 1486) un traité de combourgeoisie, renfermant certaines conventions relatives à la libre exportation des sels de Salins, et par lequel les Fribourgeois s’engageaient à lui fournir des soldats pour la protection de ses terres de Bourgogne 1 . Plus tard, (ao 1496), le sire de Château-Guyon se rendit à Berne et à Fribourg pour renouveler ou confirmer cette combourgeoisie 2 .
Vers la même époque, Jean de Châlons, prince d’Orange, neveu du sire de Château-Guyon, entra en négociations avec Berne au sujet du recouvrement de la seigneurie de Cerlier et de la baronnie de Grandson. François de Gruyères, sire d’Oron, s’était chargé de cette négociation. Les Bernois paraissaient assez disposés à contenter le prince moyennant une somme d’argent et pourvu qu’en cas de mort sans enfants 3 , ces seigneuries retournassent sous la domination /383/ des deux villes. Ils demandaient en outre que Jean de Châlons se fît recevoir bourgeois de Berne et de Fribourg 1 . Celui-ci répondit « qu’il ne dédaignait nullement le titre de bourgeois de ces villes; mais qu’il lui semblait qu’il fut assez homme de bien pour être leur allié; qu’il est prince et vaut bien qu’on lui fasse plus de prééminence qu’à un simple ganyeur (artisan); attendu qu’à titre d’allié il les servira tant et de si bon cœur comme s’il était cent mille fois leur bourgeois 2 . » Le prince avait intéressé à sa cause la cour de France, qui avait même dépêché en Suisse un agent nommé Geisberger, pour l’appuyer (ao 1495) 3 . Mais Jean de Châlons, prince d’Orange, s’étant remarié la même année avec Philiberte de Luxembourg, qui lui donna des enfants, cette circonstance fit rompre les négociations, dont le succès était d’ailleurs compromis par la répugnance des Fribourgeois. Néanmoins dès lors il resta attaché aux deux villes, comme le prouvent deux lettres de l’année 1499, dont l’une du 12 mars est adressée par le conseil de Fribourg au sire d’Oron, et l’autre au maître-d’hôtel du prince 4 . /384/
Berne et Fribourg comprenaient trop bien l’avantage que leur procurait la possession de Morat, clef du pays-romand, de Grandson et d’Orbe, situés à l’entrée du Jura, et même d’Echallens placé au cœur de la baronnie de Vaud, pour y renoncer à aucun prix. Dès lors ces deux villes exercèrent sur ce pays une prépondérance qui balançait l’autorité précaire des ducs de Savoie. Elles devinrent les arbitres de toutes les dissensions intérieures suscitées par les factions, non-seulement à Lausanne et à Genève, mais aussi à la cour de Chambéry et à celle de Turin. Elles intervinrent dans tous les démêlés de la Savoie avec les Etats voisins 1 . La bourgeoisie des villes et le peuple des campagnes romandes s’habitua insensiblement à la domination des baillis bernois ou fribourgeois, qui administraient plusieurs districts du pays de Vaud, concurremment avec le gouverneur et les châtelains nommés par le duc de Savoie 2 . Les alliances entre la noblesse du pays et les familles patriciennes des deux villes se multiplièrent, et plusieurs gentilshommes vaudois qui avaient des fiefs dans le ressort des bailliages communs de Grandson et d’Echallens, ou qui éprouvaient le besoin d’une protection plus immédiate que celle de la cour de Turin, acquirent la /385/ bourgeoisie de Berne et de Fribourg 1 . Tout concourait ainsi à augmenter la prépondérance de ces villes dans le pays-romand, et à préparer les diverses classes à subir, sans résistance sérieuse, une nouvelle conquête de tout le pays.
XII.
SUITE DE LA GUERRE DE BOURGOGNE. LES PEAUX DE MOUTONS.
1476 - 1498.
On a vu que le traité de Fribourg avait imposé à la maison de Savoie l’obligation d’indemniser les particuliers Suisses qui pouvaient avoir éprouvé des dommages dans leur fortune pendant la durée de la guerre. Cette obligation, stipulée d’une manière générale, devint entre les mains des Confédérés un prétexte pour appuyer de tout leur pouvoir les réclamations injustes et vexatoires non-seulement de leurs propres ressortissants, mais aussi de divers trafiquants étrangers. L’intervention officieuse de Berne et de Fribourg pour prévenir ou pour réprimer les voies de fait qui accompagnaient ordinairement ces réclamations, se résuma presque constamment à procurer l’impunité aux fauteurs de ces actes de violence, et à forcer la Savoie à leur payer des indemnités usuraires 1 , que cette puissance ne pouvait solder /387/ qu’en contractant envers les deux villes médiatrices de nouvelles dettes hypothécaires sur les terres de la baronnie de Vaud 1 .
Parmi les épisodes de ce genre dont l’histoire fait mention, les circonstances relatives à la capture de quelques chariots de peaux de moutons confisqués dans les terres du comte de Romont, au préjudice de certains marchands allemands qui se rendaient aux foires de Lyon, méritent d’autant plus d’être éclaircies, que Philippe de Commines et les historiens qui ont suivi ses mémoires comme une autorité infaillible, ont soutenu que cette capture fut la cause principale de la guerre de Bourgogne 2 .
Pendant la trève conclue au mois de novembre 1475 entre le duc Charles de Bourgogne et les Suisses 3 , Amédé de Gingins, sire de Belmont, capitaine-général ou haut /388/ commandant du Chablais et du Pays de Gex, séjournait au château de Divonne 1 , appartenant à son frère aîné, messire Jacques de Gingins, conseiller du duc de Savoie 2 , où il attendait l’issue des négociations entamées pour la paix. Leur frère Pierre, sire du Châtelar, capitaine de Chillon, avait conduit à Divonne sa femme Andrée de Valpergue et les six enfants en bas âge qu’elle lui avait donnés, craignant pour sa famille le voisinage des Valaisans qui inquiétaient les frontières du Chablais Vaudois. Il s’attendait, d’un moment à l’autre, à être rappelé sous les armes pour la défense de ses propres foyers 3 , et ses prévision ne tardèrent pas à se réaliser, les hostilités ayant recommencé dès les premiers jours de l’année suivante.
Dans ces entrefaites, et tandis que les seigneurs de Gingins et leurs enfants étaient réunis an château de Divonne, dans le pays de Gex, l’hôtelier de l’auberge de l’Ange à Rolle, Etienne Bertrand, surnommé Moënoz, se présenta, le jour des Rois (Epiphanie, 6 janvier 1476) 4 , /389/ devant le sire de Belmont, et lui dénonça l’arrivée dans son hôtellerie de certains marchands allemands, dont les allures lui paraissaient suspectes, et qui menaient avec eux des marchandises renfermées dans une futaille (Bosselum), dont le poids n’était pas en rapport avec la déclaration faite par ces marchands. Il ajouta qu’aidé de son valet, nommé Jean Gressiney, il avait mis leur chariot en fourrière et retenu les conducteurs, conformément aux ordonnances concernant les marchands étrangers 1 .
La sévérité avec laquelle ces ordonnances s’observaient à l’égard des marchands allemands qui traversaient le pays de Vaud, était pleinement justifiée par le métier d’espions qu’ils faisaient en servant d’intermédiaires à la correspondance clandestine que le roi de France entretenait avec les Suisses, ennemis de la maison de Savoie 2 .
Sur la déclaration de l’hôtelier Etienne Bertrand, le sire de Belmont monta aussitôt à cheval, suivi de ses écuyers, Guillaume de Fleyer, de Divonne, et Jean Quiodi, de Montreux, et de quelques gens d’armes. Arrivé à Nyon, où le bruit de l’arrestation des marchands avait excité une certaine fermentation, causée par la haine qu’on portait aux Allemands, le capitaine-général et sa suite montèrent dans la barque du nommé Nanterme Vernier, et se firent conduire à Rolle.
Vérification faite des marchandises cachées dans les /390/ futailles saisies, on trouva qu’elles consistaient en graine de cochenille, (granis cramesinis [sic]; kermes), et en peaux de martre (zibelinis) 1 , qui évidemment étaient destinées aux foires de Lyon. Le transit, par les Etats de la maison de Savoie, des marchandises portées à ces foires, au préjudice de celles de Genève, n’avait été accordé aux marchands allemands, que sous diverses restrictions et moyennant l’acquit de droits plus ou moins élevés 2 . Cette concession, faite aux Bernois en temps de paix, ne pouvait plus être invoquée par ceux-ci depuis que la guerre était déclarée entre eux et la Savoie. Enfin il fut constaté que les marchands arrêtés à Rolle, et qui se donnaient pour Suisses, étaient Allemands; savoir: l’un nommé Henri Koller (Cols), bourgeois de Nuremberg, et l’autre, appelé Anselme Schüder (ou Scüder), originaire de St.-Gall 3 . L’invasion récente du pays romand par les Bernois et les Fribourgeois, et les actes de déprédation commis par eux et leurs alliés dans ce pays, autorisaient d’ailleurs les plus rigoureuses représailles de la part de la Savoie.
Les fausses déclarations et la fraude de ces marchands ayant été ainsi publiquement reconnues, le sire de Belmont /391/ prononça, au nom du duc de Savoie, la confiscation des marchandises et les fit transporter, par eau, au château de Beauregard, situé sur la rive opposée du lac, où il les remit entre les mains des officiers des gabelles du prince 1 . Quant aux marchands allemands, arrêtés sur terre de Vaud, et non pas dans le ressort du pays de Gex, où il commandait comme capitaine-général, le sire de Belmont les fit conduire sous escorte au châtelain de Romont, Aimé de Châtillon, lieutenant de messire Claude de Vergy, gouverneur de Vaud, auquel il avait dépêché depuis Rolle l’hôtelier Etienne Bertrand pour l’informer de ce qui s’était passé 2 . A Romont, les deux marchands furent mis en liberté, le sire de Châtillon ne voulant pas risquer, en les retenant prisonniers, de donner aux Fribourgeois et à leurs alliés un nouveau prétexte pour recommencer les hostilités contre la Savoie 3 .
Cependant Etienne Bertrand, le principal auteur de la capture des marchandises de ces Allemands, prétendait avoir une part de prise dans cette confiscation, et comme il insistait vivement sur ce point, le sire de Belmont le renvoya à l’évêque de Genève, Jean-Louis de Savoie, qui /392/ lui fit don d’un bon cheval de ses écuries comme récompense de sa vigilance 1 .
En intervenant dans cette affaire purement fiscale, le sire de Belmont n’avait fait que s’acquitter d’un devoir prescrit sous des peines très-graves à tous les fonctionnaires civils et militaires de l’Etat 2 . Rappelé presqu’aussitôt sur le théâtre de la guerre par la rupture de l’armistice, il se rendit depuis Beauregard à Chambéry, où se rassemblait un corps de troupes Savoisiennes destiné à se porter dans le Bas-Valais pour en chasser les Hauts-Valaisans et dégager les passages du St.-Bernard qu’ils tenaient fermés depuis l’automne précédent 3 .
Quant au seigneur du Châtelar, messire Pierre de Gingins, il n’avait point accompagné le capitaine-général, son frère, à Rolle, parce qu’il se trouvait retenu au château de Divonne par une indisposition passagère, et il n’avait pris aucune part quelconque à l’arrestation des marchands allemands 4 . Le lendemain de l’événement il se rendit à Gex, où il se mit à la tête des francs-archers de ce bailliage, et s’en fut, avec eux, rejoindre le corps du sire de Belmont dans le Bas-Valais 5 . /393/
Toutes les circonstances de cet épisode de la guerre de Bourgogne, que plusieurs historiens Suisses ont représenté à tort comme une espèce de guet-apens 1 , ont été puisées dans l’enquête judiciaire ordonnée par le duc Philibert Ier et son conseil, par lettres patentes datées du château de Montcalier, le 1er décembre 1478, sur le fait de la capture des marchandises confisquées au logis de l’Ange à Rolle en 1476 2 . /394/
Après la conclusion de la paix de Fribourg, et tandis que la question de la restitution du pays de Vaud était encore pendante entre les Confédérés et la cour de Savoie 1 , Erhard Schüderberg (Scudenberg) bourgeois et marchand de Lucerne, se disant fondé de pouvoirs de Henri Koller, de Nuremberg et de Anselme Schüder, de St.-Gall, se présenta appuyé des recommandations de son canton, devant le conseil de Savoie, résidant à Chambéry, demandant au nom de ses clients la restitution des marchandises confisquées à Rolle à leur préjudice, ou une indemnité pécuniaire 2 . Il obtint, par des moyens que la charte où nous puisons ces renseignements qualifie de déshonnêtes, un arrêt contre messire Amédé de Gingins, et contre la veuve et les enfants mineurs de son frère, Pierre, sire du Châtelar, dont nous avons raconté la mort tragique 3 .
En faisant envelopper les héritiers du seigneur du Châtelar dans cette sentence subreptice, l’agent lucernois des marchands d’Allemagne avait un but dont les conseillers ducaux ne soupçonnaient probablement pas l’iniquité. Cet agent rusé savait qu’il n’aurait aucune prise sur les /395/ propriétés du sire de Belmont, qui étaient toutes situées dans le Genevois, et par conséquent hors de ses atteintes 1 ; tandis que celles de Pierre se trouvaient, au contraire, dans le voisinage des districts conquis par les Suisses pendant la dernière guerre. Effectivement, soutenu par les Bernois, maîtres du pays d’Aigle, Erhard Schüderberg fit saisir le château et la baronnie du Châtelar, dont il prit possession (1478) en se faisant reconnaître comme seigneur ou engagiste, par le petit nombre de vassaux et de tenanciers que la terreur des Allemands n’avait pas chassés de leurs foyers 2 .
Cependant messire Amédé de Gingins, tant en son propre nom que comme tuteur des six enfants mineurs 3 de Pierre, sire du Châtelar, son frère, et d’Andrée de Valpergue, sa veuve, protesta énergiquement auprès de la régente de Savoie, Yolande de France, qui vivait encore, contre la sentence prononcée par le Sénat de Chambéry, et la saisie violente de la seigneurie du Châtelar 4 . Il exposa toutes les /396/ raisons pour lesquelles ni lui ni les héritiers de son frère ne pouvaient être rendus responsables du séquestre des marchandises en question, qui avaient été confisquées en vertu des lois prohibitives en vigueur 1 .
La Régente fit droit aux justes réclamations du seigneur de Belmont, mais il devenait difficile de faire lâcher prise aux marchands allemands, qui s’étaient mis en possession du Châtelar; d’autant plus que, sur ces entrefaites, la duchesse Yolande mourut (le 29 août 1478), et qu’après sa mort, l’influence du roi Louis XI, grand ami des Suisses, prévalut de nouveau à la cour de Savoie, pendant la minorité du jeune duc Philibert Ier, qui n’était âgé que de 12 ans, et que son gouverneur, Grolée-l’Huys, seigneur d’Illins, tenait en garde au château de la Côte-St.-André en Dauphiné 2 . Comme la principale difficulté venait de ce que les marchands s’obstinaient à envelopper le défunt chevalier, Pierre de Gingins, sire du Châtelar, dans le fait de l’enlèvement des marchandises, en donnant à ce fait une couleur qui pût légitimer la saisie des biens de ce seigneur, Andrée de Valpergue, sa veuve, et ses enfants, présentèrent une requête au conseil de régence du duc Philibert, tendant à ce quils fussent réintégrés dans la possession du Châtelar, et libérés des poursuites des marchands allemands, attendu que leur « époux et père défunt était notoirement étranger à la capture des marchandises confisquées par les officiers de Son Altesse 3 . » /397/
Ensuite de cette requête, le duc Philibert Ier. ordonna au Sénat de Chambéry, par lettres patentes datées de Montcalier, du 1er décembre 1478, de faire une enquête judiciaire sur cette confiscation. Le 12 décembre suivant, le Sénat délégua, à cet effet, maître Pierre Girardi, secrétaire ducal, pour procéder à cette enquête avant la fin du mois 1 . Le secrétaire Girardi se transporta d’abord au faubourg de St.-Gervais, à Genève, le 16 décembre, puis il se rendit, le 18, à Rolle, où l’arrestation des marchands avait eu lieu, et enfin à Nyon, où il compléta son enquête le 19 décembre, après avoir successivement entendu la déposition de dix témoins 2 . Cette enquête fit voir: 1o que l’arrestation des marchands allemands avait été faite par Etienne Bertrand, hôtelier de l’Ange, à Rolle, de la manière dont nous l’avons raconté plus haut; 2o que Messire Amédé de Gingins, capitaine-général en-deçà des monts, n’était intervenu qu’après l’arrestation des marchands, et qu’il avait ordonné le séquestre des marchandises entrées en fraude et destinées aux foires de Lyon, en vertu des lois en vigueur, et comme officier du prince. 3o Que son frère, messire Pierre, seigneur du Châtelar, était resté totalement étranger soit à l’arrestation des marchands, soit au séquestre des marchandises.
Malgré ces témoignage officiels de la légalité de la confiscation des marchandises en question et de la complète /398/ innocence du sire du Châtelar, les marchands ne se tinrent pas pour battus, et poursuivirent ses héritiers et le sire de Belmont, soit auprès des Confédérés qui les maintinrent dans la saisie du Châtelar 1 , soit auprès du conseil ducal où le parti qui y dominait alors les accueillit avec plus de faveur qu’ils ne le méritaient. Le revirement politique qui avait eu lieu depuis la mort de la régente Yolande, avait eu pour effet principal de jeter la défaveur sur tous les actes de son gouvernement et sur les personnes qui avaient joui de sa confiance 2 . Il convenait d’ailleurs à la cour de Savoie de laisser à cette réclamation son caractère privé, pour qu’elle ne devint pas une difficulté d’Etat à Etat. Ainsi, tandis que d’une part le sire de Belmont se voyait exposé, par la politique timide de sa cour, à subir une grave injustice, de l’autre les marchands avaient le pressentiment que les résultats de l’enquête les obligeraient tôt ou tard à donner main-levée de la saisie opérée sur la baronnie du Châtelar. En conséquence, ils consentirent à entrer en accommodement, et, d’un autre côté, le sire de Belmont se décida à faire un sacrifice pour retirer le patrimoine de ses neveux des mains de ces usuriers.
Une transaction fut conclue à Vigon, en Piémont, le 5 mai 1479, entre Amédé de Gingins-Belmont, au nom de /399/ ses trois neveux, d’une part, et entre Henri Koller de Nuremberg et Erhard Schüderberg (Heraldum Scuchenberch), de Lucerne d’autre part, ce dernier comme représentant d’Anselme Schuder de St.-Gall, par laquelle ceux-ci renoncèrent à toute réclamation ultérieure pour les marchandises qui leur avaient été enlevées à Rolle pendant la guerre, moyennant une indemnité de 1,400 florins du Rhin (2,916 florins de Savoie) 1 , payables dans l’année à Genève, pour sûreté de laquelle somme la seigneurie du Châtelar demeurait hypothéquée aux dits marchands, jusqu’au payement intégral. Dans le cas de non payement de la somme susdite à la Pentecôte 1480, un second délai d’une année était accordé moyennant l’intérêt exorbitant de 25 deniers gros de Savoie, par florin du Rhin de capital, c’est-à-dire en doublant la somme primitive de l’indemnité. Si au bout de ce terme fatal, la dette pour laquelle la baronnie du Châtelar se trouvait engagée n’était pas intégralement acquittée, cette baronnie avec toutes ses dépendances et ses revenus devait être adjugée de plein droit aux susdits marchands. Il fut en outre stipulé que toute difficulté qui pourrait s’élever ultérieurement entre les contractants, serait soumise au jugement du conseil ducal, résidant à Chambéry.
Cet accommodement fut fait en présence de messire Louis Provana, seigneur de Leiny; Jacques Novelli, de Montcalier, docteur en droit; Cosme de Novo, de Pignerol; Jacob /400/ de Cresco, d’Evian; Bartholomé de Lapparie, de Rivoli; et Philibert Rubin, de Genève, et stipulé par Egrège François Truchet, de Pignerol, notaire impérial en cour ducale de Savoie 1 .
Le Seigneur de Belmont fit de vains efforts pour réunir la somme d’argent stipulée dans cette dure transaction; lui-même aussi bien que ses neveux avait été ruiné par la guerre de Bourgogne, et la plupart des gentilshommes de leur parenté, soit dans le pays de Vaud, soit en Savoie, se trouvaient dans la même pénurie. La première année se passa sans qu’il pût se libérer envers les marchands d’Allemagne, et le terme fatal de la seconde année n’était pas encore écoulé quand Henri Koller trouva le moyen de se mettre à la suite d’une ambassade que les Confédérés envoyèrent au duc Philibert Ier à Chambéry, vers la fin de l’an 1480 2 , et qui avait à sa tête noble George de Stein, de Berne 3 .
Ce marchand de Nuremberg, qui avait un comptoir à Genève, se présenta quelques jours avant la fête de Noël 4 (20 décembre 1480), devant le conseil ducal, et s’y comporta avec une arrogance proportionnée à la protection que lui accordaient les envoyés Suisses. Il exigeait le payement immédiat de l’indemnité de 1,400 florins du Rhin, que messire Amédé de Gingins s’était engagé à lui payer, et en outre /401/ les intérêts du capital, ou l’expropriation définitive, à son profit, de la seigneurie du Châtelar avec toutes ses appartenances. Il alla même jusqu’à menacer le duc et son conseil 1 , en disant hautement, « que dans le cas où il ne serait pas fait droit sur-le-champ à sa demande, les Confédérés prendraient fait et cause pour lui et entreraient en armes dans le pays de Vaud, pour le mettre, lui et ses associés, en possession de cette baronnie, sans préjudice des poursuites qu’ils pourraient exercer, le cas échéant, contre le sire de Belmont 2 . »
Intimidés par ces menaces auxquelles la présence des députés Suisses semblait donner du poids 3 , et dans le but de prévenir de nouveaux scandales et de plus grands dommages 4 , les conseillers du jeune duc sommèrent le sire de Belmont de se rendre à Chambéry pour terminer cette fâcheuse affaire le plus promptement possible. Mais ce dernier n’ayant pas encore pu parvenir à se procurer l’argent nécessaire, quelque peine qu’il se donnât pour cela, ne se pressa pas d’arriver 5 .
D’un autre côté, le conseil ducal impatient de mettre fin /402/ aux menaces et à l’obsession des réclamants, rendit, en l’absence de messire Amédé de Gingins, un décret portant que si dans le terme d’un mois, expirant au 24 janvier suivant (1481), il n’avait pas satisfait les marchands en leur payant le capital de 1400 florins du Rhin, stipulé dans la convention de l’année 1479, et en outre 1600 florins de Savoie, somme à laquelle les députés Suisses avaient évalué eux-mêmes les intérêts, frais et dépends à ajouter au principal 1 , le dit Henri Koller et ses consorts demeureraient, de plein droit, en possession définitive du château et mandement du Châtelar, sous la garantie du duc de Savoie qui promettait de les maintenir dans cette possession 2 .
Dans l’intervalle, le sire de Belmont avait fait les plus grands efforts pour trouver les sommes exigées par les marchands; mais il n’avait pu ramasser que 900 florins environ. Néanmoins il se rendit à Chambéry, avant l’expiration du délai fatal, pour prévenir s’il en était encore temps, la spoliation du patrimoine de ses neveux. Il représenta énergiquement au conseil de régence 3 « que l’honneur et la sécurité de la couronne ducale demandaient qu’on ne /403/ laissât pas en des mains étrangères une place aussi importante que le château du Châtelar qui, étant situé aux frontières des Etats de Son Altesse, garantissait l’intégrité du territoire et protégeait les habitants de la patrie de Vaud contre les entreprises de voisins qui, tout récemment, s’étaient montrés les ennemis les plus acharnés de la maison de Savoie, et auxquels on ne pourrait reprendre ce château qu’avec les plus grandes difficultés, en cas de nouvelles hostilités de leur part 1 . »
Il offrit de céder au duc Philibert la seigneurie du Châtelar, et supplia ce prince, aussi bien dans l’intérêt public 2 que dans celui de sa propre famille, de se rendre lui-même acquéreur de cette seigneurie, si indispensable à la sécurité de l’Etat et si importante pour repousser toute agression hostile 3 , en complétant la somme qui lui manquait pour satisfaire aux exigences usuraires des marchands allemands, à la merci desquels il se trouvait livré par une suite de circonstances purement politiques.
La régence de Savoie, appréciant la sagesse de ces représentations, prit la détermination de désintéresser les marchands allemands, en ordonnant au trésorier Richardon de leur payer une somme ronde de cinq mille florins de Savoie, moyennant quoi ils se désistèrent de toute réclamation contre la maison de Gingins 4 . /404/
En même temps le sire de Belmont, en son nom et au nom de ses pupilles, François, Jacques, Amédé, Claude, Andriette et Louise, enfants mineurs de messire Pierre de Gingins, son frère, fit une vente et cession définitive, en faveur du duc Philibert Ier, du château et mandement du Châtelar, avec tous les droits, prééminences et revenus de cette baronnie pour le prix de trois mille et trois cents florins de Savoie, au cours de douze deniers gros le florin petit poids. Cette vente fut stipulée sans aucune réserve 1 à Chambéry le 12 de janvier 1481, indiction 14e par Georges Favery de Genève, notaire et secrétaire ducal, en présence de messires Pierre de Saint-Michel, chancelier de Savoie; Urbain de Chivron, abbé de Tamié; Gabriel de Seyssel, baron d’Aix; Philibert de Grolée, seigneur d’Illins, gouverneur du jeune duc et Pierre de Bonnivard, chevalier, seigneur de Barja, président de la chambre des comptes 2 .
L’objet principal de la cession du Châtelar au duc Philibert ayant été de retirer cette seigneurie des mains des /405/ marchands allemands, auxquels elle se trouvait malheureusement engagée, et d’ôter aux députés des Hautes-Ligues Suisses tout prétexte de s’ingérer dans la question, on n’avait guère considéré dans cette vente précipitée la valeur réelle de la terre du Châtelar. Aussi le conseil de régence « ne voulant pas que messire Amédé de Gingins et ses pupilles, pussent se dire doublement lésés par la vente de cette terre » 1 , ordonna au trésorier-général Richardon d’en faire faire une nouvelle estimation, et s’il y avait lieu, de tenir compte au seigneur de Belmont de la plus-value. Dans l’état de ruine et d’abandon où le château du Châtelar était resté depuis la guerre 2 , sa valeur ne fut estimée qu’à 1150 florins petit poids en sus du prix de 3300 florins pour lequel elle avait été vendue au duc, par cession du 12 janvier 1481. Cette cession fut confirmée sur le pied de cette nouvelle estimation, par un acte stipulé à Genève, en date du 20 janvier suivant, par André de Douvres, notaire et secrétaire ducal, en présence de messires Antoine de Pougny, vice-châtelain et Mermet Michaud, procureur fiscal de Gex; François Grossi, bourgeois de Genève et F. Verony, d’Evian 3 . Ainsi fut consommé le sacrifice imposé à Amédé de Gingins et aux /406/ jeunes orphelins de son frère Pierre, par la politique timide de la cour de Savoie, alors profondément divisée par les factions qui se disputaient le pouvoir pendant la minorité du souverain 1 .
Le duc Philibert Ier fit aussitôt prendre possession de la baronnie du Châtelar, dont les vassaux prêtèrent hommage au prince. Cette baronnie fut provisoirement annexée à la châtellenie de la Tour de Peylz. Mais ce jeune prince étant mort le 22 avril 1482 2 et son frère puiné, le duc Charles Ier, lui ayant succédé, son oncle Jean-Louis de Savoie, évêque de Genève, fut investi de nouveau du gouvernement de l’Etat en-deçà des monts 3 . Ce prélat savait mieux que personne l’injustice dont le Seigneur de Belmont et ses neveux avaient été les victimes dans l’affaire des marchands allemands; il usa de son pouvoir sur l’esprit de son neveu pour lui faire connaître toute la vérité, et détruire les préventions qu’on lui avait inspirées ainsi qu’à son prédécesseur contre les Seigneurs qui s’étaient montrés opposés à la domination française. /407/
La maison de Gingins reconquit bientôt la confiance dont elle avait joui sous le gouvernement des ducs Louis et Amédé IX et sous la régence de Yolande de France 1 . Amédé, sire de Belmont, fut rétabli dans l’exercice de ses charges de conseiller ordinaire et de chambellan du duc Charles Ier. Il usa de son crédit auprès de ce jeune prince, doué d’une sagesse précoce, pour le bien et le soulagement de son pays auquel il fut constamment dévoué. Par son entremise, la noblesse, les bonnes villes et les communes de la patrie de Vaud, sollicitèrent et obtinrent des ducs Philibert Ier et Charles Ier la confirmation de leurs franchises, libertés et bonnes coutumes, ainsi que la réduction des subsides et autres charges imposées au pays 2 . /408/
En attendant, il ne négligeait point les intérêts de ses neveux et nièces, privés de la meilleure portion de leur patrimoine par la vente forcée du Châtelar. Le duc Charles voulant les dédommager en quelque sorte de ce sacrifice, avait nommé leur oncle et tuteur, messire Amédé, châtelain de cette baronnie, par lettres patentes données à la Tour du Pin, en date du 2 janvier 1483 1 . Le 15 mars suivant, le nouveau châtelain et son vice-châtelain, François de Paleyres, furent installés en ces qualités par N. Pierre Grivelly, vice-châtelain de Vevey 2 . Tous les châtelains de la province du Chablais avaient la jouissance des revenus de leur châtellenie, sans rendre aucun compte de ces revenus; ils étaient tenus par contre de verser annuellement au trésor ducal une somme fixe de 200 florins de Savoie. Messire Amédé fut dispensé du payement annuel de cette finance, même pour l’année écoulée, par lettres de rémission du duc en date de Rivoli du 17 mars 1484 3 , « en considération, y est-il dit, des réparations coûteuses qu’exigeait le château du Châtelar dont le sire de Belmont avait déjà fait recouvrir le donjon, et en raison des dépenses qu’il était appelé à faire pour élever et entretenir les enfants de messire Pierre, son frère, mort au service de l’Etat; voulant que cette annuité de 200 florins fût consacrée à cet /409/ usage, jusqu’à nouvel ordre de Son Altesse 1 . » Ainsi, grâce aux dispositions bienfaisantes du prince, les enfants de messire Pierre de Gingins et de dame Andrée de Valpergue, purent rentrer, dès l’année 1483, dans le manoir paternel, comme usufruitiers. Le duc Charles Ier décéda, comme son frère, à la fleur de ses ans, le 13 mars 1490 2 , et Blanche de Monferrat, sa veuve, investie du titre de Régente, prit le gouvernement de l’Etat pendant la minorité de Charles Jean Amé son fils. Cette princesse acheva le grand acte de réparation, commencé par le duc Charles, son mari, en restituant aux quatre fils de messire Pierre de Gingins, la baronnie du Châtelar 3 dont une procédure /410/ inique les avait dépouillés. Cependant cette rétrocession, tout équitable qu’elle fût d’ailleurs, présentait quelques difficultés dans son exécution; d’un côté, il y aurait eu inconvenance à jeter un blâme public sur les administrations précédentes, en cassant leurs arrêts; d’un autre côté, les lois de l’Etat défendaient l’aliénation des domaines de la couronne à titre gratuit. Sans revenir sur les circonstances du procès intenté par les marchands allemands, la régente se borna, dans l’acte de restitution, à faire ressortir les motifs qui militaient en faveur de la mesure, en énumérant les services rendus à la souveraine maison de Savoie par les Seigneurs de Gingins.
Elle rappela d’abord les pertes ruineuses que la veuve et les six enfants de messire Pierre de Gingins avaient éprouvées par suite de la guerre de Bourgogne 1 , « pertes qui, est-il dit dans les lettres-patentes, ne leur étaient advenues qu’à cause du zèle et de la fidélité avec laquelle leur père et leur oncle avaient exécuté les ordres précis de leurs souverains 2 , » paroles qui sont une justification indirecte de la confiscation des marchandises enlevées à Rolle aux contrebandiers allemands pendant la guerre de 1476.
La duchesse rappelle, en outre, dans le considérant du /411/ même acte, que messire Pierre de Gingins avait été tué en résistant avec autant de courage que de vigueur aux assauts des ennemis qui saccageaient le pays 1 . Elle s’étend aussi avec une certaine complaisance sur les bons et loyaux services qu’Antoine de Gingins, sire de Divonne, avait rendus au duc Charles Ier, et qu’il lui rendait journellement à elle-même, en son conseil privé et dans l’administration de la justice 2 , de même que sur le mérite et le dévouement d’Anne de Gingins, sœur d’Antoine, qui justifiait pleinement le choix qu’elle avait fait d’elle, entre toutes les dames de sa cour, pour lui confier les fonctions élevées de gouvernante de son fils, le duc Charles Jean Amé et de Yolande Louise de Savoie, sa fille 3 . Amédé, sire de Belmont, tuteur des enfants du sire du Châtelar, venait aussi de rendre de nouveaux services à l’Etat dans trois voyages successifs faits avec Amé de Montfalcon, prieur de Ripaille (et plus tard évêque de Lausanne), comme ambassadeurs du duc Charles Ier auprès des Ligues-Helvétiques et /412/ de l’évêque de Sion, pour la remise définitive de Morat et du Chablais, (Bas-Valais) 1 , conquis par les Suisses et les Valaisans pendant les guerres de Bourgogne.
La duchesse Blanche allégue aussi la faculté de réachat, accordée par le duc Philibert Ier à messire Amédé et à ses neveux 2 ; et après avoir ainsi récapitulé tous les motifs qui militaient en faveur de cette restitution, cette princesse, au nom du duc son fils, assistée de son oncle, Philippe de Savoie, comte de Bresse et de Baugé, lieutenant et capitaine-général du duché et d’un grand nombre d’autres seigneurs de l’Etat 3 , rétrocéda le château et la baronnie du Châtelar, près Vevey, avec toutes ses prérogatives et appartenances, sans aucune réserve, à messire Amédé de Gingins, sire de Belmont, et à ses trois neveux, François, Claude et Jacques, fils de Pierre de Gingins, chevalier, sire du Châtelar et d’Andrée Valpergue, sa femme 4 , par lettres-patentes et authentiques, datées de Turin le 19 octobre 1490, munies du grand sceau de Savoie /413/ pendant à l’acte, qui existe encore en original et bien conservé 1 . Le prix de cette rétrocession fut réduit à quinze cents florins de Savoie petit poids, payés par les cessionnaires au trésorier-général de Savoie, Sébastien Ferrero, la régence leur ayant fait l’abandon gratuit du surplus jusqu’à concurrens de la somme de quatre mille et cent florins environ 2 , qui avaient été déboursés pour retirer cette seigneurie des mains des marchands allemands 3 .
Cet abandon d’environ 2,600 florins, était motivé par les considérations importantes développées dans l’acte même. Néanmoins, quand le trésorier-général présenta ses états de recettes à la chambre des comptes de Savoie, celle-ci refusa de ratifier cet article; objectant: « que les aliénations d’une portion quelconque du domaine privé, exigeaient la sanction préalable de la chambre 4 , et que comme cette formalité avait été omise, elle ne pouvait enregistrer /414/ la recette que sous la réserve expresse des droits du prince 1 . »
Après la mort du jeune duc Charles II (1496), et sous le règne de son grand-oncle, Philippe de Bresse, qui ne dura qu’une année environ, la réserve faite en faveur du souverain par la chambre des comptes donna lieu à la question de savoir si la baronnie du Châtelar était sujette au payement des gites ou subsides de guerre dus au prince par les possesseurs des fiefs servants. Cette question fut résolue négativement par lettres patentes du duc Philippe en date du 1er février 1497, données en faveur de François, Claude et Jacques de Gingins, ses écuyers (scutiferorum nostrorum) portant que la baronnie du Châtelar est un franc-aleu, et comme telle exempte de toute redevance seigneuriale 2 .
Enfin, Philibert II, dit le Beau, ayant succédé au duc Philippe, son père, (mort le 7 novembre 1497), Amédé, sire de Belmont et ses trois neveux sollicitèrent et obtinrent de ce prince la confirmation de tous les actes concernant la rétrocession de la baronnie du Châtelar, qu’il leur accorda dans les termes les plus honorables 3 , par lettres patentes datées de Genève le 21 juin 1498, et munies de son grand scel 4 , en présence de René, bâtard de Savoie, comte /415/ de Villars, qui gouvernait l’Etat au nom du duc Philibert, avec le titre de lieutenant-général 1 . Parmi les autres témoins de cette confirmation, on trouve Antoine de Gingins, seigneur de Divonne, premier président du conseil de Chambéry 2 , charge qu’il exerça sous quatre princes jusqu’à ce que l’âge lui eût inspiré le désir de se retirer dans ses foyers.
François de Gingins 3 , fils aîné de messire Pierre, devint bientôt unique seigneur de la baronnie et mandement du Châtelar et de Montreux, par la cession que son oncle et ses frères lui firent successivement 4 de tous leurs droits sur cette seigneurie. Il avait favorisé la rentrée dans leurs foyers des familles rurales des villages et hameaux de ce mandement, qui avaient émigré pendant la guerre contre les Suisses, en obtenant pour eux, du duc Philippe, la remise de tous des arrérages dus au fisc pour les tailles, /416/ forages et subsides de guerre 1 . Philibert II le nomma en outre châtelain de Chillon et de la Tour-de-Peylz, par patentes du 17 mars 1498 2 . Il acheva la restauration du Châtelar, commencée par son oncle Amédé et y fixa sa demeure 3 après son mariage avec Bonne de Gruyères, fille de Jean, seigneur de Montsalvens, puis comte de Gruyères, qu’il épousa par contrat du 26 janvier 1499 4 .
Telle fut la fin de ce curieux épisode de la guerre de Bourgogne dont les suites se prolongèrent au delà de 20 ans; ce n’est vraisemblablement pas le seul du même genre que les désastres publics et privés qui suivirent cette mémorable guerre, pourraient offrir aux amateurs de l’histoire domestique de notre pays.
XIII.
JACQUES DE SAVOIE. COMTE DE ROMONT ET BARON DE VAUD.
Jacques de Savoie occupe la seconde place dans l’histoire dramatique des guerres de Bourgogne; les renseignements biographiques qu’on a pu recueillir sur ce prince, forment, par conséquent, un complément nécessaire de cette histoire. Les généalogistes de la maison de Savoie ne s’accordent point avec les documents contemporains sur la date de sa naissance, que Philibert Pingon, Guichenon, et les auteurs qui l’ont suivi, font remonter beaucoup trop haut en la plaçant avant celle de son frère Philippe, né le 5 février 1438 1 . En supposant que Jacques de Savoie était déjà parvenu à l’âge de maturité lorsque la guerre de Bourgogne éclata, ces historiens ont répandu, sans s’en douter, un faux jour sur le tempérament et sur les actions de ce jeune prince. /418/
Anne de Chypre, femme de Louis, duc de Savoie, donna à celui-ci dix enfants mâles, dont trois moururent avant leur père. Jacques, l’un des trois, que ces historiens n’ont pas connu, mourut en bas-âge à Genève, le 20 juin 1445, et fut enseveli le lendemain dans l’abbaye de Hautecombe 1 . Le prince du même nom, qui porta le titre de comte de Romont, naquit par conséquent postérieurement à celui dont on vient de parler. La Chronique latine de Savoie, écrite par un contemporain, en parlant des fils du duc Louis, nomme Jacques, comte de Romont, le septième 2 , et place sa naissance après celle de Jean-Louis, évêque de Genève, qui naquit le 16 février 1448 3 . Enfin, en faisant mention de sa fin prématurée, cette Chronique dit positivement qu’il mourut jeune, juvenis 4 . Ces données diverses démontrent suffisamment que la naissance de Jacques de Savoie, comte de Romont, ne remonte pas au-delà de l’année 1450 5 . /419/
L’extrême jeunesse de ce prince l’empêcha de prendre part aux dissensions domestiques qui troublèrent les dernières années du règne du duc Louis, son père, qu’il accompagna constamment dans les différents voyages qu’il fit en France depuis l’année 1462 jusqu’à sa mort. Il fut le seul des sept fils suivants du duc qui se trouva à son chevet lorsqu’il rendit le dernier soupir à Lyon le 29 janvier 1465 1 . La Chronique de Savoie qui rapporte cet événement, ajoute que Jacques était encore dans l’âge de l’adolescence 2 , d’où il suit qu’il n’avait point encore atteint la majorité princière de 14 ans, lorsque le duc Louis, par ses lettres patentes datées de Quiers, du 26 février 1460, lui conféra le titre de comte de Romont 3 , et lui assura en même temps, à titre d’apanage, la baronnie de Vaud, dont il ne devait jouir qu’après la mort de son père.
Cet acte prématuré en ce qui concernait Jacques de Savoie, fut déterminé par les inquiétudes que causaient au duc Louis l’humeur turbulente et le caractère entreprenant de Philippe, surnommé sans-terre, qui avait déjà atteint l’âge de 22 ans et qui aspirait, dit-on, à supplanter Amédé, prince de Piémont, son frère aîné, dans le /420/ gouvernement de l’Etat 1 . Dans la prévision des querelles que sa succession pourrait faire naître après sa mort entre ses fils, Louis crut devoir régler d’avance la portion que chacun d’eux devait avoir dans l’héritage paternel 2 . Tel fut l’objet des différentes lettres patentes qu’il fit expédier le même jour à Quiers, en faveur de Janus, qui prit le titre de comte de Genevois, de Philippe, comte de Baugé et seigneur de Bresse, et de Jacques, comte de Romont, baron de Vaud 3 .
Ces trois frères, ainsi que l’évêque de Genève, Jean-Louis, vécurent dans la meilleure intelligence pendant les premières années qui suivirent la mort du duc Louis. Après avoir assisté au mariage de Janus, comte de Genevois, avec Hélène de Luxembourg, fille du connétable de Saint-Pol, qui fut célébré à Genève au mois de juin 1466 4 , Jacques de Savoie suivit son frère Philippe à Bourg, en Bresse, où ce dernier prit possession de son apanage, dont le duc Amédé IX venait de lui donner main-levée 5 . De Bourg les comtes de Baugé et de Romont se rendirent ensemble à la cour de France, auprès de la reine Charlotte, leur sœur, qui s’était /421/ chargée de remettre Philippe dans les bonnes grâces du roi 1 .
On se rappelle qu’à la suite de certains actes violents que ce jeune prince, de concert avec les Genevois, s’était permis contre l’autorité du duc son frère 2 , Louis XI avait retenu Philippe dans une étroite prison à Loches, pendant près de deux ans 3 , et que ce dernier n’avait dû sa délivrance qu’aux sollicitations réitérées du duc de Bourgogne, Philippe-le-Bon, son parrain, et des Bernois, qui s’étaient portés garants, envers le roi, des conditions auxquelles celui-ci consentait à lui rendre la liberté 4 . En revanche, les Bernois comptaient sur l’intervention de Philippe pour obtenir de la cour de Savoie et du roi Louis la révocation des édits qui entravaient la fréquentation des foires de Genève et de Lyon 5 .
Au retour de ce voyage en France, le comte de Romont se rendit à Pignerol, en Piémont, où le duc Amédé IX avait passé l’hiver. C’est alors seulement qu’il obtint la main-levée de l’apanage qui lui avait été constitué sept années auparavant par le duc Louis, son père, et que le duc Amédé lui /422/ donna l’investiture formelle de la baronnie de Vaud, par les lettres patentes datées de Pignerol, de l’année 1467, dont on a déjà parlé 1 .
Ces lettres ayant été signifiées au bailli de Vaud 2 , résidant à Moudon, « les nobles, bourgeois et habitants des bonnes villes de la patrie de Vaud qui faisaient partie de l’apanage du comte de Romont, députèrent vers lui à Annecy, messires Georges de La Molière, seigneur de Font, et Pierre de Bionnens, licencié ès-lois, » qui lui présentèrent les chartes de franchises accordées par ses prédécesseurs à ces villes, en le priant de les confirmer. Le prince y accéda aussitôt 3 , sans préjudice du serment qu’il /423/ promit de prêter de nouveau, suivant l’ancienne coutume, lorsqu’il serait arrivé au pays de Vaud, où il comptait se rendre prochainement 1 . Il informa en même temps les députés vaudois, qu’en attendant, il avait nommé messire Antoine d’Avenches, son lieutenant-général dans la baronnie de Vaud 2 .
Le premier acte par lequel Jacques de Savoie, comte de Romont, signala son avénement au gouvernement de la baronnie de Vaud, fut une œuvre de conciliation. Le 8 juillet, étant encore en Savoie, il termina par un arbitrage un long et fâcheux procès qui existait entre Guillaume, sire de La Sarra, et Nicolas de Gruffy, abbé du monastère du Lac de Joux 3 , au sujet des droits appartenants aux barons de La Sarra sur cette abbaye, comme fondateurs et avoués perpétuels 4 . Ce jugement arbitral, rendu par le comte, plutôt comme amiable compositeur, librement choisi par les deux /424/ parties 1 , qu’en qualité de seigneur de Vaud, est une preuve de la déférence que lui témoignaient d’avance même les seigneurs du pays qui ne ressortissaient point de son apanage, et du bon accueil qui attendait généralement ce jeune prince dans la patrie romande.
Néanmoins le reste de l’année 1467 s’écoula avant que Jacques de Savoie pût venir en personne prendre possession de la baronnie de Vaud 2 . En attendant, le gouvernement de cette baronnie fut confié par le prince à un conseil d’administration, composé de messires Humbert de Collombier, seigneur de Vuillerens; Jean Champion, seigneur de Vauruz; Antoine d’Illens, bailli de Lausanne; Georges de La Molière, seigneur de Font, et Pierre de Bionnens, licencié ès-lois, sous la présidence de messire Antoine d’Avenches, lieutenant ou gouverneur général 3 .
Ce ne fut qu’au commencement de l’année suivante (1468) que le comte de Romont vint lui-même au pays de Vaud, et qu’il se mit à la tête du gouvernement de son /425/ apanage 1 . Il arriva dans les premiers jours de janvier à Morges, d’où il se rendit le 10 du même mois à Cossonay, dont il confirma les franchises particulières 2 . De Cossonay le prince vint à Lausanne 3 , pour tâcher de mettre un terme aux divisions du chapitre de Notre-Dame, qui, depuis la mort de Guillaume de Varax, n’avait pu parvenir à s’entendre au sujet de la nomination d’un nouvel évêque. Après avoir réussi à faire reconnaître Jean de Michaëlis 4 , promu à cet évêché par le pape, le comte se rendit à Moudon, (17 janvier), où il prêta le serment solennel d’observer les franchises, libertés et bonnes coutumes de cette ville et de la patrie de Vaud en général. Après cela messire Guy Cerjat, gouverneur (ou Syndic) de Moudon, prêta au prince le serment de fidélité et d’allégeance au nom des habitants de la ville et de toute la châtellenie 5 .
De Moudon, le prince fut à Romont, où un grand nombre /426/ de fonctionnaires et de gentilshommes du pays s’étaient rassemblés pour le recevoir (15-20 janvier). Après avoir confirmé les chartes de cette ville et reçu le serment des bourgeois et des habitants du comté, il tint une cour plénière où il reçut l’hommage des nobles et des vassaux de la baronnie 1 . En même temps il leur présenta et fit reconnaître par l’assemblée Antoine d’Avenches, en qualité de gouverneur et trésorier-général du comté de Romont et de la baronnie de Vaud, qu’Antoine avait administrés, en l’absence du prince, avec le titre provisoire de lieutenant-général 2 . Ce fut alors aussi que le comte de Romont investit Philibert de Compeys, seigneur de Chapelle, de la charge de lieutenant d’armes, soit de capitaine-général des vassaux de la baronnie 3 .
Jacques de Savoie revint ensuite à Lausanne où il confirma (le 25 janvier) l’assignation de 100 florins de rente annuelle à prendre sur les recettes de la châtellenie de Cossonay et de L’Isle, stipulée naguères par le duc Louis, son père, en faveur de Claude de Pettigny, son conseiller. Le prince rappelle dans cet acte les services que Claude venait de rendre tout récemment, tant à lui-même, qu’au comte /427/ de Baugé, son frère, dans la dernière campagne du Montferrat 1 .
Le séjour du comte de Romont au pays de Vaud se prolongea jusque vers la fin de l’été. Le 10 juillet de la même année, il se trouvait à Yverdun, où il confirma les franchises de cette bonne ville, et reçut, par l’organe de délégués, le serment « des nobles, bourgeois, habitants et domiciliés qui jurèrent, en plaçant successivement leurs deux mains sur les Saints-Evangiles, de lui être à perpétuité bons, fidèles et loyaux sujets 2 . » Bientôt le jeune prince fut appelé à d’autres soins bien plus graves que le gouvernement de son petit Etat, et il entra dans une carrière qui exerça une influence décisive et fatale sur sa destinée entière.
Philippe de Savoie, comte de Baugé, prince doué de tous les avantages corporels et d’une haute capacité, n’était pas homme à se contenter de végéter dans son mince apanage de Bresse. Il aspirait sans cesse à conquérir, soit dans l’Etat, soit au dehors, une renommée et un pouvoir que sa qualité de puiné lui refusait 3 . Malgré sa réconciliation apparente avec le roi de France, son beau-frère, il n’avait point encore oublié sa captivité au château de Loches 4 . La guerre ayant éclaté de nouveau entre Louis XI et le duc Charles de /428/ Bourgogne, il s’était étroitement uni à ce dernier 1 , qui lui avait envoyé le collier de la Toison-d’Or 2 .
Philippe entraîna dans cette voie Jean-Louis, évêque de Genève, et Jacques, comte de Romont, ses frères. Ils eurent d’autant moins de peine à embrasser ce dangereux parti, que, « de tout temps, Savoisiens et Bourguignons s’entr’aimaient fort 3 . » Les princes levèrent des hommes d’armes dans les terres de leur apanage et enrôlèrent même un bon nombre de Suisses 4 . De Bourg en Bresse où ils s’étaient donné rendez-vous ils partirent le 7 août (1468), pour rejoindre en Picardie l’armée du duc de Bourgogne 5 . Après avoir assisté à la célèbre entrevue de Péronne (9-15 octobre même année 6 ), le comte de Baugé et le comte de Romont suivirent le duc Charles au siége de la cité de Liège, auquel l’un et l’autre, mais surtout Philippe, prirent une part active et glorieuse 7 . Parmi les seigneurs du pays de Vaud qui avaient accompagné les princes de Savoie dans cette expédition, l’histoire mentionne Guillaume de La Baume /429/ seigneur d’Illens « qui de ses écuyers de renom fit lors vingt-deux chevaliers 1 »; Jacques, fils de Guillaume, sire de La Sarra, suivi de plusieurs gentilshommes 2 ; Amé de Viry, seigneur de Rolle 3 et d’autres, dont plusieurs se distinguèrent par mainte action d’éclat.
Après la prise de Liège (30 octobre 1469) 4 , la paix s’étant rétablie entre le roi et le duc Charles, les comtes de Baugé et de Romont continuèrent à séjourner dans les Pays-Bas, et à suivre la cour de Bourgogne jusqu’au milieu du mois d’avril de l’année suivante 5 . Ce fut pendant ce séjour assez prolongé que, malgré la différence des âges 6 , Jacques de Savoie conçut pour le caractère chevaleresque et les brillantes qualités de Charles-le-Hardi une profonde admiration et des sympathies qui plus tard l’attachèrent d’une manière indissoluble à ce prince, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune; pendant que son frère Philippe, moins libre peut-être de suivre ses inclinations, se détachait des intérêts du duc de Bourgogne et passait dans le parti du /430/ roi Louis XI 1 , dont les promesses brillantes, quoique peu sincères, flattaient son ambition du pouvoir.
Le comte de Romont était à peine revenu de son voyage aux Pays-Bas, qu’il reçut à Romont, vers le milieu de mai 1469, la visite du duc Amédé, son frère 2 , qui se rendait à Fribourg et à Berne où d’importantes affaires l’appelaient. Ce souverain était accompagné de la duchesse Yolande, de l’évêque de Genève, et du comte François de Gruyères, maréchal de Savoie, et suivi d’un nombreux cortége de seigneurs bannerets et de vassaux de la Savoie et du pays-romand 3 . De Romont, le duc se rendit à Fribourg, où il fut reçu avec tous les honneurs dus au seigneur suzerain, et festoyé à grand frais par la ville 4 . Cependant l’objet principal de ce voyage était le renouvellement de l’alliance entre la maison de Savoie et la ville de Berne, alliance que cette ville était autorisée à conclure au nom de tous les cantons de la Confédération Suisse. Elle fut jurée de part et d’autre le 22 mai, dans l’Eglise de St.-Vincent à Berne, avec beaucoup de pompe et de solennité 5 . /431/
Amédé, toujours accompagné de ses frères, l’évêque de Genève et le comte de Romont, vint ensuite à Morat, où il confirma les franchises de la ville (25 mai 1469) 1 . Depuis le grand incendie qui cinquante ans auparavant avait détruit les murailles et les tours de cette place importante, on ne s’était point occupé à les relever. Le duc donna des ordres pour la restauration de ces anciennes murailles et pour la construction de nouveaux ouvrages de défense. A cet effet, il céda à la ville et bourgeoisie de Morat le droit de rachat, qui appartenait à la maison de Savoie, sur la paroisse de Lugnorre, dans le Vully, qui était engagée depuis le siècle précédent au comte de Neuchâtel 2 . On voit par là que la ville et châtellenie de Morat ne faisait point encore partie de l’apanage du comte de Romont, mais qu’elle relevait directement de la souveraineté du duc de Savoie.
En constituant la baronnie de Vaud en apanage en faveur de Jacques de Savoie, le duc Louis, son père, n’avait point spécifié les châtellenies du pays-romand qui devaient former cette baronnie 3 . Le duc Amédé, ou ses conseillers, interprêtant cet acte dans le sens le plus étroit, n’avaient remis /432/ au comte de Romont que huit châtellenies 1 sur seize, qui composaient la Seigneurie de Vaud, à l’époque où elle fut donnée au même Amédé lorsqu’il était prince de Piémont (1465). Les conseillers de Jacques de Savoie prétendaient, au contraire, et non sans quelque raison, que la constitution d’apanage faite en sa faveur en 1460 devait avoir la même étendue que celle de 1456 en faveur du prince de Piémont 2 .
Les infirmités croissantes du duc Amédé qui le rendaient chaque jour moins capable de s’occuper du gouvernement, suspendant, pendant quelques années, la solution de cette importante question. Ces retards finirent même par amener un refroidissement entre le comte de Romont et la duchesse Yolande, sa belle-sœur, investie de la régence de l’Etat pendant la maladie du duc (mars 1470) 3 .
Divers actes émanés du comte nous apprennent qu’il séjournait alors dans le pays de Vaud 4 . On citera, entr’autres, les lettres patentes du 9 avril 1470, par lesquelles il confirme à la ville de Lausanne l’exemption des péages /433/ perçus à Morges 1 . Etant retourné à Romont, il abergea de nouveau les moulins de cette ville 2 .
Cependant la guerre éclata de rechef, vers la fin de la même année, entre le roi de France et le duc de Bourgogne 3 . Ce dernier, prévoyant la rupture du traité de Péronne, avait fait un appel à tous ses alliés, en leur demandant du secours pour la défense du duché de Bourgogne, dont le roi avait ordonné la saisie 4 . Répondant à cet appel, que justifiaient d’ailleurs les traités existant entre le duc de Bourgogne et la maison de Savoie 5 , le comte de Romont leva des troupes dans les terres de son apanage et demanda aux bonnes villes des aides pour subvenir aux dépenses de cet armement 6 .
Jacques de Savoie ne s’en tint pas là. Il envoya son conseiller Humbert Cerjat à Berne pour demander la permission de recruter dans ce pays des soldats pour le service du duc de Bourgogne 7 . Cette permission lui fut refusée, les négociations secrètes entamées par cette ville avec le roi /434/ Louis XI, par l’entremise de Nicolas de Diessbach, ayant déjà abouti à un traité par lequel les Suisses s’engageaient à ne donner aucun secours au duc de Bourgogne contre la France 1 . Néanmoins, bon nombre de jeunes gens du pays allemand se présentèrent volontairement, car la cause bourguignonne était encore la plus populaire dans la Suisse occidentale 2 . Ces volontaires étaient déjà rassemblés à Morges et prêts à passer en Bourgogne, lorsque les chevaliers bernois de Bubenberg, de Scharnachthal et de Diessbach, vinrent les arrêter, leur enjoignant, sous les peines les plus sévères, de rentrer dans leurs foyers. Ils déclarèrent en même temps au comte que Berne était décidé à garder une stricte neutralité 3 .
Dans ces entrefaites, une trève de treize mois avait été conclue le 9 avril 1471 entre la France et la Bourgogne 4 . Les gens de guerre rassemblés par le comte de Romont reçurent une destination toute différente de celle pour laquelle cet armement avait été fait.
La maladie du duc Amédé IX faisait prévoir sa fin prochaine et par suite une longue régence, aucun des fils de ce prince n’ayant encore atteint l’âge de majorité 5 . Dans cette /435/ occurrence, la cour de Savoie s’était divisée en deux factions rivales, dont l’une, composée des favoris de la duchesse Yolande, voulait lui conserver le gouvernement de l’Etat, qu’ils exerçaient de fait sous le nom de cette princesse, au grand mécontentement du pays 1 . L’autre faction, formée sous les auspices de Philippe, comte de Baugé et de ses frères les comtes de Genève et de Romont, revendiquait pour ces princes une part dans la régence, afin de contrebalancer l’autorité exorbitante que la duchesse laissait prendre à ses conseillers 2 , qui n’étaient eux-mêmes que les créatures du roi de France. D’un autre côté, les princes étaient fortement appuyés par le duc de Bourgogne 3 , qui avait un intérêt direct à soustraire la cour de Savoie à la domination de Louis XI.
D’ailleurs la question concernant les apanages des comtes de Baugé et de Romont n’était point encore vidée 4 , et ceux-ci attribuaient ces délais au mauvais vouloir des favoris de la régente, leur belle-sœur, vis-à-vis desquels ils ne se croyaient pas obligés de garder les ménagements dont ils avaient usé jusque là par égard pour le duc Amédé, leur frère aîné.
Profitant des gens de guerre levés pour le service de /436/ Bourgogne, le comte de Romont se saisit au mois de juin 1471 des villes et châteaux de Morat, de Payerne, de Cudrefin, de Montagny-les-Monts, de Grandcour 1 , de Sainte-Croix, des Clées et de Corbières 2 . Ensuite, ce prince, accompagné du sire de Château-Guyon qui conduisait une bande de Bourguignons, et d’une troupe de volontaires allemands conduits par le sire Du Lau, alla rejoindre son frère, le comte Philippe de Baugé, en Bresse, d’où les deux princes entrèrent en Savoie au commencement de juillet, et s’avancèrent en armes jusqu’à Chambéry sans rencontrer de résistance 3 , leur cause étant aussi populaire dans le pays que celle de leurs adversaires politiques l’était peu.
Les détails de cette guerre intestine qui ne dura que quelques semaines, appartiennent à l’histoire de Savoie 4 . Elle fut pacifiée par les traités de La Pèrouse, près de Montmélian, du 8 août, et de Chambéry du 5 septembre 1471, conclus sous la médiation des chevaliers Adrien de Bubenberg, Nicolas de Diessbach et Rodolphe de Vuippens, députés de Berne et de Fribourg, et de messire Tannegui Du-Châtel, ambassadeur du roi de France 5 . Le comte de Romont fut présent au traité de Montmélian; mais dans celui de Chambéry, il fut représenté par Antoine d’Avenches, gouverneur de Vaud, porteur d’une déclaration conforme aux stipulations /437/ du premier traité 1 . Par cette déclaration « Jacques de Savoie se disait prêt à remettre aux officiers du duc, son frère, les villes et les châteaux dont il s’était saisi, comme devant faire partie de sa part aux domaines paternels, s’en rapportant, à cet égard, à la décision des cantons suisses 2 . » Il est hors de doute que la décision des cantons 3 , fut favorable aux prétentions du comte et qu’il demeura en pleine possession des huit châtellenies en question, ainsi qu’on l’a fait voir ci-devant 4 .
La duchesse de Savoie ayant bientôt après libéré les châtellenies de Corbières, Grandcour et Montagny, engagées au comte de Gruyères et aux Fribourgeois 5 , ces trois seigneuries rentrèrent franches dans l’apanage du comte de Romont. Enfin le douaire de dix mille écus qui naguère avait été assigné à Yolande sur plusieurs terres du pays-romand 6 , se trouvant constitué sur le château et la châtellenie de Belmont 7 , ces terres furent également libérées de cette hypothèque. /438/ En sorte que dès lors la baronnie de Vaud, appartenant à Jacques de Savoie, fut composée de seize châtellenies plus ou moins étendues 1 .
Après la conclusion des traités de Montmélian et de Chambéry, le comte, de retour à Romont, se mit en route pour visiter les châtellenies nouvellement ajoutées à son apanage. Le 3 octobre (1471), il arriva au château de Sainte-Croix, dont il renouvela les franchises 2 . Le 8 du même mois il se trouva à Cudrefin, où il accomplit la même formalité 3 . Le lendemain, 9 d’octobre, il alla prendre possession de Morat 4 . Le prince fut reçu aux portes de la ville, devant l’église de Sainte-Catherine 5 , par le bourgmestre Richard Rossel, à la tête des conseillers municipaux, des nobles, des bourgeois et des ressortissants de la châtellenie. Avant de faire son entrée, il jura d’observer les libertés et bonnes coutumes écrites et non écrites de la ville et du district, et reçut le serment de fidélité des habitants, que ceux-ci renouvelèrent en corps, après son entrée, devant l’hôtellerie de l’Aigle, où le comte était descendu 6 . Il confirma en même temps messire Humbert de Lavigny, dans sa /439/ charge d’avoyer ou de châtelain (castellanus) de Morat 1 . A son retour, le comte de Romont passa à Payerne, dont il prit possession avec les mêmes cérémonies et sous les mêmes réserves 2 . On a vu que son frère Jean-Louis, évêque de Genève, était commendataire soit usufruitier de l’abbaye de Payerne, dont les possessions formaient une enclave privilégiée dans la châtellenie du même nom 3 . Le temporel de cette abbaye était administré, pour l’évêque, par un vicaire-général, nommé Jean de Greilly, prieur de Villars-les-moines 4 .
Les termes dans lesquels ces différentes chartes de confirmation sont conçues, témoignent que nulle contrainte ne présida aux engagements réciproques contractés entre le comte et ses vassaux 5 . La jeunesse vigoureuse du prince, ses allures franches et chevaleresques lui gagnaient tous les cœurs. D’ailleurs, les seigneurs qui formaient son conseil ordinaire, choisis parmi les plus considérés du pays, inspiraient une confiance générale. /440/
Au moment dont nous parlons, ce conseil était composé de messires Philibert de Compeys, seigneur de Chapelle 1 , capitaine-général des francs-archers et des vassaux du comte, Antoine d’Avenches, gouverneur civil et trésorier de la baronnie de Vaud, Pierre de Bionnens, docteur ès-lois, comme jurisconsulte et second président, et Girard de Bruel, maître d’hôtel du prince, outre plusieurs conseillers, parmi lesquels nos chartes 2 mentionnent Guillaume, sire de La Sarra et son fils aîné Nicod, seigneur de Glérens et châtelain des Clées, Humbert de Collombier, seigneur de Vuillerens, Jean seigneur d’Estavayer, Claude, seigneur de Goumoens, Humbert Cerjat, seigneur de Combremont, Georges de La Molière, seigneur de Font, et Antoine d’Illens, seigneur de Billens et bailli de Lausanne. Le comte était toujours accompagné de quelques-uns de ses conseillers qui, par leur présence 3 , certifiaient l’authenticité des actes émanant de son autorité et qui, lorsqu’il se trouvait absent, contrôlaient ceux du gouverneur et des châtelains de la baronnie 4 .
L’autorité du bailli (ballivus patriæ Vaudi) et du procureur /441/ de Vaud (procurator Vaudi) 1 , nommés par le duc de Savoie, se trouvait, par le fait, réduite, en ce qui concernait les châtellenies de l’apanage du comte de Romont, aux fonctions judiciaires proprement dites, qu’ils exerçaient, suivant leurs attributions respectives pour le prince apanagé et en son nom 2 . Par contre, dans les terres immédiates du balliage de Vaud qui ne faisaient pas partie de cet apanage, ces fonctionnaires demeuraient dans la plénitude des pouvoirs que leur attribuaient les statuts du duc Amédé VIII 3 , soit pour l’administration supérieure de la justice et la défense des droits du souverain, soit en ce qui concernait le maintien de la paix publique 4 entre les villes, les vassaux et les corporations religieuses et communales 5 . Ainsi l’ordre régnait dans la patrie de Vaud, quoique l’existence /442/ de plusieurs juridictions indépendantes les unes des autres dût, en apparence, faire naître des conflits plus ou moins sérieux entre les officiers du duc, du prince et des seigneurs bannerets.
Jacques de Savoie prenait dans tous les actes publics le titre de comte de Romont, auquel il ajoutait celui de seigneur ou de baron de Vaud. Ce titre se retrouve aussi dans le petit nombre d’empreintes de ses sceaux qui sont parvenues jusqu’à nous 1 . Ces sceaux nous montrent la croix de Savoie pleine, sur un écu droit ou penché, entouré d’une bordure besantée, tantôt simple 2 , tantôt supporté par deux griffons, et orné d’un cimier avec un casque couronné surmonté d’un mufle de lion aîlé 3 .
La mort du duc Amédé IX, surnommé le bien-heureux, qui décéda à Verceil le 30 mars 1472 4 , ranima la lutte que la question de la régence avait soulevée neuf ou dix mois auparavant entre les partis qui divisaient la cour de Savoie 5 . Cependant la duchesse Yolande de France, sa veuve, fut /443/ maintenue dans la régence et la tutelle du jeune duc Philibert, son fils, par les Etats généraux du pays assemblés le 11 avril 1472 1 . Ces événements n’apportèrent par conséquent aucun changement dans le gouvernement du pays de Vaud. Le comte de Romont, sincèrement réconcilié avec la régente, sa belle-sœur, s’était déclaré pour elle dans cette lutte, ainsi que Jean-Louis de Savoie, évêque de Genève, qui fut nommé par les Etats président du conseil de régence 2 .
Peu de temps après la pacification de ces troubles domestiques, le 2 juillet 1472, le comte de Romont se trouvant en son château des Clées, entouré d’une suite nombreuse de seigneurs et de vassaux, conclut définitivement avec messire François de Glérens, seigneur de Berchier, l’échange de la seigneurie de L’Isle, dans la châtellenie de Cossonay 3 , contre le château et mandement de Surpierre 4 , appartenant à ce dernier. Les conditions de cet échange avaient été réglées d’avance par la médiation du /444/ comte François de Gruyères, maréchal de Savoie, de Jean comte d’Aarberg et seigneur de Vallangin, et de Guillaume de La Baume, seigneur d’Illens, chevalier 1 . François de Glérens fut investi le même jour de la seigneurie de L’Isle, pour le comte, en présence d’un grand nombre de témoins, parmi lesquels on remarque messires Antoine d’Avenches, gouverneur de Vaud, Claude, seigneur de Goumoens, Jean, seigneur d’Estavayer, et Jean Aymonet, châtelain de Surpierre. Cet échange fut fait sous réserve de ratification par le duc de Savoie, comme seigneur souverain du pays de Vaud 2 .
Dans ces entrefaites, de nouveaux troubles avaient surgi dans la cité épiscopale de Lausanne, après la mort de l’évêque Jean de Michaëlis décédé au château de Lucens, le 28 décembre 1469, à la suite d’une chute violente 3 . Le chapitre n’ayant pu s’accorder pour la nomination d’un nouvel évêque, le siége de Lausanne resta vacant jusqu’au commencement de l’année 1472 4 , et fut administré dans l’intervalle par plusieurs vicaires, et entr’autres par Barthélemi /445/ Choët, évêque de Nice, et chapelain du duc Amédé IX 1 . A cette époque le pape Sixte IV nomma à l’évêché vacant son neveu, Julien de la Rovère, cardinal de St.-Pierre aux Liens, (24 février 1472). Mais le chapitre, prétendant que cette nomination était contraire à ses priviléges, refusa d’abord de la reconnaître 2 . Cependant la régente de Savoie, ainsi que le duc de Bourgogne 3 , désirant complaire au pape, leur allié politique, appuyaient fortement l’élection de ce neveu, et le comte de Romont fut chargé de la soutenir de tout son pouvoir.
Le prince se rendit à cet effet à Lausanne au commencement de l’année suivante. Mais il ne paraît pas qu’il soit parvenu, dans ce voyage, à vaincre la résistance du chapitre. En attendant, et pendant les séjours qu’il fit à Lausanne et à Morges, le comte de Romont fit divers actes concernant l’administration de sa baronnie 4 .
Yverdun, l’une des bonnes villes 5 de la patrie de /446/ Vaud, quoique florissante par son commerce, « était située en lieux stérile et limitrophe, » et exposée plus qu’aujourd’hui aux débordements du lac et des rivières de l’Orbe et du Buron qui y déchargent leurs eaux. Tout récemment, cette ville avait été presqu’entièrement détruite par le double fléau de l’inondation et de l’incendie; les ressources de ses habitants ruinés étaient insuffisantes pour réparer ces désastres et acquitter, en même temps, les subsides, impositions et omgelds qui formaient le revenu ordinaire du prince 1 . Sur les représentations de Pierre de Bionnens, son conseiller, et de Willerme de Beaulmes, seigneur d’Essert-Pittet, le comte de Romont fit à la ville d’Yverdun la remise à perpétuité 2 de ces impositions et tributs, contre une somme de neuf cent et vingt florins de Savoie, petit poids, payés une fois pour toutes, à son trésorier-général, messire Antoine d’Avenches, gouverneur de la baronnie de Vaud 3 .
Cependant les soins qu’exigeaient le gouvernement de son mince apanage et les loisirs d’une petite cour ne pouvaient suffire à l’ardeur bouillante et à l’humeur chevaleresque et belliqueuse d’un prince âgé de 25 ans et doué de /447/ toutes les qualités qui distinguent les grands capitaines. Ses penchants et ses sympathies le portaient à s’attacher de préférence à la cour brillante et guerrière du duc Charles-le-travaillant, comme on appelait alors ce prince actif et entreprenant 1 . Le duc qui avait été témoin de son courage et de son intelligence précoce pendant la guerre de Liège, ne désirait pas moins de le fixer auprès de sa personne. D’ailleurs Charles était occupé à mettre sur pied une armée permanente composée de compagnies d’ordonnance, destinées à compléter sa maison militaire 2 , « et à pourvoir, en tout temps, à la sûreté et défense de ses pays 3 . » A cet effet, il engageait à son service les capitaines et les condottieris les plus renommés et les plus habiles de l’Angleterre, de la Savoie et de l’Italie.
Jacques de Savoie avait, de plus, deux de ses sœurs mariées dans les Pays-Bas; savoir Marguerite, femme (ao 1465) de Pierre de Luxembourg, comte de Brienne et Marie, qui épousa l’année suivante le fameux connétable de St.-Pol 4 , dont elle fut la seconde femme 5 . En sorte que ses alliances de famille aussi bien que ses inclinations personnelles portaient /448/ le comte de Romont à lier sa fortune à celle de la maison de Bourgogne.
Après s’être assuré par une démarche loyale des dispositions bienveillantes et pacifiques des Bernois 1 , voisins et anciens alliés de la maison de Savoie, il mit ordre au gouvernement de sa baronnie de Vaud qu’il confia, en son absence, à Philibert de Compeys, seigneur de Chapelle et de Grandcour, capitaine-général, et à Antoine d’Avenches, seigneur de Villarepos, gouverneur de Vaud, auxquels il adjoignit un conseil de régence, composé comme il a été dit plus haut 2 . Puis le comte de Romont partit à la fin de l’été 1473 pour aller rejoindre le duc de Bourgogne à Trèves, où ce prince eut une célèbre entrevue avec l’empereur Frédéric III, dont l’issue fut bien funeste pour la paix de l’Europe 3 . /449/
Nous ne suivrons pas le comte de Romont dans ses campagnes en Flandre et dans les provinces rhénanes, ces détails n’appartenant pas à l’histoire du pays-romand. Nous nous bornerons ici, à indiquer brièvement les faits qui contribuèrent principalement à fonder sa renommée militaire.
Ce prince avait à peine rejoint le duc de Bourgogne à Trèves, que ce souverain lui donna le gouvernement du comté d’Artois avec le titre de lieutenant-général des marches de Picardie, où le comte de Romont se trouvait déjà au mois d’octobre (1473) dans le plein exercice de ses nouvelles fonctions 1 . Fixé à Arras, il demeura dans ces quartiers jusqu’au commencement de septembre de l’année suivante (1474), donnant maintes preuves de sa vigilance et de son activité pour la défense des frontières confiées à sa garde 2 .
Son éloignement de la patrie de Vaud ne l’empêchait cependant pas de s’occuper de ce qui se tramait dans le voisinage de son pays. Instruit des intrigues ourdies à Berne par les émissaires de Louis XI pour brouiller le duc de Bourgogne avec les Suisses, il avait cherché à /450/ déjouer ces manœuvres coupables, en envoyant dans les Cantons Confédérés l’ambassade dont on a parlé ci-devant 1 .
Le comte de Romont alla ensuite rejoindre le duc Charles au siége de Neuss, près de Cologne, qui dura environ onze mois, et qui ne fut levé que dans le milieu de juin de l’année suivante (1475) 2 . Ce fut pendant ce siége prolongé, mais fertile en actions d’éclat, que Jacques de Savoie, âgé de 25 ans, conquit ses éperons d’or, et qu’il mérita d’être armé chevalier de la main du duc, en présence de toute l’armée bourguignonne et des princes et ambassadeurs étrangers réunis en grand nombre dans le camp devant la place assiégée 3 . Envoyé avec les milices de l’Artois au secours de la ville d’Arras bloquée par l’amiral de France, le comte de Romont et Jacques de Luxembourg, seigneur de Richebourg, qui l’avait remplacé dans le commandement de cette ville, firent une sortie (27 juin) contre l’ennemi, et tombèrent dans une embuscade où le seigneur de Richebourg fut fait prisonnier, tandis que le comte s’échappait à grand’peine après avoir eu son cheval tué sous lui 4 . /451/
On a vu que les Bernois exigeaient impérieusement que le comte de Romont abandonnât le service du duc de Bourgogne, et qu’ils menaçaient, en cas de refus, de s’emparer de la baronnie de Vaud qu’il avait mise sous leur sauvegarde 1 . Tant que la guerre avait duré dans le nord entre le duc et l’empereur d’un côté et la France de l’autre, le comte ne pouvait, sans forfaire à son honneur et à la foi jurée, se soumettre au caprice de ces ambitieux voisins devenus les satellites du roi de France. En allant servir comme simple chevalier sous la bannière du duc Charles-le-Hardi avec une suite peu nombreuse d’écuyers et de serviteurs, Jacques de Savoie avait cependant respecté la neutralité de sa baronnie de Vaud, et n’y avait fait aucune levée de troupes depuis que les Suisses avaient déclaré la guerre à ce prince 2 .
Dès que la paix fut rétablie entre les puissances étrangères 3 , le comte de Romont se hâta de prendre congé du duc Charles et revint au pays de Vaud, sur la foi des traités conclus avec ces puissances, qui avaient formellement compris dans les dits traités la maison de Savoie et les Cantons Suisses, ces derniers comme auxiliaires de l’empereur d’Allemagne et du roi de France 4 . Mais son retour, bien loin de servir au rétablissement de la paix entre le Jura et les Alpes, devint, au contraire, le prétexte dont se servirent /452/ les Bernois et leurs alliés, pour lui déclarer la guerre et pour envahir brusquement la baronnie de Vaud 1 .
Mal préparé ou trop faible pour repousser cette invasion subite, Jacques de Savoie dut céder à la violence du torrent, et recourir à l’intervention du duc de Bourgogne, pour reconquérir sa baronnie de Vaud. Pendant le siége de Neuss, et lorsque les Bernois demandaient le rappel du comte de Romont 2 , Charles avait promis à ce dernier: « qu’aussitôt que cette place serait en son pouvoir, il prendrait des mesures pour mettre tous les Etats de la maison de Savoie à couvert des entreprises dont ils étaient menacés de la part des Suisses 3 . » Cette promesse et cette intervention dont l’exécution fut différée par la conquête de la Lorraine jusqu’au mois de janvier de l’année suivante 4 , donnèrent lieu, comme chacun sait, à la mémorable campagne de 1476 qui se termina par la victoire éclatante que les Suisses remportèrent, devant Morat, sur les armes du duc de Bourgogne et de la maison de Savoie.
Nous ne récapitulerons pas ici les divers incidents qui signalèrent cette campagne de près de six mois; nous nous bornerons à rappeler, qu’après avoir reconquis tout le pays-romand jusqu’à Avenches 5 , le comte de Romont, toujours /453/ aux avant-postes avec les troupes de Savoie et de Vaud, y fit preuve d’un courage et d’une capacité militaire qu’on aurait pu attendre tout au plus d’un vieux capitaine, quoiqu’il fût peut-être l’un des plus jeunes de la brillante noblesse qui entourait le duc Charles. Son sang-froid au milieu des plus grands périls se manifesta principalement dans sa merveilleuse retraite de Morat, où il sauva tout ce qui pouvait encore être sauvé après la complète déconfiture de l’armée bourguignonne 1 .
Lorsqu’après la défaite de Morat le comte de Romont eut rejoint le duc de Bourgogne à Salins 2 , ce prince lui donna une marque éclatante de confiance et de satisfaction de sa conduite, en le créant son lieutenant-général et gouverneur des Deux-Bourgognes, charge qui était devenue vacante par la mort de Jean de Luxembourg, comte de Marle, tué à la bataille de Morat 3 . Dans ce nouvel emploi, le comte de Romont seconda activement les préparatifs de Charles-le-Hardi pour la nouvelle campagne de Lorraine, qui finit par la mort tragique du duc, tué le 5 janvier 1477, devant Nancy 4 .
La défection des provinces bourguignonnes ayant suivi /454/ de près cette catastrophe 1 , Jacques de Savoie, fidèle à la cause qu’il avait embrassée avec tant de chaleur, alla rejoindre à Gand la princesse Marie, l’unique héritière du dernier duc de Bourgogne, dont il défendit les légitimes droits avec la même ardeur chevaleresque 2 .
Banni de son apanage par l’inique traité de Fribourg 3 , et de la Savoie, sa patrie, où Louis XI dominait comme dans une province française, la Providence avait préparé au comte de Romont une retraite digne de sa naissance et de son mérite dans les Pays-Bas, par son mariage avec Marie de Luxembourg, sa propre nièce. Elle était la fille aînée de sa sœur, Marguerite de Savoie, et de Pierre de Luxembourg, comte de Brienne 4 , deuxième fils du malheureux connétable de Saint-Pol, que le roi de France fit mourir en place de Grève, à Paris, au mois de décembre 1475 5 . Ce mariage avait été conclu avant la mort du connétable, mais l’extrême jeunesse de l’épouse, âgée de 10 ans au plus, en recula la consommation de quelques années 6 . Marie de /455/ Luxembourg paraît cependant déjà comme femme de Jacques de Savoie, comte de Romont, dans un document authentique concernant les biens de Pierre de Luxembourg, son père et ceux du connétable, son aïeul, que le roi avait confisqués, et qui furent restitués plus tard à cette princesse 1 .
Immédiatement après la mort du duc Charles, Marie de Bourgogne confia la défense de la Flandre et de l’Artois au comte de Romont, qui remplit cette tâche difficile autant que le permirent le petit nombre de troupes mises à sa disposition 2 et la trahison des capitaines chargés de la garde des places fortes 3 . Cependant le mariage de l’héritière de Bourgogne avec l’archiduc Maximilien 4 changea bientôt la face des affaires dans les Pays-Bas. Ce prince lui donna le commandement d’un corps de douze mille hommes de pied, Allemands et Suisses, avec lesquels il reprit les châteaux de Trélon, près d’Avesne, et de Boussu, près Mons 5 . Dans ces expéditions contre les Français, Jacques de Savoie stimulait l’ardeur de ses gens de guerre, en mettant pied à terre et en marchant à l’ennemi, « avec la pique sur l’épaule comme un simple fantassin. » C’est ainsi qu’il conquit le collier de la Toison-d’Or, que l’archiduc /456/ Maximilien lui conféra à Bruges, dans le chapitre où ce souverain se déclara lui-même grand-maître de cet ordre, le 30 avril 1478 1 .
Dans la campagne de l’année suivante, le comte de Romont assista au siége de Thérouenne, et prit les châteaux de Maubon et de Lillers 2 . Mais ce fut principalement dans la célèbre journée de Guinegate que Jacques de Savoie se plaça au rang des capitaines les plus renommés de son temps 3 . Déjà la gendarmerie de l’archiduc battue par les Français était en pleine déroute 4 , lorsque le comte de Romont arrêta les fuyards, les ramena au combat, « et, plus animé qu’un lion entre ses lionceaux de chevaleureuse prouesse, reprit l’artillerie dont les Français s’étaient emparés, repoussa ceux-ci dans leur propre camp, qu’il conquit avec trente-sept pièces d’artillerie, serpentines et bâtons à feu 5 ; » changeant par cet audacieux exploit la défaite des Flamands en une victoire complète. Dans cette journée, le comte qui « entre tous autres, acquit grand renom, fut blessé d’un vireton à la cuisse 6 , » dont il fut bientôt guéri. Dès les premiers jours d’octobre, il avait de nouveau endossé le harnais et il mettait le siége devant la /457/ place de Maleunoy 1 , qui dut se rendre à discrétion après trois jours de bombardement 2 . L’archiduc venait de le nommer « lieutenant-général de toute son armée de Flandre 3 , » charge dont Jacques de Savoie s’était montré aussi capable que digne dans les trois dernières campagnes, où il avait puissamment contribué par son activité et son courage à remettre les provinces de l’Artois et du Luxembourg sous la domination de l’héritière de Bourgogne. L’année suivante, étant an siége de Douai, le comte fut chargé, au mois d’août, de conclure avec le roi de France une trève, qui fut prolongée jusqu’au mois de mars (1481) 4 .
La mort tragique et prématurée de Marie, duchesse de Bourgogne 5 , fut douloureusement sentie par Jacques de Savoie, auquel cette jeune princesse, prenant un dernier congé de sa famille et de ses serviteurs, adressa ces paroles touchantes: « Adieu noble porte-étendard de Bourgogne 6 , comte de Romont, qui défendîtes si vaillamment mon pays et mon honneur 7 . » Ce triste événement altéra /458/ profondément les rapports de ce prince avec l’archiduc. Les Etats et les principales villes de Flandre n’avaient obéi à Maximilien que comme époux de Marie, leur souveraine, et après sa mort les Etats généraux, qui ne voulaient reconnaître pour leur souverain que son fils aîné, Philippe-le-Beau, quoiqu’il fût encore au berceau 1 , refusèrent à l’archiduc la tutelle de son fils et le gouvernement des provinces 2 .
Les principaux seigneurs 3 et les députés des cités flamandes s’emparèrent de la régence qu’ils disaient leur appartenir, et déférèrent au comte de Romont la lieutenance-générale dans les Pays-Bas, avec le commandement supérieur des milices de Flandre 4 . Ils craignaient que si Maximilien avait la garde de ses enfants, l’administration et les deniers du pays ne tombassent entre les mains des Autrichiens 5 .
D’un autre côté, l’archiduc leva une armée principalement composée d’Allemands et de Suisses, auxquels se joignirent quelques troupes levées dans les provinces qui /459/ tenaient son parti, avec lesquelles il soutint la guerre contre les Gantois et les Wallons, pendant près de deux ans, avec des succès divers 1 . Etant à Bruxelles vers la fin de l’année 1484, Maximilien envoya son héraut, Franche-Comté, au comte de Romont, qui, alors, se trouvait campé au village de Notre-Dame, près d’Assche en Brabant, « par lequel il lui fit faire sommation de se retirer des pays qu’il retenait et de lui faire rendre monseigneur le duc, son fils 2 , en lui présentant, en cas de refus, la bataille 3 . »
Avant d’obéir à cette sommation, et de livrer à l’archiduc les places fortes confiées à sa garde par les Etats généraux, le comte de Romont voulut savoir « si ces sommations lui avaient été faites de leur propre aveu. » A cet effet, il leur dépêcha à Bruxelles, où ces Etats étaient assemblés, le roi d’armes de Flandre, avec une lettre datée du 20 décembre 1484 par laquelle il les mettait en demeure de se prononcer « entre l’archiduc et son fils Philippe, leur prince et seigneur naturel 4 . » La réponse qu’ils lui firent, en date du 22 du même mois, annonçait une défection exprimée sous la forme d’un désaveu très-offensant pour /460/ l’honneur du comte 1 , qui y répliqua le 24 en leur reprochant leurs tergiversations. Il transmit leur réponse aux princes du sang, au conseil et aux députés des trois membres de Flandre qui s’étaient séparés des Brabançons et réunis à Gand 2 .
La défection des Brabançons fut bientôt suivie de celle des Gantois eux-mêmes, qui, divisés entr’eux, sacrifièrent les principaux chefs de la résistance 3 et ouvrirent leurs portes à l’archiduc, le sept de février 1485, (n. st.) 4 .
Abandonné de la sorte par ceux qui l’avaient compromis en lui confiant le soin de leur propre défense, il ne restait au comte de Romont d’autre alternative qu’une soumission humiliante, ou une prompte retraite. Il se trouvait alors à Alost, dans la Flandre orientale, avec quelques troupes wallonnes et françaises. Il demanda passage par Gand, pour se retirer en France dans les terres que le roi Charles VIII venait de rendre à sa femme. Le passage lui fut refusé par les Gantois, qui mirent ainsi le comble à leur ingratitude envers lui 5 . Contraint de prendre une autre route, il alla rejoindre à Tournai, au commencement de juin (1485), le /461/ sire d’Esquerdes, commandant supérieur des troupes françaises dans l’Artois 1 , laissant Marie, sa jeune femme, à Bruges, prisonnière de l’archiduc 2 .
C’est ainsi que Jacques de Savoie dut quitter le service de la maison de Bourgogne, à laquelle il avait consacré les douze plus belles années de sa vie; il y était entré sous les auspices les plus brillantes, et il en recueillit beaucoup de gloire et d’honneur, mais aucun profil. De Tournai, le comte se retira au château de Ham, en Vermandois, où il fut frappé de mort subite, au bout de quelques mois, le 30 janvier 1486 (n. st.), à l’âge de moins de quarante ans 3 . Le premier février suivant, ce prince fut enseveli sans pompe dans la principale église de Ham, où sa veuve lui fit élever un mausolée en marbre, qui le représente debout, revêtu de son armure de chevalier et décoré des insignes de l’ordre de la Toison-d’Or 4 .
« Il laissait sa jeune femme enceinte de sept à huit mois, » laquelle accoucha d’une fille nommée Françoise 5 , qui ne connut point son père, dont elle fut l’unique rejeton. /462/ Françoise de Savoie épousa plus tard Henri de Nassau, second fils de Jean, comte de Nassau, auquel elle porta la seigneurie de Varneston, que sa mère lui avait donnée en dot; elle mourut vers l’an 1514 1 sans laisser d’enfants.
Pierre de Luxembourg, comte de Brienne, de Marle et de Saint-Pol, seigneur d’Enghien et de Ham, châtelain héréditaire de Lille, père de Marie, comtesse de Romont, et aïeul de Françoise de Savoie, était mort au château d’Enghien, le 26 octobre 1482 2 , sans avoir pu obtenir de Louis XI la main-levée des domaines de sa maison situés dans la Picardie et l’Artois, qui avaient appartenu au connétable de Saint-Pol, son père 3 . Ces biens ne furent restitués à ses héritiers que sous le règne du roi Charles VIII 4 . Comme époux de Marie, fille aînée de Pierre de Luxembourg, Jacques de Savoie ajouta à son titre de comte de Romont celui de comte de Saint-Pol et seigneur de Ham 5 . Le 14 janvier 1483, il fit son entrée solennelle à Lille, capitale de la Flandre wallonne, comme châtelain de cette /463/ ville, où il fut reçu avec de grands honneurs et où on lui fit de riches présents 1 .
Après sa mort, sa jeune veuve, Marie de Luxembourg, comtesse de Romont, se remaria, au château de Ham, le 8 septembre 1487, avec François de Bourbon, comte de Vendôme, auquel elle porta les immenses domaines de sa famille paternelle 2 , dont le comte de Romont, son premier mari, aurait eu la jouissance avant sa mort, si la haine que lui portait le roi Louis XI ne l’en eût privé, en les retenant arbitrairement après les avoir formellement cédés au duc Charles de Bourgogne, pour en disposer en faveur de leurs propriétaires légitimes 3 . Du mariage de Marie de Luxembourg, veuve de Jacques de Savoie, avec François de Bourbon, naquit Charles Ier, duc de Vendôme, et aïeul du roi Henri IV.