Accueil

Mémoires et documents de la Société d’histoire de la Suisse romande

Edition numérique

Jean Joseph HISELY

Recherches critiques sur l'histoire de Guillaume Tell
IV. Examen de l’authenticité de divers faits attribués à Guillaume Tell

Dans MDR, 1843, tome 2, troisième livraison, p. 543-587

© 2019 Société d’histoire de la Suisse romande

/543/

IV.

EXAMEN DE L’AUTHENTICITÉ DE DIVERS FAITS ATTRIBUÉS À GUILLAUME TELL.

§. 1. CONTRADICTIONS DES AUTEURS DANS L’EXPOSITION DES DÉTAILS.

Parmi les personnes qui n’admettent pas l’histoire de Guillaume Tell, il en est qui ont trouvé dans des invraisemblances et dans les contradictions de nos chroniqueurs un motif de la rejeter. Si ces contradictions, assez nombreuses, ne sont pas toutes également graves, quelques-unes, cependant, sont de nature à embarrasser les défenseurs de la tradition. Il convient de les signaler.

Selon Melchior Russ (p. 59), Guillaume Tell fut forcé par les gouverneurs, ou (p. 63) par le gouverneur d’abattre d’un coup de flèche une pomme placée sur la tête de son propre enfant. Russ ne dit pas à quel propos, ni pour quelle raison. Il ne parle ni de la perche, ni du chapeau, tandis que d’autres chroniqueurs trouvent dans l’irrévérence de Tell envers le chapeau le motif de l’ordre barbare que lui donna le bailli. Le même écrivain passe sous silence la seconde flèche, dont parlent son contemporain Etterlin et ses successeurs. Il ne donne à Tell qu’un seul enfant; d’autres, au contraire, affirment qu’il en avait plusieurs, et qu’il affectionnait particulièrement son fils cadet. Un prétendu fragment de la chronique inconnue des chevaliers de Klingenberg enseigne même que Tell avait deux fils, dont l’aîné s’appelait Wilhelm et le cadet Walther. Ce Benjamin avait six ans, selon Tschudi; un écrivain moderne 1 lui en /544/ donne huit. Selon P. Etterlin, il advint que le bailli passa du pays de Schwyz dans celui d’Uri, ou qu’il se rendit au bourg d’Uri, et que, après y avoir séjourné quelque temps, il fit planter sous le tilleul une perche avec un chapeau: d’autres écrivains lui inspirent cette idée dès son arrivée à Altorf. Stettler dit que Tell d’Uri était domicilié à Altorf, qu’il passa plusieurs fois devant le chapeau sans daigner le saluer, en sorte qu’il irrita la susceptibilité du bailli. D’autres, au contraire, prétendent que Tell était de Bürglen, qu’il vint par hasard au chef-lieu de son pays et que, ignorant l’ordre du gouverneur, il négligea de s’y conformer. Aussi la réponse que Tell aurait faite à Gessler, lors de son interrogatoire, varie d’après les opinions que nous venons d’indiquer. Suivant M. Russ, l’habile archer parcourt librement le pays après son coup d’adresse; il se plaint à ses compatriotes de l’outrage que le gouverneur lui a fait; il excite leur mécontentement et provoque la colère du gouverneur, qui, voyant en lui un séditieux, le fait arrêter, et ordonne à ses gens de le conduire, pieds et poings liés, sur une barque pour le transférer du côté de Schwyz, dans un château construit dans le lac. Suivant d’autres, Gessler, peu satisfait de l’excuse que Tell allègue pour justifier la seconde flèche, promet la vie à son adversaire, à condition que celui-ci lui dira la vérité; et ce n’est qu’après s’être assuré des mauvaises intentions du dangereux arbalétrier, qu’il l’emmène captif pour l’enfermer dans une sombre tour de son château, près de Kussenach. A entendre Guillimann 2 , l’épreuve à laquelle le gouverneur soumit le cœur et le bras du citoyen d’Uri n’aurait pas été la conséquence immédiate de son refus de saluer le chapeau: pour le punir de ce manque de respect, Gessler l’aurait fait lier aussitôt (nec mora, rapitur, in vincula conjicitur), et ce n’aurait été qu’après un certain laps de temps, à savoir le 30 octobre, qu’il l’aurait cité à son tribunal et condamné à l’épreuve qui exposa la vie de son enfant. Quelques écrivains rapportent que le gouverneur, qui soupçonnait une conspiration, garda Tell /545/ prisonnier, quil le questionna pour lui arracher son secret et apprendre de lui les noms de ses complices, ou bien pour découvrir les partisans de Louis de Bavière, partant, les ennemis de la maison d’Autriche, et qu’enfin, ennuyé de la résistance du paysan rebelle, il lui ordonna de donner une preuve de son art en visant à la tête de son fils. Grasser contribue pour sa part à rendre le bailli plus odieux, en disant que, par son ordre, le pauvre enfant fut lié à un pieu, circonstance que le silence des autres écrivains semble réfuter. Suivant Etterlin, Tschudi et le hüpsch Spil, que nous avons appelé le Drame d’Uri, le gouverneur aurait placé de sa propre main la pomme sur la tête du fils de Tell. Celui-ci aura saisi l’occasion de sortir furtivement de son carquois et de glisser dans son pourpoint une seconde flèche, laquelle ne put échapper à l’œil vigilant de l’officier autrichien.

Il résulte du récit de Stumpff, que Tell aurait pris la seconde flèche après avoir décoché le trait fatal, tandis que les autres narrateurs disent le contraire. La plupart de nos historiens prétendent que Tell était un des conjurés, ou même le chef de la conspiration; quelques-uns ignorent cette particularité; d’autres encore remplacent Walther Fürst par Guillaume Tell. Tantôt ce dernier nous apparaît comme un courageux citoyen, qui affronte le péril pour le salut de sa patrie; tantôt on nous le représente comme un niais, comme un homme timide et lâche, qui fait un instant le faux brave et bientôt s’affaisse sous le poids de la peur. Interrogé par le baillif, il hésite, il s’excuse, il prie son seigneur de lui pardonner sa faute, et il ne retrouve dans la suite un peu d’énergie que pour commettre un assassinat. — Melchior Russ fait mourir le gouverneur dans le bateau même, près de la Blatten où Tell venait de s’élancer; suivant les autres chroniqueurs, le tyran subit sa destinée dans le chemin creux. C’est là, dit Stumpff, dans les halliers qui bordaient ce défilé, que Tell le tua quelques jours après lui avoir échappé. — Je conclus du récit de Russ que le gouverneur voulait conduire son prisonnier dans un château situé près de Schwyz: suivant Etterlin, Tschudi et d’autres, il aurait eu le dessein de l’enfermer au /546/ château de Kussenach. Tschudi prétend que Gessler voulait aborder à Brunnen et que Tell connaissait l’intention de son persécuteur. D’où vient qu’il était si bien informé? car il devait supposer que le bailli naviguerait jusqu’à Kussenach. Ici, le poète supplée au silence de l’historien. Schiller 3 met ces mots dans la bouche de Tell: « Lorsque j’étais encore lié sur la barque, je lui ai entendu dire qu’il voulait aborder à Brunnen, et de là me conduire à sa forteresse, en passant par Schwyz. » Il est possible que Gessler, voyant le danger auquel sa vie était exposée, ait dit qu’il voulait prendre terre à Brunnen. Mais le lac était violemment agité par une affreuse tempête; la barque était le jouet des vents et des flots. Comment Tell prévoyait-il que, malgré l’orage, les rameurs, incapables de diriger la barque, aborderaient au lieu désigné? Une difficulté plus grave se présente. Stettler dit que Tell marcha de la Blatten jusqu’à Brunnen, et de là, à travers le pays de Schwyz, jusqu’au chemin creux. Selon Tschudi (que d’autres ont copié), Tell, s’étant élancé sur le plateau de l’Axenberg, franchit la montagne (qui n’était pas encore couverte de neige, dit Tschudi), traverse le pays de Schwyz jusqu’au chemin creux, y attend le gouverneur, le frappe mortellement à son passage, revient sur ses pas (car il était tard, ajoute le même historien), s’arrête à Steinen pour informer Stauffacher de ce qui s’est passé, arrive sur le déclin du jour à Brunnen, où il raconte son aventure à quelques conjurés, se fait passer à l’autre rive, et parvient encore de nuit sur le territoire d’Uri. On dirait de ce voyage, s’il était avéré, qu’il tient du prodige. Il est fabuleux comme la descente d’Enée aux enfers.

Malgré la méprise que Stumpff a faite au sujet de la seconde flèche, cet écrivain avait trop de jugement pour ne pas remarquer dans le récit de Tschudi une erreur aussi grossière que l’est celle que nous venons de signaler. Mais, comment lève-t-il la difficulté? En disant, comme nous l’avons déjà observé, que Tell, après avoir fait le saut périlleux, attendit quelques jours, /547/ puis tua le gouverneur dans le chemin creux. Cet historien savait apparemment qu’il était impossible de franchir en si peu de temps la distance qui sépare la Blatten de Kussenach. Mais il n’a pas observé que cette prétendue course est une fiction peu ingénieuse. Des personnes qui connaissent les localités dont nous parlons, pensent qu’on ne pouvait arriver de la Blatten à Kussenach, parce qu’il n’y avait pas de sentier praticable.

Il suffit de jeter un coup-d’œil sur la carte pour découvrir d’autres erreurs dans la tradition, ou des méprises de ceux qui l’ont enrichie. — Selon Jean de Muller, l’équipage qui s’était embarqué à Fluelen, « serait parvenu à peu près vis-à-vis du Grütli, lorsque s’élança des gorges du St. Gothard le Föhn avec sa violence ordinaire. » Les bateliers avaient donc le vent en poupe. Il leur était facile d’atteindre Brunnen en un instant: en tout cas c’était vers cet endroit que le vent impétueux devait les pousser, puisque, soufflant du midi, il leur était favorable. Au lieu de les y laisser aborder, Muller les reconduit jusqu’au plateau de l’Axenberg: sa plume poétique exécute ce qui était matériellement impossible à l’homme. Si, au contraire, le lac était soulevé par un autre vent, Gessler ne pouvait naviguer jusqu’à Kussenach, et c’est cependant là que Muller le fait aborder. Supposons que l’orage se soit apaisé pendant que Tell franchissait la montagne, nous rencontrons une autre difficulté. « Le gouverneur, dit Muller, ayant pris terre à Kussenach, tomba dans un chemin creux frappé par la flèche de Tell. » — « Comment, observe M. Schneller de Lucerne, comment l’officier autrichien pouvait-il aborder à Kussenach pour monter au château et recevoir le coup de mort à l’endroit où est maintenant la chapelle? L’inconséquence de l’historien saute aux yeux, pour peu que l’on connaisse le chemin et la localité. De deux choses l’une: ou la barque atteignit Brunnen et le bailli se rendit par terre au lieu de sa destination, ou bien la barque fut poussée par la tempête jusqu’à Kussenach, et Gessler, laissant son château de côté, chevaucha dans le chemin creux pour se rendre où…? 4 . /548/

On voudra bien me permettre encore quelques observations sur certains détails de l’aventure de notre héros. — Gessler fait placer un chapeau au bout d’une perche et ordonne qu’on le salue. Tell méprise cet ordre. Faut-il qualifier cette conduite du nom d’irrévérente boutade? Ou bien Tell avait-il la conscience de ce qu’il faisait? Comptait-il sur l’appui de ses concitoyens? Si nous interrogeons Etterlin, il nous dira que Tell ne voyait dans la place publique aucun de ses compagnons qui pût le secourir au besoin: c’est-à-dire, apparemment, que tous les conjurés s’en tenaient éloignés. L’observation du chroniqueur tend à expliquer ou à justifier la réponse évasive et les excuses que Tell fait au bailli, après l’avoir bravé. Je dis, après l’avoir bravé; car on ne saurait admettre, contre toute probabilité, que Tell ne fût pas frappé à la vue de la perche et du chapeau ducal, ni qu’il ait ignoré l’ordre que le gouverneur avait fait publier à haute et intelligible voix. S’il ne fut pas témoin auriculaire de l’ordonnance de cet officier, il la connaissait indubitablement par ouï-dire; car elle avait fait grande sensation chez le peuple d’Uri, dont l’ancien esprit d’indépendance et de liberté est suffisamment connu. Je crois donc que Guillaume, sourd à la voix de la prudence, s’est laissé entraîner par sa bouillante ardeur, ou qu’il a voulu se signaler pas un acte de courage.

Si, d’un coté, cette action hardie surprit le gouverneur; si elle lui inspira des craintes sérieuses, d’un autre côté, elle devait, ce semble, fortifier Tell dans sa résolution. Rien, à mon avis, ne lui offrait plus de chance de salut qu’une résistance ouverte et soutenue. Interrogé par le bailli, Tell dément son caractère à l’instant même où il a fait le pas décisif; au moment où il ne pouvait plus reculer, où il devait subir les conséquences de sa conduite. Le soupçon qui s’était glissé dans le cœur du tyran y restait fixé, soit que Tell s’humiliât devant lui, soit qu’il lui présentât un front sévère. Aussi nos historiens sont fort embarrassés quand il s’agit d’expliquer la conduite de Tell en cette occasion et de motiver l’ordre cruel du gouverneur.

Nous ne demandons pas s’il est croyable que Gessler ait /549/ conçu l’idée d’ordonner à Tell de diriger son arme contre la tête de son propre enfant. Que cette idée soit une fantaisie de poète, ou qu’elle soit sortie du cerveau d’un despote, il n’importe: elle était née. Si quelque mauvais génie l’a inspirée à un Cambyse, à un Harald, pourquoi ne l’aurait-elle pas éveillée dans l’esprit vindicatif d’un Gessler? D’ailleurs, ne serait-il pas possible que cet orgueilleux bailli eût renouvelé un acte de tyrannie dont le souvenir pouvait s’être conservé? Toutefois, il ne suffit pas d’admettre la probabilité de l’ordre barbare qui doit être sorti de la bouche de Gessler: il faut pouvoir le motiver. Stumpff, s’écartant de la tradition vulgaire, dit que le bailli, ayant inutilement pressé son prisonnier de lui découvrir le complot dont il soupçonnait l’existence, imagina un moyen singulier de lui arracher un aveu. D’autres pensent que Gessler, frappé de l’embarras et des excuses puériles du paysan qui avait refusé de saluer le chapeau, résolut de le sonder, pour s’assurer de l’état de ses facultés intellectuelles et pouvoir juger s’il avait agi par stupidité, ou s’il feignait une maladie de l’esprit pour voiler les motifs qui l’avaient dirigé. Spreng, éditeur de la chronique d’Etterlin, conclut de la réponse de l’irrévérent Guillaume, que le mot Tell signifie un niais, et il rapproche ce nouveau vengeur de la liberté de l’ancien libérateur de Rome, qui en latin avait même nom que lui. Lorsqu’on eut donné l’ingénieuse explication du nom de Tell, en le comparant à celui de Brutus, il convint de poursuivre cette lumineuse idée. On associa le nom de notre héros à celui d’Ulysse, qui fit semblant d’être fou pour esquiver le péril auquel on voulait l’exposer. Gessler, cet autre Palamède, soupçonnant la ruse de Tell, plaça le petit Télémaque moderne à une certaine distance, lui mit une pomme sur la tête, et obligea son père de viser à ce but. Tell abattit la pomme pour ne point blesser son enfant, et montra ainsi que sa démence n’était que simulée.

Spreng cite l’aventure du roi d’Ithaque pour l’instruction des personnes qui, ne comprenant pas comment Gessler put imposer, en quelque sorte, à Tell le meurtre de son enfant, /550/ croient pouvoir rejeter l’histoire de la pomme. Alléguer des fictions poétiques pour établir des faits controversés, c’est avoir recours à de faibles arguments.

Parmi les détails de la tradition qui nous occupe, le plus difficile à expliquer et à motiver, c’est sans contredit la conduite de Tell à l’égard de son fils et de Gessler. Suivant Stumpff, « le bailli pensait que Tell refuserait de viser à la tête de son enfant, et que, poussé à bout, il se laisserait surprendre: mais Tell aima mieux risquer la vie de son enfant que de s’exposer à trahir ses complices. » N’avait-il donc nulle autre ressource? — Suivant la version la plus accréditée, Tell dit à Gessler: « La nature s’oppose à ce qu’un père vise à la tête de son enfant: j’aime mieux mourir que d’essayer le coup fatal. » — « Si tu refuses de tirer, reprend Gessler, vous mourrez tous les deux » … Cette partie de la tradition est vraiment dramatique. Tell parle le langage de la nature. Gessler est le type du tyran. Mais, observons que Tell n’avait pas besoin d’offrir sa vie pour la conservation des jours de son fils. Il pouvait persister dans son refus, et braver le courroux de l’Avoué qui, certes, ne se fût pas permis deux meurtres juridiques dans un pays dont le peuple était capable de tout entreprendre pour sauver ses libertés et châtier ses oppresseurs. Tell devait, ce semble, puiser un nouveau courage dans l’opinion publique … L’ordre du bailli le jette dans le désespoir. Il sent que son bras tremble, que son cœur bat fortement: il se surprend, pour ainsi dire, à être le meurtrier de son enfant. Que va-t-il faire dans une situation si pénible et si critique? Exposera-t-il la vie de son cher enfant, ou bien, pour la sauver, abrégera-t-il celle de l’inflexible despote? N’est-il pas probable, s’il frappe le tyran, que tous les conjurés, que tous ses concitoyens le protégeront, le défendront, comme ils protègent et défendent le citoyen qui d’un coup de hache a fendu la tête du persécuteur de la belle paysanne d’Altzellen? Si, au contraire, il tue son enfant, ne sera-t-il pas abhorré de sa famille, maudit du peuple, poursuivi sans relâche par une conscience vengeresse? — Il a confiance dans son art: il se dispose à tirer; mais avant de décocher /551/ le trait dont il vient d’armer son arbalète, il sort furtivement une seconde flèche de son carquois et la glisse sous son habit.

Il la destine au tyran, s’il a le malheur de blesser son fils. Le sentiment paternel cède à l’orgueil. C’est la vanité qui dirige Tell. L’illustre poète qui a immortalisé le citoyen d’Uri n’a peut-être pas osé dire toute sa pensée. Le Suisse, que certains chroniqueurs ont représenté comme un niais, apparaît dans le drame de Schiller comme un audacieux archer, qui expose par orgueil ou par vanité la vie de son enfant.

GUILLAUME TELL. Acte IV. Sc. 2.

« Tell vient d’abattre la pomme. Hedwige, sa femme, se précipite vers son fils: elle le serre dans ses bras. — Mon cher Walther! Oh! il m’est rendu!

Walther Tell, penché sur le sein de sa mère. — Ma pauvre mère!

Hedwige. Est-ce bien sûr? Il a pu tirer sur toi? Comment l’a-t-il pu? Oh! il n’a point de cœur … Lancer une flèche sur la tête de son propre enfant!

Walther Fürst. Il l’a fait avec angoisse, avec une douleur qui lui déchirait l’ame, il a été forcé de tirer; il y allait de la vie.

Hedwige. Oh! s’il avait un cœur de père, avant de s’y résoudre il serait mort mille fois.

Stauffacher. Louez la bonté de la Providence divine, à qui vous devez le salut de votre enfant.

Hedwige. Puis-je oublier l’affreux malheur qui nous menaçait? Dieu du ciel! Quand je vivrais quatre-vingts ans, toujours je verrai mon enfant lié et son père visant à sa tête, et toujours cette flèche me traversera le cœur.

Melchthal. Si vous saviez comme le gouverneur l’a irrité.

Hedwige. O hommes au cœur dur! Quand leur orgueil est blessé, ils sont sourds à la voix de la nature: dans leur colère aveugle, ils jouent la tête d’un enfant et le cœur d’une mère! » /552/

C’est ainsi que le poète a motivé la conduite de Guillaume Tell et sauvé les apparences.

Parmi nos chroniqueurs, Stumpff est le premier qui ait fait preuve de critique et de sagacité en traitant ce sujet. Il a motivé d’une manière judicieuse la conduite des deux personnages qui jouent les principaux rôles dans le tableau qu’il a tracé, et il lie adroitement leurs actes aux événements précurseurs de la glorieuse bataille de Morgarten, qui est le dénouement d’un grand drame politique,

Les différentes versions d’un même événement et les divers points de vue sous lesquels on l’a considéré, ainsi que les contradictions que j’ai signalées, démontrent que nos chroniqueurs admettaient la tradition de Guillaume d’Uri dans ce qu’elle a d’essentiel, ou plutôt qu’ils adoptaient un fait traditionnel, vague, incertain, qui servait comme d’un canevas que l’imagination brodait à son gré, mais dont le dessin n’était pas correct.

 

§ 2. CONTRADICTIONS DES AUTEURS RELATIVEMENT À LA CHRONOLOGIE DES FAITS. — DISCUSSIONS DES DIVERSES DATES AUXQUELLES ILS RAPPORTENT L’HISTOIRE DE GUILLAUME TELL ET LE SOULÈVEMENT DES WALDSTETTEN.

 

En nous proposant d’éclaircir une partie obscure de l’histoire des Suisses, nous n’avons pas oublié qu’il importe d’appuyer solidement telle autre partie qui menace ruine, grâce aux efforts redoublés de ceux dont la sape ébranle toujours davantage les fondements sur lesquels repose l’édifice de notre indépendance nationale. Un des plus sûrs moyens de réussir dans notre entreprise patriotique, c’est de fixer la chronologie des faits qui sont à la base de l’histoire de la Confédération. Il sera plus facile alors d’établir la vérité de plusieurs détails dont l’authenticité est contestée.

J’aborderai donc franchement des difficultés chronologiques dont il est facile de remarquer l’importance et la gravité. Je reprends un point délicat, que j’ai touché dans l’Essai sur les /553/ Waldstetten. Il est absolument nécessaire, à mon avis, de déterminer l’époque de l’insurrection du peuple des Waldstetten contre les avoués de la maison de Habsbourg-Autriche. Dans l’opinion populaire, l’histoire de Guillaume Tell se rattache à ce grand événement. Il ne faut pas l’en isoler, car ce personnage est considéré, à tort ou avec raison, n’importe ici, comme le sauveur de la liberté helvétienne. Or, il faut que pour mériter ce beau titre il ait été l’auteur du soulèvement des peuples d’Uri, de Schwyz et d’Unterwalden. Tous ceux qui lui attribuent une part active au changement qui s’est opéré dans la condition politique et sociale des Waldstetten, défendent avec chaleur l’authenticité de son histoire, sans tenir compte des objections qui ressortent de l’incertitude où l’on est à l’égard de l’époque où Tell aurait secoué le joug de l’oppression qui pesait sur son pays. Les auteurs suisses ne sont pas d’accord, je ne dis pas seulement sur le jour, ni sur le mois, mais sur le siècle où le citoyen de Bürglen se serait signalé par son patriotisme et son courage. Afin de justifier l’espèce de culte qu’un peuple enthousiaste de la liberté rendait à la mémoire du héros national, il fallait rattacher ses actions à quelque grand fait historique. De là les diverses époques où l’on a placé l’histoire de la pomme et les détails qui l’accompagnent. Nous indiquerons ces époques en remontant de la plus proche à la plus éloignée.

Une ancienne note manuscrite, que je désignerai ci-dessous, indique l’an 1338 comme la date probable de l’histoire de la pomme. Il parait que, dans l’esprit peu sagace de l’auteur anonyme de cette note, la conduite du héros d’Uri aurait, en quelque sorte, provoqué une lutte entre le peuple et la noblesse, ou que du moins son aventure aurait précédé la bataille de Laupen, où l’on a dit, sans le prouver, que Tell combattit vaillamment avec ses compatriotes.

La seconde date, à laquelle on a rapporté l’histoire de Tell, est l’an 1334 5 . A cette époque l’Autriche forma le projet de /554/ rétablir par la force l’autorité de ses officiers dans les Waldstetten, projet qui pouvait exciter les pâtres des Alpes à la résistance armée.

La troisième date est l’an 1314. Elle est adoptée, sinon par Théobald Schilling 6 , du moins par Cysat, Stumpff et Grasser. Ces deux derniers rapportent à l’année que nous venons d’indiquer les vexations des officiers de la maison de Habsbourg-Autriche, l’aventure de Guillaume Tell, la conjuration ou le premier pacte d’alliance et le soulèvement des montagnards, l’expulsion des baillis, la destruction de leurs châteaux et la guerre qui aboutit à la bataille de Morgarten. Ils croient trouver la cause et la raison de ces événements dans la double élection de Frédéric d’Autriche et de Louis de Bavière, et dans les moyens tyranniques auxquels le gouverneur Gessler aurait eu recours pour découvrir les ennemis de la maison d’Autriche ou les partisans de celle de Bavière. Suivant les deux derniers écrivains que nous venons de citer, la bataille de Morgarten aurait été suivie d’un second traité d’alliance perpétuelle, qu’ils envisagent comme le complément du premier, lequel, dans leur opinion, daterait de 1314. Or, nous savons positivement, que le pacte qui servit de base au traité de Brunnen est de l’an 1291. Si Stumpff et ceux qui adoptent son système chronologique eussent connu cette pièce, que l’on ne découvrit qu’en 1760, ils auraient sans doute fait concorder avec l’histoire de Guillaume Tell le pacte dont il s’agit, ainsi que l’a fait de nos jours un savant historien 7 , qui estime que « Guillaume Tell a vécu et qu’il s’est distingué par une action plus ou moins mémorable, à l’époque ou la Confédération se forma, c’est-à-dire vers l’an 1292, et non pas en 1307. »

Observons que Stumpff rattachait l’histoire de Tell aux événements qui dictèrent aux peuples des trois Waldstetten le premier pacte d’alliance perpétuelle, dont le souvenir s’était transmis à la postérité, quoique depuis longtemps, /555/ à ce qu’il paraît, on eût perdu la trace de ce précieux document 8 .

Tschudi, Bullinger, Simler, Jean de Muller et les autres historiens modernes rapportent la conjuration du Grütli et l’aventure de Tell à l’an 1307. Deux prétendues copies de documents très-suspects 9 , dont personne n’a pu citer les originaux, indiquent la même année. Le nombre n’est point un critère infaillible de la vérité. La date que ces écrivains ont adoptée est une date de convention: elle n’est établie par aucune preuve, ni justifiée par aucune discussion. Elle a été introduite par Tschudi, et adoptée sans défiance par ses successeurs.

Cherchons dans les histoires de la Suisse, composées par nos écrivains nationaux, l’époque de l’origine de la Confédération et celle de l’aventure du héros d’Uri, nous verrons que l’une et l’autre ne sont rien moins que solidement établies.

Selon Simler, l’entrevue des conjurés au Grütli aurait eu lieu le lendemain de la fête de St. Gall, c’est-à-dire, le 17 octobre. Stettler s’accorde avec lui sur ce point, tandis que Guillimann parle de cette conférence solennelle comme d’un événement du mois de septembre, et que Tschudi la place tantôt au 17 novembre 10 , tantôt dans la nuit du mercredi avant la St. Martin 11 , c’est-à-dire dans la nuit du 8 au 9 (non du 7) novembre 1307, date que Muller a simplement adoptée sans la vérifier. Suivant Tschudi, le gouverneur (Landvogt) Gessler aurait fait planter la perche avec le chapeau vers la St. Jacques. Il s’agit apparemment de St. Jacques le Majeur, dont la fête se célèbre le 25 juillet, chez les Latins, non pas de St. Jacques le Mineur, dont ils font la fête, avec celle de St. Philippe, le 1er mai. Le même historien prétend que Tell refusa de saluer le chapeau le dimanche après la St. Omar, le 18 novembre. Or, /556/ le 18 novembre 1307 était un samedi. C’est bien un dimanche que Tschudi a voulu désigner, car il ajoute, un peu plus bas, que Gessler fit comparaître Guillaume Tell le lendemain, lundi. Suivant une pièce inédite, laquelle, à mon avis, a été faite après coup 12 , Tell aurait abattu la pomme le lundi 19 novembre 1307. Mais, en 1307, le 19 novembre était un dimanche. Quiconque travaille sur des documents avouera sans peine que les fausses indications que je viens de signaler sont des erreurs graves, qui jettent des doutes sur l’authenticité des pièces où elles se trouvent. Suivant Guillimann, l’audacieux Tell aurait comparu devant le préfet, pour entendre sa sentence, le 30 octobre, c’est-à-dire, plusieurs semaines après avoir refusé de de s’incliner devant le chapeau. Stettler dit que Tell subit, le dimanche après la fête de St. Simon et de St. Jude, ou le 29 octobre, l’épreuve à laquelle il était condamné, et Théobald Schilling rapporte ce fait au 13 juillet. Que faut-il conclure de ces dates contradictoires et du silence de Melchior Russ et de Peterman Etterlin, qui n’indiquent pas même l’année où l’aventure de Tell aurait eu lieu? On peut en conclure que nos chroniqueurs ne savaient à quelle époque il convenait de rapporter des faits réels ou supposés qu’ils ne connaissaient que par la tradition. La diversité des dates où ils placent l’aventure de Tell semble rendre fort difficile la solution d’un problème qu’il importerait de résoudre; à savoir, si cette aventure est antérieure, ou si elle est postérieure à la conjuration du Grutli? en d’autres termes, si Guillaume Tell fut réellement l’ame de cette conjuration, le fondateur de la liberté helvétienne, ou si son aventure héroïque est une conséquence médiate de l’entrevue nocturne des Suisses au Grutli, ou bien encore, si elle est un événement isolé, qui ne se lie point à l’histoire de la Confédération.

Tschudi et les partisans de son système rapportent l’histoire de Guillaume Tell à l’an 1307, sans doute parce que dans leur opinion il fallait rattacher le soulèvement des Waldstetten au plan de conjuration que les nobles de l’Argau et du /557/ Thurgau avaient formé contre leur suzerain. — Mais, la présence d’Albert dans une contrée voisine des trois Vallées, durant l’hiver de 1307 à 1308, devait imposer aux peuples des Alpes et les détourner d’un mauvais dessein. — On a répondu à cette observation: « que le désespoir ne calcule pas, que d’ailleurs l’échec que le roi Albert venait d’essuyer en Bohême, inspirait d’autant plus de hardiesse au peuple des Waldstetten, que ce peuple ne pouvait ignorer la disposition des feudataires de l’Argau à l’égard du roi. Au surplus, ajoute-t-on, un acte de 1387 désigne l’an 1307 comme l’époque de la délivrance des pâtres opprimés. » Cette raison n’est point décisive, vu que le document que l’on invoque en témoignage n’a pas les caractères de l’authenticité 13 .

Nous venons de voir que les divers écrivains qui ont voulu fixer l’époque de l’aventure de Guillaume Tell et de l’origine de de la confédération suisse, ont lié l’une et l’autre à quelque événement remarquable. La chronologie adoptée par Tschudi et ses successeurs nous paraît être le résultat d’une combinaison d’autant plus mal adroite que, d’après leur système, la confédération suisse semblerait devoir son origine au complot que les nobles de l’Argau tramaient contre leur souverain. Or, les Suisses n’ont point trempé dans la conspiration de quelques régicides pour poser les fondements de leurs libertés. La conduite des vengeurs de la mort d’Albert, d’un côté envers les assassins de ce prince, d’un autre côté envers les Suisses, met ceux-ci à l’abri de tout soupçon. La date de 1307 ne peut être celle de la révolution de nos pères. S’il fallait opter entre 1307 et 1314, nous n’hésiterions pas un instant. Mais assurément ni l’une ni l’autre de ces dates ne représente exactement l’époque à laquelle nos ancêtres ont résisté aux officiers d’Albert et posé la base de la Confédération.

Suivant un autre système, l’insurrection des Suisses aurait eu lieu en 1308, et les trois fondateurs de la liberté helvétique, savoir Arnold, Tell et Stauffacher, auraient juré le premier /558/ traité d’alliance perpétuelle environ l’an 1309 14 . Je cite en passant cette date, à laquelle je ne donne aucune importance. Au point de vue de l’auteur qui l’adopte, l’émancipation des Waldstetten aurait été une des conséquences du meurtre d’Albert et du nouvel interrègne.

Ainsi que la chronique attribuée à Sprenger, écrivain du 14e siècle 15 , celle de Hüplin 16 rapporte la première alliance, ou la conjuration des Waldstetten, au mois de février 17 de l’an 1306. Un manuscrit qu’un de mes amis m’a communiqué 18 , rapporte également ce fait à l’an 1306. Je penchais pour l’admission de cette date 19 , avant que j’eusse suffisamment examiné l’objet de cette controverse. Aujourd’hui, je réforme mon opinion à cet égard. Selon H. Mutius, dont la chronique contient des détails que l’auteur a puisés à des sources respectables, les actes tyranniques des avoués, qui amenèrent l’insurrection et l’alliance des Confédérés, auraient eu lien vers l’an 1300. L’aventure de Guillaume Tell (dont Mutius ne parle pas) devrait nécessairement être rapportée à la même époque. Nous avons déjà dit que Melchior Russ et Peterman Etterlin n’indiquent point la date de cette aventure. Tout ce que l’on peut conclure de leur narration, c’est qu’elle aurait eu lieu avant la bataille de Morgarten, peut-être dix, quinze ou vingt ans auparavant: il est impossible d’en fixer l’époque d’après le récit de ces deux annalistes. L’auteur du drame d’Uri rapporte l’insurrection des Waldstetten et leur affranchissement, dont Tell est réputé l’auteur principal, à l’an 1296. A cette époque, dit /559/ le drame que je viens de citer, les peuples des Waldstetten, poussés à bout par les officiers du duc Albert, qui usaient de force et de violence pour les soumettre à la domination de Habsbourg-Autriche, se soulevèrent contre leurs oppresseurs, dont le plus odieux tomba sous les coups de Tell: ils expulsèrent les autres, et rentrèrent sous la suzeraineté immédiate de l’Empire, en vertu de la charte que le roi Adolphe leur remit en 1297 20 .Enfin, d’accord avec ce drame, une médaille de la seconde moitié du 16e siècle 21 , indique l’année 1296, comme la véritable date de l’origine de la Confédération. Cette médaille et le drame précité méritent à cet égard d’autant plus de confiance que ces deux monuments représentent une opinion depuis longtemps accréditée, ou qui avait du moins de nombreux partisans en Suisse. L’autorité du drame d’Uri (édit. de 1579) acquiert encore plus d’importance, lorsque l’on considère que les dates des faits nombreux dont il rappelle le souvenir sont indiquées avec une exactitude qui ne laisse rien à désirer. Enfin, mon opinion est appuyée par un passage de la chronique de Melchior Russ, où il est dit (p. 72 et suiv.) que « le comte Albert de Habsbourg, devenu roi de Germanie, fit la guerre à Uri, Schwyz et Unterwalden, en 1298 »: c’est-à-dire qu’Albert, étant monté sur le trône après la défaite et la mort de son rival Adolphe de Nassau, résolut de châtier et de soumettre les peuples des Waldstetten, qui s’étaient soustraits à son autorité, en 1296 et 1297.

 

§ 3. DISCUSSION DE DIVERS AUTRES DÉTAILS DE LA TRADITION.

 

Nous croyons avoir fixé l’époque où se format la confédération suisse. A cet événement, qui est antérieur à la charte de 1297, /560/ se rattache, par un lien étroit, l’histoire der Guillaume Tell. — Il ne suffit pas d’exprimer une pareille opinion, il faut pouvoir la soutenir. Ceux qui rejettent cette histoire dans le domaine de la fable, fondent leur système sur les diverses contradictions de nos chroniqueurs, et sur des arguments tirés de l’invraisemblance de plusieurs détails de la tradition. Examinons ces détails.

1o Le Zwing-Uri. La plupart de nos chroniqueurs prétendent que Gessler avait entrepris la construction d’une tour ou d’un château, qui devait porter le nom de Twing-Uri (ou Zwing-Uri 22 .) Que faut-il penser de cette construction? Les écrivains suisses l’auraienl-ils imaginée pour rendre la mémoire de Gessler plus odieuse?

Un fait incontestable et reconnu vrai par les principaux chroniqueurs suisses et allemands qui se sont occupés de l’état politique des Waldstetten au moyen-âge, c’est que les officiers de la maison de Habsbourg-Autriche vexèrent de diverses manières les peuples de ces vallées, qu’ils usurpèrent des droits nouveaux et tentèrent de les établir par la force. Ce qui devait surtout irriter les hommes libres d’Uri, c’était la conduite du Vogt de Schwyz, qui, faisant construire un château sur leur territoire, manifestait l’intention de les soumettre à la domination ou à l’autorité seigneuriale de Habsbourg- Autriche. Un château tel que celui dont il s’agit, était le siège du Twing und Bann, ou de la haute juridiction, et il servait de résidence au Seigneur ou à son lieutenant (au Twingherr) et de bourg, c’est-à-dire de fort, contre les insurrections éventuelles des vassaux ou des sujets: ses souterrains étaient des cachots pour les coupables. Les communes, à leur tour, occupèrent de pareils châteaux pour résister aux ennemis de leurs institutions: elles en firent les boulevarts de leurs libertés. La construction que des récits traditionnels attribuent au bailli autrichien n’est point fabuleuse. Elle a ses analogues dans tous les pays qui furent soumis /561/ au régime de la féodalité. La fameuse Tour blanche (White Tower) que Guillaume-le-Conquérant fit élever en 1078, était un Twing-London. Un savant 23 a comparé au Twing-Uri le château nommé Steuerwalt 24 près de Hildesheim, et Steuerndorf 25 garde (Warte) ou tour d’observation, près de Hannovre. — Que l’on ne puisse pas indiquer avec certitude le lieu où était le Twing-Uri, qui fut rasé par les premiers confédérés, il n’importe: la fondation de ce monument, tout à la fois symbole de la domination et de la servitude, ne saurait être révoquée en doute. La conséquence à déduire de nos observations à cet égard est en faveur de la tradition de Guillaume Tell.

2o La perche et le chapeau. L’auteur de la Fable danoise a demandé « s’il est probable que, pour tyranniser le peuple, Gessler ait planté son chapeau sur une perche, à la place nommée la Gebreiten, à Altorf? » — Le Vogt de la maison de Habsbourg-Autriche s’efforçait d’imposer au peuple d’Uri un joug que celui-ci ne voulait pas supporter. La résistance des pâtres irrita le bailli. Cet homme orgueilleux entreprit de courber la tête de ce peuple opiniâtre. Pour cet effet, il ne s’avisa point d’un genre de tyrannie ridicule et horrible, comme on l’a pensé 26 . Il n’imagina aucun expédient: le moyen qu’il employa n’avait rien d’extraordinaire. Après avoir élevé les murs du Twing-Uri, le préfet autrichien, voulant hâter la soumission du peuple, fit planter, dans la place publique, une perche qu’il surmonta d’un chapeau, et il fit publier un ordre qui enjoignait à tout homme du pays de se découvrir, en signe de foi et d’hommage, en passant devant ce chapeau. Or, cette coiffure était le chapeau ducal, le chapeau du prince de Habsbourg-Autriche, qui prétendait au titre de Seigneur du pays d’Uri. On a souvent mal expliqué cet /562/ emblême. M. Schiern 27 se trompe en disant que la coiffure dont nous parlons n’est point un symbole du moyen-âge. Ce savant n’aurait pas commis une pareille erreur, s’il eût consulté Jacob Grimm, qui nous enseigne que dans l’ancien droit germanique, le chapeau, ainsi que la bannière, était un signe militaire; que le seigneur ou l’officier qui plantait le chapeau, convoquait ainsi le peuple aux plaids, ou pour la guerre; qu’il exigeait l’hériban, et qu’il en avait le droit. En Frise, l’officier qui exerçait un tel acte d’autorité s’appelait bonnere (banneret, qui a le droit de bannière,) et hôdere (porte-chapeau). L’expression thene hôd upstêta (den Hut aufstossen, aufrichten, c’est-à-dire planter le chapeau) signifiait mander à cri public, ou convoquer le peuple aux assises, ou pour la guerre. Le chapeau de Gessler, dans la tradition helvétienne, était le symbole de ce double pouvoir 28 . C’était l’emblême de l’autorité féodale 29 .

Le fait de la perche à laquelle le gouverneur avait fait suspendre un chapeau est, à mon jugement, le plus vraisemblable de tous les détails de la tradition de Guillaume Tell, parce qu’il est conforme aux usages du temps et qu’on en trouve la raison dans l’ancien droit germanique. Le silence de Melchior Russ ne saurait infirmer ce que je dis de l’importance de ce détail, lequel est d’autant moins suspect que les chroniqueurs qui le rapportent, loin de pouvoir l’expliquer, l’attribuent au caprice bizarre d’un insolent bailli. On ne peut donc pas les accuser d’avoir mis à la base de leur relation un fait bien compris et reconnu nécessairement vrai, pour en imposer au public et revêtir du caractère de la vraisemblance les autres particularités qu’ils transmettaient dans leurs livres. C’est précisément parce qu’ils ont mal interprété le fait de la perche et du chapeau, dont ils eussent pu tirer un meilleur parti s’ils l’eussent bien compris, qu’on doit les disculper de toute fraude préméditée à cet égard. /563/

Les éclaircissements que nous avons donnés jettent du jour sur l’origine de la confédération suisse, et ils rendent très-probable la conduite que, selon la tradition, Guillaume Tell observa à l’égard du chapeau.

La coiffure qui était pour les seigneurs l’emblême du pouvoir et de la domination, fut convertie par les peuples en symbole de l’indépendance: le chapeau, ou le bonnet (pileus), reprit son ancienne signification. A la mort de Néron, le peuple courut par la ville avec le bonnet de l’affranchissement sur la tête 30 . Lorsque les peuples des Alpes se furent émancipés, ils gardèrent, et depuis ils gravèrent sur leurs monnaies, le chapeau, comme l’emblême de leur liberté 31 .

3o La Gebreiten et le tilleul. Dans le moyen-âge, les plaids, ou les audiences, et les assemblées publiques se tenaient d’ordinaire sous des arbres, sous des chênes, des pins, des noyers, le plus souvent sous des tilleuls 32 . Cet usage était général dans la Suisse alemannique, comme ailleurs. Les deux documents de 1257 et 1258, que nous avons cités dans notre mémoire sur les Waldstetten, prouvent que les hommes d’Uri étaient convoqués aux plaids à la place nommée la Gebreiten, sous le tilleul, à Altorf. Aussi, suivant la tradition orale ou écrite, ce fut à cet endroit même que l’officier autrichien planta la perche avec le /564/ chapeau, et qu’il fit connaître par le crieur public sa volonté au peuple.

4o L’orage sur le lac d’Uri. La tempête, dont parle la tradition, a été envisagée comme une fiction. Cependant, il est certain que les orages sont fréquents sur le lac que le bailli voulait traverser avec son prisonnier. Au surplus, nous citerons des autorités qui méritent toute confiance.

« Une particularité qui distingue le lac des Quatre-Cantons, c’est qu’il y règne toujours des vents qui viennent des montagnes, et qui varient de directions dans les diverses parties du lac: souvent, par exemple, la bise souffle dans le lac de Lucerne, tandis que le vent du midi règne dans le lac d’Uri, et qu’on est exposé, dans les bassins intermédiaires, à d’autres vents tout différents ou à un calme total. » — « La partie du lac des Quatre-Cantons, qui s’étend de Treib à Fluelen et à Seedorf, appartient au canton d’Uri et est fort orageuse … Cependant il y a rarement des malheurs: les habitants connaissent les écueils et les évitent 33 . — « Non seulement ce vent du sud (qu’on nomme le Föhn) rend la navigation sur le lac excessivement dangereuse, mais sa violence est telle que les lois défendent d’avoir du feu dans les maisons pendant qu’il souffle, et qu’on double les gardes de nuit 34 . » L’auteur de la Fable danoise a osé écrire: « En passant l’Axenberg pour faire le trajet de Flüelen à Brunnen, il survient un orage, unique peut-être dans ces contrées. Ce passage n’est que très-petit, et personne ne peut se souvenir qu’il y ait eu ombre d’orage dans cette partie du lac de Lucerne. » — « Il serait difficile de donner un démenti plus hardi à un fait constant et souvent répété. La partie du lac de Lucerne qui conduit de Brunnen et du Grütli à Flüelen, forme non pas un très-petit passage, mais un golfe de trois lieues de long, encaissé entre deux chaînes de rochers à pic. Le nom de l’Axenberg ou Achsenberg dérive, /565/ selon le docteur Ebel, des mots achsen, achzen, soupirer, gémir d’angoisse, « sans doute, dit-il, à cause des dangers auxquels on est exposé en côtoyant ces rives escarpées, et de la terreur qu’éprouvent les bateliers exposés à la tempête dans ces parages. » — « S’il était nécessaire, » dit l’habile traducteur de J. de Muller, « d’ajouter un fait à des faits notoires, je dirais qu’en 1832 je voulus passer du Grütli à Flüelen avec plusieurs des premiers magistrats de la Suisse. Le Föhn, qui se leva tout-à-coup, excita une tempête si violente que les bateliers terrifiés purent à peine préserver la barque de chavirer, et que, dans l’impossibilité d’avancer, ils furent obligés de rebrousser vers Brunnen, où même nous n’arrivâmes qu’avec peine 35 . » Si, d’une part, cette observation d’un témoin oculaire et digne de foi prouve que l’assertion de Freudenberger est démentie par l’expérience, d’une autre part, elle vérifie ce que nous avons dit ci-dessus, que Muller a fait une méprise en reconduisant des environs du Grütli à l’Axenberg le bateau qui devait nécessairement aborder ou échouer à Brunnen, puisque la tempête était excitée par le Föhn, c’est-à-dire par l’impétueux vent du midi.

On a demandé pourquoi Gessler aurait placé à côté de son prisonnier les armes dangereuses qui avaient menacé sa vie? Tschudi affirme que le gouverneur avait l’intention de les garder 36 . D’autres ont motivé la conduite de Gessler, dans cette occasion, en disant qu’elle était conforme à l’usage de conserver les armes d’un agresseur, ou d’un ennemi vaincu, soit en guise de trophée, soit en mémoire du danger auquel on avait échappé. — Ces explications deviennent superflues si le trait de la pomme est fabuleux. — Passons à un objet plus important.

5o Le nom de Tell. Légende des trois Tell. Suivant une conjecture de Spreng 37 , le mot Tell ne serait point un nom qui /566/ fut propre à Guillaume ou qu’il eût hérité de son père, mais un nom qu’il aurait adopté. Le même écrivain (qui sans doute avait présent à l’esprit le sobriquet de Gueux, qu’adoptèrent les confédérés des Pays-Bas) suppose que tous les conjurés des Waldstetten étaient désignés sous le nom de Tell. L’auteur du grand dictionnaire historique de la Suisse s’est exprimé dans le même sens 38 . Suivant l’opinion la plus accréditée, le mot Tell serait le nom sauveur, le nom libérateur; il désignerait les trois citoyens d’Uri, de Schwyz et d’Unterwalden, qui prononcèrent le serment du Grütli.

On croit, en s’appuyant de l’autorité de Muller et de Tschudi, que les fondateurs de la Confédération étaient Walther Fürst, Werner Stauffacher et Arnold du Melchthal. Il s’en faut bien que les chroniqueurs suisses, les monuments et la tradition s’accordent sur ce point essentiel. Peterman Etterlin dit (p. 27) que les chefs de la conjuration furent Stauffacher de Schwyz, Arnold du Melchthal, et un troisième, d’Uri 39 . Je conclus de l’incertitude de cet annaliste qu’à la fin du XVme siècle, et peut-être plus tôt, on ne savait pas exactement qui de Guillaume Tell ou de Walther Fürst pouvait revendiquer la troisième part dans la gloire des chefs de la conjuration du Grütli. Il s’agirait donc de résoudre une question indécise depuis quatre siècles, du moins pour ce qui concerne ces deux personnages, ainsi qu’Arnold et Conrad. Quant à Stauffacher, il est nommé positivement der Telle. — La chronique manuscrite que j’ai citée plus haut (note 18) tient « Wilhelm Täll, Stouffacher et Fürst d’Ury a pour les auteurs de la première alliance perpétuelle entre les trois pays. Suivant un drame historique du XVIIme siècle 40 , les trois Tell auraient été /567/ « Willhelm Tell, Werni Stauffacher et Conrad von Baumgarten 41 . » Dans le drame d’Uri, Walther Fürst ne paraît point sur la scène; son nom n’est pas cité une seule fois; et cependant cet homme était citoyen du canton où chaque année, ou du moins à chaque fête publique on représentait les actions héroïques des sauveurs de la liberté. Dans ce drame, Guillaume Tell est l’auteur et le chef de la conjuration, c’est lui qui dicte à ses compatriotes le serment par lequel ils s’engagent à bannir à jamais de leur patrie la tyrannie qui l’opprime, c’est lui qui est nommé le premier restaurateur de l’édifice où la liberté s’établit triomphante. Dans le même ouvrage, ainsi que dans la chronique de Stumpff, dans le Livre des Héros Suisses de Grasser, et sur la médaille que j’ai citée (note 21), les trois fondateurs de la Confédération sont Guillaume Tell d’Uri, Werner Stauffacher de Schwyz, et Arnold du Melchthal ou d’Unterwalden.

Dans l’opinion du peuple pasteur des Alpes, c’est encore Tell qui occupe la première place parmi les trois premiers confédérés. Ainsi le veut la légende que nous allons rapporter.

« Si l’on en croit la tradition, dans la contrée montagneuse et sauvage qui baigne le lac des Quatre-Cantons est une caverne, où les libérateurs du pays, nommés les Trois Tell, dorment depuis des siècles. Ils sont revêtus de leur costume antique. Si jamais la patrie est en péril, ces généreux citoyens reparaîtront pour sauver encore une fois la liberté. — Le hazard seul conduit à l’entrée de cette caverne.

« Un jour, — ainsi parlait un jeune pâtre à un voyageur, — un jour mon père, cherchant dans les gorges de la montagne une chèvre qui s’était égarée, vint à la grotte profonde où les trois Tell sont endormis. Dès qu’il les aperçut, le véritable Tell, levant la tête, lui demanda: « Quelle heure est-il sur la terre? » Le pâtre lui répondit en tremblant: « Le soleil est /568/ déjà fort haut.— «Ainsi, dit Tell, notre heure n’est pas encore venue, » — et il se rendormit.

« Depuis, — ajouta le jeune berger, — mon père, suivi de ses compagnons, entreprit souvent de découvrir la caverne, afin d’appeler les trois Tell au secours de la patrie; mais en vain, il ne put jamais la retrouver 42 . »

D’accord avec la tradition, les auteurs des ouvrages nommés ci-dessus proclament à l’unanimité Guillaume Tell le premier des trois fondateurs de la Confédération»

6o. Explications diverses du mot Tell. Vrai sens de ce mot. Il y a dans la tradition de Tell un détail remarquable qui, je crois, n’a pas été bien observé; à coup sûr on ne l’a pas expliqué d’une manière satisfaisante. Le savant Kortüm a en tort de négliger ce détail 43 . Voici le fait dont il s’agit. Le gouverneur ayant demandé d’un ton sévère à Guillaume pourquoi il ne s’était pas incliné devant le chapeau, le coupable répondit: « Pardonnez-moi, Monséigneur, j’ai péché par inadvertance; si j’étais avisé j’aurais un autre nom que celui de Tell, » — ou bien: si j’étais prudent on ne m’appellerait pas Tell 44 . » — Cette réponse semble énigmatique; toutefois nous espérons en trouver le sens. Rappelons d’abord ce que nous avons dit dans notre Essai, que dans le siècle où se forma la confédération suisse, les gens de la classe à laquelle appartenait l’archer d’Uri n’avaient pas de /569/ nom qui leur fût propre. Les hommes ou paysans libres, les colons et les artisans n’avaient d’autre nom que celui que le prêtre leur avait donné en les baptisant. L’homme du peuple ne connaissait son égal ou son pair que sous le nom qu’il avait reçu à l’Eglise. On disait: Pierre fils de Pierre, ou fils de Rodolphe. Mais d’ordinaire, pour distinguer un individu d’un autre qui avait même nom que lui, on accompagnait son nom de baptême d’un nom, d’une épithète qui désignait une localité, un métier, un accident, ou qui rappelait un fait quelconque. Nous avons cité ailleurs 45 quelques exemples de cet usage, qui s’est maintenu jusqu’à nos jours dans plusieurs contrées de la Suisse. Dans les temps anciens pas de nom (ou de surnom) qui n’eût un sens.

La réponse de Guillaume: « wär ich witzig » — ou, suivant l’interprétation exacte que Schiller a donnée de ce mot: « wâr’ ich besonnen,— hiess ich nicht der Tell; » cette réponse, dis-je, montre clairement que le mot Tell est une épithète, un terme adjectif, qui qualifie l’individu nommé Guillaume. Notre archer avait pour nom Wilhelm et pour surnom der Tell. On eût pu le deviner en observant la tradition et les récits des chroniqueurs, où plus d’une fois il est appelé tout simplement Wilhelm. »

Spreng a inféré de la réponse de Guillaume qu’il fallait chercher l’origine du mot Tell dans talen, « parler, agir d’une manière bizarre ou puérile; » ensorte que Tell, ou Täll et Tälle, serait l’équivalent de simple, de niais, ou de stupide. De là, sans doute, la comparaison de Tell avec Brutus et, par analogie, avec Ulysse, qui feignit d’être fou. Le professeur W.-E. Weber 46 pense, comme Schiller, que le mot Tell est un sobriquet qui signifie rêveur (Träumer 47 ). Le même /570/ écrivain suppose que Gessler avait ainsi nommé Guillaume par dérision, et que Tell adopta ce nom en mémoire de l’action héroïque par laquelle il avait vengé l’outrage que le bailli avait osé lui faire. L’auteur de cette hypothèse fait aussi allusion au mot brutus, et il rappelle l’explication allégorique que l’on a donnée de ce nom à propos de Tarquin et du fondateur de la république romaine.

M. Henne affirme que dans le langage de nos pères le mot Tell était synonyme d’imprudent ou d’insensé (unbesonnen, thöricht), et que tellen signifiait déraisonner (unsinnig reden) 48 . M. Hanhart soutient cette opinion, en disant que Tell désigne un lourdeau (Tölpel), un idiot (einfältiger Mensch) 49 . C’est ainsi que J. J. Bodmer a représenté Guillaume d’Uri 50 . Mais la conduite et les actes de Guillaume prouvent qu’il n’était rien moins que stupide. C’est pourquoi plusieurs critiques, peu satisfaits de l’interprétation qu’on avait donnée du mot Tell, en ont proposé une autre. Jacob Grimm, comparant les noms de trois fameux archers, Bell, Tell et Toko, trouve entre ces noms une analogie frappante, en dérivant le premier de βέλος (prononcez bélos), flèche, le deuxième de telum, trait, et le troisième de τόξον (pr. toxon), arc. Nous ne pouvons développer ici tout le système étymologique du célèbre philologue qui a rapproché, dans un écrit très-remarquable 51 , une foule de noms dont l’explication ingénieuse jette une vive lumière sur divers points /571/ de l’antiquité et du moyen-âge. D’après ce système, telum aurait la même origine que τῆλε 52 (prononcez têle), particule qui signifie de loin (comme dans télégraphe) ou qui indique l’éloignement, et qui se trouve dans plusieurs composés, entre autres dans Τηλὲμαχος (Télémaque), nom qualificatif, devenu nom propre, lequel désigne un homme qui combat de loin, qui lance des traits, des flèches ou des javelots. Cette étymologie semblerait justifier le parallèle plus ingénieux que solide que l’on a établi entre l’aventure de Guillaume d’Uri et celle du roi d’Itaque. Un historien suisse 53 observe que s’il voulait soutenir les sceptiques, c’est-à-dire, apparemment, défendre l’opinion des savants qui dérivent le mot Tell de telum, il dirait que le héros d’Uri appartenait à la famille Schüz ou Schüzo, d’Attinghausen; en d’autres termes, que le mot Tell serait la traduction latine du nom Schüz, qui signifie archer. Cette explication semblerait trouver un appui dans ces paroles que Gessler adressa, dit-on, à Guillaume: « Wohlan, Tell, du bist ein guter Schüz, als ich höre. » (Eh bien! Tell, tu es un bon archer, à ce que l’on prétend) .

Le système que nous venons d’exposer en substance confirme en quelque sorte la remarque d’un écrivain, qui a dit qu’en matière d’étymologie, les mots sont comme les cloches auxquelles on fait dire tout ce qu’on veut.

Si d’une part nous reconnaissons un rapport intime entre les mots telum et τῆλε, d’un autre côté, nous nions formellement que la particule grecque ou le substantif latin et le nom de l’arbalétrier d’Uri expriment la même idée. Ces mots ne sont point synonymes. Nous affirmons, du reste, avec plusieurs /572/ savants, que les mots τέλος (pr. télos), ziel et doel 54 , qui signifient but, fin, ont une origine commune, et que les verbes τέλειυ, zielen, erzielen, (be)doelen, (viser à, avoir pour but) en sont formés; mais nous ne partageons point l’opinion de ceux qui dérivent le mot Tell de τέλος. Le professeur Aschbach prétend 55 que Tell signifie zieler, ou tireur, et que ce nom, qui aurait été donné à Guillaume, était l’équivalent de Pritschenmeister 56 , mot sous lequel on désignait jadis une sorte de houffon ou de héraut facétieux, un ménestrel qui, aux fêtes du tir, improvisait ou récitait des chansons. Ainsi faisait au XVIIme siècle, dans le pays d’Uri, Jérome Muheim, qui retoucha et augmenta de plusieurs strophes le chant populaire dont l’aventure de Tell est le sujet.

Un autre écrivain, rapprochant le nom Tell de la réponse que l’archer fait au bailli, explique ce nom en lui donnant le sens « d’habile archer qui atteint le but sans viser longtemps 57 . » Aucune de ces interprétations ne s’ajuste parfaitement à la réponse que Guillaume a faite au gouverneur.

L’étymologie que Spreng a proposée, mais qu’il a mal appliquée, est à mon avis la seule qui conduise sûrement à la vérité. Le mot Tell ou Täll dérive indubitablement de tal, discours (taal, en hollandais, signifie langue, langage,) qui est le radical de talen, en anglo-saxon, talian, parler, raconter; angl. to tell, dire, conter, et compter, a tale, un conte, un récit; hol. tellen, compter, et conter, vertellen, raconter; dalen (dans le dialecte bavarois), dire ou agir comme un enfant; /573/ allem. zählen, erzählm, etc. Les mots suivants, usités dans divers dialectes, ont la même origine: dalde, dolle, dalle, döhle, hol. dol, ang. dull; enfin till, toll et le composé tollkühn. Tous ces mots désignent un être extravagant, qui pense, parle ou agit contre le bon sens et la raison; un être bizarre, insensé, fou, hardi avec imprudence (tollkühn) ou téméraire. Il est à peine besoin de rappeler que les Allemands, les Hollandais et les Français appliquent fréquemment les épithètes de toll, dol, fol et fou, par opposition à celles d’avisé, de sage ou de prudent, à un individu dont la tête se monte, et qui parle ou agit d’une manière déraisonnable ou insensée. Tell signifierait donc un homme qui parle ou qui agit sans réflexion, un homme qui agit par instinct, ou qui est dirigé par un sentiment irréfléchi. Guillaume a voulu dire à Gessler que, entraîné par un mouvement instinctif, il avait refusé de saluer le chapeau, sans réfléchir aux conséquences de ce manque de respect; que, sans consulter la raison qui lui eût recommandé la prudence, il avait agi avec la folle précipitation qui lui était naturelle, et qui lui avait valu, de la part de ses compatriotes, l’épithète de Tell, (der Telle, der Tolle), c’est-à-dire d’étourdi ou de téméraire. — Ce trait que la tradition, les chants populaires et les chroniques nous ont transmis, est indubitablement historique. Il n’a point été inventé; aucun homme ne l’eût imaginé. En disant: si j’étais avisé, ou prudent, on ne m’appellerait pas der Tell, l’archer d’Uri signale son caractère ardent, vif, impétueux, qui l’avait fait remarquer de ses concitoyens et désigner par un surnom. Guillaume fait évidemment allusion à une circonstance où son zèle indiscret, où sa précipitation lui avait attiré le blâme de ses compagnons et de ses alentours. Melchior Russ rapporte un fait déjà cité, dont les autres chroniqueurs ne font pas mention. Il dit que Guillaume se plaignait et parcourait les vallées excitant le peuple contre le bailli. Une pareille conduite contrastait avec la prudence d’un Stauffacher et d’un Fürst, ou d’un Arnold. Peut-être, avant la conférence du Grütli, l’impatient Guillaume avait-il conseillé une mesure prompte, hardie, un coup de main dont le succès était aussi douteux que l’entreprise était périlleuse. /574/

L’opinion que je viens d’énoncer n’est point une vaine conjecture; elle est fondée sur des vraisemblances et fortifiée par le détail que Melchior Russ a rapporté. Quoi que l’on pense de cette opinion, il n’est point douteux que la réponse de Tell à l’officier du duc Albert ne fasse allusion à un fait réel.

Le vrai sens du mot Tell étant donné, cette réponse, qui paraissait une énigme obscure, devient claire, intelligible; et, bien comprise, elle nous révélé une particularité qui ne laisse plus subsister aucun doute sur la réalité de Guillaume Tell. Ce personnage n’est point fabuleux, comme le pensent quelques savants qui ont été induits en erreur par une fausse étymologie et par des apparences trompeuses. Tell n’est point un mensonge de l’imagination. Il a vécu: il a, par un acte de courage et de dévouement, attiré l’attention de ses concitoyens qui, assurément, n’auront pas voué une sorte de vénération religieuses un fantôme. Tell a pris une part active à la fondation de la liberté helvétienne. A mon jugement, il excita le peuple à secouer le joug, il fut en quelque sorte l’auteur du projet d’affranchissement; mais son caractère impétueux, son imprudence empêcha des hommes plus calmes et plus réfléchis de concerter arec lui l’exécution de ce projet, à la première entrevue qui eut lieu au pied du Sélisberg. Dans la suite, le peuple, entraîné par son enthousiasme pour le courageux citoyen qui le premier avait ouvertement bravé le bailli superbe, substitua son nom à celui de Walther Fürst. La faveur populaire a trop attaché d’importance à l’héroïsme de Tell, au détriment de la gloire qui doit revenir aux trois hommes du Grütli, les vrais fondateurs de la Confédération.

7o. L’officier ou le bailli autrichien. Le lieu où il périt, la chapelle dite de Guillaume Tell près de Kussenach. — Outre les détails que nous avons examinés, il en est d’autres qui sont de nature à embarrasser les plus habiles défenseurs de la tradition. Un officier du duc d’Autriche se permit, dit-on, dans la place publique d’Altorf, un acte d’insolence et de barbarie dont le souvenir indigne les amis de la liberté et de l’humanité. Se pourrait-il que le nom de cet avoué superbe et cruel ne se fût /575/ pas gravé dans le cœur des hommes qu’il avait outragés? Les peuples, en général, oublient moins facilement les noms de leurs tyrans que ceux de leurs bienfaiteurs. Comment s’appelait l’orgueilleux bailli des Waldstetten? Peterman Etterlin l’appelle Grissler, d’autres le nomment Gryssler, Grisel, Gessler, Gässler, et Geissler 58 . Dans le drame historique du 17me siècle, que j’ai cité plus haut (note 40) il paraît sous le nom de Gridler. Je ne tire de ces variantes aucun argument défavorable à la tradition. Mais remontons dans le passé. Suivant Théobald Schilling, de Lucerne, le barbare qui força Tell d’abattre une pomme placée sur la tête de son fils aurait été un comte de Seedorf. L’historien Stumpff cite (à l’an 1316) un Hans (Jean) von Seedorf, d’Uri, lequel eut avec Rod. Tschudi, de Glarus, une querelle au sujet d’un héritage. Cette indication suffit-elle pour établir la réalité d’une famille de ce nom? Un savant généalogiste 59 a déclaré qu’on ne trouve aucune trace des prétendus comtes de Seedorf. Le comte dont il s’agit est bien suspect. Il y a plus. Dans la chronique de Russ, ainsi que dans le drame d’Uri 60 , et dans une ancienne ballade populaire, le gouverneur autrichien n’a pas de nom. Que faut-il conclure de là?

Des écrivains, considérant la tradition de la pomme comme une fiction poétique, avaient cependant admis, avec J. Grimm, la réalité d’un courageux citoyen d’Uri, nommé Guillaume, et la fin tragique de Gessler tombant sous le coup mortel de cet homme, près du château de Küssenach, prétendue résidence du gouverneur autrichien. Depuis la publication de l’ouvrage de M. Kopp, qui enseigne que l’avouerie de Küssenach était héréditaire dans la famille des chevaliers de ce nom, dont un membre, sire Eppe de Küssenach, la possédait en 1302 et en /576/ 1314, suivant des documents authentiques 61 , ces écrivains ont changé d’opinion. Frappés du démenti formel que les chartes semblent donner à la tradition helvétienne, ils ont déclaré que l’événement dont elle place la scène à l’endroit dit le chemin creux, près de Küssenach, est une fable, et que Gessler et Tell sont des êtres imaginaires. Je crois avoir démontré la réalité d’un personnage qui avait pour prénom Wilhelm et pour surnom der Tell. J’ai également prouvé, dans mon Essai, l’existence d’une famille noble du Thurgau ou de l’Argau, nommée Gessler 62 . Je pourrais attacher quelque importance à une conjecture qui a paru vraisemblable à d’habiles critiques. Selon cette conjecture, l’officier que Muller appelle Herrmann Gessler serait le même personnage qui, dans un document du 20 Déc. 1291, est nommé « Her Herman der Meier von Kussenach 63 (sir Herman, maire ou mayeur de Küssenach.) Cet officier aurait été appelé par le duc de la maison de Habsbourg-Autriche à exercer un pouvoir dans les Waldstetten, et il aurait excité, par des actes arbitraires, le mécontentement des montagnards. A dire vrai, cette opinion n’est fondée que sur des apparences. Elle laisse la question indécise. /577/

Un défenseur de la tradition des Waldstetten a dit: « Il est possible que dans l’intervalle de 1302 à 1314, notamment en 1307, un Gessler ait exercé, comme avoué de Küssenach, un pouvoir tyrannique, et qu’après sa mort l’avouerie de ce nom ait été de nouveau commise à sire Eppe 64 . » C’est une supposition gratuite, sur laquelle il serait inutile d’insister. Kopp affirme que l’avouerie de Küssenach fut héréditaire dans la famille de ce nom jusqu’à l’extinction de cette famille. Il est vrai qu’il n’a pas produit les chartes sur lesquelles se fonde cette assertion, mais nous n’avons aucun motif de suspecter la bonne foi de ce savant. Nous pouvons admettre sans scrupule qu’entre les années 1302 et 1314 l’avouerie dont il s’agit ne fut point exercée par un Gessler. D’ailleurs, il est d’autant moins nécessaire de se perdre en conjectures et en réflexions sur ce point, que les événements qui eurent pour résultat la confédération des Waldstetten se sont passés sur la fin du XIIIe siècle, non pas au commencement du XIVe, comme Tschudi et les partisans de son système chronologique l’ont prétendu.

Une autre question se présente à l’esprit, celle de savoir si un officier autrichien, nommé Gessler, fut Vogt ou avoué de Küssenach vers l’an 1296 (c’est-à-dire vers l’époque à laquelle nous rapportons le soulèvement des Waldstetten)? On ne peut résoudre ce problème qu’à l’aide de chartes. Rappeler qu’un document de 1257 65 mentionne des sires de Küssenach, et ajouter qu’il est possible que déjà à cette époque l’avouerie du même nom ait appartenu à leur famille, c’est supposer un fait qui peut être contesté. Mais, ce qui tranche la question, à notre avis, ou du moins, ce qui nous permet de l’écarter comme étant étrangère à notre sujet, c’est une circonstance à laquelle on n’a pas donné jusqu’ici toute l’attention qu’elle méritait. Cette circonstance est d’autant plus remarquable qu’elle détruit la conclusion que l’on a tirée des chartes de 1302 et de 1314, et de /578/ la déclaration positive de M. Kopp, que (du moins depuis 1302) l’avouerie de Küssenach n’a point appartenu à un Gessler. Je m’explique. Le récit qui fait de Hermann Gessler un avoué de Küssenach ou un gouverneur autrichien, qui aurait siégé au château de ce nom, et qui, voulant s’y rendre, aurait été tué dans le chemin creux, ce récit, dis-je, est né d’une méprise ou d’une erreur qui s’est propagée et accréditée. Melchior Russ rapporte que Tell, s’étant élancé sur la Blatten, décocha de ce plateau une flèche et en perça le gouverneur, qui tomba dans le bateau même sur lequel il avait fait conduire son prisonnier pour le transporter devers Schwyz au château dans le lac: « gon 68 schwitz In das schloss Im sew. » On a pu croire qu’il s’agissait du château de Küssenach, dont on voit encore des ruines près du village d’Imensée 69 , qui est situé au bord du lac (im see) de Zug, et d’où l’on arrivait à Küssenach par le chemin creux. Pris isolément, les mots das schloss Im sew pourraient s’entendre, en effet, du château d’Imensée, c’est-à-dire du château situé près de ce village; mais joints aux mots gon Schwitz et rapprochés du passage de Russ, où la mort du bailli est relatée comme un événement qui eut lieu sur l’eau, près de la Blatten, ils désignent positivement le château de l’île de Schwanau, dans le lac de Lowerz 70 , à quelque distance du bourg de Schwyz. Ce château, dont il existe encore une partie, était un Twing ou château féodal, appelé castrum Lowerz par Hämmerlin, et castrum Lœwers par Faber. Ces deux écrivains du XVe siècle disent que le comte de Habsbourg, seigneur naturel des gens de la vallée d’Art, avait établi dans le château de Lowerz un officier en qualité de gouverneur (ou d’avoué) de toute la vallée. C’est ce personnage anonyme que Hämmerlin et Faber accusent d’avoir violé la sœur de deux Schwyzois, qui le /579/ tuèrent 71 . D’autres chroniqueurs imputent ce crime soit à l’officier qui résidait au château de Rotzberg, soit à celui qui occupait le château de Sarnen 72 , tandis que Mutius en accuse le préfet du château d’Uri. M. Henne présume que cet officier impudique était un des sires de Küssenach 73 .

J’ignore si l’avoué dont il s’agit est le personnage qu’on appelle communément Gessler. Mais je ne doute nullement que le Twing de l’île de Schwanau n’ait été la résidence du bailli que Tell frappa de sa flèche. Cet officier siégeait dans ce château féodal en qualité de Vogt du pays de Schwyz 74 . Un fait qui me paraît incontestable, c’est que le même avoué voulait soumettre à la domination ou à l’autorité seigneuriale du comte-duc de Habsbourg-Autriche l’ancien pays d’Uri, et qu’à cet effet il y fit construire un château. Mutius s’accorde avec Hämmerlin et Faber dans le rapport des faits qui se rattachent à l’acte odieux que nous avons cité. Il est un seul point, mais un point très-important, sur lequel il diffère de ses devanciers. Il affirme positivement que le comte de Habsbourg 75 avait établi en qualité de /580/ juge ou d’avoué de l’étroite vallée d’Uri, un certain noble, homme superbe et tyrannique, gouverneur ou préfet du château 76 . Quel était ce château sinon le Twing-Uri?

Hämmerlin parle de l’aventure de la jeune fille d’Art et de la mort violente de son persécuteur comme d’un événement qui aurait eu lieu depuis la fondation de la maison de Habsbourg-Autriche. Faber rapporte cet événement après avoir raconté /581/ l’assassinat du roi Albert. Mutius dit qu’il se passa vers l’an 1300. Il faut que cet écrivain, qui consulta plusieurs chroniques pour la composition de son ouvrage, ait eu quelque motif de ne point adopter l’opinion de Hämmerlin on de Faber, en ce qui concerne le château où siégeait l’officier du Comte, et l’époque où cet officier aurait commis un crime qui est considéré comme la cause principale du soulèvement des pâtres des Alpes. Observons que la date indiquée par Mutius se rapproche considérablement de celle que présente la médaille dont il a été question, date (1296) à laquelle le drame d’Uri rapporte la fondation de la liberté des Waldstetten. Remarquons de plus que Mutius, d’accord avec l’auteur de ce drame historique et avec l’opinion vulgaire, dit que l’officier dont il s’agit, c’est-à-dire, à mon avis, celui qu’on appelle, à tort ou à raison, Hermann Gessler, avait un château dans le pays d’Uri. Dès lors nous n’avons plus à nous informer si un Gessler fut avoué de Küssenach vers l’an 1307, ni s’il tomba frappé d’un trait dans le chemin creux en chevauchant vers ce château. Cette question me paraît enfin décidée.

Tschudi est le premier chroniqueur suisse qui ait envisagé (I, 239 b.) la chapelle entre Küssenach et Imensée comme un monument qui devait transmettre à la postérité la mémoire de Guillaume Tell et de la fin tragique du tyran dont il délivra sa patrie. Cet écrivain aura été induit en erreur par Peterman Etterlin, qui, s’égarant à la lumière blafarde de la tradition, avait mal interprété les mots: das schloss Im sew. Au 15e siècle les gens du pays ne savaient pas au juste quel était ce château. Ils ignoraient également où le bailli, persécuteur de Tell, avait trouvé la mort. Il existait depuis longtemps deux versions d’un même fait. J’en trouve la preuve non-seulement dans les récits contradictoires de Russ et d’Etterlin, mais encore dans le drame d’Uri, où le meurtre du gouverneur est rapporté comme un événement qui aurait eu lieu soit au pays d’Uri, soit dans le chemin creux 77 . Il y eut deux personnages qui périrent de /582/ mort violente, l’un sous les coups de deux hommes d’Art, l’autre de la main de Tell. Il se peut que le peuple, dans sa colère aveugle, ait attribué au Vogt appelé Gessler (vrai bouc-émissaire ) tous les torts de ses collègues. M. Henne pense 78 que l’on a confondu le meurtre commis entre Küssenach et Imensee avec celui qui eut lieu près de la Blatten. Au jugement de cet historien, l’officier qui déshonora la jeune fille d’Art aurait expié ce crime dans le chemin creux, et la chapelle qu’on y éleva aurait été destinée à rappeler le souvenir des deux frères qui vengèrent l’outrage fait à leur sœur. « Ce monument, ajoute-t-il, n’en serait pas moins une chapelle de Tell, vu que les deux frères étaient du nombre des conjurés, ou des Tellistes. » Quoiqu’il en soit, il résulte de notre discussion que l’avoué, qu’on appelle communément Gessler, occupait alternativement le château de Schwanau, dans le lac de Lowerz, en qualité de Vogt du pays de Schwyz, et le Zwing-Uri, comme Vogt de la vallée d’Uri, où le Comte voulait établir son autorité seigneuriale; que cet officier mourut frappé d’un trait que Tell lui lança de la Blatten; que, par conséquent, il ne périt pas dans le chemin creux, et enfin, que la chapelle construite en cet endroit (si elle ne doit point son origine à une méprise), était destinée à perpétuer le souvenir d’un fait analogue, fait que dans la suite on a attribué sans fondement au célèbre archer d’Uri.

La tradition de Guillaume Tell est donc battue en brèche d’un côté que ses défenseurs croyaient invulnérable. Le récit de Melchior Russ réduit à sa véritable dimension le théâtre des aventures dont se compose l’histoire de Guillaume Tell, théâtre qui a été considérablement agrandi par des écrivains mal /583/ informés. Ceux-ci ont pu donner pour vrais des détails invraisemblables, puisque de nos jours un Jean de Muller a pu commettre l’erreur que j’ai signalée. Faute de discerner le vrai du faux, le probable de l’absurde et de l’impossible, nos anciens chroniqueurs, préoccupés de l’héroïsme de Tell et subjugués par l’opinion publique, ont admis sans examen une tradition surchargée de détails qui ne sont pas à l’épreuve de la critique.

La relation de Melchior Russ mérite sans contredit la préférence sur celle de Peterman Etterlin et de ses successeurs. Le prétendu voyage de Tell et de Gessler jusqu’au chemin creux, où le bailli aurait reçu la mort de la main de son adversaire, est un épisode que l’on peut hardiment biffer de l’histoire. La radiation de cet incident poétique ne diminue en rien la célébrité de Guillaume Tell, puisque cet habile archer tua son persécuteur en décochant de la Blatten un trait qui le priva de la vie.

Il ne fallait que supprimer une fiction pour rapprocher et concilier deux écrivains qui paraissaient différer sur un point essentiel de la tradition. On pourrait mettre en doute la réalité de l’accord que j’établis entre Russ et Etterlin, si je n’avais soin de prévenir une objection. « Le premier de ces chroniqueurs, pourrait-on dire, a passé sous silence le fait de la perche à laquelle on avait suspendu le chapeau ducal; il a également omis le dialogue que le gouverneur eut avec Guillaume Tell tandis que le second rapporte ces deux particularités. » Observons que Russ n’a fait qu’indiquer le trait de la pomme, et que cette histoire incidente à l’action principale était le sujet du chant populaire qu’il promit à ses lecteurs. Ce chant mentionnait la perche, le chapeau, le refus de Tell de s’incliner devant cet emblême, et enfin le colloque entre lui et le bailli dont il avait irrité la colère. Quand même cette assertion ne serait fondée que sur des apparences, on ne serait cependant point autorisé à conclure de l’omission de ces détails à la page 59 de la chronique de Russ, que cet écrivain et Peterman Etterlin ont puisé à deux sources différentes les autres détails sur lesquels ils sont d’accord, je veux dire l’arrestation de Tell, sa navigation /584/ sur le lac d’Uri, la tempête, le saut périlleux du célèbre archer, et la fin tragique de son persécuteur. Observons de plus qu’il y a une ressemblance frappante entre le récit d’Etterlin (ou de Schedeler) et celui de Tschudi. On peut remarquer cette ressemblance dans l’emploi de certaines expressions et de certaines formes de langage. À tout prendre, Tschudi a raconté les mêmes choses que son prédécesseur, mais il a observé plus fidèlement la construction des phrases de l’original. La différence réelle que l’on peut signaler entre Etterlin et Tschudi, dans l’exposition des détails, consiste en quelques particularités que ce dernier a tirées de son propre fonds, ou qu’il a moins puisées à des sources authentiques que dans son imagination. Ainsi, par exemple, il prétend que Gessler ordonna qu’on eût à saluer le chapeau comme si le Roi (Albert) était là en personne, ou représenté par lui, Gessler; tandis que, de l’aveu des autres écrivains, cet officier agissait au nom du duc d’Autriche. - Il fixe le jour où Gessler fit planter le chapeau, et celui de l’arrestation de Tell; — ces deux dates sont fausses . Il suppose que l’enfant de Tell avait six ans. Il sait ou croit savoir que la montagne que Tell franchit était encore dépourvue de neige; qu’il était déjà tard lorsque l’adroit archer atteignit Brunnen. Ces détails ont été imaginés pour donner à une fable un air de vérité. Le même écrivain affirme, sans examen, que la chapelle entre Kussenach et Imensee a été consacrée en mémoire de l’action courageuse de Tell. Cette assertion semblait établir par une preuve irrécusable la vérité du prétendu voyage de Tell et de Gessler, voyage qui, en définitif, est une fiction.

J’exposerai en peu de mots le résultat de l’enquête dont l’histoire de Guillaume Tell (à l’exception de l’épisode de la pomme) a été l’objet. Ayant développé dans mes précédents mémoires les rapports des peuples des Waldstetten avec l’Empire germanique et la maison de Habsbourg, et représenté la situation des deux parties, je crois inutile de répéter les détails de l’événement politique auquel se rattache l’action courageuse du pâtre d’Uri. Une simple indication peut suffire. Quinze jours après le décès du roi Rodolphe Ier, les trois communautés d’Uri, de /585/ Schwyz et d’Unterwalden, prévoyant des temps fâcheux, firent (le 1er août 1291) un traité d’alliance perpétuelle, destiné tout à la fois à renouveler le pacte qu’elles avaient fait un demi-siècle auparavant 79 , et à les fortifier contre les dangers qui déjà les menaçaient. Par ce traité les montagnards s’engageaient à respecter des droits reconnus, et à ne tolérer dans leurs vallées aucun juge étranger, aucun empiétement sur leurs libertés. Les avoués qu’Albert, duc d’Autriche et comte de Habsbourg, envoya dans les Waldstetten y exercèrent des vexations de tout genre. Les chroniqueurs de la Suisse et de l’Allemagne sont d’accord sur ce point. La résistance que rencontrèrent les orgueilleux serviteurs d’un maître ambitieux les irrita: elle les rendit cruels. Dans ces circonstances, un montagnard, Guillaume d’Uri, homme hardi, impétueux, parcourait le pays, excitant le peuple à se soulever contre ses oppresseurs 80 . Cependant, d’autres citoyens, — non moins courageux que Guillaume, mais plus calmes, plus prudents, et par cela même plus utiles à la cause de la liberté, — Werner Stauffacher de Schwyz, Walther Fürst d’Uri, et Arnold du Melchthal (dans le pays d’Unterwalden) prirent la résolution de délivrer la patrie du joug qui pesait sur elle. Ces trois hommes généreux concertèrent, dans une première entrevue au Grütli, l’éxécution de leur noble entreprise; puis, s’étant associé d’autres confédérés, ils fixèrent un jour pour soustraire leur pays à une domination odieuse. Il est probable que Guillaume fut du nombre des conjurés, et que les chefs recommandèrent la prudence à ce jeune homme, dont l’ardeur indiscrète pouvait renverser les projets les plus habilement formés. Sa conduite irréfléchie lui avait valu, de la part des confédérés, le surnom de Tell ou de téméraire. Bientôt il eut une nouvelle occasion de signaler son bouillant courage. L’Avoué qui exerçait de la part d’Albert d’Autriche un pouvoir dans les vallées de Schwyz et d’Uri vint (apparemment du château de Schwanau) à Altorf, bourg près duquel il avait fait /586/ élever le Twing-Uri, qui devait servir tout à la fois de résidence au Seigneur ou à son délégué, et de fort contre les insurrections éventuelles des paysans. L’officier dont nous parlons fit dresser une perche dans la place d’Altorf, sous le tilleul, et mettre au bout de cette perche le chapeau ducal orné des insignes du pouvoir. En élevant ce symbole de l’autorité féodale, l’officier mandait à cri public le peuple au plaid ou pour la guerre. Les hommes libres paraissaient armés. Sans doute, l’usage voulait qu’ils saluassent ce symbole en signe d’hommage. Soit que l’Avoué d’Albert, soupçonnant l’existence d’un complot, eût conçu le projet d’en découvrir les auteurs, soit qu’il eût résolu de courber sous le joug de la domination la tête du peuple opiniâtre qui résistait à ses volontés, il convoqua les hommes d’Uri. Cette circonstance pouvait lui offrir l’occasion de s’assurer de leurs mauvais desseins, ou de leur soumission. Les conjurés, ne voulant point compromettre l’avenir de leur patrie par une démonstration intempestive, se conduisirent avec prudence, décidés à attendre les événements jusqu’à ce que l’heure d’agir eût sonné. Cependant Guillaume passa devant le symbole du pouvoir, et il ne s’inclina point. Son irrévérence ne pouvait échapper à l’œil vigilant du gouverneur autrichien. Celui-ci le fit arrêter, et après lui avoir inutilement demandé les noms de ses complices, il le fit conduire lié sur un bateau pour le transporter au delà du lac et l’enfermer au château de Schwanau. A peine la barque se fut-elle éloignée du port que l’impétueux vent du midi s’élança des gorges du St. Gothard avec sa violence ordinaire. Le lac, soulevant ses ondeS furieuses, menaça d’engloutir l’équipage. Dans ce péril de mort, le bailli fit délier son prisonnier, homme vigoureux, qui connaissait les écueils et pouvait les éviter. Tell vint à bout de diriger la barque vers un lieu où un rocher plat s’avance en saillie dans le lac. Parvenu à cet endroit il saisit ses armes, s’élança d’un bond sur le plateau, arma son arbalète et décocha un trait qui traversa le cœur du tyran. Puis gravissant l’Axenberg, pendant que la barque était le jouet des flots irrités, il parvint, à ce qu’il paraît, à Brunnen, où il instruisit ses amis de l’événement qui venait de se passer. /587/

Malgré cet incident les conjurés ne changèrent rien au plan qu’ils avaient sagement arrêté.

La conduite et les actes de Guillaume Tell ont été jugés diversement. Il nous semble qu’un parti en a rapetissé le mérite autant qu’un autre parti l’a exagéré. Ce montagnard intrépide a excité le peuple à venger la liberté opprimée. Il a provoqué l’insurrection. Il a méprisé ouvertement le symbole d’un pouvoir odieux, bravé le courroux de l’officier autrichien, et frappé à mort cet agent d’un prince ambitieux. C’est à cela, je crois, que se borne le rôle que Tell a joué dans le drame politique qui se développa dans les Waldstetten sur la fin du 13me siècle (vers l’an 1296). Le dénouement de ce drame eût été probablement le même sans l’intervention de Guillaume Tell. Toutefois, le caractère de cet homme, sa haine de la domination étrangère et la catastrophe dont il fut l’auteur ont dû nécessairement faire impression sur les esprits. Ce qui venait de se passer était propre à intimider les autres avoués d’Albert, à inspirer du courage aux pâtres des Alpes, à fortifier les conjurés dans leur résolution, et à faciliter le succès de leur entreprise. Les actions par lesquelles le citoyen de Bürglen s’est signalé se rattachent donc, par un lien plus ou moins étroit, aux événements qui eurent pour résultat l’affranchissement des Waldstetten. On conçoit que le peuple, ami de l’extraordinaire, ait admiré le coup hardi d’un fameux archer, et que, dans son enthousiasme, il ait paré cette idole du titre pompeux de premier restaurateur de l’édifice sacré de la Liberté.

Guillaume Tell ne fut pas le chef d’un mouvement national. Son impétueuse vivacité le rendait peu propre à diriger une multitude impatiente de secouer le joug. Guillaume Tell n’a pas décidé de l’avenir de sa patrie. Il ne fut pas le libérateur du peuple, mais il fut le premier et le plus ardent défenseur des droits de l’homme libre. Ses intentions généreuses et son patriotisme sont un titre à la reconnaissance de la postérité. Mais la faveur populaire a trop exalté le mérite de Guillaume Tell, au détriment de la gloire que peuvent revendiquer les trois héros du Grütli, qui furent les sauveurs de la liberté helvétienne, les vrais fondateurs de la Confédération.

 


Notes:

 

1 M. Lutz, Geographie der Schweiz, 1835, p. 41. [retour]

2 Habsburgiaca, L. II, ch. 16. [retour]

3 Wilhelm Tell. Act. IV, sc. 1. [retour]

4 J. Schneller, note 88 sur la chronique de M. Russ, p. 63. [retour]

5 Voy. mon Essai, p. 138. [retour]

6 Ibid. [retour]

7 Aschbach, Heidelb. Jahrb. cah. de septembre 1836. [retour]

8 Voir l’Essai, p. 89 et la note 212. [retour]

9 L’un de ces prétendus documents est la pièce inédite qu’Imhoff appelle Manussa d’Uri, l’autre est l’acte relatif au pélerinage de Steinen. Voyez ces deux pièces à la fin de notre mémoire. [retour]

10 Dans la Chronique de Glaris. [retour]

11 Dans la Chronique helvétique, t. I, p. 237. b. [retour]

12 La première des deux pièces indiquées à la note 9. [retour]

13 C’est la seconde des deux pièces indiquées à la note 9. [retour]

14 Voyage en Suisse , Relation historique contenue en 12 lettres, écrites par les sieurs Reboulet et Labrune, à la Haye, 1686. in-12. [retour]

15 Voyez Haller, Bibl. der Schw. Gesch. t. IV, p. 161, 277 et suiv. [retour]

16 Id. ibid. p. 164 et suiv. [retour]

17 Rebmonat ou février, non pas septembre. Voy. J. Grimm, Deutsche Rechtsalterthümer, édit. de Götting. de 1828, p. 824. [retour]

18 C’est une chronique manuscrite de la fin du 16e siècle, laquelle a pour titre: Handtbuch von vrsprung vnnd alten geschichten der Statt Zürich, etc.; un vol. in-4o. Quelques pages de cette chronique sont consacrées aux Waldstetten. [retour]

19 Essai, p. 142 et 157. [retour]

20 Ibid. p. 137 et suiv. [retour]

21 Cette médaille est décrite (avec quelques autres à peu près semblables) dans le Catal. des Méd. suisses (Schweizerisches Münz-und-Medaillenkabinet) de G. E. de Haller. Berne 1780, t. 1, no 1. En voici la légende: WILHELM TELL VON VRE, STOVFFACHER VO’ SCHVVYTZ, ERNI VO’ VNDERWALD. ANFANG DESS PVNTZ IM IAR CHRISTI. 1296. — Cette médaille a été gravée, selon Haller, par H. Stampfer, de Zurich, qui mourut en 1585. Id. ibid, p. 459. [retour]

22 Selon quelques auteurs, le bailli aurait fait construire ce château à l’endroit dit am Steg ou Stegen; de là le nom de Zwing-Uri unter die Stegen: suivant d’autres , on l’aurait bâti sur une colline dite Solaturn, près d’Altorf. [retour]

23 K.-G. Jacob, dans l’ouvrage intitulé: Neue Jahrhücher für Philol. und Pœdagogik. t. 32. p. 446. [retour]

24 Ce mot signifie: Steuere die Gewalt der Stadt gegen den Bischof (oppose les forces de la ville aux attaques de l’Evêque.) Id. ibid. [retour]

25 C’est-à-dire, Steuere den Dieb (repousse le brigand.) Id. ibid. [retour]

26 Voltaire, dans son Essai sur les mœurs etc. ch. 67. [retour]

27 Wanderung einer nord. Sage etc. au commencement. [retour]

28 « Der Obergewalt zu Gericht und Feld » J. Grimm, Deutsche Rechtsalterth. p. 151. [retour]

29 « Symbol der Uebertragung von Gut und Lehn. » K.-G. Jacob. Neue Jahrb. für Philol. etc. t. 32, p. 446. [retour]

30 Sueton. in Ner. c. 57. Aurel. Vict. Epit. c. 5. [retour]

31 Nos monnaies portent l’effigie de Guillaume Tell coiffé du chapeau de la liberté. — Sur les médailles frappées en l’honneur de Brutus le tyrannicide, on grava l’image de cet ardent républicain, un bonnet, deux poignards, et une légende explicative. Dion Cass. L. 47.

Les monnaies des Provinces-Unies représentent la Vierge Batave, en habit de guerrière, le bras gauche appuyé sur la Bible, qu’entourent les mots: HAC NITIMUR, et tenant de la main droite une lance avec le chapeau de la liberté, et l’inscription: HANC TUEMUR. La Bible et le chapeau sont les symboles du double affranchissement politique et religieux.[retour]

32 Voy. J. Grimm, Deutsche Rechtsalt. p. 794 et suiv., et l’ouvrage intitulé: Buchegg , die reichsfreie Herrschaft, etc. » Berne 1840, où l’on trouve, à la p. 53, plusieurs exemples de plaids tenus, dans le landgraviat de Bourgogne, sous des arbres, notamment sous des tilleuls. [retour]

33 Statistique de la Suisse, par Picot, p. 207 , 208 et 229. [retour]

34 J. de Muller, Hist. de la Confédération suisse, nouv. trad, franç. t. II, p. 234, note 236. [retour]

35 H. le professeur Monnard, Histoire de la Confédération suisse, ibid. [retour]

36 « Er (der Landvogt) nam des Tellens Schiesszüg … mit Im, wolts Im selbs behalten. » [retour]

37 Chron. de Pet. Etterlin, p. 29. n. 4. [retour]

38 Allgem. schweiz. Lexicon. vom H. Leu. t. XVIII, p. 67: « Et ist anzumerken, dass auch etwann andere, welche für das Vaterland rühmliche Thaten verrichtet, von Einigen Tellen genannt worden, mit obbemelter Stauffacher der Tell von Schwitz. » [retour]

39 Non pas d’Unterwalden, comme on lit dans mon Essai, p. 156. note 310. [retour]

40 Ce drame populaire, de 152 pages in-8o, non comprit le sommaire, le prologue et l’épilogue, a pour titre; Auffnemmende Helvetia etc. Il fut représenté à Zug, les 14 et 15 sept. 1672, et réimprimé à Lucerne en 1702. Cet ouvrage est un monument curieux de la littérature dramatique de la Suisse. [retour]

41 Voir p. 25-30 du drame que je viens de citer. [retour]

42 Deutsche Sagen. Herausgeg. von den Brüdern Grimm. Berl. 1816. p. 385. No 207. [retour]

43 Die Entstehungsgeschichte der freistädtischen Bünde, etc., von Dr. Fr. Kortüm. Zür. 1827, t. I, p. 111. [retour]

44 Hüpsch Spil (drame d’Uri, édit. de 1579), p. 21.
       « Wer ich vernünfftig, witzig und schnell
       So wer ich nit genannt der Thell. »
(Le mot schnell n’est là que pour la rime.)
Pet. Etterl. Chron. p. 29: « were ich witzig, so hiess ich anders dan der Tell. »
Tschudi, Chron. t. I, p. 238 a: « wär’ ich witzig, so hiess ich nit der Tell. »
Schiller, Wilh. Tell, act. III, sc. 3: «Wär’ ich besonnen, hiess ich nicht der Tell. »[retour]

45 Voir l’Essai sur les Waldstetten, p. 146 et suiv., 152 et suivante. [retour]

46 Dans l’ouvrage intitulé: Klassisehe Dichtungen der Deutschen, p. 34. [retour]

47 Schiller, W. Tell, act. III, sc. 3. Gessler dit à Tell, qui refuse de viser à la tête de son fils:
       « Ei, Tell, du bist ja plötzlich so besonnen!
       Man sagte mir, dass du ein Träumer seyst,
       Und dich entfernst von andrer Menschen Weise.
       Du liebst das Seltsame. »
(Comment! Tell, te voilà devenu tout à coup bien prudent. On m’a dit que tu es un rêveur, que tu t’éloignes des habitudes des autres hommes. Tu aimes l’extraordinaire.)[retour]

48 Schweizerchronik , t. I, p. 320. [retour]

49 Erzählungen aus der Schweizergeschichte, t. II, p. 26. [retour]

50 Dans un drame inédit, lequel a pour titre; « Die gerechte Zusammenschwörung. Voy. Haller, Bibl. der Schw. Gesch. t. V, p. 21-22. No 61. [retour]

51 Gedanken über Mythos, Epos und Geschichte, dans le recueil intitulé: Deutsches Museum, publié par Fr. Schlegel, t. III, p. 59. [retour]

52 Voy. Servius ad Virgil. Aen. VIII, 249. Festus, cité par G. J. Vossius, Etymol. ling. lat. v. Telum. Ce mot dérive de τῆλε, de τηλοῦ, ou de τῆλόϑι, comme βὲλος dérive de βαλλεῖν, qui signifie jeter, lancer. Les lexicographes sont d’accord sur ce point. [retour]

53 Henne, Schw. Chronik. t. I, p. 321. [retour]

54 Mot hollandais, qu’il faut prononcer doul. [retour]

55 Heidelb. Jahrb. der Litter. 1836, cah. de sept. [retour]

56 Ce mot, composé de pritsche (batte) et de meister (maître), désignait, selon l’explication que Fritsch en a donnée, un praeco, ut rhythmos extemporales pronunciet. Haeusser, die Sage vom Tell, p. 63. [retour]

57 Voy. la Gazette universelle (Allgem. Zeitung) No 323 de 1840, p. 2582. Cette idée me paraît empruntée à Schiller. Dans le G. Tell, act. III. sc. 3, Gessler dit à Tell: « Un autre réfléchirait, mais toi, tu vas fermer les yeux et prendre gravement ton parti. » [retour]

58 Depuis la publication de l’Essai, j’ai trouvé le mot Geissler dans le Dict. historique de J.-Ch. Iselin, art. Tell … « Grissler, oder wie ihne andere nennen, Geissler. » Cependant je n’insiste point sur l’étymologie que j’avais donnée de ce nom. (Essai, p. 127.) [retour]

59 Feu l’avoyer N.-F. de Mulinen. [retour]

60 Edit. de 1579. En tête du drame de 1545, parmi les personnages, le gouverneur est désigné sous le nom de Grisler. [retour]

61 Kopp, Urk. p. 58-63, et 125, ou l’Essai sur les Waldstetten, p. 125 et suiv. [retour]

62 Un savant historien, Monsieur C. Duvernoy, m’a communiqué, depuis la publication de mon mémoire sur les Waldstetten, quelques renseignements sur un Gessler qui figure dans la table généalogique de cette famille (Essai, p. 128-129.) Il s’agit de Henri Gessler, camérier du duc Léopold d’Autriche, advocatus provincialis Ergoviae et Thurgoviae. On trouve ce personnage dans l’Histoire génér. et partic. de Bourgogne, par Dom Plancher, Vol. III, aux preuves:
No LIX. an. 1378 … « Nos Leupoldus, Dei gratia, Dux Austrie … fideles nostros dilectos … Hanricum Geslar Magistrum camere nostre. »
No LXII. an. 1378 … « nec non Henricus Gesler magister camere illustrissimi ac mag. Principis Domini Leupoldi Ducis Austrie. »
No CXV. an. 1385 … « Henricum dictum Geszeler Advoc. Ergovie. »
Dans la Bibl. histor. de la Suisse, de Haller, t. III, p. 417, No 1272, paraît un Benoit Gessler, conventuel de Dissentis , où il fut élu abbé en 1593.[retour]

63 Kopp, Urk. p. 40, et l’Esai sur les Waldst. p. 126 et suiv. [retour]

64 Voy. le journal intitulé: Eidgenosse von Luzern, No 55 de 1842, p. 219, deuxième colonne. [retour]

65 Voy. Tschudi, I, 155, ou notre mémoire sur les Waldst. p. 125, et aux pièces justif. No VIII.[retour]

66 Ce numéro de note n’est pas utilisé

67 Ce numéro de note n’est pas utilisé

68 Ou gen (pour gegen), comme on lit dans la Chron. d’Etterlin. [retour]

69 Ymmensee, dans ou document de 1302, et Immense, dans un autre, de 1314. Kopp, Urk., p. 58 et suivantes, et p. 125. [retour]

70 Telle est aussi l’opinion de M. Schneller, note 88e sur la Chron. de Russ, et de M. Henne, Schweizerchron. I, p. 322. [retour]

71 La tradition conserve le souvenir de ce fait. « Les confédérés de Schwyz, dit-elle, démolirent le château de Schwanau, parce qu’un odieux châtelain l’avait occupé. Cet officier, ayant violé une jeune fille d’Art, fut assommé par les frères de l’infortunée. Dès lors, chaque année, à la même époque, au milieu du silence de la nuit, un coup de tonnerre ébranle les ruines du château, et la tour retentit de cris lamentables. Le châtelain est poursuivi par la Dame blanche de Schwanau, sa victime. Une torche allumée à la main, elle poursuit le criminel sans relâche, sur les murs, les décombres, dans toute l’île, jusqu’à ce qu’enfin il se précipite, en hurlant, dans le lac. Trois soeurs, sur le point d’être atteintes par des officiers qui les poursuivaient pour les enlever, se jetèrent dans une fente du Rigi, où elles disparurent à jamais. » Une chapelle, consacrée à St. Michel, indique l’endroit où ces malheureuses périrent. [retour]

72 Voy. Essai, p. 148-150. [retour]

73 Schweizerchron. I, p. 318. [retour]

74 Dans le Drame d’Uri de 1545, et dans d’autres ouvrages, il est appelé der Vogt von Schwyz. [retour]

75 Je ne force point le sens de ce mot en disant que le comte dont il s’agit était le duc d’Autriche. Melchior Russ appelle comte de Habsbourg le duc Albert d’Autriche , roi de Germanie: « Albertus graff zu Habspurg, — der dazemall römscher Küng was, » et « graff albrecht von Habspurg Römscher küng, » p. 71-73. Dans ses rapports directs avec une partie de la population des Waldstetten, dépendante de l’autorité de la maison de Habsbourg, le duc d’Autriche était comte. [retour]

76 Mutius, Chron. L. 22, ap. Pistor, t. II, p. 207 sq. ed. Francof. 1584. « Accidit igitur circa annum Domini 1300, quod comes de Habspurg habuit nobilem quendam in valle arcta Vraniae arcis præfectum etc. » Hämmerlin a dit: « quidam comes de Habsburg … Suitensium dominus naturalis in valle Arte » — ou, comme on lit dans l’ouvrage de Faber, « in valle Arta » — « in quodam Castro Lowerz nomine suo posuerat castellanum et totius Vallis gubernatorem. » La ressemblance des mots arcta, Arta et Arte, ou leur identité (Art n’est que l’abrégé de artus, a, um, usité pour arctus, a, um, qui signifie étroit) pourrait éveiller l’idée que Mutius a voulu désigner la contrée dont parlent les deux autres écrivains. Le passage de Mutius serait donc susceptible d’une double interprétation. On pourrait le rendre ainsi: « Le comte de H. avait (établi) dans la vallée étroite (ou d’Art) le préfet (juge) du château d’Uri » (arx Vraniae signifierait littéralement Zwing-Uri) , ou bien de cette manière: « Le comte de H. avait, dans l’étroite vallée d’Uri, un Burgvogt ou châtelain. » La seconde interprétation me parait la seule vraie. Voici pourquoi. Mutius raconte que ce châtelain ayant violé la sœur de deux frères, ceux-ci le tuèrent, et que le Comte n’ayant pas voulu laisser ce meurtre impuni, d’autres habitants conspirèrent avec eux, et qu’enfin toute la vallée d’Uri, tota vallis Vraniae, se joignit à eux. — Hämmerlin et Faber rapportent, comme s’étant passé dans le pays de Schwyz, un événement qui, selon Mutius, aurait eu lieu dans le pays d’Uri (et, selon d’autres, dans le pays d’Unterwalden). Au reste, quel que soit le sens que l’on donne au passage de Mutius, le château dont parle cet écrivain ne peut être, à mon jugement, que le TWing-Uri.

M. Henne (Schw. Chron. I, p. 318) semble vouloir concilier les trois chroniqueurs nommés ci-dessus, en disant que « le Vogt d’Uri avait au château de Lowerz un châtelain gui exerçait un pouvoir sur la vallée d’Art. » Mutus, qu’il cite, n’a pas dit cela.[retour]

77 Wilhelm Tell. Ein hüpsch Spil. édit. de 1579, p. 9.
       — « der ein Vogt ward ztod erschlagen
       Zu Vnderwald in einem bade
       Der ander zu Vry erschossen
       Dess entsprungen die Eydgnossen. »
A la p. 30 Tell raconte qu’il a tué d’un coup de flèche le bailli dans le chemin creux.[retour]

78 Schweizerchron. I, 322. [retour]

79 Voir l’Essai sur les Waldstetten, p. 77 et 91. [retour]

80 Ainsi le disent Melchior Russ et le Drame populaire de 1545, écho de la tradition. Voy. ci-dessus à propos du mot Tell. [retour]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Accès direct par numéro de page: indiquez ici le numéro de page (entre 543 et 587) puis touche [Enter]