§ I. DU LANDGRAVIAT DE L’ARGAU.
On sait qu’à une époque reculée certaine contrée de la Suisse, arrosée par les eaux de l’Aar, était appelée, comme aujourd’hui, l’Argau ou l’Argovie. Mais a-t-il existé un landgraviat de l’Argau? La juridiction de ce prétendu landgraviat aurait-elle été commise aux comtes de Habsbourg, et aurait-elle compris dans ses limites les vallées alpestres, nommément celle d’Uri? Cette question, loin d’être oiseuse, est importante: elle mérite d’être discutée avec soin. /278/
Comme M. Kopp, le prince Lichnowsky l’a résolue affirmativement 1 , et dans mon Essai j’ai partagé l’opinion du savant professeur de Lucerne, particulièrement à l’égard de Schwyz et d’Unterwalden.
Je crois devoir rappeler les documents dont M. Kopp a tiré les conclusions pour fonder son système.
1o. En 1256 (4 août) le comte Rodolphe (IV) de Habsbourg, dit le Jeune (celui qui devint roi), agit, selon M. Kopp, en qualité de Landgraf ou de comte provincial, à l’occasion d’une cession faite à Hohenrain d’un bien situé au Bürgenberg, dans le pays d’Unterwalden, où le comte Godefroi de Habsbourg-Laufenbourg était propriétaire 2 .
2o. En 1257 (22 février) Ulrich de Rüssegg, qui se dit Juge (Judex, Landrichter) de la part du landgrave de l’Argau, termine un différend qui s’était élevé au sujet du bien dont on vient de parler; il l’adjuge à Hohenrain, et menace de proscription ceux qui y prétendront injustement 3 .
3o. En 1257 (23 décembre) le comte Rodolphe (IV) de Habsbourg, exerçant le droit de haute police à Altorf, sous le tilleul, termine une querelle qui divisait deux familles et troublait la paix publique 4 .
4o. En 1258 (20 mai) le même comte, rappelé à Altorf pour juger celle des parties qui avait rompu le pacte de réconciliation, la condamne à la perte de son héritage, qu’il adjuge en toute propriété à l’abbesse de Notre-Dame-de-Zurich 5 . /279/
5o. Selon un document du mois de juin 1273, par conséquent antérieur à l’avénement de Rodolphe au trône, Hermann de Bonstetten exerçait en qualité de vice-landgrave, au nom de son seigneur Rodolphe, comte de Habsbourg et de Kibourg, landgrave d’Alsace et de l’Argovie, le droit d’advocatie et le pouvoir judiciaire sur les hommes libres du Ruistal ou de la vallée de la Reuss 6 .
6o. Dans un titre du 6 août 1274 paraît Marquart de Wolhusen, lieutenant du landgrave de Habsbourg dans l’Argovie, agissant au nom de son illustrissime seigneur Rodolphe, roi des Romains 7 .
7o. Un autre du 11 août 1275 parle de Marquart de Wolhusen, Richter de l’Argau et du Zurichgau, lieutenant de Rodolphe, roi des Romains, jugeant à Altorf 8 .
8o. Enfin dans un document du 30 janvier 1282 paraît Ulric de Russegg en qualité de Juge dans le Zurichgau et l’Argau 9 .
C’est particulièrement sur ces chartes que repose l’opinion des écrivains, qui ont admis l’existence non-seulement d’un landgraviat d’Argau, administré par les comtes de Habsbourg et leurs délégués, mais encore d’un landgraviat d’Argau, dont la juridiction se serait étendue sur les vallées d’Unterwalden, d’Uri et indubitablement sur celle de Schwyz, où la maison de Habsbourg avait des propriétés et des droits héréditaires.
L’origine de ce prétendu landgraviat est inconnue. M. Lichnowsky dit « qu’il est très-probable que les comtes de Lenzbourg l’ont administré avant ceux de Habsbourg, qui peut-être en furent investis par les /280/ empereurs de la maison de Hohenstaufen » 10 . En faisant cette conjecture, l’auteur que je cite ne pensait pas qu’il venait de dire « qu’aucune famille, avant celle de Habsbourg, ne paraît avoir exercé l’office de landgrave dans l’Argau, et qu’il n’est pas certain que les comtes de Lenzbourg aient jamais été revêtus de cette dignité. » 11
D’autres écrivains, tels que Messieurs Heusler et Escher, dont les ouvrages cités ci-dessus ont paru depuis la publication du recueil de documents de M. Kopp, n’admettent pas ce landgraviat de l’Argau, ou disent qu’il est du moins très-douteux, qu’en tout cas les trois Waldstetten n’en faisaient point partie 12 .
Je vais soumettre cette question à un nouvel examen.
Avant tout je ferai observer que quelques chartes donnent à certains comtes de Habsbourg un titre que l’on doit rapprocher de celui de landgrave d’Argau. Je veux dire le titre de landgrave de Habsbourg, dont nous trouverons la signification si nous remontons à l’époque où la maison de Habsbourg obtint le comté de la haute-Alsace.
Otton, fils de Werner premier comte de Habsbourg, fut le premier comte héréditaire de la haute-Alsace. Il est /281/ nommé Otto comes de Alsatia et comes Otto de Habesburg. Son frère et son successeur Adelbert ou Albert porte également le titre de comes de Habsburg. Werner, fils d’Otton et neveu d’Albert, est nommé Wernherus lantgravius de Habensburh dans la charte du prieuré de Tierbach de 1135. Dans d’autres de 1135, 1144, 1153, il est appelé comes Wernherus, ou Wernerus comes gubernans Alsatiam, ou Garnerius comes de Alsatia 13 .
Je crois pouvoir inférer de ces chartes qu’il n’existait pas de différence réelle entre les titres de Landgraf et de comes, puisque les comtes de Habsbourg ont porté l’un et l’autre indistinctement.
Albert, fils et successeur de Werner, nommé Albertus comes de Habesburg, lantgravius Alsatiæ, et comes Albertus, Alsatiensis landgravius, de Habsburg natus, paraît avoir été le premier qui aurait établi une distinction entre ces deux titres, en conservant, comme seigneur de Habsbourg, celui de comes, et en prenant, comme comte de la haute-Alsace, celui de landgravius ou de landgraf, titre que ses successeurs se sont constamment donné 14 .
Dans la charte de 1135, citée ci-dessus, Wernherus lantgravius de Habensburh ne signifie pas autre chose que le landgrave ou le comte Werner de Habsbourg, c’est-à-dire, Werner, landgrave (d’Alsace), de la maison de Habsbourg, Wernherus lantgravius (Alsatiensis), de Habensburh natus. L’auteur de la charte, ou le clerc, a exprimé d’une manière abrégée le sens général de ces mots Wernherus, lantgravius Alsatiæ, comes de Habesburg, ou plutôt… comes de Habesburg, lantgravius Alsatiæ, comme on lit dans les chartes de ses successeurs. La /282/ formule abrégée pouvait suffire; elle ne mettait pas en question les dignités et les droits de Werner, puisqu’elle le nommait de Habsbourg et que landgrave ne pouvait s’entendre que du comte de la haute Alsace, qui était une landgrafschaft, tandis que Habsbourg désignait un château seigneurial, dont le fondateur portait le nom, qu’il transmit à sa famille. Comme landgraf ou comes provincialis 15 , Werner était juge d’un pays ou d’une province; il y exerçait la haute juridiction. Comme comes ou comte de Habsbourg, il faisait partie de la noblesse: ce titre n’établissait ni l’existence d’un comté de Habsbourg, ni la qualité d’un juge supérieur.
Dans deux chartes de donation en faveur du couvent d’Engelberg, sans indication de lieu et de date, mais qui sont probablement de l’an 1240, paraît, comme témoin, Rodolfus Lantgravius de Habesburch 16 . M. Lichnowsky prétend qu’il faut entendre par là non le landgrave d’Alsace, mais celui de l’Argau 17 . Il se trompe assurément. Dans ces deux chartes, comme dans celle de 1135, le greffier n’a exprimé que le titre de lantgravius de Habesburch pour désigner la double qualité de comte de Habsbourg et de landgrave d’Alsace, ou plutôt il s’agit d’un autre landgraviat, en Suisse, que celui de l’Argau 18 .
Au reste, comme ces deux ou trois chartes font exception à la règle que suivirent habituellement les seigneurs de Habsbourg en se nommant comtes de Habsbourg et /283/ landgraves d’Alsace, on a cru qu’il ne fallait y voir qu’une confusion de titres ou une erreur de copiste 19 .
Quelle que soit l’opinion des critiques à cet égard, il est certain qu’il n’y a jamais eu de landgrave ou de landgraviat de Habsbourg. Les chartes dont nous venons de parler enseignent à ne pas prendre à la lettre, sans un sérieux examen, toutes les formules du moyen-âge.
Après avoir déterminé la valeur ou le sens du titre de landgrave de Habsbourg, passons à celui de landgrave d’Argovie.
Les seigneurs de Habsbourg possédaient dans l’Argau, outre le château patrimonial dont ils portaient le nom, des propriétés, des droits seigneuriaux, conséquemment un pouvoir judiciaire, qu’ils exerçaient à titre de comtes (Grafen).
Ils avaient de plus des terres et des droits dans les vallées de Schwyz et d’Unterwalden, que H. Kopp envisage comme ayant fait partie du landgraviat de l’Argau qui, selon lui, aurait encore compris dans les limites de sa juridiction la vallée d’Uri.
Cette assertion repose sur les documents indiqués ci-dessus, que M. Kopp interprète dans un sens que paraît justifier le pacte de famille passé vers l’an 1239 entre les comtes de Habsbourg, duquel il déduit la conséquence, que les comtes de Habsbourg de la branche cadette pour être propriétaires de biens fonds dans les Waldstetten n’en étaient pas moins soumis au pouvoir judiciaire dont était revêtu le chef de la branche aînée, qui exerçait dans les trois Vallées la haute police ou la /284/ landgrafschaft, c’est-à-dire les droits du landgrave de l’Argau 20 .
Dans cette hypothèse, que j’avais admise 21 , l’empereur Fréderic II, en affranchissant en 1240 les vallées de Schwyz et d’Unterwalden de la domination ou du pouvoir judiciaire de Habsbourg, comme je l’ai soutenu dans mon Essai, aurait dépossédé le comte Rodolphe IV, chef de la branche aînée de Habsbourg, son filleul, son ami, son fidèle compagnon d’armes, dans le temps même où ce jeune guerrier, combattant sous les murs de Faënza, exposait sa vie pour l’Empereur.
Comment expliquer cette violente spoliation, quand on considère le caractère généreux d’un prince tel que Frédéric II, toujours prompt à récompenser ses fidèles serviteurs, les marques de bienveillance qu’il donna au comte Rodolphe II, en le nommant Reichsvogt d’Uri, et en tenant son petit-fils sur les fonts de baptême, les preuves d’attachement qu’il en avait reçues, et le dévouement de Rodolphe IV à la cause des Hohenstaufen, qu’il défendit jusqu’à ce que la hache du bourreau eut fait tomber la tête du dernier rejeton de cette illustre famille.
Sans doute, il y a des hommes dont la conduite contraste avec leurs sentiments. Mais l’invraisemblance du fait dont il s’agit est si frappante, qu’on n’hésite pas à faire cette objection: Ou la charte impériale de 1240 n’affranchit pas Schwyz et Unterwalden de la domination du comte Rodolphe (IV) de Habsbourg de la branche aînée, ou ce comte n’exerçait aucun pouvoir dans ces deux vallées.
En laissant le choix entre deux propositions qui ne /285/ peuvent être vraies en même temps, la contradiction que nous avons signalée laisse l’esprit en suspens et vient compliquer la question déjà si embarrassante du landgraviat de l’Argau et de l’état politique des Waldstetten à l’époque dont nous parlons.
Mais l’affranchissement de Schwyz et d’Unterwalden de l’autorité d’un comte de Habsbourg et leur admission, par la charte de 1240, au nombre des pays qui relevaient nûment de l’Empire, est un fait incontestable, que je crois avoir établi dans mon Essai, et que je confirmerai d’une manière encore plus positive dans ce nouveau mémoire.
Ainsi l’existence du landgraviat dont il s’agit serait douteuse? les documents sur lesquels M. Kopp l’établit auraient été interprétés de manière qu’ils pussent servir d’appui à une opinion toute faite et formulée en système?
Répondre affirmativement à cette dernière question, ce serait non-seulement la préjuger, mais encore faire injure à l’honorable écrivain que nous venons de nommer.
Quelques mots suffiront ici pour rectifier l’erreur ou faire disparaître la contradiction que nous avons remarquée, et faciliter la solution du problème qui nous occupe.
Il est certain, comme je le prouverai plus tard, que la branche cadette de Habsbourg avait le droit de justice dans les vallées de Schwyz et d’Unterwalden, qu’elle en fut dépossédée par Fréderic II, que ce droit passa, comme d’autres, à la branche aînée, et que dans la seconde moitié du XIIIe siècle, celle-ci exerçait un pouvoir judiciaire dans ces deux vallées, mais non la juridiction du prétendu landgraviat de l’Argau.
Voici les principales raisons que pourraient avancer ceux qui n’adoptent pas le système de H. Kopp. S’il y avait eu un landgraviat dit de l’Argau et que les comtes de Habsbourg en eussent été investis, le pacte de famille de 1239 /286/ serait clair et positif à cet égard. Il n’omet pas celui d’Alsace, « die landgrafschaft Elsas. »
Aucun des ancêtres et des descendants de Rodolphe qui parvint à la royauté, n’a porté le titre de landgrave de l’Argau. Rodolphe lui-même ne s’en est point paré. Dans un diplôme de 1240, par lequel il confirme, en faveur du monastère d’Engelberg, l’échange que son aïeul avait fait de quelques biens-fonds, il se nomme Rodolphe, comte de Habsbourg 22 . Il porte le même titre dans un acte de 1241 23 , passé à Faënza sous les yeux de l’empereur Frédéric II, ainsi que dans une charte de donation de l’an 1243 24 , au bénéfice du couvent de St. Lazare (Klein-Seedorf in Uri).
Dans les nombreuses chartes de Rodolphe, postérieures à celles que nous venons de citer, ce comte ne s’est jamais donné le titre de landgrave de l’Argau. Il y a plus: avant la seconde moitié du treizième siècle, ce titre ne paraît dans aucun document connu; on n’en a pas découvert un seul où les comtes de Habsbourg et les ducs d’Autriche, descendants en ligne directe de la branche aînée de Habsbourg qui, selon MM. Kopp et Lichnowsky, auraient administré ce landgraviat, se soient qualifiés landgraves de l’Argau. Ces princes ont porté successivement les titres de comtes de Habsbourg et de Kibourg, de landgraves d’Alsace, de ducs d’Autriche et de Styrie, de /287/ seigneurs de Carniole, de la Marche et de Portnau, sans jamais s’appeler eux-mêmes landgraves de l’Argau.
On ne pourrait s’expliquer de la part des comtes de Habsbourg et des ducs d’Autriche, si jaloux de leurs droits, si avides de biens et de pouvoir, l’omission d’un titre aussi important que celui de landgrave de l’Argau, si jamais ils en eussent été réellement revêtus. En 1257 et 1258, alors que Rodolphe IV exerça dans le pays d’Uri, à Altorf même, le droit de haute police, il était intéressé à se qualifier landgrave de l’Argau, si c’était en vertu de ce titre qu’il y siégeait, et cependant il ne prit là que le titre de comte de Habsbourg et de landgrave d’Alsace.
Si ces considérations jettent des doutes sur la réalité du landgraviat de l’Argau, elles ne sauraient cependant être envisagées comme des raisons concluantes par ceux qui insistent sur l’importance de la clause du pacte de 1239 et sur l’authenticité des chartes citées ci-dessus, qu’il ne faut pas déclarer fausses ou altérées sans que l’on puisse appuyer une telle assertion de preuves suffisantes.
La question qui nous occupe est obscure, mais elle n’est pas insoluble. Il s’agit de savoir avant tout ce qu’il faut entendre par landgrave et landgraviat au treizième siècle.
Présenter comme semblables les landgraves de la Haute- et de la Basse-Allemagne de cette époque, c’est commettre une erreur grave, C’est confondre, comme je l’ai fait dans mon Essai, deux dignités distinctes, deux pouvoirs bien différents. Dans la Basse-Allemagne, la Landgrafschaft ou le landgraviat était un état. Le landgrave en était le souverain (Landesherr), il y exerçait l’autorité suprême ou le droit de suprématie (Landeshoheit); mais il était en même temps prince de l’Empire et devait, comme tel, reconnaître la suzeraineté de l’Empereur.
Dans la Haute-Allemagne, au contraire, c’est-à-dire dans /288/ l’Allemanie proprement dite, ou dans la Souabe, qui comprenait la Suisse entre l’Aar et la Rhétie, ainsi que dans la Bourgogne, les landgraves étaient des dynastes ou seigneurs terriens, possesseurs de domaines plus ou moins étendus dans les limites d’un district ou d’une juridiction royale, où ils exerçaient, en vertu du pouvoir que leur avait conféré le chef de la Germanie, le droit de glaive et de haute justice, qui émanait directement de l’Empire. Dans cette partie de la Germanie, le titre de landgrave n’établissait aucun droit de souveraineté en faveur de celui qui en était revêtu. Le landgrave ou comes provincialis était comte ou juge supérieur d’une province, dont tous les hommes libres ressortissaient à son tribunal. Landgrafschaft, ou Grafschaft, ou Comitatus, dont on a fait comté, ne désignait pas un état, mais le pouvoir judiciaire du comte, (die grafschaftliche Gewalt) et la juridiction.
Disons en peu de mots en quoi consistait la différence entre le pouvoir du comte de district ou de province (Graf et Landgraf) et celui de l’avoué impérial (Reichsvogt). Ces deux pouvoirs n’étaient pas identiques. Celui du landgrave était un pouvoir judiciaire, émané de l’Empire, comme nous l’avons dit, mais accordé (à l’époque dont nous parlons) à titre de fief héréditaire, et que le souverain pouvait retirer à son vassal, par exemple, pour acte de félonie. Le pouvoir du Reichsvogt, qui dérivait de la même source, était une commission régale, un office temporaire.
L’avoué ou le vicaire impérial allait exercer les droits royaux, nommément ceux de haute-justice, dans les pays qui relevaient immédiatement de la couronne, et dont les habitants non-serfs étaient hommes libres de l’Empire (Reichsleute, unmittelbare Reichsangehörige), tandis que le comte ordinaire ou le landgrave citait au tribunal de son /289/ district, ou convoquait à ses plaids les hommes libres qui dépendaient indirectement de l’Empire et ressortissaient à la juridiction du seigneur qui avait obtenu l’inféodation du comté.
Ainsi le pouvoir appelé Grafschaft, grafschaftliche Gewalt, et par extension Landgrafschaft, ou le pouvoir ordinaire du comte, était applicable aux fiefs médiats, et la Reichsvogtei ou l’avouerie impériale aux pays qui relevaient nûment de la couronne.
* Le landgrave de l’Argau, dont parlent quelques documents, était donc un juge supérieur ou haut-justicier, qui tenait sa charge ou son office de l’Empereur. Il n’a jamais existé de landgraviat de l’Argau, considéré comme état: aussi n’en est-il pas question dans les chartes. En remontant au commencement du onzième siècle, nous voyons que l’Argau était un pagus, ou canton. Selon Tschudi ce pagus aurait compris, dans sa lisière orientale, Baden, Bremgarten, Lucerne et l’Emmenthal, Weggis et toute la partie d’Unterwalden en deçà de l’abbaye d’Engelberg et de la montagne qui se prolonge jusqu’à Treib, vis-à-vis de Brunnen 25 . Le territoire de ce pagus, absorbé par des seigneuries ou par des fiefs et des alleux, comptait un nombre assez considérable d’hommes libres, dont la plupart sans doute ressortissaient au comitatus de Rore dans l’Argau; c’est-à-dire qu’ils relevaient de la juridiction que le juge supérieur exerçait dans ce canton 26 . Ce juge supérieur ou /290/ provincial, on le sait, était autrefois le comte de Lenzbourg, qui tenait ordinairement sa cour de justice à l’endroit nommé Rore, dont le comitat avait emprunté le nom.
Examinons enfin la partie essentielle du pacte de famille de l’an 1239, et voyons quel rapport il peut avoir avec le comitat de l’Argau. Ce pacte, passé entre les deux frères Albert IV, dit le Sage, et Rodolphe III, l’Aîné et le Taciturne, à l’effet de régler la succession de la maison de Habsbourg, détermine les propriétés dont ils continueront à jouir par indivis, et le partage de celles qu’ils ne conserveront pas en commun. Albert se réserva les biens que bordaient l’Aar et la Reuss, Rodolphe les domaines situés le long du lac de Lucerne. On remarque dans ce contrat un article important, que nous aurons soin d’expliquer. Le voici: « Grave Albrecht het mit den vrien luiten ze Ergowe nit ze tun, da si in der grafschefte sint ze Ergowe, wan daz si sine lantage leisten sun 27 . »
Que signifie ce passage? M. Heusler 28 pense que par grafschefte ze Ergowe il faut entendre collectivement ce qu’il appelle les trois comtés de Habsbourg, de Lenzbourg et de Baden.
Cette opinion ne peut se défendre 29 . M. H. aurait été /291/ plus près de la vérité s’il eût dit que ce comté désignait la portion de l’Argau où le comte Albert administrait la justice. — Les parties contractantes ont voulu dire que « aux plaids du comte Albert devaient assister tous les hommes libres relevant de la haute juridiction qu’il exerçait dans l’Argau. » ou, ce qui revient au même, « ceux qui ressortissaient au tribunal du comte dans l’Argau. »
Il résulte, en effet, de cette disposition que le droit de haute-justice dans l’Argau était réservé au comte Albert, chef de la branche aînée de Habsbourg, et qu’il continuait à l’exercer même dans cette partie de l’Argau où la branche cadette était propriétaire. Il devait en être ainsi, vu que le comte Albert, investi de ce pouvoir, qui émanait directement de l’Empire, ne pouvait s’en démettre au bénéfice de son frère sans le bon plaisir de l’Empereur, qui d’ailleurs ne l’aurait pas commis au comte Rodolphe III, dont le dévouement au parti guelfe était une trahison envers le chef de la Germanie.
La justesse de cette observation est confirmée par la charte impériale de 1240, qui déposséda ce vassal ennemi de son suzerain, en plaçant sous la protection immédiate de l’Empire des hommes libres dont il était le juge supérieur.
Mais déduire de la clause que nous venons de remarquer une conséquence qui, rapprochée des termes de quelques chartes postérieures de vingt ans au pacte de 1239, tende à établir non-seulement que le pouvoir qu’exerçait le chef /292/ de la branche aînée de Habsbourg était celui de landgrave de l’Argau, mais encore que Schwyz et Unterwalden ressortissaient au tribunal de ce prétendu landgraviat, c’est assurément trouver dans la convention de 1239 plus qu’elle ne contient, et je regrette d’avoir adopté dans mon Essai une opinion qui me paraît insoutenable depuis que je l’ai examinée avec une nouvelle attention.
Albert IV de Habsbourg était investi du droit de haute-justice sur le territoire de l’Argau qui ressortissait au comitat de Rore. C’est ce comitat, envisagé non comme pays, non comme domaine inféodé, mais comme district ou juridiction provinciale, qu’il faut entendre par les mots grafschefte ze Ergowe, que le comte de Habsbourg continuait d’administrer, selon le pacte de 1239. Depuis le décès du dernier comte de Lenzbourg (1172), le comitat de Rore avait été confié d’abord à Otton, fils de l’empereur Frédéric I, et après sa mort (1200), à Rodolphe II, comte de Habsbourg, dit l’Ancien et le Paisible, dont le fils Albert IV en fut investi en 1232 30 . Des comtes de Habsbourg de la branche aînée ce comitat se transmit à leurs descendants, les ducs d’Autriche.
Comme la juridiction de Rore s’étendait ou sur tout le territoire de l’Argau ou du moins sur la plus grande partie de ce pagus, il n’est pas étonnant, ce me semble, que, dans des chartes de la seconde moitié du treizième siècle, /293/ le mot comitatus soit rendu par land-grafschaft, ni que le haut-justicier ait été nommé landgraf ou comte provincial. Nous avons vu plus haut que dans l’origine les mots comes et landgraf étaient employés indistinctement, ou que le second n’était que la traduction du premier, quand il signifiait autant que comes provincialis.
Concluons. Dès le commencement du treizième siècle la maison de Habsbourg (et depuis 1239, la branche aînée seule) administrait le comitat de Rore dans l’Argau, et les hommes libres compris dans l’étendue de cette juridiction ressortissaient à son tribunal et devaient assister à ses plaids généraux. Dans l’incertitude où l’on est à l’égard de la limite orientale de ce comitat, on ne saurait affirmer si quelques-unes des communes dont se composa plus tard le canton d’Unterwalden dépendaient ou non de cette juridiction. A voir les chartes de 1256 et 1257 (Kopp, p. 7-8), on dirait que celle du Bürgenberg, à l’extrémité septentrionale d’Unterwalden, en relevait, tandis que l’on peut conclure d’un document de 1248 que Sarnen n’en faisait point partie; d’où il est permis d’inférer que tout au plus une parcelle du pays que nous appelons canton d’Unterwalden ressortissait à la juridiction de Rore. Il y a loin de là à un landgraviat de l’Argau qui aurait compris les trois Waldstetten dans ses limites.
Nous allons considérer ces vallées dans leurs rapports avec l’Empire et avec des maisons seigneuriales, entre autres avec celle de Habsbourg. /294/
§ II. URI
CONSIDÉRÉ DANS SES RELATIONS AVEC L’EMPIRE GERMANIQUE, L’ABBAYE DE NOTRE-DAME-DE-ZURICH ET LA MAISON DE HABSBOURG.
Dès le milieu du neuvième siècle, Uri, domaine de la Couronne, faisant alors avec Zurich partie du Thurgau, jouissait de l’immunité ecclésiastique accordée à l’abbaye royale de Notre-Dame-de-Zurich.
L’immunité, connue déjà sous les rois mérovingiens, était un privilège qui affranchissait une terre du pouvoir des juges ordinaires. Le seigneur immédiat de cette terre, ou le possesseur d’un tel bénéfice accordé par la Couronne, avait le droit d’exercer la justice sur les gens de son territoire, il décidait leurs querelles, châtiait leurs offenses, punissait les délits qu’ils avaient commis les uns envers les autres ou à son égard. Toutefois, quand un habitant de cette terre avait quelque différend avec un homme libre du dehors, ou qu’il lui avait porté dommage, le comte ou juge public avait le droit d’intervenir, mais non celui d’exercer son office sur le domaine qui jouissait de l’immunité. /295/ Le seigneur de ce domaine, comme patron de l’accusé, devait le représenter au tribunal du comte et, au besoin, le livrer au juge public. — Les domaines du roi et de la noblesse jouissaient de cette immunité, qui fut accordée de plus en plus dans les donations faites par le roi à des églises et à des monastères. Sous la dynastie carlovingienne, les évêques parvinrent à affranchir entièrement leur possessions du pouvoir judiciaire des comtes, en obtenant des chartes qui contenaient concession de juridiction pleine et exclusive sur toutes les personnes résidant sur leurs terres.
Ils confièrent l’administration de la justice et la perception de leurs droits à des avoués ou avocats (advocati). Quelques abbayes obtinrent cette immunité complète sous les rois de la race carlovingienne, entre autres l’abbaye de Notre-Dame-de-Zurich. — Ainsi se formèrent dans les cantons (pagi, Gaue) plusieurs districts dont les habitants cessèrent de ressortir au tribunal ordinaire du comte, pour ne dépendre que de la juridiction du seigneur immédiat ou de ses officiers.
A mesure que les églises et les abbayes s’enrichirent et obtinrent de nouveaux priviléges, leurs avoués acquirent plus d’importance. — Il faut distinguer trois sortes d’avoueries ou d’advocaties. La première et la plus considérable était l’avouerie (Schirmvogtei) du roi, dont la protection s’était étendue dans l’origine sur toutes les églises et sur tous les couvents de ses états. Il pouvait la faire exercer en son nom par le comte ou, suivant le désir de l’église, la confier à un avoué-protecteur (Schirmvogt), uniquement chargé de la protéger contre toute violence; car il n’avait aucune part à la juridiction sur le territoire de l’église qu’il devait protéger, ni à l’administration de ses biens. La seconde et la troisième avoueries étaient de véritables offices qui, primitivement conférés par l’église, /296/ devinrent dans la suite héréditaires, comme d’autres emplois. Il fallait à l’église ou à l’abbaye un officier qui défendît sa cause ou ses intérêts devant les tribunaux ordinaires ou dans les cours séculières, et qui administrât la justice sur son territoire. Ce fonctionnaire était proprement appelé Kirchenvogt ou avoué d’église en sa qualité d’avocat ou de défenseur de l’église ou de l’abbaye, et Dingvogt en sa qualité de juge obligé de tenir des plaids ou audiences (Dinge, Vogtgedinge) sur les terres appartenant à l’abbaye, et d’exercer le droit de juridiction sur les personnes qui y avaient leur résidence. L’autre officier était le Kastenvogt, qui percevait et gérait les revenus de l’abbaye, et surveillait l’administration des chapitres. D’ordinaire cet officier ne faisait qu’un avec le précédent, c’est-à-dire qu’il exerçait les doubles fonctions de Kirchen- et de Kastenvogt, ou que la Kastvogtei comprenait la Kirchvogtei 31 . Quand le même personnage unissait à ces deux offices la dignité de protecteur ou de patron (Schirmvogt), il devait nécessairement jouir d’un grand crédit, dont il lui était facile d’abuser pour augmenter son pouvoir et ses revenus, surtout dans un temps où l’autorité royale déclinait de plus en plus par les progrès rapides du système féodal. D’ailleurs le roi n’avait pas le patronage de toutes les abbayes, vu qu’il dépendait du fondateur d’une église ou d’un couvent d’en réserver le patronage à sa famille, ou de placer sa fondation sous celui du roi ou de l’évêque. Delà vient qu’on distinguait deux sortes d’églises et d’abbayes, celles qui avaient été édifiées sur un domaine royal ou que les fondateurs avaient placées sous la protection du roi, et celles fondées sur le territoire d’un seigneur immédiat qui s’en réservait le patronage et le transmettait à ses /297/ descendants. Les premières, nommées abbayes royales, étaient considérées, avec toutes leurs dépendances, comme domaines de la couronne, et les personnes qui y résidaient comme gens du roi, ou de l’Empire (Leute des Kœnigs, Reichsleute) 32 .
Au nombre de ces abbayes royales était celle de S. Félix et de S. Règle ou de Notre-Dame-de-Zurich. Par un diplôme de 853, Louis-le-Germanique, fondateur de cette abbaye, lui donna sa cour (curtis) ou ses fermes et censes de Zurich, avec tout ce qui en faisait partie, nommément le petit pays d’Uri (pagellus Uraniæ) avec les églises ou chapelles, les édifices publics et autres maisons isolées bâties sur les hauteurs, et les gens y appartenant.
Il concéda cette abbaye, avec les terres qu’il y avait ajoutées, à sa fille Hildegarde, et lui accorda l’immunité ou la dispense d’y recevoir des juges ordinaires, privilége qui affranchissait de la juridiction du comte ou juge public l’abbaye et tous les hommes tant libres que serfs qui avaient leur résidence sur ses terres 33 . Cette donation fut confirmée par des chartes subséquentes 34 . Ainsi l’abbesse de Notre-Dame-de-Zurich avait dans le pays d’Uri des droits et des biens, qu’elle faisait administrer par des maires (oeconomi, villici), officiers subalternes, qui devaient en même temps y exercer la basse juridiction, tandis qu’un avoué, chargé d’administrer sur le territoire de l’abbaye la haute-justice, qui émanait directement de l’Empereur, y exerçait cet office, /298/ particulièrement le droit de glaive, au nom du souverain, non de la part de l’abbesse, car en principe la sainte église défendait de verser le sang 35 . Uri était donc, tout au moins sous ce rapport, fief immédiat de l’Empire, dont il ne fut point aliéné. Comme pays qui appartenait à l’abbaye de Notre-Dame-de-Zurich, qui deplus jouissait de l’immunité ecclésiastique et, quant à la haute juridiction, relevait nûment de l’Empire, Uri n’a pu faire partie de l’Argau à quelque égard que ce soit. La maison de Habsbourg n’avait dans cette vallée ni propriétés, ni droits de justice héréditaires; jamais les comtes de cette maison et les ducs d’Autriche n’ont revendiqué rien de semblable.
Les ducs de Zæringen possédèrent, presque sans interruption, depuis le partage du duché de Souabe, c’est-à-dire depuis 1097, jusqu’à l’extinction de leur famille, ou jusqu’en 1218, l’avouerie impériale (Reichsvogtei) de Zurich, avec l’avouerie de ses deux monastères, ainsi que de leurs dépendances, nommément du pays d’Uri. Après la déposition de Conrad duc de Zæringen, qui s’était opposé, mais sans succès, à l’élection de Conrad III de Hohenstaufen, l’avouerie de N.-D. de Zurich et de ses deux monastères échut à Werner comte de Baden, puis à son frère Arnold VIII 36 , et à la mort de ce dernier comte de Baden (1172) /299/ au comte Albert de Habsbourg; mais en 1176 elle avait déjà été rendue par l’Empereur à la maison de Zæringen, savoir à Berthold IV. Son successeur, Berthold V, la possédait en 1210, avec le droit de juridiction sur le pays d’Uri, comme ou peut le conclure d’une charte du 25 mars de cette année 37 .
En 1231 le comte Rodolphe II de Habsbourg, dit l’Aîné et le Paisible, avait la possessio d’Uri, dont il fut dépouillé le 26 mai de cette année, par le roi Henri, fils de l’empereur Frédéric II, qui, usant du droit de retour à la couronne, la reprit à lui 38 . Ici deux questions s’offrent à notre esprit: 1o Qu’était-ce que cette possessio? et 2o À quelle époque et par qui avait-elle été accordée au comte Rodolphe que nous venons de nommer?
H. Heusler 39 croit que cette possessio était l’advocatie que le roi Henri exerça lui-même en 1233, c’est-à-dire, si je le comprends bien, celle qu’avait exercée, de la part de l’Empereur, l’avoué ecclésiastique de N.-D.-de-Zurich et de ses deux monastères. Selon M. Escher (l. c. p. 81) ce ne peut avoir été que l’avouerie impériale, comme J. de Muller l’a pensé 40 . J’ai prétendu dans mon Essai que par possessio il fallait entendre l’avouerie héréditaire, et cette interprétation me paraissait justifiée par les sollicitations pressantes que les hommes d’Uri firent auprès du roi pour obtenir la déposition d’un justicier qui exerçait chez eux un pouvoir dont ils craignaient que l’hérédité ne s’établît dans une famille déjà puissante et connue par son ambition. Comme la nature du pouvoir que le comte Rodolphe II /300/ exerçait dans le pays d’Uri n’est pas mise en question, il est inutile d’examiner lequel des termes proposés pour le qualifier mérite la préférence: ce ne sont, pour ainsi dire, que les noms différents d’une même chose, et il est clair que la chose que ces noms désignent est la haute-justice, que Rodolphe administra dans la vallée d’Uri jusqu’à l’époque où il fut dépossédé de l’office royal qui lui avait été confié.
Nos historiens ne sont pas d’accord sur l’époque où le comte Rodolphe (II) obtint l’avouerie d’Uri. Selon Tschudi (I, 207), Guilliman 41 , Jean de Muller (I, 434), elle lui aurait été commise par Otton de Brunswick qui, prêt à entreprendre le voyage d’Italie (en 1209) pour se faire couronner par le souverain pontife, aurait nommé le comte Rodolphe avoué impérial des trois Waldstetten. M. Escher (l. c. p. 81) estime que Rodolphe fut élevé à cette dignité en 1212 par Frédéric de Hohenstaufen, lorsque ce prince, se rendant de Sicile en Germanie pour disputer la couronne à Otton de Brunswick, fut salué roi non-seulement par l’évêque de Coire et l’abbé de St. Gall, mais aussi par les autres seigneurs de l’Helvétie allemanique, nommément par le comte Rodolphe de Habsbourg. Comme Berthold V, partisan d’Otton et retiré à cette époque dans le Brisgau, cherchait secrètement à nuire à Frédéric, celui-ci, selon l’opinion de M. Escher, aurait déclaré Berthold déchu de l’avouerie de Zurich, de ses monastères et de leurs dépendances, et investi Rodolphe de Habsbourg de la dignité de Reichsvogt des trois pays Uri, Schwyz et Unterwalden.
Mais, je ferai d’abord observer que cette avouerie impériale des trois vallées, admise sans qu’on puisse /301/ l’appuyer d’une seule preuve, repose sur un préjugé, et que la charte du 26 mai 1231, que nos historiens, induits en erreur, ont faussement appliquée aux trois vallées, ne concernait que celle d’Uri. On se convaincra facilement de la vérité de cette assertion, quand j’aurai montré les rapports de Schwyz et d’Unterwalden avec l’Empire et la maison de Habsbourg. Remarquons ensuite que si Frédéric II, comme on peut le supposer, eut d’abord l’intention de déposséder Berthold V, il est très-probable qu’il dut renoncer à ce projet, parce qu’il n’était pas encore affermi sur un trône auquel Otton n’avait point renoncé, et que le besoin pressant de rétablir l’ordre dans l’Empire et de consolider son pouvoir lui imposait l’obligation de ménager le riche et puissant duc de Zæringen.
Quoi qu’il en soit, il est certain que ce ne fut que peu de semaines après le décès de Berthold V et l’extinction de sa maison, que Frédéric II, faisant valoir le droit de retour à la couronne de tous les fiefs et domaines régaliens qui avaient été commis aux ducs de Zæringen, reprit, le 1er avril 1218, l’avouerie de la ville et des monastères de Zurich et de leurs dépendances, dont il déclara les biens et les personnes inaliénables de l’Empire. Il va sans dire qu’Uri était compris dans le décret impérial.
Certes, si Frédéric II, prompt à récompenser la fidélité de ses partisans, eût confié déjà en 1212 l’avouerie d’Uri à Rodolphe de Habsbourg, il ne la lui aurait pas reprise l’année même où il lui donna une grande preuve de bienveillance et d’amitié en tenant le petit-fils de ce comte sur les fonts de baptême.
Concluons de ce raisonnement que Berthold V conserva jusqu’à sa mort l’avouerie de Notre-Dame-de-Zurich et du /302/ territoire qui relevait de cette abbaye. — Telle est aussi l’opinion de M. Heusler 42 .
Ce fut donc, comme le présume cet écrivain 43 , entre 1218 et 1231, peut-être après avoir promu son fils Henri successivement à la dignité de Recteur de la Bourgogne (1219) et à celle de roi des Romains (1220), que Frédéric II commit au comte Rodolphe de Habsbourg l’avouerie d’Uri, que le roi Henri lui ôta en 1231.
D’où vient que les hommes d’Uri, dévoués à l’Empereur, sollicitèrent de son fils Henri la déposition ou la dépossession du comte Rodolphe qui, favorisant comme eux le parti gibelin, était à cet égard leur ami politique? L’Empereur les avait-il aliénés en donnant à son fidèle vassal l’avouerie de leur pays? Non, il avait, au contraire, agi en souverain qui reconnaissait leur indépendance directe de l’Empire. Il suffit de parcourir la charte de 1218 pour trouver tout à la fois la confirmation de leurs libertés et la raison de la demande qu’ils adressèrent à Henri. Cette charte, sans diminuer en rien les droits que l’abbaye de Notre-Dame-de-Zurich avait exercés jusqu’alors sur le pays d’Uri, offrait cependant à celui-ci la chance de voir le lien politique qui l’unissait à cette abbaye se relâcher insensiblement et se rompre un jour; car, il est évident que, par cette charte, Uri se trouvait rangé à l’égard de l’Empire, c’est-à-dire comme domaine de la couronne, sur la même ligne que l’Abbaye 44 . C’est une circonstance que ne doit pas perdre de vue celui qui cherche à s’expliquer la /303/ conduite des hommes de cette intéressante vallée et à se rendre compte du mouvement qui prépara l’indépendance plus complète des Waldstetten.
Les justiciers royaux, mus par le désir de dominer, tâchèrent peu-à-peu de conserver à vie et de transmettre à leurs descendants le pouvoir qui leur avait été conféré temporairement, et déjà au treizième siècle, mais surtout au quatorzième, on vit s’établir dans les familles l’hérédité de l’avouerie impériale comme on avait vu s’établir celle des comitats. Cette nouveauté était de nature à inquiéter les hommes d’Uri qui, jaloux de leurs franchises dont ils désiraient l’accroissement autant qu’ils en craignaient la diminution, avaient cru trouver par l’extinction de la maison de Zæringen et le retour à la couronne de l’avouerie de Notre-Dame-de-Zurich et de ses dépendances, l’occasion de se détacher de cette grande église. Pour empêcher que l’autorité du Reichsvogt ne devint héréditaire dans la maison de Habsbourg, comme elle l’avait été pour ainsi dire dans celle de Zæringen, et qu’elle ne revêtit le caractère d’une domination absolue, ils sollicitèrent de Henri la déposition du comte de Habsbourg, afin que le roi de Germanie exerçât lui-même l’avouerie. Ils obtinrent cette faveur avec d’autant plus de facilité que ce prince, obligé, dit-on, 45 de réunir des forces contre le comte de Toggenbourg qui voulait envahir les terres de l’abbé de Saint-Gall, mais occupé en effet d’un projet de révolte contre son père et son bienfaiteur, et mal disposé envers le comte de Habsbourg, son ennemi politique, crut trouver dans cette condescendance le moyen de s’attacher les gardiens du passage des Alpes, d’humilier la maison de Habsbourg, et d’exécuter plus facilement le dessein hardi qu’il avait formé de /304/ détrôner son père. Agissant de concert avec la cour de Rome, auteur principal du funeste complot qui se tramait, il lui importait de ne rencontrer au cœur des Alpes aucun obstacle qui pût gêner ses communications avec le Saint-Siége.
Il est très-probable qu’après avoir fait déposer formellement (1235) son fils ingrat et rebelle, Frédéric II rendit l’avouerie d’Uri à la maison de Habsbourg, non au comte Rodolphe (II), que la mort avait enlevé en 1232, mais à son fils Albert, dit le Sage, qui mourut en 1240, ou au fils aîné d’Albert, c’est-à-dire à Rodolphe (IV), dit le Jeune, filleul et vaillant compagnon d’armes du souverain dont il devait un jour occuper le trône.
Dans cette hypothèse, que l’on ne peut facilement rejeter, ce serait en qualité d’Avoué impérial ou de Reichsvogt et non en qualité de (Landes-) Hauptmann 46 , ou de Vogt 47 , ou de Landgraf 48 , ou de Schirmvogt 49 que Rodolphe (IV) de Habsbourg aurait exercé en 1257 et 1258 les droits de haute-police ou de haute-juridiction à Altorf. Quand M. Escher, d’accord avec M. Heusler, dit qu’à l’égard d’Uri, qui jouissait de l’immunité, il ne peut être question d’un landgrave ou comte provincial, il a raison; mais il se trompe, à mon avis, quand il ajoute qu’en 1257 et 1258 Rodolphe ne pouvait y siéger comme Reichsvogt, à cause de son attachement à Conradin, qui n’était pas un titre à la faveur de Richard de Cornouaille ou d’Alphonse de Castille. C’est dire que ces anti-césars, élus au préjudice du dernier rejeton des Hohenstaufen, dans les veines duquel coulait le noble sang de ses aïeux, étaient intéressés /305/ à ne pas confier l’avouerie impériale au riche et puissant comte de Habsbourg, défenseur de Conradin. Cette avouerie était, il est vrai, un office exercé de la part du chef de l’Empire, qui nommait son vicaire impérial. Mais jamais peut-être cette règle ne fut plus méconnue que pendant les troubles qui agitèrent l’Allemagne au temps de l’anarchie que l’on appelle, quoique improprement, le grand-interrègne. Les officiers royaux, que les concessions faites par Frédéric II aux grands de l’Empire avaient enhardis, se familiarisant avec un ordre de choses qui favorisait leurs projets ambitieux, profitèrent de la confusion générale pour s’élever à une plus haute fortune, et commencèrent à établir dans leurs familles l’hérédité des avoueries impériales, comme les comtes avaient établi celle de leurs offices.
Nous avons vu que le dernier duc de Zæringen, malgré son attachement au rival de Frédéric II, conserva jusqu’à sa mort l’avouerie impériale de Zurich et de ses monastères, parce que Frédéric n’était pas assez fort pour la lui ôter, ou qu’il avait des motifs de le ménager. — On ne peut supposer que Conrad IV, qui fit à Rodolphe plusieurs dons considérables, en 1249, 1252 et 1253 50 , n’ait pas laissé ou accordé à cet ami l’avouerie dont nous parlons. Et quel est celui des successeurs de Conrad qui eût osé, qui eût pu la lui ôter s’il jugeait convenable de la conserver? Durant la vie de Conrad IV, Guillaume de Hollande ne pût exercer en Allemagne qu’une faible autorité; à peine la mort l’eut-elle délivré de son compétiteur qu’il dut marcher contre la Flandre, puis contre la Frise, où il périt (1256). Richard de Cornouailles, qui avait acheté les suffrages d’une partie des électeurs, eut pour adversaires ceux qui, non contents de ses offres, /306/ élurent Alphonse de Castille, et pour ennemis les partisans de Conradin. Forcé par les troubles qui agitaient l’Angleterre et l’Allemagne de visiter tour-à-tour ces deux pays, il ne pût s’affermir sur le trône chancelant de la Germanie. Si en 1262 ce prince, s’opposant formellement aux prétentions de Conradin,qui prenait le titre de duc de Souabe, auquel il annexait le droit de possession de Zurich 51 , déclara que cette ville continuerait à dépendre de l’Empire comme jadis, celà prouve-t-il que le comte Rodolphe ne garda pas, peut-être en dépit de Richard, l’avourie d’Uri, comme l’ayant obtenue de Frédéric II, puis de Conrad IV, et la tenant du Régent de l’Empire pendant la minorité de Conradin, qui en 1267 lui promit par acte authentique l’investiture des fiefs de Hartmann-le-Jeune, comte de Kibourg, s’il parvenait au trône; circonstance que je ne rappelle que pour montrer les rapports étroits qui existaient entre le petit-fils de Frédéric II et le filleul de cet empereur. Tout annonce que Rodolphe exerça, sur la place d’Altorf, la Reichsvogtei, d’abord le 23 décembre 1257, à une époque où Richard, à peine élu (13 janvier 1257) par un parti, devait s’armer contre l’autre, puis en 1258, alors que Richard était /307/ en Angleterre, d’où il ne lui fut pas possible de faire respecter son autorité dans la Germanie que déchiraient les factions.
Il est deux circonstances considérées comme décisives par ceux qui soutiennent que Rodolphe agit à Altorf en qualité de Schirmvogt, c’est-à-dire de Protecteur ou de Défenseur. La première, c’est qu’il s’y rendit à la requête de la communauté et du conseil des hommes d’Uri 52 ; la seconde, qu’il prononça la sentence avec l’approbation de la communauté d’Uri 53 .
Est-il besoin de rappeler que la communauté d’Uri n’avait pas le droit de haute-justice, que les hommes libres de cette vallée, ainsi que ceux du Hasli et d’autres domaines de la couronne, invitaient leur Reichsvogt à venir juger les cas, les actions que cet officier était en droit d’instruire; qu’à leur invitation il se rendait dans leurs limites, ou s’y faisait représenter par un lieutenant, pour exercer la haute-police. Le Reichsvogt devait respecter les droits des hommes libres de l’Empire, entre autres celui de prendre part à l’instruction des causes qui étaient de sa compétence et d’apposer le sceau de leur commune à côté du sien pour confirmer la sentence qu’il avait prononcée de leur aveu.
La teneur des actes de 1257 et 1258 et le jugement prononcé par Rodolphe prouvent, à mon avis 54 , qu’en ces deux occasions Rodolphe (IV) de Habsbourg exerça le droit de haute-justice, le pouvoir d’avoué impérial. Monsieur /308/ Heusler en convient 55 ; cependant l’opinion de ceux qui prétendent que Rodolphe se rendit à Altorf en qualité de Schirmvogt lui paraît la plus probable, parce que, dit-il, à cette époque on ne reconnaissait en-deçà du Rhin aucun roi qui pût y faire valoir son autorité et au nom duquel on eût agi. C’est, il me semble, une raison de plus de croire que les hommes d’Uri, fidèles à la maison de Hohenstaufen, reconnurent en Rodolphe le juge impérial qu’un prince de cette maison avait, je pense, investi de l’avouerie de leur vallée. Quoi qu’il en soit, ce qu’il importe d’avoir établi, c’est que ce ne fut point en qualité de landgrave que le comte Rodolphe administra la haute-justice dans le chef-lieu d’Uri.
Parmi les documents cités à l’appui de l’opinion qui admet l’existence d’un landgraviat de l’Argau, dont la juridiction exercée par les comtes de Habsbourg aurait compris dans ses limites les trois Waldstetten, notamment Uri, il en est un qui, plus que tous les autres, m’avait paru concluant. C’est celui où il est question d’un vice-landgrave de Rodolphe exerçant la puissance judiciaire sur les hommes libres du Ruistal. Mais, comme il ne pouvait y avoir dans le pays d’Uri, qui jouissait de l’immunité, d’autre juge supérieur que l’officier royal qui seul y exerçait le droit de haute-police, et que d’ailleurs le comitat de Rore ou, si l’on veut, la juridiction de l’Argau, ne s’étendait probablement pas au-delà du territoire actuel de Lucerne, vu que Cham (au lac de Zoug), Sarnen et Engelberg ressortissaient à une autre juridiction, il faut nécessairement en inférer que, si le comte de Habsbourg fut juge supérieur ou landgrave dans l’Argau, la vallée de la Reuss, où son /309/ délégué exerça le pouvoir judiciaire, n’est pas celle qui porte ce nom dans le pays d’Uri, mais que c’est la vallée supérieure de la Reuss, dans l’Argovie, comme M. Heusler 56 et d’autres savants l’ont pensé.
Au surplus nos vieilles annales affirment, comme les chartes, qu’Uri devait être considéré comme mouvance de l’abbaye de Notre-Dame-de-Zurich 57 . En comparant ce qu’elles disent de la condition politique d’Uri avec ce qu’elles rapportent de Schwyz et d’Unterwalden, on voit clairement que les comtes de Habsbourg n’étaient ni seigneurs terriens, ni comtes héréditaires dans le pays d’Uri, et qu’ils ne peuvent y avoir exercé d’autre autorité que celle du Reichsvogt. Aucune charte à moi connue ne dit le contraire. Celle du 10 février 1326 prouve seulement que Frédéric d’Autriche remit à ses frères, par impignoration ou à titre de gage, les biens et les droits que sa famille possédait non dans l’ancien Pagellus Uraniæ compris dans l’acte de donation de 853, mais dans telle commune qui s’unit plus tard aux communes primitives du canton d’Uri 58 . C’est de ces biens et de ces droits domaniaux de Habsbourg qu’il s’agit dans les chartes de 1316 et de 1324 59 , tandis que, si je ne me trompe, celles du treizième siècle n’en font point mention, sans doute parce que la maison de Habsbourg, qui ne possédait rien dans la partie du territoire d’Uri qui était mouvance de l’abbaye royale de Notre-Dame-de-Zurich, n’avait pas /310/ encore fait l’acquisition de tel autre domaine dans la vallée. Il est probable que les censes et les droits qu’elle y possédait au 14e siècle provenaient de la succession d’Elisabeth, fille et héritière du dernier comte de Rapertswile, qui avait épousé en seconde noce le comte Rodolphe de Habsbourg-Laufenbourg 60 , qui les aurait cédés ou vendus à la branche aînée, peut-être au duc Albert.
L’abbaye de Wettingen, fondée en 1227 parle comte Henri de Rapertswile, dit le Voyageur, reçut en 1231 de son fondateur les propriétés et les droits qu’il avait dans le pays d’Uri. Ceux qu’y possédaient ses frères Ulric et Rodolphe furent vendus, en 1290, au couvent de Wettingen, par la comtesse Elisabeth, leur héritière. Ces biens étaient situés en partie dans la vallée de Göschenen 61 . L’abbaye de Wettingen les revendit en 1362 à la communauté d’Uri. Les hommes libres d’Uri, résidants sur les terres du couvent de Wettingen dont le roi Henri, fils de l’empereur Frédéric II, était le protecteur immédiat vers la seconde moitié du 13e siècle, furent selon toute apparence assimilés à cette époque à leurs compatriotes et reconnus comme eux pour hommes libres de l’Empire 62 .
Il résulte de tout ce qui précède que dès les temps les plus reculés Uri était indépendant de la maison de Habsbourg, et que ceux des comtes de ce nom qui furent appelés à y exercer un pouvoir ne firent qu’y administrer la haute-justice, de la part du chef de l’Empire, sous la protection immédiate duquel ce pays était placé. /311/
§ III. SCHWYZ ET UNTERWALDEN
CONSIDÉRÉS DANS LEURS RELATIONS AVEC L’EMPIRE GERMANIQUE ET LA MAISON DE HABSBOURG.
Si, depuis Tschudi, nos historiens nationaux assurent que les vallées de Schwyz et d’Unterwalden étaient dès l’origine habitées par des hommes libres relevant nûment de l’Empire, l’auteur de l’histoire de la maison de Habsbourg, au contraire, ne se borne pas à supposer que dès les premiers temps de la maison de Habsbourg la vallée de Schwyz lui appartenait, il affirme positivement que le comte Rodolphe (II), dit l’Ancien et le Paisible, était seigneur héréditaire des gens et des biens de cette vallée 63 ; que les Waldstetten étaient des terres allodiales de Habsbourg 64 , que cela est clairement prouvé par deux titres, l’un /312/ de 1272, par lequel Anna de Kibourg et son époux, le comte Eberhard de Habsbourg-(Laufenbourg), cèdent, à prix d’argent, au comte Rodolphe (IV) de Habsbourg, entre autres propriétés, Art, Schwyz, Stans, Buchs 65 ; l’autre du 3 mai 1278, par lequel ce même Rodolphe, devenu roi, voulant assurer un douaire à Jeanne d’Angleterre, fiancée à son fils Hartmann, lui promet entre autres la vallée de Schwyz 66 . — La conséquence que M. /313/ Lichnowsky déduit de ces documents est fausse; car tous ceux qui ont examiné des titres d’acquisition, de vente et de donation savent que très-souvent l’indication d’une vallée, d’un village ou de tel autre lieu, ne désigne que les biens qu’on y possédait, non la propriété de tout l’endroit 67 . Pour nier qu’il en fut ainsi, il faudrait admettre que, par exemple, Buchs, Stans, Sarnen, Alpnach, Schwyz, Art, où plusieurs seigneurs laïques ou ecclésiastiques avaient des censes et des rentes, appartenaient en même temps, en entier, à divers couvents et à différentes familles.
Cependant, il n’en est pas moins vrai que la maison de Habsbourg avait dans les vallées de Schwyz et d’Unterwalden des propriétés et des droits qui furent reconnus même longtemps après la mort du roi Albert, et auxquels nos historiens ont attaché trop peu d’importance 68 .
Les documents et les chroniques parlent de ces droits, mais d’une manière générale qui ne permet pas de les déterminer à une époque précise.
La trève conclue en 1318 entre les Waldstetten et la maison d’Autriche garantit à celle-ci les droits seigneuriaux, les fermes et rentes qu’elle possédait dans les vallées (de Schwyz et d’Unterwalden) du temps de l’empereur Henri VII 69 .
Par un acte du 27 juillet 1324, Charles IV, dit le Bel, roi de France, successeur présomptif de Louis de Bavière et de Frédéric d’Autriche, promit au duc Léopold de le mettre en possession des deux vallées de Schwyz et /314/ d’Unterwalden 70 , que ce duc déclarait appartenir de droit héréditaire à lui et à ses frères, de le réintégrer dans les droits et les propriétés qu’il revendiquait, et de le maintenir dans cette possession 71 .
L’acte dressé et publié à Kœnigsfelden, le mercredi avant la St-Gall (12 octobre) 1351, par les arbitres qu’avaient choisis le duc Albert II, dit le Sage, et Zurich, Lucerne, Uri, Schwyz et Unterwalden, pour pacifier le différend qui les avait armés, garantit à la maison d’Autriche les droits seigneuriaux et les propriétés qu’elle possédait dans les vallées d’Unterwalden, de Schwyz et d’Art. Dans cet acte il n’est pas question de droits que la maison de Habsbourg-Autriche eût jamais exercés dans le pays d’Uri. La seule obligation que l’arbitrage impose aux hommes de cette vallée, c’est de ne pas s’unir, contre la maison d’Autriche, à des gens dépendants de cette maison, et de veiller avec les autres parties contractantes à l’observation du traité 72 . Cette circonstance semble prouver que la maison d’Autriche ne voulait s’assurer la possession que de ce qui lui appartenait depuis longtemps. Mais cet acte mentionne encore un droit qui n’est pas explicitement compris dans les deux précédents. Nous en parlerons plus tard.
Justinger, Russ, Etterlin, et même Tschudi, rapportent aussi que la maison de Habsbourg avait des propriétés et des droits dans les vallées de Schwyz et d’Unterwalden, /315/ et ils ajoutent qu’elle les vendit à la maison d’Autriche. En effet, le comte Rodolphe IV, auteur de la maison de Habsbourg-Autriche se les fit céder à prix d’argent de la maison de Habsbourg-Laufenbourg, en 1272 73 . Nous n’avons pas besoin d’autres preuves pour établir la vérité d’un fait d’ailleurs non contesté, savoir que la maison de Habsbourg avait des domaines et des droits héréditaires dans les pays qu’on vient de nommer. Si l’on ne peut en indiquer l’origine avec une entière certitude, on peut du moins admettre comme probable qu’ils avaient fait partie de la succession du dernier comte de Lenzbourg († 1172), dont la sœur Judenta doit avoir épousé Albert II, comte de Habsbourg († 1141), et qu’ils passèrent par alliance à cette maison 74 .
Il importe de savoir si les comtes de Habsbourg ont exercé de droit quelque pouvoir judiciaire dans les vallées de Schwyz et d’Unterwalden.
Si Tschudi a tracé avec exactitude la limite orientale de l’Argau 75 , ce pays n’a pas dû comprendre la vallée de Schwyz qui, suivant le même annaliste, aurait fait partie du Thurgau, ou proprement du Zurichgau, qui en était une subdivision 76 . En effet, un document de 972 nous apprend que Schwyz était compris dans le pays de Zurich et ressortissait au comitat de ce nom 77 . Il en était de même de Cham 78 , au lac de Zoug, et d’Engelberg 79 . Il est donc /316/ constaté que vers la fin du dixième siècle Schwyz relevait de la juridiction de Zurich, non de celle de Rore dans l’Argau, qui depuis l’extinction de la maison de Lenzbourg (1172) fut exercée d’abord par Otton, fils de l’empereur Frédéric I et comte palatin de la haute Bourgogne († 1200), ensuite par les comtes de Habsbourg, dont l’un, Albert IV, auteur de la branche aînée, se la réserva dans le pacte de 1239 dont nous avons parlé.
On rencontre au onzième siècle deux comtes de Lenzbourg, Ulric et Arnold, comme avoués ou Kastvœgte de Zurich 80 . Suivant J. de Muller 81 , Arnold aurait obtenu de l’empereur l’office de comte ou de landgrave du /317/ Zurichgau, et conséquemment du pays de Schwyz. On ignore jusqu’à quelle époque cet office fut exercé par la maison de Lenzbourg. Schöpflin prétend que sur la fin du onzième siècle (1097) le comitat de Zurich ou le droit de haute-justice dans le Zurichgau passa, ainsi que l’avouerie dite Kastvogtei, aux ducs de Zæringen. M. Heusler admet comme probable l’opinion de Schöpflin, et il ajoute que selon toute apparence les ducs de Zæringen exercèrent dès-lors jusqu’en 1218 le pouvoir judiciaire de comte provincial dans le pays de Schwyz et que, soit en 1231, soit en 1240, ce pouvoir fut retiré par l’empereur à la maison de Habsbourg qui, dans cette hypothèse, en aurait été investie depuis l’extinction de celle de Zæringen 82 .
On sait qu’en 1138 la branche cadette de Lenzbourg, c’est-à-dire celle des comtes de Baden, obtint l’avouerie ecclésiastique (Kastvogtei) de Zurich et de ses monastères, et qu’elle la conserva jusqu’au décès du dernier comte de cette famille. On peut conclure de certaines chartes que dans le même temps la branche aînée qui s’éteignit, comme la cadette, en 1172, n’administrait pas le comitat de Zurich, dont le pays de Schwyz dépendait sans doute à cette époque.
Depuis longtemps il existait, à la vérité, des rapports étroits entre les gens de Schwyz et les comtes de Lenzbourg, mais on ne saurait en inférer que ceux-ci exerçaient le pouvoir de comte provincial dans la vallée de Schwyz. Dans la contestation des habitants de ce pays avec Einsiedeln au sujet des Alpes environnantes, ils furent défendus par des comtes de Lenzbourg, d’abord en 1114 par le comte /318/ Rodolphe 83 , puis en 1144 par le comte Ulric 84 . Comme les chartes relatives à cette affaire font mention des cohéritiers (coheredes, competitores) des comtes de Lenzbourg, on a supposé que ces dynastes n’intervinrent dans la querelle que comme partie intéressée ou comme propriétaires, non pas en qualité d’officiers revêtus d’un pouvoir public 85 . Loin de rejeter l’opinion de Tschudi et de Muller, qui disent que les comtes de Lenzbourg étaient Schirmvœgte de Schwyz, je crois qu’en effet ils étaient avoués et défenseurs (advocati, defensores; Vœgte et Schirmherren) héréditaires des gens de ce pays, et que ce fut en cette qualité que, dans ce grave débat, ils les protégèrent ou les défendirent contre les comtes de Rapertswile, avoués et défenseurs d’Einsiedeln. Cette opinion trouve un solide appui dans une charte du commencement du treizième siècle, dans laquelle Rodolphe II, comte de Habsbourg, un des héritiers des biens et des offices de la maison de Lenzbourg, dit en termes formels qu’il est de droit héréditaire avoué légitime et protecteur des gens de Schwyz. En cette double qualité il doit avoir exercé sur eux un pouvoir judiciaire. Ce n’est pas ce que nous enseignent nos historiens.
Tschudi prétend qu’après la mort du dernier comte de Lenzbourg les peuples des trois vallées alpestres n’acceptèrent ou n’élurent ni Schirmvogt, ni Hauptmann, et qu’après avoir administré longtemps seuls leurs pays ils se virent obligés de céder à la volonté d’Otton de Brunswick, qui leur imposa comme Landvogt, avoué provincial /319/ ou gouverneur, le comte Rodolphe (II) de Habsbourg, aïeul de celui qui fut promu à la dignité royale 86 . Guillimann est encore plus positif à cet égard, puisque, selon lui, le roi Otton, prêt à se rendre en Italie, aurait donné aux communautés d’Uri, de Schwyz et d’Unterwalden, et même à toute la Haute-Allemagne, Rodolphe en qualité de vicaire impérial, ou d’avoué provincial (imperii vicarium, sive advocatum provincialem), lui commettant tous les droits attachés à cette dignité 87 . Mais, outre que Guillimann a confondu deux charges bien distinctes, partant les relations médiates qui existaient entre l’Empire et les vallées de Schwyz et d’Unterwalden avec celles qui unissaient directement Uri à l’Empire, son assertion, répétée par d’autres écrivains bien qu’ils ne puissent l’appuyer d’aucun argument solide, renferme une erreur grave, que M. Escher a partagée. En effet, adoptant l’opinion de Jean de Muller 88 , à l’égard du pouvoir dont le comte de Habsbourg aurait été investi à l’époque dont nous parlons, le professeur de Zurich dit qu’il n’y a pas de doute que Rodolphe (II) n’ait exercé pendant un certain temps, de la part d’Otton, un pouvoir public dans les trois vallées, puisque par la charte du 26 mai 1231 le roi Henri les affranchit de la domination (possessio) de ce comte, qui n’était autre que l’avouerie royale 89 .
Trompé par l’assertion formelle de Guillimann, qui me semblait s’accorder avec l’idée que je m’étais faite du landgraviat de l’Argau, j’ai commis d’abord la même erreur /320/ que d’autres écrivains, en appliquant à tort aux trois vallées cette avouerie que plus tard je considérai comme ne concernant que les deux vallées de Schwyz et d’Unterwalden 90 , parce que le document du 25 mars 1210, comme je l’ai déjà fait observer, offre la preuve irrécusable qu’à cette époque Berthold V, duc de Zæringen, était Reichsvogt de Zurich, de ses deux monastères, ainsi que de leurs dépendances, par conséquent du pays d’Uri. D’ailleurs, on ne peut supposer avec Muller (I, 434) que le roi Otton, chef du parti guelfe, eût ôté cet office à son partisan Berthold V, qui s’était déclaré pour lui après la mort violente de l’anti-roi Philippe de Souabe (1208), pour le conférer à Rodolphe de Habsbourg qui, en 1212, manifesta son attachement à la maison de Hohenstaufen 91 .
Le fait est, sans contredit, que le roi Otton n’investit le comte Rodolphe d’aucune autorité sur les Waldstetten, que Guillimann a confondu ce prince avec son rival et appliqué mal à propos aux trois vallées l’avouerie royale d’Uri, que Fréderic II commit à Rodolphe.
Faute de distinguer la condition politique d’Uri de celle des deux autres pays, les écrivains précités sont tombés dans l’erreur que je viens de signaler, erreur qui devait nécessairement les conduire à la fausse interprétation de la charte royale du 26 mai 1231, qui concernait uniquement la vallée d’Uri, que le roi Henri affranchit de l’avouerie que l’empereur Frédéric II avait commise au comte de Habsbourg. /321/
Les comtes de Habsbourg ont-ils exercé quelque pouvoir judiciaire dans les vallées de Schwyz et d’Unterwalden?
Outre des propriétés, les comtes de Habsbourg avaient des droits dans ces deux vallées. Cela est incontestable. Mais les historiens qui prétendent que dès leur établissement sur les flancs des Alpes, les hommes libres de Schwyz et d’Unterwalden étaient indépendants de tout seigneur autre que le chef de la Germanie, et qui en cherchent la preuve dans la charte du 26 mai 1231, dont celle de 1240 serait la confirmation, croient qu’il ne faut entendre par ces droits que ceux qui étaient inséparables des propriétés de la maison de Habsbourg dans ces vallées et qui n’obligeaient que les serfs ou les hommes non-libres: toute autre prétention leur paraît absurde. Le peu d’attention qu’ils me semblent donner à la lutte du Sacerdoce avec l’Empire, à la mésintelligence entre Frédéric II et son fils Henri, à la haine politique qui, plus que le partage des terres, sépara la maison de Habsbourg en deux camps, dont l’un défendit avec ardeur la cause des gibelins, l’autre les intérêts du parti guelfe; ce manque d’observation, dis-je, a peut-être plus que toute autre circonstance empêché ces écrivains de saisir le véritable sens des chartes de 1231 et de 1240. Elles furent accordées l’une et l’autre aux habitants des vallées au préjudice des comtes de Habsbourg, mais non de la même branche; car, la première, qui n’est relative qu’à la vallée d’Uri, a pour auteur le roi Henri, qui frappe dans la personne du comte Rodolphe II un ennemi particulier, un partisan de l’Empereur son père, contre lequel il projetait une coupable entreprise; la seconde, qui concerne uniquement les vallées de Schwyz et d’Unterwalden, émanée de l’Empereur même, ôte à Rodolphe III, comte de Habsbourg-Laufenbourg ou de la branche cadette, ami du parti guelfe, l’autorité qu’il exerçait sur ces /322/ deux pays, dont cette charte assimile la condition politique à celle d’Uri, en les plaçant sous la protection immédiate de l’Empire.
Nos historiens ont confondu ces deux chartes dans leur application. Enveloppés d’un nuage qui les empêchait de distinguer nettement la condition politique de chacune des vallées, ils ne l’ont pas dessinée dans son vrai point de vue. Pour soutenir une hypothèse dont la base repose sur un terrain mouvant, ils l’ont appuyée de considérations qui découlent d’une opinion erronée. On peut leur reprocher tout au moins d’avoir préféré une tradition à une autre tradition qui méritait bien d’être sérieusement examinée, et d’avoir tiré des conclusions fausses de certaines chartes dont les paroles contrastent avec la foi populaire.
Avant de fournir les preuves de mon assertion et de montrer qu’avant le milieu du treizième siècle (avant 1240) Schwyz et Unterwalden, loin de relever directement de l’Empire étaient soumis à la juridiction d’un comte, j’établirai un principe qui me paraît incontestable, et auquel le critique le plus sévère ne refusera pas son assentiment: c’est que la concordance des documents d’un parti et de la tradition de l’autre, ou des récits traditionnels et des monuments historiques, est une preuve irréfragable de la certitude d’un fait.
Cela posé, je reviens à la question de savoir si les vallées de Schwyz et d’Unterwalden avaient de tout temps dépendu directement de l’Empire, de manière que les comtes de Habsbourg n’auraient eu sur ces pays qu’un droit imaginaire?
Pour résoudre ce problème il faut nécessairement consulter les chartes et la tradition. — Nous avons vu qu’au commencement et au milieu du douzième siècle les comtes de Lenzbourg exerçaient selon toute apparence l’avouerie /323/ (Vogtei et Schirmvogtei) dans la vallée de Schwyz, et qu’il faut mettre au nombre de leurs héritiers les comtes de la maison de Habsbourg. A ce dernier égard on m’objectera que l’Empereur, usant du droit de retour à la couronne, reprit en 1172 les fiefs et les offices qui avaient été accordés aux comtes de Lenzbourg, qu’il hérita des biens patrimoniaux du dernier comte de cette maison, qui était son intime ami, qu’il concéda à son fils Otton entre autres le comitat de Rore et les terres que les dynastes de Lenzbourg avaient possédées en propre ou tenues en fief, et que, après la mort du comte palatin (Otton), c’est-à-dire en 1200, une partie de cette succession passa à la maison de Kibourg, une autre partie à celle de Méranie, ensorte que la famille de Habsbourg en aurait été exclue 92 . Mais cela n’est ni prouvé, ni probable. Car, il est certain que, au commencement du treizième siècle, le comitat de Rore échut, ainsi que l’avouerie de Seckingen, à la maison de Habsbourg 93 , qui avait déjà obtenu en 1172 l’avouerie de Notre-Dame-de-Zurich, de ses monastères et de leurs dépendances. Y aurait-il de la témérité à prétendre que la famille de Habsbourg, alliée à celle de Lenzbourg, et devenue à son tour l’objet de la bienveillance des Hohenstaufen, acquit soit par héritage, soit par concession, une part des biens et des offices de celle de Lenzbourg, entre autres l’avouerie de Schwyz, peut-être en compensation de celle de l’abbaye de Notre-Dame-de-Zurich et d’Uri, que l’Empereur avait rendue, en 1176, au duc de Zæringen.
Jusqu’ici nous avons admis comme probable l’hérédité /324/ de l’avouerie de Schwyz dans la famille de Lenzbourg et sa transmission à celle de Habsbourg.
On a des titres qui constatent le droit d’avouerie héréditaire exercé par les comtes de Habsbourg dans le pays de Schwyz, et même dans celui d’Unterwalden.
Dans un document du 11 juin 94 1217, Rodolphe (II), comte de Habsbourg, dit l’Ancien et le Paisible, choisi pour juger en qualité d’arbitre le différend qui depuis plu d’un siècle existait entre les hommes de Schwyz et les moines d’Einsiedeln, déclare qu’il est de droit héréditaire Avoué légitime et Protecteur ou Défenseur des gens de Schwyz 95 . Muller (I, 434, n. 56) s’est élevé contre cette prétention d’hérédité. Des deux arguments qu’il avance pour la faire rejeter, savoir que « cet office ne pouvait passer par héritage de la maison de Lenzbourg à celle de Habsbourg » et que « ni le roi Rodolphe, ni les autres princes de sa famille n’ont prétendu en aucun temps à cette hérédité, » le premier pourrait embarrasser ceux qui considéreraient comme non résolue la question relative à la succession de Lenzbourg, et qui douteraient qu’Albert III eût obtenu et transmis à son fils l’avouerie dont il s’agit; mais le second est victorieusement réfuté par les pièces que nous pouvons produire 96 . /325/
M. Escher ne se borne pas à contester cette hérédité, il déclare suspecte la charte de 1217, « parce que, dit-il, ce document n’existe plus que dans une traduction allemande d’une date plus récente. Du reste, ajoute cet écrivain, comme les comtes de Habsbourg avaient des propriétés et des droits dans le pays de Schwyz, on conçoit que Rodolphe (II), élu pour ménager un accommodement entre les deux partis opposés, se soit arrogé dans le document original, écrit en latin, une position à laquelle il ne pouvait légitimement prétendre 97 . »
Cette assertion me paraît tout au moins hasardée. Si Rodolphe (II) n’avait été qu’un intrus, l’abbé et le conventicule d’Einsiedeln, et surtout les hommes libres de Schwyz s’ils eussent dépendu directement de l’Empereur, se seraient élevés contre l’usurpation d’un titre dont l’emploi dans un acte de cette importance eût suffi pour l’invalider, outre qu’il aurait été un attentat aux libertés des hommes de Schwyz, à leur indépendance de tout comte ou juge ordinaire, et qui plus est, un outrage à la majesté royale. Le souverain, attentif aux plaintes d’un peuple arraché par surprise à la protection de l’Empire, aurait frappé l’audacieux vassal. Mais Frédéric II, qui à cette époque était solidement établi sur le trône, promut ce même comte Rodolphe à la dignité de Reichsvogt d’Uri. Et on ne peut pas dire qu’il ait augmenté le pouvoir de son vassal au mépris des libertés des Waldstetten, car ce fut lui qui accorda, en 1240, aux vallées de Schwyz et d’Unterwalden un privilége dont elles n’avaient pas joui jusqu’alors, celui de relever nûment de l’Empire. /326/
Il est probable que le comte Rodolphe II, successeur de son père Albert 98 au landgraviat d’Alsace, à l’avouerie de Murbach, au comitat de Rore, hérita aussi de lui, outre l’avouerie de Seckingen 99 , la Schirmvogtei des vallées de Schwyz et d’Unterwalden.
Nous avons en quelque sorte fixé l’instant précis où l’avouerie de Schwyz devint héréditaire dans la maison de Habsbourg. Il faut que le droit de succession dont parle Rodolphe ait été plus ou moins ancien et reconnu. Dans son premier opuscule, M. Heusler a fait à cet égard une remarque judicieuse qui donne du poids à mon opinion. « On ne peut supposer, dit-il, que le comte Rodolphe, sans produire la moindre preuve de sa mise en possession de cet office, se fût paré du titre d’avoué héréditaire de Schwyz en présence de témoins notables de ce pays et de l’abbé d’Einsiedeln, s’il n’avait obtenu l’avouerie qu’en 1209, comme le prétendent quelques écrivains. 100 » Tout le monde reconnaîtra la justesse de cette observation.
Rodolphe répète dans l’acte de 1217 qu’il est rechter Vœget und Schirmer des gens de Schwyz. Dira-t-on que ce titre a été deux fois frauduleusement inséré dans ce document? que Rodolphe a sans doute abusé de la plume et du langage? qu’il a pu en imposer aux nombreux témoins, hauts fonctionnaires, ecclésiastiques et hommes d’épée, et aux citoyens les plus considérables de Schwyz? Les confédérés ont prouvé de reste au treizième siècle qu’ils savaient lire, écrire, et qu’ils n’étaient rien moins que dépourvus d’intelligence, amis de la sujétion, et indifférents à la liberté. /327/
Après ces considérations générales, je passe à l’appréciation de la charte dont l’authenticité a été révoquée en doute ou remise en question. Je ferai d’abord observer que si l’auteur de l’ouvrage intitulé Libertas Einsidlensis, où l’on trouve, ainsi que dans le recueil de Herrgott, la traduction allemande de cet acte, soutient dans une note 101 , que les hommes (libres) du pays de Schwyz ne dépendaient en aucune manière de la maison de Habsbourg, il a sans doute exprimé l’opinion accréditée, mais que ni lui ni Herrgott n’ont considéré ce document comme faux ou comme altéré. Je sais bien que pour le rendre suspect ceux qui attribuent à Schwyz une liberté originelle et illimitée, allèguent en faveur de leur opinion que les archives d’Einsiedeln étant devenues la proie des flammes, les moines écrivirent ce document de souvenir. Mais, je le demande, quel intérêt avaient-ils à inventer, au profit de la maison de Habsbourg, le droit d’avouerie héréditaire du pays de Schwyz? Et que dire du bref apostolique de 1248, qui atteste que la maison de Habsbourg avait une autorité légitime sur les gens de cette vallée?
Il est facile de se convaincre de l’authenticité de la charte de 1217, en comparant la traduction avec la partie de l’original que Tschudi a publiée. J. de Muller, loin de prétendre que ce document n’existe plus que dans une traduction allemande d’une date plus récente, dit qu’on peut le lire aussi en latin dans la chronique de Tschudi 102 . S’il /328/ n’en indique pas l’endroit, il était cependant facile de le trouver sous l’année 1217, et certes il valait la peine de s’assurer par la confrontation si Muller disait vrai. Au reste, il n’est pas étonnant qu’au premier aspect on ne remarque pas l’identité des deux pièces, parce qu’il faut avoir lu près de la moitié de la charte en langue allemande avant de rencontrer ce qui concorde avec le commencement du latin, et que, sans doute pour soutenir son hypothèse, Tschudi a non-seulement tronqué l’original, mais encore attribué deux fois 103 à un comte Rodolphe de Rapertswile un acte dont Rodolphe (II) de Habsbourg était l’auteur.
Si à cet égard quelqu’un mettait en doute l’erreur de Tschudi, je le convaincrais de la justesse de mon observation par un passage de la charte même, où il est dit « que des deux comtes Rodolphe et Henri de Rapertswile qui, en qualité d’avoués d’Einsiedeln, étaient intéressés au différend des deux parties, Henri seul fut témoin de leur accommodement, son frère aîné Rodolphe ayant traversé la mer pour se rendre en Palestine. » Par conséquent les mots Ego ipse Rudolfus comes du texte latin, omis par le traducteur, ne peuvent désigner que Rodolphe de Habsbourg 104 .
D’autres chartes relatives au pouvoir que la maison de Habsbourg exerçait dans la vallée de Schwyz font regretter d’autant plus la première moitié de celle de 1217 qu’elle indiquait en termes précis l’office du comte Rodolphe et ses rapports avec les gens de Schwyz. Nous croyons ne pas nous tromper en disant que, si la traduction est exacte, /329/ Rodolphe y prenait le titre d’Advocatus et Defensor jure hereditario 105 .
On ne connaît pas de charte postérieure à celle de 1217 qui attribue aux comtes de Habsbourg le double office de Vogt et de Schirmer des gens de Schwyz; en revanche on en a plus d’une qui désigne, sous les noms de dominium et de Grafschaft, le pouvoir que la maison de Habsbourg-Autriche exerçait dans cette vallée. Les mots Vogt, Schirmherr et Graf ne sont pas synonymes. Le titre de Vogt ou d’avoué séculier que prend Rodolphe (II) dans la charte précitée, suppose non l’autorité du comte provincial, ni celle de l’avoué royal, mais un pouvoir qui lui avait été conféré par un supérieur, auquel il était subordonné. Or, comme Schwyz ne relevait pas immédiatement de l’Empire à cette époque, le supérieur en question devait être le duc de Zæringen. qui exerçait le droit de suprématie en Suisse, notamment sur le Zurichgau, dont Schwyz faisait partie. Comme Schirm-Vogt des gens de Schwyz, le comte Rodolphe devait les protéger et défendre leurs intérêts contre les prétentions des seigneurs ecclésiastiques ou laïques, en général contre tout empiétement sur leurs droits ou sur leurs propriétés. En cette qualité il jouissait de certains droits et de revenus plus ou moins considérables. Grafschaft désigne la haute juridiction du comte provincial. — Il est évident qu’il s’était opéré quelque changement dans les rapports de la maison de Habsbourg avec les habitants de Schwyz. Si, faute de chartes, nous ne /330/ pouvons pas en préciser l’instant, nous croyons cependant devoir indiquer l’année 1218 comme l’année probable où Rodolphe II, comte de Habsbourg, fut revêtu d’un pouvoir plus considérable sur la vallée de Schwyz. On sait que la maison de Habsbourg était dévouée à celle de Hohenstaufen, que Rodolphe II, dit l’Ancien et le Paisible, obtint de l’empereur Frédéric II l’avouerie d’Uri, qu’il joignait à cet office le landgraviat d’Alsace, l’avouerie de Murbach, celle de Seckingen, et le comitat de Rore. Il n’y a pas de doute qu’il n’ait été investi du comitat de Zurich après l’extinction de la maison de Zæringen 106 , qui selon toute apparence l’avait administré depuis la fin du onzième siècle. Il est certain que la juridiction des pays de Schwyz et d’Unterwalden s’était transmise à la maison de Habsbourg, puisqu’elle lui fut ôtée vers le milieu du treizième siècle. Le comte Rodolphe II était mort en 1232, laissant pour héritiers de ses biens et de ses titres deux fils, Albert (IV), dit le Sage, et Rodolphe (III), dit l’Aîné et le Taciturne, qui, en 1239, se partagèrent la succession de leur père. Albert, comme nous l’avons déjà fait observer, se réserva entre autres le comitat dans l’Argau. Bien que l’acte de partage ne dise rien de celui du Zurichgau, on peut poser en fait qu’il échut à Rodolphe; car peu de temps après l’Empereur, voulant châtier ce vassal, qui avait violé la foi jurée à son suzerain, affranchit de sa domination les peuples de Schwyz et d’Unterwalden. — Un acte authentique atteste que Rodolphe III avait le dominium ou le pouvoir de juge supérieur 107 sur ces vallées. /331/ Après la déchéance de l’empereur Frédéric II, prononcée par Innocent IV, ce pontife menaça, par lettre du 28 août 1248, d’excommunier les hommes de Schwyz et de Sarnen, ainsi que ceux de Lucerne, s’ils n’abandonnaient aussitôt le parti du prince détrôné pour se soumettre à l’autorité du comte Rodolphe (III) de Habsbourg, leur seigneur légitime et de droit héréditaire, contre lequel ils s’étaient insurgés pour embrasser la cause de Frédéric de Hohenstaufen 108 .
J’ai fait voir dans mon Essai (p. 77), que non-seulement les gens de Lucerne, mais aussi ceux des vallées de Schwyz, de Sarnen et de Stans, conséquemment ceux d’Unterwalden, tâchaient de se soustraire à l’autorité des comtes de Habsbourg, afin de relever directement de l’Empire et d’assimiler ainsi leur condition à celle de leurs voisins d’Uri.
Le comte Albert IV était descendu dans la tombe en 1240. Son frère Rodolphe III, fondateur de la maison de /332/ Laufenbourg et chef de la branche cadette de Habsbourg, l’y suivit ab 1249. Cette année Innocent IV, cet intraitable ennemi des Hohenstaufen et de leurs partisans, prononça l’interdiction contre le comte Rodolphe IV, dit le Jeune, avoué de l’abbaye de Muri 109 , fils d’Albert IV et son successeur au landgraviat d’Alsace, au comitat de Rore, etc.
Il est naturel de supposer que l’empereur Frédéric II combla de faveurs le comte Rodolphe IV, qui lui avait rendu des services signalés. A cet égard nous avons à présenter quelque chose de mieux qu’une simple conjecture. L’auteur du drame intitulé: Ein hüpsch Spil, a rapporté une tradition selon laquelle les habitants des Waldstetten auraient reconnu en 1243 l’autorité de Rodolphe IV 110 . A cette époque ce puissant dynaste avait indubitablement été nommé par Frédéric II Reichsvogt ou avoué impérial non-seulement d’Uri, mais encore de Schwyz et d’Unterwalden, dont les habitants non-serfs venaient d’être admis par ce souverain au nombre des hommes libres de l’Empire.
Peu de temps avant son avénement au trône le comte Rodolphe acquit (1272) de la branche cadette de Habsbourg les propriétés et les droits qu’elle avait dans les vallées de Schwyz et d’Unterwalden, qui dès-lors, si non depuis la chute des Hohenstaufen, furent envisagées comme relevant de la juridiction des comtes de la branche aînée de Habsbourg, dite plus tard celle d’Autriche.
Il existe des pièces qui me confirment dans mon opinion. D’abord une lettre, dans laquelle le roi Rodolphe dit à un de ses officiers: « Nous vous informons de la faveur que nous accordons à nos féaux de la vallée de Schwyz, /333/ savoir que, s’il s’élève entre eux une contestation de quelque nature qu’elle soit, ils ne devront comparaître à ce sujet que devant Nous, ou devant nos fils, ou devant le juge de la Vallée. Ainsi, conformément à la teneur de cette lettre, vous ne permettrez pas qu’on les cite devant un autre juge hors de la Vallée » 111 .
M. Heusler a fait à propos de cette lettre quelques observations qui ne laissent aucun doute sur son authenticité. A l’égard de son contenu, cet écrivain, supposant que les officiers du roi Rodolphe sommaient d’assister à leurs plaids les gens de Schwyz qui refusaient de s’y rendre, pense que le roi aurait trouvé le moyen de trancher la difficulté en les dispensant de comparaître devant tel tribunal qui ne serait pas présidé par ses fils en personne.
La faveur dont il s’agit dans cette lettre consistait, selon moi, en ce que les hommes de la vallée de Schwyz ne devaient pas être soustraits à leur juge naturel, — le chef de la maison de Habsbourg, qui nommait en sous-ordre le juge de la vallée —, qu’ils ne devaient pas être traduits à un tribunal étranger, mais comparaître devant celui /334/ de l’officier de la maison de Habsbourg, ou de tel fils du roi qui administrait la haute-justice dans leur pays.
Une lettre royale du 19 février 1291, adressée aux hommes libres de Schwyz 112 et d’Unterwalden 113 , les informa « que le chef de l’Empire ne permettrait pas qu’on leur donnât (vobis detur) pour juge un homme de condition serve, et qu’il ne consentirait point à ce qu’un homme non-libre exerçât quelque pouvoir judiciaire parmi eux,»
Monsieur Escher 114 , qui s’étonne que M. Kopp attache tant d’importance au mot detur, envisage cette lettre comme relative aux trois vallées, quoiqu’elle ne concerne nullement celle d’Uri. Cette charte serait une singulière reconnaissance de l’immédiateté des trois vallées. On n’y remarque pas un mot qui décèle un rapport direct des hommes de Schwyz (et d’Unterwalden) avec l’Empire, rien qui indique en eux des hommes relevant nûment de la couronne. Il suffit de comparer le contenu, la forme et les expressions de cette lettre avec l’ensemble de la charte du 8 janvier 1274, que le même souverain avait envoyée aux hommes libres d’Uri, pour se convaincre qu’il n’y a pas d’analogie entre elles, et que l’une ne renferme aucune des prérogatives comprises dans l’autre.
La lettre du 19 février 1291 est sans doute la réponse à une plainte portée par les hommes libres de Schwyz au roi, leur seigneur-suzerain, contre son délégué qui, soit en personne, soit par ses officiers, avait autorisé ou toléré des abus. M. Heusler présume qu’on voulait imposer pour juges aux hommes libres de Schwyz des hommes-liges (ministeriales). /335/
Dans cet acte les hommes de Schwyz sont appelés hommes de condition libre, parce qu’ils l’étaient. Comme tels ils dépendaient indirectement de l’Empire ou de Rodolphe roi, mais directement de Rodolphe en sa qualité de chef de la maison de Habsbourg-Autriche. Celui-ci se faisait remplacer pour administrer la haute-justice dans la vallée susdite par un de ses fils ou par un Landrichter, qui avait des officiers en sous-ordre.
Une conséquence à déduire des deux lettres que nous venons d’examiner, c’est que vers la fin du treizième siècle la maison de Habsbourg exerçait, en vertu d’un droit acquis, la haute juridiction sur le territoire de Schwyz, dont les habitants libres, ainsi que ceux d’Unterwalden, cherchèrent à rétablir, peu de jours après le décès du roi Rodolphe, l’ordre de choses qu’avait établi la charte impériale de 1240, dont ils se prévalurent en faisant avec Uri un traité d’alliance perpétuelle et un pacte avec Zurich 115 .
Malgré sa défaite au Morgarten la maison de Habsbourg-Autriche ne cédait aucun de ses droits sur les pays dont nous parlons, témoin la lettre datée de Bruck, en Argovie, du 27 août 1351, qui est une sommation adressée par le gouverneur autrichien dans l’Argau et le Thurgau à des villes et communes dépendantes de l’Autriche, de remplir leurs obligations envers leur seigneur. Elle nomme entre autres Schwyz et Unterwalden, sans faire mention d’Uri 116 . /336/
Si ces droits ne sont pas exprimés en termes précis dans cet acte, ils le sont d’une manière formelle dans celui du 12 octobre 1351, cité ci-dessus, qui garantit, de l’aveu des hommes de Schwyz et d’Unterwalden, à la maison d’Autriche les propriétés et les rentes qu’elle possédait dans les vallées d’Unterwalden, de Schwyz et d’Art, plus les droits seigneuriaux et la haute juridiction du comte, qu’elle avait droit d’y exercer 117 .
Le traité de paix de 1352, conclu par la médiation du margrave Louis de Brandebourg entre l’Autriche et les Confédérés, garantit aux ducs des droits seigneuriaux (Rechte) dans le pays d’Uri 118 , et outre des droits semblables, ceux de haute juridiction (Gerichte und Rechte) dans les vallées de Schwyz et d’Unterwalden 119 . Cette distinction est significative.
Enfin, dans une lettre du 11 octobre 1395, le duc Léopold IV se plaint des hommes de Schwyz et d’autres confédérés, comme de gens rebelles à la maison de Habsbourg-Autriche, à laquelle ils doivent hommage et soumission 120 .
Tous ces actes me semblent prouver que les ducs d’Autriche n’inquiétaient point les gens d’Uri dans la possession de leurs libertés, et que leurs prétentions à la haute juridiction sur les vallées de Schwyz et d’Unterwalden étaient fondées sur un droit acquis./337/
Ce qui est surtout remarquable dans ces actes, c’est le dispositif de celui du 12 octobre 1351, qui non-seulement réserve aux ducs d’Autriche les droits domaniaux qu’ils avaient dans les vallées de Schwyz et d’Unterwalden, mais encore leur garantit en termes précis le droit de haute-justice, die Gerichte ihrer Grafschaft. Ce pouvoir judiciaire — peu importe qu’on l’appelle Grafschaft ou Landgrafschaft puisqu’il devait obliger les hommes d’un ou de deux pays, — dont M. Heusler ne trouve aucune trace dans d’autres chartes, est envisagé par lui comme l’usurpation d’une autorité qui n’appartenait pas à l’Autriche, comme une de ces supercheries adroites (nüwe Fünde) dont parle Justinger, et il conclut que c’est à tort que l’Autriche prétendait à ce pouvoir 121 .
Selon cet écrivain, l’acte de 1351 aurait été rédigé dans l’intérêt exclusif de l’Autriche, vu que les avis des arbitres choisis par les Confédérés d’une part, et le duc Albert de l’autre, pour terminer leur querelle, étant partagés, ce fut la reine Agnès qui décida. Il avoue cependant que les hommes d’Unterwalden, de Schwyz et d’Art, particulièrement intéressés à l’issue de ce grave débat, ne protestèrent pas contre la décision d’Agnès. — Comme ils pouvaient la prévoir, puisque, selon M. H., les ducs d’Autriche se seraient efforcés depuis cinquante ans d’imposer des lois aux Waldstetten, on a lieu de s’étonner que les hommes libres de ces vallées aient accepté l’arbitrage d’Agnès. La paix de 1352, comme la précédente, fut de courte durée, parce que les fiers montagnards, s’alliant avec leurs voisins de Zoug et de Glaris, voulaient affermir la confédération, opposer une vive résistance à l’Autriche, mettre un terme à ses prétentions, et jouir librement des franchises que leur /338/ accordait telle charte que la dynastie de Habsbourg-Autriche n’avait pas voulu confirmer. — Une circonstance qui permet de croire que dans le traité de 1351 la disposition relative aux peuples de Schwyz et d’Unterwalden n’est point un piége tendu à leurs libertés, c’est que les priviléges d’Uri et de Zurich y sont respectés. Il n’est donc pas probable que la reine Agnès, qui fut plus d’une fois choisie pour ménager un accommodement entre des partis opposés, ait glissé dans cet acte une clause pour établir en faveur des ducs d’Autriche un pouvoir que jusque là ils n’auraient jamais exercé légitimement sur les peuples de Schwyz et d’Unterwalden.
M. Heusler dit aussi que « les chartes impériales s’opposaient aux prétentions de l’Autriche, nommément le diplôme de 1323, par lequel Louis de Bavière avait affranchi les hommes libres des Waldstetten de l’obligation d’assister aux plaids du comte et de comparaître devant quelque tribunal que ce fût hors de leurs limites. » — Il faut considérer qu’à cette époque les pâtres des Alpes dictèrent à l’empereur les conditions auxquelles ils lui rendraient foi et hommage 122 , que plus tard Louis, se réconciliant avec les ducs d’Autriche, les rétablit dans la possession de leurs fiefs et de leurs droits 123 , et reprit aux Waldstetten les avantages qu’il leur avait accordés. Il est vrai que bientôt ce prince, dirigé par les événements, sanctionna de nouveau les priviléges et les droits que les confédérés avaient obtenus de lui quelques années auparavant 124 . Mais l’empereur Charles IV, inquiété par des compétiteurs, et désirant vivre en bonne intelligence avec les ducs d’Autriche, annula par décret du 31 juillet 1348 les chartes par lesquelles son /339/ prédécesseur avait accordé des grâces et des franchises aux pays soumis à leur juridiction 125 . Il n’est pas douteux que les vallées de Schwyz et d’Unterwalden n’aient été comprises dans ce décret impérial, et que les ducs d’Autriche ne s’en soient prévalus dans le traité de 1351.
Remarquons encore que les chartes accordées par le chef de l’Empire à telle ville ou à tel peuple n’étaient pas obligatoires pour ses successeurs; que les empereurs ou rois de la maison de Hohenstaufen, de Nassau, de Luxembourg et de Bavière cherchaient à nuire à celle de Habsbourg-Autriche, en faisant, à son préjudice, des concessions aux peuples des Waldstetten, pour se fortifier contre elle, diminuer sa puissance, et opposer à son ambition une barrière infranchissable 126 , que, en revanche, les souverains de cette maison annulaient ou refusaient de confirmer les actes que tel prince avait faits au détriment de leur famille. Ils ne reconnurent pas les chartes, ils ne sanctionnèrent pas les franchises que Frédéric II (1240), Adolphe (1297), Henri VII (1309, 1310), et Louis IV (1323, etc.), avaient concédées aux Waldstetten.
Prétendre que ces souverains pouvaient, en vertu de l’autorité royale, affranchir tel pays de la juridiction d’un comte et le placer sous la protection directe de l’Empire, c’est admettre que les princes d’Autriche, élevés au trône, avaient le droit de l’envisager comme fief immédiat de la couronne, ou de le soumettre à l’autorité du grand vassal qui d’abord y avait administré la haute-justice.
Je le répète, la charte par laquelle le chef de l’Empire /340/ faisait des concessions à un pays n’engageait point son successeur. Elle était révocable; sans cela sa confirmation par le nouveau souverain n’eût été qu’une vaine et ridicule formalité, et Henri VII aurait compromis sa dignité, en accordant, en 1309, à bien plaire, un nouveau privilége aux Waldstetten 127 . Les ducs d’Autriche protestèrent constamment contre l’abolition de leurs droits de haute juridiction dans les vallées de Schwyz et d’Unterwalden. Ils ne renoncèrent point au pouvoir qu’ils avaient perdu de fait, non de droit, selon eux, au Morgarten et à Sempach, comme le prouve entre autres la lettre du 11 oct. 1395 que j’ai citée. Aussi renouvelèrent-ils leurs prétentions jusqu’à ce qu’un traité irrévocable eût ratifié ce que depuis longtemps le sort des batailles avait décidé.
Quant aux expressions die Gerichte ihrer Grafschaft, de l’acte de 1351, qui jetées au hasard dans une discussion ouvrent un vaste champ pour les conjectures, elles signifient la juridiction de leur comté ou comitat (des ducs d’Autriche). On peut conclure de l’examen que nous venons de faire des relations de Schwyz et d’Unterwalden avec la maison de Habsbourg, que le comitat dont il s’agit ici était celui de Zurich, qui fut possédé successivement depuis l’extinction de la maison de Zæringen par Rodolphe II, comte de Habsbourg, par Albert IV et Rodolphe III, jusqu’en 1240, et dès-lors par la branche aînée, qui l’administra positivement dans la seconde moitié du treizième siècle, au commencement et au milieu du quatorzième 128 . /341/
Si du pacte de famille de 1239 et des considérations dont nous l’avons accompagné il résulte que la branche aînée de Habsbourg avait le comitat de Rore dans l’Argau, des chartes du treizième et du quatorzième siècle prouvent à leur tour qu’elle avait aussi celui de Zurich dont Schwyz, sinon Unterwalden, relevait déjà au dixième siècle. Des documents de 1248, 1351 et 1352 ne permettent pas de douter que les dynastes de cette maison n’aient exercé le droit de haute juridiction sur ces vallées, peu importe au fond qu’elles fissent encore partie du Zurichgau, ou que les assises provinciales se tinssent dans les limites de leurs vallées, comme on pourrait le conclure d’une lettre du roi Rodolphe que nous avons citée.
Pour invalider les titres sur lesquels s’appuient mes raisonnements, ou pour en démontrer la fausseté, comme d’actes émanés d’usurpateurs ennemis des libertés de nos ancêtres, on m’objectera peut-être la tradition du pays de Schwyz et le curieux document du 15 mai 1443, dans lequel « la communauté de Schwyz déclare avoir de temps immémorial appartenu immédiatement au saint empire /342/ romain. » 129 Ces paroles ne sont que l’expression d’un préjugé qui, répandu pour des raisons politiques, devint enfin un article de foi que l’on inséra jusque dans les actes officiels pour le revêtir d’un caractère d’authenticité. De même qu’en religion, ainsi en politique, en histoire, il s’établit de fausses croyances qui subjuguent et captivent les esprits. — On pourrait appliquer cette remarque à l’opinion que je défends, si elle n’était fondée sur des documents nombreux, et bien plus anciens que celui que je viens de citer. Mais appuyons-la d’autres preuves non moins solides que ces chartes, dans lesquelles l’esprit de parti ne verra peut-être que fraude ou violence.
A la tradition accréditée du pays de Schwyz, qui fait remonter au temps le plus reculé son indépendance de toute juridiction supérieure, de toute domination directe autre que celle de l’Empereur, j’oppose non-seulement le témoignage formel d’un annaliste qui passe pour avoir défendu parfois avec trop de zèle la cause des ducs d’Autriche, dont il était le sujet, mais encore une tradition moins suspecte que la précédente, celle que nous ont conservée d’anciens chroniqueurs dont l’attachement et le dévouement à la cause de l’indépendance helvétique n’est pas douteux. Ces écrivains, qui vécurent, l’un à l’instant même où les hostilités entre les Waldstetten et la maison de Habsbourg-Autriche éclatèrent en une guerre opiniâtre, les autres à une époque plus ou moins rapprochée de cet événement, devaient avoir des notions plus justes de l’histoire des premiers confédérés que celles qu’en avaient les écrivains du /343/ seizième siècle; ils ont dû tout au moins conserver une tradition encore fraîche, plus pure ou moins altérée que celle qui s’est propagée depuis. Elle mérite donc la préférence. Or, Jean de Winterthur, contemporain de la bataille de Morgarten, moine dont l’ouvrage, sans être exempt de défauts, est très-estimé, dit positivement que les gens de la vallée de Schwyz, s’étant soustraits à l’obéissance et aux services dus au duc Léopold, se préparaient à lui résister 130 . Quand on voit que cet annaliste, en racontant la fin tragique du baron de Wart, a le courage de comparer Léopold au féroce Jéhu, on ne peut l’accuser de faiblesse pour un parti; on est disposé à croire qu’il osait dire la vérité.
Conrad Justinger, chroniqueur bernois de la première moitié du quinzième siècle, qui n’avait aucun motif de blesser la vérité ni d’offenser les habitants des Waldstetten, et qui, chargé par son gouvernement d’écrire l’histoire de son pays, n’eût osé y insérer des mensonges propres à rompre la bonne harmonie entre Berne et ses voisins, Justinger dit: « Uri devait relever de l’abbaye de Notre-Dame-de-Zurich, Schwyz et Unterwalden dépendre d’une seigneurie de Habsbourg; les trois vallées se confédérèrent, et leur insurrection, provoquée par les artifices et les /344/ vexations des avoués ou baillis autrichiens, amena la guerre du Morgarten 131 » /345/
Justinger rapporte l’opinion qui lui paraissait mériter le plus de foi, sans décider la question de savoir si Schwyz et Unterwalden avaient été ou non de tout temps pays immédiats de l’Empire.
Melchior Russ, écrivain de la fin du quinzième siècle, parlant des trois Vallées, donne exactement les mêmes détails que Justinger, parce qu’il l’a copié. Si son témoignage n’a pas le prix qu’il aurait s’il était le résultat de recherches sérieuses et d’un examen sévère, il a cependant quelque mérite, en ce qu’il prouve que Russ partageait l’opinion de son devancier. Il avait plus de motifs que le /346/ chroniqueur bernois d’user de précautions. Secrétaire de Lucerne, ville dont les habitants s’étaient conduits envers la maison de Habsbourg comme ceux de Schwyz et d’Unterwalden, M. Russ craignait de porter ombrage aux confédérés des quatre Waldstetten, jaloux d’une indépendance acquise au prix du sang et vivement contestée par l’Autriche. Aussi voulut-il s’excuser en ajoutant au récit qu’il empruntait à Justinger les expressions que nous ferons bientôt remarquer. Ce n’est peut-être pas moins à cette prudence méticuleuse qu’à l’ignorance qu’il faut attribuer la narration confuse, obscure de Peterman Etterlin, autre secrétaire de Lucerne, dont l’esprit préoccupé ne savait plus démêler le vrai du faux, ni concilier le récit de M. Russ avec une tradition qui s’accréditait en vieillissant.
Quand on pense à tout cela et au mystère qui enveloppait la politique des Confédérés, on est obligé de convenir que le rapport de Justinger est d’un grand poids dans la question qui nous occupe.
J’ajouterai que le texte de Russ se distingue de celui de son prédécesseur par une addition importante. Selon lui non-seulement on disait, mais encore on lisait, on trouvait écrit qu’Uri relevait de l’abbaye de Notre-Dame-de-Zurich, que Schwyz et Unterwalden dépendaient d’un comte de Habsbourg, et que leur soulèvement fit éclater la guerre: « als man seytt vnd geschriben vindt, » dit-il 132 . /347/ Et où celà était-il écrit? A coup sûr dans la chronique de C. Justinger, et peut-être dans d’autres ouvrages plus anciens, que Justinger avait consultés, et qui ne sont point parvenus jusqu’à nous.
La relation de Justinger est suffisamment éclaircie par les chartes que nous avons produites et expliquées. Il faut céder à l’évidence et reconnaître que Schwyz et Unterwalden ne relevaient pas dès l’origine directement de l’Empire, mais que les hommes libres de ces vallées ressortissaient au tribunal d’un comte provincial ou landgrave, et qu’antérieurement à la charte de 1240 la maison de Habsbourg exerçait de droit la haute juridiction, (die graf- ou landgrafschaftliche Gewalt) sur le territoire de Schwyz et d’Unterwalden. /348/
§ IV. MOTIF ET BUT DE LA CHARTE IMPÉRIALE DE 1240
Justinger et ses successeurs s’accordent à dire que les guerres avec l’Autriche eurent pour causes les vexations des avoués et la résistance que les hommes des Waldstetten opposèrent d’abord à une seigneurie de Habsbourg, ensuite à celle d’Autriche, à qui la première avait vendu ses droits.
Les renseignements que nous avons donnés dans les pages précédentes sur la famille de Habsbourg ne laissent aucun doute sur les deux maisons seigneuriales dont parle notre chroniqueur. Il est clair que par la première il entend celle des comtes de la branche cadette de Habsbourg, c’est-à-dire la maison de Habsbourg-Laufenbourg, dont le fondateur fut Rodolphe III, dit l’Aîné et le Taciturne, et par la seconde, les ducs d’Autriche, descendants en ligne directe d’Albert IV, dit le Sage, frère de Rodolphe III, et auteur de la branche aînée de Habsbourg, laquelle, en 1272, acquit à prix d’argent les propriétés et les droits que la cadette possédait dans les Waldstetten. /349/
Ces deux frères n’avaient pu rester neutres dans le grand débat du Sacerdoce et de l’Empire; car cette lutte n’était pas seulement une guerre entre le pape et l’empereur. Tous les barons, tous les prélats, irrésistiblement entraînés dans ce vaste conflit, prenaient parti pour ou contre le chef du pouvoir temporel. Point de contrée qui ne s’armât pour le trône ou pour l’autel, aucun vassal qui ne marchât sous la bannière de son seigneur, ou qui ne profitât du désordre général pour s’insurger et secouer le joug d’un comte détesté.
Albert et Rodolphe de Habsbourg ne suivaient pas le même parti; l’un était gibelin, ami de l’Empereur; l’autre guelfe, défenseur des intérêts du Pape. Cette divergence d’opinion politique fut peut-être la cause principale du partage des terres de Habsbourg. D’ailleurs Albert, avant de partir pour la Terre-Sainte, voulait mettre ordre à ses affaires. A peine arrivé en Syrie il mourut, laissant pour héritier de sa fortune un fils, Rodolphe IV, dit le Jeune, que la Providence destinait à être un jour le chef et le pacificateur de l’Allemagne.
Pendant que les divers partis politiques et religieux s’abandonnaient à la véhémence de leurs passions, les habitants des vallées alpestres, non moins sensés que courageux, profitaient habilement de ce terrible conflit soit pour maintenir d’anciennes franchises, soit pour en obtenir de nouvelles.
Déjà en 1231 les hommes libres d’Uri avaient fait déposer leur avoué impérial, Rodolphe II de Habsbourg, pour empêcher que la Reichsvogtei, à laquelle, du reste, ils ne voulaient ni ne pouvaient se soustraire, ne devint héréditaire dans une famille et ne compromit leurs libertés. Bientôt ceux de Schwyz et d’Unterwalden, à qui la domination (grafschaftliche Gewalt) du comte Rodolphe III de /350/ Habsbourg-Laufenbourg était d’autant plus odieuse qu’elle les isolait et pouvait facilement devenir une cause de discordes entre trois petits pays voisins intéressés à s’unir étroitement, résolurent de s’affranchir de son autorité. Tandis qu’Uri, pour établir des rapports plus intimes avec l’Empire et s’assurer une liberté plus complète, essayait de rompre le lien qui l’unissait à Notre-Dame-de-Zurich, mais que la charte impériale de 1218 avait relâché, Schwyz et Unterwalden tâchaient de s’affranchir du pouvoir que le comte de Habsbourg exerçait sur eux, et d’assimiler leur condition politique à celle d’Uri. Ce que les hommes libres de ces deux vallées pouvaient faire de plus agréable à Frédéric II, c’était de se soustraire à l’autorité du comte de Habsbourg-Laufenbourg, son ennemi, et d’unir leurs forces à celles de leurs voisins pour faciliter le succès de ses armes. Quelle occasion de demander et d’obtenir l’immédiateté tant désirée! Ils se soulevèrent donc contre leur seigneur haut-justicier et sollicitèrent la protection particulière de l’Empire et de son chef, qui accueillit avec empressement leur demande et leur remit le diplôme dont voici la traduction littérale 133 .
« Frédéric II, par la grâce de Dieu, empereur des Romains, roi de Jérusalem et de Sicile, à tous les hommes de la vallée de Schwyz (et d’Unterwalden), à ses féaux, sa grâce et tout bien. Ayant reçu de votre part des lettres et des messagers, et agréant votre recours à nous et votre dévouement à notre personne, qu’ils nous ont fait connaître, nous accueillons avec joie et bienveillance votre désir, estimant d’autant plus votre attachement et votre fidélité, que vous nous avez prouvé par des actes l’intention dont vous fûtes /351/ toujours animés envers nous et l’Empire, en vous réfugiant sous nos ailes et sous celles de l’Empire, comme vous le deviez en hommes libres qui ne devez avoir égard qu’à nous et à l’Empire. Puisque vous avez choisi de franche et bonne volonté notre domination et celle de l’Empire, nous accueillons votre fidélité à bras ouverts, et témoignons à votre sincère affection la pureté de notre faveur et bienveillance en vous prenant sous notre protection particulière et sous celle de l’Empire, de telle sorte que nous ne permettrons en aucun temps qu’on vous aliène ou vous sépare de notre domination et de celle de l’Empire, vous donnant l’assurance et la plénitude de la grâce et faveur que tout seigneur doit répandre sur gens soumis et fidèles. Jouissez de tous les avantages que vous avez obtenus, pourvu que vous persévériez dans votre fidélité à notre égard et que vous vous acquittiez des services qui nous sont dus. Donné au siége de Faënza, l’an 1240, au mois de décembre. Indiction 14. »
Si, après avoir lu avec attention cette charte et les considérations qui la précèdent, on n’est plus préoccupé de l’idée fausse que Schwyz et Unterwalden étaient de temps immémorial assimilés à la vallée d’Uri, sauf les rapports particuliers qui unissaient ce pays à l’abbaye de Notre-Dame-de-Zurich, on conviendra 1o que ce diplôme ne peut concerner Uri, qui n’ayant point été aliéné de l’Empire n’avait aucun motif de se réfugier sous ses ailes ou de se mettre sous sa protection;
2o qu’il ne renferme pas un mot qui indique soit explicitement, soit implicitement, des droits acquis autrefois; si l’Empereur avait dû confirmer à des hommes de l’Empire (unmittelbare Reichsleute) d’anciennes franchises, il les aurait confirmées au plus tard après avoir été reconnu seul chef de la Germanie, par un diplôme à-peu-près semblable à celui que les hommes libres d’Uri reçurent en 1274 du /352/ roi Rodolphe, et qui contraste avec la charte de 1240 d’une manière qui doit frapper tout esprit attentif;
3o que les hommes de Schwyz et d’Unterwalden avaient envoyé des messagers à Frédéric II pour le prier de les admettre au nombre des hommes libres de l’Empire, qu’ils se donnaient à lui, qu’ils se plaçaient sous sa protection de franche volonté; ce qui prouve à mon avis qu’ils avaient résolu de se soustraire à la juridiction, au pouvoir héréditaire d’un comte, pour ne dépendre à l’avenir que de la couronne: ils n’auraient eu aucun motif de manifester ce désir si, comme leurs voisins, ils avaient jusqu’alors dépendu directement de l’Empire;
4o que Frédéric II les affranchit de quelque sujétion envers un seigneur et les plaça sous la protection spéciale de l’Empire, leur donnant une charte à laquelle ressemble, pour la forme et le fond, le diplôme que le roi Rodolphe accorda le 9 janvier 1274 134 à Lucerne, lorsqu’il prit cette ville sous sa protection royale et celle de l’Empire, toutefois sans lui promettre de ne l’en point aliéner, parce qu’il ne voulait pas faire tort à sa famille.
C’est dans la condition politique des Waldstetten qu’il fallait chercher la clef de la charte de 1240, au lieu d’expliquer ce document à l’aide d’une tradition erronée. Pour en comprendre le sens, en saisir la portée, il fallait avant tout l’examiner sans prévention, et reconnaître que la condition politique des hommes d’Uri différait de celle de leurs voisins. Au lieu de s’obstiner à considérer cette charte comme la confirmation de franchises des trois vallées, comme la sanction d’un ordre de choses dont la prétendue réalité est démentie par des actes authentiques et par les rapports de nos plus anciens chroniqueurs, il /353/ fallait y reconnaître un nouvel ordre de choses, un changement politique, je veux dire l’affranchissement des hommes de Schwyz et d’Unterwalden d’une sujétion qui leur était onéreuse, un progrès à un état meilleur, une victoire remportée par l’esprit de liberté d’un peuple pasteur sur l’ambition d’un comte hostile à Frédéric II, enfin cette précieuse conquête qu’après la chute de la maison de Hohenstaufen celle de Habsbourg voulut leur arracher, et dont la défense opiniâtre fut une des véritables causes de la lutte longue et sanglante qui eut pour dernier résultat l’indépendance helvétique.
C’est Tschudi, plus encore que la tradition, qui a induit en erreur nos historiens et nos publicistes à l’égard de la charte de 1240. Cet annaliste, confondant la condition politique d’Uri avec celle des deux autres vallées, affirme que les copies de ce diplôme, qui selon loi auraient été remises à Uri et à Unterwalden, ne différaient de la charte que reçut la communauté de Schwyz que dans les noms des deux vallées. Mais ce qui prouve qu’il a pu se tromper à cet égard, c’est que là où il répète cette charte, après avoir dit qu’Adolphe la confirma pour les trois vallées, il avoue (I, p. 216) n’avoir pas vu la copie destinée à Unterwalden. Il est donc incontestable que Tschudi n’en avait pas vu trois exemplaires. En aurait-il eu sous les yeux deux copies, l’une destinée à Schwyz, l’autre à Uri? — Nous avons déjà fait observer qu’Uri ne pouvait désirer d’être placé par Frédéric II sous la protection de l’Empire puisqu’il n’en avait point été aliéné. Il est évident que Tschudi n’a vu qu’une seule charte de 1240, celle qu’il a publiée avec le mot Suitz, que Schmid dans son histoire d’Uri, Heusler et Escher, dans les mémoires précités, et d’autres écrivains ont en tort de le remplacer par le mot Uri, qui /354/ n’a pu se trouver dans le document original 135 . Il est vrai qu’en tête de la charte de 1297, accordée par Adolphe, et qui est exactement la même que celle de 1240, on lit le mot Urach. Si la présence de ce mot dans la charte de 1297 n’est pas due à une fraude pieuse ou à une erreur, comme je le présume, on ne peut l’expliquer, à mon avis, qu’en admettant, contre toute vraisemblance, que le roi Adolphe reconnut les libertés des trois Waldstetten par un diplôme qui, faisant allusion aux circonstances auxquelles Schwyz et Unterwalden devaient l’amélioration de leur condition, pouvait un jour remettre en question les anciennes franchises d’Uri. — Quoiqu’il en soit, je soutiens que la charte de 1240 n’était relative qu’aux hommes libres de Schwyz et d’Unterwalden. Aussi dans le bref du 28 août 1248 s’agit-il non de la défection d’Uri, qui avec l’abbaye de Notre-Dame-de-Zurich dépendait immédiatement de l’Empire, mais de celle des deux autres vallées, soumises à l’autorité directe d’un comte de la maison de Habsbourg, dont l’Empereur les /355/ avait affranchies pour les faire relever nûment de la couronne.
Depuis l’institution des avoueries royales (Reichsvogteien) il n’était pas rare de voir des communes libres se donner volontairement à l’Empire par le même motif qui autrefois les avait portées à se placer sous la protection d’un seigneur puissant. C’est ce que firent les communes de Schwyz et d’Unterwalden vers le milieu du treizième siècle. D’ailleurs en tout temps le chef de la Germanie avait le droit de retirer un fief ou un office, en rendant au comte le prix de l’inféodation à moins que celui-ci ne fût coupable de félonie, crime qui entraînait après lui la déchéance du vassal, la confiscation de ses domaines et la perte de ses droits. Fréderic II n’avait aucune formalité à observer, aucun ménagement à garder envers un feudataire rebelle qui s’était ligué contre lui avec son implacable ennemi. Le souverain pontife, au contraire, ne voyait en Rodolphe III qu’un partisan, dont il défendait les intérêts. Entre le parti du pape ou la sujétion, et celui de l’empereur ou une liberté plus complète, les hommes de Schwyz et d’Unterwalden n’avaient pas à hésiter. L’événement de 1240 se justifie de lui-même. Nous avons simplement voulu établir un fait sans la connaissance duquel on ne saurait bien apprécier le mouvement insurrectionnel des Waldstetten au quatorzième siècle. /356/
§V. LA VALIDITÉ DU DIPLÔME IMPÉRIAL DE 1240 FUT-ELLE RECONNUE PAR LES SUCCESSEURS DES EMPEREURS OU ROIS DE LA MAISON DE HOHESTAUFEN?
Nous allons examiner si les vallées de Schwyz et d’Unterwalden, placées par la charte de 1240 sous la protection immédiate de l’Empire, continuèrent à jouir de cette faveur depuis la déposition de Frédéric II et la chûte de sa dynastie.
Il n’est pas probable que les hommes libres de ces vallées, jaloux de conserver le privilége qu’ils avaient obtenu de l’Empereur, aient obéi aux injonctions du pape et reconnu l’autorité du comte Rodolphe de Habsbourg-Laufenbourg, qui mourut en 1249.
J’ai déjà dit que selon toute apparence l’empereur Frédéric avait nommé Reichsvogt de ces deux vallées, ainsi que de celle d’Uri, son filleul le comte Rodolphe IV, neveu du précédent, le même qui en 1257 et 1258 exerça le droit de haute-justice à Altorf. On sait que les Uraniens /357/ l’avaient invité à venir rétablir chez eux l’ordre que troublaient deux familles ennemies, celles d’Izeli et de Gruba.
Hartmann, dans ses Annales Heremi, page 252, prétend qu’à cette époque où l’Empire était violemment agité et sans chef qui pût se faire obéir, les trois communautés d’Uri, de Schwyz et d’Unterwalden se placèrent volontairement sous la protection du comte que nous venons de nommer 136 . Nos annalistes ne disent pas si les trois vallées avaient été pendant plusieurs années livrées à elles-mêmes ou abandonnées à la merci d’ambitieux feudataires. Selon moi Rodolphe IV avait conservé l’avouerie impériale d’Uri, mais je doute que ce dynaste qui, voulant s’élever à une plus haute fortune, convoitait les domaines et les droits de la branche cadette de Habsbourg, son ennemie, ait consenti à protéger temporairement en qualité de Reichsvogt les peuples de Schwyz et d’Unterwalden, sur lesquels ses prédécesseurs avaient exercé le droit de haute juridiction, ou le pouvoir de comte provincial, dont l’hérédité s’était établie dans leur famille.
Après une succession orageuse de rois et d’anti-rois, l’autorité suprême fut confiée au comte Rodolpe IV de Habsbourg.
Peu de temps auparavant (1269) des gens de Sattel et de Steinen, sujets d’Eberhard comte de Habsbourg-Laufenbourg, fils de Rodolphe III, s’étant rachetés à prix d’argent de la domination de leur seigneur, avaient augmenté le nombre des hommes libres du pays de Schwyz. Ils ne furent reconnus pour hommes libres de l’Empire que /358/ par la charte que Henri VII leur accorda en 1310 137 . Il faut que jusqu’alors ils aient été soumis à l’autorité supérieure d’un comte provincial. En était-il de même des autres habitants de Schwyz et de ceux d’Unterwalden? Les nombreuses acquisitions faites par Rodolphe en Helvétie, l’ambition de ce prince, sa politique et les moyens qu’il employa pour fonder la grandeur et la puissance de sa maison n’annoncent point une disposition à reconnaître et respecter le privilége que les gens de Schwyz et d’Unterwalden avaient obtenu naguère au détriment de sa famille.
Peu de temps après son couronnement, le 8 janvier 1274, Rodolphe confirma les franchises des hommes libres d’Uri, leur promettant de les garder sous sa protection particulière et sous celle de l’Empire, de ne jamais les aliéner et d’augmenter plutôt que de diminuer leurs libertés 138 .
Tschudi a bien fait de ne pas avancer que ce diplôme fut aussi accordé aux communautés de Schwyz et d’Unterwalden. Il serait difficile de produire une seule ligne d’où l’on pût conclure que le roi Rodolphe accorda, ou confirma à ces vallées le privilége de relever immédiatement de l’Empire, tandis que, même en supposant l’absence de titres qui expriment formellement les droits que les comtes de Habsbourg et les ducs d’Autriche avaient sur ces pays, on peut, en s’appuyant d’autres preuves et de diverses considérations, affirmer que le roi Rodolphe envisagea Schwyz et Unterwalden comme d’anciennes dépendances de sa famille et qu’il ne ratifia point la charte de 1240 139 . /359/
Ceci résulte entre autres des deux lettres royales que nous avons citées et examinées ci-dessus. Prétendre trouver dans celle du 19 février 1291 la reconnaissance de l’immédiateté des Waldstetten, c’est à mon avis lui donner une interprétation avantageuse en forçant le sens.
Ni Rodolphe, ni aucun autre roi de sa race ne sanctionna la charte de Faënza. Adolphe de Nassau, après s’être réconcilié avec le duc Albert et l’avoir investi de tous les fiefs de la maison d’Autriche, devait craindre de se parjurer en accordant aux communautés de Schwyz et d’Unterwalden la déclaration qu’elles sollicitaient. Aussi ne fut-ce que dans la détresse (le 30 novembre 1297), après six ans de refus ou de délai, lorsque Albert, le poursuivant les armes à la main, était rebelle et déchu de ses droits, que ce prince infortuné, qui faisait les derniers efforts pour sauver sa couronne et sa vie, confirma la charte dont Frédéric II avait gratifié les hommes libres de Schwyz et d’Unterwalden 140 . Adolphe, comme autrefois Frédéric, devait trouver dans ces intrépides montagnards des amis dévoués, prêts à défendre sa cause en s’armant contre la maison de Habsbourg ou d’Autriche.
Un ancien narrateur suisse confirme ce que je viens d’avancer. L’auteur du drame intitulé: Ein hüpsch Spil, dit avec une vérité historique digne d’être remarquée « que les Waldstetten 141 se donnèrent en 1297 à l’Empire /360/ romain, sous le règne d’Adolphe, et qu’elles furent de nouveau considérées comme relevant nûment de l’Empire 142 . »
Fidèle à une tradition respectable, le poète a dit vrai sans pouvoir se rendre compte de cette reconnaissance des précieuses franchises que les hommes de Schwyz et d’Unterwalden avaient jadis obtenues.
Ils n’en jouirent pas long-temps depuis la seconde confirmation; car en 1298, le duc Albert d’Autriche ayant arraché à son suzerain le sceptre et la vie, s’assit triomphant sur le trône germanique, et, suivant le système de son père, il affermit l’autorité royale, tint d’une main robuste le timon de l’Etat, agrandit la puissance de sa maison et en augmenta les domaines et les droits en faisant de nombreuses acquisitions propres à inquiéter les Waldstetten, qu’il semblait vouloir enclaver dans ses possessions. S’il n’est pas constaté qu’il ait méconnu, qu’il ait foulé aux pieds les franchises d’Uri, il est du moins incontestable qu’il refusa positivement aux hommes libres de Schwyz et d’Unterwalden la confirmation des chartes que Frédéric de Hohenstaufen et Adolphe de Nassau leur avaient octroyées. — C’est évidemment aux chartes de ces deux princes que Conrad Justinger fait allusion lorsque, parlant des premiers démêlés des Waldstetten avec la maison d’Autriche, il dit: « Ceux de Schwyz auraient volontiers cherché du secours auprès de l’Empire romain, auquel ils appartenaient aussi (c’est-à-dire, comme ceux d’Uri), en vertu de leurs diplômes authentiques 143 . » /361/
On sait qu’Albert établit des juges provinciaux (Landrichter) sur le Zurichgau, et qu’en 1305 son fils Rodolphe exerçait la juridiction de ce comitat, partant des deux vallées susdites. Supposons même que le comte tint des assises dans leurs limites, elles n’en étaient pas moins soumises au pouvoir judiciaire de la maison de Habsbourg.
Henri VII et Louis IV confirmèrent les franchises contenues dans la charte de 1240. Charles IV annula telle disposition de son prédécesseur qui était contraire aux intérêts de la maison d’Autriche.
Au milieu du quatorzième siècle les ducs se réservaient, dans leurs traités avec les Waldstetten, l’exercice de la haute juridiction sur les gens de Schwyz, d’Art et d’Unterwalden, comme on l’a vu plus haut. /362/
§ VI. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR L’ÉTAT DES PERSONNES, PARTICULIÈREMENT DANS LES WALDSTETTEN, AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 144
Lors de l’invasion des barbares qui accéléra la chûte de l’empire romain d’occident, les Alemanni, association de peuples germaniques, alliés des Suèves leurs voisins, vinrent occuper l’Alsace, le pays de la Forêt-Noire, et la Suisse entre l’Aar et le le Rhin. Dans les plaines de cette contrée qui avait été d’abord habitée par les Helvétiens, d’origine celtique, ils trouvèrent quelques descendants des Romains qui s’y étaient fixés autrefois et des restes de la /363/ population indigène. Ils les soumirent à leur régime et se confondirent avec eux en un peuple. Ces nouveaux conquérants, dont l’Alemannie ou la Souabe prit le nom, furent peut-être les premiers colons des Hautes-Alpes, sur les flancs desquelles les Celtes et les Romains ne s’étaient probablement pas établis, du moins l’Oberland bernois, les Waldstetten, les pays de Glaris et d’Appenzell n’ont pas de monuments qui témoignent du séjour de ces deux peuples dans les vallées alpestres; rien n’annonce qu’ils les ont visitées, tandis que la Rhétie conserve des souvenirs visibles de la voie militaire qui conduisait les Romains dans la Vindélicie 145 — Au sixième siècle toute la Suisse reconnaissait la domination des Francs. Plus tard elle fit partie du royaume des deux Bourgognes, dont l’empereur Conrad II, dit le Salique, prit possession en 1032. Au milieu du XIe siècle se forma le duché ou Rectorat de la Bourgogne transjurane, entre le Jura et les Alpes, dont la partie bornée par l’Aar et la Reuss s’appelait Bourgogne alemannique ou Petite-Bourgogne. Ce Rectorat fut administré d’abord par les comtes de Rheinfelden, qui pareillement investis de la régence des pays situés au-delà de la Reuss étendaient leur domination sur toute la Suisse. Quarante ans plus tard (1097), Berthold II de Zæringen, héritier des grands domaines allodiaux de la maison de Rheinfelden et compétiteur de Frédéric de Hohenstaufen, à qui il disputait la dignité de duc de Souabe, obtint à titre d’hérédité, de l’empereur Henri IV, le vicariat impérial du pays enfermé par la Reuss et le Rhin, qui détaché définitivement de l’Alemannie ou du duché de Souabe forma dès-lors une province séparée sous la suzeraineté de l’Empire, et, conjointement avec le territoire entre la Reuss et l’Aar, /364/ fut administré pendant cent vingt ans par les ducs de Zæringen. La puissance de ces princes s’accrut en 1127 par l’accession du rectorat de la Bourgogne, dont l’empereur Lothaire, dit le Saxon, investit le duc Conrad. Son fils Berthold IV ne pût cependant conserver que la partie de la Bourgogne située à l’est du mont Jura 146 .
Ainsi jusqu’en 1218 toute la Suisse fut gouvernée par les ducs de Zæringen, qui fortifièrent plusieurs villes et en fondèrent de nouvelles pour contenir les grands vassaux que les derniers rois de Bourgogne n’avaient pu empêcher de s’ériger en seigneurs puissants, dont les fiefs furent reconnus héréditaires depuis la concession que Conrad le Salique leur avait faite en 1037.
L’organisation féodale s’était introduite en Suisse comme partout ailleurs avec ses démarcations sociales qui séparaient le serf de l’homme libre, avec une grande variété dans les rapports du sujet au seigneur, et des droits domaniaux si nombreux et si divers qu’il est impossible de déterminer avec précision ce qui existait à cet égard dans telle contrée et dans telle autre 147 .
La servitude, sous des modes peu différents, était fort commune au moyen-âge. On ne peut en indiquer avec certitude les variétés et les degrés. À cet égard ainsi que sous d’autres rapports chaque pays avait ses coutumes. Toutefois depuis longtemps il n’y avait plus de serfs proprement dits: ceux que l’on désignait sous ce nom étaient des sujets, que l’on a comparés aux cultivateurs que les Romains /365/ appelaient adscripticii servi ou glebæ adscripti, attachés à la terre ou serfs de la glèbe. — Nous nous bornerons à signaler la distinction entre les censitaires, qui devaient cens et rente à leur seigneur, et les colons, cultivateurs obligés de résider sur les domaines de leurs maîtres, quoiqu’ils ne fussent pas privés de toute propriété ni de certains droits civils.
Ces paysans ou hommes non serfs et non libres, dans l’acception rigoureuse de ces mots, mais demi-libres, placés au degré inférieur de l’échelle sociale, étaient sujets 148 d’un seigneur avec la terre à laquelle ils étaient attachés sans pouvoir la quitter, et dont le seigneur pouvait transférer la propriété par échange, par vente ou par donation, sans qu’il pût toutefois disposer selon son bon plaisir de ces gens, parce qu’ils n’étaient pas esclaves. Il ne pouvait les aliéner sans le fonds de terre qu’il leur avait cédé à charge de cens, mais il avait sur eux le droit de coërcition ou le pouvoir de les contraindre aux devoirs qui leur étaient imposés, de leur interdire tout ce qui était contraire au droit de servage ou de sujétion, de les empêcher de quitter la terre à laquelle ils appartenaient pour s’établir sur une autre; il avait de plus le droit de consentement au mariage, et celui de taille à prendre sur la succession du serf. Ce droit, d’abord considérable, fut enfin restreint à celui de prendre la meilleure pièce du bétail ou le meilleur vêtement du paysan décédé, ou la robe la plus précieuse de la femme. Il paraît que, à une époque indéterminée, cet usage /366/ cessa d’être en vigueur dans certaines contrées, car on peut conclure d’une charte de 1317, relative aux vassaux de l’abbaye de Notre-Dame-de-Zurich, que dans le pays d’Uri le seigneur n’avait aucune part de la succession du serf 149 .
A mesure que la condition de ces gens s’améliora, ils acquirent plusieurs droits. Déjà au treizième siècle ils avaient le droit de mariage, limité, il est vrai, par quelques formalités: il fallait, par exemple, l’approbation du seigneur, qui cependant ne pouvait la refuser dans certains cas. Ils avaient la puissance paternelle, ils étaient habiles à hériter, à posséder; ils pouvaient être admis en témoignage, mais non, ce me semble, contre un homme libre. Il y avait dans les Waldstetten un bon nombre de serfs ou de sujets (Hœrige, eigene Leute), qui tenaient des terres en roture et devaient à leur seigneur des rentes et des services, ou des redevances annuelles soit en argent, soit en nature, — grains, volaille —, et des corvées. J’ai donné dans mon Essai 150 des détails extraits d’un document de 1302, relatifs aux paysans de Kussenach, d’Haltikon et d’Immensee, voisins des gens de Schwyz et d’Unterwalden, qui permettent d’apprécier en général la condition de cette classe des habitants de la campagne.
Le sort des paysans sujets de seigneuries ecclésiastiques était d’ordinaire préférable à celui des paysans soumis à la domination séculière 151 . Cependant, comme les abbayes faisaient administrer leurs biens et exercer sur leurs domaines la basse-juridiction par des avoués ou des maires, il /367/ est très-probable que les vassaux des couvents furent plus d’une fois exposés aux mêmes vexations que ceux des châteaux. Parmi les premiers, nous nommerons ceux des monastères d’Einsiedeln, de Steinen, d’Engelberg, de Lucerne, de Wettingen et de Notre-Dame-de-Zurich. Il est plus facile de supposer que de prouver que les sujets de ces differents monastères n’étaient ni tous soumis aux mêmes charges, ni tous en possession des mêmes droits.
On peut lire dans mon Essai (p. 24-25) des détails intéressants sur la condition des gens de l’abbaye de Wettingen, qui jouissaient de plusieurs avantages dont les vassaux des seigneurs laïques étaient privés. Ce monastère exerçait sur les hommes qui en dépendaient (titulo servitutis pertinentes) le droit de patronage et de servage (jus servitutis et patronatus). Ces sujets amélioraient leur condition quand l’abbaye de Wettingen, les affranchissant de la servitude exercée par lui, les cédait avec le droit de servitude et de patronage à celle de Notre-Dame-de-Zurich. Un document du 7 janvier 1317 enseigne à quel point la sujétion des paysans d’Uri était adoucie au commencement du quatorzième siècle. L’abbé et le conventicule de Wettingen déclarent qu’un serf de la vallée d’Uri, à eux appartenant, ayant satisfait à certaines obligations, ils l’affranchissent de la servitude de leur couvent et le cèdent, avec le droit de servage, au monastère de St-Félix et de St-Règle (patrons de Notre-Dame-de-Zurich) et à l’abbesse, et renoncent à leur droit de patronage, afin que désormais il ait l’administration générale de ses affaires et qu’il puisse acheter, vendre, donner, passer des contrats, ester en justice 152 , tester et exercer tous /368/ les droits dont jouissent les hommes de la vallée d’Uri appartenant de droit de servage au dit monastère de Zurich, et comme s’il fût né d’une serve de la dite abbaye 153 . C’était là une servitude très-douce, qui approchait de l’état de liberté, mais que l’on ne peut considérer comme un état normal applicable aux serfs d’autres territoires. Ceux de l’abbaye de Zurich étaient, comme d’autres, assujettis à des redevances annuelles et à des services, mais à quelques égards ils jouissaient selon toute apparence d’une condition exceptionnelle, qu’ils devaient à la sage administration et à l’humanité des princesses-abbesses, ainsi qu’à l’avantage de relever d’un domaine de la couronne.
Le serf n’avait ni la liberté personnelle, ni le port d’armes, ni par conséquent la faculté d’étre admis aux assemblées générales des hommes libres et aux plaids ou justices /369/ de commune qui coïncidaient avec ces réunions politiques. Le cas échéant où ses droits réclamaient un défenseur dans ces assemblées, ce n’était pas lui-même qui s’y rendait pour plaider sa cause, mais son seigneur ou patron qui, tenu de protéger et de défendre ses sujets, devait non-seulement les représenter mais encore répondre de leurs actions, réparer les dommages qu’ils avaient causés, payer l’amende au juge, bien qu’il n’eût aucune part au délit de son serf, et lui livrer le coupable qui avait encouru une peine corporelle que, naturellement, on ne pouvait infliger au seigneur.
Cependant la totalité des serfs vivant sous la protection commune d’un seigneur formait une corporation dont les membres s’assemblaient comme les hommes libres, avec cette différence notable qu’ils ne pouvaient se réunir sans l’agrément de leur patron. Lors de ces assemblées ils avaient simultanément leurs justices spéciales 154 , où ils remettaient leurs intérêts privés entre les mains de leurs égaux qui, présidés par leur seigneur commun ou par son représentant, connaissaient des matières à juger et décidaient d’après le droit de la juridiction seigneuriale 155 , qui régissait les serfs de la glèbe. Ces assemblées continuèrent d’exister pendant tout le moyen-âge.
Les hommes non-libres n’étaient pas tous serfs de la glèbe. A l’époque où il y avait des hommes exerçant des droits politiques on distinguait deux classes de serfs, celle des colons et fermiers (coloni, Hofhœrige) dont nous avons parlé, et celle des hommes-liges (ministeriales, Dienstleute) qui, au lieu de cultiver la terre, s’acquittaient de divers services à la cour de leur seigneur. A la vérité, les serfs de la glèbe et /370/ les hommes-liges étaient égaux en ce que les uns et les autres ne jouissaient pas des franchises des paysans libres, mais comme les hommes-liges étaient liés envers leur seigneur d’une obligation plus étroite que ses autres sujets, qu’ils lui étaient attachés par un service particulier, qu’ils entouraient sa personne et avaient avec lui des rapports directs et journaliers, il était naturel qu’ils jouissent de certains avantages dont les colons et fermiers étaient exclus. Ceux d’entre eux qui éprouvèrent la bienveillance de leur seigneur furent employés au service militaire, ou obtinrent des charges honorables à la cour seigneuriale, ou des fiefs lucratifs et même l’administration de domaines considérables. Ce qui d’abord n’avait été qu’une faveur fut dans la suite envisagé comme un droit acquis et consacré par l’usage. Ces hommes-liges formèrent une classe privilégiée, devinrent possesseurs de terres et de fiefs, et tenus de suivre à la guerre leur seigneur, dont ils partageaient les périls et la gloire, ils furent, comme milites servientes, ou vassaux militaires, un des principaux éléments de la chevalerie du moyen-âge et les auteurs d’un grand nombre de familles nobles. Dans les Waldstetten, comme ailleurs, maint homme-lige parvenait à la dignité de chevalier. Il serait facile d’en citer des exemples.
Le serf pouvait devenir libre: 1o quand son seigneur abusait de ses droits: le juge public ne pouvait refuser justice au plaignant qui avait souffert des torts de la part d’un seigneur inique; 2o par prescription, lorsque pendant un certain nombre d’années (20 ou 30?) le seigneur avait négligé l’exercice de ses droits; 3o par affranchissement (manumissio), moyen le plus ordinaire de changer la condition des personnes qui vivaient dans l’état de servitude. Mais la manumission ne conférait aucun droit politique. L’affranchi tenait le milieu entre le serf et l’homme libre. Il n’obtenait /371/ la liberté complète que par une déclaration formelle de la commune des hommes libres qui l’agrégeait, ou plus tard par un décret royal. Privé de la liberté complète, partant de la protection dont jouissaient les hommes libres, l’affranchi avait besoin de l’appui, de la protection 156 d’un tiers, qui devenait son patron, son défenseur, et à qui il payait, comme client on protégé (Schutzkœriger), une somme annuelle pour le droit de patronage, ou une composition pécuniaire (Wehrgeld). S’il ne choisissait pas de patron, il était sous la protection du roi, qui dans ce cas percevait le Wehrgeld. Cette redevance était proprement tout ce que le patron pouvait exiger de son client, à moins qu’il ne se fût réservé des cens et des services dans l’acte de manumission. Mais il recueillait la succession de l’affranchi qui n’avait pas laissé d’héritier.
Les seigneurs ecclésiastiques imposaient d’ordinaire à leurs affranchis la condition de leur fournir de la cire: c’est pourquoi les gens soumis à cette redevance étaient appelés cerarii.
Telle était, en général, la condition de l’affranchi à une époque reculée: il serait difficile d’indiquer les modifications qu’elle subit dans la suite.
Une autre classe de la société comprenait les simples hommes libres ou paysans libres 157 , distingués en hommes libres de l’Empire ou hommes du Roi 158 , et en hommes libres relevant médiatement de la couronne et directement de tel grand-vassal qui avait obtenu l’inféodation d’un comté et le droit de haute-juridiction, qu’il exerçait sur les /372/ hommes libres soumis à son autorité judiciaire. Les uns et les autres étaient appelés par le roi ou par l’empereur: Nos amés et féaux, ou Nos fidèles 159 .
Ce qui constituait la base de leur liberté, c’était le droit d’association jouissant d’une activité politique et délibérant sur les intérêts de tous les membres de la communauté. Ce droit de corporation, que ne circonscrivait aucune autorité seigneuriale, était la sauve-garde des libertés publiques au moyen-âge. Les hommes libres y puisaient leurs moyens d’existence et de force. Les nombreuses communautés qui se formèrent en Suisse comme dans plusieurs autres contrées de l’Europe, et qui furent successivement confirmées et sanctionnées par des chartes de la couronne, devinrent, sous le nom de communes jurées 160 , des associations fortes, qui organisèrent la résistance populaire à l’ambition de l’aristocratie féodale, conquirent insensiblement sur elle des droits et des propriétés et, par leur énergie, exercèrent une grande influence sur l’état civil des peuples.
Déjà au moyen-âge l’homme libre avait des droits assez considérables; mais, de même que le serf pouvait obtenir la liberté, ainsi l’homme libre pouvait perdre la sienne ou être incapable de la transmettre à ses descendants. Il devenait serf soit en passant volontairement de la condition de liberté à l’état de servage, soit par prescription si pendant vingt ans, selon les uns, pendant trente, selon d’autres, il avait consenti à ce qu’on le traitât en homme non libre, soit enfin en acceptant un bien-fonds ou une ferme dont les tenanciers étaient assujettis aux charges de la servitude; mais /373/ dans ce cas il n’était obligé qu’au cens et à la redevance pécuniaire pour le patronage sous lequel il s’était placé. S’il épousait une femme non-libre, l’enfant né de cette union suivait la condition de la mère, conformément au principe romain: partus ventrem sequitur.
Voici en quoi consistaient en général les franchises de cette classe d’hommes, notamment dans les Waldstetten, aux treizième et quatorzième siècles. Ils étaient libres de toute sujétion ou servitude envers un seigneur. Ils formaient un ordre de cultivateurs libres jouissant d’une activité politique. Ils allaient et venaient librement, quittaient un lieu et s’établissaient dans un autre sans perdre leur liberté, à moins qu’ils ne se fixassent sur une terre soumise au droit de servitude et de patronage. Ils pouvaient posséder des biens-fonds en propre, acheter, vendre, hériter, donner, transmettre, tester. Ils avaient un régime intérieur et probablement des magistrats électifs (ministri) chargés de l’administration des affaires et des revenus communs. Tous ceux qui formaient une communauté (communitas, universitas) se réunissaient en assemblée générale, y paraissaient armés et y délibéraient sur leurs intérêts. Nul homme de condition serve ne pouvait être reçu par eux dans leur commune. Ils étaient dès l’origine exempts de différentes charges, telles que corvées et autres services, mais en aucun temps ils ne furent dispensés du cens annuel ni du tribut personnel 161 . Ils payaient des contributions de gré à gré et les répartissaient entre eux. Personne ne pouvait les aliéner, les /374/ engager, ni les vendre. Ils étaient constamment sous la protection soit médiate, soit immédiate de l’Empire. Ce patronage n’impliquait aucun aveu de sujétion féodale; car l’obligation de suivre le roi à la guerre quand il les avait sommés était non une charge, mais un droit. Les valeureux paysans des Waldstetten franchirent plus d’une fois les Alpes pour combattre sous les yeux de l’Empereur.
La confirmation de l’état d’hommes libres, que demandait et qu’obtenait cette classe des habitants des Waldstetten, n’était pas un acte de faveur, mais une reconnaissance de leurs libertés, une nouvelle garantie contre la cupidité d’avoués toujours prompts à empiéter sur les droits et les propriétés d’autrui. Leurs franchises ne reposaient pas sur quelque privilége que leur eût accordé le chef de l’Empire, elles étaient fondées sur le droit de naissance, elles appartenaient à tout homme né libre (ingenuus) ou issu de parents libres, qui les transmettaient à leurs enfants.
Avec les assemblées générales des hommes libres d’une commune coïncidaient les plaids ordinaires, appelés placita legitima dans les diplômes latins, Echt-dinge 162 dans les chartes allemandes, parce que ces assises étaient légales ou sanctionnées par la loi et que le haut-justicier devait les convoquer à des époques fixes, déterminées par la constitution. Comme elles étaient d’obligation générale pour tous les hommes libres formant une communauté on les appelait aussi placita generalia.
Le nombre de ces assemblées de justice, qu’une /375/ ordonnance de Louis-le-Débonnaire, de l’an 819, fixa à trois par année, ne varia point dans les siècles suivants. Il est probable qu’en limitant ainsi le nombre des plaids ordinaires et généraux, le législateur eut l’intention de soulager le peuple plutôt que de le gêner dans l’exercice de ses droits ou de porter atteinte à sa liberté.
Outre les plaids ordinaires il y en avait d’extraordinaires 163 , que le Comte ou Juge proclamait quand les circonstances lui en faisaient un devoir, et auxquels n’assistaient avec lui que ses assesseurs, les parties litigantes, les témoins et quelques hommes libres qui représentaient l’assemblée de commune.
Les hommes libres réunis en assemblée générale y instruisaient, en vertu de l’ancien principe par pari iudicetur, les procès de leurs égaux, c’est-à-dire ceux dont ils étaient en droit d’informer, et ils décidaient non d’après le ius curiæ qui, comme nous l’avons dit, n’était applicable qu’aux serfs, mais d’après le droit public ou la constitution (Lex, Volksrecht) qui régissait les hommes libres. Les justices inférieures n’étant pas compétentes pour juger les causes capitales, ils étaient obligés en pareil cas de renvoyer l’accusé devant la cour supérieure qui seule avait, de la part de l’Empire, le droit de vie et de mort et celui de prononcer l’amende du ban royal, la confiscation, etc. Comme toute juridiction ou toute justice émanait du roi, lui seul établissait le haut-justicier, qui pouvait au besoin se faire remplacer par un délégué temporaire ou un lieutenant. Quelques hommes libres représentant la commune assistaient de /376/ droit aux plaids du haut-justicier et prenaient part aux débats de l’assemblée.
D’après le droit primitif de l’Allemagne, aucun individu ne pouvait être traduit en justice que dans la nation ou province à laquelle il appartenait. Par respect pour ce principe fondamental, le chef de l’Empire avait établi des tribunaux dans les différents états soumis à sa domination. En 1235, dans une diète tenue à Mayence, l’empereur Frédéric II, voulant remettre en vigueur et faire observer la justice impériale qu’on avait négligée ou méconnue, établit dans divers lieux un tribunal suprême ou une chambre impériale, à laquelle fut attribuée la connaissance de toutes causes où les princes de l’Empire n’étaient pas partie, et qui devait juger les causes privées concurremment avec les tribunaux provinciaux. On ignore de quelle chambre impériale relevait le pays d’Uri, mais on sait par les documents de 1257 et 1258 que les assises provinciales se tinrent dans ses limites, à Altorf même, pour connaître des délits commis dans la contrée, et que parmi les personnes qui assistèrent aux plaids solennels, il y eut non-seulement des assesseurs étrangers et des nobles, mais aussi des paysans libres d’Uri, qui apposèrent le sceau de leur commune à côté de celui du justicier royal, pour confirmer la sentence qu’il avait prononcée de leur aveu.
Quant à Schwyz, nous avons vu que vers la fin du dixième siècle ce pays faisait partie du Zurichgau, dont il ne fut probablement pas détaché avant 1240. En 1114 et 1144 les intérêts de ses habitants 164 furent défendus par leurs avoués-protecteurs les comtes de Lenzbourg, chaque fois /377/ en présence d’un duc de Zæringen, juge supérieur du Zurichgau. En 1217 ce fut leur Avoué et Défenseur héréditaire le comte Rodolphe II de Habsbourg qui termina, comme arbitre, leur différend avec l’abbaye d’Einsiedeln. Le comte provincial tenait-il une cour de justice dans la vallée de Schwyz, ou citait-il ailleurs les gens de ce pays? Jusqu’ici on n’a pas de preuve qu’ils aient comparu devant un tribunal de province étranger. Vers la fin du treizième siècle, le roi Rodolphe défendit expressément de les citer devant un juge quelconque hors de leur vallée 165 , d’où l’on peut inférer que quelque officier avait voulu les traduire à une cour de justice en dehors de leur territoire. En 1314 ils furent traduits devant la chambre impériale de Rothweil 166 . Au reste, ils avaient comme ceux d’Uri leur régime intérieur, leurs assemblées, l’administration de leurs affaires communales, témoin les actes de 1282 et 1286 167 , auxquels ils apposèrent leur sceau. On peut en dire autant des hommes libres d’Unterwalden.
RÉCAPITULATION ET CONCLUSION.
Uri n’était pas enclave d’un comté, vu que dès le milieu du neuvième siècle ce pays était affranchi de tout pouvoir d’un juge public ou ordinaire. Schwyz, compris au dixième siècle, si non déjà plus tôt, dans le Zurichgau, ressortissait au comitat de Zurich. Il en était apparemment de même d’Unterwalden, vallée dont la condition politique ne différa point de celle de /378/ Schwyz. Ces trois pays appartenaient à l’Alemannie ou au duché de Souabe. Le partage de ce duché, en 1097, est un fait mémorable en ce qu’il prépara de loin, d’une manière inaperçue, la séparation de la Suisse d’avec la Germanie proprement dite. Les ducs de Zæringen obtinrent définitivement cette portion de la Souabe qui comprenait la Suisse allemande, au centre de laquelle se formèrent ce qu’on est convenu d’appeler les cantons primitifs. Ils exercèrent les pouvoirs réunis de Régent ou de vicaire impérial, d’avoué du pays d’Uri et de comte provincial de Schwyz et d’Unterwalden. L’autorité des ducs de Zæringen fut favorable au développement des libertés publiques. Ces princes, loin de se proposer l’asservissement des contrées dont l’administration leur était confiée comme un dépôt, s’appliquèrent à les faire prospérer: ils avaient d’ailleurs besoin de l’appui des populations pour affermir leur autorité et contenir les grands-vassaux dans le devoir.
L’extinction de la dynastie de Zæringen, en 1218, fut un évènement qui ouvrit un vaste champ à l’ambition des comtes de Habsbourg, et offrit aux communes et aux villes de la Suisse, déjà florissantes, l’occasion de développer leur énergie. L’Empereur, après avoir d’abord fait retourner à la couronne l’avouerie d’Uri, la confia à Rodolphe II, comte de Habsbourg, qui obtint aussi le pouvoir judiciaire dans l’Argau et le Zurichgau. En 1231 le roi Henri, cédant aux sollicitations des gens d’Uri, qui cherchaient à s’unir plus étroitement à l’Empire, ôta l’avouerie de cette vallée à Rodolphe II; en 1240 Frédéric II affranchit de la domination du comte Rodolphe III et admit au nombre des hommes libres de l’Empire ceux de Schwyz et d’Unterwalden, qui depuis quelque temps s’efforçaient d’assimiler leur condition à celle de leurs voisins. Rodolphe IV, chef de la branche aînée de Habsbourg, fut mis en /379/ possession de l’avouerie impériale sur les trois Waldstetten, et s’enrichissant des droits et des propriétés de la branche cadette, ainsi que d’autres acquisitions, il devint le principal héritier de la maison de Zæringen, et le plus puissant dynaste de la Suisse. Elevé à la dignité royale, il confirma les anciennes franchises d’Uri, mais loin de sanctionner la charte de mouvance immédiate de l’Empire que Schwyz et Unterwalden avaient obtenue, il conserva dans sa famille le pouvoir judiciaire de comte ou de landgrave sur ces deux vallées, dont les habitants aspiraient à une indépendance plus complète.
De ce que nous avons dit plus haut de l’état des personnes au moyen-âge, il résulte que si les hommes libres avaient le droit de corporation, des franchises et la jouissance d’une activité politique, ils n’avaient pas cependant sur les serfs des avantages si considérables qu’il ne leur restât beaucoup de choses à désirer. La différence essentielle entre ces deux conditions se rapportait au droit criminel, je veux dire que la ligne de démarcation qui les séparait était tracée par la présence légale des hommes libres aux assises du haut-justicier, par la part qu’ils prenaient à l’instruction des procès criminels de leurs égaux et à la confirmation de la sentence. La commune des hommes libres avait l’administration de ses affaires privées et de ses revenus, mais elle n’avait ni la haute, ni la moyenne, ni la basse juridiction, seulement elle concourait avec le haut-justicier et avec les juges en sous-ordre à l’exercice de toutes les trois. Non contentes des droits que leur garantissait la constitution, mais qui, dans un temps où la protection royale ne pouvait les défendre, étaient exposés aux envahissements des grands, les communes s’unirent pour résister à l’ambition des seigneurs et augmenter leurs franchises. Quelques tentatives faites auparavant dans plus /380/ d’une contrée par les paysans libres, pour améliorer leur condition, étaient demeurées sans succès. Ils les réitérèrent depuis l’extinction de la maison de Zæringen et la chute des Hohenstaufen, d’où date l’époque de transition de l’ancien ordre de choses à une nouvelle organisation. La main ferme et habile de Rodolphe I ne fit que ralentir le mouvement des esprits; elle ne pût l’arrêter. Dans ce temps aucune puissance n’était assez forte pour être long-temps un obstacle à la tendance qui se manifestait de toutes parts vers une organisation nouvelle. Toute opposition du pouvoir devait provoquer la résistance. Il y avait entre les villes et les princes, entre les communes et les feudataires des collisions, des frottements. Dans les Waldstetten, telles communes d’une vallée jusqu’alors politiquement séparées des autres s’unirent à elles; ensemble elles formèrent une association forte, cimentée par des besoins et des intérêts communs. L’administration vexatoire des comtes de Habsbourg, avoués ecclésiastiques de Notre-Dame de Zurich et de Wettingen, dont relevaient un bon nombre de paysans d’Uri et d’Unterwalden, n’est ni la seule, ni la véritable cause des démêlés sérieux des habitants des Waldstetten avec les ducs d’Autriche: comme l’oppression d’autres avoués, elle hâta le moment de la rupture et de la résistance ouverte. — Il est évident que les gens d’Uri, qui n’avaient pas été aliénés de l’Empire, n’agissaient pas dans le seul but de maintenir leurs anciennes franchises, que ceux de Schwyz et d’Unterwalden n’avaient pas uniquement en vue le retour à l’ordre de choses établi par la charte de 1240, encore moins à celui qui existait antérieurement à la concession de ce diplôme impérial, mais que les uns et les autres tendaient à acquérir de nouveaux droits et des biens qui jusqu’alors ne leur avaient point appartenu; car il est constaté que les hommes libres d’Uri cherchaient /381/ depuis long-temps à s’approprier les droits et les rentes des abbayes de Notre-Dame-de-Zurich et de Wettingen, que ceux de Schwyz et d’Unterwalden convoitaient les biens des couvents de Steinen et d’Engelberg. Les uns et les autres désiraient joindre aux pâturages et aux champs qu’ils avaient hérités de leurs pères les droits et les domaines que des Seigneurs ecclésiastiques ou séculiers possédaient dans leurs vallées. Ces tentatives hautement désapprouvées donnèrent enfin lieu à des mesures de coërcition de la part des ducs d’Autriche, qui voulaient maintenir de gré ou de force le droit de haute juridiction sur les habitants de ces vallées, et resserrer les anneaux de la chaîne féodale. Les paysans libres unirent leurs efforts pour la rompre et abolir toute autorité étrangère sur leur territoire. Le commencement du quatorzième siècle ouvrit cette série de glorieux combats qui devaient briser la puissance des ducs d’Autriche, et les repousser au-delà du sol helvétique. Une lutte terrible s’était engagée dans les vallées entre la puissance féodale et la liberté communale. L’effervescence de ces paysans confédérés, liés ensemble par le serment de se soutenir l’un l’autre, s’accrut avec le danger auquel leurs libertés étaient exposées. Les bataillons autrichiens qui s’étaient avancés jusqu’au sein des Alpes pour châtier des rebelles, trouvèrent au lieu d’une victoire facile une mort sans gloire, au Morgarten. Un premier succès enhardit les vainqueurs. Un long système d’attaque fut dirigé par les pâtres des Alpes contre les seigneurs, particulièrement contre les ducs d’Autriche, avec cette persévérance innée dans un peuple montagnard, qui à force de vouloir la même chose finit par réussir. Le mouvement imprimé par l’insurrection des peuples des Waldstetten à leurs voisins ne s’arrêta que lorsque la Suisse n’eut plus de maître. Ils acquirent successivement les droits qui constituent la /382/ souveraineté, mais ce ne fut guère que par achat qu’ils vinrent en possession des droits domaniaux et des propriétés que les seigneurs ecclésiastiques et laïques possédaient dans leurs vallées. Comme leurs nouveaux rapports avec l’Empire obtinrent la sanction des rois et des empereurs, ils eurent le droit de leur côté.
Ce qui s’était passé dans les Waldstetten depuis le milieu du treizième siècle peut s’appeler progrès à une condition meilleure, vers laquelle tendaient les villes et les communes de l’Empire; mais c’était un progrès né d’une révolution politique amenée par diverses circonstances. Les pâtres des Alpes fondèrent chez eux un ordre nouveau, qui dans son principe avait l’apparence d’une restauration. Un homme d’esprit a fait la remarque que « toutes les révolutions prennent les traits d’une réforme, parce que tout progrès a besoin de s’appuyer sur quelque chose dans le passé. »