VIE ECCLÉSIASTIQUE DU MONASTÈRE ROMAIN,
I.
RAPPORTS AVEC LES PAPES.
Nous n’avons examiné jusqu’ici que les immunités politiques de Romainmotier, mais il en possédait d’ecclésiastiques non moins étendues. Et, tout comme, en droit, il était affranchi de la suzeraineté de la Savoie, il l’était aussi, ou peu s’en faut, de la suprématie épiscopale, et ne voulait reconnaître que celle du Pape. — Mais il faut reprendre les choses de plus haut.
On sait que les moines en général étaient dans l’origine de simples laïques 1 , marquans sans doute par leur austérité, mais aussi indépendans des Evêques que tous les autres laïques, et sans aucune ordination cléricale. Cependant leur autorité,leur influence morale, croissaient sans cesse et inquiétaient les Evêques. L’orgueil, d’autre part, germa dans les cœur des cénobites: ils /198/ voulurent être distingués du reste des fidèles. Les Evêques leur accordèrent volontiers quelques privilèges comme par exemple, d’avoir, pour leurs Couvents, des Eglises particulières: l’Evêque donnant des prêtres pour les desservir prenait pied par là, dans l’administration du monastère. Bientôt tous les moines voulurent devenir prêtres, afin de monter en grade. Ils l’obtinrent peu-à-peu et dès le huitième siècle on ne trouve plus guères de moines laïques. L’influence des Evêques sur eux s’accrut d’autant, et ils se trouvèrent soumis à leur jurisdiction immédiate. Or les Evêques corrompus eux-mêmes par la puissance temporelle, en abusèrent beaucoup: Et pour échapper à la tyrannie épiscopale les moines se placèrent enfin sous la jurisdiction immédiate des Pontifes romains. Le Couvent de Fulde en Allemagne donna le premier cet exemple au huitième siècle; et dans le même temps, en 755, le Pape Etienne, prit le Monastère de Flodovée sous son autorité immédiate, lui donnant en souvenir le nom de Monastère romain 2 . Cette soumission immédiate au Saint-Siège ne cessa point lorsque le Couvent, après trois siècles d’existence isolée, fut remis par la Comtesse Adélaïde de Bourgogne, à l’Abbé de Cluny, pour devenir membre de cet ordre; car celui-ci était également sous la dépendance immédiate de Rome, et c’est là le privilège de Cluny dont il a été parlé.
Quelques Bulles de Papes mettront en saillie ce privilège de Cluny, non moins que ce dissentiment entre les clercs réguliers et les Evêques.
Jean Evêque, serviteur des serviteurs de Dieu 3 , ordonne à tous Rois, Evêques, Ducs, Comtes, et à tous primats (omnibus principibus) dans la jurisdiction desquels le Monastère romain possède des terres ou des Eglises 4 , de le protèger contre tout /199/ envahisseur. Et quant à ceux qui retiennent injustement les terres de Saint-Pierre de Romainmotier 5 , et ne viennent pas promptement à résipiscence, il les excommunie dans les termes les plus virulens; il les voue à la compagnie de Datan et d’Abiron, de Judas, de Pilate et d’Hérode, et leur souhaite toutes les calamités dénoncées par Moïse aux Juifs infidèles 6 . — Le Monastère romain avait peine à se défendre: la grandeur des menaces du Pontife l’atteste.
Grégoire (VII) serviteur, etc., à tous les Evêques! Ayant appris que de nombreux monastères ont eu beaucoup à souffrir des Evêques (presulibus), nous interdisons qu’aucun 7 ôse encore porter la main, sous quelque prétexte, sur les revenus, les biens ou les chartes des monastères; et quant aux maisons religieuses (de cellis), ou aux villages (ou métairies « villis»), qui dépendent de ceux-ci, ils ne devront d’aucune manière, les appauvrir (minuere), ou agir perfidement à leur égard (dolos inferre), ou y introduire forcément quelqu’un (vel immissiones aliquas facere). Mais s’il surgissait quelque différend au sujet d’une terre, qui ne put être résolu pacifiquement; il devrait sans retard volontaire être terminé, auprès d’Abbés de choix et d’autres pères craignant Dieu, au moyen des Saintes-Ecritures 8 . Tous les Evêques répondirent: nous prenons plaisir à la liberté des moines, et nous confirmons ce que votre béatitude a établi 9 .
Pour bien comprendre cette bulle, il faut se rappeller qu’à cette époque plus d’un Evêque, oublieux des paroles du Maître, abusait de son influence, cherchant à s’emparer soit des revenus, soit des possessions, soit des chartes des Couvents; et par fois /200/ leur imposant , de force ou par ruse, leurs créatures pour Abbés.
Urbain (II) Evêque, serviteur, etc., à Hugo, Abbé de Cluny, et aux frères de cet ordre! Presque partout, les serviteurs de Dieu et les moines sont molestés par ceux qui, surtout, devraient les protéger, par les Evêques principalement, qui recherchant avec avidité les biens terrestres, troublent ceux qui paraissent les dédaigner. Aussi, continue le Pape, nous approuvons que les frères de vos maisons provinciales 10 , ne souffrent pas de la suspension des divins offices, par l’excommunication des Evêques diocésains; mais que moines et serviteurs (famuli), puissent, en écartant les ressortissans du diocèse, célébrer, portes closes, les offices du service divin dans les églises, et accomplir les devoirs funéraires 11 .
En 1077, Henry IV avait fait pénitence à Canossa; et l’Evêque de Lausanne, qui était marié, fut son fidèle partisan contre Grégoire qui voulait introduire le célibat des prêtres. Or Romainmotier, Payerne étaient du diocèse de Lausanne, et l’on comprend que les moines, milice du Pape, eussent à redouter l’excommunication des Evêques qui lui étaient opposés. La bulle d’Urbain II nous fait ouïr, dans la Patrie de Vaud, le retentissement de cette grande querelle du sacerdoce et de l’Empire, qui agita l’Europe entière.
Paschal Pape, à Hugo Abbé de Cluny! L’ordre de Cluny ayant toujours, au milieu de toutes les tempêtes, été attaché au siége apostolique, nous devons prêter une oreille favorable à ses demandes. Nous confirmons les bulles de Grégoire VII et Urbain /201/ II (v. s.); et nous ajoutons: que personne, à l’avenir, n’ose établir un Abbé dans les Prieurés et maisons religieuses (cellis) qui sont soumis à votre direction, sans avoir d’Abbé particulier 12 .
Que toutes vos Eglises, chapelles et cimetières, soyent à l’abri de toute exaction 13 .
Qu’il soit licite à vous (Hugo) ou aux frères, de choisir les prêtres dans vos Eglises, pourvu, cependant, qu’ils reçoivent la cure d’âmes des Evêques, et cela sans vénalité. — Et si, ce qu’à Dieu ne plaise, les Evêques ne voulaient pas malicieusement (ex pravitate) la leur commettre, que les prêtres, alors, tiennent de la bienveillance du siége apostolique, le pouvoir de célébrer les offices.
Que les frères de vos diverses maisons religieuses reçoivent des Evêques de leurs diocèses, la consécration des Eglises et des autels, mais gratuitement et sans corruption (gratis et sine pravitate); si non, qu’ils reçoivent les sacremens de leur consécration, de quelque Evêque catholique, à votre choix.
Qu’aucun Evêque ne trouble au sujet des aumônes des défunts, les frères, soit de votre Cloître (Cluny), soit de vos maisons provinciales; mais qu’il leur soit licite de recevoir les oblations, offertes à l’usage des serviteurs de Dieu et au profit des pauvres, soit par les hommes, soit par les femmes 14 . Nous vous concédons encore de recevoir pour religieux, les laiques et clercs séculiers, excepté ceux qui sont excommuniés /202/ pour certains crimes 15 . Nous accordons aussi à votre ordre (religioni vestræ),la faculté d’accueillir les clercs réguliers, soit ceux qui ne peuvent faire leur salut dans leurs Couvents, soit ceux qui par détresse se réfugient en votre cloître, et de les admettre à concourir à votre but 16 . — Autre témoignage des violences du temps: les Couvents étaient envahis, leurs possessions ravagées, etc.
Bientôt après 17 , le même Pape, rappelle aux Archevêques des Gaules, que l’ordre de Cluny (Cluniacense cenobium), a été dès sa fondation offert à la Sainte-Eglise romaine, puis enrichi de donations par les Princes, et gardé par les Pontifes comme la prunelle de leurs yeux (sic); et il leur recommande de ne pas l’oublier.
On ne peut méconnaître, semble-t-il, dans ces curieuses chartes, l’orgueil de la victoire des Pontifes. L’ordre de Cluny fut certes bien récompensé de sa fidélité au Saint-Siège, car ces concessions le rendaient, de fait, indépendant des Evêques, ou peu s’en faut, dans ses possessions ecclésiastiques.
Citons encore une bulle du Pape Lucius III, qui, sur la demande de Romainmotier, prend ce monastère avec toutes ses possessions actuelles, et toutes celles qu’il pourra acquérir à l’avenir par de justes moyens, sous la protection de Saint-Pierre et la sienne; défendant expressément, que ni Archevêques, ni Evêques, ni Archidiacres, ne cherchent, en opposition aux statuts du concile de Latran, à extorquer du monastère, ou de /203/ ses prêtres, soit tailles, soit autres nouvelles et indues exactions. Menaçant les infracteurs de la colère du Tout puissant et des Saints-Apôtres Pierre et Paul 18 .
Enfin, le Pape Clément 19 rappelle que si son office l’engage à défendre tous les religieux, cela est surtout nécessaire pour ceux qui, soumis immédiatement au siège apostolique, tels que l’Abbé et l’Ordre de Cluny, n’ont pas d’autre défenseur que le Pontife romain. Or les Doyens, Prieurs et Abbés de cet Ordre, font des plaintes cruelles sur l’envahissement de leurs jurisdictions et de leurs autres biens, par les Seigneurs, tant ecclésiastiques que séculiers, et supplient humblement d’aviser à ce mal, vu la difficulté de recourir au Pape à chaque querelle. Clément donc, sur la demande de Philippe roi de France, enjoint aux Abbés de Saint-Roch, près Valence, et de Saint-André, de Tournus, des diocéses de Châlons et d’Avignon, de faire cesser ces désordres par la censure ecclésiastique, et, s’il le faut, au moyen du bras séculier, fussent même les rebelles revêtus de la dignité épiscopale, voire archiépiscopale 20 .
On voit qu’au spirituel, non moins qu’au temporel, l’indépendance était difficille autant qu’honorable.
Voici maintenant cette soumission immédiate au Saint-Siège, présentée sous d’autres rapports.
La commune de toute la Terre de Romainmotier 21 expose au Vicaire général de l’Evêché de Genève et de tous les bénéfices de François de Savoie, commendataire perpétuel du Prieuré de Romainmotier: que ce Prieuré, tant par le privilège de Cluny, /204/ qu’ensuite de concessions (ex indultis) des Papes et même des Empereurs, est avec ses chapelles et ses chapelains, affranchi de la jurisdiction et supériorité de toute personne ecclésiastique et séculière, et soumis, sans aucun intermédiaire, au souverain Pontife et au Roi 22 .
Qu’en vertu de ce droit, le Prieur de Romaimotier à accoutumé de rendre la justice à ses sujets, dans le Prieuré, en deux Cours 23 : l’une séculière présidée par son Châtelain, l’autre ecclésiastique par son représentant 24 . En sorte que les sujets ne doivent pas être distraits de leurs juges ordinaires, ni traînés en dehors du territoire de Romainmotier. Et que, cependant, quelques personnes citent, par ignorance, ceux de la Terre de Romainmotier à Genève, par devant notre sire, comme étant aussi le leur 25 , et cela même pour de simples dettes, ce qui énerve les privilèges de la dite Eglise, et cause de graves pertes aux sujets.
Or, de telles introductions de coutumes ne devant être tolérées, on supplie le Vicaire d’y pourvoir, en mandant aux chapelains de ne recevoir désormais, ni exécuter, aucunes lettres citatoires, excommunicatoires, ou autres; à moins d’être assurés qu’elles doivent être mises à exécution, et cela par des lettres de placet obtenues du représentant (Vices gerentis) du Seigneur de Romainmotier, résidant dans le Prieuré.
Voici la réponse.
Le Vicaire général de François de Savoie, etc. 26 , à tous /205/ Curés, vicaires, chapelains, clercs, notaires et tabellions publics dans la Terre de Romainmotier, salut au Seigneur! Après avoir vu la supplique de la commune des hommes de cette jurisdiction: voulant que les priviléges du Prieuré demeurent intacts, nous vous ordonnons sous peine d’excommunication et de 25 livres de Genève, de ne recevoir désormais et mettre à exécution aucunes lettres citatoires, monitoires, excommunicatoires, soit d’autre teneur, obtenues de nous ou d’autre notre subrogé, encore quelles fussent graves, et les impétrans étrangers et de condition, à moins que ces lettres ne soyent signées de notre main.
Cet acte explicite et remarquable à plusieurs égards 27 , témoigne du soin des sujets de défendre leurs libertés. Mais le Vicaire général retint pour lui, ce que la Terre demandait pour le représentant (vices gerens) du Seigneur, demeurant dans le Prieuré. — La demande ne fut accueillie qu’à demi. /206/
II.
POSSESSIONS ECCLÉSIASTIQUES DE ROMAINMOTIER
Parlons d’abord de la fraternité spirituelle qui exista depuis 1211 entre le Prieur de Romainmotier, et le Couvent de Sainte Marie (Magdelaine) de Besançon. — Un différend sur une meix (mansus) située dans la Chau d’arlie, près de Bulle,fut terminé alors par l’entremise du Prieur Etienne, et du Doyen de Sainte Marie, Odon 28 . Le Prieur abandonna ses prétentions, et Sainte Marie, outre une cense annuelle payable dans le synode d’automne, admit le Prieur et ses successeurs, à une fraternité spirituelle, lui promettant conseil et secours à Besançon 29 . Ajoutant qu’il célébrerait les divins offices sur le grand autel de Sainte-Marie, comme l’un des chanoines: Et que, s’il y avait, lui présent, quelque prébende à recevoir, il y aurait part en cette qualité. — Romainmotier se chargea des mêmes obligations envers les chanoines de Sainte-Marie. /207/
Il semblerait qu’une association analogue a existé entre le Monastère romain et le Couvent du Mont Sainte-Marie 30 , ce qui se comprendrait fort bien, vu l’origine de ce dernier.
Ce genre de fraternité, qui désigne une communauté de prières et de bonnes œuvres, était fort usité au moyen âge. Souvent même, des Seigneurs laïques, à la suite de libéralités envers les Eglises, étaient admis à participer à toutes les messes, jeunes, oraisons, vigiles, abstinences, disciplines et autres exercices spirituels de leurs desservans, et ce, en vue de diminuer d’autant leurs péchés.
Cinq Prieurés de l’ordre de Cluny, étaient grouppés autour de Romainmotier; et, placés sous son autorité immédiate, ils lui formaient une sorte de clientelle monastique. C’étaient ceux de Vallorbes et Brussins, dans la patrie de Vaud; de Corcelles et de Bevez, au Comté de Neuchâtel; et du Lay damp Waultier en Bourgogne.
LE PRIEURÉ DE VALLORBES,
Après avoir eu une existence propre, fut, comme nous l’avons dit, absorbé par Romainmotier, en 1321, et réuni à sa mense par l’Abbé de Cluny, à cause de sa pauvreté. Il cessa entièrement d’exister dès lors 31 /208/
LE PRIEURÉ DE BRUSSINS
Etait plus riche que celui de Vallorbes, mais Romainmotier se fit, sous ombre de pauvreté, adjuger ses revenus par l’Abbé de Cluny, en 1329. Il semble cependant, d’après les paroles de l’Abbé, que des moines devaient continuer à y vivre 32 .
CORCELLES PRÈS MOUTIERS
Conserva une existence propre. En 1345, le Prieur Aymon des Monts (de Montibus), accorda une lettre d’affranchissement de la taille, cense et mainmorte, à l’un de ses sujets; et celle-ci confirmée un peu légèrement, semble-t-il, par Arthaud Allamand Prieur de Romainmotier, occasionna un différend à Pierre de Glerestez (ou de Gléresse) Prieur de Corcelles un siècle plus tard en 1447. Jean de Juys Prieur de Romainmotier,y intervint, ainsi que son Couvent 33 , comme patron.
Trois autres Prieurs de Corcelles nous sont connus.
Pierre de Sauvernier, Camérier de Romainmotier (1456 à 1458).
Etienne Aymonod (1462).
Enfin Rodulphe Benoît (Benedicti), de Brussins, qui, en 1525, reconnait devoir au Couvent de Romainmotier, au nom du /209/ patronage de son Prieuré, 48 pallées bonnes et fraîches de pension annuelle, ou en échange 42 sols. — Les voisins du lac de Neuchâtel connaissent bien les pallées, encore que ce poisson ne s’exporte pas au loin 34 .
BEVEX,
Avait pour Prieur, en 1473, Claude de Livron qui reconnut devoir à la Pitance du Couvent de Romainmotier, sans doute à cause du patronage, une cense de 70 sols.
Jean de Livron Prieur de Bevex, en 1528, confirma cette redevance pour lui et ses successeurs 35 .
Les Prieurés de Bevex et Corcelles, nommés déjà en 1272 36 , étaient, en 1321, placés sous la dépendance immédiate de Romainmotier.
LE PRIEURÉ DU LAY DAMP WAULTIER,
(DE LACU DOMPNI WALTERII)
Est aussi nommé en 1272; et en 1321, il avait encore, sous /210/ le patronage de Romainmotier, une existence propre: mais plus tard nous le trouvons simple propriété de notre Couvent, et annexé à l’office du Grand Cellérier, de telle manière que celui-ci était Prieur du Lay damp Waultier en vertu de sa charge 37 . Tel était Aymon Mayor en 1465 38 . Tel encore messire Claude Michault en 1490. — Le Lay damp Waultier est à présent le lac Saint Point, au Département du Jura. [NB: ce passage a fait l'objet d'une rectification dans les Rectifications et Additions, p. 894]
Le Monastère romain possédait de nombreuses Eglises.
D’abord, en 1096, dans un acte remarquable, Uldric de Cossonay, du laud de sa femme, de ses fils, et de ses frères, donne, ou confirme, à Dieu et aux bienheureux Apôtres Pierre et Paul, et aux moines de Romainmotier, l’Eglise de Cossonay, fondée dans son propre alleu, et tout ce qui est annexé à l’autel soit dixmes, champs, prés, bois, etc., et cela pour le salut de son ame et de ses parens.
Il donne encore à la dite Eglise (de Cossonay) et à l’usage de Romainmotier,les dixmes de toute sa Terre (potestatis suæ) qui lui appartiennent en propre, et celles de son propre labeur 39 , sauf celles que ses chevaliers (milites) ont reçues en fief; et l’usage des forêts, et de l’eau de la Venoge. Et si quelqu’un, serf ou homme libre, tenant son fief, ou son alleu, ou ses dixmes, veut, pour le salut de son ame, en donner quelque chose, Uldric y consent de tout son cœur.
C’était on le voit une donation immense, qui transférait à /211/ Romainmotier comme un réseau de possessions dans toute la grande Baronnie de Cossonay.
On en retrouve des débris jusqu’à la réforme.
Jean Clerc 40 bourgeois de Cossonay, par ex., se donne, en 1278, sans déception et sans contrainte lui et ses héritiers, au Monastère romain; il se reconnaît homme justiciable de cette Eglise, en renonçant à choisir aucun autre sire, ou à faire quelque serment dans quelque château ou bonne ville. Et si lui ou ses hoirs faisaient acte opposé à cette donation, ils s’exposeraient à perdre tous les biens qu’ils tiennent du Couvent. — C’était un homme libre, qui voulait être justiciable du Prieuré dont il possédait des biens, et se donnait lui-même pour obtenir protection.
En 1406, nous trouvons encore, à Cossonay, une reconnaissance de dixme en faveur de Romainmotier 41 .
De même (en 1274), Pierre dit Pans, de Grancie, donzel, reconnaît avoir mis à tort la main sur la dixme de l’Eglise de Romainmotier, à Senarclens 42 , et l’abandonne à son propriétaire.
En 1289, Jean de Senarclens, chevalier, reconnaît aussi tenir en emphitéose perpétuelle, et sous cense annuelle de cinq muids de blé 43 , les dixmes des religieux dans le territoire de son nom. — Et au 15e siècle nous retrouvons ces mêmes dixmes entre les mains de Pierre de Yens, donzel, et d’Aymon bâtard de Cossonay 44 . /212/
Uldric de Cossonay avait donné à Romainmotier ses dixmes, non seulement dans la paroisse de Cossonay, mais dans toute sa Baronnie, sauf celles qu’il avait inféodées à ses chevaliers.
Aussi trouvons-nous, en 1358, un accensement fait par Romainmotier, de toutes les gerbes à lui dues à Soulens (Sullens), pour 16 sols 6 deniers annuels, payables au Pitancier du Couvent.
Puis encore, en 1479 et en 1508, des droits assez considérables de Romainmotier sur la dixme et quelques terres à Brunens ou Brugnens (Bournens) 45 .
Néanmoins la principale de ses donations, l’Eglise de Cossonay, passa bientôt au Prieuré de cette ville 46 .
Aussi cette Eglise ne se trouve point mentionnée dans une bulle d’Innocent II, de 1139 47 , qui annuant à la requête de Pontius Prieur de Romainmotier, et sur l’intervention de Pierre (le vénérable) Abbé de Cluny, confirme au Monastère romain 48 toutes ses possessions justes et canoniques, savoir: Dans l’Archevêché de Besançon, l’Eglise de Bannens et la Chapelle de Sainte-Colombe.
Dans l’Evêché de Lausanne, l’Eglise « Betuaci » (Bethusi?) et ses possessions; l’église de Lully avec ses possessions; la Chapelle de l’hôpital d’Orbe; la Chapelle de Gumoëns, et « obedientiam » (le patronage?) de Vallorbes avec sa Chapelle; l’Eglise de Morlens (Mollens), avec ses Chapelles Barlens (Ballens), et Turquens (Torclens); l’Eglise d’Apples avec ses accessoires. /213/
Enfin dans l’Evêché de Genève, l’Eglise de Brucins (Bursins), avec ses Chapelles Brucines (Bursinel) et Gemes (Gimel); et l’Eglise de Saint-Oyens (sancti Eugendi).
Innocent confirme encore au Monastère romain tout ce qu’il pourrait acquérir dans la suite: par concession des Pontifes, par don des Rois et des Princes, par oblation des fidèles, ou autres raisonnables moyens 49 .
Trois des Eglises mentionnées par Innocent, avaient été données à Romainmotier par le dernier des Rodolphiens: celle d’Apples en 1009, et celles de Lully (près Estavayer) et de Bruzinges (Brussins) en 1011.
Une autre, l’Eglise paroissiale de Bannens, fut donnée, sauf le droit épiscopal, en 1126, par Anseric Archevêque de Besançon, sur la prière de Narduin Prieur, et des moines de Romainmotier. — De Bannens dépendait la Chapelle de Sainte-Colombe.
La même année, Humbert de Salins, considérant les péchés qu’il avait commis dans les Terres du Couvent, renonça à quelques débats, et lauda, à Orbe, le don d’Anseric 50 .
Lambert de Châtillon (de Castellione) abandonna, de son côté, toute prétention sur cette Eglise, pour la guérison de son ame et de celles de ses antécesseurs, attendu qu’il est écrit dans la Sapience qu’il n’est pas bon de demeurer toujours dans le mal, et de ne point faire d’aumône 51 .
L’origine de la possession d’autres Eglises nous est inconnue 52 . /214/
A celles mentionnées par Innocent, il faut ajouter, celle de Romainmotier même, et les autres de la Terre proprement dite: savoir celles de Brethonières, d’Arnex et d’Agiez 53 . Cette dernière ne se trouve pas mentionnée dans le Cartulaire de Lausanne; elle est donc d’origine plus récente que 1228. Autant en dirons-nous de la Chapelle paroissiale de Bussy, près Apples, qui au 15e siècle, au moins, dépendait de Romainmotier.
Enfin en 1504, eut lieu une transaction entre l’Abbé du Mont Sainte-Marie et Michel de Savoie, Prieur commendataire de Romainmotier, portant: que la Chapelle de Vaux (ou Waut) serait sous la garde et seigneurie du dit Prieur, et deviendrait paroissiale pour les habitans de Vaux et Chantegrue. Que la messe y serait célébrée chaque dimanche, et les Saints-Sacremens administrés par le curé de Saint-Théodule. Que la dite Chapelle, de même que le Cimetière à l’entour, dont le terrain est fourni par Romainmotier, seront de plus consacrés aux frais de la population de ces deux localités, qui sera tenue d’obtenir le consentement de l’ordinaire, et du curé de Saint Théodule; et de payer le Chapelain chargé de la desserte de cet édifice sacré. Les armoiries de Romainmotier et du Mont Sainte-Marie seront peintes dans son intérieur, au lieu le plus convenable 54 etc.
Or de ces possessions d’Eglises, deux sortes d’avantages revenaient au Couvent: un revenu matériel considérable, et une notable influence morale.
D’abord les dixmes. Rappelons seulement les deux cents muids de graines 55 de dixme de la Terre de Romainmotier; et les /215/ dix-huit muids, environ, de la dixme de Vallorbes,qui se levait aussi sur le tiers de la paroisse de Jougne 56 .
Au reste bon nombre de dixmes étaient devenues un moyen d’échange, un objet de commerce; et, détournées de leur destination primitive, n’étaient plus liées à la possession des Eglises 57 .
La dixme de Brussinel en blé et vin valait 80 florins petit poids, environ, par an. — Or en 1269, les religieux d’Oujon (Algionis), de l’ordre des Chartreux (Cartusiani), eurent un différend avec Romainmotier au sujet de la dixme de trente trois poses de terres arables, situées auprès de leur maison de Oujenet dans la paroisse de Brussinel, et dépendant de la seigneurie (de dominio) d’Oujon. — Ce Couvent alléguait une charte du Pape Clément, qui lui donnait le privilége de ne point payer de dixmes. Un arbritrage recourut à un mezzo termine; /216/ Romainmotier accensa cette dixme à Oujon sous rente annuelle de onze coupes de blé 58 .
Le curé des Eglises paroissiales de Gimel et Saint-Oyens, eut aussi un différend, en 1330, avec Romainmotier, au sujet des revenus de ce patronage, dont il revendiquait la moitié. — Un arbitrage 59 décida: que le curé aurait les offrandes, et les dixmes du bétail naissant, en entier; la moitié de la dixme des petits blés à Gimel; 3 prés, et 14 poses arables.
Les religieux, en échange, devaient percevoir la grande dixme, qui, outre la réserve ci-dessus, rapportait annuellement de 28 à 32 muids de blé 60 . Item, toutes les autres censes; et les terres affectées à cette Eglise de tout temps (ab æterno). Enfin 40 sols de cense, dus par le curé au Prieur à cause de son droit de patronage.
Ce droit était une seconde source de revenus 61 .
Le curé d’Apples et de son annexe la Chapelle paroissiale de Bussy, reconnaît, par ex. 62 : qu’en vertu de ce droit l’insigne Prieuré de Romainmotier doit percevoir les deux tiers de toutes les offrandes et revenus de ces Eglises, sauf quelques réserves 63 . /217/ Et que ces deux tiers ont été donnés à ferme, à vie, à ses predécesseurs, pour huit livres et huit sols annuels; ce qu’il s’engage à observer, sauf s’il peut obtenir de la grâce du Prieur un prix moindre.
Le curé d’Apples promet aussi d’être fidèle et d’obéir au Seigneur de Romainmotier, et nous fait comprendre, par là, l’influence morale, la prépondérance de la volonté du Prieur dans ces diverses Eglises.
En effet, toutes étaient du patronage, ou patronat (patronatus), ou personnage (personnagii), ou personat (personatus); et de la présentation (presentationis) soit collation (collacionis) ou provision (provisionis) 64 , de Romainmotier. En d’autres termes, le Prieur et son Couvent, avaient la charge d’en choisir le curé en cas de vacance, et de le présenter à l’Evêque diocésain, pour l’établir et lui donner la cure d’âme.
Si maintenant nous nous rappelons les concessions des Papes à Cluny, nous comprendrons que dans toutes ces Eglises les liens de l’épiscopat fussent singulièrement relâchés, et que la volonté du Prieur eût un très-grand retentissement. De fait, il réunissait le pouvoir ecclésiastique et spirituel au pouvoir temporel, dans la Terre de Romainmotier et dans la plupart de ses autres possessions 65 ; jouissant ainsi d’une singulière /218/ indépendance, qui, en droit, n’avait de limites que le Pape et l’Empereur; sauf l’Abbé de Cluny 66 .
On comprend que les Evêques ne vissent pas de bon œil leur autorité ainsi amoindrie.
Peut-être, est-ce là déjà, la clef de l’absence de l’Evêque de Lausanne, Burchard d’Oltingen, lors de la visite du pape Léon à Romainmotier, en 1049. L’antique autorité de notre Couvent déplaisait à ce prélat, qui se montra plus tard grand partisan de l’Empereur Henry dans ses différends avec Hildebrand.
Nous ne serons point surpris non plus, que neuf ans après la confirmation d’Innocent (en 1148), l’Evêque de Lausanne, Amédée, rappelât au Prieur de Romainmotier Humbert, que l’office pastoral engage, suivant la parole du Seigneur, à planter et édifier ce qui regarde le culte divin, et à arracher et détruire ce qui lui est contraire: que donc à son arrivée à l’Episcopat, trouvant une ancienne querelle entre Lausanne et Romainmotier, il s’efforça de la terminer par la déposition de certaines personnes, prêtes à prouver la possession durant 30 années, de quelques Eglises, sujet du différend. — Il confirme ensuite à Romainmotier ce que celui-ci possédait canoniquement, dans l’Eglise d’Apples, et dans celles de Morlens, Barlens et Torclens; cédant aussi ce que Romainmotier avait jusques là possédé moins canoniquement dans ces mêmes Eglises; mais en retenant sur le tout les droits de l’Episcopat. Il donne aussi à Romainmotier l’Eglise de Vallorbes (de Valle Oerbe) 67 , et consent à ce qu’il ait des lieux de prières, ou Oratoires (oratoria) à Goumoëns et à Orbe (apud Oerbam): retenant sur le tout, et pour tout, le droit Episcopal, celui des Eglises paroissiales, et même des autres Eglises voisines 68 . /219/
Dans cette charte qui témoigne du croisement de tous les droits au moyen âge, et de la résistance des Evêques aux envahissemens de Rome, il est curieux de voir les précautions dont on entoure la concession d’Oratoires, qui ne sont autres que les Chapelles de l’hôpital d’Orbe et de Goumoëns, de la bulle d’Innocent. Et ces précautions n’étaient pas sans sujet, car ces Oratoires étaient, au dire de M. Guizot, une des ouvertures qui permirent à l’influence laïque de s’introduire au cœur du pouvoir ecclésiastique. — Les grandes familles féodales avaient, en effet, de ces Oratoires; et les ecclésiastiques qui les desservaient, forts de leur patronage, secouaient assez le frein de l’Episcopat.
Or c’était bien là la nature de ces Oratoires, car, en 1265, nous voyons Ebal coseigneur (condominus) de Gumuens, recevoir à ferme (ad firmam), à vie, des religieux de Romainmotier, la Chapelle de Saint Barthélemi de Gumuens, avec toutes ses possessions et les hommes de Clanens (Eclagnens) qui en dépendent; et ce, pour 60 sols annuels. Promettant de la maintenir, de la défendre et de la faire desservir par un chapelain idoine. De plus, de la faire couvrir (coperire), et de construire sur son terrain, une maison habitable pour le desservant. Le tout devait après Ebal retourner de plein droit à Romainmotier 69 .
Voici quelques détails sur la paroisse de Romainmotier, dont Vaullyon faisait autrefois partie 70 . /220/
En 1456, le Prieur Jean de Juys rappelle que ses sujets, les preud’hommes (boni et probi homines) de Vaullyon, unanimement préoccupés de leur salut éternel, lui ont exposé: qu’autrefois 71 il existait à Vaullyon une Chapelle à l’honneur de Saint-Julien; mais que tombée en ruine, soit par la pauvreté du village, soit par suite d’une mortalité extraordinaire, ils veulent en élever une nouvelle, où ils puissent célébrer le service divin à la louange de Dieu tout puissant, de la Vierge sa mère et de toute la cour céleste (curia), et supplient que permission /221/ leur en soit donnée; attendu que Vaullyon est éloigné de sa paroissiale d’une grande lieue, et qu’en hiver il est si difficile pour les infirmes et les vieillards surtout, d’y venir chaque dimanche, quelquefois au péril de leur vie, au travers de vastes inondations, ou de neiges et glaces accumulées, ce qu’ils doivent faire cependant à moins d’un grand péché.
Le Prieur, après mûre délibération 72 , fait droit à cette requête, la trouvant raisonnable. Les preud’hommes bâtiront donc cette chapelle à leurs frais; et pour sa dotation, ils payeront chaque année au curé de Romainmotier 7 florins d’or 73 . Puis la chapelle construite, dédiée et munie de missel, calice, cloche; de vêtemens et des ornemens de l’autel, et après achat des osties et du vin; le curé de Romainmotier, devra chaque semaine y célébrer ou y faire célébrer une messe, le jour qu’il lui plaira, mais de deux fois l’une un Dimanche; et ce jour là, celui qui fera la charité (caritatem), soit le pain béni, à Vaullyon, devra donner à dîner au curé, suivant ses facultés. — Le curé sera tenu encore d’aller recevoir les accouchées dans cette Chapelle 74 , et d’y célébrer la messe de cette semaine là; et recevra de l’accouchée 16 deniers et le dîner, au lieu d’une miche de pain, d’une chandelle de cire, et d’une pieuse recommandation 75 de 12 deniers, qu’on lui offrait auparavant. — Le curé devra aussi aller faire les épousailles, et sollemniser les mariages en face de cette Chapelle, selon la coutume 76 . Et les époux devront nourrir le curé et son cheval, le soir des noces et le lendemain, suivant leurs facultés. Et comme ils offraient selon la coutume au curé du pain, une chandelle et du vin; ils /222/ les remplaceront par 12 deniers 77 . Ceci sans faire tort à leurs oblations accoutumées dans la paroissiale, en animaux, vin, chandelles, etc.
Dix ans après cet accord (en 1446), un différend s’éleva entre les preud’hommes de Vaullyon qui en réclamaient l’accomplissement, et le curé qui trouvait trop onéreux de prendre un vicaire, pour suivre à sa teneur. Le Prieur, chargé, après beaucoup de discussions, de prononcer, décida 78 : que les hommes de Vaullyon payeraient, en augmentation de dotation, 20 livres, pour acquérir 20 sols de revenu annuel; ce qui fut accepté des deux parts.
Jusqu’au milieu du quinzième siècle, l’Eglise paroissiale de Romainmotier avait été régie par un curé séculier, à la collation et à l’omnimode disposition du Prieur, comme dans les autres Eglises; mais à cette époque, la cure d’âmes fut transférée directement au Couvent, qui devint le vrai curé de Romainmotier; et ce, par l’autorité apostolique d’un Légat du Pape.
Longue fut cette affaire. — Déjà en 1450, Amédée Evêque de Sabine, Cardinal Légat, et Vicaire perpétuel de la Sainte Eglise romaine en diverses parties d’Italie, de la Germanie et des Gaules, fait savoir à l’Abbé de Joux: que chargé du gouvernement du Prieuré de Romainmotier 79 , on lui a représenté que, jadis, ce Prieuré avait abondance de revenus; mais que soit par années stériles et temps calamiteux, soit par autres événemens sinistres qui ont hélas! frappé ce pays, ses ressources ont diminué de telle sorte, que les moines et autres /223/ personnes résidant au Couvent, ne sont plus convenablement entretenues, et que les édifices tombent en ruine irrémédiable. Mais, que si l’Eglise paroissiale de Romainmotier était incorporée perpétuellement à l’office de la pitance du Couvent, ce ne serait pas un soulagement médiocre à son indigence. Le Légat, manquant de lumières suffisantes, donne à l’Abbé de Joux plein pouvoir d’unir, s’il le trouve convenable ce qu’il laisse peser sur sa conscience, cette Eglise dont le revenu annuel est estimé quinze livres tournois, à l’office de la pitancerie 80 , ensorte que les religieux puissent la gouverner et avoir la cure d’âmes des paroissiens 81 . — Mais ce mandat du Cardinal Légat Amédée n’eut aucun résultat. — Le différend fut porté ensuite devant l’Official de Lausanne, sans plus de succès. Soit attachement aveugle à l’ordre de choses existant, soit incrédulité sur la nécessité de cette incorporation, le mandat du Saint-Siége ne s’exécuta pas sans une opposition persistante. Mais le moyen pour une simple paroisse, de résister au Pape longtemps? On en vint à un arbitrage qui usa de quelques ménagements, et le curé paroissial, protestant qu’il ne voulait en rien léser les intérêts de ses ouailles, déclara que pour lui il s’en remettait à la conscience de ses Seigneurs du Couvent, pour opérer ou non cette incorporation 82 .
Dès lors le Couvent ne fut plus seulement patron, mais curé de la paroisse de Romainmotier.
Nous le trouvons bientôt agissant comme tel.
Un ancien différend existait entre le sacristain et le curé de Romainmotier: tous deux prétendaient au droit d’édifier solidement, en lieu et place d’une chapelle en feuillage (ou en bois) soit loge (capella nemorea seu logez), où Saint-Vincent de bienheureuse mémoire avait préché jadis 83 . Or les religieux d’une /224/ part, comme chargés du régime de la cure, et le sacristain de l’autre, au nom de son office, avec consentement du Vicaire général du Prieur 84 , conviennent (en 1457): que le sacristain sera tenu de construire au lieu de cette loge en branchages (nemorea), une chapelle en maçonnerie à l’honneur de Sainte Anne mère de la glorieuse vierge Marie, et de Saint-Vincent. Les offrandes lui appartiendront, sa vie durant, mais après sa mort ou sa promotion à un autre bénéfice, ces offrandes seront partagées entre le sacristain et le curé, c’est-à-dire le Couvent. — Ces oblations rappellent la loi des Juifs, et la parole de l’Eternel sur les Lévites 85 . Mais que penser de cette tradition sur la prédication de Saint-Vincent? — Cette chapelle de Sainte Anne, située à l’entrée du village de Croy, était en grand crédit: en 1505, par exemple, dans une peste, le bourg de Romainmotier donna 12 sols pour une ceinture de cire dont on l’entoura, et 2 sols pour y célébrer la messe.
Une bonne partie du revenu fixe des curés provenait de donations pieuses, vraie épidémie du moyen âge. — Prenons comme échantillon celui de Brethonières. Il possédait des censes, non-seulement dans sa paroisse, mais encore à Vaullyon, Premier, Arnex, Bofflens, Agiez, Croy, Envy, Champvent, Pampigny, ayant pour origine la guérison de l’âme des donateurs. — Il possédait aussi plusieurs pièces de terres provenant de dons, comme il conste, est-il dit de plusieurs, par une note écrite dans le missel (1411, 1422, etc.).— Il retirait de plus dans sa paroisse la moitié de la dixme du bétail naissant, et la moitié de l’impôt nommé gerbe de la moisson; enfin une corvée de /225/ chaque charrue entière, remplacée d’ancienneté par 3 sols 6 deniers. En revanche le Curé devait à tout possesseur de charrue une chandelle de cyre estimée 12 deniers. — Le même genre de revenus, et la même déduction de la « chandelle de cyre » se retrouvent chez le Curé d’Agiez; qui, en retour de la dixme du bétail naissant, devait entretenir le boschet, le verrat et le muton, etc. 86
Les donations pieuses n’étaient pas toujours au profit des Curés, mais souvent aussi en faveur des Chapelains, ou desservans des Chapelles: autre fruit de la religiosité du moyen âge. — On ne peut leur refuser quelque attention, vu la grande place qu’elles occupaient dans les mœurs du temps.
Un grand nombre de ces Chapelles furent fondées dans l’Eglise du Prieuré 87 .
Voici, comme exemple, la fondation pieuse de Henry de Sivirier en 1390.
Le Prieur Jean de Seyssel rappelle: que Henry, Evêque de Rhodez, a fait don de 500 livres à la Chapelle de Saint-Jean Baptiste, où les membres de sa famille 88 sont ensevelis, et où il désire être placé lui-même; voulant que les revenus de cette somme soient distribués entre les religieux. — Et ceux-ci touchés de cette preuve d’affection de l’Evêque Henry, et se rappelant ses bienfaits au Prieuré lorsqu’il en était le titulaire, et ceux qu’il lui fait encore sans interruption, s’offrent spontanément à célébrer chaque dimanche après vêpres, l’office entier des morts dans cette Chapelle; et chaque lundi, une messe conventuelle 89 avec solemnité et tristesse (morose), et avec station sur la tombe de sa famille 90 . /226/
Quant à la distribution: le pitancier du Couvent devra donner au Prieur et aux moines des chairs fraîches (recentes) chaque lundi où l’on doit manger de la chair; et ce, comme les autres jours, et en même temps que les chairs salées que le pitancier fournira selon l’usage. Mais, aux autres lundis 91 , la rate part de ces revenus doit être distribuée, en argent, au Prieur et aux moines; bien entendu à ceux-là seulement qui seront présens aux offices mentionnés. Et n’est point réputé présent à l’office pour les morts, celui qui ne viendra pas avant la fin du premier psaume; ni à la messe, le moine qui ne viendra point avant la première collecte; non plus que ceux qui se retireront avant la fin des services. Et afin que nul ne puisse prétexter ignorance, les cloches sonneront à toute volée, avant leur célébration, comme dans les grands anniversaires 92 .
De plus l’Evêque Henry a fondé pour la guérison et le salut de son âme, de ses parents, et de ses bienfaiteurs, deux Chapellenies, à l’autel de Saint-Jean Baptiste; sur lesquelles il a retenu perpétuellement le droit de patronat soit de présentation en cas de vacance, pour lui d’abord, puis pour les deux membres les plus âgés de sa famille 93 . Toutefois ces présentations devront toujours être faites d’un moine du Prieuré, prêtre (sacerdos), ou pouvant être promu au sacerdoce dans l’année 94 , et non pourvu d’autre bénéfice 95 . — Ces moines, /227/ admis par le Prieur après serment de bonne gestion, devront alternativement célébrer chaque jour une messe à l’autel de la Chapelle, au lever du soleil, sans varier, après quelques coups de cloche, afin que les voyageurs et autres à qui il plaira, viennent l’entendre.
L’Evêque dote ces Chapellenies de 500 livres, dont les Chapelains auront la libre administration, mais sous l’œil du Prieur et sans pouvoir aliéner 96 .
Cette fondation pieuse s’élevant à mille livres, est, pour le temps, bien considérable, car dans le même siècle François de Lassaraz vendit, pour une somme pareille, la Vallée de Joux à Louis de Savoie.
Il est digne de remarque que les prêtres séculiers soit Curés, soit Chapelains ou Altaristes de la Terre de Romainmotier proprement dite, placés en regard du Couvent, de ce corps compact et organisé, de cette phalange monastique, sentirent le besoin de s’unir étroitement en faisceau pour se prêter un mutuel appui, et qu’ils formèrent une Commune 97 nommée encore Congrégation ou Convocation. Des dons étaient faits à celle-ci, à charge de célébrer messes ou anniversaires, et ces offices communs s’appelaient « presbyterata » . Cette Commune avait même un Chargé d’affaires ou Procureur du Clergé (procurator Cleri), ce qui semble indiquer des possessions collectives assez considérables 98 . /228/
Combien l’esprit d’association avait de vie au moyen âge! /229/
III.
LE COUVENT.
Le nombre des moines n’était pas grand, on n’en trouve jamais plus de 21, et souvent moins. Il est vrai que plusieurs, absens momentanément du Prieuré, n’étaient point mentionnés dans les actes.
Ils étaient en majorité, mais non tous, d’origine noble 99 . /230/
Assez de détails sur l’intérieur du Couvent nous sont parvenus, mais, par malheur pour la mémoire des cénobites, ils sont de l’époque du relâchement. /231/
Un différend, par exemple, s’était esmeu, en 1512, entre le Prieur * Michel de Savoie et le Couvent, au sujet de leurs obligations réciproques; et une « pronuntiation » de délégués des Diffiniteurs du Chapitre de Cluny dut intervenir d’office, après examen « d’anciennes escriptures et dépositions de vieux preud’hommes. » — Voici la substance de cet acte important 100 .
« Le Seigneur de Romainmotier, est attenu de maintenir à ses dépends tous les édiffices du Prioré: et aussi de faire venir l’eau au bacchan accoustumé, en la place devant le Couvent. »
Le mobilier de l’Eglise est à sa charge 101 .
Il doit fournir le vin pour les messes, pour laver les autels le jeudi saint et ailleurs, et pour sacrifier, mais non le vinage des reliques 102 .
Il doit pourvoir la cuisine du Couvent, des ustensiles nécessaires 103 ; et de vaisselle d’étain: assavoir 12 trenchoirs 12 escuelles à oreilles, 12 grands plats souppiers, etc. — Douze était le nombre primitif et sacramentel des moines d’après la règle bénédictine. /232/
Le Seigneur doit fournir au Cuisinier les légumes, c’est-à-dire les pois et lentilles, que l’on mange à l’avent et en carême, et aussi les mercredis, vendredis et samedis; principalement quand on jeûne, et qu’on ne trouve raves ni choux 104 .
Le Seigneur doit faire cultiver dans le jardin du Couvent, des choux, des oignons, des aulx, des pourreaux, des laictues, de la sauge, du persil et autres courtillages, ou en faire provision suffisante d’ailleurs.
Il doit fournir le sel, pour assaisonnement et pour saler les viandes 105 ; et de plus tout le vin, le verjus (verjutum) et le vinaigre pour les saulces, et toute la moustarde pour apprêter les viandes et cuisiner le poisson 106 , même pour faire la gêlée aux jours gras, assavoir à l’avent et en la septuagésime 107 ; et il doit fournir alors au Cuisinier douze poules.
Le Seigneur doit le bois pour la cuisine; et aussi pour chauffer la chambre commune (stupham) du Couvent, dès la Toussaint au jour de Paques exclusivement.
Le Seigneur doit tenir un bouteiller ou échanson (pincerna), /233/ portant les clefs du cellier, et assermenté, pour gouverner duement le vin et le pain.
La prébende de vin d’un religieux est d’un miral à dîner et autant à souper, et celle d’un novice d’un miral par jour. - Le miral équivalait, ou peu s’en faut, à deux de nos bouteilles 108 . Le vin doit être mélangé d’un dixième ou d’un douzième d’eau, et quelquefois plus, quelquefois aussi moins selon la force du vin, et d’après l’ordonnance du Sous Prieur et des moines 109 . — Le bouteiller ne doit tirer le vin du tonneau, ni moins encore le mélanger d’eau, sinon en présence d’un religieux ou d’un novice. Et quand le tonneau est à demi vide, faut ôter la moitié de l’eau taxée. Et quand le tonneau est élevé par derrière, adonc on n’y doibt plus mettre d’eau. Au temps des avents, de carême, quatre-temps et vigiles, quand on a coustume de jeûner, on doibt délivrer le vin pur, et bailler un pot de vin pour le dîner de chaque religieux prestre, et demi pot à un novice. — Le vendredi saint, cependant, on ne délivre point de vin pour le dîner qui consiste en pain, eau, et laictues sauvages.
On doit par jour à chaque religieux deux miches à dîner, une de pain blanc et une de ménage, et autant à souper. Et es temps qu’on jeûne, deux miches blanches et une de pain de ménage par jour. — Ces miches égalaient au moins nos miches ordinaires 110 . /234/
Et à chaque mercier qui desployera sa mercerie devant le Couvent, on doit sa prébende de pain et de vin; et à chaque verrier comme sus est dict; et aussi à chaque poissonnier qui portera et mettra en vente son poisson au-dessous du Prieuré. — Articles étranges! auxquels on peut néanmoins donner une interprétation favorable , en supposant que dans l’extrême monotonie de la vie du Cloître, toute apparence de diversion était saisie avec empressement. D’autre part il faut blanchir la mémoire des moines d’une accusation banale dirigée contr’eux 111 : c’est qu’un passage souterrain unissait le Cloître à un Couvent de femmes. Il n’y a pas la plus faible trace de l’existence de celui-ci. — Le barbier avait coustume de raser et faire les couronnes aux moines en hiver de 3 en 3 semaines, et depuis Pâques de 15 en 15 jours: lors on lui devait pour sa prébende 1 pot et 1 miral de vin, 3 miches blanches et 2 de ménage. — Il paraît que très anciennement les Clunistes se rasaient les uns les autres et s’en acquittaient fort mal: non erat rasura, dit l’un d’eux, sed potius excoriatio.
Un moine indiposé était conduit à la chambre des malades, et, outre sa prébende ordinaire, il devait encore recevoir une miche blanche; et s’il s’était fait saigner, il avait droit à un troisième miral de vin, comme si la maladie eût été un brevet d’excellent appétit 112 . Cependant le physicien (médecin) ou /235/ chirurgien qui l’avait visité, avait droit à une prébende, non moins que le serviteur d’icelui.
Si un religieux absent par congé du Sous Prieur était de retour avant minuit, on lui devait le souper; et, sur ce fait, on devait croire le Portier ou le Cuisinier en la maison duquel il devait passer la nuit 113 .
Venaient encore les collations.
D’abord celle due par le Seigneur chaque jour, après le souper (post cenam) c’est-à-dire à six heures après midi 114 .
Puis celle due chaque jour solemnel, après le diner (post prandium) 115 . Et ces jours là le vin des prébendes ne doit pas être mêlé d’eau de tout le jour, ni le lendemain à dîner. Et de même à chaque jour solemnel, pour le déjeûner du Couvent avant la grande messe, 5 miches de pain blanc, et 2 pots de vin pur 116 . — Mises en regard des prébendes quotidiennes, /236/ ces collations paraîtront bien peu nécessaires, et prêteront le flanc à l’accusation de chercher tout prétexte de boire.
On consommait journellement un setier de vin dans le Couvent.
La consommation du pain y était aussi énorme, car elle s’élevait à douze coupes (grande mesure) de froment par semaine, et à peu près autant de graines mélangées (orge, seigle, etc.). Cela est expliqué trop clairement pour qu’il puisse y avoir méprise. La quotité des prébendes devait ainsi dépasser beaucoup la consommation réelle; peut-être afin de permettre aux moines d’exercer l’aumône en leur particulier 117 . Mais cette nourriture abondante, et cette profusion de vin, n’étaient guères propres à maintenir la vie morale dans le Couvent. Et, sans nous plaire le moins du monde à noircir nos cénobites, nous devons ajouter: que si cette consommation de vin nous paraît excessive, elle devait le paraître bien plus encore au commencement du 16e siècle. Il est avéré, en effet, que le vin était alors extrêmement cher, parce que la culture des vignes était bien moins répandue, et surtout, incomparablement moins productive que de nos jours 118 . Le vin était hors de la portée des petites fortunes. C’était donc un vrai scandale public, que ces énormes prébendes. Qu’était devenue l’application de cette parole du grand Apôtre des gentils, qui longtemps servit d’étendard aux établissemens monastiques: « je traite rudement mon corps et je le tiens en servitude »? Qu’était devenu l’esprit de cette règle de Benoît de Nursie si belle dans son austérité?
Au reste plusieurs détails de ces règlemens portent l’empreinte évidente de la réforme minutieuse de Benoît d’Aniane; et elle se retrouverait sans doute dans bien d’autres Couvents 119 . /237/
Mais ce triste relâchement jusqu’où le faire remonter? Dans la première moitié du 15e siècle les moines ne menaient pas encore si joyeuse vie.En effet, en 1441, le Prieur Jean de Juys, donne aux conventuels une part de la dixme de Lapraz, après mûre délibération, et afin qu’ils puissent vivre plus saintement selon Dieu et la règle de Saint-Benoît, en septuagésime. Et deux ans plus tard, il donne encore 18 florins annuels en augmentation de la pitance quotidienne du Couvent à la même époque: afin, dit-il, que prenant plus de nourriture, les moines aient plus de zèle pour le service de Dieu. Assurément ce considérant n’eût pas été avancé par le bon Prieur en regard des prébendes du 16e siècle. Il est vrai que l’époque de cette donation était calamiteuse; mais les années de détresse passèrent, et non pas les donations de Jean de Juys, qui contribuèrent, pour leur part, à la réputation de voracité des moines. On a vu aussi, l’union des revenus du Curé de Romainmotier à la Pitance du Couvent.
Un mot encore sur les obligations, soit du Couvent en corps, soit des religieux revêtus de quelque office.
D’abord, le Couvent doit célébrer les offices divins, dans l’Eglise, c’est-à-dire les heures canonicales, à haute voix, dévotement et selon la règle de l’ordre et du lieu. Puis le Couvent est tenu de célébrer chaque jour trois messes, pour les fondateurs, les bienfaiteurs et tout l’ordre de Cluny, et ses serviteurs 120 . /238/
La 3e, dite la messe matutinale, était célébrée pour les bienfaiteurs défunts, les sujets, etc., sur l’autel matutinal, placé derrière le grand autel. - Or à un autel de même nom et de même emplacement, s’était maintenu à Cluny l’antique usage de la communion sous les deux espèces: les assistans du prêtre qui officiait, prenaient la communion du vin avec un chalumeau d’or dont l’extrémité plongeait au fond du calice. Peut-être en était-il de même à Romainmotier.
Le Couvent est tenu encore de dire plusieurs autres messes chaque jour, fondées par des Seigneurs du lieu, et autres: soit au grand autel, ou dans la chapelle de Saint-Grégoire, ou ailleurs; selon la forme des fondations 121 . Si quelque moine est en faute dans les heures et les messes prédites, il doit être corrigé par le Sous Prieur qui exerce dans le temple la charge du Seigneur. Il doit assister à toutes les heures et messes ordinaires pour corriger défauts et délinquans. Il doit de plus exhorter les moines à observer tous les instituts de leur règle, et à vivre religieusement. A lui appartiennent encore la correction dans le chapitre, et le jugement des causes civiles entre les conventuels; comme aussi de donner licence à ceux qui veulent s’absenter.
Le Doyen, doit avoir un serviteur et un cheval, pour chevaucher, aux frais du Seigneur, et remplir son mandat partout où il voudra l’envoyer.
Le Camérier, ou Chambellan, doit les vêtemens claustraux aux religieux, c’est-à-dire à chaque moine prêtre 70 sols, à la Saint-Michel. Mais aux novices qui n’ont pas encore célébré (la messe) seulement 48 sols. Les moines revêtus de quelque office 122 sont exceptés aussi bien que les bénéficiers des /239/ Prieurés de Bevex ou de Corcelles, etc., s’il en est dans le Couvent. Mais les novices qui sont dans les écoles (in scholis) hors du Monastère, ne sont point privés de cette distribution. — On sait que le vêtement des moines de Romainmotier et de Cluny était noir, comme il l’était en général dans les Couvens les plus anciens; tandis que le vêtement des moines d’origine plus récente, des Cisterciens, des Prémontrés, par exemple, était blanc. En considération du climat ils pouvaient porter l’hiver des robes fourrées de mouton, des bottines de feutre pour la nuit, etc.
Le Grand Cellérier doit pourvoir le Couvent de fromages, d’œufs, d’amandes, et de certaines autres victuailles 123 .
Le Sacristain, a les clefs de l’Eglise et la garde des choses sacrées. Il doit soigner (tractare), tous les vases, vêtemens (indumenta), et livres de l’Eglise; conserver reliques et reliquaires; acheter les cierges et autres choses nécessaires à l’office divin; allumer selon la coutume et nourrir d’huile les lampes de l’Eglise, de la Chapelle Sainte-Marie et du dortoir: celle-ci devait briller toute la nuit 124 —; nettoyer les aubes, mappes, mantilles, corporals; avoir soin des cappes, chasubles, tuniques, étoles, conserver les livres du chœur et relier les missels; fournir, en hiver, à chaque religieux une chandelle suffisante pour la journée, c’est-à-dire de quinze à la livre; mais une chandelle suffit à deux religieux pour les repas 125 . /240/ Le Sacristain doit encore au Seigneur 200 livres de suif et 50 livres de cire pour son luminaire, et il supporte diverses autres charges.
L’Infirmier donne, lui-même, ou par son domestique, les soins nécessaires aux malades, dans l’infirmerie, et fait venir le médecin aux frais du Seigneur, qui doit toujours avoir un cheval dans ce but.
Le Chantre, doit faire relier les livres du chœur, disposer les offices des solemnités 126 , entonner et conduire le chant, etc.
Le Maître des Novices, doit instruire ceux qui résident à Romainmotier, tant en musique qu’en Grammaire.
Il y avait aussi un office de la Pitance, soit de l’entretien du Couvent.
Et enfin l’Aumosnier qui était tenu de donner chaque jour, après le dîner, à la porte du Prieuré, au son de la cloche, demi-miche, au plus, de pain de ménage à chaque pauvre 127 . Mais il n’est ici question que des mendians habitués; et il y avait plusieurs dons généraux annuels. Le jour de Vigiles de la Saint-Martin d’hiver, par exemple, on donnait un demi-pot de vin à qui voulait: ce qui par fois employait 12 setiers, et par fois aussi plus de seize setiers. Deux autres dons, l’un le jour de carême prenant ou mardi gras, l’autre le jeudi saint, employaient environ huit muids d’orge et six coupes de seigle ou froment. Le même jour de jeudi saint on donnait dans le Cloître à tout mâle (omni masculo) qui se présentait, 2 deniers, ce qui employait ordinairement 6 florins. Enfin le jour de carême prenant (mardi gras) des laïques, on donnait, à la porte du Prieuré, une pièce de chair du poids d’une livre à tout venant, ce qui fut remplacé plus tard par une pièce de monnaie (unum fortem): la dépense totale s’élevait à 10 florins. — Il est assez reconnu,du reste,que cette méthode de faire l’aumône /241/ à jour et heure fixes, grandement en faveur dans les Couvens, était souvent un oreiller de sécurité pour la paresse et l’imprévoyance. - L’Aumonier recueillait aussi pour les pauvres, tout reste de moins d’une demi-miche, dans trois dîners généraux que le Prieur devait faire chaque année au Couvent, à ses serviteurs, et aussi aux Chapelains, Curés, prêtres, clercs, gentilshommes, officiers, et à tous les Francs de la Terre. Dîners qui employaient environ 4 muids de froment et six setiers de vin 128 .
Des offices passés en revue, ceux du Chantre, du Maître des novices, du Pitancier et même du Sous Prieur, étaient au bon plaisir du Prieur, et leurs titulaires révocables, mais non les autres 129 .
Des chambres séparées étaient « baillées » aux officiers du Cloître, et ils étaient « attenus de les maintenir à leurs dépends » 130 .
Ils avaient aussi des pensions particulières. — C’était déjà un affaiblissement de la première sévérité de la règle, sur l’abdication de la propriété.
Au Doyen par exemple, on donnait 4 muids d’avoine à Noël, avec le foin nécessaire à son cheval. — Au Camérier, aussi le /242/ foin pour son cheval. — A l’Aumosnier 4 muids et 4 coupes de froment à Noël, et un bichet de lentilles à livrer dans le Cloître le jeudi saint. — Au Sacristain 2 coupes de froment pour faire les hosties etc., etc. 131
Puis certains revenus.
Le Grand Cellérier avait, par exemple, les moulins de la Terre de Romainmotier, le domaine de Saint-Pierre à Echandens, le Prieuré du Lay damp Waulthier, en Bourgogne, etc.
L’Aumosnier, avait un four dans le bourg de Romainmotier où se faisait le pain des aumôsnes. Mais par sa position il menaçait d’incendie, soit le Prieuré soit le bourg; et étant devenu, d’ailleurs, trop onéreux par suite d’une excessive mortalité; l’Aumônier, sur la demande réitérée des habitans de Romainmotier, abandonna son droit au Prieur Jean de Juys, en 1441, sous certaines conditions 132 . — Le bichet de froment de l’aumône, et la moitié de la gerbe de la moisson lui appartenaient aussi.
L’Infirmier avait le four de Lapraz, etc.
Puisque nous avons nommé les hosties, voici avec quelles précautions on les faisait à Cluny, et sans doute aussi à Romainmotier. On n’y travaillait qu’avant dîner, avec le meilleur froment, choisi grain à grain, puis lavé et mis dans un sac consacré à cet usage. — Un frère d’une pureté éprouvée le portait au moulin, dont il lavait les meules, avant de les couvrir tout entières avec beaucoup de précaution. Le frère alors se revêtait d’une aube et d’un amict qui lui cachait la tête et le visage à l’exception des yeux, puis il moulait le blé. Deux prêtres et deux diacres vêtus de même, pétrissaient la pâte dans l’eau /243/ froide afin quelle fût plus blanche, et formaient les hosties. Un novice tenait les fers gravés où on devait les cuire: le feu, préparé de bois sec, devait jeter une pétillante flamme; et pendant ce travail on chantait ardemment des psaumes.
Les Novices, étaient pris fort jeunes: de là cet enfant moine (puer monachus) cité dans un acte du 11e siècle: de là vient encore que le Maître des Novices est appelé Maître des enfans (magister puerorum) (en 1390), et les novices de petits moines en formation ou encore dans le moule 133 . Ce moule se trouvait pour eux, nous l’avons vu, non-seulement dans le Couvent, mais dans des écoles extérieurs. — Il y avait défense absolue de rien exiger pour la réception d’un frère, dans l’ordre de Cluny: un don volontaire pouvait seul être accepté 134 . Souvent à Romainmotier, un nouveau religieux payait « pour son entrée » le dîner du Couvent: alors le Prieur ne délivrait ni pain ni vin.
Le Couvent était consulté en toute affaire par les Prieurs, comme la règle de Saint-Benoît leur en faisait une obligation. Alors Prieur et moines se rassemblaient en chapitre au son de la cloche « à la manière accoustumée, » et les décisions de ce Conseil étaient, au dire des actes, prises après mûre délibération. /244/
IV.
LES PRIEURS.
C’était une éminente dignité que celle du Prieur Seigneur de Romainmotier; aussi était-elle un but de visée même pour de grands personnages.
Voici la longue liste des Prieurs qui nous sont connus 135 .
On comprend que nous ne pouvons songer à la commencer qu’à la restauration du Monastère par Adélaïde de Bourgogne, en 929, alors qu’il fut donné par elle à Cluny: car, du Couvent primitif fondé par Flodovée et consacré par le Pape Etienne, aucun détail ne nous est parvenu. Mais encore,l’administration immédiate du Monastère romain appartint, selon toute /245/ apparence, quelque temps aux Abbés de Cluny. Deux d’entr’eux surtout, Saint-Maïeul († en 994), et Saint-Odilon qui lui succéda jusqu’en 1049, résidaient souvent à Romainmotier: le dernier y écrivit même la vie de l’Impératrice Adélaïde. Avec une très grande activité, il était encore possible aux Abbés de Cluny de gouverner par eux mêmes les Monastères soumis à leurs soins; mais bientôt leur nombre sans cesse croissant y mit un obstacle absolu.
Le premier Prieur que nous connaissions avec certitude 136 vivait sous les Abbés Saint-Odilon et Hugues; c’est:
ROCLENUS OU ROCELINUS.
(AU MOINS DE 1040 à 1049.)
Rocelinus étant Prévôt (præpositus) et Salierius doyen du Couvent, de grands différends éclatent avec Gaucher (I) de Salins, qui usurpe l’avocatie de Romainmotier à Bannens et autres lieux, et la conserve quelque temps malgré l’excommunication de l’Abbé de Cluny. Il envahit également diverses prestations dues à Romaimmotier à Dampierre et dans toute la Chau d’Arlie, etc.; mais, dans un plaid remarquable tenu par le Comte Renaud I à Besançon (1040), il est forcé à réforme.
Ici doit aussi se placer une Bulle 137 , de 1047 environ, dans laquelle le Pape Clément (II) s’adressant à H. (Henry III) Empereur des Romains et Roi des Bourguignons, lui raconte, comme l’ayant appris d’un grand nombre de personnes: le passage du Pape Etienne à Romainmotier, alors qu’il le nomma /246/ le Monastère romain; puis les bienfaits de Conrad le pacifique et de son épouse Mathilde, non moins que les soins de Saint Mayeul. Le Pape termine en déclarant qu’il veut que ce qu’ils ont établi soit stable, et que la chose le concerne toujours directement: en sorte que, si quelqu’un se rendait coupable de quelque injustice à cet égard, et qu’averti par lui ou ses successeurs, il ne voulût pas se désister de son tort, il devrait être excommunié par l’autorité apostolique 138 .
Sous Roclenus Prieur, eut lieu aussi (1049) la fameuse visite du Pape Leon IX, amené à Romainmotier par l’Abbé Hugues. Le Pape excommunia les déprédateurs du Couvent et les tança avec sévérité, entr’autres Adalbert de Grandson; et fixa des limites qu’ils ne devaient jamais franchir, et qui devinrent celles de la Terre de Romainmotier proprement dite 139 .
HUMBERT (I)
Succéda probablement à Roclenus. Sous lui et le Doyen Salierius, Aldo donne au Couvent tout son alleu à Arlie, parce qu’atteint de maladie à Romainmotier, il a été longtemps secouru par les frères 140 . /247/
ETIENNE (I).
(AU MOINS DE 1075 à 1087.)
De grands débats avec Amaury de Joux (de 1057 à 1060), avaient été terminés en présence de l’Archevêque de Besançon et du Franc Comte. [NB: ce passage a fait l'objet d'une rectification dans les Rectifications et Additions, p. 894] Amaury prétendait surtout astreindre les hommes de Romainmotier à Bannens et Bersendens, à réparer sa forteresse de la Cluse. Cependant la querelle, assoupie seulement, se réveilla après dix années (entre 1070 et 1075), à l’occasion de la Cluse: Etienne y mit fin alors par un don d’argent 141 .
Mentionnons aussi la Bulle donnée par Grégoire VII pour la protection des Couvens contre les Evêques.
En 1084, donation très sainte, au dire du Couvent, d’une meix à Bannens, par Pierre noble primat du Château de Ceys mourant sans enfans et jeune encore.
La même année Vaucher de Salins donne à Romainmotier, une chaudière de sel, puis deux chars de foin par an; en réparation de tous ses torts, et du butin que ses serfs ont fait à Bannens, en son absence et en sa présence.
L’année précédente, Etienne avait obtenu déjà après une longue résistance, la restitution d’une autre chaudière de sel à Salins, usurpée par le Vicomte Humbert de Monnet. Le Franc Comte Guillaume était alors Avoué de notre Monastère.
Bientôt après, l’Abbé Hugues qui faisait construire la magnifique basilique de Cluny, voulut aussi que le revenu des /248/ deux chaudières de sel acquises par Etienne, fût employé à l’embellissement du Monastère romain.
Il appréciait fort Etienne, qui s’attira une grande considération dans le Couvent par toutes ses acquisitions à Salins.
En 1085 environ, Gaucher II de Salins, encore sous la terreur de l’excommunication de Saint-Odilon contre son père, abandonne toutes ses réclamations dans la Chau d’Arlie.
En 1087, et sous Etienne encore, un combat judiciaire fut, chose rare, soutenu pour le compte du Couvent, à Salins 142 .
SIGUIN OU GUIGON (I).
(VERS 1089-1090).
Ces deux noms désignent paraît-il la même personne.
Siguin est connu par une charte (s. d.) de donation de serfs, de Lambert de Grandson Evêque de Lausanne.
Sous Guigon, deux femmes sont reconnues serves de Saint Pierre: l’une par le témoignage de ses parens; l’autre par celui d’autres personnes, et toutes deux pour une cense de cire d’un denier. — Précieuse révélation sur ce qu’était alors le servage de la glèbe. /249/
ARTAUD (I).
(1092 à 1096 ENVIRON.)
Abandon au Couvent fait par Landric (de Joux), des fils d’Esemburga, après les avoir vexés longtemps sous prétexte qu’ils devaient lui appartenir.
Ugfroi de Tramelay (de Tremelaio), abandonne à Dieu et à Saint-Pierre de Romainmotier, un journal (de terre), que son beau-père Wittbert avait autrefois donné pour son âme; et qui se trouve auprès de la rivière (flumen) de la Thielle (Thela), du côté du petit village d’Essert (ad villulam Exertus) 143 .
Leutfroy du Château de Fruence (Chatel Saint-Denis), donne au Couvent tout ce qu’il possède à Villars-Boson. — Origine des possessions de Romainmotier en cet endroit (1095).
En 1096, grande donation d’Uldric de Cossonay, de sa femme Sophie, de ses fils Guillaume et Humbert, et de ses frères Syhold et Guillaume, qui cédent à Romainmotier l’Eglise de Cossonay, des dixmes, l’usage de la Venoge, etc. /250/
ETIENNE (II).
(1097 à 1108).
Bulles des Papes Urbain II (1097) et Paschal(1100), à l’ordre de Cluny; qui, de fait, le rendent indépendant ou peu s’en faut des Evêques. — Le Monastère romain sent accroître sa confiance.
En 1097, fin d’un long différend avec Wido du Château de Siccon sur terres et serfs à Vaullyon (in valle leonis).
Puis vers 1098, restitution par le Franc Comte Renaud du bourg d’Orbe au Couvent, sur la demande du Vidâme Borcard de Goumoëns.
En 1108, Landric de Joux restitue, sur les démarches d’Etienne, une Terre à Romainmotier, et lui en donne une autre: toutes deux près de Sainte-Colombe.
Il restitue la même année au Couvent, la Terre enlevée à Warin de Chaffois; et Etienne le Prieur la rend de suite à Warin contre une cense de 3 sols.
Rodbert chevalier de Bannens donne, aussi sous Etienne, des terres près de Sainte-Colombe.
LAMBERT
(VERS 1109 ET 1110).
Eut une administration aussi orageuse que courte.
D’abord, sur les plaintes de Lambert contre les vexations de Philippe de Grandson et de ses fils, un plaid remarquable /251/ fut tenu à Orbe par les Primats (principes) de la province, Cono de Grandson et Gaucher (II de Salins), qui rétablirent la paix.
Puis les rudes sires de Joux, parurent en scène. — Landric et Amaury son fils élevaient des prétentions sur les possessions des religieux à Brussins et Bougel; ils les abandonnèrent toutefois contre des présens. — Mais Amaury de Joux, sur d’anciennes réclamations de droits, désolait brutalement les villages du Couvent, voisins de sa forteresse 144 . La chose alla jusqu’au meurtre du prévôt de Bannens: alors sur la plainte de Lambert, le Comte Renaud tint un plaid à Jougne et força Amaury à réparer ses torts; et à donner des otages pour garans de sa tranquillité future.
ETIENNE (III).
(1111 …)
Sous lui Amaury fils de Landric de Joux, donne, pour l’âme de son père, avec son frère Louis et sa mère, un pré au lieu dit Belmont, dans la Chau d’Arlie; et met fin à d’autres différends encore.
L’avantage est donc demeuré au Couvent dans ses débats avec les sires de Joux. /252/
GUIGON (II).
(VERS 1115-1120.)
Il provoque à Lausanne, par devant l’Evêque Comte de Vuauld, un plaid contre Ebal (II) de Grandson, au sujet de ses prétentions sur quelques hommes; et, d’après la sentence, des otages durent être fournis.
ARTAULD (II).
(1125.)
Ebal de Granson refusait de se soumettre à la sentence de la cour de l’Evêque de Lausanne. Alors Artauld, successeur de Guigon, se rendit auprès de l’Empereur Henri; et en obtint, en 1125, un rescrit adressé aux Comtes de Savoie et de Genevois, et à l’Evêque de Lausanne, pour forcer à tout prix Ebal à se soumettre.
HARDUIN OU NARDUIN
(1125-1126.)
Etait Prieur aussi en 1125, et sous lui Ebal se soumit et fit même des donations. - Autre triomphe du Monastère romain. /253/
En 1126, Anseric Archevêque de Besançon, sur la demande d’Harduin, donne l’Eglise de Bannens au Couvent.
Ce don est laudé la même année par Humbert (III) de Salins, en considération de la grandeur de ses péchés. — Il concède de plus au Monastère, ce dont celui-ci s’était emparé par droit de premier occupant, suivant la coutume du Jura, à Wau autrement nommé Vallée Tlen; et dans le désert du Mont des fours, ou il avait envoyé une colonie de frères convers, qui fut la souche du Monastère du Mont Sainte-Marie.
Lambert de Châtillon, de son côté, renonce aussi à toute prétention sur l’Eglise de Bannens, et laude le don d’Anseric pour la guérison de son âme.
LAMBERT (II).
(1130 ENVIRON.)
Quelques années après la donation d’Anseric, Lambert de Châtillon qui l’avait d’abord confirmée, revint en arrière, et réclama aussi la meix donnée à Bannens par Pierre de Ceys; mais il vint à résipiscence pour l’amour de Dieu, dans un plaid tenu à Besançon; et demanda même à Humbert (III) de Salins d’être le protecteur des moines contre lui Lambert.
BARTHELEMI.
(1135 ENVIRON.).
Sous lui, Humbert (III) de Salins frappé de Dieu et mourant, abandonne, en réparation de torts, toutes ses /254/ prétentions sur une chaudière de sel: ordonnant à son fils d’en faire autant.
PONCE.
(1139.)
Le Pape Innocent II assure à Romainmotier, par une Bulle importante, et sur la demande de Pierre le vénérable Abbé de Cluny: la possession de l’Eglise de Bannens et de la Chapelle de Sainte-Colombe, dans l’Archevêché de Besançon. Puis, dans l’Evêché de Lausanne, les Eglises de Bethusi (Betuaci) et de Lully; les Chapelles d’Orbe, de Gumoëns, de Vallorbes; l’Eglise de Morlens, avec ses Chapelles Barlens et Turquens; l’Eglise d’Apples. Enfin dans l’Evêché de Genève, l’Eglise de Brucins, avec ses Chapelles Brucines et Gemes; et l’Eglise de Saint-Oyens.
WIDON.
(1141.)
Ebal et Barthélemi de Grandson (de la branche de Lassaraz), abandonnent toutes les réclamations d’Ebal leur père, et confirment ses dons. D’autres Grandson, Falco et ses frères établis à Grandson même, font aussi des dons à Romainmotier à peu près à la même époque. /255/
HUMBERT (II).
(1148.)
Sous lui, Amédée Evêque de Lausanne, termine un long différend de son Chapitre avec Romainmotier, au sujet de la possession des Eglises de Aplis (sic), Morlens, Barlens, Torclens, Vallorbes; et des oratoires de Gomoëns et d’Orbe.— Tout cela, confirmé par Innocent II, dix ans plus tôt! tant étaient croisés les intérêts des Papes et des Evêques!
Ici se place un concordat entre l’Evêque de Bâle Rodulphe, et Humbert prévôt (præpositus) de Romainmotier: témoignage de la position élevée qu’occupait alors notre Couvent.— L’Evêque Rodulphe consent à ce que tout serf ou serve de l’Eglise de Sainte-Marie de Bâle, ou de Saint-Germain de (Moûtier) Grandval, qui passerait le fleuve Orose (sic) pour habiter les Terres du Monastère romain, soit réputé serf de celui-ci durant son séjour en cette partie de pays. — De même il concède ses serfs et serves habitant la Valcluze (a valle clusa), et plus avant dans le diocèse de Besançon, et confirme la postérité d’iceux à Humbert et à ses successeurs, aussi longtemps qu’elle habitera ses possessions. — L’acte est corroboré, après l’Evêque son supérieur, par Siginand prévôt de (Moûtier) Grandval, sous condition de réciprocité, et que son Eglise possède pareillement les serfs de Romainmotier pérégrinant (peregrinantes) en ses terres 145 . [NB: ce passage a fait l'objet d'une rectification dans les Rectifications et Additions, p. 895] — Cet accord fort original, nous ouvre une vue sur ces temps de violences, où les serfs s’exilaient, effrayés des dévastations de la guerre.
L’Evêque et le Prieur traitent comme de vrais souverains en cet échange éventuel de serfs fugitifs: ils l’étaient de fait. /256/
GUIDO.
(1154-1158.)
Aux différends avec les Grandson succèdent des donations pieuses: De Falco et ses frères, d’abord, pour l’âme de leur père Philippe qui repose à Romainmotier (s. d.). — Puis, en 1154, de Falco et Cono de Grandson, qui abandonnent à Romainmotier leurs droits sur dix familles au moins. — Enfin, en 1158, de Barthélemi fils d’Ebal partant pour Jérusalem.
WITFRED OU GUTTFRED.
(VERS 1160.)
Connu par deux chartes (s. d.). — Un différend avec Cono de Grandson, d’abord, relatif à des droits sur quelques personnes, et qui fut terminé par arbitres.
Puis Bencelin, chevalier de Agie, changeant de demeure à cause de ses ennemis, et se retirant au Couvent pour y vivre sur le même pied que les serviteurs (les francs.)
Quatorze Prieurs ont passé devant nous, en 70 années. La fréquence de ces mutations a de quoi surprendre. — Peut-être, à cette époque, les Prieurs n’étaient-ils choisis que pour un terme limité, et rentraient-ils ensuite dans la classe des simples religieux. — On soupçonne même ici un but gouvernemental de l’Abbé de Cluny, qui espérait trouver moins de résistance à sa volonté chez des Prieurs revêtus d’une autorité momentanée. /257/ Mais, en dépit du vœu d’obéissance, nous verrons que la force des choses mit fin bientôt à la dictature dont la règle de Saint Benoît investissait l’Abbé.
Nous allons aussi quitter ce qu’on pourrait nommer l’âge héroique du Monastère romain, celui des grandes luttes et des grands triomphes; pour entrer dans celui de son organisation définitive: il va passer de la première à la seconde jeunesse.
WAULCHER.
(1178.)
Obtient de l’Empereur Frédéric (Barberousse), la charte importante datée de Baume-les-dames (Palma), qui reconnaît le Couvent de Romainmotier comme soumis immédiatement à l’Empire et ressortant à son fisc. — Confirmation éclatante des droits du Prieuré.
BERARD.
(1181.)
Association curieuse, offensive et défensive, faite par le concours de l’Abbé Théobald de Vermandois et du Chapitre de Cluny, entre l’Impératrice Béatrix et les Comtes de Bourgogne d’une part, et Romainmotier de l’autre 146 . — Le /258/ même Abbé avait entouré Cluny de fortifications: le temps l’exigeait.
Le Pape Lucius III de son côté, qui confirma sous Théobald les priviléges de son Ordre, ne dédaigna pas de prendre nominativement Romainmotier sous sa protection par une Bulle spéciale.
ETIENNE (IV).
(AU MOINS DE 1198 à 1223.)
Un remarquable témoignage de la vénération qui entourait alors le Monastère romain se présente. C’est Yblion de Grandson qui parle (1200): Mon fils Hugues ayant été accueilli avec dévotion et bienveillance à Romainmotier où il s’est fait moine, j’ai pensé qu’il était convenable de faire au Prieur Etienne et aux frères quelque aumône, en regard de l’honneur qu’ils m’ont fait 147 . Ayant donc consulté ma femme, mes fils, et aussi mes sujets (et etiam hominibus meis); j’ai cédé au Couvent mes droits sur deux femmes et les enfans auxquels elles donneront le jour 148 . Et cette donation à été confirmée par mon épouse et mes fils, Yeblon, Girard, Henry, Willelm, Otton, Pierre et tous les autres.
En 1211, fut terminé par compromis un différend avec Odon, Doyen de Sainte-Marie (Madelaine) de Besançon, au sujet /259/ d’une meix (mansus), des environs de Bulle dans la Chau d’Arlie. Etienne abandonne ses droits, et l’Eglise de Sainte Marie reçoit de son côté le Prieur et ses successeurs en fraternité spirituelle (in spiritualem fraternitatem), lui promettant conseil et secours dans la ville de Besançon.
En 1219, accord entre le Prieur Etienne et Humbert « par la patience de Dieu » Abbé de Joux, pour couper court à des discussions prolongées qui menaçaient de dégénérer en discorde, sur des Terres à Vilars-Jorens (près Mont-la-ville) et Colombier, que les deux Monastères réclamaient à divers titres, et afin qu’il y eût unité de sentiment, dans le Seigneur, entre eux 149 .
En 1218, Guillaume Comte de Mâcon, donne une charge annuelle de sel de Lons-le-Saulnier, pour l’ensevelissement hohorable, à Romainmotier, d’un sire de Monnet, mort à son service sous les remparts d’Orbe.
En 1222, Humbert de Wufflens donne en gage au Couvent, pour 30 livres, l’avouerie d’Apples et toutes ses possessions justes ou injustes dans ce village.
En 1223, Humbert et Willelm de Dysi, donnent à Romainmotier leurs droits sur un homme, et reçoivent du Couvent 4 livres.
En cette année, Etienne le Prieur de Romainmotier, était en même temps Abbé de Baume, illustre Monastère du Comté de Bourgogne, fondé par Saint-Colomban, disait-on, et qui ne se soumit jamais entièrement à Cluny 150 . /260/
REYGNAUD OU RENAULD.
(AU MOINS DE 1237 à 1257.)
Son initiale R. se trouve seule plusieurs fois dans les actes: comme si dans leur naïveté, les moines eussent cru que l’illustre Prieur de Romainmotier n’avait pas besoin d’autre désignation.
Des dons à La Côte se présentent d’abord.
En 1237, Hugo chevalier de Arnay et Alays sa femme, donnent pour leur salut en aumôsne à Romainmotier la dixme de la vigne de bougerz (bougel?). La vigne elle-même appartenait déjà à ce Monastère. La donation est confirmée par Humbert Abbé de Joux et Ebal sire de Mont: ce dernier à la prière d’Hugo, parce que cette dixme faisait partie de son fief. Et pour ce don Hugo et sa femme reçoivent 20 livres de Renauld Prieur.
En 1238, Willierme sire de Prangins, cède à R. Prieur de Romainmotier et au Couvent, les dixmes de Delui (Dullit) et Verney et une part de celles de Vinseyz (Vincy) et Brusins; du consentement d’Elisabeth sa femme et d’Humbert sire de Cossonay.
En 1238, Guerric sire d’Aubonne, du lod de son frère Pierre Putoz chevalier, donne à Romainmotier, en échange de neuf livres, un cheseau à Aubonne.
Puis, des dons à Jolens, à Wufflens, à Lons-le-Saulnier 151 . /261/
Jean de Chalons donne au Couvent, en 1247, à charge d’anniversaires, dix charges de grand sal pour le remède de l’arme son père, de leurs antécessors, etc.
En 1255, Jean de Chalons, dit l’antique, oultrée à Romainmotier, d’avoir des abbergataires en Waut près dou lay Dampvaultier, ne retenant sur eux que la garde et la justice corporal.
En 1252, Cono de Arnay donzel, reçoit en fief du Prieur ce qu’il possédait auparavant en franc alleu à Arnay.
Et en 1256, Rainaud de Valmarcul donzel, donne aussi, par reconnaissance, à R. et aux moines tout ce qu’il possède à Agie. — Deux chartes importantes comme complément de la Terre de Romainmotier, dans les limites de l’excommunication de Léon IX.
AYMON (I).
(AU MOINS DE 1266 à 1280.)
Appartenait à une famille féodale de l’ancien Comté des Equestres. Il était frère de Willerme de Pleysie (soit Pleasie), dont le fils (neveu d’Aymon) s’appelait Jean de Duluyva (Dullit?).
Aymon fut l’un des Prieurs les plus marquans, et sous lui s’accomplirent nombre de transactions importantes:
Le Plaid général, prit, en 1266, après un différend prolongé et grave, une forme nouvelle qui fixa la position politique et sociale de la Terre de Romainmotier. — D’après sa teneur, les hommes de la Terre sont tous de condition libre et peuvent quitter la Terre avec leurs biens meubles; mais à défaut /262/ d’héritier légitime ou indivis, leurs immeubles sujets à la mainmorte retournent au Seigneur. — Aucun nouvel usage ne peut s’établir que d’un commun accord dans le Plaid général, sorte de Landsgemeinde composée de tous les chefs de famille.
Le transact avec le Comte Philippe sur l’antique garde des Clées, en modifiantl’ancienne association (de 1181) avec la Bourgogne, fixa en 1272, les rapports du Couvent et de la Savoie qui dut le protéger en échange d’une cense, mais il causa une révolte dans la Terre.
Vint encore l’acquisition de la suzeraineté sur quelque partie de la Baronnie de Mont, faite (en 1276) d’Yblion des Monts (de Montibus).— Prévoyant l’importance qu’acquerraient les possessions du Prieuré à La Côte, Aymon fit bientôt construire un fort (fortalicium) à Brussins qui devint le centre d’une Châtellenie étendue. — S’étant même pris de querelle avec Henry Evêque de Genève, au sujet de la possession du clôs de Bugez (v. s.) il y eut des hostilités entre eux.
Un arrangement se fit aussi avec Girod Tave (Tavel), citoyen de Genève, sur de nombreuses Terres à La Côte (1278).
En 1276, fin d’un différend avec Alix Comtesse palatine de Savoie et de Bourgogne, par un accord qui fixa les droits respectifs sur les villages Franc Comtois de Bannens et Sainte Colombe.
Citons encore:
La grande affaire de l’avouerie de Morlens, dans laquelle le sire de Mont dut fournir des otages (1272);
L’inféodation de l’office de la Maréchallerie (1277);
L’arrangement avec le donzel de Chabie, de Wufflens la ville, qui fit hommage (1278).
Bien d’autres actes témoignent de l’activité d’Aymon 152 . /263/
GAUFRED OU GAUFRID.
(1284-1285.)
Succéda à Aymon et pâtit de ses vélléités belligérantes. Aymon de Prangins lui suscita différend sur le fort bâti à Brussins (1284) 153 . Et en même temps, Jean de Duluyna (ou Duluyva) fils de Willerme de Pleasie, lui réclama des indemnités, pour les dommages majeurs soufferts par son père entraîné à prendre part à la guerre d’Aymon contre l’Evêque de Genève; et il dut lui donner des terres en fief.
La même année, accord de Gaufred avec Jaques de Montricher sur l’avouerie de Jolens, qui nous révèle les droits du Couvent sur ce village.
En 1284, Aymon de Prangins prend les religieux et leurs possessions sous sa garde pendant 4 ans, en échange d’un char de vin annuel. /264/
En 1285, Jaques Curé de Gimel donne à Romainmotier des biens considérables dans cette paroisse.
C’est ce Gaufred dont on célébrait l’anniversaire à Romainmotier, comme ayant le premier édifié la Ferrière (ferreriam) de Vallorbes 154 .
AYMON (II).
(1289-1293.)
En 1289, Jean et Hugues de Chalons cèdent à Romainmotier toutes leurs possessions à Waut et Champtegrue, ne retenant que l’exécution des condamnés; et reçoivent en échange tout l’avoir du Couvent à Dampierre et La Rivière.
En 1291, Mollens reconnaît devoir au Couvent un hommage taillable pour possessions.
Sous Aymon eut lieu un différend avec Louis de Savoie, sur des hommes de Jolens qui, au détriment du Prieur, étaient devenus bourgeois de Morges. — L’arbitrage qui le termina est remarquable par sa fidélité aux franchises des sujets 155 .
JAQUES.
(1307).
Connu par un arrangement sur des possessions à Chanvent. /265/
Faut-il placer sous lui la charte de 1305, où l’Empereur Albert prend Romainmotier sous la protection de l’Empire, en des termes remarquables?
Et la Bulle du Pape Clément (1310) pour la protection de l’Ordre de Cluny?
LOUIS DE SAVOIE.
(1314.)
Paraît avoir été Prieur 156 , d’après un acte qui reconnaît pour gratuit un don de dix livres des sujets du Prieuré demeurant dans la paroisse de Bursins. [NB: ce passage a fait l'objet d'une rectification dans les Rectifications et Additions, p. 895]
WILLERME DE MONTRICHER.
(AU MOINS DE 1315 à 1337.)
Issu d’une branche de la maison de Grandson; avait été Sacristain de Romainmotier sous le Prieur Jaques (1307).
Plusieurs actes importans se rencontrent sous son gouvernement.
De 1315 à 1322 d’abord, le rachat par le Couvent des droits de la Maréchallerie, de divers membres de la famille Maréchal.
Puis l’union du Prieuré de Vallorbes à la mense de Romainmotier (en 1321), à cause de son indigence, par l’Abbé de Cluny Raymond de Bonne 157 . /266/
L’union analogue, en 1329, du revenu du Prieuré de Brussins, par l’Abbé Pierre de Chastelux, sous prétexte de pauvreté avancé par nos moines, et après une longue enquête du Prieur de Saint-Victor.
La concession originale dans sa forme et rappelant le combat judiciaire, faite à Romainmotier par Louis de Savoie, d’avoir foires et marchés (1323).
En 1318, reconnaissance des hommes libres de Jolens en faveur de Romainmotier.
En 1321, éclata un différend bizarre entre Aymon Seigneur de La Serrée et les religieux de Romainmotier. Une Maladerie (léproserie) existait à la limite de leurs possessions, et Lassarraz et Romainmotier réclamaient tous deux le triste droit de punir les lépreux qui auraient méfait. Des deux parts on demanda à « Loïs de Savoie sires de Wauz de faire enquerre par gens dignes de foi en quelle ségnourie la Maladerie était assise » 158 . Loïs après audition de témoins et sur le conseil de divers nobles et « de saiges clercs » donna gain de cause à Romainmotier. — Il ordonna toutefois au Châtelain des Clées de faire relever les fourches (patibulaires) du sire de Lassaraz induement abattues.
En 1330, Guillerme de Ferlens, habitant de Romainmotier, n’ayant que Dieu devant les yeux, et aspirant (anhelans) à faire choix d’une vie plus assurée; donne au Couvent, pour le bien de son âme et de ses prédécesseurs, un grand pré non loin de Vaullyon 159 ; et ce, en échange d’une agréable et légitime rémunération, que les moines lui ont pieusement accordée, savoir une prébende de frère, en habit laïque, sa vie durant 160 . /267/
Citons encore:
L’entrée originale de la famille féodale de Dullict dans l’hommage du Prieuré (1331).
Puis, l’hommage du donzel Fermon de Apples au Prieur, de son franc alleu (1337).
Enfin, un différend avec les Forestiers d’Apples, qui renferme de curieux détails sur cette franchise (1331).
En 1339, Willerme de Montricher était mort.
Notre Prieuré va entrer dans une ère de prospérité assez soutenue, où cependant commencent à poindre quelques avant-coureurs du relâchement: c’est l’âge mûr du Monastère.
ARTHAUD ALLAMAND.
(AU MOINS DE 1339 à 1371.)
Etait issu d’une grande famille Dauphinoise, qui posséda diverses Terres dans la Patrie de Vaud et entr’autres la Baronnie d’Aubonne.
Arthaud Allamand se montra: — Soigneux défenseur des possessions du Prieuré, par le rachat de Wufflens-la-ville qui avait été aliéné longtemps (1359): —
Protecteur de ses lois et usages, par la tenue du Plaid général d’Apples, assez analogue à celui de la Terre de Romainmotier, mais avec une classe de francs différente: —
Puis, par le règlement fait avec les preud’hommes de Romainmotier sur le Marché de la Terre (1356), sorte de /268/ témoignage de son régime constitutionel, mais bien étranger aux principes de l’économie politique:—
Puis encore, par un accord sur la Mayorie de Romainmotier qui précise la nature de cet office (1356).
L’équipée de l’Abbaye de Joux (1564), pour laquelle il fallut payer 80 florins à l’Abbé Louis de Sinarclens et 200 à Amédée de Savoie, arriva sous Arthaud Allamand, et dut être une grande épine pour lui bien que son nom ne parût point dans les transactS.
Arthaud Allamand était encore Prieur en 1371, mais non en 1374 161 .
En 1365, les preud’hommes de la Terre, après avoir rappelé la garde et la cense des Clées, supplient le Comte Amédée, de confirmer la lettre de feu l’illustre prince Louis de Savoie 162 , qui défendait au Bailli de Vaud, au Châtelain des Clées et à tous ses autres officiers, de permettre que les preud’hommes /269/ fussent gâgés pour quelque dette des religieux de Romainmotier, si ce n’est pour les censes par eux dues aux religieux. — Et Amédée fait droit à cette demande. — On rendait donc les preud’hommes solidaires des religieux, dans la Baronnie de Vaud.
HENRY DE SIVIRIER.
(AU MOINS DE 1373 à 1379.)
La famille de Sivirier paraît avoir été une branche de la grande famille féodale de Cossonay. Elle s’éteignit à Cossonay à la fin du 16e siècle, dans la plus grande pauvreté! 163 .
La phase la plus remarquable de l’administration du Prieur Henry, est le grand conflit de jurisdiction accompagné de voies de fait, qui eut lieu entre lui et Luque de la Baume, dame de Mont. Celle-ci prétendait que Brussins et Verney faisaient partie du mandement de Mont (1374). Des médiations princières intervinrent, et Brussins et Verney furent rendus absolument indépendans du mandement de Mont, et soumis uniquement au Prieur de Romainmotier, qui dès lors eut sur ces deux villages, mère et mixte impère et omnimode jurisdiction. — L’Abbé de Cluny, Jaques de Damas-Cosan, confirma cette transaction 164 . /270/
L’habileté du Prieur Henry dans les affaires était notoire, car il fut du nombre des Ambassadeurs chargés, en février 1373 (vieux style), par le Comte Verd, de conclure une alliance avec Albert et Léopold d’Autriche 165 .
Devenu, après 1379, Evêque de Maurienne puis de Rhodez, et en grande faveur à la cour Pontificale, il dut résigner sa dignité de Prieur. Il voulut toutefois être enseveli dans le Monastère romain, et sa Pierre tumulaire y a été naguères retrouvée 166 .
Ses armoiries, souvenir des croisades: cinq coquilles de pèlerin, remplacées quelquefois par cinq têtes de Maures; se voient encore, surmontées de la Crosse d’Evêque, sculptées sur l’extérieur du temple de Romainmotier.
JEAN DE SEYSSEL.
(AU MOINS DE 1381 à 1432.)
Etait issu d’une illustre famille Savoisienne 167 .
Ce fut un Prieur marquant, et son influence fut aussi bénigne, que longue: il gouverna plus de 50 ans.
Dabord Seyssel ne négligea pas l’accroissement du Prieuré dont il était le chef. — Brussins et Verney étant soumis à son autorité, il racheta du Mestral héréditaire de Mont, le droit de Mistralie sur ces deux villages. (1393).- Il acquit aussi du sire de Rossilion un cens à Verney (1399): ainsi son autorité se trouva degagée d’enclaves. /271/
Il ne s’occupa pas moins de la suzeraineté jadis acquise, par le Prieuré sur les sires de Mont, pour quelques fiefs. — Ce ne fut pas sans peine qu’il put engager Althaud de Mont à lui prêter hommage lige: il fallut l’arbitrage d’une Comtesse de Neufchâtel; mais enfin l’hommage fut prêté sous certaines conditions (1392). — Après la mort d’Althaud, il fit renouveler cet hommage par son successeur Aymon de Lassaraz, et l’augmenta notablement de dixmes de divers villages, moyennant deux cents livres.
Les possessions du Prieuré à Wufflens-la-ville, se trouvaient enclavées dans la grande Baronnie de Cossonay: de là une longue querelle entre Cossonay et Romainmotier sur leur droits respectifs. Jean de Seyssel et Louis de Cossonay la terminérent par un accord (1385), qui nous donne quelques détails curieux sur le combat judiciaire.
Il défendit aussi avec succès les privilèges de son Prieuré. Le Châtelain des Clées incité par l’Abbaye de Joux, avait méconnu, et la limite de ses droits et la valeur des concordats qui liaient Romainmotier et la Savoie: Jean de Seyssel le fit condamner à Moudon (1399). — Quelques années plus tard (1410) il fit aussi juger le recteur des écoles d’Orbe, qui, en dépit de la sauve-garde de la Savoie, s’était rendu coupable de voies de fait et de vol, à l’égard du Mayor d’Arnay.
Seyssel ne fut pas moins scrupuleux observateur des droits de ses sujets. Preuve en soit ce règlement (1403) remarquable, sur les cours de Justice, qui ne prit force de loi qu’avec le consentement des preud’hommes de la Terre.
Il intervint encore (1387) à Romainmotier, dans les premiers règlements d’administration communale qui nous soient connus.
Considérant aussi la bonne affection des hommes de la Terre envers le Prieuré, et les sinistres scandales de guerres des Guillaume de Grandson sire de la Sainte-Croix, il affranchit les armes de ces hommes, de la condition mainmortable. (1393.)
On peut, avons-nous dit, unir tous les différends avec l’Abbaye du lac, et ses Avoués les Lassaraz et les Grandson, en un seul /272/ faisceau de discorde, comme une dernière lueur de l’antique haine de ceux ci.— N’oublions pas aussi, que les Prémontrés de Joux étaient des moines blancs, et les Clunistes de Romainmotier des moines noirs: on sait les différends des deux couleurs.
Mais ce qui recommande surtout la mémoire de Jean de Seyssel, et de son Couvent, c’est d’avoir affranchi Vallorbes de la taillabilité à miséricorde, et Vernay, de la taillabilité et de la mainmorte, en 1403. —
On sait que deux siècles plus tard seulement, Berne abolit dans le pays de Vaud les restes de la taillabilité et de la main morte, qui persistèrent en France jusqu’en 1789.
Nous avons de lui encore beaucoup d’autres actes 168 .
Sous Jean de Seyssel bien des fondations pieuses se firent; mais plus de ces dons purs et simples de possessions, qui jadis abondaient au Couvent. Cela est significatif: on ne trouvait le Monastère que trop riche déjà. —
Ainsi en 1390, les fondations pieuses de l’Evêque de Sivirier pour la somme considérable alors de mille livres.
La même année, Jean Coseigneur de Montricher et son frère Guillaume, confirment à la Chapelle de Sainte Catherine, par /273/ eux fondée (dans le Cloître), une redevance annuelle de 6 muids de froment et 4 d’avoine.
On sait que dans le moyen âge chaque grande famille adoptait l’Eglise de quelque illustre couvent pour la sépulture de ses membres: — garantie de protection et de donations pieuses pour celui-ci. - Ainsi avaient fait les Montricher et les Sivirier à Romainmotier. Aussi, ayant terminé par un abandon de leurs droits, un long différend sur une dixme qui se percevait près d’Apples 169 ; les religieux reconnaissans de la bonne affection témoignée au Couvent par eux et leurs predécesseurs, promettent de célébrer chaque année les divins offices, soit à l’autel de Montricher, soit à celui de l’Evêque de Sivirier, soit sur les tombeaux de ces deux nobles familles.
Jean de Seyssel lui même (1395) obtint des religeux rassemblés en chapitre, que son corps serait enseveli devant le grand autel de l’Eglise du Prieuré, et qu’une messe conventuelle y serait célébrée chaque jour, outre 4 anniversaires perpétuels, pour le repos de son âme, ainsi que de ses prédécesseurs et de ses successeurs. Il donna dans ce but 540 livres au Couvent, afin que les revenus fussent distribués entre les religieux officians. Bien entendu que s’il y avait négligence, sa famille 170 pourrait contraindre le Couvent à réforme, par devant ses supérieurs.
Or, soit la donation ci-dessus, soit la donation de Sivirier, firent bruit et excitèrent quelques doutes sur l’exactitude des religieux de Romainmotier à observer la règle de leur ordre. — Aussi (1418), réunis en chapitre au son de la cloche, rappellent-ils: que dans ces fondations il y a quelques paroles mal /274/ sonantes, mais que si la lettre en est inepte l’esprit en est bon, et que jamais ils n’ont entendu, ce que d’ailleurs ils n’auraient pu faire, enfreindre les saints canons, ni leur vœu, ni la règle de leur ordre, surtout en ce qui concerne l’obéissance et l’abdication de la propriété 171 . — On sait que dans l’origine les religieux voulant suivre littéralement le commandement de Jésus au jeune riche: « il te manque une chose encore, vends tout ce que tu as et le distribue aux pauvres, après cela viens et suis moi; » avaient proscrit, sous toutes ses formes, le vice de la propriété. Chacun recevait du supérieur, ses habits, un mouchoir, un couteau, une aiguille, un poinçon et des tablettes pour écrire: le nécessaire en un mot. Nul frère n’avait d’argent: les infracteurs étaient excommuniés.
Mais cette sévérité ne subsista pas intacte, car au 14me siècle les moines de Cluny pouvaient jouir viagèrement, des biens meubles et immeubles acquis par leur industrie; et Honorius IV les avait autorisés à recevoir par succession meubles et immeubles, excepté les choses féodales 172 . — Dans le cas actuel, la forme seule des fondations pieuses parait avoir été insolite.
Bonne de Seyssel, sœur du Prieur, veuve de noble et puissant homme Gervais sire de Viry et de Mont le vieux, voulut aussi faire sa donation pieuse. — Ayant obtenu de son frère et des moines d’avoir sa sépulture dans l’Eglise de Romainmotier: elle fonda à l’autel de Ste. Catherine vierge trois messes chaque semaine, et les dota de neuf livrées de terre de cense annuelle 173 . Se réservant, pour elle et ses héritiers, la présentation d’un moine claustral pour desservir cette Chapelle; et défendant qu’elle pût jamais être liée à aucun autre bénéfice, ni être demandée ou confirmée par le Pape 174 . /275/
Les religieux devaient encore célébrer deux anniversaires perpétuels, en échange de 30 solidées de terre 175 distribuables entre les religieux présens à leur célébration. — Le Couvent accorda ces demandes comme procédant d’une vraie dévotion et d’amour de Dieu.
En 1432, à ce qu’il paraît, Jean de Seyssel mourut. On suivit religieusement ses vœux pour sa sépulture, comme le témoigne un monument avec inscription 176 élevé à sa mémoire dans le chœur de l’Eglise de Romainmotier. — Sauf l’absence de statues, ce monument n’est pas sans rapport avec celui si remarquable découvert à Lassaraz. Les ornements gothiques de l’ogive qui le surmonte sont délicats et d’un bel effet. Au fond de cette ogive se voit l’écusson de Seyssel avec les émaux. Il est aussi sculpté avec celui de Romainmotier, sur plusieurs bancs du Temple, d’un beau travail gothique, qui datent de notre Prieur sans doute.
Il y a tout lieu de croire que c’est Jean de Seyssel qui a fait relever le chœur actuel de l’Eglise, dont le style est bien différent de celui du reste de cet ancien édifice sacré.
Tel fut ce Prieur, qui, fort aimé de ses sujets, est toujours appelé, de bonne mémoire et d’heureuse souvenance, dans les actes subséquens 177 . La famille de Seyssel, qui doit exister /276/ encore, peut donc justement le réclamer comme un glorieux souvenir.
JEAN DE JUYS.
(AU MOINS DE 1433 à 1447. )
Etait issu d’une famille noble de la Principauté de Dombes, en Bresse 178 .
Sous lui le territoire du village de Lapraz fut reconnu n’être pas mainmortable, mais soumis aux lods.
Vint aussi l’hommage lige de Jaquemette de Seyssel, veuve de Claude de Lassaraz, au Prieur, pour une part de la Baronnie de Mont, en 1446.
Puis le jugement prononcé par Jean de Juys, comme supérieur, dans un différend du Prieuré de Corcelles, en 1447 179 .
Ce petit nombre de transactions civiles et féodales nous sera expliqué par le malheur des tems. A la prospérité dont jouissait notre Prieuré succèdent des années désastreuses: peut-être la fin du gouvernement de Seyssel en fut elle déjà assombrie, mais /277/ leur poids se fit cruellement sentir sous celui de Juys. Cette époque calamiteuse fut tissue pour Romainmotier de pestes multipliées, de tempêtes, d’années stériles, et plus de la moitié de la population périt, disent des actes authentiques! Aussi avons nous à enrégistrer de nombreuses fondations pieuses.
D’abord la fondation, par les preud’hommes de Vaullyon, de la Chapelle paroissiale de St. Julien. (1436).
Puis (1439), Guillerme de Romainmotier, veut être enseveli dans la tombe de sa famille, dans le Temple de Romainmotier; et que l’on fasse construire auprès, un autel à l’honneur de Ste. Catherine, où l’on placera une image de cette Sainte; et il le dote de 65 livres, à charge de dire chaque semaine une messe pour le salut de son âme et de ses prédécesseurs 180 .
En 1441, Jean de Juys, donne une part de la dixme de Lapraz au Conventuels; et deux ans plus tard il augmente sa pitance quotidienne, dès le 1er Dimanche de Septuagésime jusqu’à Pâques, de 18 florins annuels 181 : le Couvent lui-même était atteint par la détresse générale. — Les religieux s’engagèrent, en revanche à célébrer pour lui dans le même temps neuf anniversaires avec messe conventuelle. Et connaissant la dévotion particulière du Prieur à St. Jean Baptiste, ils veulent encore célébrer un anniversaire à son autel, en échange de 24 S. annuels du Prieur 182 .
Jean de Juys ne s’en tint pas là: il fonda, dans l’Eglise du Prieuré, une Chapelle de Saint Grégoire, dite quelquefois de Saint George, et la dota de 305 livres au moins: —
Enfin 12 messes par an à l’autel de la Sainte Vierge.
Et ce n’était pas seulement le Prieur, qui, poussé par une piété sincère quoique peu éclairée, avait recours à l’intercession des Saints pour fléchir l’Eternel:
Nicod Amiet, Curé de Romainmotier, fonda aussi la Chapelle /278/ de Saint Blaise, 183 dont l’altariste était chargé de dire 4 messes par semaine;
Et Perrot Bertrand, de Agiez, ouvrier en cuivre (cuprifabrum), la Chapelle de Saint Loup 184 .
Une autre forme était offerte aux donations pieuses, c’étaient les Confréries instituées dans une pensée de soulagement de la souffrance, et qui, dans ce but, recevaient force legs. Gouvernées par des Prieurs et des Recteurs elles possédaient des créances, des terres etc. Il en existait un assez grand nombre dans les possessions du Prieuré. - Voici à peu près la formule d’entrée dans une de ces associations. Moi etc. considérant les bienfaits et les pieuses aumônes qui se font, et, par le vouloir de Dieu (Deo dante) se feront à l’avenir, dans la Confrérie du Saint Esprit de … désirant prendre part à ce bien, je donne au Prieur une coupe de froment de revenu annuel, pour la guérison de mon âme, et pour devenir et être censé Confrère soit pendant ma vie, soit après ma mort, à la manière des autres vivans et défunts 185 .
Un fils donna à l’Eglise de Brussins et à la Confrérie du Saint Esprit de cet endroit, une coupe de froment de cense, et ce, pour que feu son père en devînt confrère perpétuel 186 — Ceci, sans doute, en vue des messes à célébrer et du purgatoire.
Telle de ces Confréries existe encore aujourd’hui, au moins de nom et dans ses posessions 187 ./279/
En 1447, Jean de Juys était encore Prieur; en 1449 il n’était plus.
JEAN LOUIS DE SAVOIE.
(AU MOINS DE 1450 à 1482. )
Etait fils du Duc Louis et d’Anne de Lusignan Princesse de Chypre 188 . — Bien connu comme administrateur de l’Evêché de Genève à l’époque des guerres de Bourgogne, Jean Louis de Savoie était aussi Archevêque de Tarantaise, Evêque de Maurienne et Commendataire des Prieurés de Nantua, Payerne, Romainmotier, etc. — Un nouveau malheur vient donc se joindre à la détresse qui sévissait encore sur le Prieuré, et lui survivra. Le Monastère romain tombe en Commende. Le crédit de la maison de Savoie, sut fixer ce haut bénéfice chez elle pendant 70 années, presque sans interruption.
Jean Louis de Savoie étant en bas âge à la mort de Jean de Juys, l’administration du Prieuré fut confiée quelque temps par le Pape au Cardinal Légat Amédée, Evêque de Sabine. Sous lui (1452), s’accomplit, non sans opposition, l’incorporation de la Cure de Romainmotier et de ses biens à la pitance du Couvent: car après avoir traversé des années désastreuses, non seulement il avait perdu son ancienne abondance mais manquait même du nécessaire. Cette incorporation; les donations de Jean de Juys, et une autre encore (1453) de Jean Luce Grand Cellérier à la pitance du Couvent 189 , faite autant, dit-il avec bonhomie, pour la prospérité de son corps pendant sa vie, que pour son salut et celui de ses parens après sa mort; /280/ tout cela, disons-nous, contribua beaucoup au relâchement: Les années de détresse passèrent; l’ancienne abondance reparut; et ces revenus de date récente devinrent de pur luxe.
Jean Louis de Savoie était trop haut dignitaire pour résider dans le Prieuré, aussi eut-il plusieurs Vicaires généraux spirituels et temporels.
En 1454, par exemple, Jean de Greilly, Prieur de Villars les Moines.
En 1458, Pierre de Sauvernier, Prieur de Corcelles, Camérier de notre Couvent, et admodiateur du Prieuré aussi bien que Vicaire.
En 1468, Philippe de Compois.
En 1478, Glaude de Livron, Prieur de Bevex, etc.
Citons de notre commendataire: la supplication (1453) dans laquelle il réclame, de la Savoie, au nom des franchises du Prieuré, une exemption de subside qui eut un demi succès.
Puis (1457), cette contestation bizarre sur la construction de la Chapelle de Sainte-Anne, au lieu où Saint-Vincent avait préché!
Et le différend (1466) avec les villages Franc-Comtois de Bannens et Sainte-Colombe, qui prétendaient ressortir « sans moyen » au Duché de Bourgoigne, et qui furent déboutés de leur prétention par les tribunaux du pays.
Enfin, la longue affaire (1454 à 1478) de l’échûte par mainmorte de la franchise de Portier, qui met bien en relief la nature de ces offices 190 .
Puis paraissent de nombreuses donations pieuses: la grande dévotion du siècle.
Le Camérier Jaques de Dyvone (Gingins), pour le salut de son âme et l’embellissement de l’Eglise de Romainmotier 191 , fonde (1453) à l’autel du glorieux confesseur Saint-Anthoine, /281/ une Chapelle avec dotation de 33 livres de revenu 192 . Il nomme trois recteurs pour la desservir: le Sacristain, le Doyen et le Camérier du Couvent 193 . Chaque jour la messe devra y être célébrée 194 . Il choisit enfin sa sépulture sous une pierre sculptée à son image, placée devant la croix. - Notons cette fondation pieuse d’une famille existante.
Vient encore (1458) celle de la famille Aymonod (de Romainmotier), « reconnaissante des innombrables dons de la grâce, de la nature et de la fortune que le Souverain auteur de toutes choses leur a départis » 195 .
Et celles de Pierre de Sauvernier, Camérier de Romainmotier et Prieur de Cossonay (1477), pour lesquelles il obtient une permission du Pape Paul 196 . Il choisit sa sépulture devant l’autel de la Chapelle de la Vierge, voulant qu’on la recouvre d’une pierre de sa grandeur pour le moins, en marbre, avec figure et inscription. Et s’il venait à mourir hors de Romainmotier, ce qu’il ne désire point, son corps devrait y être transporté par six religieux. /282/
Tous ces dons considérables étaient placés solidement; mais les actes étaient toujours stipulés sous forme d’une lettre de rente, car les lois canoniques proscrivaient sévèrement le prêt à intérêts. On vendait, par exemple, à l’usage de la Chapelle fondée par Pierre de Sauvernier, 30 sols annuels payables au Procureur du Couvent, et ce, pour le prix de 30 livres: puis venaient les noms des fidejusseurs, etc.
Peu de traces sont demeurées des tribulations des guerres de Bourgogne 197 , dont pourtant le Prieuré ne fut point entièrement à l’abri. En effet, le bruit de l’assaut d’Orbe et de celui des Clées, chargé d’antiquité de protéger la Terre, devaient retentir jusqu’au Couvent.
On connaît, du reste, le caractère de Jean Louis de Savoie. Prélat guerrier il revêtait plus volontiers le casque et la cuirasse que la Crosse et la Mître. Parfois son penchant à la galanterie lui faisait oublier sa dignité 198 . Mais les Genevois lui rendent le témoignage d’avoir été fidèle observateur de leurs franchises.
Il mourut de la peste (en 1482) à l’âge de 40 ans.
FRANÇOIS DE SAVOIE.
(DE 1482 à 1490. )
Etait frère du précédent, oncle (patruus) du Duc Charles, Archevêque d’Auchs (auxitanensis), Evêque de Genève et Commendataire de Romainmotier. /283/
Défenseur heureux des immunités de son Prieuré, il obtint (1484) l’exemption d’un subside levé sur toute la Patrie de Vaud.
Son Vicaire, André de Maluenda, sur la requête de la Commune de la Terre, voulut aussi (1489) que la justice fût rendue dans le Prieuré et point à Genève comme cela commençait à s’introduire, en énervation des franchises 199 .
Deux actes curieux se présentent.
En 1489, le 21 Novembre, dans la salle d’apparat du Château de Pignerolles 200 : François de Savoie, Archevêque d’Auchs, etc. , poussé par de certains motifs, établit, sans fraude et sans contrainte pour son véritable mandataire, Aymon de Montfaucon, Abbé de Haut-Crest et Prieur de Rippaille; lui donnant charge spéciale de résigner entre les mains du Pape, soit du vice chancelier de la Sainte-Eglise Romaine, son Prieuré de Romainmotier; de consentir à l’expédition de lettres apostoliques à /284/ ce sujet; et aussi de jurer dans l’âme (in animam) du Prieur, que dans cet abandon il n’ya ni dol, ni simonie, ni rien d’illicite, ce dont François de Savoie a fait le serment en mettant sa main sur sa poitrine, etc.
Voici l’autre acte 201 : Nous Charles, Duc de Savoie, Vicaire perpétuel de l’Empire Romain, etc. , faisons savoir: que certains contrats ont été faits entre Jost de Sillinen 202 , Evêque de Sion, Comte et préposé du Vallais, et Aymon de Montfaucon, en vue de nous remettre les châteaux, villes, etc. , qui sont occupés pour notre compte (nobis) par le Seigneur Evêque et les hommes 203 et communautés du Vallais; en sorte que l’Evêque obtienne dans notre pays 2000 florins annuels de bénéfices. Or nôtre très-révérend et illustre oncle François de Savoie, Archevêque, etc. , a renoncé en sa faveur, entre les mains du Pape, à son Prieuré de Romainmotier: mais ignorant si le revenu de ce Prieuré s’élève à la somme susdite, nous promettons, parole de Prince (in verbo principis), de faire au besoin assurer ce qui manquerait, sur les revenus de notre pays d’outre monts, là où l’Evêque le préférera, et ce, jusqu’à sa mise en possession d’autres bénéfices équivalens 204 .
Ainsi peut-être faut-il mettre au nombre des Prieurs de /285/ Romainmotier, ce Jost de Sillinen grand artisan, par ses intrigues, des guerres de Bourgogne.
Il vaudrait la peine de mettre à découvert le sens politique de toute cette affaire.
La renonciation de François de Savoie est complette semble-t-il, et néanmoins il était encore Commendataire en 1490 205 ; elle n’eut donc pas d’effets, au moins durables.
GLAUDE DE LIVRON
(1491. )
Le même, probablement, que nous avons vu Prieur de Bevex, et Vicaire de Jean Louis de Savoie. — Issu d’une famille qui peut-être existe encore.
Il est peu connu par les actes. Nous ne pouvons citer de lui qu’une acquisition en Franche Comté 206 .
Sous lui, aussi, Glaude Michaudi Grand Cellérier de Romainmotier, fit ériger un autel sous le vocable des Saints Glaude et Quintin, et pour sa décoration obtint des indulgences du Saint-Siége 207 .
Nous soupçonnons que les religieux avaient voulu reconquérir leur liberté, à la mort de François de Savoie, en choisissant pour Prieur, Glaude de Livron, mais que l’ascendant de la Savoie, parvint bientôt à lui substituer un nouveau Commendataire. /286/
MICHEL DE SAVOIE.
(DE 1492 à 1521.)
Etait Protonotaire du Saint-Siège en même temps que Commendataire perpétuel de Romainmotier.
Plusieurs actes passés sous son gouvernement, nous donnent bien des lumières sur le Prieuré.
D’abord, une reconnaissance générale des usages de la Terre de Romainmotier (1499): confirmation et complément du Plaid général de 1266. Puis, une spécification détaillée des offices et priviléges de la classe originale des Francs de la Terre: — Et des diverses dépenses que le Couvent avait à supporter journellement.
Puis la fameuse prononciation sur l’intérieur du Couvent, tant reprochée aux Moines, et qui leur a valu leur réputation vorace, à cette époque, bien méritée sans doute, (1512).
Et la requête de Michel de Savoie pour exemption d’un taille, en vertu de son privilége impérial de 1178, dont une copie accompagnait la supplique 208 . /287/
Il y avait des fermiers des revenus du Prieuré: on les redoutait assez pour adresser à Michel de Savoie, la requête suivante.
Illustre et révérend, etc. , vos pauvres sujets et vos hommes fidèles de toute la Terre de Romainmotier vous exposent humblement: qu’à la vérité, à la mort d’un chef de famille, soit père, mère, ayeul ou ayeule, oncle ou tante, soit même frère ou sœur aînés et indivis, l’héritier du défunt doit l’aumosne (p. 37). Mais que plusieurs fermiers et receveurs (firmarios et receptores), soit du pays (patriotas), soit étrangers, arrivent à Romainmotier, qui, ignorant le droit écrit et la coutume au sujet de ces aumosnes, pourraient errer et vexer vos pauvres sujets, qui n’auraient contr’eux de recours que votre illustre Seigneurie, habitant si loin d’eux, et auprès de laquelle ils ne pourraient se rendre sans grands labeurs et dépenses. — Dans cette crainte, ils supplient de défendre toute innovation sous une sanction redoutable.
En effet, Michel de Savoie 209 interdit sous peine de vingt cinq ducats, aux fermiers et officiers, soit accensateurs (accensatoribus) du Prieuré et de ses revenus, et à leurs remplaçants (loca tenentibus), d’exiger pour les aumôsnes, autre chose que ce qui est établi dans les anciens actes et par un vieil usage.
Quelle distance entre le langage de la requête et celui du Plaid général de 1266! évidemment la position des hommes de la Terre a déchu: le 15e siècle les a écrasés de son poids.
Sinner raconte d’après l’historien de la maison d’Autriche, Fugger: que la Princesse Marguerite d’Autriche (Margot la gente demoiselle), fille de l’Empereur Maximilien, se maria avec Philibert, Duc de Savoie, en 1501, dans ce notre Couvent.
C’est celle qui ayant été fiancée à Charles, Dauphin de France, devenu roi après Louis XI, et renvoyée ensuite sans avoir été mariée, manqua de faire naufrage, en 1497, en allant épouser /288/ l’héritier des royaumes de Castille et d’Aragon, et fit pendant la tempête, de sang froid, son épitaphe bien connue. — On voyageait alors à petites journées, car la Princesse n’arriva de Bruxelles à Romainmotier, le 3 Décembre, qu’après 67 jours de marche. On ferait aujourd’hui, ajoute Sinner, ce trajet en 10 ou 12 jours!
Le bâtard de Savoie, frère du Jeune Duc, était allé à sa rencontre à Dôle, où il fit au nom de l’époux la cérémonie des fiançailles, etc. Il présenta à la Princesse un cœur de diamant, au bout duquel était attachée une perle précieuse, symbole du nom de Marguerite 210 . Le Duc les attendait à Romainmotier. A minuit il y eut bal au Monastère et six personnes exécutèrent un ballet. — A la pointe du jour l’Evêque de Maurienne dit la messe et fit la cérémonie du mariage. Les époux prirent le lendemain la route de Genève. — La Princesse fut pendant quelque temps la plus heureuse personne du monde; mais son époux lui fut enlevé en 1504. Marguerite fit bâtir une Eglise très riche à Bourg en Bresse, où elle lui éleva une tombe de marbre, et resta toute sa vie dans le veuvage. Elle fut gouvernante des Pays bas au nom de Charles V son neveu et négocia la ligue de Cambray.
« Ce récit, ajoute Sinner, donne l’idée des usages du temps. Vraisemblablement la route que prit la Princesse pour se rendre en Savoie était alors fort pratiquée. Venant de la Franche-Comté, elle passait par Esclées à demi-lieue de Romainmotier; et dans ce temps-là il n’y avait pas de meilleur gîte qu’une bonne Abbaye. » — En effet, deux visites de Papes que Romainmotier dut à sa position, ne lui furent pas /289/ peu profitables 211 . — Le choix de Romainmotier pour la célébration de l’illustre mariage s’explique, d’ailleurs, puisque le Prieur appartenait à la famille de Savoie 212 . — Mais, chose singulière, aucune mention n’est faite de cet événement dans les actes, pas même dans les comptes de la Commune!
On trouvait à Romainmotier, à cette époque, le même genre de religiosité que partout ailleurs. — On y représentait des drames tirés de l’Ecriture Sainte 213 . — On y faisait des processions solemnelles: En 1518, par exemple, on en fit une depuis Romainmotier à Lignerolles, que l’on trouve plus d’une fois qualifié bienheureux bourg (beatus vicus) 214 . — Chaque année, pendant le carême, venaient des prédicateurs choisis: soit le frère Glaude du Couvent des frères mineurs de Morges (1514), qu’après le payement on gratifiait encore de 3 florins, en témoignage d’extrême satisfaction, sans doute, ou un certain Cordelier à qui l’on donnait 30 sols 215 etc.
Il semble qu’il y ait eu aussi des procédures contre les hannetons à Romainmotier 216 .
Michel de Savoie mourut en 1521. /290/
CLAUDE D’ESTAVAYER
(1521 à 1534.)
Appartenait à une ancienne et illustre famille vaudoise; et fit lui-même une très-grande fortune, car il devint: Evêque de Belley, Abbé de Haute Combe, Abbé du lac de Joux, Commendataire de Romainmotier, Chancelier de Savoie, et Chevalier de l’Annonciade. —
Nous avons le cérémonial de son installation dans le Prieuré. — Le 29 Novembre 1521, François de Lutry, Professeur de droit, protonotaire du St. Siége apostolique, chanoine de Lausanne et vicaire de Claude d’Estavayer, se présente au milieu du chœur, tenant dans ses mains les lettres d’union du Prieuré de Romainmotier à l’Abbaye du lac de Joux, faites par le très-saint Pape actuel Léon, bullées de sa vraie bulle de plomb, et faisant foi de la donation de cette Abbaye de Joux à Claude d’Estavayer 217 : tenant aussi en main la procuration à lui donnée de prendre possession de ce Prieuré 218 . — Il demande, afin de rendre cette prise de possession plus réelle, que le Couvent la lui donne dans le chœur et autres lieux ou de besoing sera; offrant en échange de prêter le serment et faire autres actes usités en pareille circonstance. — Tout ceci mûrement considéré, le Doyen Théodule de Ride au nom de tous les moines, reconnaît Claude d’Estavayer pour Commendataire de Romainmotier par l’autorité apostolique, en la personne de son /291/ procuré domp François de Lutry, et cela, en le faisant asseoir d’abord dans la stalle du Prieur dans le chœur; puis en le faisant approcher de l’autel et par le baiser de l’autel (per obsculum ejusdem altaris) donné sans opposition. — Puis le Seigneur François fut requis de solemniser le serment suivant l’usage. Ayant donc fléchi les genoux devant le grand autel, et les mains élevées, il jura sur les Saints Evangiles de Dieu et le Saint Canon, en touchant les lettres sacrées et dans l’âme du Seigneur Evêque Commendataire: de maintenir les droits, immunités et biens de l’Eglise et du Prieuré; d’administrer convenablement le Couvent; de préserver, protéger, maintenir et deffendre, le Couvent, les sujets et les familiers (familiares) de l’Eglise; de conserver intacts les droits, libertés et louables us et coutumes écrits ou non écrits, du Couvent, des sujets et de toute la Terre, comme ses prédécesseurs. — Promettant encore de faire ratifier le tout par le Prieur à sa première apparition en ces contrées 219 .
Un grand nombre d’hommes de la Terre étaient là, « voyant, entendant et acceptant le tout. »
Or dès 1522, Claude d’Estavayer eut un grand procès avec les Chapitres de St. Vincent de Berne, et St. Nicolas de Fribourg, qui réclamaient la moitié des revenus du Prieuré de Romainmotier, en vertu de provisions et de grâces expectatives du Pape Jules II, confirmées par Leon X. L’Evêque de Belley alléguait /292/ au contraire l’incorporation et l’union de ce Couvent à sa mense épiscopale. — Les villes de Berne et Fribourg mirent les deux parties d’accord, en ordonnant que les chanoines renonceraient à leur prétention, et que l’Evêque leur payerait, une fois pour toutes, mille écus d’or au soleil. — Dans la suite le cardinal de Serviatis, neveu du Pape Clément VII, entreprit encore de tirer à lui le Couvent de Romainmotier. Les Bernois en écrivirent au Pape le 1er Février 1525, le priant de faire cesser son neveu, et le menaçant, en cas de refus, de reprendre leurs droits sur ce Couvent sans se mettre en peine de ses excommunications 220 .
Un acte de 1522, nous révèle que le Prieur et le Couvent avaient une sorte de Légat ou d’Agent diplomatique, chargé de veiller aux intérêts du Prieuré dans la cour de l’Officialité du Chapitre de Lausanne: on lui donnait un muids de froment de pension annuelle 221 .
Claude d’Estavayer fit, en 1528, des concessions, qui furent l’origine de l’industrie actuelle de Vallorbes. Il était meilleur administrateur que religieux.
Au mois d’août 1534, il se prit de querelle avec Orbe et maltraita ses bourgeois; puis mourut au moment où les Bernois lui en demandaient satisfaction et dépens 222 .
Suivant Pierrefleur: « enflé de ses richesses il devint grand maistre, tenant grand train, suivant la cour des princes, estant excessif en banquets, maximement aux danses. » — Il n’en poursuivait pas l’hérésie avec moins de vigueur car: « en 1534, furent brulez et exéquutés par justice plusieurs Vaudois et autres dont le Prieur eut bon bruit. » — On sait que les Albigeois /293/ avaient toujours trouvé des adhérens dans l’Evêché de LauSanne 223 .
Claude d’Estavayer mourut enfin à Romainmotier, et y fut enseveli avec un jeu de cartes!!
THEODULE DE RIDA.
(1535.)
Noble Valaisan, Vicaire de Romainmotier, fut élu après la mort du précédent par le Clergé et le Peuple, comme si l’antique vie du Prieuré allait renaître avec la liberté. Souvent le premier souffle d’une tempête gonfle les voiles du navire qui va sombrer sous ses efforts.
Théodule ne fut qu’une année en possession de sa dignité, et mourut le Dimanche 3 Janvier 1536 224 . Avec lui se trouva close la liste des Prieurs. * —
Ce mot de Ruchat sur la nomination de Théodule de Rida par le clergé et le peuple, jette quelque jour sur le mode de nomination des Prieurs. On ne trouve à cet égard aucun acte bien précis relatif à Romainmotier. Le plus habituellement, le Prieur d’une maison de la dépendance de Cluny était élu par la Communauté en présence du père Abbé ou de son délégué; mais, à son défaut, l’élection n’était valable qu’après avoir été ratifiée au chef-lieu de l’ordre. /294/
RÉSUMÉ.
Nous ne quitterons point le Monastère-romain sans jetter un coup d’œil d’ensemble sur les particularités de cet établissement religieux.
Sa richesse, d’abord, était surprenante:
Vingt huit à vingt neuf bourgs et villages étaient sous sa puissance entière, ou tout au moins il y dominait. — De plus nous lui connaissons des possessions féodales, dont quelques unes importantes, dans plus de cinquante autres villes et villages. — Ajoutons la possession, ou le patronage, de cinq Prieurés et de dix-huit à vingt Eglises.
Les prétentions d’immunités du Couvent, excessives en apparence, reposaient cependant sur des titres clairs et authentiques. D’après au moins quatre 225 chartes de sauvegarde d’Empereurs, et plusieurs Bulles de Papes, il relevait, en droit, nuement et sans intermédiaire de l’Empire et de Rome. — /295/ Et, de fait, il combattit avec persévérance et parfois avec bonheur, la suzeraineté de la Savoie et l’autorité de l’Evêque de Lausanne. Il revendiquait dans la Terre de Romainmotier et dans la plupart de ses autres possessions: mére mixte impére et omnimode jurisdiction, haute, moyenne et basse, spirituelle et temporelle: paroles qui, dans la valeur que leur attribuait le moyen âge, révèlent une vraie dynastie. — Les vassaux immédiats des Rodolphiens, relevèrent nuement, aussi, de l’Empereur leur héritier. — Le merum et mixtum imperium comprenait: la supériorité territoriale et la haute jurisdiction; le droit de glaive et de confiscation; comme aussi le droit de grâce, de montres d’armes, de sauf-conduit, d’institution d’officiers, d’établissement d’impôts etc. Dans les investitures du merum et mixtum imperium, et en signe d’icelle, l’Empereur remettait au Prince ou Dynaste une enseigne ou drapeau (vexillum) de couleur rouge 226 . — Cette petite souveraineté du Monastère-romain, indépendante au spirituel et au temporel, est digne de remarque.
Nous aurons la clef maintenant de ce fait curieux, que le Monastère-romain ne faisait pas, sous la Savoie, partie du Ballivat de Vaud; mais se trouvait en dehors de la jurisdiction et du ressort du Bailli.
Aux 11me et 12me siècles, le Monastère-romain nous apparaît incliné décidément vers la Bourgogne. Voici le sens historique de ce fait, manifesté, et par l’avouerie du Franc-Comte Guillaume le Grand (1083), et surtout par cette curieuse association offensive et deffensive avec les Comtes de Bourgogne, (1181) contractée sous le plus puissant des Zæhringen: le Monastère-romain s’associa au mouvement national de la Patrie de Vaud contre cette dangereuse maison. — Ceci en dépit d’une phrase de Muller 227 . /296/
La position politique et sociale des hommes du Prieuré est aussi digne d’attention.
L’esclavage personnel, cette profonde et purulente plaie des anciennes sociétés, n’existait que trop en Helvétie avant même la conquête de Jules César 228 . Il est donc bien in juste d’accuser les peuples Germaniques des restes de servitude qui se rencontrent au moyen âge. Tous ces peuples étaient animés d’un grand esprit de liberté personnelle; et de plus, les Burgunden se faisaient remarquer par un génie moins sauvage, une sorte de bonhomie, même, et d’aptitude à la civilisation. Sous leur influence l’esclavage ne tarda pas à s’adoucir. Leur esprit de liberté rayonna de toutes parts autourd’eux, et le reflet, ou, si l’on veut, le souffle, en est sensible dans ces chartes du 11me siècle, où nous voyons des serfs contractant de vrais mariages, soumis légalement à des redevances fixes et peu onéreuses; bien plus, admis à décider par témoignage, de la possession juridique d’autres serfs. — Bientôt dans nombre de cas, le servage devint moins odieux en réalité qu’en principe, forcé, qu’il était, de vivre dans une atmosphère de liberté.
Nous sentons le besoin d’appuyer cet étrange allégué du témoignage précieux d’un savant érudit: « Certainement, dit Mr. Duvernois, la mainmorte n’était pas aussi hideuse que l’ont voulu dépeindre quelques soi-disans philosophes du 18me siècle; et j’ai dit plusieurs fois, que le sort de ceux de cette condition a dû être envié par beaucoup des hommes simplement taillables et corvéables de leur temps. Sous le rapport de leurs personnes, ils n’étaient pas moins sous l’égide des coutumes ayant force de loi qui régissaient les seconds, et leurs charges et prestations généralement plus supportables. A la vérité, on leur imposait, /297/ à l’exclusion des hommes libres, des offices qui pouvaient révolter leur sentiment moral, comme celui de redresser le signe patibulaire, d’escorter les criminels au supplice, d’adosser l’échelle à l’échafaud et d’en former le cercle; mais leurs idées s’y étaient façonnées, et aucun d’eux ne murmurait, lors qu’ils étaient appelés à ce service. Généralement le bien être et l’aisance étaient plus grands parmi eux; et leurs familles se multipliaient avec moins d’obstacles que dans l’autre classe de cultivateurs. »
Nous avons parlé du souffle de liberté personnelle venu du nord avec les Barbares. Une influence non moins bienfaisante arriva du midi sur l’aile du Christianisme. — Celle-ci devait être plus sensible dans un établissement religieux que partout ailleurs. En vain les ombres de l’erreur s’amassaient, croissantes, sur l’essence et l’ineffable beauté de cette religion; quelque rayon jaillissait toujours de la nuée.
Comment le nier en regard de ces paroles de Pierre le vénérable, Abbé de Cluny, au 12me siècle? — « Les maitres séculiers … imposent à leurs serfs … des services innombrables, des charges insupportables. Ne va-t-on pas jusqu’à vendre pour de l’argent, les hommes que Dieu a rachetés au prix de son sang! Les moines au contraire n’exigent des colons que les choses dues; ils ne les tourmentent pas d’exactions; s’ils les voient nécessiteux, ils les nourrissent de leur propre substance. Ils ne les traitent pas en esclaves mais en frères. Et voilà pourquoi les moines sont propriétaires à meilleur titre, même, que les laïques. » — Trait de mœurs précieux, explication morale des grandes richesses des monastères, et raison religieuse qui devait faire disparaître la servitude personnelle et l’esclavage, ajoute Mr. Lorain 229 à qui nous empruntons cette citation.
Que Pierre le vénérable idéalise quelque peu la conduite des moines et généralise trop celle des seigneurs séculiers, nous /298/ le voulons; mais le fond de ses paroles est vrai, et il faut en tenir compte aux Monastères.
Sous cette double influence le Monastère-romain nous offre un fait inattendu et singulièrement digne d’attention. Dès le treizième siècle il n’existait pas un seul serf, mais seulement des hommes libres, dans la Terre de Romainmotier proprement dite, composée de 11 villages, 230 outre le bourg de ce nom. Un serf même ne pouvait s’établir dans cette petite contrée de 8 à 10 lieues de circuit. — Sans doute cette liberté personnelle appartenait, d’antiquité, à nombre d’hommes de la Terre; mais dans cette limite si tranchée, dans cette condition si uniforme, dans cette masse si compacte de liberté personnelle il est difficile de ne pas reconnaître l’œuvre du Couvent. —
En général, dès le treizième siècle, on ne trouve guères, dans les possessions du Prieuré, d’exemples positifs de servage de la glèbe: partout s’était infiltré un esprit libéral 231 .
Un examen attentif augmentera notre surprise. — La liberté des hommes de la Terre de Romainmotier est positive et reconnue dans maints actes officiels. En faisant honneur à leurs engagements, ils pouvaient quitter à volonté la Terre pour aller demeurer ailleurs; et le Prieur était alors tenu de les faire conduire eux et leurs biens meubles, un jour et une nuit. —
D’autre part, leurs immeubles restaient au Monastère: vrai propriétaire du sol. Les hommes de Romainmotier étaient donc seulement des fermiers à bail perpétuel, des emphytéotes; et c’était là la condition mainmortable des propriétés, souvent mal comprise. Tout comme la taillabilité absolue doit être soigneusement distinguée de la taillabilité pour des possessions; de même, il ne faut pas confondre la mainmorte personnelle, indice, paraît-il, du servage de la glèbe, et la mainmorte des /299/ propriétés, qui, nous l’avons vu, n’excluait point l’emphytéote de la liberté civile. Autre était la servitude de la terre, autre la servitude personnelle. De là, une foule de nuances de position sociale, au moyen âge, et un enchevêtrement inextricable pour qui n’y regarde de très près.
De fait, à Romainmotier, cette servitude du sol, elle-même, était assez mitigée pour ressembler beaucoup à la propriété entière.
L’emphytéote ou fermier jouissait de ses immeubles à vie; et ils passaient par héritage à ses enfans. Ils passaient même aux autres parens indivis: car les familles vivaient groupées au mode patriarcal, autour du chef de la maison, père, oncle etc. 232 On appelait chez soi son héritier présomptif. Les collatéraux divis, étaient donc seuls exclus; et encore alors le plus proche parent (divis) du défunt, pouvait replaciter son héritage pour un prix inférieur d’un tiers à sa valeur réelle. — En dépit, même, de la servitude du sol, l’emphitéote pouvait engager, échanger, vendre tous ses immeubles sans payer lods ou ventes, à ses pairs, seulement, il est vrai, c. à. d. à des hommes de Romainmotier.
Il y a plus. — Cette condition de mainmorte était si peu une condition « servile » , qu’elle n’était pas incompatible avec la noblesse héréditaire: On peut le démontrer.
Quatre exemples positifs de nobles mainmortables pour leurs propriétés 233 , se rencontrent parmi les titulaires de ces /300/ Franchises originales de la Terre de Romainmotier, qui constituaient une aristocratie si curieuse: nous choisissons le plus saillant.
Dès la fin du 14me siècle et dans les 15me et 16me, les Mayors de Romainmotier sont sans cesse qualifiés nobles ou donzels (domicellus, nobilis), dans les actes. — Ils portaient le nom et les armes de Romainmotier. Ils s’alliaient au premières familles: aux de Wuippens, de la Molière, de Curtille, de Mézières, de Goumoëns, de Mestral-Aruffens. Une de leurs branches prit le nom de Jougne, après en avoir acquis la Seigneurie; et Pierre Majoris ou de Joigne, Châtelain de Grandson lors des guerres de Bourgogne, lui appartenait. Les de Romainmotier avaient fourni trois Abbés de Joux; et un Guillaume de Romainmotier se trouve parmi les acteurs de la pacification de Ballaigue, en 1381. En un mot, c’était une famille non seulement noble mais influente. Néanmoins toutes leurs propriétés, peu s’en faut, étaient mainmortables. — En 1551 234 , Jean de Romainmotier mourut sans laisser d’enfans de Dame Claudaz de Wuippens sa femme, dame en partie du dit lieu (Wuippens); et dans une enquête officielle (1558) du Ballif Bernois, Bénédict de Diesbach, au sujet de la mayorie, on lit: « après le décès de noble Jean de Romainmotier, auquel appartenait la Mayorie du dit Romainmotier, soient (sont) été éscheuz ses biens à nos dits Seigneurs causant la mainmorte. » — Et d’après d’autres actes: l’escheute des biens de feu noble Jean de Romainmotier, advenant aux Seigneurs (de Berne) « par son décès sans laisser de sa parentelle » 235 ; ils furent /301/ replacités par noble François de Lustrier, à teneur du Plaid général, (il était le plus proche parent divis); puis remis, par lui, à noble Abel Mayor d’Arnex, donzel, qui fut dès lors Mayor de Romainmotier.
On ne peut rien de plus explicite: si l’on ne veut admettre ce fait bizarre il faut renoncer à obtenir jamais une certitude quelconque. — « Ab uno disce omnes »: nous connoissons mal le moyen âge.
Rappelons, aussi, que la taillabilité à miséricorde a subsisté en France jusqu’en 1789; et que Jean de Seyssel en affranchit Vallorbes et Verney, en 1403.
Assurément, rien n’était moins dans l’esprit des hommes de la Terre de Romainmotier que la souveraineté du Peuple comme on l’entend de nos jours; mais ce n’était pas un état social sans liberté, que le leur, puisque tout changement aux usages qui les régissaient, devait se faire d’un commun accord dans l’assemblée annuelle du Plaid général. Ce n’était point le régime du bon plaisir: l’esprit des Burgunden vivait encore.
Quelques mots sur ces Plaids généraux.
Il y en avait non seulement dans la Terre de Romainmotier et à Apples, mais encore à Lausanne, dans diverses autres possessions de l’Evêché, à Genève, etc. C’est un point des antiquités de la Suisse Romande qui mériterait d’être mieux étudié. Celui de la Terre de Romainmotier, avons-nous vu, ne naquit point en 1266, mais subit alors une révision, et un mot de sa teneur antérieure nous révèle une haute antiquité. — Or, dans notre conviction, ils datent de l’invasion germanique, et nous offrent un remarquable vestige des mœurs des peuples du nord.
En effet, les Germains continuèrent de traiter en commun de leurs affaires dans les pays envahis par eux, comme ils le faisaient en Germanie. Tous les hommes libres se réunis saient en assemblées ou mâls. Ils avaient non seulement le droit, mais l’obligation de s’y rendre.
Ces mâls s’appelaient en latin placita (plaids). Il y en avait /302/ de deux sortes: les Plaids locaux et les Plaids généraux (placita generalia); ceux-ci, assemblées de la nation entière; ceux-là, des hommes libres de chaque circonscription territoriale. — On y traitait de tous les intérêts communs; on y rendait surtout la justice; là se portaient les contestations, pour y être soumises à la décision d’hommes libres et notables 236 , chargés de déclarer quelle était la loi. La plupart même des affaires civiles, des contrats, se consommaient dans ces assemblées et acquéraient ainsi publicité et authenticité. [NB: Voir sur les Plaids les pages 895 et suivantes dans les Rectifications et Additions]
Grande et prompte fut la décadence des Placita generalia, (dits aussi champs de mars ou de mai dans la Gaule franque). Les hommes très éloignés les uns des autres, n’ayant plus chaque jour les mêmes intérêts, ne se réunissaient que difficilement.
Les Placita generalia sous les derniers Mérovingiens avaient déjà changé de nature. Sous Charlemagne, ils étaient devenus un moyen de porter quelque ensemble dans le corps immense et sans cesse troublé de son Empire. Ce ne sont plus ces assemblées où dominait l’indépendance personnelle. Sous Charles le Chauve, ce sont des congrès où le roi se débat contre des vassaux toujours plus indépendans, et qui cessent enfin bientôt tout-à-fait quand la souveraineté est décidément devenue locale 237 .
Or, ne faut-il point voir dans nos Placita generalia, ou Plaids généraux, des débris de ces institutions germaniques détruites en France au 10e siècle. — Le Plaid général de Romainmotier était aussi une assemblée d’hommes libres, traitant de leurs affaires communes. Charlemagne faisait accepter ses lois dans les Placita generalia; de même toute modification de lois, d’usages, devait, à Romainmotier, se faire du consentement commun dans le Plaid géneral. Le rapport des institutions est frappant, tandis que le nom est identique. Et ce rapport grandit /303/ aux yeux de celui qui creuse le sujet. — Reste donc seulement à expliquer l’immense dépression de l’échelle, le morcellement de ces assemblées. Certes la chute est rude, en toute manière, des assemblées de Charlemagne à celles de la Terre de Romainmotier! Mais on comprend très bien que cette chute dût suivre celle de l’Empire; et ce morcellement ne s’arrêter que réduit à la taille de chaque petite dynastie, lors de l’établissement définitif de la féodalité. Et quelle que soit la distance des Plaids généraux des rois Francs aux Plaids généraux de Romainmotier ou de Lausanne, elle n’est pas plus grande, que celle de l’Empire de Charlemagne aux innombrables petites souverainetés formées de ses débris.
Comprenons-le d’ailleurs: Semblable à la pluie fécondante des cieux, chaque grand mouvement politique et social tend sans cesse à s’infiltrer, de couche en couche, dans la société. — Ou encore, ce mouvement se propage comme les ondes concentriques, incessamment élargies mais de moins en moins apparentes, que produit la chute d’un corps pesant dans une eau calme. Déjà même au centre l’agitation a cessé, qu’elle se fait encore sentir distinctement à distance. — Ainsi dans le vaste Océan de l’histoire, dès longtemps les Plaids généraux de Charlemagne n’existaient plus, que l’élan donné, le flot se poursuivait encore dans les Plaids généraux de la Patrie de Vaud et dans les Landsgemeinde des Cantons primitifs qui paraissent avoir la méme origine * .
Les Plaids locaux, de leur côté, convoqués primitivement toutes les semaines dans la Gaule franque, y tombèrent bientôt en désuétude. Des Echevins (scabini), vrais magistrats, furent établis par Charlemagne pour rendre la justice, au défaut de citoyens qui n’en voulaient plus prendre la peine 238 .
Or, nous nous croyons fondés à soutenir que ces Plaids /304/ locaux se conservèrent dans la Patrie de Vaud jusqu’à la réforme.
Point, chez nous, de Scabini, pas même à Moudon 239 ; mais un Châtelain posant la question à la connaissance d’un cour, qui, d’après la formule consacrée, devait être composée, en droit, au moins de tous les notables, sinon de tous les hommes libres. La phrase inévitable, sacramentelle: « et il fut connu par tels et tels (nommés), et par beaucoup d’autres dignes de foi siégeant et jugeant avec nous en la cour, » etc.; cette phrase, disons nous, ne peu absolument point s’appliquer à quelques juges nommés par le Prince.
Et ceci reçoit une nouvelle force de ces mots des usages de la ville d’Orbe (1404): « Le Balif, Châtelain et Métral du Seigneur sont tenus de juger à Orbe par la connaissance et conseil des bourgeois du dit lieu. Et si les bourgeois méprisent ou ne veulent connaître, celui qui est pour le Seigneur peut avoir conseil où il veut et connaître tout seul. » L’institution primitive n’était donc pas abandonnée, mais parfois en souffrance. — Maintenant nous comprendrons pourquoi Jean de Seyssel et les preud’hommes, établirent aussi (1403), qu’après le son de la grosse cloche, « sonnant à l’accoustumée le sambady » pour annoncer la tenue de la cour, « chacun devait quitter son labeur et faire feste » 240 : c’est que tous devaient assister aux Plaids. — Notre thèse semble donc, ou prouvée, ou près de l’être. — Or c’est un fait à remarquer que l’existence, au 16e siècle, d’institutions apportées directement de la libre Germanie, par les Burgunden. Le sol était si étonnamment morcelé dans la Patrie de Vaud, au moyen âge, et le nombre des hommes libres y était si grand, que ces institutions purent y fleurir comme dans leur vraie patrie. La nécessité seule avait fait établir les scabini, pour la population franque disséminée dans l’intérieur des Gaules; mais ils ne s’établirent point, où la /305/ nécessité ne l’exigeait pas. M. Guizot, en effet, dit que les Plaids locaux continuèrent à être actifs sur les frontières de Gaule et en Germanie.
En somme:
Soit par les institutions, soit par les orages passagers de l’histoire, à nous connus; le sort des sujets du Prieuré ne fut pas très fâcheux.
On ne saurait ne pas voir une longue période prospère, ou du moins très supportable, dès la fin des grandes luttes du Monastère-romain avec les Grandson, les Salins, les Sires de Joux, l’Evêque de Lausanne, c’est-à-dire depuis le milieu du 12e siècle, jusqu’au commencement du 15e. Des Prieurs actifs, bien intentionnés, vivant au milieu de leurs sujets, ne pesaient point trop sur eux. Des liens d’affection et de bienveillance les unissaient. — Tels furent Waucher, Etienne (IV), Raynauld, Aymon, Gaufred, Willerme de Montricher, Arthaud Allamand, Henry de Sivirier, et surtout Jean de Seyssel, le point culminant de cette période prospère.
Mais bientôt les fléaux vinrent fondre avec fureur sur le Prieuré: les années de stérilité et de disette, les pestes multipliées, une mortalité inaccoutumée, y promenèrent à l’envi la souffrance et le découragement, malgré les efforts du bon Prieur Jean de Juys. — Pour comble de maux le Prieuré tomba en Commende; puis vinrent les tribulations de la guerre de Bourgogne. Les liens entre le Seigneur et les sujets se relâchèrent. De hauts bénéficiers Commendataires devinrent de trop grands Seigneurs pour résider encore dans le Prieuré: Jean Louis de Savoie, François de Savoie, Michel de Savoie, Claude d’Estavayer, se faisaient remplacer par des Vicaires généraux; tandis que des admodiateurs cherchaient par des exactions de détail à augmenter leur fortune; et que, d’autre part, le relâchement s’introduisait dans le Cloître.
Nous aurions tort cependant, d’asseoir sur le Couvent lui même, un jugement définitif d’après le malencontreux règlement de victuailles de 1512. /306/
Tout dégénère ici bas, tant est grande la misère de l’homme, et juger des Couvents par leur décadence, serait très injuste. On sait quels services ils ont rendus dans l’origine. — La vie des moines était partagée entre le travail manuel, l’étude et la dévotion. « Les moines bénédictins, dit M. Guizot, ont été les défricheurs de l’Europe. » Et ailleurs: « la pensée morale et la discipline générale de la règle de Saint-Benoît de Nursie sont sévères, mais dans le détail de la vie elle est humaine et modérée, plus humaine et plus modérée que les lois romaines, que les lois barbares, que les mœurs générales du temps; et je ne doute pas que les frères renfermés dans l’intérieur d’un Monastère, n’y fussent gouvernés par une autorité, à tout prendre, plus raisonnable, et d’une manière moins dure qu’ils ne l’eussent été dans la société civile. »
Malheureusement la réforme de Benoît d’Aniane vint y mélanger des pratiques minutieuses, des observances puériles qui en altérèrent l’esprit primitif. C’est là le germe de plusieurs des coutumes les plus étranges de notre Couvent.
Le relâchement monastique ne s’introduisit même que beaucoup plus tard, à en juger par un thermomètre qui ne trompe guères, la considération publique. — Le Couvent n’eût pas été l’objet d’un respect si profond des Seigneurs ses voisins, au 13e siècle, s’il eût mis de côté son esprit primitif 241 . — La fin du 15e siècle parait avoir été l’époque où le relâchement le plus grave s’introduisit.
Un des reproches les plus sérieux adressés, en général, aux moines, c’est la cessation du travail des mains. — Mais le moment du défrichement en grand passa assez vite. Chaque Monastère devint la métropole d’une population laïque considérable, de villages, de bourgs remplis de cultivateurs, auxquels avait été concédé le terrain qui les nourrissait, et qui avaient, pour vivre, besoin de labourer le patrimoine /307/ monastique. - Mais ce qui fit surtout cesser le travail manuel, ce fut, chose singulière, le préjugé général. Les fonctions sacerdotales étaient entourées de tant de vénération, que les moines une fois agrégés au clergé, devenus prêtres, on ne voulut plus les voir quitter, ou les saintes études, ou la célébration des divins mystères, pour des travaux dignes d’un serf. Telle était déjà la force du préjugé du temps de Pierre le vénérable, au 12e siècle, qu’ayant voulu ramener le travail manuel dans les Monastères de son Ordre: « attendu, disait-il, que l’oisiveté est ennemie de l’âme »; il dut déclarer qu’il ne le renouvelait que partiellement, et seulement alors que les gens du siècle ne pouvaient en être les témoins 242 .
On demandait surtout aux moines l’étude des saintes lettres; or on connaît la réputation peu littéraire des Cloîtres romands: « Saint-Maurice, Payerne, Romainmotier, ont à peine produit un écrivain, » dit Muller. Cependant quelques hommes distingués en firent partie, Jean de Seyssel, et l’Evêque de Sivirier, par exemple, en état l’un et l’autre de transmettre leurs idées à la postérité 243 . Pouvons-nous même décider qu’ils ne l’aient point fait, et que leurs écrits ou ceux de quelque autre cloîtré n’attendent, en un obscur réduit, la main qui les rendra à la lumière? — Lors de l’invasion bernoise tout ce qui se rattachait au temps jadis fut dispersé, ou mis peut-être à couvert d’atteintes profanes avec un religieux empressement. Nous ne possédons aucun écrit des moines de Romainmotier, il est vrai, mais nous ne pouvons décider qu’il n’en existait pas.
En tout cas, il est un talent fort prisé de nos jours que l’on ne peut refuser à Romainmotier: celui de faire prospérer ses /308/ affaires. Le Couvent était sans contredit excellent administrateur; pas un conflit, pas une difficulté dont il ne se retirât avec avantage: il mettait toute circonstance à profit avec une activité et une habileté singulières. Et sans passer en revue toutes les preuves de cette assertion, le seul fait de son accroissement continu et successif dès le moment de sa fondation à celui de sa sécularisation, la mettra en relief. Il était donc plutôt homme d’affaires et bon politique que lettré.
Etre bon politique, bon administrateur, est peu sans doute pour un Couvent, pour un établissement religieux fondé pour l’avancement du règne de Dieu. « Mon royaume n’est pas de ce monde » a dit le Maître, et jamais cette parole n’a été méconnue impunément par ses serviteurs. Trop riche, trop influent était le Prieuré, pour que les préoccupations du siècle n’usurpassent pas une majeure part de sa vie; et si nous avons parlé d’abord de l’existence politique et féodale du Monastère-romain, c’est qu’elle est, en général, bien plus apparente que sa vie religieuse.
Le Couvent n’était pas cependant sans quelque lumière. Preuve en soient les phrases suivantes de la fin du 15e siècle 244 . « La fragilité humaine et l’immense pente au mal sont des sources d’amertume pour les hommes; cependant le Souverain auteur de toutes choses leur accorde affluence de toutes grâces dans cette vallée de misères. » — La miséricorde, la vérité et le vrai salut de tous est notre Seigneur J. C. au nom duquel nous rendons grâces à Dieu le Père tout puissant. — « Nous croyons convenable et utile de présenter au Très-Haut, des prières dévotes qui lorsqu’elles sont sincères ne sauraient être inefficaces. Afin que nous puissions être couverts de la /309/ rosée de la miséricorde. — De la libéralité gratuite de Dieu procède notre existence: s’il ne faisait subsister la nature, elle retomberait dans le néant dont elle a été tirée par la Création. — Rien ne peut se faire dignement sinon par l’opération, et au moyen de la grâce divine » 245 .
En 1500, le Curé d’Agiez ayant, à la grande sueur de son visage, élevé dès les fondations à la toiture, une maison habitable, et planté d’arbres une pièce de terre voisine, les donne à son Eglise, vu que les Curés ses prédécesseurs ne pouvaient résider à Agiez par deffaut d’habitation, et en désirant qu’à l’avenir ils puissent mieux veiller sur le troupeau qui leur est confié. Désirant aussi que lorsqu’il aura été éloigné de son administration (a villicatione) il puisse, par la concession de la miséricorde divine, recevoir dans le ciel une demeure spirituelle 246 .
Ces rayons du soleil de justice réjouissent l’âme, lorsqu’ils viennent à percer les obscures ténèbres, les sombres nuages, qui ne le voilent que trop souvent. — On aime à voir ces vérités éternelles traverser les siècles, en dépit des superstitions qui les entourent, comme des cimes de montagnes dépassant tous les nuages: mais combien souvent ceux-ci nous cachent le ciel!
D’abord, la croix de Christ, cet abîme de justice et de miséricorde, cette pierre angulaire de l’Evangile, est habituellement négligée, on la laisse au second plan, on n’y fixe point ses regards, elle est comme un rouage inutile dans l’œuvre du salut. Ce sont les saints qui sont mis en évidence: tel est leur nombre et la place qu’ils occupent, qu’ils la font réellement disparaître. — Disposition malheureusement assez naturelle à l’Eglise de Rome. /310/
D’autre part, si le culte véritable procède du cœur, la présence à l’office divin lorsque le cœur est absent, n’est qu’un pharisaïsme. Ce n’est donc pas sans surprise, que l’on voit établir sans cesse dans les fondations pieuses du moyen âge, que les moines ou autres ecclésiastiques présens aux offices religieux dans toute leur durée, auront seuls part à la distribution des revenus. On dirait des écoliers que l’on veut retenir à quelque leçon insipide. C’est que les auteurs de fondations pieuses, attendaient de bons résultats de la célébration régulière des messes et divins offices, en dépit des dispositions qu’y apportaient les officians 247 . — C’est un exemple de cette influence presque magique, que l’on a souvent accusé l’Eglise romaine d’attribuer à l’accomplissement matériel de cérémonies.
Aussitôt que l’on fait un pas hors de la vérité du salut fruit de la seule miséricorde divine, en Christ; et de la foi se traduisant en bonnes œuvres dans la vie pratique, en allumant dans le cœur l’amour et une crainte filiale; on entre dans un taillis inextricable de conséquences fâcheuses. Aussi, grand était l’abus de ces donations pieuses lorsque les réformateurs attaquèrent, comme étrangères à la Bible, les croyances au purgatoire et à l’efficace des prières pour les morts qui les entraînaient à leur suite. Non-seulement ces donations se faisaient pour guérison de sa propre âme, mais encore pour celle de ses bienfaiteurs, de ses prédécesseurs et même de ses successeurs. — Qui ne voit qu’avec cette extension, et privées de l’admirable jeu de contrepoids moraux qui ne permettent pas au vrai disciple du Christ de dire: « péchons afin que la grâce abonde, » elles devenaient un véritable encouragement à l’impénitence, et qu’une tentation trop naturelle devait être celle /311/ d’escompter en jouissances mondaines la valeur supposée de ces donations pieuses?
Et d’autre part, cette source abondante, et toujours ouverte, de richesses, ne devait pas être sans influence fâcheuse sur le ministère des membres du clergé et leur vie. C’était une amorce à la cupidité: en plaçant leur trésor dans ce monde on y fixait leurs cœurs. Puis, cette cupidité une fois excitée, quelle tentation pour eux de flatter les riches, de les circonvenir et de négliger les pauvres dont ils n’attendaient rien! Et quoi de plus propre à faire germer chez ceux-ci l’amertume? Dans le sanctuaire même, leur pauvreté était donc pour eux une cause de défaveur; et plus de moyens de salut étaient entre les mains des riches, en dépit des paroles de l’Ecriture Sainte.
On peut néanmoins penser que, chez plusieurs, ces donations pieuses procédaient des mêmes sentimens qui engagèrent Marie à répandre un parfum précieux aux pieds de Jésus. Il est doux de croire qu’au fond de cette religiosité mal éclairée se trouvait une foi sincère, germe d’une plante céleste. — Les donateurs aimaient beaucoup à rappeler l’exemple de l’économe infidèle. Ainsi le frère Claude Michaudi, Grand Cellérier de Romainmotier (1492), après avoir rappelé la parole de Saint Paul, que nous n’avons pas ici bas de cité permanente, mais que nous recherchons celle qui est à venir, croit ne pouvoir mieux disposer des biens acquis pendant sa carrière monastique, qu’en les abandonnant à l’Eglise à laquelle il est lié, et cela, pour suivre le conseil du Seigneur qui loua l’économe 248 infidèle parce qu’il s’était fait de ses biens des amis qui pussent l’accueillir, et afin qu’il puisse se présenter à Dieu dépouillé de tout, comme il convient à une moine, et s’asseoir dans les demeures éternelles.
Au reste, n’y avait-il pas quelque chose à réformer lorsque, au dire de plusieurs, le Temple de la paroisse considérable et /312/ importante de Romainmotier était, en 1511, privé des saintes écritures 249 .