LE MIREOUR DU MONDE
MANUSCRIT DU XIVe SIÈCLE
découvert dans les archives de la Commune de La Sarra,
et reproduit avec des notes par Félix Chavannes, V. D. M.
Membre de la Société d'histoire de la Suisse romande
LAUSANNE
LIBRAIRIE DE GEORGES BRIDEL, ÉDITEUR. 1845.
PRÉFACE.
Sous les titres de MIREOR, MIROUER, YMAIGE DU MONDE parurent, dès le treizième siècle, quelques poëmes où l'on trouve une peinture des mœurs du temps. Les plus connus sont:
L'IMAGE DU MONDE de Gaultier de Metz, Mss, fonds de l'Eglise de Paris, no 18. Il porte sa date à la fin de l'ouvrage: /VI/
Ci fenist l'image du monde.
En l'an de l'incarnation,
Ot on a l'apparition,
Mil deux cens XLV ans,
En primiers troveirs ci romans;
Et en écrits cis livres drois
Quant li milliaires courrait
L'an mil CC soixante et cinc.
On possède encore l'Image du monde, de Messire Gossuin, Mss n° 7070. Il en existe d'autres du même genre, à côté de l'ETAT DU MONDE de Rutebeuf (mort en 1310), ouvrage remanié plus tard, et du MIROIR DES HISTOIRES DU MONDE, de Jehan de Vignai, de l'ordre des Hospitaliers de Saint-Jean du Haultpas (1315-1340). Mais, à notre connaissance, et après des recherches que nous croyons au moins consciencieuses, nous n'avons pas trouvé de trace de l'ouvrage que nous nous faisons un devoir et un plaisir de livrer aux méditations de tout homme qui aime ce qui est bon et vrai 1 .
Le Mireour du monde que nous reproduisons fut /VII/ découvert à La-Sarra, en 1835. Nous le trouvâmes en feuilles éparses sur les dalles poudreuses du caveau des archives de la commune, dans un état de délabrement qui nécessita un temps assez long pour qu'on pût retrouver la pagination à laquelle, /VIII/ bien heureusement, il ne manqua rien. Il fallut faire disparaître avec précaution la couche épaisse de poussière qui recouvrait ces pages précieuses, comme d'un mastic; et deux mois furent employés à cette besogne préparatoire, pour qu'il fût possible de se faire une idée claire de tout le contenu de l'ouvrage.
Le manuscrit présente un volume gr. 8o, de 112 pages, 48 à 49 lignes par page, 10 à 14 mots par ligne; écriture très-serrée des XIVme et XVme siécles, d'une grande régularité; majuscules fort simples rouge ou bleu; sans date ni nom d'auteur.
L'entreprise d'une copie exacte nous effraya d'abord un peu; mais, comme à mesure que nous analysions les beautés de ce livre, nous y trouvions toujours de nouveaux charmes, de nouvelles richesses, nous nous hasardâmes à tenter un travail qui, à côté des jouissances intimes qu'il nous a procurées, nous laisse pour récompense de nos peines l'espérance que la révélation de ce trésor littéraire sera bien accueillie.
La Suisse romande ne posséde aucun monument de ce genre offrant au théologien, au philosophe, au littérateur, à tout homme pensant un attrait que nous croyons devoir demeurer toujours nouveau. /IX/
Peut-être le style, l'orthographe offriront-ils à quelques-uns, au premier abord, quelques petites difficultés; mais nous pensons que les lecteurs les moins habitués à ce genre d'écrits, trouveront promptement la clef d'un langage dont la couleur originale, l'aimable simplicité ne pourront que leur plaire.
Nous avons placé en notes l'explication des mots qui nous paraissaient en avoir besoin; de plus, nous nous sommes permis d'établir l'accentuation et la ponctuation que les amateurs sévères de la COULEUR LOCALE ne nous blameront pas d'avoir tentées, en considération de la facilité qu'elles offrent au plus grand nombre des lecteurs. La PONCTUATION, surtout, n'était pas la chose la moins importante ni la moins ardue.
Un travail de linguistique plus étendu nous eût entraîné trop loin. Nous aimons mieux le laisser faire à l'amateur qui n'observera pas sans intérêt le combat que se livrent encore, sous la plume de l'auteur, les deux langues rivales, dont l'une, celle d'OIL, finit par absorber sa vive et poétique sœur du midi, celle d'OC. Il verra comment l'écrivain semble hésiter, dans la même page, sur la manière dont il écrira tel mot dont l'orthographe la plus /X/ convenable ne s'est pas révélée et n'a pu encore se révéler à son esprit, parce qu'il écrit à une époque où il y a enfantement laborieux de la langue française.
Le théologien appréciera sans doute, à côté de la portée de la pensée, le mérite de l'expression, bien rare pour l'époque où le discours didactique se hérissait des subtilités de la dialectique la plus lourde et la plus obscure. Nous avons ici, dans l'analyse des SEPT PÉCHIÉS MORTELS, par exemple, des ARBRES dont le tronc projette des RACINES; des RAMEAUX se subdivisant eux-mêmes en plusieurs GETONS ou RAINSELS, mais sans embarras, sans répétitions oiseuses, et de manière à former une doctrine claire, et dont l'exposé laisse à l'esprit un aliment d'une facile assimilation.
Ajoutons à ce mérite d'une parfaite clarté celui d'une grande variété d'images, de paraboles, d'apologues pleins de fraîcheur et d'actualité, où le poète, l'artiste peuvent trouver à butiner dans ce jardin éclairé d'une teinte de mysticité douce et tendre, et nous n'aurons qu'ébauché l'esquisse des mérites littéraires de cet ouvrage.
Pour le fond même des doctrines, chacun pourra se demander si l'auteur ne lui semble pas, comme /XI/ à nous, avoir été l'un de ces hommes qui, dans le silence du cloître, éprouvaient cette gêne, ces aspirations comprimées pourtant, qui leur faisaient désirer, saluer de loin l'époque d'un retour à la lumière de la vérité, par la libre prédication de la Parole de Dieu.
Nous devons le répéter: ce livre n'est point un livre pour les théologiens seulement; c'est le livre de tout le monde, parce que le MIROIR qu'il présente reflète tous les traits moraux de l'homme, et que chacun est bien sûr de s'y reconnaître quelque part. Il n'est pas fait pour demeurer immobile sur un rayon de bibliothèque, mais il doit se rencontrer souvent sous la main avec l'Imitation, Pascal, Larochefoucault, La Bruyère, La Fontaine, et tout ce qui, après la Bible, est comme le pain quotidien du cœur et de l'esprit.
Noblesse et parfaite simplicité dans la diction; exquise connaissance du cœur humain et naïveté de l'enfant, tout fait aimer ici le philosophe chrétien. Mais tout fait bientôt sentir que celui qui s'est réfugié dans une pauvre cellule, pour oublier le MONDE, où il a probablement reçu quelque blessure au cœur, a besoin de parler encore de ce MONDE qu'il fuit à tout le monde, en nous présentant un /XII/ miroir fidèle où il fait bon se regarder attentivement et souvent. Ecoutons-le lui-même; il va nous dire ce qu'il a voulu faire pour ses semblables.
« Pour che, te veuil ichest mireour monstrer, que tu ti puisse souvent mirer, et les taches de la fache de ton cuer soutilment raviser; et saches tes défautes amender et tes péchiés ramembrer, en remirant ta conscience; et toi plainement confesser, et ta vie et ton cuer ordener; et que tu soies si mirés en tous costés, que tu voies tous tes fais aussi plainement que tu verroies ta fache en un mireour. Et pour che doit-on apeler cest livre le Mireour du Monde, pour che que on i mire ses péchiés ».
Cet homme, se détachant sur le fond orageux de son siècle, comme une image qui repose l'œil et le cœur, a-t-il été compris par ce monde qu'il connaissait si bien? a-t-il été écouté du CLERGÉ auquel il donne aussi de salutaires avertissements? Quel est son nom enfin, pour que nous le prononcions avec amour, avec reconnaissance? Il ne nous l'a pas dit, non plus que la date de son ouvrage. Tout ce que nous croyons pouvoir établir à ce dernier égard, c'est que le Mireour du Monde a dû être écrit dans la seconde moitié du XIVme siècle. /XIII/
Le style, l'orthographe, l'écriture nous donnent déjà cet indice.
Ce que l'auteur dit de la CHEVALERIE en général, et du discrédit dans lequel cet ordre commençait à tomber alors, peut encore servir à fixer notre opinion.
Depuis la rivalité de Philippe de Valois et d'Edouard III, la chevalerie avait commencé à ne plus offrir l'aspect de la dignité, du désintéressement, de la courtoisie qui la distinguaient dans les siècles précédents. Le roi Jean, après son sacre à Rheims, créa à St. Ouen l'ordre de l'ETOILE, qui succéda à celui de la GENETTE fondé par Charles Martel, et qui était à peu près en désuétude. Le grand nombre de chevaliers (500 à la fois) qui reçurent l'ETOILE de la main de Jean, firent que cet ordre lui-même tomba bientôt en défaveur, soit parce que les conditions de réception n'étaient plus aussi sévères, soit à cause de la légèreté, de l'immoralité même qu'on eut à reprocher aux nouveaux chevaliers. Il semblerait donc que notre auteur nous place à l'époque de transition de l'état honorable de la primitive chevalerie, à celui dont il déplore la décadence, et qui peut dater de l'an 1352 ou 1353. Mais nous sommes privés de toute /XIV/ allusion précise à la personne, au nom du ROY QUI EST A PARIS, et à la cour duquel l'auteur nous introduit, non pour nous dire ceux qui y figurent, mais ce qui s'y passe dans certains éléments du monde moral.
Aucun bruit des tempêtes politiques de l'époque ne vient troubler le calme de ces aimables et pieux enseignements, et ne peut servir, par conséquent, à nous arrêter à l'un ou l'autre des règnes de cette partie du siècle. Le seul événement politique auquel il nous paraît que l'auteur ait pu faire allusion, serait l'affranchissement des serfs de la couronne, en 1315, dans la similitude où l'on voit figurer un pauvre GARCHON, serf, affranchi par le Roy, puis une pauvre fille que le FILS DU ROY délivre de la main des voleurs, affranchit et épouse.
Quelques allusions aux circonstances de l'Eglise nous offrent encore quelque lumière, mais pas assez distincte pour nous faciliter une appréciation aussi positive que nous la désirerions. L'auteur ne ménage pas, il faut en convenir, les BULGARES venus des VAUDOIS (1180), les BÉGUARS, BÉGUINS, embranchement des SPIRITUELS (1214), et paraissant en 1305, pour traverser le XIVme et une partie du XVme siècle, en prenant aussi le nom de L'HOLLARDS. /XV/ Ce que l'auteur nous en dit indiquerait l'époque de la grande ferveur de ces sectes. De plus, dans l'article de la FOLE FERVEUR, il semble en vouloir aux FLAGELLANS et autres enthousiastes, dont on sait les diverses apparitions correspondantes à l'époque que nous cherchons à déterminer.
Le dogme du PURGATOIRE, sanctionné seulement au Concile de Florence (1439), avait déjà été proposé par Grégoire 1er, fin du VIme siècle; en sorte que l'auteur qui en parle a pu le faire aussi nettement qu'il le fait, à une époque bien antérieure à l'an 1439.
Mais la désignation d'APOSTOLE, APOSTOLE DE ROME donnée par l'auteur au Pape, ne nous permettrait-elle pas, du moins, de placer l'apparition du Mireour du monde avant le grand schisme d'Occident (1378)?
Si ce livre eût été écrit pendant cette période mémorable, la désignation n'eût-elle pas été différente, et n'eût-elle pas indiqué le PARTI auquel devait certainement appartenir l'auteur, comme Français? Cette circonstance est digne d'attention.
Pour placer l'auteur hors de cette époque, en le rapprochant de nous, il faudrait descendre au /XVI/ moins à l'an 1440 (Pragmatique sanction), ou 1447, (Pontificat de Nicolas V). Or le style, la couleur de l'ouvrage ne nous donneraient pas ce droit.
D'un autre côté, l'allusion faite aux BÉGUINS ou BÉGUARS, nous enlèverait la prétention de remonter plus haut que l'an 1305, où nous les voyons paraître. Entre ces deux termes, où nous arrêter d'une manière un peu décisive?
Une critique plus habile que la nôtre en décidera peut-être un jour.
Une question qu'il serait important de pouvoir éclaircir aussi, c'est celle de savoir pourquoi et comment le MIREOUR DU MONDE s'est trouvé dans les Archives de la commune de La-Sarra?
Ici encore, nous ne marchons qu'au travers d'hypothèses qui nous ont plusieurs fois un peu chagriné, avouons-le franchement, parce que nous aurions voulu que la PATRIE DE VAUD eût eu des droits exclusifs à revendiquer ce livre remarquable; et pourtant il n'offre aucune allusion au pays de nos pères. Mais hasardons encore une supposition qui puisse amener à la vérité.
EBALD, sire de La Sarra, avait fondé, sous la règle de Norbert, l'abbaye des Prémontrés de la MAISON-DIEU, ou du lac de Joux (1126). /XVII/
En 1360, FRANÇOIS, sire de La-Sarra, érige à La Sarra une chapelle sous le vocable de St. Antoine, et dont Aymon de Cossonay, Evêque de Lausanne, et Louis de Senarclens, abbé du Lac de Joux, firent la consécration. Le sire François, peu satisfait du relâchement que les religieux du Lac de Joux mettaient à s'acquitter des messes qu'ils devaient célébrer sur la tombe de la famille des sires de La-Sarra, qui se faisaient inhumer dans ce monastère, voulut que la chapelle de St. Antoine devint le lieu de la sépulture de ses descendants. Il y fut lui-même in humé en 1363. Dès lors, deux chapelains établis ad hoc, furent chargés de célébrer dans cette chapelle l'office négligé au monastère du Lac de Joux.
D'où furent appelés à La-Sarra ces deux religieux? Probablement pas du monastère de Joux qui avait encouru le déshonneur de se voir privé de cet office, mais bien du berceau même de l'ordre des Prémontrés, de Laon en Champagne. Ce qui nous affermirait dans cette pensée, c'est que l'on retrouve à chaque instant dans le MIREOUR le CHE du dialecte de la Picardie, rappelé par La Fontaine.
« Biau chires leus n'écoutez mie
Mère tenchent chen fieu qui crie ». /XVIII/
Bien plus, nous ajouterons que l'hôtel de la Maison-de-Ville de La-Sarra, où se trouvait le cabinet des archives en 1835, passe pour avoir été une maison religieuse habitée par des hommes, tandis qu'un couvent de femmes occupait un autre emplacement du bourg. C'est dans le même lieu que nous avions découvert, avant le Mireour, un rituel de la même époque, dont nous avons fait dans le temps hommage à la bibliothèque cantonale.
Ne nous est-il pas permis maintenant, sinon d'affirmer, du moins de considérer comme assez probable que l'un de ces religieux fût l'auteur de l'ouvrage qui nous occupe, ou tout au moins, qu'il nous l'apporta de France où il aurait été composé?
Nous abandonnons nos conjectures à la sagacité de plus savants que nous; heureux si elles peuvent servir à provoquer quelque donnée meilleure, propre à jeter plus de jour sur une question littéraire qui ne peut paraître sans importance.
Un miroir fidèle du cœur humain n'est-il pas de l'histoire, et de l'histoire de tous les temps et de tous les lieux? La Société d'histoire de la Suisse romande a donc rendu au pays un vrai service, en adoptant un ouvrage qui, s'il n'a pas été écrit par un homme de la patrie de Vaud, ne s'en rattache /XIX/ pas moins à notre histoire par les tableaux fidèles qu'il renferme des mœurs du temps.
Lausanne, septembre 1845.
Fx. C.