§ I. EXAMEN DE L’AUTHENTICITÉ DU TRAIT DE LA POMME ATTRIBUÉ À GUILLAUME TELL.
Il y avait jadis sur la place nommée la Gebreiten, à Altorf, un tilleul, sous lequel, ou près duquel s’était passé un événement que l’amour du merveilleux entoura d’un rayon poétique. Ainsi pensent les écrivains qui considèrent le trait de la pomme comme une fiction.
Un homme de lettres, envisageant au point de vue psychologique le coup d’adresse dont nous parlons, le déclare impossible. « Je défie, » dit Freudenberger, « tout arbalétrier, tant habile soit-il, de faire un coup pareil. En mettant de côté la distance énorme que les habitans d’Altorf supposent entre Tell et son enfant, et qui surpasse toute imagination, je ne considérerai que la situation de Tell. Il voyait la vie de son enfant exposée au hasard. Sa main reste ferme, son bras se roidit, il abat la pomme d’un seul coup. Crions au miracle, et admirons qu’on ait laissé l’honneur de ce coup à Tell, sans y intéresser quelque saint, dont l’Eglise fourmillait déjà de ce temps-là » 1 .
L’auteur de la Description du canton d’Uri 2 parle de deux fontaines, que l’on visite au chef-lieu de ce canton. « La première, » dit-il, « occupe la place du tilleul auquel l’enfant de Guillaume Tell était lié, la seconde indique l’endroit d’où le /589/ célèbre archer fut contraint de tirer. Ces deux fontaines sont éloignées l’une de l’autre de cent pas. Telle est la distance qui séparait Guillaume de son fils. Avant la révolution, les archers du pays se tenaient à cette distance, et il en était plusieurs qui n’eussent pas manqué la pomme. Aussi le bourgeois d’Altorf ne peut s’empêcher de rire lorsqu’il voit des étrangers, près de la fontaine de Tell, hausser les épaules en signe d’incrédulité. »
Pourquoi cette distance est-elle moindre que celle qui est indiquée dans les chroniques? Elles parlent de cent vingt pas. Une ancienne ballade dit même que Tell enleva la pomme à cent trente pas. Ne serait-il pas permis de supposer que l’on a réduit ce chiffre afin de rendre plus probable un fait qui devait paraître impossible 3 ? Quoi qu’il en soit, l’argument allégué par Freudenberger contre l’authenticité de ce fait n’est pas décisif. A entendre un poète de l’antiquité, les périls augmenteraient la crainte 4 mais il est plus vrai de dire avec un poète moderne:
« C’est dans les grands dangers qu’on voit un grand courage 5 . »
J’admets la possibilité du fait qui nous occupe. L’histoire a transmis le souvenir de plusieurs archers qui se sont signalés par des coups d’adresse non moins surprenants que celui que le peuple des Alpes attribue à son héros. Cambyse, quoique pris de vin et assez éloigné de l’objet qui lui servit de but, frappa d’un trait le cœur du fils de Prexaspe, comme il l’avait prédit 6 . Alcon, de Crète, était un archer si sûr, qu’un jour, un serpent ayant enveloppé son fils Phalère de ses longs replis, il tua le monstre d’un coup de flèche sans blesser l’enfant 7 . Le Macédonien Catènes abattait les oiseaux au vol 8 . Qui ne se rappelle la funeste /590/ expérience que Philippe, père d’Alexandre-le-Grand, fit de l’adresse d’Aster, qui des murs de Méthone lui décocha un trait avec cette inscription: « A l’œil droit de Philippe » 9 . L’empereur Domitien plaçait un enfant à une distance considérable, lui ordonnait de tendre une main, qui devait servir de but, et faisait voler des traits entre tous ses doigts, sans en toucher un seul 10 .Sous le règne d’Adrien, un Batave, nommé Soranus, décochait une flèche, et avant qu’elle retombât il la fendait d’un second trait 11 .
Au lieu de chercher dans l’histoire de l’antiquité, ou dans celle du moyen-âge, d’autres archers célèbres, nous citerons un tireur américain qui de nos jours s’est signalé par une adresse prodigieuse. Ce tireur, nommé Lathrop Baldwin, de Ridgbourg dans la Pensylvanie septentrionale, prit une carabine et abattit, à la distance de dix-huit aunes, une pomme placée sur la tête d’un autre homme, appelé Thomas Foy. Aucune coiffure ne protégeait la tête de ce dernier: ses cheveux étaient lisses, et la pomme était fort petite. Observons encore que ces deux individus étaient à demi-ivres. La fermeté du bras, dans une pareille situation, est un fait d’autant plus remarquable 12 .
Ces exemples démontrent la possibilité du coup d’adresse que la tradition attribue à Guillaume Tell. L’auteur de la Fable danoise, qui le rejette, ajoute au passage que nous avons transcrit une raison qui nous paraît peu solide. « Il y a une autre remarque à faire, » dit-il, « c’est qu’on montre actuellement à Altorf, près de la fontaine, la place où la perche était plantée, et où le coup miraculeux s’est fait. Une tradition /591/ constante, et reçue généralement à Altorf, dit cependant que cette ville n’est plus au même endroit où elle était du temps de la première alliance des Suisses, et que les torrens voisins ayant submergé l’ancienne ville, avaient obligé les habitans de s’établir ailleurs. Comment concilier ces contradictions? »
Loin de considérer comme des souvenirs d’un fait historique les prétendus monuments que l’on montre à Altorf, je les crois suspects. Néanmoins, la tradition que Freudenberger invoque en témoignage contre l’authenticité de l’histoire de la pomme a peu de valeur. Altorf ne fut assurément jamais fort éloigné de Flüelen, qui lui sert de port, et qui de temps immémorial était le port du pays d’Uri pour tous les bateaux des marchands de Lucerne et d’autres endroits qui avaient des relations de commerce avec les habitants de cette contrée 13 .
Nous avons dit que le coup d’adresse par lequel l’archer d’Uri se serait signalé en abattant une pomme placée sur la tête de son fils est possible, mais nous ne pouvons conclure de là qu’il est nécessairement vrai; car, en matière de faits, la possibilité, sans témoignages positifs, ne peut faire autorité. Il nous reste donc à discuter le trait de la pomme et à examiner la source d’où il découle.
Ce fait traditionnel, qui est très-accrédité en Suisse, particulièrement dans les Waldstetten, a été révoqué en doute par plusieurs écrivains. Les uns l’envisagent comme une légende venue du Nord, d’autres comme un fait impossible, ou comme un mythe. Guillimann en parle en ces termes: « Apparemment cette fable doit son origine à une façon de parler du vulgaire, qui, voulant donner une haute idée de l’adresse d’un archer, dit qu’il abattrait d’un coup de flèche une pomme placée sur la tête de son fils » 14 . Cette opinion a trouvé des /592/ partisans. « Si l’on n’avait à s’occuper que de la tradition de la pomme, » a dit M. Aschbach 15 , « on pourrait se contenter de la manière dont Guillimann en explique l’origine. Ideler, ajoute-t-il, a fait à ce sujet des réflexions très-judicieuses. » — Voici comment M. Ideler s’est exprimé: « De certaines locutions figurées, que l’on trouve dans les ouvrages d’auteurs nationaux, sont nés des récits auxquels on a dans la suite ajouté foi, parce que les efforts du peuple tendent à se retracer, par un effet de l’imagination, comme réels des faits qu’on lui a présentés comme possibles. Ce qui dans l’origine n’était qu’une tradition orale, qui se transmettait de père en fils, revêt la forme de l’histoire sous le burin d’un auteur habile et populaire, pourvu que les détails de la narration aient un air de vérité, ou qu’ils ne soient pas démentis par l’expérience. Cette même tradition, au contraire, devient conte ou fable, lorsque l’imagination, ajoutant de nouvelles fictions à l’élément poétique, transporte le tout dans le domaine des choses surnaturelles 16 ». Je ne conteste point la justesse de ces observations, seulement je doute qu’elles soient faites à propos. Si merveilleuse que soit l’enveloppe d’une tradition, elle cache un fait historique; mais, pour l’ordinaire il est si difficile de découvrir ce fait, que, ne pouvant démêler dans la tradition le vrai du faux, on finit par la rejeter toute entière 17 . La tradition de la pomme ne tire point son origine d’une expression figurée, et lors même qu’elle serait née d’une façon de parler du vulgaire, elle aurait un fond de vérité. Si, comme je le crois, « les locutions proverbiales sont l’expérience du peuple exprimée en maximes, » il s’en suit que tout proverbe est né d’un fait. A mon jugement, la tradition de la pomme est une broderie sous laquelle se cache un fait historique. Mais il importe peu, pour le moment, de discuter ce point. L’essentiel, il me semble, est de savoir si la tradition qui nous occupe est suisse, ou si elle est étrangère. /593/
J’ai dit plus haut que l’épisode de la pomme était à lui seul le sujet d’une ballade, qu’un second chant héroïque comprenait les autres détails de l’histoire de Guillaume Tell, que les actions célébrées dans ces deux poèmes ont été réunies et attribuées à un seul et même personnage. Je vais exposer les raisons sur lesquelles se fonde mon opinion relativement au premier point, les deux derniers ne devant pas être l’objet d’une discussion particulière, si j’établis que la légende de la pomme était le sujet d’une chanson spéciale et qu’elle est même antérieure à la tradition qui rapporte les autres faits dont Tell est réputé le héros.
Le fait légendaire de la pomme, dont Melchior Russ rappelle le souvenir, devait se trouver dans le Tellenlied auquel il renvoie ses lecteurs. Or, ce chant, qui n’est point dans la chronique de Russ, existe encore. Je veux dire que nous en possédons, sinon le texte original, du moins une copie que j’estime être l’expression fidèle de la tradition populaire.
Quelques vers de la chronique de Tschudi et du drame intitulé: Ein hüpsch Spil, qui sont exactement les mêmes dans le chant héroïque dont il s’agit, me portent à croire que la forme et le mètre de cette pièce n’ont point été altérés. Pour le fond, elle est indubitablement l’écho de l’antique légende de la pomme.
Théobald Schilling, qui fut chapelain de la cathédrale de Lucerne, et qui était contemporain et même concitoyen de Melchior Russ, ainsi que de Peterman Etterlin qu’il cite dans sa chronique, laquelle embrasse le temps qui s’est écoulé depuis la fondation de l’église de St. Léger jusqu’à l’année 1509 18 , Schilling, dis-je, omet l’histoire de l’origine de la confédération suisse, mais dans un endroit de sa chronique où, après le récit de la bataille de Sempach, il fait le dénombrement des nobles (de l’Argau), parmi lesquels figure un comte de Seedorf, il dit: « Ce même comte de Seedorf força Guillaume Tell d’abattre d’un coup de flèche bien affilée une pomme sur la /594/ tête de son propre fils. 1314, le 13 juillet 19 . » Un faible souvenir de l’histoire de la pomme, voilà tout ce que Schilling rapporte de Tell, sans donner les détails de ce fait prodigieux, dont il attribue l’idée à un personnage hypothétique, inconnu à tous nos historiens.
Trois écrivains de la même époque, habitant la même ville, Melchior Russ, Peterman Etterlin et Théobald Schilling, qui se connaissaient, qui sans doute avaient des relations entre eux, qui exercèrent tour à tour, ou simultanément, quelqu’une des premières fonctions ecclésiastiques ou civiles, ces trois hommes de lettres, contemporains et combourgeois, ne s’accordent pas dans la citation d’un événement remarquable qui se serait passé à une petite distance de leur ville, d’un fait extraordinaire qui aurait eu des conséquences graves et un long retentissement en Suisse! D’où vient que ces trois chroniqueurs, qui admettent le trait dont il s’agit, ne sont unanimes ni sur la date, ni sur le nom du barbare qui aurait exposé les jours de l’enfant de Tell? L’un ignore le nom du tyran, le second l’appelle Grissler, le troisième en fait un seigneur de l’existence duquel on n’a trouvé aucune trace. L’un semble rapporter ce fait merveilleux à l’an 1314, comme pour le rattacher à la guerre de Morgarten; les deux autres en ignorent absolument la date, et cependant ils observent d’ordinaire la chronologie. La raison de ces incertitudes est que la tradition de la pomme se perdait dans la nuit des temps. Le peuple des Alpes avait conservé le souvenir d’une légende qui était en vogue dans son ancienne patrie; il se l’était appropriée et en avait paré l’histoire de son héros. Les annalistes lucernois ont puisé le fait de la pomme dans la ballade dont j’ai parlé, ballade qui n’indique ni la date de ce fait, ni le nom du tyran. Afin de donner à cette aventure un air de vérité, on l’a munie d’une date et d’un nom propre. Combien de fois les chroniqueurs se sont permis une fraude pieuse, remède infaillible dans les cas douteux! /595/
Si l’on considère que dans les légendes analogues qui sont répandues dans le Nord, le despote qui força un archer de viser à la tête de son fils est nommé diversement, on sera peu surpris de ce que dans les chroniques suisses ce barbare est désigné sous différents noms, ou de ce qu’il n’en a point dans l’ancien Tellenlied.
En disant que la tradition de la pomme a servi de parure à l’histoire de Guillaume Tell, j’énonce une opinion qui est contraire à l’opinion généralement reçue. On m’objectera peut-être le prétendu témoignage authentique d’un contemporain du héros d’Uri, je veux dire quatre beaux vers latins qui résument admirablement l’histoire du célèbre archer.
« Dum pater in puerum telum crudele coruscat
Tellius, ex jussu, saeve tyranne! tuo,
Pomum, non natum figit fatalis arundo;
Altera mox, ultrix, te periture petet. »
(Par ton ordre, odieux tyran! père Tell décoche une flèche meurtrière contre son fils. Le roseau fatal perce la pomme, non le cœur de l’enfant. Bientôt un trait vengeur te frappera).
On attribue ces vers au chevalier Henri de Hunenberg, qui les aurait envoyés à Hector Reding, fils du célèbre Rodolphe Reding dont les conseils contribuèrent à la victoire de Morgarten.
Au jugement de quelques personnes, la stance qu’on vient de lire serait une des sources où nos chroniqueurs auraient puisé l’histoire de Guillaume Tell. Le docteur Zay, qui dit l’avoir découverte dans un recueil manuscrit de faits relatifs à la famille Reding de Bibergg, composé au commencement du 18me siècle, lui donne une importance qu’il me paraît impossible de justifier 20 . Il n’y a pas plus de 50 ans que Zay a trouvé cette petite pièce. Je demanderai pourquoi la famille /596/ Reding, qui s’intéressait indubitablement à la gloire de Guillaume Tell, n’a pas produit ces vers lorsqu’on battit en brèche toutes les parties de l’histoire de ce personnage; pourquoi elle n’a point révélé son secret dans un temps où Hedlinger de Schwyz, Zurlauben de Zug, Balthazar de Lucerne, Imhoff d’Uri, et d’autres défenseurs de la tradition cherchaient partout des preuves de la réalité des faits qu’elle attribue au citoyen de Bürglen? Je ne conçois pas comment l’illustre famille Reding, si connue par son patriotisme, aurait fait un mystère de quelques lignes qui, à supposer qu’elles soient authentiques, eussent confondu les adversaires de Tell et rétabli ce héros dans les droits dont ils l’avaient dépouillé. Le témoignage d’un homme imbu des préjugés du vulgaire n’est pas une garantie de l’authenticité des vers dont il s’agit. Zay n’en a donné aucune preuve, non plus que de l’identité du personnage auquel il les attribue. Ces vers ne sont pas moins suspects que le distique latin que le même chevalier de Hunenberg aurait envoyé à son beau-frère après la bataille de Morgarten. 21 Je les tiendrais volontiers pour une imitation moderne de l’épigramme grecque de Gétulicus 22 , que plusieurs poètes latins ont rendue dans leur idiome. Le quatrain publié par le Dr Zay semble une inscription destinée à orner la chapelle de la Blatten. Quoi qu’il en soit, ces quatre vers portent un cachet trop moderne pour que l’on puisse les envisager comme un monument d’un contemporain de Tell. Un savant a observé que le mètre antique des vers élégiaques n’était pas usité dans le siècle où se forma la confédération suisse 23 . Ainsi on peut tirer même de la forme des vers publiés par Zay un argument contre leur authenticité.
« Si ces vers avaient pour auteur un contemporain de Tell, /597/ a dit M. Aschbach, que je viens de citer, non seulement il faudrait les envisager comme le premier Tellenlied, renfermant l’idée-mère des ballades qui, dans cette hypothèse, auraient été composées depuis en l’honneur de Tell, mais encore on pourrait dire qu’ils sont nés de la tradition scandinave, et soutenir que leur auteur, substituant au nom de Toko celui de Tell, a popularisé en Suisse et rattaché à l’origine de la Confédération une légende dont le Nord est la véritable patrie. On a prétendu, ajoute cet habile écrivain, qu’au 14me siècle les habitants des Alpes ne connaissaient pas l’histoire de Danemark par Saxon-le-Grammairien, que, par conséquent, ils ignoraient l’aventure de Toko, et que celle-ci n’avait point été importée en Suisse. Cette assertion, toute positive qu’elle est, ne vaut guère la peine d’être réfutée. Si les relations intellectuelles entre les peuples de l’Europe étaient alors peu fréquentes, elles n’en existaient pas moins. Le clergé les entretenait. Les chroniques du 13me et du 14me siècle contiennent des détails relatifs à la plupart des pays de l’Europe. On peut en dire autant de plusieurs chroniques plus anciennes. Les annales de St. Gall nous instruisent de faits divers qui ont en lieu soit en Allemagne, soit dans le Sud, dans l’Ouest et dans le Nord de l’Europe. De pareilles communications, si elles ne concernaient pas des événements contemporains, ne pouvaient guère provenir que des chroniques écrites dans les contrées où s’étaient passés les faits qu’elles rapportaient. Dans les derniers siècles du moyen-âge on eût difficilement trouvé un livre d’histoire plus intéressant que celui de Saxon-le-Grammairien. Les nombreuses traditions qu’il renferme devaient lui gagner une foule de lecteurs. C’est précisément à l’époque où se forma la confédération suisse, sur la fin du 13me et au commencement du 14me siècle, c’est-à-dire peu de temps après les croisades, que des récits nombreux se répandirent en Europe. L’ouvrage de Saxon devait particulièrement plaire aux peuples des Alpes, dont les ancêtres, suivant une ancienne tradition, étaient venus du Nord. Le nom latin Suecia désigne tout à la fois le pays de Schwyz (ou Suits) et la Suède, d’où l’on dit que les premiers habitants /598/ de Schwyz étaient originaires 24 .» A ces observations importantes j’ajouterai qu’en effet l’histoire du Danemark par Saxon était connue en Suisse à l’époque où nos principaux chroniqueurs composèrent leurs ouvrages 25 . Tschudi la cite à l’occasion de certaines fêtes publiques du moyen-âge. « C’est, dit-il de cet ouvrage, un poème écrit en langue latine avec élégance. » L’écrivain suisse reproche à l’auteur danois d’avoir raconté beaucoup de fables. Il le met au nombre des historiens qu’on ne saurait lire avec trop de précaution 26 . Cette remarque est applicable à celui qui l’a faite. Pour écrire l’histoire des temps primitifs, Tschudi, n’ayant à sa disposition ni mémoires, ni documents, a dû rassembler, comme Saxon, tout ce qu’il a pu trouver d’anciennes traditions orales et de chants populaires, qui, ayant passé à travers plusieurs siècles, de génération en génération, et de bouche en bouche, ont nécessairement perdu beaucoup de traits essentiels et subi des altérations qui rendent leur authenticité plus ou moins suspecte. Il est facile d’apprécier le scrupule de notre compatriote, qui a mêlé à ses récits un bon nombre de fictions, et recueilli les détails de la première aventure de Tell à des sources de même nature et de même valeur que celles où Saxon a puisé l’aventure analogue de Toko. Le jugement que Tschudi porte de l’ouvrage de l’historien danois est celui d’une critique plutôt jalouse que désintéressée. Au lieu de le signaler à l’avance comme un livre peu digne de foi, Tschudi eût mieux fait de présenter des arguments en faveur de la tradition suisse, et de prouver que le fait de la pomme est une partie authentique de l’histoire de Guillaume Tell.
Nous ne réclamons ce service de personne: ce serait demander l’impossible. Jusqu’ici d’habiles écrivains ont fait de vains /599/ efforts pour établir que l’épisode de la pomme est un fait véritable que l’on attribue avec raison à Guillaume Tell. Les arguments allégués en faveur de cette opinion ne supportent pas l’examen. « Gessler, a-t-on dit, renouvela un trait d’histoire qui s’était jadis passé dans le Nord avant l’émigratien du peuple qui vint s’établir dans les Alpes, et dont le souvenir pouvait s’être conservé par la tradition. » — En effet, le souvenir de ce trait scandinave se perpétua dans les vallées des Alpes; nous en avons la preuve dans le chant populaire où nos chroniqueurs l’ont puisé; mais rien n’autorise à croire sérieusement qu’on l’a imité dans les Waldstetten. Je suis surpris des observations que M. Henne fait à ce sujet. « Il est possible, dit-il, que Gessler ait connu la tradition du Nord, si elle est aussi ancienne qu’on le prétend; mais je doute que notre peuple l’ait connue, lui qui porte l’histoire de Tell dans son cœur: à coup sûr, Melchior Russ l’ignorait. Cet écrivain, qui n’était séparé de l’époque où se passa l’événement dont il s’agit que par un intervalle de 175 ans 27 , raconte simplement les choses qu’il a puisées à des sources contemporaines 28 . » Russ n’était instruit du fait de la pomme que par un chant populaire, écho de la tradition. Apparemment le chevalier Gessler avait plus d’érudition que les pâtres des Alpes, mais à quoi bon supposer que ce personnage, étranger aux Waldstetten, connaissait l’aventure de Harald et de Toko, et que les gens du pays, dont les ancêtres étaient venus du Nord, l’ignoraient complètement?
Muller a dit: « Il faut avoir bien peu de connaissances historiques pour nier un événement dont on trouve l’analogue dans un autre pays et dans un autre siècle. » Des critiques sévères sont convenus que l’analogie de la tradition scandinave avec la tradition suisse n’est point un motif suffisant pour croire que la dernière n’est pas authentique, ou qu’elle est une imitation de la première. D’ailleurs, les aventures du guerrier scandinave et celles de l’archer suisse offrent plusieurs détails qui prouvent /600/ qu’elles ne sont pas identiques. Les mêmes causes ont, en général, les mêmes résultats. Les hommes ont les mêmes idées dans les situations semblables. Deux choses peuvent se ressembler sans que l’une vienne de l’autre. J’admets tout cela. Je pourrais même citer un bon nombre de faits qui se sont répétés en divers lieux et à des époques différentes. Mais j’observerai que d’un côté Harald et Toko, de l’autre Gessler et Tell, ne sont point dans des situations semblables. A cet égard il n’y a aucune analogie entre l’aventure du guerrier scandinave et celle de l’archer d’Uri. J’ajouterai que les détails relatifs à la seconde flèche sont si étranges, si extraordinaires, que s’ils étaient authentiques ils ne seraient vrais qu’une seule fois, dans une circonstance unique. Un pareil incident est un phénomène dont il ne reste que le souvenir. Qu’on se représente un père contraint par le caprice d’un cruel despote de viser, sous peine de mort, à la tête d’un enfant qu’il aime, et d’exposer à la fois deux vies innocentes! Il était impossible de concevoir une version plus frappante de l’acte brutal et féroce d’un Cambyse; impossible d’imaginer un trait plus propre à caractériser la tyrannie. Aussi n’est-il point étonnant qu’on l’ait plus d’une fois ajouté malignement à l’histoire d’un personnage à la conduite duquel on voulait donner un relief odieux. C’est précisément ce qui, à mon avis, a eu lieu dans les Waldstetten. Le peuple n’eût pu mieux représenter un usurpateur persécutant un généreux défenseur de la liberté, qu’en lui imputant un acte d’insigne barbarie, dont ses aïeux lui avaient transmis le souvenir.
Dans l’histoire de l’origine de la confédération suisse, le fait controversé de la pomme et des deux flèches est un épisode mal cousu et facile à détacher.
Quoique l’histoire de Danemark par Saxon-le-Grammairien ait été connue en Suisse au 16e siècle, sinon plus tôt, cependant ce n’est pas dans cet ouvrage que nos chroniqueurs ont pris cet épisode. Nous pouvons dire avec une assurance pleine et entière qu’ils l’ont puisé dans un chant populaire, dont la tradition orale avait fourni le sujet. /601/
Au reste, Saxon n’est ni le seul écrivain, ni le premier qui ait raconté le fait prodigieux qui nous occupe. Longtemps avant le siècle où, suivant nos chroniqueurs et nos historiens, la prétendue aventure de Guillaume Tell et de son fils aurait eu lieu en Suisse, la même aventure avait été rapportée par des écrivains du Nord, et dans des poésies populaires, comme un événement dont divers personnages auraient été les héros, à des époques différentes et dans plusieurs contrées. La légende de la pomme remonte aux temps mythiques de la Scandinavie. Elle n’est ni suisse, ni danoise, ni norwégienne, à proprement parler: elle appartient à tous les peuples du Nord ou qui sont venus du Nord. Elle reparaît ci et là sous les mêmes formes et accompagnée d’accessoires qui varient plus ou moins. Elle est en vogue des Alpes jusqu’en Islande, des bords de la Tamise jusqu’aux rives de la Baltique, et peut-être a-t-elle franchi ces limites. Les fictions poétiques voyagent sur des ailes plus légères que celles de la science. Semblables aux papillons, elles voltigent d’un beau lieu de repos à l’autre, sans s’arrêter à aucun.
§ 2. LÉGENDES ANALOGUES AU TRAIT DE LA POMME ATTRIBUÉ À GUILLAUME TELL.
Les héros de ces légendes appartenant à des époques diverses, nous essaierons de remonter le fleuve du temps, c’est-à-dire que nous passerons d’une tradition plus récente à une plus ancienne, afin d’approcher ainsi de la source d’où elles découlent. S’il ne nous est pas donné de parvenir jusqu’à elle, peut-être nous sera-t-il du moins permis de l’entrevoir dans le lointain.
I. AVENTURE DE PUNCLER.
La première anecdote qui nous rappellera l’aventure de Guillaume Tell et de son fils est tirée d’un livre de sortilèges et d’exorcismes, intitulé Malleus Maleficarum, livre qui fut composé en 1489 par Jac. Sprenger et Henri Institor (dont le /602/ véritable nom était Krämer 29 ), et imprimé pour la première fois à Nuremberg, en 1494 30 . Suivant cet ouvrage 31 , un certain comte du Rhin, surnommé le Barbu 32 , ayant entrepris le siège d’un château dit Lendenbrunnen, dont les habitants infestaient la contrée, réussit à s’en emparer grace à l’adresse d’un archer qu’il avait à son service. Cet archer, nommé Puncler, qui avait sa demeure à Rorbach, dans le diocèse de Worms, était si habile qu’il abattit à coups de flèches tous les gens du château, à l’exception d’un seul homme. Jamais ce sorcier ne visait à faux. Avait-il décidé la perte d’un individu, celui-ci ne pouvait échapper au trait fatal.
Or, un jour, un des seigneurs de la cour du prince, voulant s’assurer de l’adresse infaillible de Puncler, élève de Satan, lui ordonna de prendre pour but un denier placé sur le bonnet de son jeune fils. « Je le ferai, dit le sorcier, mais difficilement: j’aimerais mieux m’en dispenser, de crainte que, trompé par le Diable, je ne sois l’auteur de ma mort. » On lui avait donné à entendre qu’il y allait de sa vie. Toutefois, vivement pressé par le prince, il cacha une flèche dans son pourpoint 33 , en mit une autre sur son arbalète, et enleva le denier sans blesser l’enfant. Le prince ayant demandé ce qu’il prétendait faire de la seconde flèche: « Je vous en aurais frappé pour venger ma mort, dit Puncler, si le Diable eût dirigé le premier trait contre mon enfant. » /603/
II. AVENTURE DE WILLIAM DE CLOUDESLY.
Les grandes forêts d’Angleterre furent longtemps redoutables aux Normands. « Elles étaient habitées par les derniers restes des bandes de Saxons armés, qui, reniant encore la conquête, persistaient à vivre volontairement hors de la loi de l’étranger. Partout chassés, poursuivis, traqués comme des bêtes fauves, c’est là seulement, qu’à la faveur des lieux, ils avaient pu se maintenir en nombre, et sous une sorte d’organisation militaire qui leur donnait un caractère plus respectable que celui de voleurs de grands chemins 34 . »
Parmi les chefs de partisans et d’outlaws, ou de bandits saxons, que les ordonnances royales avaient mis hors la loi, Adam Bel, Clym of the Clough ou Clément de la Vallée et William of Cloudesly ne sont pas les moins célèbres. Ces trois hommes étaient, à ce qu’il paraît, natifs de la province de Cumberland. Suivant une ancienne ballade 35 , ils auraient été contemporains de Robin Hood, c’est-à-dire qu’ils auraient vécu sous le règne de Henri II, dans la seconde moitié du 12e siècle. Les aventures surprenantes de ces trois archers sont le sujet d’une longue romance composée au 15e siècle 36 et divisée en trois parties, ou en trois chants, dont le dernier comprend l’histoire de la pomme. Nous pensons qu’il convient de rapporter l’événement auquel cette histoire se rattache dans le poème que nous avons cité. /604/
Adam Bel, Clément de la Vallée et William de Cloudesly s’étant rendus tous les trois coupables du délit de chasse, furent mis hors de la loi normande, et obligés de s’enfuir pour sauver leur vie. Réunis par le même sort, ils se jurèrent fraternité, suivant la coutume du siècle, et s’en allèrent ensemble habiter la forêt d’Inglewood, que la vieille romance nomme Englyshe wood, entre Carlisle et Penrith. Adam et Clément n’étaient point mariés; mais William avait une femme et trois enfants, qu’il avait laissés à Carlisle. Un jour il résolut d’aller les visiter. Il partit, malgré le conseil de ses compagnons, et arriva de nuit dans la ville; mais, reconnu par une vieille femme à laquelle il avait fait du bien, il fut dénoncé au juge et au scheriff, qui cernèrent sa maison, le prirent, et, joyeux de cette capture, firent dresser sur la place du marché un gibet tout neuf pour l’y pendre. On allait exécuter la sentence qui le condamnait à une mort ignominieuse, lorsque Adam et Clément, qu’un jeune porcher avait instruits du sort de leur frère d’armes, parurent tout-à-coup. Ils tuèrent les justiciers royaux et engagèrent une lutte sanglante, qui se termina par la délivrance du prisonnier 37 .
Cependant, les trois héros, fatigués de leur résistance à l’autorité royale, se décidèrent à faire leur soumission au roi et à lui demander une charte de paix. Ils arrivent à Londres avec le fils aîné de William, entrent dans le palais sans dire mot à personne, s’avancent dans la salle, et mettent un genou en terre en levant la main. « Sire, disent-ils, veuillez nous faire grâce, nous sommes coupables du délit de chasse. » — Comment vous appelez-vous? demanda le roi. — « Adam Bel, Clément de la Vallée et William de Cloudesly, » — Etes-vous ces brigands dont on m’a parlé? Je jure devant Dieu que vous serez pendus tous les trois. — Aussitôt le roi les fit arrêter. Mais la reine, touchée du sort des trois frères qui étaient venus volontairement faire acte de soumission, intercéda pour eux. Elle rappela au roi la promesse qu’il lui avait faite en l’épousant, de lui accorder /605/ la première faveur qu’elle demanderait, et elle obtint leur pardon. En ce moment arrivèrent du nord des messagers: ils remirent au roi une lettre qui l’informa qu’Adam Bel, Clément de la Vallée et William de Cloudesly avaient fait un grand carnage des gens de justice et des officiers royaux de Carlisle, qu’ils avaient à eux seuls tué le juge, le sheriff, le maire, les constables, les sergents, jeté plus de trois cents hommes sur le pavé, et de plus, dépeuplé le parc. Le roi ayant lu cette lettre, éprouva une vive douleur. Il se repentit d’avoir promis la vie sauve à ces brigands. Mais, curieux de voir des chasseurs si redoutables frapper au but, il appela ses meilleurs archers, ceux de la reine, et les trois frères d’armes. Ceux-ci, après quelques heureux essais, plantèrent dans un champ deux baguettes de coudrier à vingt fois vingt pas de distance. « Je tiendrai pour un habile archer, dit William, celui qui à une pareille distance fendra l’une de ces baguettes. » Aucun de mes hommes d’armes, dit le roi, ne peut toucher ce but. — J’essaierai, reprit William. Il tendit son arc, et visa si juste que la flèche fendit la baguette. — Tu es le meilleur archer que j’aie jamais vu, dit le roi étonné. — Pour plaire à mon Seigneur, dit William, je ferai un coup plus surprenant. J’ai un fils âgé de sept ans: j’aime ce fils avec tendresse. Je le lierai à un pieu, en présence de tout le monde, je poserai une pomme sur sa tête, et à la distance de cent-vingt pas je partagerai la pomme avec une flèche sans blesser l’enfant. — Je te prends au mot, dit le roi; mais si tu la manques, tu seras pendu. Si tu touches la tête ou le corps de l’enfant, je jure par tous les saints du paradis que vous serez pendus tous les trois. — Ce que j’ai promis, répliqua William, je le tiendrai. — Il planta un pieu en terre, y lia son fils aîné, auquel il recommanda la plus grande immobilité, et lui ayant fait détourner la tête, il y posa la pomme. Après avoir pris ces précautions, William se plaça à la distance de cent-vingt pas, tendit son arc, pria les personnes présentes d’observer le silence, et décocha le trait, qui traversa la pomme sans toucher l’enfant. — Dieu me préserve de jamais te servir de but! s’écria le roi. /606/
L’habile archer, ses frères, sa femme et ses enfants furent conduits à la cour, où le roi et la reine les comblèrent de faveurs et de bienfaits.
Le coup d’adresse de William de Cloudesly s’est longtemps conservé dans la mémoire du peuple. Plusieurs poètes anglais font allusion à ce fait prodigieux 38 . L’ancienne ballade anglaise a fourni à Walter Scott plusieurs traits de la belle scène du jeu de l’arc, dans Ivanhoe (ch. XIII).
III. AVENTURES DE HEMING 39 .
« Harald Haardraade, roi de Norwège (1047-1066), alla visiter Aslak, riche paysan de l’île de Torg, laquelle fait partie du groupe d’îles de Halogaland (Helgoland), et lia connaissance avec Heming, fils de l’opulent insulaire. »
« Aslak, qui se méfiait de son hôte, entreprit de l’éloigner. Il s’avança et dit que le vaisseau du roi était prêt à faire voile. Le prince lui répondit qu’il avait l’intention de passer la journée dans l’île; puis il gagna la forêt, pour y disputer à Heming l’honneur de la victoire au tir à l’arbalète. Mais, bien que Harald fût un habile archer, il ne put égaler son rival. Pour venger ses affronts, il lui ordonna, sous peine de la vie, d’abattre d’un coup de flèche une noisette posée sur la tête de son frère Biörn. D’abord Heming refusa d’obéir à un ordre si barbare; mais enfin, cédant aux invitations de son frère, il pria le roi de se placer à côté de Biörn, afin de s’assurer de la réussite du coup. Harald y plaça Odd Ofeigsön, et se tint auprès de Heming. Celui-ci, ayant fait le signe de la croix, et appelé la vengeance du ciel /607/ sur l’oppresseur, pour le cas où il aurait fait couler le sang innocent, décocha le trait et enleva la noisette posée sur la tête de Biörn. Là-dessus, le roi alla se coucher. Au point du jour, Aslak dit encore à Harald que son vaisseau n’attendait que lui et le signal du départ. Le roi dit, comme la veille, qu’il passerait la journée dans l’île. Après avoir bu, Harald descendit au rivage. Il invita d’abord Haldor Snorresön, puis Baudvar Eldjarnssön, à défier Heming à la nage. Ceux-ci s’étant excusés, Nicolas Thorbergsön, parent du roi, montra plus de complaisance. Les deux rivaux nagèrent fort loin; mais à la fin, Nicolas Thorbergsön, fatigué à l’excès, pria Heming de le porter au rivage. Personne ne voulut engager une nouvelle lutte avec Heming. Le roi ne put voir sans jalousie et sans dépit le triomphe de cet habile nageur. Il ôta ses vêtements et s’élança dans la mer. Aslak conseilla à son fils de se réfugier dans la forêt. « L’aigle lutte contre l’aigle, » répondit Heming en suivant le roi. Harald le saisit et le plongea dans l’abîme. L’onde couvrait nos deux nageurs. La nuit étendait son voile sur l’horison, ensorte que bientôt il fut impossible de distinguer les objets. Cependant le roi prit terre, et il demanda des vêtements. Personne ne douta qu’Heming n’eût trouvé la mort dans les flots. Un triste silence régnait autour de la table où étaient les convives; mais lorsqu’on eut apporté de la lumière et que le roi se fut assis sur son siège, tout à coup Heming entra dans la salle, et vint offrir à Harald un couteau que l’on avait remarqué à la ceinture du roi. Les assistants conclurent de là qu’Heming avait désarmé son rival dans la mer. Le lendemain Aslak demanda au roi s’il était disposé à partir? — Oui, dit-il, mais je désire qu’Heming fasse la traversée avec moi. — Ils abordèrent au pied d’une montagne escarpée: un sentier étroit, pratiqué dans le flanc de la montagne, conduisait à un plateau qui s’avançait en saillie, et dont la surface offrait si peu d’étendue qu’un cheval eût eu de la peine à s’y tenir. Le roi ordonna à Heming de glisser avec des patins sur ce petit espace. Heming objecta vainement que la terre était durcie et dépourvue de neige. Contraint de se rendre à la volonté du roi, il se mit à glisser deça delà, avec /608/ une adresse qui surprit les spectateurs. Heming sollicita le roi de se borner à cet essai, et de ne pas le soumettre à de nouvelles épreuves. Mais, Harald lui dit de fournir encore une carrière, qui consisterait à glisser de haut en bas, en commençant au sommet de la montagne. — Autant vaut me mettre à mort, dit Heming. — En effet, reprit le roi, si tu refuses d’obéir tu es un homme mort. Alors Aslak offrit tous ses biens pour sauver la vie de son fils; mais, Harald lui ayant répondu qu’il se souciait peu de ses biens, l’intrépide Heming pria les personnes présentes de ne pas intercéder pour lui. Il se tint un moment à l’écart, et reçut d’Odd Ofeigsön le linceul de St.-Etienne, lequel, dit-on, a la vertu d’arracher au péril de mort tout être vivant qui le porte. Cependant le roi, accompagné de sa suite, venait de gravir sur le rocher plat dont nous avons parlé. Il avait jeté légèrement son manteau rouge sur ses épaules. Il planta sa lance en terre, et se fit tenir à dos par son parent Thorbergsön, qui, à son tour, était retenu par un de ses compagnons, et ainsi de suite; ensorte que les courtisans, se soutenant l’un l’autre, formaient une file le long de l’étroit sentier. Heming lia ses patins et se mit à glisser du haut de la montagne. Les courtisans le considéraient avec étonnement. Il faisait les sauts les plus hardis sans perdre ses patins. Lorsqu’il fut arrivé près de l’espace restreint où il avait d’abord glissé, il se débarrassa de ses patins par un mouvement adroit, et s’élança d’un bond sur la pierre plate où était le roi, qu’il saisit au manteau. Mais le perfide Harald lâcha son manteau, et Heming fut précipité dans l’abîme. »
Telle est la tradition scandinave. Nous supprimons le récit de la lutte qu’Harald eut à soutenir contre les Islandais que sa tyrannie avait excités à la révolte. Il suffit d’ajouter que, suivant la Saga, Heming fut recueilli par des pêcheurs, qu’en 1066 il prit part, dans l’armée des Anglais, à la bataille de Standforbridge, et qu’une flèche, par lui lancée, désigna si bien Harald Haardraade, qu’un autre archer le reconnut et le frappa mortellement.
Au reste, le roi norwégien dont il est question dans ce récit, /609/ était Harald, fils de Sigurd, qui, au premier choc des deux armées, devant les murs d’York, reçut un coup de flèche qui lui traversa la gorge 40 .
L’entreprise hasardeuse de Heming, sur la montagne, était le sujet d’une ballade qui circulait encore au temps de l’historien Thormod Torfæus (né en Islande en 1636, mort à Copenhague en 1719): « de quo oda adhuc superstes circumfertur, » dit-il.
IV. AVENTURES D’ENDRIDE ILBREID (en lat. Pansa, c’est-à-dire aux pieds larges), EN NORWÈGE 41 .
L’histoire que nous allons rapporter se trouve au ch. 235me de la Saga d’Olaf Tryggvesön. Le récit de la visite que ce roi fit à Endride Ilbreid, jeune payen de condition, qu’il voulut convertir au christianisme, est accompagné des détails d’une lutte qui nous paraît d’autant plus intéressante qu’on peut la considérer en quelque sorte comme une ordalie.
« Le roi Olaf Tryggvesön et Endride ayant ôté leurs vêtements se mirent à nager et jouèrent d’abord ensemble. Ils se plongeaient mutuellement; mais enfin ils restèrent si longtemps sous l’eau qu’on désespéra de jamais les revoir. Cependant, le roi Olaf reparut à la surface de l’eau; il gagna le rivage, et s’y reposa de ses fatigues, sans se revêtir de ses habits. On ignorait ce qu’Endride était devenu, et personne n’osait interroger le roi. Après quelques moments d’inquiétude, on crut apercevoir Endride, qui s’avancait en nageant d’une façon toute particulière. Il avait eu l’adresse de se procurer une monture. Il était assis sur un gros chien de mer, le tenait des deux côtés par la barbe et le dirigeait ainsi vers la côte. Près d’atteindre le rivage, il lâcha l’animal. Aussitôt le roi se leva pour nager à la rencontre d’Endride. Il l’entraîna sous l’eau, et l’y retint /610/ longtemps. Cependant l’un et l’autre reparurent à la surface, et le roi prit terre. Quant à Endride, il était si fatigué qu’il eût péri si le roi ne fût allé à son secours. Lorsqu’Endride eut reprit ses sens et que les deux rivaux se furent habillés, le vainqueur dit au vaincu: « Tu es un nageur habile, Endride, mais rends gloire à Dieu, sans moi tu périssais; car, tu es le plus faible de nous deux, témoin les gens qui nous ont observés. » — Il te plait d’en juger ainsi, reprit Endride. — Pourquoi, demanda Olaf, as-tu lâché le chien marin, au lieu de le tuer et de le traîner au rivage? — Parce que vous auriez dit que je l’avais trouvé mort, répliqua Endride.
La nuit fut consacrée au repos. Le lendemain, le roi proposa un nouveau défi à Endride. Il s’agissait de voir qui des deux était l’archer le plus adroit. — Monseigneur, dit Endride, il me semble que l’expérience de la veille devrait vous suffire. A quoi bon m’engager dans une entreprise hazardeuse qui m’offre encore moins de chance de succès que la première? — Je voudrais qu’il en fût ainsi, reprit le roi. Il m’importe que tu tires de l’arc avec moi, et que tu t’avoues vaincu. — J’y consens, dit Endride, puisqu’il vous plaît de voir combien votre adresse est supérieure à la mienne. — Ils allèrent dans une forêt voisine de la cour. Le roi ayant ôté son manteau, planta en terre un éclat de bois qui, à une distance considérable, devait servir de but aux deux archers. Ensuite, il tendit son arc, et visa si bien que le trait frappa le sommet du copeau et s’y fixa. Les spectateurs s’accordèrent à dire qu’il était impossible de tirer plus juste. Endride, à son tour, vanta l’adresse du roi, et dit que pour lui, après un coup pareil, il pouvait se dispenser de tirer. Le roi lui laissa l’alternative de faire un essai ou de reconnaître son infériorité dans l’art de manier l’arbalète. Endride se résolut à tirer. Sa flèche entra dans la coche de la flèche qu’Olaf avait lancée, ensorte qu’elles étaient comme enchâssées l’une dans l’autre * . Le roi parla en ces termes: « En /611/ vérité, Endride, ton adresse est remarquable; toutefois ce coup n’est pas décisif. Qu’on amène ici l’aimable enfant sur lequel, disais-tu naguère, tu concentres toutes tes affections; qu’il nous serve de but à la distance que je fixerai. » On amena l’enfant. Le roi le fit lier à un pieu 42 , et ayant demandé une figure d’un jeu d’échecs, il la fit placer sur la tête de l’enfant.
« Nous allons, dit-il à son adversaire, nous allons abattre cette figure du sommet de la tête du jeune garçon sans le blesser. » — « Essayez, si tel est votre bon plaisir, répondit Endride; mais si vous frappez l’enfant, je le vengerai. » — Le roi fit mettre autour du front de l’enfant un mouchoir, dont deux hommes devaient tenir les deux extrémités pour l’empêcher de se mouvoir lorsqu’il entendrait le sifflement de la flèche, puis il se plaça au lieu d’où il voulait tirer, se signa, et bénit la pointe de la flèche avant de la décocher. La rougeur se répandit sur le visage d’Endride. Le trait vola sous la pièce et l’enleva; mais il avait effleuré la peau de la tête, qui saigna abondamment 43 . Alors Olaf invita Endride à tirer à son tour; mais la mère et la sœur d’Endride vinrent et le prièrent, en versant des larmes, de renoncer à une entreprise si téméraire. »
La Saga raconte ensuite que « le troisième jour Olaf vainquit son adversaire dans un combat singulier; qu’Endride, dont le roi avait captivé l’admiration par son adresse, se rendit à la volonté du vainqueur, se fit baptiser, et qu’après sa conversion il fut admis dans le cortège du roi. Suivant la tradition, Endride aurait pris part à une expédition maritime sur le vaisseau Orm-le-long, et trouvé la mort dans la bataille de Svolder. »
Olaf I, fils de Tryggve, roi de Norwège, s’établit, vers la fin du dixième siècle, l’apôtre de son peuple, dont il entreprit la conversion. Il fut vaincu l’an 1000 dans le combat naval de Svolder, que lui livrèrent les Danois et les Suédois. Cette bataille lui coûta son royaume. /612/
V. AVENTURES DE PALNATOKE.
Le fait légendaire de la pomme a été transmis dans l’Histoire du Danemark par Saxon-le-Grammairien un siècle avant l’origine de la confédération suisse. Nous faisons précéder ce fait de quelques détails sur l’auteur de l’ouvrage que nous avons nommé.
Saxe-le-Long, qu’il ne faut pas confondre avec un prieur de Rœskilde, son contemporain, était l’homme le plus érudit et le plus éclairé de son pays. Ses connaissances variées lui valurent l’épithète de Grammairien ou d’Antiquaire. Né vers l’an 1150, suivant son commentateur Stephanius, il mourut en 1204. Absalon, archevêque de Lunden, appréciant le mérite de Saxon, le nomma son clerc ou secrétaire, et le chargea de transmettre à la postérité les faits mémorables qui s’étaient passés dans sa patrie. Saxon écrivit une histoire du Danemark en seize livres. Comme Absalon avait la direction des affaires de l’Etat, personne ne pouvait mieux que lui fournir à son protégé les matériaux nécessaires à la composition de son ouvrage. Aussi les derniers livres, notamment ceux qui relatent les événements de l’époque où l’auteur vécut, sont dignes de foi. On ne saurait en dire autant des huit premiers, qui sont remplis de fables et de contes. Saxon n’a pas écrit avec une exacte vérité l’histoire primitive de son pays, parce qu’il n’avait pas de sources où il pût puiser. Il affirme qu’il n’existait aucune histoire écrite du Danemark. D’ailleurs, plus jaloux de faire briller son talent de versificateur latin, et d’écrire dans cette langue avec un certain degré d’élégance, que de se distinguer comme historien, Saxon n’a pas pris la peine de consulter les mémoires écrits et les archives des couvents. Il a rassemblé tout ce qu’il a pu trouver d’anciennes traditions orales et de chants populaires. Il a recueilli sans doute un bon nombre de traits et de détails de la bouche d’un certain Arnold Thylensis (c.-à-d. islandais), devin et /613/ narrateur, qui amusait l’archevêque en lui racontant les histoires et les aventures des vieux temps 44 .
Parmi les récits que Saxon-le-Grammairien a puisés dans la tradition orale ou dans les anciennes ballades, on remarque le trait de la pomme, trait qu’il attribue à un célèbre archer, nommé Toko. Ce personnage aurait été contraint d’exécuter un acte semblable à celui que l’on rapporte de Guillaume Tell et d’autres arbalétriers. Le commentateur de Saxon prétend que ce fut en 965. Nous ne pensons pas à vérifier cette date, vu que Saxon ignore ou néglige la chronologie des faits antérieurs au douzième siècle. Il suffit d’observer que, suivant la tradition, l’aventure de Toko aurait eu lieu sous le règne de Harald Blaatand (à la Dent noire), c’est-à-dire dans la seconde moitié du dixième siècle.
Ecoutons le récit de l’historien danois 45 .
« Certain Toko, attaché depuis quelque temps au service du roi, avait excité la jalousie de ses compagnons d’armes, dont il se distinguait par sa valeur et ses exploits. Un jour que la conversation était fort animée entre les convives, Toko vanta son adresse, et dit que du premier coup de flèche il abattrait de loin une pomme placée sur un bâton, quelque petite qu’elle fût. A peine ses envieux eurent-ils entendu ce langage qu’ils le rapportèrent au roi. La jactance de Toko eût pu être funeste à son enfant; car le roi, homme méchant, lui ordonna de prendre pour but une pomme placée sur la tête de son fils, qui tiendrait lieu de perche, et de la frapper, ajoutant que s’il ne l’abattait du premier coup, sa vanité lui coûterait la vie. Le célèbre guerrier se voyait contraint de faire une chose à laquelle il ne s’était point engagé. Ses ennemis, pour lui nuire, avaient saisi une parole tombée dans l’ivresse d’un festin, et le roi, prêtant /614/ à cette parole un sens qu’elle n’avait pas, força Toko de se signaler par un coup d’essai qui passe pour un chef-d’œuvre. Quoique des malveillants lui eussent dressé des embûches, il conserva cette force d’ame qui sait vaincre les obstacles. L’imminence du péril fortifia son courage. Ayant donc placé son enfant, l’intrépide guerrier lui recommanda soigneusement de rester immobile lorsqu’il entendrait le sifflement de la flèche; et, prenant les mesures que dictait la prudence, il lui fit détourner la tête, de crainte qu’il ne s’effrayât à la vue du trait que son père dirigerait contre lui. Alors Toko prit trois flèches; il en mit une sur son arbalète, et enleva la pomme du premier coup. Sil avait eu le malheur de blesser son fils, il aurait expié par le supplice l’erreur du trait fatal. Je ne sais ce que j’admirerai le plus du courage du père ou de la docilité de l’enfant. Si le père dut à son adresse la conservation de sa propre vie et le salut de son enfant, celui-ci, par sa patiente soumission, affermit l’ame et sauva l’honneur de son père.— Le roi ayant demandé à Toko ce qu’il prétendait faire des deux autres flèches, puisqu’il ne pouvait éprouver la fortune qu’une seule fois, l’adroit archer lui répondit: « Elles t’étaient destinées si je n’avais pas touché le but. Plutôt que de subir un supplice non mérité, je me serais vengé de la violence que tu as exercée envers moi. »
« Par cette réponse hardie, Toko fit entendre que son courage était un titre à l’estime des hommes, et que l’ordre du roi méritait un châtiment sévère. »
« Toko s’était à peine tiré de cette situation dangereuse, qu’il s’exposa à un nouveau péril. Harald ayant prétendu qu’il était fort habile à glisser avec des patins, Toko dit que dans cet art il ne le céderait pas au roi. Harald obligea aussitôt son rival à donner une preuve de son talent sur le rocher Kolla (Kuldgnibe), en Scanie. L’imprudent Toko se fia moins à son expérience qu’en sa force et son adresse. Ayant gravi sur la cime du rocher, il se soutint à l’aide d’un bâton, lia ses patins et se mit à glisser avec une extrême vitesse. Bien que, dans ce voyage rapide, il vint heurter contre des pointes de rocher, cependant il se tint ferme sur ses pieds. L’imminence du péril ne put /615/ abattre son courage, ni lui faire perdre l’équilibre. Le vertige eût saisi tout autre homme dont la vue aurait plongé du haut de ce rocher dans les précipices qui le bordaient. Enfin, ses patins s’étant brisés, il tomba. Il aurait trouvé la mort dans les flots, si son bon génie n’eût veillé sur lui. Se cramponnant aux fentes du rocher, Toko descendit prudemment jusqu’à la mer, où des pêcheurs le recueillirent. Le roi crut que son rival était mort: des fragments de patins, qu’on avait retirés de l’eau, le confirmèrent dans son opinion. Toko, maudissant Harald, qui, au lieu de le récompenser, l’engageait dans des entreprises hasardeuses, se retira auprès de Svend, fils de Harald, qui armait pour faire la guerre à son père. Un jour, ayant surpris Harald derrière un buisson, près de Helgehavn, il se vengea des outrages qu’il en avait reçus, en lui lançant une flèche qui le blessa mortellement. Le prince fut transporté à Julin (Wollin), où bientôt il expira. »
Olaus Wormius (ou Magnus) raconte les détails du trait de la pomme tels qu’on vint de les lire 46 . Il n’est pas étonnant que cet auteur s’accorde avec Saxon, vu qu’il l’a copié, quelque fois mot pour mot. Il avoue d’ailleurs qu’il a puisé dans l’ouvrage de son prédécesseur 47 .
Le récit de Crantz diffère du récit de Saxon sur deux points de détail que nous indiquerons ci-dessous au § 3.
Nous avons vu que, dans l’opinion de quelques érudits, les mots Tell et Toko seraient synonymes et signifieraient archer, que ces deux noms auraient été personnifiés et entourés de détails poétiques. Pour soutenir ce système, il faudrait pouvoir démontrer que les noms des divers personnages auxquels le fait de la pomme est attribué sont identiques, qu’ils désignent tous un archer. Nous avons expliqué ailleurs le sens véritable du mot Tell, et prouvé la réalité de ce personnage. C’est ici le lieu de parler du héros scandinave, dont nous venons de raconter les aventures. /616/
Toko, cité par Saxon-le-Grammairien,était le célèbre Palnatoke, dont la mémoire est vénérée dans le Nord. Le nom Toke n’était point rare en Scandinavie: c’est pourquoi on distinguait notre héros de ses homonymes en ajoutant à son nom propre celui de son père. Or, le père de Toke s’appelait Palnir, nom que porta le fils du guerrier scandinave. conformément à l’usage reçu de donner aux enfants mâles les noms de leurs aïeuls paternels. S’il était nécessaire de confirmer cette assertion par des exemples, l’Islande en fournirait un bon nombre. Sueno Aggonis, contemporain de Saxon, fait mention de Palno Toko, au ch. 5 de son Histoire de Danemark, mais dans la suite il ne désigne que par le nom de Palno l’homme que Saxon appelle Toko 48 . Il est évident que sous ces deux noms il faut comprendre un seul et même personnage, savoir celui que l’historien danois Thormod Torfæus appelle Palnatokius.
Cet homme du Nord fut, à ce qu’il parait, un des rois de mer du 10me siècle, c’est-à-dire un chef d’expéditions maritimes. Habile et courageux, il soutint avec avantage plusieurs luttes contre les petits rois qui partageaient la domination du Danemark et de la Norwège. Il fonda une sorte de Confédération d’intrépides marins dont il fut le chef et le législateur. Le siège de cette république était Julin ou Jomsbourg 49 , dans l’île de Wollin. On raconte que Svend, fils de Harald Blaatand, s’étant révolté contre son père, triompha par le secours de Palnatoke. Quoi qu’il en soit, «les récits des historiens danois et islandais attestent que ce guerrier s’est rendu célèbre par sa bravoure et ses exploits dans le siècle héroïque où il vécut 50 . »
Le nom et les aventures de ce héros se sont conservés longtemps dans la mémoire du peuple. En Scandinavie, comme /617/ ailleurs, on a groupé autour du nom d’un personnage historique des détails créés par l’imagination 51 .
VI. AVENTURE D’EGIL.
Si de la Scandinavie nous passons en Islande, nous y retrouvons la légende de la pomme dans l’aventure d’Egil, dont la Vilkinasaga 52 a transmis le souvenir.
« Un jour le roi Nidung, à qui l’on avait plusieurs fois vanté l’adresse d’Egil, voulut s’en assurer. Il fit mettre une pomme sur la tête du fils d’Egil, et ordonna au célèbre archer d’y viser de manière à ce que le trait ne volât ni trop haut, ni trop bas, ni à côté du but, mais qu’il traversât la pomme. Le roi ne lui /618/ défendit pas de frapper son fils, sachant qu’il éviterait, si possible, de le blesser. Egil ne devait lancer qu’une seule flèche, néanmoins il en prit trois, les garnit de plumes, en appuya une sur la corde de l’arc, et perça la pomme, de façon que la flèche en enleva une moitié et que le reste tomba à terre. Ce coup d’adresse s’est conservé longtemps dans la mémoire du peuple. Il excita l’admiration du roi. Egil fut illustre parmi les hommes; on le surnomma Egil l’archer. Le roi Nidung demanda à Egil pourquoi il avait pris trois flèches, tandis qu’il ne devait décocher qu’un seul trait. « Monseigneur, répondit Egil, je vous dirai la vérité. Ces deux flèches vous étaient destinées si j’avais eu le malheur de blesser mon enfant.» Le roi ne s’offensa point de cette réponse. Tous les assistants jugèrent qu’Egil avait parlé en homme de cœur. »
M. Schiern 53 a rapporté cette anecdote d’une manière différente dans quelques détails. Cependant cet écrivain cite aussi la Vilkina-Saga comme la source où il l’a puisée. Il importe de connaître les deux versions du même fait.
… « En ce temps Egil, frère de Velent (le forgeron) vint à la cour du roi Nidung. C’était le plus bel homme que l’on put voir. Il était un art dans lequel Egil excellait, l’art de manier l’arc et l’arbalète. L’adresse d’Egil excitait l’admiration. Le roi Nidung lui fit bon accueil, sans qu’il sût toutefois qui était cet hôte. Le roi mit plus d’une fois l’adresse d’Egil à l’épreuve, afin de s’en assurer. Après avoir épuisé les ressources de son imagination, il s’avisa de faire poser une pomme sur la tête du fils d’Egil « De là où tu es, dit-il à l’archer, tu enlèveras la pomme qui est placée sur la tête de ton fils: si tu la manques, il t’en coûtera la vie. » Egil prit une flèche de son carquois, en essaya la pointe, l’affila, et posa la flèche à côté de lui. Ensuite il prit une seconde flèche, l’affila comme la première, l’appuya sur la corde de son arc, et traversa la pomme; en sorte que la pomme et la flèche /619/ tombèrent ensemble à terre. Ce coup d’adresse s’est conservé dans la mémoire du peuple. L’auteur fut surnommé Œlrunar-Egil, ou Egil l’habile archer. »
« Le roi Nidung lui demanda pourquoi il avait pris deux flèches 54 , une suffisant pour le coup qu’il devait tirer. « Seigneur, répondit Egil, je vous dirai la vérité: cette flèche vous était destinée, si j’avais blessé mon fils. » etc.
Egil avait deux frères, l’un nommé Slagfidr, l’autre Velent (Völund et Wieland). Celui-ci, que l’on a considéré comme le Dédale et le Vulcain du Nord, s’acquit une grande célébrité par son génie dans les arts et par ses aventures. Son nom se perd dans la nuit du paganisme. Les Anglo-saxons le citaient comme un nom dont les souvenirs remontaient fort haut dans le passé. Alfred-Le-Grand (né 849. † 900) mentionne Velend, dans sa traduction des Consolations de Boèce. Un écrivain français du douzième siècle parle aussi de l’industrieux Velant. Le normand Taillefer prétendait que son épée était sortie de l’atelier de Velant 55 . L’aventure d’Egil, frère cadet de Velent, appartient, comme celle de l’illustre artisan, aux temps mythiques de la Scandinavie et de l’Islande.
Suivant la traduction de van der Hagen et de Schiern, le célèbre Egil aurait reçu l’épithète d’archer. C’est une erreur qui provient de la fausse interprétation d’un nom que nous verrons au bas de cette note. Jacob Grimm 56 dérive le mot Egill, ou Eigill (nom qui est assez commun dans le Nord), de Jgel, qui signifie hérisson; et, comme les mots piquant, dard ou trait et flèche sont équivalents, il en conclut que les noms Egill, Bell et Tell sont synonymes, c’est-à-dire qu’ils désigneraient une flèche, comme Toko désignerait un arc. Dans cette hypothèse, le fait attribué à Egil serait simplement un trait fabuleux des temps héroïques du Nord.
Le savant éditeur de la Bibliothèque des Sagas n’admet pas /620/ l’étymologie du mot Egil, adoptée par Grimm. Dans un chant héroïque, le nom Egil est accompagné de celui d’Aulrunar 57 . « Ces deux noms, dit P.-E. Muller 58 , ne signifient point Egil de la flèche (c.-à-d. l’archer), comme l’ancien traducteur 59 l’a pensé, mais le mari d’Aulrunar. On appelait ainsi la troisième des Valkyries ou des houris du paradis d’Odin, laquelle épousa Egil. »
Quant au nom de Nidung, d’après son étymologie, il signifierait haineux, envieux, jaloux, et caractériserait le personnage qui l’a porté.
À notre avis, la légende du père visant à la tête de son enfant cache, sous une enveloppe merveilleuse, un fond de vérité. Pour soutenir cette thèse il suffira, peut-être, de rapporter deux faits que nous avons déjà cités en substance.
« On raconte qu’un jour Cambyse dit à son ministre Prexaspès, dont le fils était échanson du roi: « Prexaspès, que dit-on de moi et quel homme pensent les Perses que je sois? Maître, répondit Prexaspès, de toutes choses ils te louent, si ce n’est qu’ils te croient trop adonné au vin. » Le roi reprit en courroux: « Les Perses me disent trop adonné au vin; ils me croient insensé, privé de jugement? Tu vas tout à l’heure connaître s’ils disent vrai ou si, parlant ainsi, ce sont eux au contraire qui ont perdu le sens; car avec ce trait si je frappe au milieu du cœur de ton fils que voilà là-bas devant ma porte, les Perses sans doute sont menteurs. » Cela dit, il tend son arc et du trait frappe l’enfant; lequel étant tombé il commanda de l’ouvrir et regarder le coup, et en effet le fer était au milieu du cœur. Sur quoi transporté d’aise et s’éclatant de rire, il dit au père: « Tu le vois, Prexaspès, je ne suis pas fou … Vis-tu jamais, dis-moi, archer aussi sûr comme je suis? Prexaspès le /621/ voyant hors de sens, et craignant pour soi, répondit: « Maître, le dieu ne tirerait pas plus juste 60 . »
« Alcon voyant son fils étreint par un affreux serpent, tendit son arc d’une main tremblante. Il ne manqua pas le reptile. La flèche, rasant la tête de l’enfant, pénétra dans la gueule du monstre. Renonçant désormais à faire usage de son arme meurtrière, l’heureux père suspendit au chêne (d’où le serpent s’était élancé sur Phalère) son carquois, en mémoire du son adresse et de son bonheur 61 . »
C’est apparemment du mélange ou de la combinaison de ces deux récits qu’est née la légende de la pomme. Cette légende /622/ n’est point une pure fiction. « Le merveilleux enfanté par l’imagination ne subsiste pas longtemps, s’il n’est soutenu par l’élément irrégulier qu’on appelle un phénomène. » Le trait de Cambyse est un phénomène, dont le souvenir ne pouvait s’effacer. Celui d’Alcon est tout au moins un fait étrange, extraordinaire. Le premier était connu en Grèce par Hérodote, en Italie par Sénèque le philosophe, et peut-être par quelque autre écrivain plus ancien. Le second a été souvent répété: il a été répandu jusque dans les régions lointaines du Nord, où le nom du célèbre archer de Crète était parvenu, sans doute, avec celui d’Hercule 62 , son compagnon. D’ailleurs, on retrouve dans ces régions des traces de fables dont le berceau fut l’Italie, la Grèce, ou l’Orient. Des découvertes récentes ont prouvé que les Grecs et les Romains avaient établi, sinon par terre, du moins par eau, des relations de commerce avec les peuples du Nord. Ils y importaient leurs traditions. C’est indubitablement dans la Scandinavie que la légende de la pomme est née d’un /623/ élément étranger, dans les temps héroïques de cette contrée si froide et pourtant si féconde en ingénieuses fictions. Elle s’est développée et perfectionnée dans le Nord. Les Angles et les Saxons, ou plutôt les Normands l’ont transportée dans la Grande-Bretagne. Des hommes venus des bords de la Baltique l’ont introduite dans les Alpes, où ils cherchèrent une nouvelle patrie. Observons que, suivant une tradition constante, les premiers habitants des Waldstetten étaient originaires de la Scandinavie; que la légende Suisse a une analogie si frappante avec celle de Toko, qu’il serait difficile d’en méconnaître l’origine septentrionale. Quand? par quelle voie? de quelle manière s’est-elle introduite dans les Alpes? Nous ne pouvons le dire avec certitude. Suivant un écrit remarquable sur ce sujet 63 , lors d’une nouvelle invasion des Normands, sous la conduite de Godefroi et de Sigefroi qui en 881 s’avancèrent jusqu’au Rhin, une peuplade du Nord, accompagnée des fils de Ragnard Lodbrok, aurait remonté ce fleuve, pénétré dans les Alpes, et fondé une colonie dans les vallons de ces montagnes. M. Schiern, rejetant cette hypothèse, la remplace par un autre système, qui paraît mieux fondé 64 . Suivant cet écrivain, les colons qui s’établirent dans les Waldstetten auraient fait partie des Goths qui, sortis de la Scandinavie, traversèrent la Mésie, envahirent l’Italie, et fondèrent un empire qui embrassa, outre ce pays, l’Illyrie, la Pannonie, le Norique et la Rhétie, ou le pays des Grisons, où l’on voit des vestiges d’une ancienne voie militaire des Romains, que suivirent les nouveaux conquérants. La légende scandinave aurait donc suivi la route par laquelle les Goths se rendirent en Italie, et de là, par la Rhétie, dans /624/ les Alpes. Quoi qu’il en soit, on ne saurait douter que la légende de la pomme n’ait été transportée en Suisse par une colonie venue du Nord. Les considérations qu’on lira dans l’article suivant serviront d’appui à cette opinion.
§ III. COMPARAISON DES TRADITIONS DE LA POMME.
Les anecdotes qu’on a lues ci-dessus montrent que la légende du père tirant sur son fils est très-ancienne, et qu’elle a été répandue au loin. Si l’on remarque entre ces anecdotes quelque différence dans certains points de détail, des nuances qui les distinguent, elles offrent cependant toutes le même type primitif, qui les assimile, les identifie l’une à l’autre, et qui annonce au premier aspect qu’elles sont filles d’une même mère, qu’elles ont une origine commune.
La légende de la pomme, telle que la racontent nos chroniqueurs et les chants populaires, n’a pas été enfantée par le génie d’un seul homme: elle n’est pas venue au monde d’un seul jet. Elle a été peu à peu composée de divers éléments par divers écrivains. Après en avoir suivi les traces jusqu’à sa source, et indiqué la voie probable par laquelle cette tradition s’est transmise d’un peuple à l’autre, nous essaierons de montrer comment, dans cette pérégrination, elle a grandi, comment la poésie l’a embellie d’ornements ingénieux et perfectionnée jusqu’à nos jours.
Dans l’épigramme grecque, Alcon tend son arc pour frapper un serpent, qui de ses longs replis enveloppait le jeune Phalère. La flèche, rasant la tête de l’enfant, traverse la gueule du monstre. L’heureux père dédie, par reconnaissance, son arme au dieu qui a protégé l’objet de sa tendresse 65 . /625/
C’est évidemment dans cette épigramme, laquelle a été imitée par des poètes latins, que l’on trouve l’origine de la belle tradition de la pomme, qui, traversant les siècles, s’est répandue dans des contrées lointaines. On remarque dans cette épigramme un seul élément; c’est le trait rasant la tête de l’enfant. Le père, par un mouvement spontané, bande son arc, vise au monstre, et sauve la vie de son fils. Ce coup, non moins hardi qu’adroit, n’est pas la conséquence d’un ordre. Mais, dans la Vilkinasaga, qui rapporte l’aventure d’Egil, le coup d’adresse de cet archer est la conséquence d’un ordre formel. Cet ordre est inspiré au roi par la haine et le soupçon. Nidung n’est pas précisément jaloux de la réputation d’Egil: non, l’adresse de l’étranger qui est venu à sa cour lui donne ombrage. Il se défie de lui. Pour se débarrasser de cet hôte incommode, il lui ordonne, sous peine de la vie, d’abattre d’un coup de flèche une pomme placée sur la tête de son fils âgé de trois ans. Il espère qu’Egil refusera de tirer, ou qu’il blessera l’enfant. Dans l’un et l’autre cas le roi aura un prétexte de faire mourir ce redoutable archer. Dieu veille sur l’innocence et déjoue les projets du méchant. Le coup d’adresse d’Egil est d’autant plus remarquable que cet homme subit l’épreuve dangereuse qui lui est imposée. Mais ce qui rend cette tradition plus frappante et la revêt d’un ornement poétique, c’est le trait des deux flèches dont Egil s’est muni pour le besoin. Engagé dans une entreprise hasardeuse, il s’apprête à l’exécuter; mais en se /626/ préparant il médite une vengeance terrible, que justifie l’ordre tyrannique par lequel Nidung tente la providence divine. Le roi lui-même ne peut condamner le funeste dessein d’Egil, et son approbation tacite est une réparation de l’outrage qu’il a fait au guerrier. Enrichie de ces accessoires, la tradition primitive forme déjà un tout poétique.
Si nous comparons avec le récit de la Vilkinasaga l’aventure de Toko, racontée par Saxon-le-Grammairien, nous remarquons un nouveau progrès. Cette fois, c’est la jactance de Toko qui éveille dans l’esprit du roi l’idée d’exposer le cœur et le bras de ce guerrier à une rude épreuve. En voyant cette idée se présenter si naturellement à l’esprit de Harald, nous sommes frappés de la vraisemblance poétique, et nous avouons que l’illusion est plus complète. Il y a plus. Celui qui sera peut-être victime de l’imprudence de son père, n’est pas un enfant; c’est un jeune homme qui sait prévoir et calculer le danger qui menace ses jours. Toko l’exhorte soigneusement à rester immobile, à ne pas détourner la tête quand il entendra le sifflement de la flèche, de crainte que le moindre mouvement ne soit la cause d’un grand malheur 66 . Ce détail enrichit la fable. Non seulement cette exhortation trahit les sentiments pénibles et douloureux dont le cœur paternel est affecté, mais encore elle donne une couleur poétique à la patiente soumission du fils de Toko. — Le récit d’Olaus Wormius, emprunté à Saxon, n’offre rien de nouveau; en revanche celui d’Albert Crantz, qui est peut-être l’expression fidèle de la tradition vulgaire, se distingue par deux points de détail qui donnent plus de noblesse et d’énergie à la pensée du poète. Le roi ayant demandé à Toko ce qu’il prétendait faire des deux autres flèches qu’il avait tirées de son carquois, l’archer lui répondit: « Si mon bras m’avait trahi, la seconde flèche aurait percé ton cœur, et la troisième l’audacieux qui eût osé faire un pas 67 . » /627/
Cette réponse est mieux imaginée que celle qu’Egil fait à Nidung, en lui disant: « Les deux autres flèches t’étaient destinées. »
Peterman Etterlin se rapproche de Crantz, à l’endroit de sa chronique où il met ces mots dans la bouche de Tell: « Je vous aurais frappé, ou l’un des vôtres, avec la flèche que j’avais sous mon pourpoint. » Cette réponse maladroite, invraisemblable, prouve que la tradition s’était altérée, ou que le narrateur suisse l’a mal rendue.
Dans la Vilkinasaga, le roi Nidung ne se formalise point de la réponse hardie d’Egil. Dans le récit de Saxon, le roi Harald, semblable à Nidung, ne répond rien au fier archer; mais, dans la relation de Crantz, il paraît généreux: « Le roi ne voulut point punir le juste ressentiment d’un vaillant guerrier 68 . »
La simple exposition du prétendu fait historique attribué à Toko, montre qu’on ne peut admettre ce fait comme un événement réel et vrai dans tous les détails. Qu’on l’attribue au héros scandinave, ou au pâtre des Alpes, il n’en devient pas plus vraisemblable. A ne le considérer même que comme une fiction, on voit qu’il ne peut convenir au caractère de Palnatoke. Il y a quelque chose de peu naturel et de forcé dans l’application que l’on a faite de cette histoire à Toko; car, ce personnage semble moins un habile archer qu’un brigand téméraire.
La tradition d’Olaf se présente sous un nouvel aspect. C’est bien la même légende du Nord, mais modifiée selon les circonstances, appropriée à une situation particulière, et enrichie de nouveaux détails. Le roi, voulant convertir au christianisme un jeune seigneur payen, emploie des moyens de conviction qui caractérisent son siècle. Il propose trois défis à Endride. Celui-ci les accepte, et s’engage à se faire chrétien s’il est vaincu. Le roi, d’abord supérieur à son adversaire, craint, dans la seconde épreuve, que la victoire ne lui échappe. L’adresse /628/ d’Endride a égalé la sienne. Dans cette situation critique, Olaf se rappelle tout à coup qu’Endride lui a parlé d’un bel enfant qu’il aime avec tendresse. « Qu’on amène ici le bel enfant, dit-il, un pion placé sur sa tête nous servira de but. » Ce trait est le point d’union de la légende d’Olaf et des récits analogues. Observons que ce n’est pas un sentiment de jalousie, de dépit, ou de cruauté, qui dicte un pareil ordre au roi. Olaf agit comme par inspiration. Il ne veut pas la mort de l’enfant, mais la conversion du père, ou le salut de l’homme qui chérit cet enfant comme s’il était à lui. Il a confiance en son adresse, parce qu’il désire la faire tourner à la gloire de Dieu. Il a foi en son œuvre d’apôtre. Il imagine une épreuve qu’Endride, pense-t-il, ne subira point, pour ne pas ôter la vie à l’objet de son affection.
« Tirez, lui dit Endride, si tel est votre bon plaisir; mais, si vous blessez l’enfant, je le vengerai. » Ce deuxième trait établit une liaison intime entre la tradition qui nous occupe et la légende du père tirant sur son fils. Le pieu auquel on lie le neveu d’Endride indique un troisième rapport entre elles. Mais la sollicitude du roi, qui fait bander les yeux de l’enfant et tenir par deux hommes les deux extrémités du mouchoir, est un beau trait qui appartient exclusivement à la saga d’Olaf. — Remarquons enfin la délicatesse avec laquelle le poète a sauvé l’honneur d’Endride. L’indignation colore le visage du jeune guerrier. Dans cet état, il ne peut ni s’avouer vaincu sans honte, ni viser d’un bras ferme et d’un œil assuré à la tête de l’enfant qu’il aime. Sa mère et sa sœur se précipitent vers lui, et le supplient, en versant des larmes, de renoncer à une entreprise si périlleuse. Endride se laisse fléchir. Sa réputation d’habile archer demeure intacte.
Cette belle légende serait un chef-d’œuvre, s’il n’y manquait un trait que nous observerons dans le drame de Schiller.
L’aventure de Heming semble imitée de celle que nous venons d’examiner. Elle est cependant moins une copie de la légende d’Endride que le pendant de l’aventure de Palnatoke. Elle ne diffère point de celle-ci quant à la substance; seulement elle offre deux traits que l’on ne remarque point dans les récits /629/ de Saxon et de Crantz. L’archer Heming refuse d’abord d’obéir à l’ordre du roi; enfin, cédant aux instances de son frère, il se décide à tirer; mais, avant de bander son arc, il prie le roi de se placer à côté du but. Le roi, se défiant des intentions de son adversaire, y place un de ses courtisans. Le dévouement de Biörn, la ruse de Heming et la défiance du roi sont des fictions poétiques dont la légende s’est enrichie dans l’intervalle d’un siècle, qui sépare Heming de Palnatoke. — Remarquons encore un point de détail qu’il ne faut pas négliger. Dans la légende de Heming, le poète a substitué une noisette à la pomme, afin de faire ressortir davantage la barbarie de Harald, qui se distingue de son homonyme par un raffinement de cruauté. — C’est par un motif semblable que, dans la légende de Puncler, la pomme est remplacée par un denier.
L’aventure de William de Cloudesly, intermédiaire entre l’aventure de Palnatoke et celle de Guillaume Tell, a plusieurs traits de ressemblance avec les deux. Dans la comparaison de la ballade anglo-saxonne et du chant populaire des Alpes, ce qui nous frappe d’abord, c’est la conformité des noms des deux archers, l’âge des deux enfants (l’un a sept ans, l’autre en a six), et la distance de 120 pas, fixée dans les deux légendes. Ces détails et quelques autres ne permettent pas de douter que les deux légendes dont nous parlons n’aient une origine commune. Toutefois, l’aventure de William de Cloudesly, semblable, quant à la substance, aux aventures des autres archers, s’en distingue par plusieurs détails qu’il importe de signaler, parce que ces détails composent une autre version poétique d’un même événement.
Le coup d’adresse de William n’est point la conséquence d’un ordre. Cet archer n’a pas affaire à un des rois sauvages de la Scandinavie, mais à un prince civilisé, qui ne conçoit point, comme un Nidung et un Harald, l’idée de condamner le chasseur anglo-saxon à tirer sur son enfant. William, tout fier d’avoir excité l’admiration du roi par son adresse, s’engage dans une entreprise hasardeuse sans y être contraint. La vanité le pousse à faire un tour de force qui compromet sa vie et les jours de /630/ son fils et de ses frères d’armes. « Je lierai à un pieu mon fils, que j’aime, dit-il au roi; je placerai une pomme sur sa tête, et à la distance de 120 pas je la traverserai d’un coup de flèche. » « Je te prends au mot, répond le roi étonné d’une pareille audace; mais, si tu manques la pomme, tu seras pendu, et si tu touches l’enfant, vous serez pendus toi et tes deux compagnons. » Ici, la tradition anglaise contraste avec la tradition scandinave. Toko fut obligé de faire ce qu’il n’avait pas promis, et William offrit de faire ce que personne ne lui imposait. Le roi normand paraît sous un jour plus favorable que le roi danois. Le trait caractéristique qui distingue les deux princes constitue un progrès moral. Il y a une autre remarque à faire: c’est que la légende anglo-saxonne, considérée comme œuvre de l’art, est plus achevée, qu’elle est plus près de la perfection que la légende scandinave. Ce qui lui donne l’avantage sur sa sœur, c’est précisément la jactance de William, qui eût motivé l’ordre du roi, si celui-ci lui eût ordonné de viser à la tête de son fils.
L’aventure de Puncler n’offre rien de nouveau que le denier dont nous avons motivé le choix. Elle est la fidèle image de l’aventure d’Egil. La scène de ce fait merveilleux a été transportée, comme par enchantement, de l’Islande aux bords du Rhin. Un détail qui rappelle la croyance populaire du moyen-âge, c’est celui qui enseigne que l’archer Puncler, véritable Freischütz, avait appris de Satan l’art de manier l’arbalète avec une adresse incomparable.
En considérant la tradition helvétienne, on s’aperçoit bientôt que l’histoire de la pomme a grandi, qu’elle s’est développée et enrichie de nouveaux détails. Le coup d’adresse de l’archer suisse est, comme dans la tradition scandinave, la conséquence d’un ordre barbare; mais, cet ordre est motivé par un incident dont on ne retrouve pas l’analogue dans les sagas. Guillaume Tell se rend coupable d’irrévérence envers un chapeau suspendu à une perche et orné des insignes du pouvoir. En refusant de s’incliner devant cet emblème, il provoque la colère du bailli superbe. Gessler, qui doit paraître cruel à l’excès, fait /631/ quérir les enfants de Tell, et demande au père lequel de ces enfants il affectionne le plus? Tell répond d’abord qu’ils lui sont tous également chers; mais, pressé par le gouverneur, il fait un aveu dont Schiller eût enrichi son drame, si les chroniqueurs suisses avaient enregistré ce détail. « Puisque vous désirez le savoir. répond Tell à Gessler, je vous le dirai: c’est au plus jeune que je fais le plus de caresses 69 . » Ce beau trait, conservé dans la mémoire du peuple, est un nouvel ornement à la légende. Le gouverneur retient le plus jeune enfant de Tell et renvoie les autres. C’est alors seulement qu’il fait pressentir à son adversaire la vengeance horrible qu’il a méditée. « Tell, tu passes pour archer adroit. » Lorsque Gessler aperçoit une seconde flèche sous l’habit de Tell, sa colère puise dans cet incident une nouvelle énergie. « Que prétendais-tu faire de cette flèche? » Tell est embarrassé; il hésite, il s’excuse. Il faut que Gessler lui promette la vie. Alors il répond: « Elle t’était destinée. » Gessler n’ose pas le faire mourir, mais il ordonne de le conduire, pieds et mains liés, sur une barque, pour l’enfermer au-delà du lac dans un sombre cachot.
L’ordre barbare qui condamne l’archer d’Uri à tirer sur son enfant est le point d’union de la tradition helvétienne et de la légende scandinave. L’événement auquel se rattache la fable des Alpes, c’est évidemment la fin tragique de Gessler qui tombe frappé par la flèche de Tell. Cette catastrophe a toutes les conditions d’un fait historique. Il est naturel que des traditions de ce genre se forment, se développent et se complètent en remontant aux causes. C’est par ce fait que la légende suisse a /632/ plus d’analogie avec la légende danoise qu’avec les autres. Suivant le récit d’un historien, Palnatoke ayant abordé secrètement en Sélande, avec une flotte, surprit Harald Blaatand dans une forêt, où il était accompagné de peu de monde, et le tua d’un coup de flèche. — Harald Haardraade fut aussi frappé mortellement d’un coup de flèche, non par le guerrier qu’il avait persécuté, mais par un archer à qui Heming avait désigné le roi, en lançant un trait de son côté. Ainsi, selon la tradition, les deux rois scandinaves et le gouverneur autrichien auraient expié par le même genre de mort la violence qu’ils avaient exercée envers des archers célèbres.
Nous avons vu dans la deuxième partie de cet ouvrage comment nos chroniqueurs racontent l’histoire de Guillaume Tell. C’est dans Tschudi que Schiller a puisé les principaux détails de sa tragédie. L’auteur de ce chef-d’œuvre n’a altéré aucun des traits poétiques qu’il a trouvés dans l’ouvrage du chroniqueur suisse. Il a même ajouté un trait exquis, auquel on reconnaît l’intuition du génie. Gessler est d’abord silencieux, absorbé par une pensée, qui est de soumettre l’archer audacieux à une cruelle épreuve. A peine a-t-il prononcé ces mots: « Tell, tu es un maître archer; on dit que tu atteins à chaque coup ton but: » que le fils de Tell, nommé Walther, s’écrie: « C’est vrai, monseigneur; mon père abat une pomme à cent pas. »
C’est donc cet enfant qui éveille dans l’esprit de Gessler l’idée de l’épreuve terrible à laquelle il va condamner son père. Le gouverneur demande: « Est-ce là ton enfant, Tell? » Mais ce beau trait, auquel on ne peut comparer la jactance de Toko, n’appartient pas à Schiller. C’est du cerveau de Göthe qu’il est sorti. Ce grand maître de l’art s’exprime ainsi à ce sujet 70 :
« Schiller, toujours hardi, éprouvait de la répugnance à motiver les actions de ses personnages. Je me souviens de la lutte que j’eus à soutenir avec lui, à l’occasion de son Tell. Il voulait que Gessler cueillît une pomme, qu’il la posât sur la tête de l’enfant et ordonnât à Tell de l’abattre. /633/ Je ne pouvais y consentir, et j’engageai Schiller à motiver du moins cette cruauté, en faisant dire à l’enfant que son père était si adroit qu’il frappait d’un coup de flèche une pomme à la distance de cent pas. D’abord Schiller crut devoir résister; enfin, il céda à mes observations et à mes instances. »
Göthe l’ignorait peut-être; mais par ce trait de génie il amenait à sa perfection une fable que, depuis l’antiquité, la poésie avait lentement élaborée au sein des nations 71 .