/V/
Introduction.
L’histoire d’un pays soumis sans secousses à une domination étrangère ne présente en général qu’un médiocre intérêt. Telle serait celle du Pays de Vaud, si, aux époques mêmes où il était privé de son indépendance, il n’avait conservé un certain degré de liberté intérieure. De là vient, sans doute, que l’étude de ses institutions, de ses mœurs et de ses coutumes, est un des objets les plus importants qu’il puisse offrir à l’attention de ceux qui veulent s’occuper de son passé.
Le souvenir des anciennes franchises du Pays de Vaud a même joué un certain rôle politique, lors de la révolution qui l’a affranchi de la domination bernoise. On se rappelle qu’à cette époque les traditions relatives aux anciens Etats du pays /VI/ donnèrent lieu à une polémique d’autant plus vive, que les documents sur lesquels elle aurait du s’appuyer n’étaient pas encore connus du public.
Depuis lors plusieurs de ces documents ont été livrés à la publicité, cependant beaucoup d’entre eux et des plus importants ne le sont point encore. Leur nombre très-considérable, la difficulté de les classer et de faire un choix, n’ont pas été les moindres obstacles qui se soient opposés à leur publication.
C’est à la Société d’histoire de la Suisse Romande qu’il appartenait de combler cette lacune, et le moment actuel est d’autant mieux choisi, que des entreprises semblables s’exécutent ou ont été exécutées dans les pays voisins. On peut espérer que l’ensemble et la comparaison de ces différents travaux pourra conduire à des résultats importants pour la science.
En nous occupant à réunir les documents relatifs à l’histoire de nos institutions, nous avons senti la nécessité de diviser notre travail et de n’en publier pour le moment qu’une partie. En premier lieu, nous avons dû nous attacher essentiellement aux chartes, statuts et franchises, qui se rapportent à l’histoire du droit public ou du droit privé. Ce cadre pourra paraître un peu trop spécial au premier abord, mais on ne tardera pas à reconnaître /VII/ qu’en comprenant les documents qui se rattachent aux questions de droit public, et par conséquent de souveraineté, il embrasse des points fondamentaux pour l’histoire générale du pays.
Nous avons dû faire aussi une distinction quant aux lieux. Lausanne, ville principale du pays, siége d’un Evêché puissant et célèbre dont l’histoire est encore assez peu connue, a fixé en premier lieu notre attention. Les lois et les institutions civiles y acquirent de bonne heure un développement plus complet que dans le reste du pays. Elles revêtirent un caractère différent de celles de la partie soumise à la maison de Savoie, différence qui subsista même après la conquête bernoise. D’ailleurs, la ville de Lausanne étant demeurée à peu près indépendante de la domination savoyarde, ses institutions conservèrent un cachet beaucoup plus marqué de nationalité et d’originalité. Il est à remarquer, enfin, que ses lois forment un tout assez circonscrit, pour qu’il soit facile d’en apprécier l’ensemble et d’en faire l’objet d’une étude complète.
Ces considérations nous ont déterminés à commencer par la publication des pièces qui concernent la ville de Lausanne, jusqu’à l’époque de la conquête bernoise. Nous y avons joint celles qui se rapportent aux quatre paroisses de La Vaux, à la /VIII/ ville d’Avenches et aux autres terres qui relevaient immédiatement des Evêques de Lausanne 1 . Les sources des époques qui précèdent se trouveront dans le Chartulaire de Conon d’Estavayer. Ce recueil important, connu sous le nom de Chartulaire de Lausanne, ne tardera pas à être imprimé dans son entier, et devra prendre place avant le nôtre.
Nous espérons que notre travail pourra être continué pour l’époque qui a suivi la réformation. Nous espérons aussi qu’il pourra s’étendre à la partie du Pays qui ne relevait pas des domaines de l’Evêché. Toutefois cette dernière portion de l’œuvre rencontrera d’assez grands obstacles, soit en raison de la difficulté de réunir les documents, soit en raison de la difficulté plus grande encore d’en faire un tout systématique. M. Grenus a déjà fait connaître la traduction d’un grand nombre d’actes qui se rapportent aux bonnes villes du Pays de Vaud. Son excellent recueil a rempli une partie de la tâche et il pourra servir de guide à ses successeurs. Cependant il reste encore quelque chose à faire après lui, et une partie des matériaux a déjà été rassemblé dans ce but./IX/
Notre ouvrage, qui n’est qu’une publication de sources, perdrait son caractère, si nous voulions développer ici les résultats de diverse nature qu’on en peut tirer. Nous nous bornerons à présenter quelques considérations préliminaires, destinées à en faciliter la lecture et à en faire comprendre l’enchaînement.
Le diocèse de l’évêché de Lausanne comprenait un vaste territoire, le Pays de Vaud jusqu’à l’Aubonne, le comté de Neuchâtel, le canton de Fribourg, la Gruyère, l’Oberland Bernois et toute la partie des cantons de Berne et de Soleure en deçà de l’Aar. Ce diocèse était divisé en neuf décanats, dont on trouve la description détaillée dans le Chartulaire de Lausanne. Mais le domaine temporel de l’Evêché ne comprenait qu’une portion assez restreinte de ce territoire, et les possessions dont il était formé varièrent suivant les époques.
Ce fut après l’extinction et le démembrement du royaume de la Transjurane que l’évêché de Lausanne parvint à son plus haut degré de prospérité. M. Cibrario ne craint pas de dire que ses Evêques se placèrent alors au nombre des plus puissants prélats de la chrétienté 1 . /X/
L’an 1011, le roi Rodolphe III fit donation du comté de Vaud à l’évêque Henri de Lenzbourg. Mais il n’indiqua point de quoi se composait le comté. Il paraît d’ailleurs que cet acte ne reçut pas une exécution immédiate et complète, car ce ne fut que plus tard que les évêques de Lausanne prirent effectivement le titre de comte.
La charte de l’empereur Henri en 1079, confirmée par l’empereur Conrad en 1145, fut plus explicite. Elle renferme la donation générale de toutes les possessions qui avaient appartenu au duc Rodolphe de Souabe, dans l’espace compris entre la Sarine, le mont St. Bernard, le pont de Genève, le Jura et les Alpes. Elle y ajoute la donation spéciale de divers lieux indiqués sous les noms de Muratum, Lustriacum, Carbarissa, Corise (ou Corsie), Cubizaca, Leuco et Natres. Il est facile de reconnaître les noms de Morat, Lutry et Corsier. Les autres noms, vraisemblablement défigurés par les copistes ou les chancelleries allemandes, n’ont pas médiocrement embarrassé les historiens et ont donné lieu à maintes conjectures 1 . Quelques personnes ont cru que Carbarissa /XI/ désignait le village de Corbières, cependant il paraît pins probable qu’il s’agissait de celui de Chexbres. On ne sait trop à quoi appliquer le nom de Cubizaca. Peut-être n’est ce qu’une corruption de celui de Cully (Cullisacum)? Il n’est guère possible de prendre les noms de Leuco et de Natres pour ceux de Leuck et Naters en Valais, attendu que ces deux endroits n’ont jamais été la propriété des évêques de Lausanne. On a cru voir dans ces deux noms une altération de celui de Lugnores en Vully 1 , qui a effectivement appartenu à l’évêque Borcard, puisqu’il en fit cession à son frère Conon 2 . Ce qu’il y a de plus positif, c’est que dans les bulles des papes Innocent III, Eugène III et Alexandre III 3 , qui confirment en d’autres termes les donations des empereurs Henri et Conrad, on retrouve indiqués les noms de Morat, de Cubizaca et ceux de Pully, Chexbres, Corsier et la Vaux de Lutry. Il est certain, d’ailleurs, que cette énumération ne comprenait point tout l’ensemble /XII/ des domaines de l’Evêque, puisqu’il n’y est point fait mention de Lausanne, Avenches, Bulle, Curtilles et autres lieux, qui en faisaient certainement partie à cette époque 1 .
Après plusieurs variations successives, les propriétés immédiates de l’Evêché se trouvèrent enfin réduites aux suivantes:
1. Lausanne et les villages de la banlieue, savoir, entr’autres, Chailly, Belmont, Pully, Ouchy, St. Sulpice, Chavannes, Crissier, Renens, Jouxtens, Mezery, Prilly, Cugy, Morrens et Bretigny 2 .
2. La Vaux et les nombreux villages qui couvrait ses coteaux. Ces villages étaient divisés en quatre paroisses, connues sous les noms de Lutry, Villette, St. Saphorin et Corsier.
3. Avenches, résidence primitive des évêques du Pays de Vaud.
4. Luçens, Curtilles et Villarzel, villages situés entre Moudon et Payerne.
5. Bulle, Albeuve et le Pays de la Roche dans la Gruyère, qui font actuellement partie du canton de Fribourg.
Comme on le voit, à l’exception de Lausanne et des quatre paroisses de la Vaux qui formaient /XIII/ un territoire contigu, ces diverses propriétés se trouvaient dispersées çà et là dans le Pays.
Outre ces domaines immédiats, l’Evêché possédait encore un grand nombre de seigneuries, inféodées à différents vassaux du diocèse. Aussi voyons-nous figurer, dans le volumineux recueil des hommages de l’Evêché, les noms de la plupart des familles nobles du pays, et même ceux des puissantes maisons de Savoie, de Gruyères, de Faucigny, de Neuchâtel, de Kibourg, de Montfaucon, etc. Le dénombrement de ces seigneuries et l’histoire de leurs variations fréquentes nous entraîneraient trop loin de notre sujet.
Il existait encore un autre ordre de propriétés, qu’il ne faut point confondre avec celles de l’Evêché. C’étaient les propriétés particulières du Chapitre des Chanoines. Elles comprenaient dans l’origine un fort grand nombre de villages et d’églises, ainsi qu’on peut s’en assurer par les énumération contenues dans les bulles du pape Alexandre III (en 1173) et du pape Lucius III (en 1182). Mais elles se réduisirent plus tard aux villages de Dommartin, Essertines et St. Prex.
Nous ne parlerons pas ici des domaines qui étaient entre les mains des monastères et des couvents. Le clergé était propriétaire d’une portion très-considérable des terres, et l’on restera probablement /XIV/ au-dessous de la vérité, en estimant qu’il fut un temps où il était en possession de plus d’un tiers du pays.
Favorisés par leur éloignement du centre de l’Empire et par leurs immunités ecclésiastiques, les évêques de Lausanne parvinrent de bonne heure à relever directement de l’Empereur et à exercer en son nom les droits régaliens. C’était une indépendance presque complète. Toutefois ce ne fut pas sans peine et sans avoir de longues luttes à soutenir, qu’ils réussirent à se maintenir pendant tant de siècles de violence et d’anarchie.
Leur ressource ordinaire était de confier l’Avouerie (Advocatia) à des princes laïques assez puissants pour les protéger, et auxquels ils abandonnaient, en échange de leur protection, le tiers du produit des amendes 1 . Cette charge fut successivement occupée par divers seigneurs, parmi lesquels nous trouvons les comtes de Genève, les ducs de Zæhringen, les seigneurs de Gerenstein, de Kibourg, de Faucigny.
Dans l’origine, l’Avouerie n’était que temporaire. Mais plus tard, lorsqu’elle eut été remise à titre de fief, elle se transmit par succession, par vente, et quelquefois sans la permission de l’Evêque, /XV/ ce qui donna lieu à des conflits de plus d’une espèce 1 . Enfin, en 1225, le sire de Faucigny l’ayant achetée des comtes Hartmann et Wernher de Zæhringen, pour le prix de 300 marcs d’argent 2 , et l’évêque Guillaume d’Ecublens refusant de le reconnaître comme avoué, il s’ensuivit une guerre ouverte entre les parties. Elle se termina, l’année suivante, par une transaction stipulée près de Préverenges, et par laquelle l’Evêque consentit à racheter l’Avouerie pour la somme de 320 marcs d’argent. Il s’engagea solennellement, en présence de tout son peuple et à la lueur des cierges, à ne plus aliéner ou inféoder à l’avenir une charge aussi importante, et fulmina une sentence d’excommunication contre quiconque oserait procéder à une telle aliénation 3 .
La lutte changea de face, lorsque la maison de Savoie vint s’emparer de la majeure partie du Pays de Vaud. Payerne, Morat, Berne avaient déjà accepté le protectorat du comte Pierre. Lausanne dut aussi le subir, et, dès l’année 1260, l’évêque Jean /XVI/ se vit forcé d’accepter la protection du Comte, et de lui céder en échange la moitié de la juridiction temporelle dans sa propre ville. Ce partage de souveraineté ne reçut point le nom d’Avouerie, mais au fond ce fut la même chose sous une autre forme. Les conditions en furent même plus onéreuses, puisque le comte Pierre obtint la moitié des amendes et échutes, tandis que précédemment l’Avoué ne percevait que le tiers des amendes et n’avait aucun droit sur les échutes ou confiscations. D’un autre côté, il était expressément réservé que cet abandon de juridiction n’était que temporaire et qu’il devait cesser à la mort de l’Evêque 1 .
La clause relative au partage de la juridiction ne fut point reproduite dans le traité fait en 1271 avec Philippe comte de Savoie et de Bourgogne 2 . Mais elle fut renouvelée dans les traités des années 1316 et 1343 3 . Les conditions du partage furent développées et expliquées avec plus de détail. Il fut convenu que les princes de Savoie enverraient à Lausanne un juge ou commissaire, qui devait connaître des appellations et percevoir la moitié /XVII/ des amendes et échutes. Toutefois la justice devait être rendue au nom, sous le sceau et l’autorité de l’Evêque. Les coutumes particulières de Lausanne furent réservées et garanties dans leur intégrité. On continua, d’ailleurs, de stipuler que ce partage de juridiction n’était que temporaire et qu’il devait cesser de plein droit à la mort des princes contractants 1 .
En 1356, le comte Amédée obtint de l’Empereur la concession du Vicariat impérial, fonction nouvelle, qui n’était pas sans analogie avec le protectorat exercé par ses prédécesseurs. Cette concession était manifestement contraire aux droits de l’Evêque, mais celui-ci fut forcé, quoique à regret, de s’y soumettre. Il se borna à exiger la promesse que le juge nommé par le comte de Savoie respecterait ses droits et priviléges, ainsi que les droits, franchises et priviléges de ses sujets 2 , clause inutile, qui fut bientôt violée, ainsi qu’on le voit par la lettre d’Amédée du 22 Juillet 1358 3 . /XVIII/
Il est rare que le bon droit soit suffisant lorsqu’il n’est pas appuyé par la force.
L’institution du Vicariat lui-même n’eut pas de durée, car il fut révoqué en 1376 par l’empereur Charles IV, 1 le même qui l’avait accordé vingt ans plus tôt. L’empereur Wenceslas alla plus loin encore, car il reconnut, en 1398, que l’exercice du Vicariat appartenait à l’Evêque 2 . Mais ces déclaration impériales ne suffirent pas pour délivrer les évêques de Lausanne des entreprises de leurs ambitieux voisins, et les princes de Savoie n’en persistèrent pas moins à soutenir et à faire valoir, avec plus ou moins de succès, des prétentions de diverse sorte.
Ils cherchèrent d’abord à maintenir à Lausanne le Lieutenant qu’ils y envoyaient du temps du Vicariat. Cependant nous voyons qu’en 1379 ils ne réussirent point dans cette tentative 3 . — Ils parvinrent plusieurs fois à obtenir des habitants de Lausanne des subsides en argent et des levées de /XIX/ troupes. 1 Il est vrai que c’était à titre de don purement gratuit, et moyennant des reversales de non préjudice pour l’avenir. Mais c’était alors au même titre que les princes de Savoie s’adressaient à leurs sujets du Pays de Vaud, lorsqu’ils avaient quelque prestation à leur demander. — Le duc Amédée fut moins heureux en 1439, lorsqu’il envoya son Maréchal à Lausanne, pour faire la visite des fortifications, car les habitants de la ville protestèrent solennellement contre cette usurpation 2 .
Vers la fin du XVe siècle, la mésintelligence régnant entre l’Evêque et ses sujets, et la commune de Lausanne inclinant vers les ducs de Savoie, ceux-ci en profitèrent pour faire admettre, par la dite commune, un juge des appellations connu sous le nom de Juge de Billens 3 . Ce juge ne fut point reconnu par l’Evêque. Ils cherchèrent aussi en 1482 et 1517 à se poser comme protecteurs et médiateurs entre les parties, et voulurent en profiter pour se faire reconnaître comme souverains seigneurs de Lausanne 4 . Ces tentatives /XX/ n’aboutirent pas, et, en 1526, la commune de Lausanne, ayant contracté alliance avec Berne et Fribourg, renonça à reconnaître le juge de Billens et rompit pour toujours avec la Savoie 1 .
Ce fut ainsi, à force de persévérance, de prudence et de souplesse, que les évêques de Lausanne parvinrent à résister aux envahissements de la maison de Savoie. Cédant à propos lorsqu’ils étaient les plus faibles, ils savaient attendre le moment favorable pour regagner le terrain qu’ils avaient perdu, et, après trois siècles de luttes et de rivalité, ils en étaient restés à peu près au même point, lorsque la conquête bernoise vint les mettre d’accord en confisquant à son profit les droits des deux parties. — Nous avons cru intéressant de réunir les pièces principales de ce long procès politique.
Les premiers statuts où l’on trouve les bases de la constitution temporelle de Lausanne sont les Reconnaissances du prévôt Ardutius, au commencement du XIIe siècle 2 . Ces reconnaissances, qui /XXI/ ne renferment que les points fondamentaux, furent successivement confirmées sous divers Evêques, jusque vers le milieu du siècle suivant. 1
Il y est parlé du Plaict-Général (Placitum generale) 2 , expression antique, dont l’origine remonte probablement à l’époque carlovingienne, et qui resta longtemps en usage dans le Pays de Vaud. On s’en servait encore, il y a une vingtaine d’années, pour désigner le dernier coutumier de Lausanne 3 . Il est difficile de déterminer si ce mot y est pris dans le sens de l’assemblée des Etats, ou dans celui d’un recueil de coutumes. Divers motifs, cependant, donneraient à penser qu’il était pris dans le dernier sens 4 .
Après cet acte, il y a lacune jusqu’au Plaict-Général de l’an 1368, sanctionné sous l’évêque Aymon de Cossonay, peu de temps après l’établissement du Vicariat des comtes de Savoie. Cette charte remarquable commence par reproduire, dans ses 17 premiers articles, le texte des Reconnaissances d’Ardutius. C’est une sorte de /XXII/ constitution, divisée en 172 articles, qui contient, non-seulement la législation civile et politique, mais encore un grand nombre de détails que nous considérerions aujourd’hui comme appartenant à la police municipale.
Cette pièce, dont l’original a été conservé avec le plus grand soin aux archives de la commune de Lausanne, est la première qui nous soit parvenue sous le titre de Plaict-Général. Cependant, il est probable qu’avant l’année 1368 il a dû exister d’autres chartes ou recueils de coutumes analogues. La preuve s’en tire du texte même d’un acte du 31 Juillet 1357, dans lequel on voit la confirmation de deux clauses qui se retrouvent plus tard dans le Plaict-Général de 1368 (art. 82 et 83). Il est dit que ces clauses sont tirées d’un livre qu’on a l’habitude de lire chaque année dans le Plaict-Général 1 . Or qu’était ce livre, si ce n’est une rédaction antérieure des statuts donnés sous Aymon de Cossonay? — Il est probable, d’ailleurs, que ce ne furent que les additions, soit les 18 derniers articles, qui furent rédigées en 1368, et que tout ce qui précède existait déjà auparavant. Cette opinion est d’autant plus admissible que la plupart /XXIII/ des franchises des villes et villages du Pays de Vaud sont d’une date plus ancienne.
Nous publions aussi, malgré sa longueur, un Commentaire anonyme sur le Plaict-Général 1 . Cette pièce importante mérite que nous nous y arrêtons quelques instants. Elle consiste dans la reproduction des articles du Plaict-Général, accompagnée d’une glose, souvent très-développée, qui contient non-seulement l’explication du texte, mais encore un grand nombre de détails originaux. L’ordre des articles du Commentaire n’est pas le même que celui du Plaict-Général, et il est assez difficile de se rendre compte des motifs qui ont pu déterminer cette différence. Il semblerait cependant que l’ordre adopté par le commentateur a été choisi dans le but d’établir une classification plus systématique des matières. On ignore par qui et à quelle époque cet ouvrage peut avoir été composé, mais voici les conjectures auxquelles il donne lieu.
On y trouve insérée la fin de la charte de 1368 et celle d’un vidimus de l’an 1394 2 . On trouve au § CXXVIII les dates de 1406 et 1412, indiquées /XXIV/ comme étant celles des années courantes 1 . Il y est fait mention d’événements qui se sont passés sous les Evêques Aymon de Cossonay, Guy de Prangins, Guillaume de Menthonay et Guillaume de Challant. Le commentateur dit même avoir été témoin oculaire de certains faits qui se sont passés sous ce dernier Evêque, lequel fut élu en 1406 2 . La première pensée est donc que cet ouvrage a été composé par quelque magistrat ou praticien, qui vivait au commencement du XVe siècle, et dont le nom n’est point parvenu jusqu’à nous.
Mais, en l’examinant de plus près, on ne tarde pas à se convaincre qu’il n’est pas en entier du même auteur, et qu’il doit avoir été écrit en partie avant cette époque. Il est évident d’abord que le commentaire qui accompagne les additions n’est pas du même style que le corps de l’ouvrage. On y remarque plusieurs lacunes et des renvois à des passages qui manquent ou qui paraissent avoir été supprimés. On trouve au § VIII, une allusion aux événements qui se sont passés, en 1226, entre Aymon de Faucigny et Guillaume d’Ecublens, relativement à l’avouerie. On remarque, entre les §§ X et XIV, une contradiction qui ne peut s’expliquer /XXV/ qu’en supposant qu’ils ont été écrits à des époques différentes. Le § XIV consacre l’usage de faire courir le Plaict-Général dans les paquiers et voies publiques. Le § X explique que cet usage était déjà tombé en désuétude sous l’Evêque Aymon de Cossonay. Comment comprendre ces deux passages, si l’on n’admet pas que l’un d’eux a été écrit pendant que l’usage était encore en vigueur, l’autre après son abolition?
Tout donne à penser que le fond même de l’ouvrage est antérieur au XVe siècle, et que les suppression, les additions et les interpolations qui s’y trouvent sont l’œuvre d’auteurs plus modernes. Ce commentaire ne serait ainsi que la dernière forme ou la dernière rédaction du manuel dont se servaient les praticiens de Lausanne. Peut-être ne serait-il autre chose que le livre dont on se servait en 1357 dans le Plaict-Général, comme nous l’avons vu dans l’acte du 31 juillet de cette année? En effet, il est plus facile de comprendre qu’on ait donné le nom de livre à un recueil d’une certaine étendue, comme le commentaire, qu’au recueil abrégé des statuts d’Aymon de Cossonay. On sait, d’ailleurs, que c’est ainsi, par un travail successif, que se sont formés plusieurs ouvrages du même genre. Cette manière de voir expliquerait pourquoi le commentaire ne porte ni date ni /XXVI/ nom d’auteur; elle expliquerait peut-être aussi la différence que nous avons signalée dans l’ordre des articles; et l’origine assez ancienne qu’elle permet de supposer ne laisse pas que d’ajouter beaucoup à l’intérêt qu’offre l’ouvrage en lui-même. Car il serait ainsi plus ou moins contemporain des Assises de Jérusalem, des coutumes de Beauvoisis, des établissements de St Louis, et autres coutumes anciennes, célébrés dans l’histoire du droit. On verra plus tard, par l’examen même de l’ouvrage, que plusieurs des matières qui y sont traitées supposent une haute antiquité, et qu’elles ne sont point sans analogie avec les recueils que nous venons de citer. Ce serait dans tous les cas, parmi les écrits de ce genre, un des plus anciens qui soient connus en Suisse.
Il est à regretter seulement que le style en soit souvent défectueux, prolixe et surchargé de répétitions, ce qui tient peut-être à ce que les exemplaires originaux ne sont point parvenus jusqu’à nous. Nous n’en avons trouvé que trois copies.
La première est un manuscrit des archives cantonales, qui paraît dater du commencement du XVIe siècle.
La seconde est une copie faite environ vers la fin du XVIe siècle. Elle faisait partie du fonds du docteur Favre, et nous a été communiquée par /XXVII/ M. Louis Favre, ancien président du Tribunal de Nyon.
La troisième est une copie faite dans le courant du siècle dernier, et conservée aux archives de la commune de Lausanne. On voit, par une inscription qui se trouve en tête de cette copie, que la pièce sur laquelle elle avait été faite avait déjà disparu dans le courant du XVIIIe siècle. Elle est suivie d’une bonne traduction française faite par Pierre Daniel Tissot et Frédéric Bergier. Mais on sait qu’en pareille matière une traduction moderne ne saurait suppléer à la connaissance du texte original. Cette considération nous a déterminés à ne point la publier. Il en aurait été peut-être autrement si nous avions trouvé une traduction contemporaine de l’ouvrage.
Ces trois copies sont bonnes; elles sont d’accord quant au fond, et ne varient que pour des détails de peu d’importance. La chance tout à fait incertaine d’en trouver une meilleure n’a pas dû nous arrêter dans la publication de cette pièce.
C’est dans le Plaict-Général et surtout dans le Commentaire anonyme que nous trouvons la description de la constitution temporelle de Lausanne. Elle avait subi peu de changements depuis l’époque /XXVIII/ des Reconnaissances d’Ardutius au XIIe siècle, et elle subsista à peu près la même jusqu’à la réformation. Quant à la constitution ecclésiastique, c’est à d’autres sources qu’il faut la chercher. On en trouvera les principales dispositions dans les statuts du XIIe siècle, rédigés aussi par le prévôt Ardutius 1 , et dans le Chartulaire de Conon d’Estavayer.
Sous la dynastie des rois de la Transjurane, l’Evêque était élu par le clergé et par le peuple, conformément à l’ancien usage des Gaules. 2 Mais plus tard, ce mode d’élection populaire étant tombé en désuétude, l’élection fut attribuée au chapitre des Chanoines, sauf la ratification du pape 3 . Cette élection donna souvent lieu à des conflits, soit dans le sein même du chapitre, soit dans ses rapports avec la cour de Rome; et il arriva plusieurs fois que les Evêques furent imposés directement par le Saint Siége. Pendant la vacance, le chapitre choisissait, parmi ses membres, un ou plusieurs Syndics chargés d’administrer provisoirement l’Evêché, /XXIX/ et leur faisait prêter lui-même le serment de leur emploi.
L’Evêque, en sa qualité de comte ou prince temporel, exerçait les droits attachés à la souveraineté. Mais la souveraineté proprement dite était censée appartenir à l’Eglise ou à la bienheureuse Vierge Marie, patronne de l’Evêché, dont elle constituait la dot et l’alleu, suivant l’expression du temps. L’Evêque n’en était que l’usufruitier ou l’administrateur. Tota Civitas Lausannensis tam Civitas quam Burgum est dos et allodium beatæ Mariæ Lausannensis (Plaict-Général, § 2).
L’Evêque tenait du Roi ou de l’Empereur l’exercice des droits régaliens, qui comprenaient les routes, les péages, les ventes, les forêts, la monnaie, les marchés, les bans ou amendes, les cours d’eau et les droits sur les criminels. A rege tenet regalia dominus episcopus Lausannensis. Regalia vero sunt stratæ, pedagia, vendæ, nigræ juriæ, moneta, mercata, banni veteres vel de communi consilio constituti, cursus aquarum, fures, raptores (Plaict-Général, §3).
L’Evêque ne jouissait point d’un pouvoir absolu. Son autorité était limitée par celle des Etats qui composaient le Plaict-Général soit la grande Cour séculière. Ces Etats étaient formés des trois ordres, le Clergé, la Noblesse et les Bourgeois. L’Evêque /XXX/ devait obtenir leur consentement pour faire des statuts nouveaux, décréter des bans, battre monnaie et administrer la haute justice (Plaict-Général,§§ 18 et suiv. 25, 64 et suiv.)
Le Plaict-Général, ou assemblée générale des Etats de Lausanne et de la banlieue, se réunissait chaque année au mois de mai, si toutefois il plaisait à l’Evêque de le convoquer. La convocation était annoncée par trois publications, faites le dimanche, à huit jours d’intervalle, dans les églises paroissiales de Lausanne, Lutry, Belmont, Pully, Crissier, Ecublens, St-Germain et Prilly (Com. an. § X) 1 . Les séances se tenaient dans une maison de la rue de Bourg, appartenant à Jean Mastin et plus tard à François Russin. L’assemblée était présidée par l’Avoyer ou Avoué de l’Evêque, qui y siégeait ainsi que les principaux magistrats de Lausanne et de la banlieue.
Au jour fixé, l’Avoyer, le Sénéchal, le Sautier, le Mestral, et les Menens ou huissiers, allaient entendre la messe dans l’église de St-Pierre. On apportait les saintes reliques dans la maison de Jean Mastin, et là l’Avoyer et le Mestral prêtaient /XXXI/ solennellement le serment de leur charge. L’assemblée durait trois jours; elle s’occupait des diverses questions qui pouvaient lui être soumises, et en particulier des procès dont la connaissance lui était déférée. Ce qui n’avait pu être terminé dans les trois jours était renvoyé au jugement de la Cour séculière présidée par le Bailli. — Le quatrième jour, le Plaict-Général, accompagné d’un certain nombre d’anciens, devait parcourir les paquiers et les voies publiques, pour enlever les ouvrages qui auraient pu empiéter sur le domaine commun. Chaque citoyen était tenu de le suivre, armé d’une hache ou d’un épieu, afin de prêter main forte au besoin. On voit cependant, ainsi que nous avons eu l’occasion de le faire remarquer plus haut, que cet usage tomba en désuétude sous l’évêque Aymon de Cossonay. (Pl. Gén. § 17 et suiv. Com. an. § X et suiv.)
La Grande Cour séculière était aussi une réunion des trois ordres, mais limitée seulement à la ville de Lausanne, et dans laquelle ne figuraient point les représentants des villages de la banlieue. Elle était présidée par le Bailli ou par son Lieutenant, et convoquée par une simple criée ou proclamation faite dans certains quartiers de la ville. Elle siégeait dans une galerie du palais Episcopal. 1 /XXXII/
Cette assemblée présentait de grandes analogies avec le Plaict-Général, soit quant à sa composition, soit quant à ses attributions. C’était à elle seule qu’appartenait le droit de prononcer la peine de mort ou la mutilation (Pl.-Gén. § 82). Elle avait de plus le droit de décréter des Statuts de concert avec l’Evêque, et nous voyons effectivement que c’est dans son sein que furent adoptées plusieurs ordonnances importantes. Mais il paraît que ces ordonnances n’étaient valables que pour la ville elle-même, et qu’elles ne concernaient point les communes environnantes (V. Pl.-Gén. § 64 et s.).
Les hommes en état de porter les armes devaient à l’Evêque la chevauchée (cavalcata), mais seulement pour un jour. S’il fallait demeurer davantage, cela ne pouvait avoir lieu que du consentement général ou aux frais de l’évêque. La condition de ses sujets était donc plus favorable que celle des sujets de la maison de Savoie dans le Pays de Vaud, car ces derniers étaient tenus à huit jours de chevauchée. Les bourgeois qui ne suivaient pas leur bannière lorsqu’ils étaient appelés par le cri d’alarme, 1 étaient punis par une amende. Les nobles étaient punis par la perte de leurs fiefs.
La ville de Lausanne était divisée en cinq bannières /XXXIII/ ou quartiers, la Cité, la Palud, le Pont, St-Laurent et le Bourg. A chaque bannière étaient attachés les ressortissants de certains villages de la banlieue. Chacune d’elles avait ses armoiries particulières, dont on lit la description détaillée dans le Commentaire anonyme 1 , et que l’on voit encore sculptées sur les arcades de l’hôtel de ville. Les quatre paroisses de la Vaux, de même qu’Avenches, Lucens, Villarzel, La Roche, Curtille et Bulle, avaient aussi leurs bannières spéciales. Les domaines de l’Evêché se trouvaient ainsi divisés en quinze bannières ou circonscription militaires.
Les milices étaient tenues à des inspections ou monstres d’armes, et tout homme qui ne se présentait pas convenablement armé était échu à un ban de soixante sols. (Com. an. § XIX et suiv.)
L’époque était celle des exceptions et des priviléges. Les chanoines, le clergé, les chevaliers, les nobles et leurs serviteurs étaient exemptés de la loi commune 2 , c’est-à-dire que les ecclésiastiques relevaient des tribunaux ecclésiastiques et les nobles de la cour noble ou féodale. Les gens de la /XXXIV/ monnaie, ainsi que les huissiers et d’autres fonctionnaires, étaient soumis à la juridiction du Sénéchal 1 . Certains quartiers avaient leurs priviléges. Le quartier de la Cité, résidence des Evêques et de leur bienheureuse patronne, était considéré comme le plus digne et protégé par des lois spéciales. Ainsi l’acte de frapper quelqu’un était puni d’un ban de soixante livres lorsqu’il était commis dans la Cité, tandis qu’il n’était puni que d’un ban de soixante sols lorsqu’il était commis dans la ville inférieure, et seulement de trois sols lorsqu’il avait lieu en dehors des portes 2 . Les habitants de la rue de Bourg jouissaient aussi de priviléges assez remarquables et qui ont fini par l’emporter plus tard sur ceux de la Cité. Leurs maisons étaient franches de lauds. Eux seuls pouvaient tenir des hôtelleries et des boutiques de foire. Ils pouvaient avoir des meyses ou étalages de marchandises plus considérables que dans le reste de la ville. Mais leur privilége le plus important était celui de siéger à la cour séculière en qualité de coutumiers (viri consuetudinarii). Il est vrai que cette fonction était en même temps une charge, car, quand ils étaient appelés à siéger, ils ne pouvaient s’y refuser, « pas même s’ils étaient occupés à ployer leurs marchandises /XXXV/ ou à se laver les mains pour se mettre à table. » Le Commentaire justifie ces priviléges un peu bourgeois, en disant que les habitants de la rue de Bourg avaient de bonnes maisons situées sur la route d’Allemagne, d’Italie, de France et de Provence, qu’ils étaient bien approvisionnés de marchandises, qu’ils étaient réputés honorables et experts dans la coutume de Lausanne 1 , et enfin, ajoute-t-il, parce qu’ils jouissaient d’une prééminence de liberté 2 . (Com. an. § LXXII et s.)
Les magistrats ou officiers tant séculiers qu’ecclésiastiques étaient en grand nombre et portaient des titres très divers. Anciennement leurs charges avaient été données en fief, et se transmettaient par héritage, coutume qui subsistait encore au XIVe siècle pour les huissiers de la cour séculière 3 . Mais ces fiefs furent successivement rachetés ou repris par les Evêques. Nous avons vu un exemple de ce genre de rachat pour la charge de l’Avouerie. Le Commentaire anonyme en cite d’autres pour les charges de Major, de Sautier, d’Huissier et de préposé aux boucheries. Plusieurs de ces reprises avaient été motivées par des crimes commis par les titulaires 4 . /XXXVI/
L’administration de la justice était répartie entre un nombre fort considérable de tribunaux, car à cette époque, où l’on ne connaissait pas le principe de la séparation des pouvoirs, chaque seigneur, chaque magistrat, chaque personne investie d’une charge publique avait en quelque sorte son tribunal.
Les tribunaux se divisaient en deux classes, les tribunaux ecclésiastiques et les tribunaux séculiers. Les premiers suivaient le droit canonique et la procédure écrite. Les seconds se servaient du droit coutumier et paraissent avoir conservé assez longtemps une procédure orale fondée sur les anciennes coutumes germaniques 1 .
Parmi les cours ecclésiastiques on doit citer la cour de l’official, la cour du chapitre 2 , celles des doyens 3 et des divers prieurés du diocèse.
La principale était, sans contredit, la cour de l’official; on le voit à chaque instant intervenir dans les actes publics, auxquels il était chargé de donner l’authenticité en y apposant sa signature et son sceau. L’official prononçait sur les affaires ecclésiastiques proprement dites, sur les biens et revenus du clergé, sur les mariages, les /XXXVII/ successions, les testaments, les discussions de biens et en général sur toutes les questions qui relevaient du droit canonique. Ses attributions étaient déterminées, soit par la nature des causes, soit par celle des personnes. La peine qu’il prononçait le plus ordinairement était l’excommunication. On sait qu’il la prononçait même contre les animaux. Nous publions une formule d’excommunication contre les vers et autres animaux nuisibles 1 , monument curieux de la superstition et peut-être aussi de la fiscalité de l’époque. Cette pièce est tirée d’un recueil de formules de la cour de l’official, qui date du commencement du XVIme siècle. Ce recueil est d’autant plus important, qu’une bonne partie des principes de la jurisprudence canonique a passé dans la jurisprudence civile des siècles suivants. Il est à regretter que son étendue soit un obstacle à sa publication.
En revanche, nous publions les statuts du 2 juin 1453, servant de règle à la cour de l’official, sur le mode de procéder en justice. Ils portent le nom de l’évêque Georges de Saluces. Cependant il résulte d’une inscription qui se trouve en tête de ces statuts, qu’ils existaient déjà sous l’évêque Aymon de Cossonay, et que Georges de Saluces s’était borné à les faire réviser. Ils sont passablement détaillés /XXXVIII/ et constituent une espèce de code de procédure, recueil d’autant plus précieux que nous possédons fort peu de documents semblables pour cette époque. On peut y voir, entr’autres, que, bien que la procédure fût écrite, il y avait un assez grand nombre de causes sommaires dans lesquelles on avait diminué considérablement les formalités et les écritures. Ces causes sommaires étaient celles qui concernaient les mariages, les dixmes, les pauvres, les marchands étrangers, les voyageurs, etc. 1 (Statuts précités, art. 24 et suiv.)
Les jugements de la cour de l’official n’étaient point définitifs. On pouvait en appeler à la cour métropolitaine de Besançon, et de celle-ci à la cour de Rome.
Parmi les tribunaux séculiers on doit compter le Plaict-Général, la Cour Séculière, et les cours inférieures du Sénéchal, du Sautier, du Major et du Mestral. Dans la campagne, les Châtelains, les Majors, les Sénéchaux et les divers Seigneurs avaient aussi leurs cours particulières. L’Evêque avait de plus sa Cour féodale, dont nous donnons un jugement sous date du 8 Juillet 1372. /XXXIX/
L’appel ou le déclinatoire des cours inférieures se portait à la Grande Cour séculière. De celle-ci on pouvait appeler derechef à une cour supérieure dont l’institution paraît avoir varié, et au sujet de laquelle il règne une certaine obscurité. En effet, cette cour supérieure porte tantôt le nom de Cour des appellations de l’Evêque, tantôt celui de Cour de Billens, tantôt celui de Cour Impériale. Ces variations viennent probablement du conflit qui existait au sujet des dernières appellations. On se rappelle que la maison de Savoie obtint à diverses reprises d’envoyer à Lausanne un juge supérieur. On se rappelle aussi que les Evêques parvinrent quelquefois à s’affranchir de cette sujétion, et à exercer par eux-mêmes le droit de prononcer sur les appellations. Quand l’Evêque avait le dessus, c’est lui qui donnait son nom au juge supérieur, lequel siégeait dans le palais épiscopal et était assisté par la cour séculière 1 . Quand, au contraire, c’était la maison de Savoie qui l’emportait, la cour des appellations recevait le nom de Cour de Billens ou de Cour Impériale 2 . On ne sait pas exactement d’où vient ce nom de Cour de /XL/ Billens, qui se rencontre fréquemment dans l’histoire de Lausanne. Il est cependant probable qu’il vint du nom d’un bailli de Vaud nommé François de Billens qui fut admis pour remplir cet office de juge. (Voir page 729, note). Le juge de Billens siégeait en dehors des murs, près de la porte Saint-Martin, dans le quartier appelé actuellement la Caroline, près du théâtre 1 . On trouve qu’au commencement du XVIme siècle les assesseurs de cette cour furent choisis par la commune de Lausanne. Ils étaient au nombre de six 2 .
Les tribunaux séculiers se composaient en général d’un juge unique soit président, assisté d’un certain nombre d’assesseurs. La Grande Cour séculière était présidée par le Bailli de Lausanne ou par son Lieutenant. Les gens de la rue de Bourg étaient plus particulièrement appelés à y siéger, en leur qualité de coutumiers (consuetudinarii). On ne trouve nulle part que leur nombre fût fixé, et comme on voit, d’ailleurs, qu’ils étaient soumis à des amendes lorsqu’ils ne se présentaient /XLI/ pas après avoir été requis, il est permis de penser, d’une part, qu’ils étaient libres de venir siéger quand ils le jugeaient convenable, et, d’autre part, que quand ils n’étaient pas en nombre, le juge avait le droit de les requérir. Ce mode de faire est tout à fait semblable à la description que donnent les auteurs des anciens usages germaniques, et nous pouvons déjà remarquer ici ce qui se présentera plusieurs fois dans la suite, c’est que, si le Pays de Vaud adoptait un peu tard les usages des pays voisins, il avait aussi une tendance à les conserver après eux.
Quelle était la part que les coutumiers prenaient au jugement? Il n’est pas douteux que le juge ne fût tenu de les consulter et de juger d’après leur opinion quand ils étaient d’accord entr’eux. (Nous ne savons s’il faut entendre par là qu’il dût y avoir unanimité ou seulement majorité.) Mais, s’ils n’étaient pas d’accord entr’eux, ce qui arrivait souvent, comme dit le Commentaire anonyme, parce qu’il y a autant d’opinions que de têtes 1 il fallait avoir un moyen de se décider. Le Commentaire l’indique dans les termes les plus précis. Quand les coutumiers n’étaient pas d’accord, c’était le juge lui-même qui décidait 2 . Comme président /XLII/ il avait la voix prépondérante; il détablait comme on le dit encore de nos jours. Ce mode de procéder, en tout conforme à la nature des choses et aux habitudes du pays, nous paraît jeter un certain jour sur la controverse qui s’est élevée au sujet de l’office respectif des juges et des coutumiers 1 .
Les personnes qui savent combien les questions qui touchent à la procédure et à l’organisation judiciaire ont d’importance dans l’histoire du droit, ne s’étonneront pas que nous insistions quelque peu sur ce sujet. Nos résultats ne s’appliquent d’ailleurs qu’à la ville de Lausanne, et nous prions qu’on ne les étende pas, sans motifs, à d’autres localités où ils ne seraient peut-être pas applicables.
On s’est demandé si les coutumiers jugeaient sur le fait et sur le droit. Cette distinction toute moderne, et qui aujourd’hui même embarrasse considérablement les jurisconsultes, ne peut guères /XLIII/ avoir existé à une époque aussi ancienne, et nous croyons qu’il serait superflu de l’y chercher. Les coutumiers prononçaient aussi bien sur le fait que sur le droit. Ainsi dans les causes criminelles, qui se décidaient ordinairement par l’aveu, la torture ou le combat judiciaire, le point essentiel était le plus souvent de prononcer si la coutume permettait d’employer tel ou tel moyen de preuve, ou si les soupçons étaient assez graves pour l’admettre. Dans le premier cas c’était un jugement sur le droit, dans le second c’était une espèce de jugement par conviction qu’on demandait à ces jurés.
Ce n’était que dans les causes moins importantes que l’on avait recours à des preuves d’un autre genre et en particulier au serment et à la preuve testimoniale. Quant à cette dernière, on voit que, dans beaucoup de cas, le nombre des témoins était fixé, et que leur audition était ordinairement verbale. Les statuts de l’an 1430 qui règlent le mode de procéder en justice devant les cours séculières, nous apprennent que les témoins étaient assermentés en présence des parties, mais qu’ils étaient entendus en leur absence. Toutefois ils l’étaient en présence des coutumiers, des avocats et des autres personnes qui se trouvaient en tribunal 1 . La /XLIV / procédure secrète n’avait donc pas encore reçu tous les développements qu’elle acquit plus tard. Il en était autrement dans la procédure canonique, où les témoins étaient entendus en particulier et en secret (singulariter et secrete), ainsi qu’on peut le voir par une formule de la cour de l’official 1 . C’est probablement de là que sont provenues les enquêtes secrètes, dont l’usage s’introduisit sous les Bernois. Ces derniers avaient d’ailleurs intérêt à les favoriser.
Les statuts de l’an 1430 que nous venons de citer, sont une espèce de code abrégé de procédure pour les tribunaux séculiers. Ils correspondent aux statuts de l’an 1453 qui concernent les tribunaux ecclésiastiques. On y peut remarquer, entr’autres, que les coutumiers étaient plus ou moins assimilés aux avocats et qu’ils pouvaient être chargés de défendre les intérêts des parties 2 . Ils remplissaient alors ce qu’on a appelé plus tard l’office de parlier.
Comment s’acquérait la qualité de coutumier? Fallait-il remplir certaines conditions d’âge, de domicile ou de propriété? Fallait-il avoir fait preuve de certaines connaissances pratiques? C’est ce qu’on ne sait pas exactement. Mais il est probable que, pour être rangé parmi les coutumiers, il /XLV/ fallait tout simplement avoir acquis par la pratique un certain degré de connaissance du droit et des affaires, et qu’on leur demandait fort peu de connaissances scientifiques. Cette classe d’hommes, dans laquelle on a de tout temps recruté nos juges, a toujours été nombreuse dans le pays. Il ne faut pas les confondre avec les légistes proprement dits, qui portaient les noms de jurisperiti, doctores utriusque juris, doctores decretorum, etc.
L’antique institution des coutumiers se conserva fort longtemps à Lausanne, avec un caractère tout spécial, celui d’être limitée aux habitants d’un quartier privilégié. Ce ne fut qu’insensiblement et fort tard qu’elle se rapprocha de celle des échevins (scabini) qui existait dans d’autres pays. Cette transformation s’opéra aux approches de la réformation, car on trouve qu’à cette époque les assesseurs de la cour baillivale furent nommés par le conseil de la commune en nombre déterminé, et pour un terme assez bref 1 .
Nous devons ici donner quelques explications sur un usage tout particulier à la ville de Lausanne, c’est celui de l’Abochement (abochiamentum), terme qui se présente fréquemment dans /XLVI/ nos actes. C’était une espèce de récusation ou de déclinatoire, qui pouvait être demandé par l’une ou l’autre des parties, lorsqu’elles se trouvaient devant un tribunal inférieur. Il devait nécessairement être interjeté avant que la contestation eût été mise en jugement, antequam positum in jure, et la cause tout entière se trouvait portée par devant la cour supérieure, dans l’état où elle se trouvait. Le commentaire justifie cette institution en disant que, les juges inférieure n’étant pas réputés assez habiles 1 , leur juridiction n’était valable qu’autant qu’elle était librement admise par l’une et l’autre des parties 2 . Du reste cette faculté de décliner les juges inférieure, avant le jugement, n’excluait point celle d’appeler de leurs jugements lorsqu’ils étaient rendus 3 .
Les jurisconsultes liront avec fruit les détails très-circonstanciés contenus dans le Commentaire anonyme, sur les marches ou jugements rendus en commun par des juges de juridiction différente, sur les saisies ou gages, sur le séquestre, les lauds, les censes, la possession et la propriété. Ce /XLVII/ sont des matières trop spéciales pour qu’elles puissent être discutées ici.
On trouve peu de renseignements sur le droit civil proprement dit, qui paraît avoir été renvoyé à la coutume non écrite. On ne rencontre pas de traces directes du droit romain, si ce n’est peut-être dans les formules générales de renonciation qui se présentent fréquemment dans les contrats 1 . Il est évident que Lausanne restait attachée à ses anciens usages, qui remontaient aux époques bourguignonne, carlovingienne, ou peut-être même au delà. Elle opposait une résistance passive à l’introduction des principes nouveaux amenés par la renaissance du droit Justinien. On en voit une preuve dans la lettre du 21 Juillet 1358 2 , par laquelle le comte Amédée recommande à son Lieutenant de se conformer aux coutumes de Lausanne, et de ne point juger selon le droit écrit (Jus scriptum). Il est évident qu’il s’agissait ici du droit romain alors en usage.
Quant aux lois pénales, on rencontre à chaque instant des dispositions sanctionnées par des bans ou amendes fixes d’un certain nombre de sols ou /XLVIII/ de livres. On ne trouve pas de lois formelles prononçant la peine de mort, la détention ou d’autres peines corporelles. L’application fréquente de ces peines était laissée à l’arbitraire du juge, principe qui a dominé longtemps dans la jurisprudence criminelle. On voit, en effet, dans le Commentaire anonyme, qu’en cas d’homicide, de vol d’une valeur supérieure à dix sols, d’incendie, de haute trahison, de faux en écriture, de fausse monnaie et autres crimes emportant la peine du sang (pœnam sanguinis requirentia), le corps et les biens des condamnés étaient remis à la discrétion du Seigneur 1 .
La torture était appliquée en public 2 . Le Commentaire en décrit une espèce qui consistait à entourer la tête de la victime d’une corde à trois nœuds qui devait être serrée jusqu’à ce qu’elle rompit. L’on jetait de plus dans sa bouche une espèce d’eau appelée golye. Cette torture pouvait être répétée trois fois de suite à un jour d’intervalle. (Com. an. § LXXI.)
Le combat judiciaire était en honneur, et le commentateur y consacre une longue dissertation divisée méthodiquement en sept parties 3 . Ce morceau curieux présente de nombreuses analogies avec les lois du combat telles qu’elles sont contenues dans /XLIX/ les diverses ordonnances connues du moyen-âge.
On y trouve d’abord l’indication de plusieurs formules usitées pour la provocation et la réponse des champions. Nous en citerons deux des principales.
Les parties étant supposées en présence du Bailli, l’appelant, qui est censé s’appeler Thorens Faucon et procéder contre Robert Cugniet, doit dire de sa propre bouche: « Monseigneur le Ballifz, il est vray que Robert Cugniet, qui est icy présent, a pris et emblé larronnessement, faulsement et maulvaisement, despuis dix ans passés mutuellement, à Martin Solliard, deux cens livres de bons Lausannoys, pour lesquelles choses le dict Robert a deservy la mort et destre pendu par le col; pour ce que se ledict Robert de ce veuillie dire le contraire, luy combattrey ma personne contre la sienne et le rendrey mort et vaincu au jour et au champs que vous moy assignerez, et pour ce je jecte mon gaige en place. »
Robert Cugniet répond aussi de sa propre bouche: « Monseigneur le Ballifz, de ce que Thorens Faucon a dict et proposé par devant vous, icy en la Cort, encontre moi, je m’en deffendz au regard de la Cort, et dict que ledict Thorens a mentu et ment, et pour ce je jecte mon gaige. »
La provocation ayant été acceptée, la cour examine /L/ si la cause est telle qu’il y ait lieu d’adjuger le combat, et, si elle décide affirmativement, chacune des parties doit fournir une caution de soixante sols. Après quoi on fixe aux combattants un délai qui ne peut être moindre de six semaines, afin qu’ils aient à se munir des armes et autres objets nécessaires.
Si les parties ne sont pas de condition égale, le noble n’est pas tenu d’accepter le combat, mais s’il l’accepte, il doit se servir des mêmes armes que son adversaire.
Les armes sont soigneusement décrites par le Commentaire. Elles variaient suivant que les combattants étaient nobles, bourgeois ou paysans. Les nobles combattaient à cheval et armés de pied en cap. Les bourgeois combattaient à pied, avec l’épée, l’épieu et la dague. Les rustres ou paysans combattaient avec le bâton et la dague. Il paraît que, contrairement à ce qui se pratiquait dans d’autres pays 1 , les femmes mêmes étaient admises au combat. Si deux femmes avaient à combattre l’une contre l’autre, elles devaient s’armer de trois pierres égales renfermées dans un sac 2 . Si, au contraire, une femme avait à combattre contre un homme, /LI/ celui-ci devait se placer dans un creux profond de trois pieds 1 , sans doute afin d’égaliser les chances. On aurait de la peine à croire à la réalité d’un usage aussi barbare, si le commentateur n’en citait un exemple formel.
La place du combat ayant été convenablement disposée, les combattants prêtaient serment entre les mains d’un prêtre revêtu de ses habits sacerdotaux. Les Maréchaux de l’Evêque se tenaient prêts à entendre les déclarations des parties. L’attaque appartenait à l’appelant, et, le combat fini, le vaincu ou celui qui s’avouait coupable devait être mis à mort, à moins que le Seigneur ne lui fit grace. Dans tous les cas, ses biens étaient confisqués.
On trouve dans le Plaict-général et dans le Commentaire de nombreux détails sur les marchés, les foires, la vente du vin et des denrées, et en particulier sur celle des poissons qui paraît avoir joué un rôle essentiel dans l’alimentation de Lausanne. Ces détails moins importants ont cependant l’avantage de nous initier plus complétement aux mœurs et aux habitudes de l’époque.
On trouve enfin des renseignements étendus sur les poids et mesures, ainsi que sur la fabrication des monnaies. Le taux des monnaies, qui était fixé /LII/ par l’Evêque conjointement avec ses Etats, n’y est pas indiqué, sans doute parce qu’il variait suivant les époques. Ce sujet important a déjà été l’objet des recherches de Ruchat, dans son Essai manuscrit sur les monnaies du Pays de Vaud. Il a été traité aussi par M. Cibrario, dans son bel ouvrage sur l’Economie politique du moyen-âge. Ce savant, qui a eu à sa disposition divers comptes des châtelainies du Pays de Vaud qui se trouvent aux archives de Turin, a pu rectifier et compléter les données de Ruchat. Nous nous bornons à renvoyer à ces deux auteurs.
Nous n’avons parlé jusqu’ici que des coutumes de Lausanne, laissant de côté celles des communes rurales de l’Evêché qui avaient leurs statuts et franchises particulières. Nous avons eu soin de rassembler et de publier les principales:
1o Les Franchises de Villette, de l’an 1283. Ce sont les premières où il soit fait mention des Trois Etats (trium statuum).
2o Le Plaict-général de Pully, donné le 12 mai 1368, c’est-à-dire peu de jours après celui de Lausanne.
3o La Convention de l’an 1357 au sujet de la majorie et de la mistralie de Lutry, et celle de l’an /LIII/ 1360 au sujet de la juridiction du Prieur de Lutry. Cette dernière pièce offre un exemple frappant des complications que produisait le mélange des juridictions féodales, et l’on y trouve une solution fort précise des diverses questions que ce mélange faisait naître.
4o La Prononciation du 26 mai 1365 au sujet de la juridiction de Corsier.
5o La Composition des années 1335 et 1336 au sujet de la majorie de Lucens.
6o Les Statuts d’Avenches des années 1338, 1363, 1378 et 1404. Ce sont les plus complets et les plus développés. Les statuts de l’an 1363 renferment la description détaillée de la formation et des fonctions du Conseil de la ville, composé de XIV Consuls, dont six nobles et huit bourgeois. Ces derniers sont désignés sous le nom de probi homines. Deux des consuls étaient chargés de faire les enquêtes, et ils étaient tenus à ne révéler ni les noms ni les dépositions des témoins.
7o La Reconnaissance des droits de l’Evêque dans le village de Faoug, du 18 février 1441.
8o Les Coutumes de Dom-Martin de l’an 1230.
9o L’acte de translation et fondation du village de St-Prex, en l’année 1234. Ce village fut soumis aux mêmes coutumes que Dom-Martin, qui appartenait aussi au Chapitre. Cet acte curieux nous /LIV/ montre par quels procédés on fondait et organisait alors une commune.
Nous voudrions pouvoir publier les franchises de la portion de l’ancien Evêché qui fait actuellement partie du canton de Fribourg, et nous serions heureux de reproduire dans son entier une notice de M. le chancelier Werro à ce sujet. Mais nous nous bornons ici à indiquer, comme pièces importantes, l’Hommage du 1er octobre 1483, renfermant l’énumération des droits attachés à la majorie de Bulle, et le Livre des usances ou Coutumier du Pays de la Roche, sanctionné le 7 avril 1526 par l’Evêque Sébastien de Montfaucon.
Ces statuts ou franchises locales présentent entr’elles de nombreuses différences; cependant elles offrent aussi quelques points communs. Ce n’étaient pas des lois dictées par une autorité souveraine et absolue. C’étaient plutôt des conventions faites entre l’Evêque et ses sujets. Chaque commune avait ses assemblées générales présidées par le Châtelain, le Major, le Mestral ou autre magistrat de la localité. Ces assemblées, qui portaient en plusieurs lieux le nom de Plaict-Général, se réunissaient une ou deux fois par an et plus souvent s’il était nécessaire. Ces statuts locaux étaient essentiellement consacrés à fixer la quotité des bans ou amendes et à régler la compétence des cours inférieures, /LV/ qui était en général limitée à l’amende de soixante sols et ne comprenait point l’application des peines capitales.
Comme on le voit, ces diverses franchises sont toutes à peu près de la même époque. Quelques-unes datent du XIIIe siècle, la plupart sont du XIVe. Si on les compare avec celles du Pays de Vaud savoyard, de Genève, d’Evian, de Fribourg, de Neuchâtel, on y reconnaître des traits frappante de ressemblance. Même langue, même style, même ordre, mêmes dispositions saillantes, mêmes points omis. Elles se ressemblent comme les actes d’une même époque, comme les codes et les constitution de nos jours.
L’époque de la rédaction des franchises de la Suisse romande coïncide avec celle de la formation des alliances dans la Suisse orientale. Elle fait voir que notre pays subissait une influence différente. Car, tandis que la Suisse allemande se couvrait d’un réseau de ligues, à l’instar de celles qui se formaient dans l’empire germanique, la Suisse occidentale recherchait plutôt les franchises locales, à l’exemple de la Savoie, de la France et de l’Angleterre. Les ligues servaient à protéger les petits états en l’absence d’un pouvoir central suffisant. Les franchises servaient à protéger les communautés contre l’arbitraire d’un pouvoir central trop fort. /LVI/
L’un et l’autre moyen conduisait également à l’indépendance.
Jusques ici nous n’avons pas parlé de l’administration municipale de la ville de Lausanne, parce que, pendant longtemps, elle se distingua à peine de l’administration centrale de l’Evêché. On voit cependant qu’il y avait des Recteurs, Syndics ou Procureurs de la commune, et que celle-ci disposait du produit de certains impôts pour les besoins de son administration. Il paraît d’ailleurs que la Cité et la ville inférieure formaient deux communautés distinctes.
Mais, en 1481, après la première invasion des ligues suisses, un esprit nouveau commence à se manifester. La Cité et la ville inférieure se réunissent pour ne former qu’une seule commune. L’acte en fut passé, le 6 juillet, dans le cloitre de l’église cathédrale. La nouvelle commune prit le nom de la Cité comme étant le quartier le plus important, et s’intitula Communauté de la Cité de Lausanne 1 .
L’administration fut confiée à deux Syndics ou Gouverneurs et à un conseil composé au moins de douze membres. Le choix des Syndics fut déféré à /LVII/ l’assemblée générale de la commune. Ils ne pouvaient refuser leur charge sous peine de dix livres d’amende. On ajouta même à cette peine celle d’une année d’exil. L’élection des conseillers se fit par les bannières, suivant un procédé assez curieux, car les représentants de chaque bannière étaient choisis par les ressortissants d’une autre bannière, ceux de la Cité par les gens de Bourg, ceux de la Palud par les gens de la Cité, et ainsi pour les autres. Le chapitre et le clergé avaient aussi le droit de nommer des représentants dans le conseil.
Les décisions majeures devaient être soumises à l’approbation de l’assemblée générale du peuple, qui se réserva aussi le droit de nommer chaque année des auditeurs chargés d’examiner la gestion et les comptes des Syndics et du conseil. Mais ces institutions démocratiques n’eurent pas de durée, et bientôt on sentit la nécessité de remettre ces hautes fonctions à une assemblée choisie et moins nombreuse. On établit un Rière-Conseil (retro-consilium) chargé de représenter l’assemblée générale pour les délibération difficiles 1 . Ce Rière-Conseil /LVIII/ fut élu par les bannières. On le voit d’abord composé de 60 membres et plus tard de 200. L’Evêque réclama vainement contre ces innovations: elles furent admises en 1533 par la décision des cantons médiateurs 1 . La même année on admit aussi le changement du titre de Syndic ou Gouverneur en celui de Bourguemaître.
Telle fut l’origine de l’organisation qui subsista même après la conquête bernoise. Il est évident que, déjà avant cette conquête, la commune de Lausanne avait acquis une importance considérable, et qu’elle aspirait à l’indépendance, à l’exemple des villes suisses dont elle cherchait à imiter les formes.
Comme on le voit, l’évêché de Lausanne était une principauté élective, limitée par le pouvoir des Trois Etats et par les nombreuses franchises des sujets. C’était, comme on le dirait de nos jours, une principauté constitutionnelle. Les libertés /LIX/ étaient grandes, surtout les libertés écrites. Mais les mœurs étaient corrompues, et l’on voyait souvent régner le désordre et l’anarchie. Les franchises des sujets étaient fréquemment violées par l’Evêque et par ses officiers. Les sujets étaient fréquemment en rébellion contre l’Evêque. On trouve un exposé frappant de cet état de troubles dans la procédure instruite en 1482, qui contient une longue énumération des crimes et malversations imputées aux officiers de l’Evêque. On voit même qu’au commencement du XVIe siècle, les immunités judiciaires étaient devenues une source d’impunité. L’alliance du 7 décembre 1525 renferme cette phrase significative: « puisque la voix publique prétend qu’un grand nombre de malfaiteurs, de criminels et de scélérats se réfugient à Lausanne comme dans un asile, à cause des libertés et priviléges de cette ville 1 . » Cet aveu est scellé du grand sceau de Lausanne.
Lausanne subit les conséquences de cet état de choses. Inquiets et mécontens de la domination de leur Evêque, ses habitants cherchèrent du secours dans l’intervention étrangère. Ils s’adressèrent /LX/ d’abord à la Savoie, dont ils favorisèrent l’aggrandissement de diverses manières. Mais plus tard, prévoyant la chute de l’influence savoyarde, ils se tournèrent du côté des républiques suisses, dont les guerres de Bourgogne avaient manifesté la puissance croissante, et dont eux-mêmes avaient éprouvé la force en 1475. Car, à cette époque, Lausanne avait été occupée pendant huit jours par l’armée des Confédérés et avait dû leur payer une rançon de deux mille florins 1 . Le 7 décembre 1525, elle contracta solennellement alliance avec Berne et Fribourg, qui lui promirent aide, secours et combourgeoisie. Dix ans s’étaient à peine écoulés, qu’elle paya cher son imprudence. Berne s’en empara sous le prétexte que l’Evêque s’était montré son ennemi. Elle l’a gardée jusqu’en 1798.
Genève se trouvait dans une situation pareille à bien des égards. Mais son sort fut différent. Comme Lausanne, elle était placée entre son Evêque et la Savoie qui s’y disputaient la souveraineté. Elle ne put s’affranchir de cette double sujétion qu’après une lutte longue et sanglante, mais qui eut au moins pour résultat de retremper les courages. /LXI/
Comme Lausanne, Genève se tourna du côté des républiques suisses, et contracta le 8 février 1526 un traité de combourgeoisie avec Berne et Fribourg. Mais, lorsqu’en 1536 les Bernois voulurent s’en emparer en se substituant aux droits de l’Evêque et de la Savoie, cette ville sut conserver sa liberté par une attitude ferme et en faisant des sacrifices considérables. Elle paya une somme de dix mille écus pour les frais de la guerre 1 , et s’engagea à ne contracter aucune alliance ou combourgeoisie, aucun traité ou engagement, ainsi qu’à ne rechercher aucune aide ou protection, sans le consentement de Berne, condition inégale qui la plaçait en quelque sorte sous sa dépendance, pour ce qui concernait la politique extérieure 2 .
Lausanne, qui était dans une situation moins favorable, montra moins d’énergie. Elle perdit son indépendance, et ne reçut en échange que des priviléges municipaux et une part des abondantes dépouilles du clergé. La vieille cité épiscopale devint sujette de la jeune république de Berne, qui s’était élevée assez tard dans l’enceinte de son diocèse, mais qui avait su joindre à la vigueur des mœurs républicaines les ressources redoutables d’une politique habile et audacieuse. /LXII/
Ce fut ainsi que les deux cités qui bordent le lac Léman furent rattachées à la Suisse, à laquelle les unissaient d’anciens souvenir et la communauté des limites naturelles. Trois siècles devaient s’écouler encore, avant qu’elles pussent entrer dans la Confédération sur le pied de l’égalité.
Nous terminerons par quelques mots sur les sources desquelles le présent recueil a été tiré. Les principales ont été les Archives cantonales et les Archives particulières de la ville de Lausanne. Nous avons puisé autant que possible aux originaux, et n’avons eu recours aux copies que lorsque les originaux ont manqué, ou lorsqu’il s’est agi de pièces d’une importance secondaire. Il est à regretter qu’un grand nombre de documents aient été dispersés en 1475, lors de l’invasion des ligues suisses. On voit dans la procédure de 1482 que l’armée des Allemands pilla les archives qui se trouvaient dans l’Eglise de la Madelaine 1 . On dit que /LXIII/ le but des soldats fut de s’emparer de la soie qui attachait les sceaux. Peut-être aussi cet acte de vandalisme fut-il inspiré par des motifs politiques?
Nos travaux ont été facilités par divers recueils manuscrits, fruit de la patience et des recherches de nos devanciers. Nous indiquerons les principaux.
Le premier est le recueil des lois, usages, coutumes et franchises du Pays de Vaud, de feu l’avoyer de Mulinen. Ce recueil, écrit de la main du baron d’Estavayer, nous a été communiqué par M. Frédéric de Mulinen.
Le second est un recueil fait vers la fin du siècle dernier par Frédéric Bergier, notaire et conseiller à Lausanne. Cette collection, qui consiste en deux Volumes in-folio, est actuellement la propriété de M. de Gingins.
Le troisième est une copie du nouveau Chartulaire de Lausanne, faisant suite au Chartulaire de Conon d’Estavayer. Cette copie, écrite dans le courant du siècle dernier, format grand in-folio, provient de la bibliothèque du landammann Monod. Elle nous a été communiquée par son fils, M. le colonel Monod.
Le quatrième est une vaste collection de trente Volumes manuscrits, laissés par M. le pasteur H. /LXIV/ Gilliéron, et qui ont été mis à notre disposition par M. le professeur Gilliéron.
Nous avons classé nos pièces suivant l’ordre des dates, comme étant celui qui reproduit le mieux l’enchaînement naturel et historique. Nous avons indiqué en tête de chaque document quelle était la source d’où il avait été tiré. Nous avons reproduit autant que possible l’orthographe et la ponctuation des originaux. Nous n’avons pas même essayé de corriger les nombreuses fautes qui s’y trouvent, afin de ne pas substituer notre œuvre à celle du passé. La seule liberté que nous nous soyons permise a été de diviser et numéroter en certains endroits les articles, lorsque nous avons cru la chose utile pour faciliter les citations et l’intelligence du texte.
Nous avons été très-sobres de notes, ne voulant ni expliquer surabondamment des choses suffisamment claires, ni préjuger des questions douteuses. Une œuvre comme la nôtre n’est pas encore de l’histoire. Ce ne sont que des matériaux destinés à faciliter les recherches de l’historien. L’observateur attentif y retrouvera sans peine les traits caractéristiques des mœurs vaudoises, et peut-être, quelque jour, une main habile saura leur donner la forme nécessaire pour communiquer au public les enseignements qu’ils renferment. /LXV/
Il ne nous reste qu’à témoigner ici notre sincère reconnaissance à toutes les personnes dont la bienveillance nous a secondés dans l’exécution d’une œuvre ingrate et difficile. Nous en devons, en particulier, à M. Baron archiviste de l’Etat, à M. Dapples Syndic de Lausanne, à M. Rickly bibliothécaire cantonal et à M. Théodore Blanchet qui nous a procuré un bon nombre de pièces.