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Mémoires et documents de la Société d’histoire de la Suisse romande

Edition numérique

Jean Joseph HISELY

Les Waldstetten Uri, Schwyz, Unterwalden:
Avant-propos

Dans MDR, 1841, tome II deuxième livraison, p. 259-270

© 2018 Société d’histoire de la Suisse romande

Avant-propos

L’origine de la Confédération Suisse, obscure, difficile à étudier, est depuis quelque temps l’objet des investigations les plus sérieuses. Deux opinions entièrement opposées divisent sur ce point les amis de l'histoire nationale. Selon celle qui a le plus de défenseurs, les habitants d’Uri, de Schwyz et d’Unterwalden formaient de temps immémorial des communautés indépendantes de tout seigneur et relevant directement de l’empire. Lorsque survinrent les temps de la féodalité et que les faibles cherchèrent une protection , celui-ci auprès d’un couvent ou d’un puissant seigneur, celui-là auprès du chef de la Germanie, les hommes des Waldstetten se placèrent volontairement sous la protection de l'Empire. Ce patronage n’impliquait aucun aveu de sujétion féodale: pour l’avoir désiré, les hommes des Waldstetten ne s'en estimaient pas moins libres, malgré certains devoirs qui leur étaient imposés; car ils avaient le port d'armes, ils allaient et venaient librement, se réunissaient, /260/ délibéraient sur leurs intérêts communs, et choisissaient un landamman parmi leurs concitoyens. Ils pouvaient posséder, acquérir des terres, les transmettre, les vendre, ils étaient habiles à succéder: en un mot, ils exerçaient tous les droits d'hommes libres et sans sujétion envers un seigneur. Aussi demandent-ils la confirmation de leurs franchises; non la liberté, mais la reconnaissance de leurs libertés. Ce qu’ils réclament leur est accordé par la charte impériale de 1240, qui les reconnaît pour hommes libres de l'Empire. Cette charte, ratifiée par Adolphe, est violée par Albert, et cette violation du droit le plus sacré d’un peuple soulève les courageux pâtres des Alpes, qui se confédèrent entre eux et assurent leur indépendance par leur vertu guerrière, leurs combats et leurs victoires.

Selon l'autre opinion, les Waldstetten, loin de jouir d'une liberté exceptionnelle, auraient relevé du landgraviat de l'Argau que les comtes de Habsbourg possédaient de droit héréditaire. Les habitants de ces vallées auraient été divisés en deux classes principales, l'une composée d'hommes dépendants de seigneurs laïques ou ecclésiastiques possesseurs de biens et de droits considérables dans ces vallées, l’autre composée d'hommes libres qui, ressortissant à la haute juridiction du landgraviat de l'Argau, auraient dépendu, tout au moins à cet égard, des comtes de la maison de Habsbourg. — Cette opinion a été modifiée par M. le professeur Kopp, en ce sens, qu'Uri seul est reconnu fief immédiat de l’Empire, mais considéré néanmoins comme soumis à la juridiction de l’Argau, laquelle, selon cet écrivain, se serait aussi étendue sur les vallées de Schwyz et d’Unterwalden, où la maison de Habsbourg avait non-seulement des propriétés et des gens, mais encore le droit d’avouerie héréditaire, qu’elle y exerçait en vertu des pouvoirs qui lui avaient été conférés. Frédéric II, Adolphe de Nassau, Henri VII et /261/ Louis IV, ainsi que les habitants des Waldstetten de concert avec les Zuricois, auraient attenté aux droits de la Maison de Habsbourg-Autriche, de manière que la résistance que celle-ci crut devoir opposer à des actes hostiles et spoliateurs aurait fait naître l’association des Waldstetten, qui força les ducs d’Autriche d’avoir recours aux armes.

C’est envisager sous deux points de vue bien différents le mouvement des Waldstetten aux XIIIe et XIVe siècles. Mais ce n’est pas tout. D’autres opinions, qui se rapprochent ou s’écartent plus ou moins de celles-ci, sont venues augmenter les difficultés et compliquer la question au lieu de la résoudre. Dans son Résumé de l’Histoire des Suisses 1 , M. le professeur Escher, partant, comme Tschudi et J. de Muller, de l’idée qu’Uri, Schwyz et Unterwalden furent dès l’origine affranchis de toute domination d’un comte et reconnus pays immédiats de l'Empire, s’attache fortement à la tradition répandue dans le pays, et considère les chartes royales de 1231, 1240, 1274, 1291, 1309 et d'autres, comme autant d’actes de reconnaissance et de confirmation d’antiques franchises des trois vallées. Selon lui, c'est dans la querelle renouvelée de Schwyz et d'Einsiedeln, qui obligea le duc Léopold d’intervenir en sa qualité d’avoué de cette abbaye, qu’il faut chercher la cause immédiate de la guerre qui aboutit à la bataille de Morgarten 2 .

Le prince Lichnowsky, sur l'esprit duquel l’ouvrage de M. Kopp paraît avoir exercé une grande influence, fait plus qu’admettre l’existence d’un landgraviat de l'Argau qui aurait compris dans ses limites les vallées alpestres. Il considère les habitants de ces vallées comme des sujets de la /262/ maison de Habsbourg. « Il est évident, dit-il, que les Waldstetten étaient des biens allodiaux, c’est-à-dire des propriétés héréditaires de la maison de Habsbourg, que les soi-disant hommes libres des Waldstetten étaient des sujets ou serfs, dépendant les uns de Habsbourg, les autres de Notre Dame de Zurich, de Murbach, ou de Wettingen. En portant ses regards sur les temps qui suivirent, on voit clairement que la prétendue émancipation des Suisses ne dut point son origine à une aversion légitime contre les seigneurs de Habsbourg, comme s’ils eussent été des oppresseurs qui voulussent transformer la condition d’hommes libres de l'Empire en celle de sujets de leur maison, mais qu’elle ne fut qu’une insurrection, une rébellion de sujets, qui tendaient non à s’élever au rang d’hommes libres dans l’Empire, car cette idée passait leur portée, mais à devenir francs-tenanciers de la couronne sur un domaine royal 3 . /263/ M. le conseiller Heusler, auteur d'un mémoire sur l'origine des libertés d'Uri 4 , a développé les rapports de cette vallée avec Notre Dame de Zurich et l’Empire, et soutenu que de tout temps elle avait été indépendante de la seigneurie de Habsbourg; mais ayant adopté, à l’égard de la fameuse charte de 1240, l’opinion accréditée, il n’a pu soulever entièrement le voile mystérieux qui couvre cette époque intéressante de l'histoire d’Uri et des deux autres vallées.

Dans mon Essai sur l'origine et le développement des libertés des Waldstetten, j’ai considéré, il est vrai, le petit /264/ pays d'Uri comme mouvance de l’abbaye de Notre Dame de Zurich en même temps que fief immédiat de l’Empire, Schwyz et Unterwalden comme des pays soumis à la juridiction de la maison de Habsbourg, mais faute d'examen complet, je n’ai pas exposé d’une manière assez claire, assez précise la condition politique de ces vallées, ainsi que leurs rapports avec la maison de Habsbourg et avec l’Empire.

Si tel écrivain prétend que dès leur origine les Waldstetten étaient libres de toute sujétion envers un seigneur, tel autre soutient que non-seulement ces vallées dépendirent d’abord de la juridiction des comtés de Lenzbourg, puis des comtes de Habsbourg, mais qu’elles étaient encore propriétés héréditaires de ces derniers; un troisième, qu’il existait, à la vérité, des rapports directs entre Uri, l’abbaye de Notre Dame de Zurich et l'Empire, mais que ce pays était néanmoins, comme Schwyz et Unterwalden, soumis à la juridiction du landgrave ou comte provincial. De ces différents systèmes découlent des conclusions diverses. Tantôt le changement politique qui s’opéra dans les Waldstetten est envisagé comme le retour à une ancienne liberté, comme une restauration; tantôt le généreux élan des montagnards est qualifié d’orgueil rustique, de rébellion. Ce que celui-ci appelle affranchissement d'un joug imposé par la tyrannie, ou maintien de la liberté, n'est aux yeux de celui-là qu’une insurrection séditieuse contre la légitimité, une violation des droits de l'Autriche. Un autre encore y voit la spoliation des biens du clergé. Pour moi, j’ai dit que les pâtres des Alpes firent une heureuse révolution.

Ce qu’au premier coup-d’œil on serait tenté de prendre pour une dispute de mots, est plus que cela. C’est une différence d’opinions inconciliables, qui a pour cause principale la différence des points de vue sous lesquels on a /265/ considéré les Waldstetten à telle époque. Il va sans dire qu'il faut faire la part à l'ignorance de certains faits, à des observations incomplètes, à des conséquences mal déduites. — Ainsi, malgré les travaux de ceux qui ont cru faire connaître le caractère et l'esprit de l’histoire des cantons primitifs, il reste encore des faits essentiels à éclaircir, des doutes à dissiper, des préjugés à combattre. Il s'agit donc de bien autre chose que de signaler une erreur de Jean de Muller sur quelque point de détail et de faire passer cette découverte pour une merveille, comme on l’a dit dans un article publié à l’occasion du beau monument que M. le professeur Monnard a consacré à la mémoire de notre célèbre historien 5 . Il s'agit de savoir si les faits qui constituent la base de notre histoire nationale, telle que nous la lisons, sont réels, bien constatés, si les conséquences qu’on en a déduites sont rigoureusement exactes; et certes il n’est aucun homme sérieux qui ne voie là une question de la plus haute importance. Pour que l'histoire des premiers confédérés facilite l'intelligence des événements nombreux qui ont suivi leur émancipation, qu’elle jette une vive lumière sur les institutions helvétiques, qu'elle nous fasse entrevoir les progrès que nous avons à faire et instruise la génération future, qui a devant elle de hautes destinées, il faut qu’elle soit une vérité. Or, les découvertes récentes démontrent clairement que les ouvrages que nous possédons sur cette matière renferment des erreurs très-graves. Il importe donc d’étudier avec soin notre histoire dans tous ses détails, de la débarrasser de ce faux merveilleux qu'enveloppe une obscurité trop long-temps respectée, d’élaguer ces ornements recherchés dont on a paré telle partie de nos annales, qui n'est, à vrai dire, qu'une brillante illusion. Il faut examiner avec /266/ une attention scrupuleuse et avec impartialité les récits traditionnels, les documents, peser les raisons que l'on a fait valoir pour ou contre tel système, se garder de poser en fait ce qui est en question, ne point se laisser dominer par ce caprice bizarre qui admet tout ce qui flatte un parti et rejette tout ce qui est en faveur de l’autre; il faut enfin résister à l’amour-propre qui, nous empêchant de voir le vrai, ne nous laisse que l'erreur et le ridicule.

Mais, si la science a la noble mission d’écarter le prestige pour découvrir la vérité, elle n’a pas celle de dépouiller notre histoire nationale de sa belle poésie. Il serait à craindre qu’en ne travaillant que sur des chartes, l’écrivain qui entreprendrait d'en rétablir une partie, ne fît un ouvrage savant, à la vérité, mais sec et froid, qui parlât plus à l’esprit qu’au cœur, plus à la raison qu’au sentiment, un ouvrage peu propre à inspirer de nobles pensées, à élever l’ame, à nourrir le patriotisme et l'esprit d'indépendance et de liberté. Je n’aimerais pas voir rabaisser l’étude de notre histoire au rang d’une froide procédure ou d’une aride discussion. Ce serait le cas, si l’on ne prenait pour base que les diplômes et les chartes, où l’on chercherait en vain les preuves de ces actes d’insolence qui révoltèrent nos pères, ces exactions de petits despotes, qui s’abstinrent de les enregistrer; ou les détails de tant de beaux traits de vertu, de bravoure, de dévouement à la sainte cause de la liberté, qui feront l’admiration de la postérité la plus reculée. Mais l’historien ne peut pas se borner à raconter des traits sublimes, à communiquer ses impressions, à présenter des tableaux de caractères, des peintures de mœurs. Considérant qu’un ouvrage historique doit être surtout un ensemble d’enseignements découlant de faits positifs et constatés, il nous fera connaître et apprécier l'état politique, moral et social de nos ancêtres, leurs institutions et les changements qui se /267/ sont opérés chez eux dans la suite des siècles. Il devra nécessairement consulter pour cet effet tous les monuments que le temps a respectés, et joindre à cet examen l'étude des chroniques, qui renferment des détails intéressants, mais souvent incertains, les lire avec patience, avec un esprit de critique, et donner même une bonne part à la tradition quand elle rapporte des faits sinon avérés, du moins tellement probables qu’il serait imprudent de les rejeter.

Ces considérations peuvent intéresser ceux de mes compatriotes qui ne se sont pas formé une juste idée des principes qui m’ont guidé dans mon Essai. Il convient même que j’ajoute encore quelques mots. Si je combats une opinion accréditée, c’est qu’un examen consciencieux m’a démontré qu’elle n’est qu’un préjugé. En moi le sentiment national domine sur les intérêts de parti; et d’ailleurs je n’ai aucun motif de taire ou de déguiser la vérité. Il y a eu révolution dans les Waldstetten, une révolution dont les résultats ne peuvent que réjouir les amis de la patrie. C’est un fait accompli, que l’Autriche, après une longue et vaine résistance, a fini par accepter. Le besoin de cimenter notre liberté est, il me semble, une raison de plus d’étudier aux sources le passé, qui doit expliquer les causes des événements qui se pressent autour de nous. Il est inutile de s’appuyer d’une tradition erronée. Connus ou méconnus, les faits qui ont eu lieu exercent sur le présent une influence irrésistible: il est donc utile d’étudier le passé. Il est bon que des hommes laborieux se livrent à des travaux opiniâtres et difficiles pour combler les lacunes de nos connaissances historiques. On doit leur savoir gré d’élucubrations dont les résultats ne reposent point sur des raisonnements superficiels. Il est facile de comprendre que celui qui aime les classiques de la Grèce et de Rome ne trouve dans l’étude de vieilles chartes et de chroniques /268/ surannées d'autre jouissance que le sentiment d'être utile à son pays et à la science, et qu'il n’a d'autre récompense à attendre que l’estime des hommes qui savent apprécier ses efforts et ses intentions.

On ne peut bien connaître l’origine de la Confédération suisse, si l’on n’a que des notions imparfaites des relations des Waldstetten arec l'Empire Germanique et la maison de Habsbourg. De nouvelles études sur cette matière me permettent non-seulement de confirmer l’interprétation que j’ai donnée dans mon Essai de certaines chartes, que d’autres ont expliquées différemment, mais encore de corriger des fautes que la difficulté du sujet aura fait excuser.

Je rectifierai franchement dans ce nouveau mémoire les erreurs que mes observations, jointes aux considérations d’hommes instruits, qui s'intéressent à mes travaux, m’ont fait remarquer dans mon Essai. Elles se rapportent essentiellement à la condition des hommes des Waldstetten an moyen-âge et à certaines conclusions que j’ai tirées de leurs rapports supposés avec le landgraviat de l’Argau, tel que je l'envisageais d’abord. Mais ayant l’intime conviction que, dans l’ouvrage que je viens de citer, j’ai considéré sous son vrai point de vue la nature du mouvement dans les Waldstetten, que j’en ai développé dans un sens vrai la cause et les résultats, je ne changerai rien à cette partie capitale de mon travail 6 , que d’habiles critiques ont /269/ approuvée 7 . J'aurai peut-être la satisfaction de compléter mon précédent travail non par des conjectures hasardées sur le régime intérieur des Waldstetten, dont nous ne pouvons puiser les détails à nos sources peu fécondes, mais par une exposition simple et vraie de leurs rapports avec l’Empire et avec des maisons seigneuriales et de la condition politique et sociale de leurs habitants. Cependant j’ai dû parfois m’élever par l’analogie et la conjecture à l’hypothèse. Je me propose d’examiner dans cet opuscule:

I. La question relative au landgraviat de l’Argau;

II. Les relations d’Uri avec l’Empire germanique, l’abbaye de Notre-Dame-de-Zurich et la maison de Habsbourg;

III. Les rapports de Schwyz et d'Unterwalden avec l’Empire germanique et la maison de Habsbourg; /270/

IV. Le motif et le but de la charte de 1240;

V. Si la validité de ce diplôme fut ou non reconnue par les successeurs de la maison de Hohenstaufen;

VI. Je terminerai par des considérations générales sur l'état des personnes dans les Waldstetten au moyen-âge.

Pour certains détails, il suffira de renvoyer à mon Essai, auquel je n’emprunte que les particularités qui devaient nécessairement trouver place dans ce nouveau mémoire. On y remarquera quelques répétitions que me paraît justifier la teneur de certains documents dont j’ai dû tirer des conclusions pour établir ou éclaircir des faits de diverses époques. Afin que le lecteur puisse juger plus facilement de la validité de mes preuves et de mes arguments, j'ai accompagné mon mémoire des chartes essentielles sur lesquelles il repose. Si ces pièces connues, il est vrai, mais pour la plupart mal interprétées jusqu’ici, servent d'appui à mon travail, elles reçoivent en retour, j’ose le croire, une vive lumière de la discussion dans laquelle je me suis engagé.


/271/

Addition

L'avant-propos qu'on vient de lire était écrit et mon mémoire achevé, lorsque 1 je reçus le troisième cahier du T. IIIe du recueil intitulé: Schweizerisches Museum fur historische Wissenschaften , qui contient deux nouvelles dissertations sur le sujet que j'ai traité. L'une, de M. Meyer de Knonau, sert de supplément au mémoire de M. Heusler sur l'origine des libertés d'Uri 2 : l'auteur a groupé autour des arguments de M. Heusler des preuves et des considérations qui les rendent plus frappants. L'autre est de M. Heusler, qui s'efforce de démontrer que les prétentions de /272/ la maison de Habsbourg au pouvoir judiciaire de Landgrave dans le pays de Schwyz n'étaient rien moins que fondées 3 .

Je m'empressai d'ouvrir le cahier que je venais de recevoir, décidé à supprimer mon mémoire s'il ne contenait rien d'important qui n'eût été publié. Je lus celui de M. Heusler avec une sérieuse attention, et je discutai de nouveau plusieurs points dont l'examen l'a conduit à des résultats différents de ceux que j'avais obtenus. — La dissertation de M. Heusler m'a rappelé la remarque que le vénérable Heeren a faite à propos de certain ouvrage: « Appelle-t-on critique l'art de créer des difficultés 4 ? »

Avant d'entrer à ce sujet dans quelques détails, je me vois contraint de relever une assertion de la Gazette de Bâle (n° 19 de 1840), que j'aurais dédaigné de réfuter si M. Heusler n'avait jugé convenable de lui donner plus d'autorité en la répétant dans son nouveau mémoire.

M. Heusler prétend que j'ai traduit le système de M. Kopp et qu'il n'y a pour ainsi dire rien de nouveau dans mon Essai. Pour apprécier cette assertion à sa juste valeur, il suffirait de se rappeler ce que j'ai dit à la page XXXIII de mon ouvrage , et de lire les articles cités ci-dessus, écrits par des critiques compétents, qui l'ont examiné avec soin et jugé sans prévention. J'ajouterai le témoignage d'un savant distingué, qui s'est occupé sérieusement de l'histoire des premiers temps de la Confédération suisse, comme j'aurai occasion de le faire remarquer dans mon mémoire sur Guillaume Tell. Cet homme, d'un mérite reconnu, M. le professeur Aschbach, à qui j'avais /273/ comuniqué en substance l’article de la Gazette de Bâle, me répondit entre autres: « Les documents publiés par M. Kopp vous ont fourni de précieux matériaux pour la composition de votre ouvrage , et souvent les preuves de vos opinions individuelles. Mais on aurait tort de soutenir que vous n’avez fait que reproduire les arguments de M. Kopp; car non-seulement vous les avez accompagnés de considérations nouvelles, mais encore vous avez établi des faits nombreux dont vous avez trouvé les preuves ailleurs que dans les chartes de M. Kopp. — Le point de vue sous lequel vous envisagez le soulèvement des peuples des Alpes est tout différent de celui de M. Kopp, comme vous le déclarez positivement, p. XXVIII. » 5

D’autres critiques ont fait la remarque que j’ai établi un troisième système intermédiaire entre celui de M. Kopp et celui de Muller et de Tschudi. A moins de suspecter le jugement ou la sincérité de ces hommes, on conviendra qu’il doit se trouver quelque chose de nouveau dans mon Essai. Au surplus, M. H. nous en fournira lui-même la preuve. Dans la dissertation qu’il vient de publier (Schw. Mus. III, 279) il dit, (ce qui est conforme à la vérité), que j’ai prétendu, contrairement au témoignage de Tschudi, que la charte de 1231 ne concernait que les hommes libres d’Uri, et il avoue qu’à cet égard il ne faut pas s’appuyer, sans mûre réflexion, de l'autorité du chroniqueur glaronais. Dans le même ouvrage (ibid. p. 280, note) M. H., répétant /274/ ce qu’avait annoncé la Gazette de Bâle, dit que selon moi la charte impériale de 1240 ne se rapportait point à Uri, mais seulement à Schwyz et Unterwalden, et il convient que cette opinion mérite d’être examinée 6 . J’ai de plus indiqué les causes, développé la marche et les progrès du mouvement insurrectionnel dans les Waldstetten. Pourquoi M. Heusler et l’auteur de l’article du journal de Bâle ont-ils passé sous silence cette partie neuve, qui est le fond essentiel de mon travail?

M. H. m’a fait remarquer (ibid. p. 281) une contradiction à laquelle la Gazette de Bâle m’avait rendu attentif. Je l'en remercie. Un examen plus approfondi de la question m'a démontré que, tirant du landgraviat de l'Argau, tel que je l’envisageais d’abord, des conclusions dont quelques-unes m’ont paru depuis erronées, j’ai rejeté dans l'Appendice de mon Essai telle opinion de M. H. que j'aurais dû adopter. On verra dans mon nouvel écrit que je me suis empressé de lui rendre justice toutes les fois que son opinion m'a paru fondée, et que, réfutant sans aigreur ce qu’il appuie sur de faibles arguments, j’ai su discuter sans mêler à mes objections des paroles offensantes, qui ne sont pas des raisons 7 .

Revenons au dernier travail de M. Heusler, et disons en quoi il donne prise à la critique. M. Heusler ne conteste pas aux comtes de Habsbourg des droits domaniaux dans le pays de Schwyz, droits dont la réalité est bien constatée; mais prévenu en faveur d'une opinion généralement /275/ accréditée, et jugeant du faux point de vue où il s'est placé les rapports politiques des Waldstetten avec la maison de Habsbourg, il envisage comme non réel le droit de haute justice dans la vallée de Schwyz, auquel les comtes de Habsbourg et les ducs d'Autriche prétendirent successivement. A la base de son mémoire sont deux expressions vagues, l’une de la chronique de Justinger (p. 61), l’autre du traité du 12 octobre 1351. Ce sont les mots Fünde et Grafschaft, qui sont, pour ainsi dire, les deux pivots sur lesquels se meut tout le raisonnement de M. Heusler. Le premier, de finden, se dit des moyens que l’on trouve, que l'on imagine pour atteindre un but, et peut ici se rendre , si l’on veut, par droit imaginaire. L’autre désignerait le droit que les ducs d’Autriche ou leurs délégués se seraient attribué: il serait le mot de l’énigme de la chronique de Justinger.

Admettons que l’expédient soit ingénieux, à coup sûr il ne résout pas le problème historique à la solution duquel les amis de l'histoire de la patrie s’intéressent vivement.

Après une longue discussion, l’auteur établit comme probable que la maison de Habsbourg ne pouvait légitimement prétendre au pouvoir de landgrave dans le pays de Schwyz, éludant ainsi la véritable question, qui est de savoir si les comtes de Habsbourg et conséquemment les ducs d'Autriche avaient le droit de juridiction sur la vallée de Schwyz. Il n’est pas étonnant que M. Heusler obtienne un résultat purement négatif, car il considère comme non constatée la validité de la charte de 1217, il se trompe dans l'appréciation de celles de 1231 et 1240, il donne à certaine expression du bref de 1248 un sens favorable à son système, il soupçonne une erreur ou une fraude dans un document de 1305, une supercherie adroite dans le traité de paix de 1351, passe sous silence une lettre de 1393, et, /276/ enfin, il prétend que la charte de 1348, qui annulait celles que Louis de Bavière avait accordées à tel peuple au détriment de la maison d’Autriche, ne pouvait tout au plus que rétablir l’ordre de choses qui existait du temps de Henri VII, et dont les Confédérés avaient stipulé le maintien en traitant (1318) avec les ducs d’Autriche; comme si les conditions imposées aux ducs vaincus par les pâtres vainqueurs avaient pu lier le chef de l’Empire.

Nous aurons occasion d’examiner ces chartes, ainsi que les arguments de M. Heusler et d’autres écrivains.

Février 1841.

J.-J. H.


Notes

1 Voyez dans l’Encyclopédie d’Ersch et de Gruber, T. XXXII, l’article Eidgenossenschaft (1839). [retour]

2 Ibid. p. 91. [retour]

[retour] 3 Geschichte des Hauses Habsburg, von dem Fürsten E. M. Lichnowsky, T. I, p. 395, note 153. « Am klarsten wird bewiesen, dass die Waldstätte Habsburger Allod waren ... , dass die Leute der Waldstätte Hörige waren, diese so genannten freien Leute, Hörige zu Habsburg, Hörige zum Frauenmünster in Zürich, Hörige zu Murbach, Hörige zu Wettingen. Also, wenn ein Blick vorwärts gemacht wird, so war das so genannte Freiwerden der Schweizer kein rechtmässiges Zürnen gegen Habsburg als Unterdrücker die sie von Reichsfreien zu Hörigen machen wollten, sondern ein Aufstand , eine Empörung Höriger, die nicht reichsfrei (denn das war über ihren Horizont, und daran dachten sie nicht), sondern auf Reichsgrund dem Reich allein zuständig zu werden trachteten. » — Je crains que le sens de ces paroles ne paraisse pas clair à tous les lecteurs. La confusion des mots, des idées et des choses est un défaut qui dépare le grand ouvrage du prince Lichnowsky. Il est facile de fournir les preuves de cette assertion. Je n’en citerai ici que deux qui se rapportent à la note qu’on vient de lire. L’auteur dit, T.II, Reg. an 1291. 1er août. « Les habitants de Schwyz et d’Unterwalden , sujets (Unterthanen) de Habsbourg, et ceux d’Uri, ressortissants de la juridiction (Gerichtsbefohlene) de cette maison, font une alliance. » — « La maison de Habsbourg possédait le landgraviat de l’Argau et des vallées alpestres (T. I, p. 396, n. 161 et passim), la seigneurie ou l’avouerie d'Uri, où d’ailleurs elle avait des domaines et des droits seigneuriaux héréditaires (T. I, p. 39); les gens de Schwyz et d'Unterwalden étaient ses sujets (T. I, p. 395 n. 153, et p. 396, n. 161 etc. ); elle avait l’avouerie héréditaire de Murbach et de ses dépendances, partant de Lucerne et d’autres lieux (T. I, p. 39), celle du comitat et de l’abbaye de Zurich (T. I, p. 37. cf. 39.) » De là cette conclusion, que les gens et les biens relevant de Wettingen, ou de Murbach, ou de N.-D.-de Zurich appartenaient à la maison de Habsbourg! Voy. T. I, p. 66 et les notes 92, 93, 95 à la p. 406.

Cet écrivain, imbu d’idées fausses, juge l’histoire suisse non d’après les principes d’une sage critique, mais avec une grande partialité. Il n’admet pas les récits qui accompagnent l’origine de la liberté helvétique , savoir les outrages faits aux peuples des Waldstetten par les baillis autrichiens, la conjuration du Grütli, la mort de Gessler par Guillaume Tell, etc., parce que, dit-il, les faits seuls qui sont avérés, non les contes des chroniqueurs du seizième siècle, doivent trouver place dans son ouvrage. (T. III, p. 322, note 15.) De telles préventions ne donnent pas une haute opinion des connaissances littéraires et du point de vue du prince autrichien, qui se permet de fustiger impitoyablement notre Jean de Muller. (Voy. T. I, p. 396, n. 161.)

4 Die Anfænge der Freiheit von Uri, etc. von Dr A. Heusler, dans le Schweizer. Museum für historische Wissenschaften, (T. I. p. 181-216.) [retour]

5 Voy. Nouvelliste Vaudois, no 21 de 1840, bulletin littéraire. [retour]

6 Il va uns dire que plusieurs pages de mon Essai où il s'agit du landgraviat de l'Argau devront subir des modifications, qui toutefois n’altéreront pas le fond essentiel de mon travail; car les causes principales de l'origine de la Confédération et des faits qui l’ont accompagnée sont celles que j’ai indiquées. D'ailleurs ce qui prouve que je ne me suis pas fort écarté de la vérité en admettant un landgraviat de l’Argau dont la juridiction, exercée par les comtes de Habsbourg, aurait compris dans ses limites les vallées de Schwyz et d’Unterwalden, c’est que les hommes libres de ces pays relevaient selon toute apparence de la juridiction du Zurichgau, qu’administraient les mêmes comtes. Au reste, j’avoue que je m’étais formé du landgraviat de l’Argau une idée peu juste, qui m’a induit en erreur. [retour]

7 Voy. Revue Suisse, T. II, p. 722-732. Revue critique des livres nouveaux, 8e année, 1840, no 4 , p. 113-115. Goettingische gelehrte Anzeigen, 7es St. 2 May 1840. p. 708-720. Cf. Histoire de la Confédération Suisse, T. IX, note, p. 13-15. Je ne cacherai pas que parmi les savants qui m’ont communiqué leurs idées au sujet de mon Essai, les uns l’ont jugé bon, d’autres l'ont trouvé défectueux. J’ai tiré parti des observations qui, après un mûr examen, m’ont paru fondées. — L’article de la Gazette de Bâle, no 19 de 1840, qui peut avoir fait quelques dupes, a été qualifié de critique injuste et violente (hämisch und ungerecht) par tel écrivain suisse, juge compétent en cette matière, qui pensait qu'au lieu de le réfuter il valait mieux suivre la sage maxime: « Laissons dire et faisons bien. » Toutefois cet article contient une observation fondée, dont j’ai profité. — Quant à la question importante que M. le ministre Vulliemin m’a fait l’honneur de m'adresser dans la Revue Suisse, T. III, p. 91, je lui ai donné toute l'attention qu’elle mérite. [retour]

Notes de l'Addition

1 Le 21 janvier 1841. Le cahier dont il est ici question venait de paraître, bien que le titre indique l'année 1839. [retour]

2 Nachtrag zu Heuslers Abhandlung über die Anfänge der Freiheit von Uri (Museum Jahrg. I. S. 181.) von Ludwig Meyer von Knonau, gewesenem Staatsrath zu Zürich. [retour]

3 Die Rechtsfrage zwischen Schwyz und Habsbourg. Beitrag zu deren urkundlicher Beleuchtung, von Dr A. Heusler, Mitglied des Kleinen Rathes in Basel. [retour]

4 « Heisst Schwierigkeiten schaffen Critik? » [retour]

5 ... « Kopp’s Urkunden lieferten ... vieles Material und hæufig die Beweise zu Ihren manchfachen eigenthümlichen Ansichten. Es kann aber keineswegs gesagt werden , sie hätten nur gegeben, was Kopp hat. Denn wieviel Neues haben sie nicht beigebracht, und wievieles, das sich nicht auf Kopp’s Urkunden stützt? — Im Princip sind Sie, wie Sie P. XXVIII bestimmt angeben, ganz von Kopp verschieden. » — Frankfurt a. M. 17 Mai 1840. (sig.) Aschbach. [retour]

6 Ce n’est pas ici le lieu d’insister sur l’importance de ces deux chartes. [retour]

7 Cette observation s’adresse à l’auteur anonyme de l’article précité de la Gazette de Bâle. Il est facile de répondre à la question
— « quis indomitas tantus dolor excitat iras? » [retour]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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