DOMINATION BERNOISE.
L’heure du Prieuré a sonné: L’organisation remarquable, les chartes impériales, les souvenirs de liberté de cet antique Monastère ne peuvent lui faire trouver grâce. N’y voyant qu’un arbre chargé de fruits qu’il est temps de cueillir, les Bernois en deviennent Seigneurs immédiats, comme des autres biens ecclésiastiques, ce qui n’était pas un petit avantage.
Et ce n’était point une conquête peu importante que celle du Prieuré, avec toute l’étendue que nous lui connaissons. D’autant que, n’ayant pas à supporter les charges très considérables de l’entretien du Couvent 1 , Berne en retirait beaucoup plus de profit qu’aucun Prieur. Ajoutons-y la forte cense des Clées payée jadis au Duc de Savoie; et des revenus encore, que ni Prieurs ni Ducs n’avaient touchés: ceux des legs pies, des dons pour guérison de l’âme, faits jadis aux Eglises et aux Chapelles. Et tandis que ce plateau de la balance est si chargé, nous ne trouvons qu’un contrepoids en vérité bien léger: les frais du culte le plus simple et le plus éloigné de toute pompe. /314/
Et qu’on ne croie pas les donations pieuses de peu de conséquence: la somme de celles qui sont parvenues à notre connaissance, calculée à un taux modéré, s’élève à près de deux cent mille livres de notre monnaie, encore ne calculons-nous que celles de la paroisse de Romainmotier, et plusieurs nous sont inconnues sans doute 2 . — C’est que l’argent avait à cette époque une valeur que l’abondance des mines d’Amérique n’avait point encore dépréciée; et que les donations pieuses étaient productives 3 . Si, encore, en s’emparant des biens, on eût respecté les objets d’art; mais bien peu furent conservés. Le Couvent même fut démoli. Sous prétexte d’une réforme religieuse, combien de monumens des anciennes mœurs furent dénaturés! /315/ comme si l’on eût voulu rompre tout lien entre le passé et l’avenir 4 .
Après leur conquête, dont la facilité inouïe s’explique cependant quelque peu 5 , les Bernois placèrent incontinent un Ballif à Romainmotier: ce fut Adrien de Bubenberg, l’un des derniers de son illustre maison. — Puis ils envoyèrent une commission composée de Michel Ouspurger, Hans Rudolf de Graffenried et Sulpicius Haller, pour l’expédition des négoces (affaires) urgentes en leur pays nouvellement conquesté.
Ceux-ci voulant attacher au nouvel ordre de choses la Commune de Romainmotier qui était comme le cœur de la Terre de ce nom, lui firent des concessions qui donnèrent une face toute nouvelle à ses finances 6 ; et Berne manifesta aussitôt l’esprit qui l’animait, en promettant de maintenir ces concessions, sauf son bon plaisir envers ses chiers et féaulx. — La même politique fut suivie avec les Arquebutiers de la /316/ Terre 7 : en 1554 encore, les revenus de la Chapelle de Saint-Blaise furent, sur leur requête, amodiés aux arquebusiers de Romainmotier pour la somme de 25 florins annuels, et ce, pour l’entretenance de leur maison d’acquebutier 8 .
En général, la politique adroite de Berne, en abbergeant et donnant en emphytéose à un grand nombre de personnes des parcelles du domaine du Couvent, intéressa trop de gens au maintien du nouvel ordre de choses pour que l’ancien eût quelque chance de retour 9 .
On s’attendait si peu à la réforme dans le Couvent, qu’en 1536 encore, le Grand Cellérier Anthoyne de Bygnin accensa perpétuellement, avec le consentement du Prieur et des religieux, le moulin de Romainmotier, qui menaçait ruine; et la ferme en devait être payée à lui et à ses successeurs dans le dit office 10 . — Cela fait penser, d’abord, à cet oiseau qui croit échapper aux chasseurs en cachant sa tête dans le sable. Il est probable cependant que le Couvent se reposait sur une convention faite le 10 Mars de cette année avec Fribourg; par laquelle le Prieur se plaçait sous son patronage, lui conférait le droit de présentation à sa charge, et consentait à payer /317/ annuellement 600 livres aux Eglises de Fribourg 11 . — Les registres de la Commune de Romainmotier, font quelque mention de ce fait. On alla à Fribourg à cette occasion, et l’on fit un gîte de 62 florins 12 . — Toutefois le Camérier de Romainmotier vendit alors, à Orbe, des ornemens pour quelques centaines de florins 13 .
Le Couvent était alors composé: outre Théodule de Rida, bachelier (baccalaureus) de droit canonique, Prieur et Seigneur de Romainmotier, qui mourut avant la réforme; de François Mugueret Sous prieur et Aulmonier, François de Longe-Combe Camérier, Denis Ribours Doyen, Claude de Treytorens Infirmier, Pierre de Murs Chantre, Anthoyne de Bygnin Grand Cellérier, Jean Martignier, Meyre ou Marius Tissot, Jean Pelardi, prêtres; Louis Cohenderii, Jaques de Rida et Michaël Buisson, novices 14 .
Plusieurs embrassèrent la réforme. Meyre Tissot fut le premier moine qui se maria: le Réformateur LeComte bénit son union à Giez, en mai 1538 15 . D’autres l’imitèrent. En 1543, /318/ Berne « accorda à Jehan Martignier et autres de sa qualité, qu’ayant accepté la chrétienne réformation et en mariage, acquis des enfans, ils fussent quictes du droict que soulaient avoir les Prieurs sur les biens des moynes après leur trespas, ains de pouvoir tester. » — C’était, sans doute, à cause du vœu d’abdication de la propriété de leur règle monastique; ou bien, parce que ne pouvant avoir d’héritiers légitimes il y avait échûte de leurs biens par mainmorte.
Il paraîtrait que, conformément à une ancienne tradition, un certain nombre de moines, ne voulant pas accepter cette réforme, s’enfuirent en Franche-Comté dans les seules possessions qui leur restassent encore, et que l’ancien Prieuré de Romainmotier continua d’y exister, bien mutilé sans doute. Aussi, en 1626, dom Guillaume Simonin, Abbé de Saint-Vincent de Besançon et Archevêque de Corinthe, prenait encore le titre de Prieur de Romainmotier. — Peut-être même la réforme fit elle revivre le Prieuré du Lay-damp-vautier, car on trouve, en 1704, un Prieur de Saint-Point 16 .
Le Couvent paraît cependant avoir subsisté quelque temps encore à Romainmotier même, car une cense devait être payée par la ville aux jadis religieux, « tam diu que le dict Couvent dureraz, soyent peult soyent proupt » 17 .
Dans ces premiers temps l’usage des pièces de théâtre religieuses ne fut pas supprimé, comme chacun sait: témoin le sacrifice d’Abraham composé par Théodore de Bèze. — Des représentations analogues eurent lieu à Romainmotier 18 . « Mais ces drames, qui naguères servaient aux prêtres à /319/ charmer les regards du peuple, se sont tournés contr’eux. On représente à Beaulmes, la Chrétienté malade à la façon luthérienne. A Lignerolle, on joue la prophétie de Jérémie et la destruction de Jérusalem; et à Romainmotier le mariage de Sara: toujours en dérision des prêtres. Ces spectacles durent depuis dix heures du matin jusques à quatre heures après midi; on y déploie une grande magnificence, et ils amènent un grand peuple » 19 . — Bientôt la réforme fut accomplie en dépit d’une introduction bien indigne d’elle 20 .
Des modifications majeures dans les usages de la Terre de Romainmotier, eurent lieu.
LES FRANCS
On se rappelle l’institution des seize Francs. Ces franchises, dont plusieurs étaient liées à l’existence du Couvent: celles du Sommier, du Marrilier, du Cuisinier, du Portier, par exemple, subsistèrent un certain temps sous Berne, puis s’éteigmirent ou se dénaturèrent.
En 1542, déjà, Berne acquit pour 260 florins la franchise de la Foresterie 21 . /320/
En 1578, l’Avoyer et Conseil de Berne firent savoir au Ballif de Romainmotier: que sur le rapport du trésorier, ils abolissaient l’emploi de Portier, vu la mort du titulaire, et en remboursant à son fils, les sommes au moyen desquelles cette famille avait acquis cet office 22 .
Les autres tombèrent aussi peu à peu en poussière sous la marche des choses.
Dans le 17e siècle, les Mayories sont seules encore mentionnées; et semblent, même, avoir peu à peu changé de nature. – La Mayorie d’Agiez se conserva presque jusqu’à la révolution dans la famille Thomasset; mais de l’ancien office le nom seul subsistait encore ou peu s’en faut 23 .
TAILLE GÉNÉRALE, CENSE DES CLÉES.
Berne voulant recourir à une taille générale, pour opérer le paiement des sommes empruntées jadis par les Ducs de Savoie, et la libération des pays hypothéqués pour icelles; Romainmotier demanda que lettres lui fussent données à ce sujet comme aux autres du pays: Berne donc promit qu’après ce paiement, ses droits, franchises, sceaulx, lettres, seraient confirmés: avec promesse de ne les charger plus que ses anciens sujets.
Or, Berne ayant ordonné dans ce but une taille générale d’un florin sur cent, et 6 sols par feu: fit faire, en 1550, une estimation des meubles et immeubles de chacun 24 qui devrait être examinée par des économistes habiles, et fournirait matière à découvertes curieuses et imprévues. Et, pour ne /321/ parler de cette estimation, que dans le Balliage de Romainmotier: cette disproportion immense que l’on suppose souvent, à cette époque, dans les fortunes, n’existait pas plus qu’à présent 25 . – Et il est évident aussi, qu’un intérêt matériel n’avait pas dirigé les ministres de l’Evangile zélateurs de la réforme, car leurs biens étaient minimes, en 1550 26 .
Toujours dans ce même but de « désembriguer » le pays, Berne convoqua les Etats, y compris Romainmotier, à Payerne, en 1570. Ceux-ci, après avoir requis, qu’on eût esgard à la portée et pauvreté du dit pays, tant par suite de mortalité, cherté, tempeste, qu’aultres accidens dont la plus grand part des sujets se trouvaient atteints, consentirent à payer un impôt, bien petit, dit Berne: 30,000, escus, en 3 ans, soit 6 florins annuels par focaige: le riche aidant le pauvre 27 .
Ils avaient demandé par leur parlier, à cette occasion, quelques mesures pour diminuer la cherté du sel marin; et aussi qu’heu esgard à la grande indigence des poures subjects, Berne modifiât un mandement sur les subhastations, qui fixait le terme de 24 heures pour la vente juridique du bestail pris en gage, en prolongeant ce terme à 14 jours, comme des aultres meubles. — La réponse fut favorable.
Cependant la confirmation des franchises, promise, n’arrivait pas. – La Terre de Romainmotier la redemanda, en 1573, en /322/ rappelant qu’elle avait été jadis franche de tailles et aultres dons gratuits et impositions, à cause de la cense payée au Château des Clées.
Davantage sur les subhastations et exéquitions des gages déclarées aux dernières ordonnances; les sujets remonstrèrent: Qu’étant situés en pays fort stérile, et leurs héritages sujets à la condition de mainmorte et ne pouvant être achetés par estrangiérs, il ne se trouve des subjects du lieu qui veuillent ou ayent moyen d’acheter les gages (pris), à leur valeur; ains sont achetés par les instans et créditeurs (créanciers) à prix si vil, que les paoures débiteurs en souffrent grand dommage. Et aussi: « que traffiquans par nécessité avec estrangiers, comme Bourguignons et aultres leurs circonvoisins; leurs débiteurs (aux bourguignons) destitués de moyen (de) les payer en deniers comptans, sont contraints leur laisser emmener leur gages, meubles et bestail, à tel prix qu’ils veulent, ne se trouvant personne pour enchérir. » — Ils supplient donc LL. EE. de permettre la taxe des gages subhastés, en laschant la tierce part du prix qu’ils seraient taxés, comme de tout temps avant leurs dites ordonnances était pratiqué à Romainmotier. » — Tout se met à l’unisson dans la vie et les institutions d’un peuple; tout se modifie, se pénètre et s’habitue, en quelque manière, à coexister. De là, une grande difficulté de juger sainement d’un état social qui a péri. Il faudrait y avoir vécu, le connaître par expérience, pour s’en faire une juste idée.
Bientôt cette cense des Clées, perçue par Berne au lieu du Duc de Savoie, fut modifiée.
Déjà un surcroit abusif nommé Chantel avait été aboli. – Le receveur des Clées, égrége Michel Richard, de Rances, se plaignait de ce que les gens de la Terre niaient que sur la coupe de froment, se dût en la rasant laisser au but (bout) ung petit comble appelé Chantel. « Les sujets disaient qu’il était, suivant leurs anciens, pour ceux qui pourtaient de petit bled, à cause que la situation de la plupart des villages du dit Romainmotier, est en lieu de montaigne et stérile, mais maintenant on paye /323/ de froment beaul et net. Suppliant LL. EE. de ne permettre que plus oultre de l’escript soient chargés, vehu que le sont desjà assez, de rendre et pourter la dite cense des Clées, et actendu, surtout, que de droit et coustume, l’usaige du Seigneur envers le subjest, ny du subjest envers le Seigneur, ne doibt servir quand il y a droit escript. Prians, sur ce, l’Eternel pour l’augmentation de leurs nobles ségniories ». En effet, noble Joseph Mayor gouverneur de Romainmotier et Claude Carra secrestayre, visitent à Yverdon, avec le Bailli Weiss et le Commissaire Mandrot, la dernière recognoissance de Quizard, et une plus ancienne, qui se trouvant concorder, « tel chantel fut haboli » (29 Novembre 1538), et l’escript mis pour souvenance dans l’arche de la Terre.
Puis, en 1589: « Nous l’Advoyer et Conseil de la ville de Berne savoir faisons; que le Receveur et Chastellain des Clées ayant eu communication des anciens transacts relatifs à la cense des Clées, avait estimé notre droit altéré, parce que tout possesseur de maison à freste ou caborne excédant dix-huit pieds de largeur, semblait soumis au payement entier, et ce, par chefs de famille, tandis que 2 ou 3 des dits chefs logés en une maison, ne voulaient payer que pour un. – De là une enquête. – Lors pour nos chers et bien aymés soubjets, avaient comparu nobles et prudents Olivier Thomasset, Jérosme Mayor et Josué Martignier, ne voulant contester dirent-ils, ains prier d’entendre leur juste refus; puis exhibant plusieurs droits, et montrant par usance de 300 ans, n’avoir oncques été payés es Comtes et Ducs de Savoie, ny à nous dempuys l’heureuse conqueste, les dits tributs par chefs de famille, ou focages, ains par chescune maison à freste ou caborne, etc.
Et après, nous ont requis, non seulement les retenir en la dite usance sans avouer la nouvelle interprétation; ains en considération de leurs autres grandes charges, et de la condition de mainmorte qui sont quasi insupportables, il nous pleut modérer ce tribut, d’autant qu’il se payait pour être gardés et déffendus corps et biens, tandis qu’à présent la Terre rend /324/ même devoir réel et personnel que les autres sujets du pays de Vaud. Nous donc « benignement annuant, désireux de les gratifier pour regard de leur fidélité et mérite » leur avons remis les dits tributs, moyennant 6 muids de bon froment, douze d’avoine, cent chappons et 60 sols lausannois par ans 28 . — Après examen approfondi et calcul attentif, la cense des Clées paraît ainsi avoir été diminuée de moitié 29 . — C’était, il faut le dire, un acte de justice rigoureuse, comme équivalent du service militaire dont la Terre était franche, ou peu s’en faut, jadis.
Mais, Berne commence l’acte, par rapporter la substance de l’accord, de 1272, entre Philippe Comte de Savoie et de Bourgogne et le Prieur et les moines; accord confirmé, dit elle, en 1446, en 1527, etc. , et suivant lequel, les religieux auraient confessé et recogneu: appartenir au dit Comte, en toute la Terre de Romainmotier, toute Seigneurie, mère mixte impère, omnimode jurisdiction et souveraineté. — Or l’acte attribue tout cela, non au Comte, mais au Prieur. Et il est bien difficile de ne voir là qu’une méprise. Les mots en question, établissaient l’immédiateté, la Dynastie: or Romainmotier dépendant immédiatement de l’Empire, ne pouvait, même avec les idées du temps, être compris décemment dans l’hypothèque de Saint-Julien, par le Duc de Savoie, puisque en droit il n’en était pas suzerain. Peut être lors de la conquête ne s’en douta-t-on seulement pas; mais à la lecture de ces actes qu’il s’agissait de vérifier et confirmer 30 ? /325/
GERBE D’ÉTÉ.
La modification d’un autre usage, ne doit point être passée sous silence, bien qu’il s’agisse de l’impôt un peu extraordinaire de la moisson ou de la Gerbe d’été, perçu avant la conquête, moitié par l’Aumosnier, moitié par les Curés 30bis .
On trouve d’abord dans une lettre au Baillif, en 1583, les passages suivans: « Nos sujets de Romainmotier, nous ont fait voir la charge insupportable de la Gerbe d’été, imposée anciennement par les religieux du dit lieu, occasion le droit de mariage 31 , qui fut changé en cense de bled; demandant d’abord d’être libérés de ce droit, puis ensuite qu’il fût seulement modifié et autrement nommé. Jusqu’à présent nous avions trouvé difficille d’enlever tel droict, mais l’ayant de près examiné 32 , avons arrêté de le changer. »
Une seconde pièce contient cette modification. — Les hommes de la Terre de Romainmotier, y est-il dit, doivent prier Dieu pour la prospérité de LL. EE. , heu égard à l’humain et favorable traitement qu’ils en reçoivent tous les jours, au grand soulagement des petits et des grands. Notamment, trouvant les censes d’heues pour la moisson, rudes, et imposées par les Prieurs au /326/ grand désavantage des hommes de la Terre, et presque insupportables, si rigueur y était tenue, ont modéré cette cense tant pesante, l’ôtant en partie, et changeant le reste par plus honnéte moyen et nom. — Avant la modification, chaque homme marié ou veuf payait un bichet de froment (2 quarterons), et chaque femme mariée ou veuve un bichet d’avoine. Après la modification, chaque feu, ayant charrue entière, payait un bichet, l’homme de froment et la femme d’avoine. Celui qui ne tenait charrue et ne semait plus de six poses, payait seulement la moitié, l’homme de froment, et la femme d’avoine. Les pauvres n’ayant ni charrue, ni biens, ou qui ne semaient plus de 3 poses, hommes ou femmes, payaient 18 deniers. L’impôt ne se payait plus par personne, mais par feu ou par charrue.
Ceci était beaucoup plus que la modification de la cense des Clées. L’impôt se trouvait allégé pour tous, pauvres et riches. C’était de la part de Berne une vraie libéralité: Aussi grande était la reconnaissance de la Terre. – Quant à cette étrange manière de battre monnaie, qui cependant n’était pas le fameux « jus domini » 33 , on peut voir dans Montesquieu, qu’elle était usitée, ou quelque chose d’approchant, dans les seigneuries ecclésiastiques.
MAINMORTE, AUMOSNES ET CHARROI DE LA DIXME.
Une modification plus majeure encore des usages de la Terre, paraît avoir été amenée de loin.
En 1551, était mort Jean de Romainmotier dernier Mayor héréditaire. Comme il n’avait pas d’enfans ses biens échurent, /327/ comme nous l’avons dit, à LL. EE. en vertu de la mainmorte. Les de Romainmotier, étaient estimés de haute noblesse: aussi cette échûte fit bruit dans le pays. Plusieurs, accusèrent les hommes de la Terre d’êtres taillables; mais poursuivis en réparation d’injures, ils furent forcés de reconnaître devant les tribunaux, que ceux de Romainmotier étaient libres de leurs personnes 34 . Le désir d’une modification d’usages devait en surgir; d’autant que cette condition mainmortable entravait le commerce.
Aussi, en 1591, l’Advoyer et Conseil de Berne font savoir; que leurs très chers et féaux, les nobles et bourgeois de la Terre de Romainmotier, se sont présentés en la personne de leurs ambassadeurs, nobles et honorables André Mayor Chastelain, Josué Martignier conseiller et Olivier Thomasset Mayor d’Agiez, exposant: que les hommes de la Terre sont de condition franche et libre, mais leurs biens mainmortables, pour la plupart; ayant néanmoins pouvoir de les vendre, engager, eschanger et aliéner à leur bon plaisir, sans lods, ni ventes, mais à personnages de leur condition seulement. En sorte, que leurs voisins et aultres plus eslogniez, n’estant, pour la diversité de leur condition, capables d’en posséder, refusent de leur impartir de leur abondance, et faire prêts d’argent ou aultrement paschier (faire accord) avec eulx; de là mainteffois ont été contraints de souffrir disette de choses nécessaires à leur nourriture, oultre un grand dommage et reculement en leurs biens.
Ils demandent, en conséquence: qu’il pleut changer cette condition de mainmorte et toutes les aydes qu’en dépendent; pareillement l’Aumosne que sollaient payer les successeurs des chefs de maison décédans et ayant charrue; aussi le charroy des gerbes de dixmes; et imposer, en place, lods et ventes sur /328/ tous leurs biens de dicte condition; montrant que la république en tireroit plus grand prouffict.
Berne désireuse, dit-elle, de les gratifier, accorda cette demande « à la continuelle requeste des dits féaux; en contemplation de la condition à laquelle ils veulent submettre leurs biens »; et avec des considérans remarquables: « Vu que les lods annuels peuvent égaler et surpasser quelquefois, dit-elle, les échûtes de la mainmorte, ainsi que les aumônes, et le charroi de la dixme. — Vu aussi que nos sujets, charroiant les gerbes de dixme en leurs granges, avant les nôtres, il se peut commettre de grandes fraudes, et qu’en les déchargeant et rechargeant il se fait une grande diminution de grain à notre préjudice; à ces causes et aultres notables, signament les voyant requérir ce dont nous et nos prédecesseurs les auraient maintefois exhortés; » nous avons bénignement annué à leur requeste. Et, sur icelle, tant pour nostre utilité, que pour le bien des supplians: les affranchissons, quittons et libérons à perpétuité de la dite condition mainmortable et aides qui en dépendent 35 , comme sont procès, tempestes, acquisitions, réemptions, sortie de la Terre de Romainmotier pour aller résider ailleurs et jurer bourgeoisie. Pareillement de l’Aumosne et charroy des gerbes de dixme. Les déchargeant pleinement de cette servitude, et les déclairans d’esgale condition à nos aultres subjects libres du pays de Vauld.
Aux conditions suivantes:
Tous recognoistront, leurs possessions privées et communes estre mouvantes de nostre directe seigneurie, à cause de la maison de Romaimmotier; emportant lods et ventes en toutes aliénations et dévestitures, à raison du huitième denier du prix du bien aliéné: oultre les censes, charges et devoirs personnels, qui seront comme du passé. — N’entendant toutefois les exclure /329/ de la participation à la grâce et libéralité dont usons coustumièrement envers nos subjets, du tiers denier d’iceux lods.
Les terres franches de censes et charges demeureront telles, y compris les terres des dominures, jadis extirpées, et toutes celles qui à l’avenir s’extirperont; et ce, fors les lods et ventes, et le diesme annuel, dont seront exemptes les seules terres tenues jusqu’aujourd’hui de franc à lod, et celles déjà par nous affranchies.
Fait et passé le 15 Mai 1591, et accepté le 27 suivant par ceux de Romainmotier 36 .
Curieux exemple d’attachement à des usages antiques, que ces exhortations maintefois répétées sans résultat, par le pouvoir, de changer de la condition mainmortable des propriétés!
Berne trouvait son avantage dans cet affranchissement ou mieux cet échange d’impôts; cela ressort de la charte.
Cette mesure plus que toute autre modifia la position de la Terre. — D’abord elle enleva presque en entier l’originalité de ses coutumes, et abaissa d’autant les barrières qui l’isolaient du reste de la Patrie de Vaud. Puis, les relations d’échange et de commerce furent beaucoup facilitées, et durent prendre un grand développement.
On pourrait attribuer à cette difficulté du commerce d’échange, la variation excessive du prix des graines: on passait avec rapidité d’une grande abondance à la disette 37 .
Peut-être, aussi, faut-il expliquer par la même cause, la différence du chiffre de la population du bourg de Romainmotier, avant et après cet affranchissement 38 . /330/
Il y a, du reste, à signaler une révolution dans les idées, très remarquable quoique peu observée encore. Un esprit de liberté personnelle, sinon de liberté politique, se développait de plus en plus. La condition mainmortable, telle qu’elle était établie à Romainmotier, ne paraissait à personne, au 14e, siècle, quasi insupportable, mais à la fin du 16e on en était venu à repousser toute entrave mise à la libre disposition d’une propriété. — Le droit romain était pour quelque chose dans ce changement.
SYSTÈME REPRÉSENTATIF DE LA TERRE.
On se rappelle, que nous avons cru découvrir une sorte de représentation, des Etats de la Terre, composés de preud’hommes. — Voici quelques détails sur leur sort.
Les Ballifs avaient plusieurs fois déjà montré leur mauvais vouloir aux assemblées du Conseil de la Terre 39 , lorsque s’agita la question de la révision du Coutumier. /331/
Romainmotier, en 1650, avait averti toutes les communautés du balivage pour en avoir leur avis.
En 1653, une lettre d’Yverdon demande de joindre un député, à ceux qu’on envoye à Berne « pour l’avantage de LL. EE. , et du pays, et la correction du Coustumier. Le Ballif refuse la permission de tenir l’assemblée. Sur quoi est résolu, après l’invocation de la divine assistance, que le Conseil retournera en corps, très humblement supplier sa Seigneurie d’acquiescer à la dite requête, d’autant que le motif ne vise qu’au bien; et que sa Seigneurie y assistant, LL. EE. pourront savoir s’il s’y traitera quelque chose au préjudice de l’honneur, respect et obéissance que doivent bons et fidèles sujets à leur souverain. »
Il fut résolu encore, que si le Ballif refusait une assemblée générale, il serait derechef supplié de permettre l’assemblée du Conseil général de la Terre de Romainmotier, pour résoudre sur ce que dessus, et establir un Banderet en conformité de droits et anciennes usances. — Un second refus advenant, le Ballif sera supplié d’autoriser par son sceau une requête à LL. EE. – Et au cas d’ultérieur refus, sera sa Seigneurie suppliée de ne prendre en mauvaise part, si on envoie la dite requête devant notre Souverain, sans son sceau 40 .
Le Châtelain fut chargé de cette négociation qui réussit à demi 41 . – Voici la réponse de Berne.
« Sur la demande des douze villages 42 , dépendans d’ancienneté du domaine de l’Abbaye de Romainmotier, de se pouvoir assembler par députés pour traicter de leurs affaires communes; /332/ comme aussi de pouvoir élire un Banderet pour chef des douze villages: le tout selon l’ancien us et coutume. En considération du communage qui est entre ces divers lieux, dans les bois, pâturages et entretien des chemins publics; et veu, que par leurs registres, se conste de semblables assemblées avoir été tenues déjà devant cent ans, et après, par licence, voire en présence de nos Ballifs: estant icelles mesmes concédées par le Coustumier. Leur permettons de se pouvoir assembler, deux personnes de chaque commune, et non plus; à Romainmotier, et non ailleurs; en présence de nostre Ballif. Leur défendant expressément de n’attirer à soi des autres communes voisines, ou de traicter d’autres faits que des susdits, dépendant de leur communage. — Item, concédons l’élection d’un Banderet pour leur chef, pour s’adresser à lui dans les affaires, et par iceluy présenter leurs griefs à nostre Ballif, en nostre audience Magistrale. » — 13 septembre 1653.
Les clauses de cette semi-confirmation respirent l’horreur de Berne de tout symptôme de 43 vie politique chez les sujets. — On dit semi-confirmation; et ici, sans nous arrêter à la réserve expresse du Plaid général, qui exigeait que les modifications de coutumes se fissent d’un commun consentement; et en mentionnant seulement les expressions d’un acte qui révèle une organisation municipale de toute la Terre, une Commune 44 ; /333/ bornons-nous à un fait saillant: toute cette contestation fut soulevée à l’occasion de la correction du Coustumier. Ce Conseil général n’était donc pas concentré dans l’administration de bois ou de pâturages communs, mais s’occupait d’intérêts d’un ordre plus relevé, de législation. C’était un Conseil pour toutes les affaires communes de la Terre, qui était alors isolée de ses voisins par toute son organisation. Il eût été vraiment étrange qu’avec de semblables antécédens, ce Conseil se fût absolument borné à administrer quelques fonds communaux. Cela ne serait même point conforme à l’esprit du moyen âge: esprit de synthèse et non d’analyse. – Le principe de la séparation des pouvoirs, n’éclôt et ne se développe qu’à la haute température d’une civilisation avancée: température que le moyen âge était loin d’avoir atteinte.
Ce simulacre de réprésentation subsista, si nos informations sont exactes, jusqu’au partage définitif des anciens biens communaux, en 1823: démolition du dernier pan de muraille rappelant encore le Prieuré.
Une impression que laisse la lecture de quelques registres du Conseil de Commune, de Romainmotier, c’est qu’à plusieurs égards ce Conseil jouait, vis-à-vis du Conseil général de la Terre, le rôle du Vorort vis-à-vis de la Diète Helvétique. — C’était lui qui le convoquait; qui faisait la présentation d’un Banneret; qui avait l’initiative des propositions. Dans ses archives se conservaient les actes originaux d’un intérêt général pour la Terre, etc. 45 Le Conseil de Moudon occupait aussi la même /334/ place, vis-à-vis des Etats de la Patrie de Vaud. – Ainsi des circonstances analogues enfantaient un résultat semblable.
Au reste la susceptibilité politique de Berne s’explique: elle se trouvait dans une situation délicate; tout récemment ses sujets allemands, avaient marché en armes contr’elle. – L’assistance du pays de Vaud lui fut très-utile en cette circonstance. « La milice du pays de Vaud s’étant mise en campagne par ordre de LL. EE. , ces mutins furent aussi-tôt rangés à leur devoir, dit Plantin » 46 . Or parmi ces troupes se trouvaient la plupart des hommes de la Terre, Ceux-ci étaient de retour à la fin de Juin ou aux premiers jours de Juillet 47 . La résolution du Conseil (v. s.) ne fut prise qu’à la fin d’août (depuis le 23). Et la réponse de Berne arriva dans le mois de septembre. Il paraît donc évident que la demande de la Terre fut faite, après cette assistance, avec espoir que le service rendu applanirait les obstacles. – Ainsi aurait dû agir la Patrie de Vaud toute entière, mais que pouvaient seuls, douze villages? force leur fut de demeurer dans le silence, quoiqu’ils semblent encore avoir tenté quelques vains efforts 48 . Le /335/ moment était favorable pour réveiller et raffermir toutes les franchises du temps de Savoie. C’eût été l’heure de réclamer, sinon à main armée, ce qui semble contraster beaucoup avec les préceptes de l’Evangile, du moins avec force morale, unanimité, fermeté, insistance, les assemblées représentatives des Etats avec toutes leurs attributions, et de ne promettre qu’à ce prix une assistance conciliatrice. Mais on ne le fit pas!
Du reste la Terre de Romainmotier fut mélangée à la plupart des autres phases de la vie du pays.
En 1590, elle prit part à la réponse si noble faite sur un projet d’alliance de la Savoie 49 . Dans l’assemblée qui l’élabora se trouvaient encore des députés: de Payerne, Moudon, Lassaraz, Yverdon, Les Clées, Morges, Nyon, Avenches, les quatre paroisses de Lavaux, Vevey, Oron, Mutrux et Lausanne. – Les deux députés de Romainmotier, étaient le Châtelain, noble Abel Mayor, et le Banderet, noble Jaques Mayor. Or le Banderet était le chef électif des 12 villages: la Terre entière paraît donc avoir pris part à cette réponse 50 . /336/
COMMUNE DE ROMAINMOTIER.
La première mention d’une organisation communale du bourg de Romainmotier est de 1387: — Jean de Seyssel et les preud’hommes autorisèrent les Gouverneurs de la commune à nommer deux autres Gouverneurs. Ceux-ci, l’année révolue, pourraient, après avoir rendu compte de leur administration au Prieur et aux preud’hommes, choisir, à leur tour, deux remplaçans, qui, en cas de refus, payeraient 2 florins d’amende. — C’était la régularisation plutôt que la création de cet ordre de choses, dans lequel le Prieur était le chef de la Commune.
Bientôt ce patronage disparaît.
En 1472, 3 conseillers, 8 bourgeois, 5 habitans, au nom de tous les autres bourgeois et habitans, élisent des syndics, et ceux-ci prêtent serment entre les mains du Mayor.
En 1539. Le Conseil composé de 12 personnes, y compris les Gouverneurs, jurent, en présence de toute la ville, « au nom /337/ du Dieu vivant, levant la main en ault, de bien et dehuement al heur pouvoyt gouverné le bien publique, procuré le prouffit de la ville, et éviter le domaige ».
Les comptes se rendaient publiquement le jour Saint-Matthias; on élisait ensuite le nouveau Conseil; puis venait un banquet général 51 .
Chaque bourgeois était tenu de faire son tour de gouvernance; les veuves même devaient y pourvoir 52 . Mais cette place de Gouverneur n’était guères enviée 53 .
Il y avait, on s’en souvient, dans le bourg de Romainmotier: a) la Combe peuplée des borgeys; b) Sumôtier ou Assommotier, qui renfermait les habitans. — Or les conseillers étaient nommés en partie par la Combe, et en partie par Sumôtier 54 . Cette distinction, très ancienne, dura jusqu’en 1572: année de révolution dans les règlemens communaux.
Plusieurs conseillers étaient morts de peste; d’autres ne voulaient se réunir. Puis, du désordre avait eu lieu dans les élections: plusieurs voulant que la moitié des conseillers fût choisie chez les non bourgeois, ce qui « ne put plus oultre sortir son effect. » — On assemble donc le Conseil général (de la Commune), qui, « vehu le grand mésus, » décide tout d’un /338/ accord (27 personnes): que les conseillers seront nommés pour trois ans, sauf mort ou forfaict; et cela sans division de bourgeois ou non bourgeois, ains tous demeurant conjoincts comme vraie commune se doit. — L’ordre de faire chacun son tour de gouvernance est aboli: on choisira, à chaque Saint-Matthias, le plus idoine, sans dédite ni excuse 55 . — Et afin que meilleur ordre soit en la dite commune, neuf personnes font un don gratuit.
Le Gouverneur, pour son aide, aura un Commandeur (huissier), à qui on fera une « robe de bon drap de livrée de la ville » 56 .
On était en général strict sur l’exécution des règlemens.
Les réceptions en la bourgeoisie étaient au bon plaisir du Conseil général: toutefois avec l’agrément du Ballif. — Le récipiendaire promettait de pourchasser l’honneur et proufit de la commune. Et toujours était faite la réserve formelle, que s’il ne faisait bon debvoir de bourgeois, il serait loisible de l’expellir et déjecter hors de la ville, et de rompre sa lettre de bourgeoisie, sans aucune restitution de deniers. — Et cette réserve, qui, de nos jours, exciterait une clameur universelle si on voulait la faire revivre, n’était point d’abord une vaine formalité 57 . Le prix de la réception varia depuis 10 et 15 florins (1566), à plus de 600 (1682): thermomètre assuré de /339/ l’état de prospérité des finances de la commune, grâce aux concessions de Berne 58 .
Les advenaires (arrivans, étrangers) étaient assuffertés en payant quelque somme, et quelquefois renvoyés 59 . — En 1676, /340/ dans un moment critique, on fit prêter serment aux habitans de vivre et mourir dans la vraie religion réformée, etc.
Il y avait beaucoup de bienfaisance dans l’emploi des deniers de la ville. — Il y a telle année où la plupart des débours sont pour assistance de pauvres étrangers, de France surtout, ou Suisses 60 ; pour victimes d’incendies, alors bien fréquens 61 ; ou pour dons aux porteurs de peaux d’ours et de loup, qui existaient alors en nombre redoutable 62 .
Venaient encore quelques distributions; et des repas 63 .
De petits cadeaux étaient souvent offerts au Ballif, ou à la Ballive 64 . — Et lorsqu’un nouveau Ballif arrivait, on faisait grand fête 65 , cela se comprend. /341/
Berne ayant les revenus du Couvent, aurait, ce semble, dû payer le Chantre de la paroisse de Romainmotier; néanmoins la ville eut un procès à soutenir avec les villages, pour n’en pas être chargée seule 66 .
Quant au soin des pauvres: Plusieurs voient dans les biens des anciennes Confréries, le noyau des bourses de pauvres actuelles; cela est assez peu important, leurs revenus étant très minimes 67 . — Probablement les biens de la maladière, soit maison des lépreux et malades, appelée aussi hospital, devinrent biens des pauvres à l’extinction de la lèpre. — Les donations pieuses en furent une autre source abondante: Jadis on donnait pour faire des chasubles et dire des messes, maintenant (17e siècle) on donne pour le soulagement des pauvres 68 . — Les amendes étaient aussi, souvent, à leur profit 69 . /342/
En 1636, première mention de la bourse des pauvres 70
En 1637, on décide, sur l’avis du Ballif, de dresser un petit hôpital, non point, comme on pourrait le croire, pour les malades, ni même principalement pour les pauvres de la ville, mais pour les pauvres étrangers. C’était une sorte d’hôtellerie ou ils étaient logés gratuitement une nuit 71 .
Il y eut donc une distinction entre le bien des pauvres de la ville, et celui de l’hospital 72 .
On veillait soigneusement sur ce patrimoine des malheureux: c’était une affaire de conscience 73 .
Déjà, en 1640, on trouve une direction des pauvres, composée du Ballif, de la commune et des pasteurs: la même en principe qu’aujourd’hui 74 . /343/
Il n’est rien dont on n’abuse, ici bas; aussi, en 1664, parut un curieux mandat de Berne, pour faire cesser la gueuserie des mendians et coquinans 75 étrangers, feignant être déchassés, et remplissant le pays à grande outrance et surcharge des sujets. Ils voulaient exploiter la compassion pour les religionnaires fugitifs. On les força au travail, ou bien, ils furent conduits de commune en commune jusqu’à la frontière, puis expulsés. Chaque commune, en échange, fut tenue d’entretenir ses pauvres.
Au reste, le paupérisme et la mendicité sont si peu le signe distinctif du siècle actuel, qu’en 1628, après une peste, il est vrai, sur 61 feux, il y avait à Romainmotier 18 ménages pauvres 76 .
La première convention sur l’instruction publique, est de 1623. — Berne entra pour quelque chose dans la paie du régent. — Celui-ci promit (1625): d’instruire la jeunesse en la piété et crainte de Dieu; — de l’instruire à la lecture, tant en forme que escripture de main; — d’enseigner le latin, à ceux qui en seraient capables 77 , — et de soutenir le chant des psaumes. /344/
Depuis 1589, Romainmotier, par concession souveraine, porta le titre de Ville; mais, n’eut de pavé, à ce qu’il paraît, que depuis 1633.
En 1546, déjà, on avait abbergé à François Bonnard, de Romainmotier, une place devant sa maison, avec faculté d’y édifier une fourge, puis, aussi, le cours de l’eau du Nozon dès le moulin au pont, pour y construire ung martinet ou forge à battre fer; sous cense de 2 sols et 5 florins d’entrage.
LAPRAZ.
Le territoire de Lapraz n’était pas sujet à la mainmorte, et jouissait de plusieurs autres franchises notables; bien insuffisantes néanmoins 78 . Ce village, en effet, expose à Berne, en 1553: que, dans la plus grande partie de son territoire, l’ancien Prieuré de Romainmotier et l’Abbaye de Joux perçoivent dixme et terrage c’est-à-dire de onze parts des produits les deux; outre /345/ la cense seigneuriale. — Or, étant situé près de la montagne et fort stérile, « le cultivateur ne peut recouvrer sa peine avec payer ainsi cense, diesme et terraige, aussi une bonne part du terrain est vaccant et ruyné, réduict en bois et buissons. »
En 1538, on avait, cependant, à leur demande, visité le lieu pour réduire le terrage en cense d’argent, en augmentant la cense seigneuriale, « et pour les remettre à bon diesme » (de onze gerbes une) « comme on lève en tout le reste de la Terre de Romainmotier, et en tous les autres lieux circonvoisins. Ce nonobstant, à faulte de poursuyte, ne leur en a esté concédé lettres, ains l’on a levé le terrage comme par avant. C’est pourquoy, ils sont contraints de laisser incultes le reste des terres qui se cultivaient encore, et d’aller en cultiver en d’autres villages, même en la dixme d’autres Seigneurs, ce qui est leur grand dommage, et de vos Seigneuries, ajoute la supplique 79 , qui se termine, en demandant que l’on donne suite à la taxe faite, en 1538 »; ce qui sera la restauration du village 80 .
Berne trouvant cette requête raisonnable accorda: qu’au lieu de la dixme et du terrage, redevances appelées avec vérité « maulvais diesme, » on ne retirât que la onzième gerbe ou part des blés et liongs (légumes), outre la taxe susdite. — « Et ceux de Lapraz doibjent faire diligence d’exerciter et faire valoir leurs terres, sinon, au bout de quinze ans, on pourra remettre au maulvais diesme les terres qui le payaient auparavant. » — Mais, de compte fait, celles-ci ne s’élevaient qu’à 76 poses et demie 81 . C’est peu, comparé à tout le territoire d’un village. Y avait-il donc de l’exagération dans les plaintes de Lapraz? avait-il chargé les teintes pour rendre le tableau plus frappant? 82 /346/ Ce fut une réduction en argent d’un impôt en nature, semblable à celle opérée à Vallorbes 83 .
On se souvient de ce mot de Montesquieu: « le sauvage coupe par le pied l’arbre dont il veut avoir le fruit, c’est l’image du despotisme »; mais il y eut dans cette affaire, probablement, plutôt de l’inertie.
VALLORBES.
En 1551, Vallorbes demande à Berne, que le four de l’endroit lui soit abbergé sous une cense annuelle; « et à cause qu’ils sont situés es montagnes, et se sont multipliés; dont à eux n’est convenable de cuire leurs pains en ung four; (ils demandent de) leur ottroyer de faire des autres fours. » Berne considérant la requeste être raisonnable: leur accense le four existant pour 12 florins annuels; « et ottroye de faire des aultres fours, tant que bon et nécessaire leur semblera. » — Cette dernière concession paraît avoir été gratuite.
En 1552, Michel Mathey, de Vallorbes, reconnaît avoir eu en amodiation pour 10 ans, la Ferrière, pour 20 florins annuels. – Or, vu sa situation, « et comme plus prouffitable; on lui abberge, accense, donne en fief et emphitéose perpétuelle, cette ferrière, et les cours d’eau, et la faculté d’édifier au dit lieu ung hault fourneau et aultres engins à ce nécessaires » 84 ; sous cense annuelle de 20 florins, et la maintenance du tout.
En 1554, on abberge beaucoup de terrain du domaine du /347/ Seigneur à Vallorbes, « qui s’en allait en ruyne et était en danger de vacquer, pour faulte de cultivateurs propriétaires. »
En 1586 (28 Mai), « l’Advoyer et Conseil de Berne, sont requis par honorable leur cher et féal Vincent Vallotton, charge ayant de la Communauté de Vallorbes: d’avoir esgard à la situation de leur demeurance et au dommage que leur provient annuellement, non seulement à cause de la stérilité du lieu, mais aussi par la façon jusques à présent accoustumée de percepvoir le diesme des graynnes d’orge et d’avoyne qui y croissent; et de permettre que doresenavant ils puissent s’acquitter du dit diesme de la grayne moissonnée, en payant certaine somme pour chaque pose. »
« L’Advoyer et Conseil après meure considération des raisons des supplians, et pour désir de guarantir leurs subjects de dommage, en choses équitables, adnoue (annue à) leur requeste. En payant, donc, aux Ballifs, pour chaque pose, une couppe de la graynne qui y sera creue, selon son espèce, ils seront quittes et exempts d’enchironner ce qu’aura esté moissonné, et du diesme que par tel enchironnement estait accoustumé d’enlever: Donnant à chascung faculté de rédiger (mettre) en seure garde ce qu’il aura à recueillir, quand bon luy semblera; en confiance que, par après, ne faudra de livrer ce que présentement est ordonné pour le diesme de chaque pose semée et enfleurie. Car autrement faisant, ou trouvant cette concession préjudiciable, Berne retient pleine puissance de l’annuler. » — C’était proprement remplacer la dixme par une redevance fixe.
On se rappelle qu’il y avait à Vallorbes un Mayor et un Mestral, et appel à la cour de celui-ci des sentences de celui-là. Or, un acte de 1613, nous apprend: que les cours, tant du Mayor que du Mestral, ont été remplacées par une châtellenie, et que de la sentence du Châtelain de Vallorbes, on appelle par devant le Seigneur Ballif à Romainmotier.
En 1624, encore, sur l’incommodité soufferte par Vallorbes de n’avoir qu’un moulin, Berne lui accorde d’en pouvoir /348/ construire un second, sous redevance annuelle d’un sac d’orge.
Enfin, en 1669, il y avait déjà un grand nombre de forges à Vallorbes 85 .
A la même époque, Claude Chevalier devait, en vigueur d’un abbergement d’une forge à clousterie sise à Croy, 6 sols annuels.
SIMPLIFICATION D’USAGES.
Les années s’écoulaient, un nouvel esprit commençait à souffler; une mesure purement économique en apparence, vint modifier beaucoup d’antiques usages.
Telle était la complication des droits et redevances de la féodalité, que l’on se serait infailliblement égaré dans ce taillis quasi inextricable de droits, censes, exemptions, franchises, qui s’enchevêtraient de mille façons en chaque pièce de terrain; si l’on n’avait eu des reconnaissances détaillées et explicites, qui, même, pour conserver leur utilité, devaient se renouveler presque à chaque génération de possesseurs de fiefs, d’abbergataires, d’emphytéotes, etc.
Or, dans la seconde moitié du 17e siècle, LL. EE. « prirent la /349/ résolution de faire liquider tous les droits, jurisdictions, fiefs, censes, diesmes, usages et autres revenus, rière le pays de Vaud 86 ; pour empêcher les très amples et prolixes rénovations spécifiques, selon l’ancienne forme, qui entraînaient tant de frais, dans le passé. »
Ce grand travail de simplification s’accomplit dans la Terre de Romainmotier, en 1669.
Grande avait été jusqu’alors cette mosaïque de droits et franchises, à Arnex surtout, à raison des propriétés originelles de l’ancienne maison d’Arnex, qui étaient de franc alleu, libres de la mainmorte, de censes, en partie de dixmes, etc. La plupart de ces terres avaient, d’abord, passé dans la famille des Mayor d’Arnex 87 ; puis, à l’époque qui nous occupe, tous ses droits, y compris la Mayorie d’Arnex, se trouvaient entre les mains de Daniel Imhoff, Baillif de Grandson. — Un échange fut résolu. — Imhoff céda à LL. EE. toutes les censes et fiefs qu’il possédait en dehors d’Arnex; se réservant les censes perçues dans ce dernier village. Il remit encore les deux tiers de son fief et de son franc-alleu à Arnex; se réservant toutefois dans son ancienne franchise, sa maison d’Arnex et le clôs environnant. 88
D’autre part on lui remit le tiers, indivis avec LL. EE. 89 , du fief sur tout le territoire d’Arnex, pour percevoir le tiers de tous lods, droits, émolumens et obventions futures. – On lui concéda, de plus, le droit de basse jurisdiction dans sa maison et clôs attenant 90 . /350/
Cela détruisait la marqueterie des droits divers des pièces de terre, et l’enchevêtrement du fief. Cette seconde phase de l’existence des possessions, originairement libres, de l’antique maison d’Arnex 91 , était donc une simplification.
Ce travail s’accomplit plus facilement, encore, dans les autres villages et bourgs de la Terre.
Voici ce qu’étaient devenus les usages du bourg de Romainmotier. Il devait: — pour l’abbergement du four 15 florins.
Pour la réduction de toutes menues censes ci-devant dues en deniers, froment, avoine, huile, chapons; tant à cause de la Clergie, que de la Pitance (du Couvent), de l’Aumonerie, de la Chantrerie (chant des Psaumes), etc. , 15 florins.
Chaque charrue entière doit un bichet de froment pur et un d’avoine; chaque demi charrue la moitié, et le quart de charrue à proportion.
Pour la moisson: ceux qui sèment au moins 6 poses doivent un bichet de froment, pour 3 poses, un demi bichet; les autres 18 deniers.
Les charrois pour les vins de Bursins et la réparation des bâtimens, et les corvées de charrue trois fois l’an.
La dixme des agneaux.
Enfin, LL. EE. ont le fief et la directe seigneurie, avec lods au huitième denier et ventes, au lieu de l’ancienne mainmorte.
Il y a loin de ces usages, de 1669, au pittoresque des coutumes, de 1266.
Cette simplification d’usages, ne s’accomplit pas dans la Terre de Romainmotier seulement.
En 1662, Berne, trouvant des difficultés dans la possession de dixmes qui se lèvent sur les jurisdictions d’autrui; cède à Jaques François de Lavigni, Seigneur de Berolle, en augmentation de fief noble, la dixme qui se lève sur cette seigneurie, /351/ à cause de Romainmotier 92 ; et ce, pour une cense fixe de trois muids et demi, moitié messel, moitié avoine, rendus à Apples 93 . — Ainsi était élagué tout embarras de perception.
Le Couvent n’avait jamais eu qu’une part en la seigneurie de Mollens et Ballens.
Déjà, en 1559, Hans Steiger, Seigneur de Rolle, Mont-le-vieulx, Mont-le-grand et Bière, avait quelques droits sur Ballens. – Puis, en 1580, en la discussion des biens de Jaques de Menthon, Seigneur de Duzilli, et de feu Claude de Menthon, Seigneur de Lavigny, son frère, on remit à Jean Steiger, Advoyer de Berne, Baron de Rolle, etc., les seigneuries que ces deux frères possédaient à Ballens et Bière 94 , pour 300 escus d’or au soleil marqués au cuing du roy de France. — Ces biens passèrent par alliance à la famille patricienne de Weiss.
Or, les droits de fiefs et censes de LL. EE. à Mollens et Ballens étaient entrelacés à ceux de Sigismond Weiss: source fréquente de difficultés; celui-ci proposa donc, en 1679, un échange. Ces propositions réitérées en 1702, et soumises alors à un examen spécial 95 , furent mises à exécution en 1705. — Berne réservant ses droits de souveraineté, arrière fief, etc., remit au Seigneur de Mollens ses possessions seigneuriales à Mollens, dérivées, soit de l’ancien Prieuré de Romainmotier, soit de l’Abbaye de Joux, soit de celle de Bonmont: car les droits de ces trois maisons religieuses s’y rencontraient 96 . En échange, le Seigneur de Mollens remit à LL. EE. l’omnimode jurisdiction, le fief, et des censes à Ballens 97 : assujettissant à /352/ l’arrière-fief ce qu’il réputait être de franc-allod; et jetant encore 500 florins dans la balance. — Ainsi plus d’enchevêtrement de seigneuries: celle de Ballens est à Berne, celle de Mollens à de Weiss. Ils vivront en bons voisins, dont les domaines ont subi un bornage récent.
L’édifice gothique, aux mille détails, était peu à peu remplacé par une construction moderne, moins pittoresque, plus simple et d’un usage commode. Un nouvel esprit soufflait de toutes parts; un nouvel âge était éclôs: car tout se met peu à peu à l’unisson sur la terre, et souvent un changement de peu d’apparence trahit une révolution profonde.
VILLAGES DÉTRUITS
Chose remarquable! nombre de villages dont l’existence est parfaitement prouvée, soit par actes, soit par traditions locales; ont disparu: quatre, entr’autres, dans les seules possessions de Romainmotier.
Le plus considérable paraît avoir été Jolens, mentionné 98 comme paroisse (en 1228), alors que Morges, dont il fut voisin et qui l’absorba, n’existait pas encore. /353/
Le village de Torclens (Turquens, en 1139), avec Chapelle qui dépendait de l’Eglise de Mollens, était assez voisin de Pampigny, et donna lieu à plusieurs transactions entre le Couvent et les sires de Montricher 99 . — Quelques ruines le rappellent seules aujourd’hui.
Lanffrey, était voisin du bourg de Romainmotier. En 1405, déjà, une seule personne de ce village devait la cense des Clées 100 ; et en 1571, il est dit: « le village de Lanffrey vacque et n’y a personne. »
Une tradition assez répandue le fait détruire pour sorcellerie. Son nom est demeuré à son ancien emplacement 101 .
Enfin le village de Verney ou du Vernay non loin de Bursins, fut le dernier à disparaître 102 , par un incendie 103 . — Aujourd’hui un moulin seul de ce nom subsiste, et quelques ruines, entre Bursins et Dullit.
Le disparition de ces villages révèle, sans doute, l’agglomération de la population actuelle, et non sa diminution. /354/
LA LÈPRE ET LA PESTE.
La Lèpre avait fait établir partout au moyen-âge des léproseries, soit maladières ou maladreries. — Nous avons vu celle de Romans, entre Romainmotier et Lassaraz, dont la jurisdiction causa un différend, en 1321. Elle dépendait de la Terre de Romainmotier, et devint peut-être un Hôpital pour d’autres malades 104 .
Une autre maladière appartenait au bourg de Romainmotier et au village de Croy 105 . — En 1546, dans l’abbergement d’une terre voisine de cette maladière nouvellement édifiée 106 , il était réservé: que si quelqu’un était frappé de lèpre dont, est-il dit, « Dieu par sa grâce nous veuille garder, amen, » l’abbergement serait nul.
En 1574, il y avait encore à Romainmotier une paoure ladre (lépreuse); et, en 1620, un suspect de ladrerie fut envoyé pour examen à Lausanne. — Il n’y a donc pas plus de deux siècles que la lèpre a cessé.
La Peste fut un fléau terrible pour la Terre. Après des invasions excessivement fréquentes dans la première moitié du 15e siècle, elle continua ses redoutables apparitions dans les seizième et dix-septième: sept sont bien attestées 107 . — On /355/ employait en général les mêmes précautions. On cherchait un marron pour secourir les pestiférés, et empêcher qu’ils ne se « meslâssent » aux autres. Puis on leur faisait des cabules ou loges: C’étaient de petites cabanes dont ils ne pouvaient sortir, et où leur était porté le nécessaire. Cette réclusion durait six semaines. Parfois on se contentait d’entourer les maisons atteintes du fléau, de deux sey (clôtures, barrières) en planches, pour les isoler 108 . — L’invasion de 1572 ayant causé une grande mortalité et un grand désordre dans les affaires communales, il y eut refonte complète des règlemens communaux à Romainmotier. — L’invasion de 1613 fut terrible: « une partie, est-il dit (à Romainmotier), des grands mesnages » en moururent 109 . — Aussi, la seule menace de l’apparition du mal, amenait des mesures sanitaires rigides. En 1677, par exemple, on pressa l’exécution de mandats antérieurs sur la peste, qui /356/ continuait à régner dans les pays étrangers. On renvoya les advenaires (étrangers) qui n’étaient pas pourvus de bulettes de santé. On plaça un surveillant à la porte de Romainmotier. — De grands désordres marchaient à la suite de la peste, de la part des nettoyeurs soit cureurs 110 .
SORCELLERIE.
Le Colloque de Romainmotier, était extraordinairement assemblé (le 9 Février 1653), par LL. EE. pour chercher les moyens d’extirper le règne de Satan « qui ravage parmi leurs sujets. » Berne demande, d’abord: si c’est une preuve suffisante de sorcellerie d’avoir tenu discours ensemble de ce vice, de jour et non de nuit, à la seite, quand les illusions diaboliques se font? — Le Colloque répond qu’il est assemblé pour en conférer sans qu’on puisse l’accuser de ce crime. Mais que si, de jour, des personnes avouent avoir commis, ou vouloir commettre des actes de sorcellerie, et avoir fait mourir gens ou bêtes par les poisons, on les croit coupables. Toutefois un seul accusateur ne doit suffire, mais deux ou trois être requis, et leur témoignage bien pesé. Mais une seule accusation est suffisante pour amener l’examen par devant l’accusateur; vu que de telles confrontations « sont quelquefois efficacieuses à amener les coulpables à confession. » /357/
Berne demande ensuite: si la marque au corps, sondée avec une épingle, sans qu’il en sorte du sang et que la personne le sente, doit être tenue pour une marque suffisante de sorcellerie? — Le Colloque est d’avis que non, veu qu’elles peuvent être faites par la violence de Satan, sans le consentement des marqués, comme il appert en des enfans et peut arriver à d’autres. Mais ce doit être un sujet d’examiner iceux.
On croit voir dans ces réponses le bon sens national au travers de la croyance générale, alors, à la sorcellerie 111 . — On peut voir dans Grenus 112 , les précautions que Berne, en l’an 1652, c’est-à-dire antérieurement à la présente consultation, recommandait dans cet examen des marqués: on y sent presque un remords. — On frémit, en effet, à la pensée de la légèreté des indices sur lesquels on a brûlé et torturé jadis. Mais souvent, peut-être, l’imagination des sorciers ne fit que prêter une forme sensible, aux mouvemens de leur cœur.
DIFFÉRENDS AVEC LA FRANCHE-COMTÉ SUR LES LIMITES.
Ces différends furent graves et de longue durée: En 1576, déjà, le Commissaire Mayor se plaint de ce qu’aux /358/ limites des territoires de Jougne et Vallorbes, on a bâti et coupé des arbres de haute futaie, ce qui diminue « l’étroitesse du passage où l’on a accoustumé faire les embusches en temps de guerre. » — Les constructions, appartenant à un Franc Comtois, sont abattues.
Le 18 Avril 1578, les sujets de Romaimmotier, armés de morions et d’arquebuses, et conduits par leur Châtelain 113 , se transportent en la montagne de Noirmont, en une place appelée sur l’Echelle, où sont des habitations des sujets du Comté de Bourgogne; détroussant, maltraitant et blessant plusieurs de ceux-ci. Ils ne se retirent qu’après avoir placé des panonceaux aux armes de Berne. — Des informations faites par les autorités judiciaires de la province, constatèrent cet attentat avec ses plus petites circonstances, mais il ne fut pas réparé 114 .
Puis, en 1583, André Mayor Commissaire, annonce avoir achevé les reconnaissances du village et de la Chastellenie de Vallorbes, excepté de ces Bourguignons rebelles et usurpateurs qui s’approprient presque toute la montagne du Riso, du côté de l’Orbe, au grand détriment des forges de Vallorbes. Mayor ajoute, qu’avertis ils n’en tinrent compte. C’est pourquoi ayant obtenu de Berne la permission de lever des gages, et voulant achever ses reconnaissances, il s’était transporté sur les lieux, bien accompagné de gens armés, à cause des menaces; que là, il avait trouvé une homme de Roche-Jean, qui, pour bâtir une grange, avait abattu deux mille arbres de haute futaie. Un autre, après avoir abattu six cents arbres, s’était emparé de 50 poses ou journées de terre. Un autre, qui avait battu le « messellier » de Vallorbes, leur répondit furieusement, aigrement, en se moquant d’eux; on lui prit dix vaches en gage, etc.
La mésintelligence alla croissant. /359/
En 1612, sur les doléances réitérées de ceux de Vallorbes et du Lieu; Berne envoye des commis qui trouvent que les Bourguignons se sont grandement anticipés sur les terres de LL. EE. , y ayant bâti maisons et cahutes, avec abattis de haute, moyenne et basse futaie, écorcement de bois, etc. Le même jour, ceux du Lieu gagent environ 80 personnes. Puis un certain charbonnier atteste, par serment, que le Procureur du roi, avec sa compagnie, l’avait apostrophé tandis qu’il était en sa cahûte près le village du Lieu; et que tenant un pistolet armé et amorcé, il jura qu’il avait été condamné à payer une amende au roi et qu’il la payerait, ne voulant entendre à aucune parole amiable, ains lui emmena deux chèvres et son arquebuse. — Et les sujets de Vallorbes et du Lieu, exilés qu’ils sont de leurs pâturages et biens communs, prient qu’ils ne soient ainsi molestés par les Bourguignons.
En 1628, les Bourguignons plantent une croix près de la maison de Cusin, dit Charbonnet, avec grand appareil: conduits par les Procureurs fiscaux de Pontarlier et autres qu’on disait être de la cour du Parlement de Dole, au nombre de 400 personnes, hommes, femmes et enfans, assemblés par commandement exprès, de 17 villages ressortissans de la Châtellenie de Roche-Jean; et avec eux 70 à 80 soldats, armés de mousquets et arquebuses, dont ils faisaient de fréquentes décharges. Et ce, en replantant solennellement une croix, avec toutes leurs coutumes et en portant certaines reliques. — Le même jour des bestiaux sont enlevés au Lieu.
Les habitans de la Vallée avaient été formés en six bandes, sous des chefs; afin d’aller alternativement s’opposer aux anticipations des Bourguignons, et notamment des gardes de Mouthe. Or, avertis que ceux-ci avaient dessein de courir la montagne en plus grand nombre qu’à l’ordinaire et armés, le 2 Décembre 1633, ceux du Chenit s’y transportèrent au nombre de 34, et parvenus à trois quarts de lieue de la frontière, ils trouvèrent deux Bourguignons travaillant à préparer du bois pour des boîtes. « Esmeus, ils se prirent à fuir, l’un vers le /360/ Chenit, sans dire mot; l’autre vers Bourgogne, criant bien fort à l’ayde. » Ceux du Chenit se souvenant de l’avertissement de la veille, crurent que les gardes de Mouthe étaient très voisines, et deux d’entr’eux tirèrent sur le Bourguignon qui fuyait vers Bourgogne. Celui-ci était déjà esloigné de 200 pas, mais de malheur le dernier coup porta et l’abattit mort sur la neige, où il demeura jusqu’au lendemain. – L’autre fuyard arrêté et interrogé répondit: qu’ils avaient préparé une petite hutte couverte d’écorce et de branches d’arbres, où ils devaient travailler cinq ou six jours. Un Bourguignon leur avait dit que la pièce était sienne. — On mit en liberté le détenu, et le lendemain les Bourguignons vinrent en secret prendre le cadavre pour l’ensevelir.
Les choses ne pouvaient en rester à ce point. — En Septembre 1634, des ambassadeurs de sa Majesté catholique et de LL. EE. de Berne, se réunirent au village des Rousses pour accommoder le différend; mais sans que rien fût décidé. Puis, en Janvier 1635, noble François Mareschal, fiscal au siége de Pontarlier, et noble Pierre Caffod, lieutenant en la Seigneurie de Jougne, d’une part; et noble Daniel Morlot, Ballif de Romainmotier, noble Jean François de Gingins, Seigneur d’Ornyer, et Egrége Nicolas Olivier, Châtelain de Romainmotier, firent enfin arrangement, non sans peine. Des deux parts on voulait reculer ses frontières. On se plaignait de gages pris injustement, de voies de fait, etc. – Du côté de Bourgogne, on alléguait le coup de mousquet qui avait occis sur la place un pauvre homme laissant femme et 5 à 6 petits enfans sans ressource. Berne, bien marrie de ce malheur, répliquait, que la victime ayant crié: avance, avance, avait fait croire à une embuscade et au danger; et se plaignait aussi qu’un de ses ressortissans, envoyé à Mouthe pour réclamer du bétail pris en gage avec violence, avait été chassé à coups d’arquebuse, et blessé de 9 balles qui l’estropièrent et le rendirent inhabile au travail, lui père de nombreux enfans; sans parler encore de chalets brûlés, de gens battus, etc. Les députés de Bourgogne disaient à leur tour: que /361/ l’estropié s’était lui-même attiré ce malheur par sa conduite malséante et déshonnête. Puis se plaignaient de violences, de l’emprisonnement de plusieurs personnes retournant des marchés de Morges, etc.
Les ambassadeurs ne se pouvant accorder dans leurs demandes, et sur le point de se quitter; voyant avec regret leur espérance frustrée du fruit qu’ils attendaient de cet abouchement; eurent recours aux propriétaires, eux-mêmes, des sommes barrées, pour les engager à contribuer à un accomodement, en modérant leurs demandes. Ils y parvinrent enfin; en convenant sagement: « que dans une affaire invétérée, où il y a des informations toutes contraires prises de part et d’autre, la plupart des violences commises sur les frontières doivent être attribuées, plutôt à des mésintelligences et malheurs, qu’à la mauvaise volonté » 115 .
INFLUENCE DE LA RÉFORME ET DE LA DOMINATION BERNOISE * .
On peut dire que la réforme prit racine dans l’ancien Prieuré de Romainmotier comme en un terrain favorable.
Nous ne tirerons point cette conclusion de la prédilection que l’on paraissait avoir pour le clergé protestant, et qui ne souffrait que des exceptions rares 116 ; ni des collectes en faveur /362/ des religionnaires persécutés, en 1627; pour le Palatinat, en 1637; pour les pauvres d’Allemagne qui sont de la religion, en 1638; pour la Bohême, en 1633: collectes dont on pourrait attribuer l’initiative au prince, aussi bien que dans l’admission de quelques familles françaises fuyant la persécution. On pourra si l’on veut aussi ne voir qu’un sentiment de convenance dans le refus d’assister à un Conseil général, la veille de la Sainte-Cène. — Mais voici une manifestation éclatante de fidélité à la réforme. Il s’agit de la réponse faite, en 1590, aux propositions de paix de la Savoie « … Dieu a planté et soutenu jusqu’ici notre religion et la bénit et favorise miraculeuse ment, … tellement que venir à reculer serait ingratitude trop grande … Aucune crainte de perte de nos biens ni de nos vies, ne nous pourra faire trouver expédient de faire en tant ni peu brèche à la religion et conscience, etc. » Noble et pieux langage en présence de grands dangers 117 . — En 1653, encore, les franchises de la Terre de Romainmotier sont menacées: le Ballif a refusé « l’assemblée des Communes du Ballivage ». Alors des démarches sont résolues pour la conservation de ses droictures; mais cette résolution n’est prise en Conseil qu’après avoir invoqué la divine assistance.
Un autre document curieux fera comprendre que, sévère réformatrice des mœurs, Berne ait pu encourager les Abbayes et sociétés militaires, qui de nos jours marchent escortées souvent de tant d’abus. — C’est une confirmation de règlemens faits par les arquebusiers de Romainmotier eux-mêmes. /363/
L’acte est de 1596 118 . Nous l’Advoyer etc. bénignement annuants à la requête de nos chers et féaux sujets les arquebusiers de notre ville de Romainmotier, pour plusieurs bonnes considérations, avons non seulement confirmé leurs ordonnances ains laissé leur Roy annuel en même franchise que les autres de Moudon, Yverdon et Morges; et c’est pour le terme que bon nous semblera.
Voici ces règlemens: D’abord, que tous et ung chacun des confrères de la dite Abbaye, ait sur toute chose en recommandation l’honneur et la gloire de Dieu, et de ses princes.
Item, le roi annuel pourra par l’avis des confrères élire un Recteur ou Abbé, qui aura la maniance des affaires 119 . La /364/ compaignie convoquée par l’Abbé, chacun est tenu d’y venir avec son épée en bon ordre.
Quiconque blasphèmera, jurera ou dépitera le nom de Dieu, en assemblée ou au tirage, payera 3 sols.
Celui qui se remplira de vin et de viande, en dite compagnie, plus que nature ne peut porter, sera tenu à 12 sols de bamp, outre la punition du magistrat.
Quiconque sera convaincu de larcins, ou se laissera appeler méchant homme, sans s’en faire purger, sera déjetté de la dite compagnie.
Item, qui rompra un verre en la dite compagnie, payera un pot de vin et le verre.
Finalement, on donnera tous les ans aux pauvres, pour l’honneur de Dieu, selon le moyen et pouvoir qui sera donné de Dieu à la confrairie.
De tels actes donnent une haute idée de la moralité de l’époque.
Chose curieuse, à la fin du 16e siècle le nombre des auberges ou pintes, était plus grand qu’aujourd’hui. — Il y avait, il est vrai, dans les Consistoires, un moyen d’entraver les abus de ces vendages multipliés; et la grande cherté du vin concourait au même résultat 120 : aussi l’état d’aubergiste était fort honoré, /365/ exercé à Romainmotier par les familles qui tenaient le haut bout 121 , et quelquefois par des ministres 122 .
Enfin, on était si zélé protestant à Romainmotier que l’on redoutait, non pas seulement le papisme, mais son ombre. — En voici la preuve (1663) 123 : — « Ordonné que à cause des abus qui se commettent par les serviteurs et jeunes gens de la ville, en plantant de grandes perches de sapin devant les maisons, au mois de mai; ce qui tourne à grand dommage, tant aux bois bannaux, qu’en fatiguant les chevaux pour les aller quérir de nuit, voire en soustraisant les enfans de maison; et même en considération de ce que cela ressent la papauté; » on les défend sous amende de 5 florins.
Quant à la domination bernoise, gardons nous d’en juger avec les idées du 19e siècle, mais bien par comparaison avec son entourage dans les 16e et 17e siècles: En user autrement serait vouloir juger d’une plante du nord, d’après les habitudes de la végétation des tropiques. — Si l’on se rappelle que la seconde moitié du 16e, et le 17e siècle furent, partout, l’époque de la concentration de l’autorité, en France, en Espagne, etc.; que les peuples semblaient alors courir au devant de l’autorité absolue, croyant y trouver un refuge contre les factions et les troubles du moyen âge; et que, sans nul doute, cet esprit général ne s’arrêta point aux limites de la Suisse: on jugera toute cette période de la domination Bernoise plus équitablement. — Berne laissait ses sujets armés. Elle abolit, à la fin du 16e siècle, les restes de la taille et de la mainmorte qui subsistèrent en France jusqu’à la révolution. Elle abolit même, de fait, tout /366/ privilége de la noblesse héréditaire 124 avec le droit de cappe ou de franc-fief. — Que l’on compare l’administration de grands pays voisins à celle de Berne à cette époque, et celle-ci brillera véritablement: ainsi pensait Montesquieu lorsqu’il en fit un éloge si remarquable 125 .
Cette administration si vantée, avait cependant un point vulnérable, un germe de maladie mortelle: sa frayeur de tout symptôme de vie politique chez les sujets; et le cercle toujours plus étroit, tracé par elle à l’entour des priviléges. Il ne pouvait pas ne pas y avoir explosion tôt ou tard, à la suite de cette compression désespérée de l’esprit du siècle: C’était, on l’a dit, une pyramide en équilibre sur sa pointe. — Mais, en dehors de la sphère politique, la domination Bernoise fut un bien matériel, par une diminution de charges sensible; et surtout moral, par l’introduction de la réforme.
La Patrie de Vaud avait fait preuve d’amour de la liberté, d’intelligence, de loyauté, de courage; on pouvait désirer chez elle moins de laisser-aller, plus de décision. Bientôt un flot de religionnaires fugitifs arriva de France dans sa nouvelle patrie. Or, comme le caractère français possède avec excès ce qui, dans /367/ le nôtre, est en proportion trop faible; et que la physionomie morale d’une race se reconnaît même au travers de générations nombreuses 126 ; il semble que la Providence ait ainsi voulu compléter le caractère vaudois. Cela ne pourrait-il paraître riche d’avenir?
Berne, d’autre part, a contribué sans s’en douter à l’unité actuelle du pays, en détruisant la vie propre et originale des anciens corps politiques qui se le partageaient: de l’Evêché de Lausanne, du Comté de Gruyère, du Prieuré de Romainmotier, etc. Sous son administration active et forte, nul symptôme de vie publique ne pouvait se faire jour; le pays pouvait sous ce rapport être comparé à une larve, dont les circonstances politiques brisèrent l’enveloppe, et le Canton de Vaud put déployer ses nouvelles et brillantes aîles.
FIN