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Mémoires et documents de la Société d’histoire de la Suisse romande

Edition numérique

Jean Joseph HISELY

Essai sur l'origine et le développement des libertés des Waldstetten

Préface: à Monsieur Charles Monnard

Dans MDR, 1839, tome 2, p. IX-XXXIII

© 2018 Société d’histoire de la Suisse romande

à Monsieur Charles Monnard

 

DOCTEUR EN PHILOSOPHIE, MINISTRE DU SAINT-EVANGILE, PROF. DE LITTÉR. FRANÇAISE DANS L'ACADÉMIE DE LAUSANNE, MEMBRE DU GRAND-CONSEIL DU CANTON DE VAUD, ET DE PLUSIEURS SOCIÉTÉS SAVANTES ET PHILANTHROPIQUES.

 

 

Monsieur,

Depuis longtemps j’éprouve le besoin de vous donner un témoignage public de mon attachement. Je ne pouvais trouver une occasion plus convenable que celle de la publication d’un travail nouveau sur un sujet de l’histoire de notre patrie auquel je consacrai mes premières veilles. Ma dissertation latine sur Guillaume Tell établit entre vous et moi des relations qui m’honorent et que je sais apprécier. Cet opuscule, quelque faible qu’en soit le mérite, me sera toujours cher, parce qu’il m’a valu votre bienveillance, et que depuis qu’il occupe une modeste place dans la littérature historique vous n’avez cessé de vous intéresser à ma personne et à mes travaux.

Mais, indépendamment des marques d’affection que vous m’avez données et qui vous ont acquis des droits à /X/ ma reconnaissance , il est un autre motif qui m’engage à vous adresser cette lettre. Comme ami de l’auteur dont vous fîtes connaître, il y a quinze ans, le premier travail, sur le sujet qu’il traite aujourd’hui, et comme traducteur du grand historien dont la Suisse s’honore, vous êtes doublement intéressé à l’Éssai sur l’origine et le développement des libertés des Waldstetten, dont les conclusions, découlant de renseignements puisés aux sources authentiques et non dans la tradition populaire , tendent à renverser l’opinion accréditée depuis J. de Muller, que les pâtres dispersés sur les flancs des Alpes jouissaient de temps immémorial d’une liberté vierge, et que les événements politiques qui aboutirent à la bataille du Morgarten ont été une restauration. Si Muller est parti d’un faux principe, il ne peut être arrivé qu’à des conséquences fausses, et, dans ce cas, il donne à l’histoire des Waldstetten, qui forme la base de l’histoire générale des Suisses, un caractère bien différent de celui qu’elle me paraît avoir en réalité. Vous en jugerez, Monsieur, ainsi que le public, par l’examen de l’ouvrage en tête duquel j’ai cru devoir placer votre nom. La flatterie n’entre pour rien dans cette marque de déférence que vous méritez à plus d’un titre. Je n’ai pas plus besoin de réclamer en faveur de ce travail votre indulgence et votre impartialité, que je n’ai à craindre qu’il vous prévienne contre son auteur. Vous serez le premier à louer l’esprit consciencieux et l’amour de la vérité qui l’ont guidé dans ses recherches. Vous lui saurez gré, avec tous les amis de l’histoire de la patrie, des efforts qu’il a faits pour jeter du jour sur des points obscurs qu’il importe à divers égards de voir éclaircis. Vous, qui dans toutes les /XI/ circonstances d’une vie très - occupée, avez constamment défendu la cause de la vérité, vous accueillerez avec joie les résultats dus à l’investigation à laquelle il s’est livré, surtout si en faisant faire un progrès à la science ils sont en même temps profitables à nos concitoyens, propres à éclairer l’esprit national et à fortifier le patriotisme helvétique.

J’ai cherché la vérité. Pensant l’avoir trouvée, j’ai cru rester fidèle à sa sainte bannière en combattant ce que j’appelle aujourd’hui un faux préjugé. Mon patriotisme ne s’est pas refroidi sur les côtes de la mer du Nord, et je n’ai pas rapporté dans mon pays l’amour de la nouveauté , pour détruire de gaîté de cœur la croyance populaire qu’autrefois je respectais. Durant le long séjour que je fis sur le sol batave, sur ce sol classique et hospitalier , où, avide de science, je trouvai plus que la science, la bénédiction du Seigneur, des bienfaiteurs, des amis, je n’ai point oublié le sol de l’Helvétie: citoyen de l’un , je n’ai pas cessé d’être citoyen de l’autre. Comment le cœur suisse se glacerait-il chez une nation qui, comme la nôtre, a versé son sang pour la liberté civile et religieuse? Je suis attaché à cette nation , avec laquelle j’ai passé des jours de prospérité et de joie, des jours d’adversité et de douleur, et je l’aime d’une affection tendre, mais qu’a surpassée l’amour de ma patrie: tant est vrai ce qu’a dit le poète:

«Uns Alle zieht das Herz zum Vaterland. » 1

(Schiller.)

/XII/

Dans la contrée lointaine dont je chéris les lieux comme des souvenirs de mon existence, si je ne trouvais plus autour de moi ma patrie, je la cherchais dans son histoire, où elle est tout entière. J’eus le bonheur de la revoir, d’abord en 1828, lorsque, pour la première fois, je pus vous serrer la main; puis en 1836. Vous vous rappelez sans doute notre rencontre à Berne, où nous admirâmes ensemble une partie de ces merveilles de la nature qui font de notre patrie le plus intéressant pays du monde. Jamais elle ne m’avait paru si délicieuse. Jamais je n’avais senti comme alors toute la beauté, toute la vérité de ces vers:

« Avec leurs grands sommets , leurs glaces éternelles,
Par un soleil d’été que les Alpes sont belles!
Tout dans leurs frais vallons sert à nous enchanter,
La verdure , les eaux , les bois , les fleurs nouvelles.
Heureux qui sur ces bords peut longtemps s’arrêter!
Heureux qui les revoit, s’il a pu les quitter! »

(A. Guiraud.)

Je dus leur dire adieu pour la troisième fois, mais non pour toujours; car j’avais l’espoir de rentrer bientôt dans nos vallées, où je prévoyais un bon accueil, grâce à l’estime dont on m’honorait en Hollande, et à la bonne réputation que je devais à quelques ouvrages, mais aussi à votre recommandation, Monsieur, à l’intérêt que vous m’aviez témoigné depuis la publication de mon premier essai sur G. Tell.

Je crois devoir rappeler la circonstance qui a donné lieu à cet opuscule, et exposer les motifs qui m’ont engagé à composer l’ouvrage que j’offre maintenant à mes compatriotes.

Joignant l’habitude du travail à celle des bonnes mœurs, profitant des ressources que m’offrait la Hollande et des /XIII/ sages conseils des hommes éclairés qui me voulaient du bien, je fis des progrès assez rapides dans les lettres. Lorsque vint l’époque où je devais terminer mes études académiques par une dissertation pour prendre mes degrés, je consultai mes professeurs. Les Hollandais aiment leur patrie et accordent volontiers leur estime à l’étranger qui, se trouvant bien chez eux, conserve cependant le souvenir des lieux où il est né. Un d’eux, qui ne vit plus que dans la mémoire de ses amis et de ses disciples, me dit de choisir un sujet digne d’un Suisse et de défendre l’histoire de Guillaume Tell contre les attaques auxquelles depuis longtemps elle était en butte. Ignorant toutes les difficultés dont ce sujet était hérissé, je mis la main à l’œuvre. L’idée de débuter dans la république des lettres par la défense de l’histoire de Guillaume Tell, et de réfuter à la distance de plus de deux cents lieues la Fable danoise, opuscule d’un homme qui l’avait écrit dans un village éloigné à peine d’une lieue de mon endroit natal, avait des charmes pour moi; mais jeune encore, manquant de l’expérience qu’on n’acquiert qu’avec l’âge et par de longues études, novice dans l’art de la critique, me doutant à peine que des auteurs vantés pussent ne pas avoir toujours raison, je composai un petit ouvrage 2 . Il eut le bonheur d’être bien accueilli de personnes indulgentes et disposées en ma faveur, qui, ayant plutôt égard aux bonnes intentions, au patriotisme de l’auteur, qu’à la valeur réelle de son travail, lui accordèrent des éloges et le recommandèrent à l’attention du public.

/XIV/

En lisant ce petit ouvrage, vous crûtes deviner en moi d’heureuses dispositions qu’il fallait encourager; vous exprimâtes le désir de me voir consacrer à ma patrie ce que vous voulûtes bien décorer du nom de talent. Me supposer, avec ce sentiment de délicatesse qui vous distingue , un fonds de connaissances que je ne possédais pas, c’était en quelque sorte m’inviter à l’acquérir. Il me semblait que le but m’était donné: il me fallait redoubler d’efforts et de courage pour y parvenir. Je voulus éviter le reproche de ne vous avoir pas compris.

Ecrite en latin , pour satisfaire au règlement des universités hollandaises, et tirée à un petit nombre d’exemplaires que je distribuai, cette dissertation ne fut guère connue en Suisse que par le rapport favorable que je dois à votre indulgence. Bientôt je fis en français, sur le même sujet, un travail qui est le développement du premier, avec des corrections et de nombreuses additions 3 . Il faut attribuer surtout au défaut de relations directes entre les librairies de la Hollande et celles de la Suisse le petit nombre de lecteurs qu’il a trouvés dans mon pays. Les éloges que lui donnèrent des hommes d’un mérite reconnu , parmi lesquels j’eus le bonheur de vous retrouver, m’encouragèrent. Mais plus j’avançai dans la carrière où je m’étais lancé, plus je remarquai la grandeur des difficultés que j’avais à surmonter, et combien il m'importait de redoubler de zèle pour me distinguer par quelque succès qui pût profiter tout à la fois à ma patrie et à la science. Je puis dire que mon bon génie m’a toujours protégé contre les séductions de l’amour-propre et de la /XV/ vanité. Je ne me fis pas longtemps illusion sur certains défauts de ce nouveau travail. Il me parut bientôt trop imparfait pour justifier l’idée avantageuse qu’on s’en était formée, et dès lors je ne considérai les éloges dont il avait été l’objet que comme des encouragements et une obligation de le revoir un jour. Il laissait dans mon esprit des doutes que j’espérais éclaircir, quand quelque circonstance favorable m’aurait fourni l’occasion de me procurer des renseignements que je ne pouvais obtenir que dans ma patrie, où d’ailleurs il convenait de le publier pour le faire connaître au public auquel il était particulièrement destiné. Je me félicite d’avoir différé la reprise de ce travail; car, bien que persuadé de son imperfection, je fus longtemps sans soupçonner la gravité des erreurs que contient la première partie, intitulée: Histoire des trois premiers Cantons jusqu’au traité de Brunnen. Je pensais que l’émule des grands historiens de l’antiquité avait tout dit sur cette matière. Comme les disciples de Pythagore, je croyais à l’infaillibilité du Maître, et je répétais avec tant d’autres:

« ein glaubenswerther Mann ,
Johannes Müller, bracht’ es von Schaffhausen. » 4

Cependant, alliant à la philologie ou à l’étude des belles-lettres celle de l’histoire de l’antiquité, je laissai reposer mon livre pour entreprendre d’autres travaux.

L’examen des sources et de l’autorité de Cornelius Nepos 5 , des études sur quelques autres parties de l’antiquité , en particulier sur l’histoire de la Cappadoce et de /XVI/ ses rois, en me faisant parcourir le vaste champ de la littérature ancienne, développèrent mon jugement et mûrirent mon esprit. En comparant à des monuments, dépositaires de la réalité, en classant, coordonnant, discutant les récits épars des anciens, en les faisant passer au creuset de la critique, je pus me convaincre que « l’investigation tue le préjugé » , et j’appris à me défier de plus d’un ouvrage historique qui jouit d’une certaine réputation. Celà joint à la conviction que firent naître en Angleterre, en France, dans les Pays-Bas, en Allemagne la découverte et l’étude d’un grand nombre de documents, que l’histoire de ces pays, telle que nous la lisons, n’est ni exacte, ni complète, me fit supposer que notre histoire, dans laquelle j’avais cru remarquer des contradictions, pourrait bien n’être pas aussi authentique, aussi certaine qu’on le dit communément.

L’Institut royal des Pays-Bas, à Amsterdam, venait de faire imprimer mon mémoire sur la Cappadoce 6 . Pendant près de dix ans je n’avais rien appris contre l’authenticité de l’histoire de Guillaume Tell, lorsque parurent successivement le recueil de documents publiés par M. Kopp, qui en passant jette de nouveaux doutes sur ce qui concerne le héros d’Uri, l’opuscule de M. J.-L. Ideler, intitulé die Sage von dem Schuss des Tell, et un article très-intéressant dans la Gazette d’Etat de Prusse, écrit à l’occasion de la publication de l’ouvrage remarquable que je /XVII/ viens de nommer. L’auteur de cet article, séduit par une découverte du professeur de Lucerne, révoque en doute l’existence de Gessler, partant celle de Tell, quoique M. Ideler affirme, comme le Nestor des historiens d’Allemagne, et comme vous, Monsieur, que j’en ai solidement établi la réalité. Considérant comme un épisode ce que nous appelons histoire de G. Tell, il l’examine sous le point de vue esthétique, comme une œuvre de l’imagination et de l’art.

Quoique mon travail sur l’histoire de G. Tell me paraisse justifier à plus d’un égard le jugement favorable qu’en ont porté des juges non prévenus, cependant, quand je reviendrai sur cet objet qui m’a déjà tant occupé, je ferai un travail nouveau, pour lequel j’ai recueilli des matériaux et des notes d’un grand prix. Il ne me faudra, pour réaliser ce projet, que du temps, la santé, et l’encouragement de mes concitoyens, qui, intéressés à voir exposer dans son vrai jour une des scènes les plus mémorables de notre histoire, s’empresseront sans doute de me communiquer leurs notes et leurs observations sur un sujet qui a fatigué déjà tant de têtes.

Les réflexions que le temps et l’expérience font naître me montrèrent la nécessité de refaire avant tout la partie de mon travail qui a pour objet l’histoire primitive des Waldstetten; mais je devais pour cela me trouver en Suisse. On peut sans doute se procurer, même à une grande distance, des pièces authentiques, mais ce n’est que sur les lieux que l’on peut obtenir certains renseignements d’une grande importance. Ce n’est pas de la conversation et des lumières de Messieurs G. de Mulinen, L. Wurstemberger, F. de Gingins, L. Vulliemin et /XVIII/ d’autres compatriotes dont la Suisse s’honore, que, nouveau venu dans mon pays, j’ai le moins profité. En nommant ces hommes aussi distingués par leurs talents que par leurs qualités aimables, je ne prétends point leur donner une part directe à un ouvrage dont je dois seul assumer la responsabilité. — Pour le composer, les extraits d’un bon nombre de chroniques tant latines qu’allemandes , dont la bibliothèque de la Haye possède une riche collection, me paraissaient insuffisants. Je n’avais rassemblé, pour ainsi dire, que de maigres lambeaux de la plupart de ces ouvrages secs, écrits sans goût, composés sans esprit d’ordre, sans critique, se répétant ou se contredisant, rapportant des ouï-dire, des traditions, un mélange de faits historiques et d’absurdités; de telle sorte que le lecteur, embarrassé par une crédulité qui offre si peu de garantie, est souvent indécis sur le choix qu’il doit faire, vu que, à part les erreurs qui sautent aux yeux, il peut se tromper en prenant pour faits exacts des rapports qui n’ont souvent que l’apparence de la réalité. Car, on a beau dire, les chroniques ne sont pas des documents, et rarement elles remplacent des monuments. Pour ne parler que de celles de la Suisse, quiconque les a lues, comparées, et a tâché de les concilier, refusera de souscrire l’opinion de ceux qui pensent qu’elles ont tout dit et qu’elles ont bien dit. On ne connaîtra la valeur réelle de nos chroniques, on ne pourra les apprécier justement, que lorsqu’on en aura fait une étude sérieuse, indiqué les sources où leurs auteurs ont puisé, leur authenticité et le degré d’autorité ou de foi qu’elles méritent. L’ouvrage de Haller, précieux sans doute, est cependant fort incomplet à cet égard. Outre des recueils de /XIX/ documents, l’histoire et l’examen critique des chroniqueurs et de leurs travaux est, à mon avis, un ouvrage indispensable , qui nous manque. Je ne peux que recommander cet objet à nos sociétés d’histoire suisse. Combler cette grande lacune, ce serait, je crois, rendre à la science un service signalé.

Vous voyez, Monsieur, que je suis loin de vouloir frapper d’anathème nos chroniques, monuments respectables de l’ancienne littérature suisse, dépositaires de bien des détails que nous ignorerions si le temps ne les eût épargnées. Quelques-unes m’ont révélé des faits importants qui sont à l’épreuve de la critique la plus sévère; mais considérées dans leur ensemble, elles ne m’ont pas fourni des matériaux assez solides pour construire l’édifice dont j’avais tracé le plan. Je voyais de plus en plus qu’il n’était possible de confirmer les rapports de Muller et de Tschudi, ou de réfuter ces écrivains et de rétablir notre histoire qu’à l’aide des documents.

Cette opinion n’est pas nouvelle: des juges plus compétents que moi en pareille matière l’ont énoncée avant moi. «Les histoires cantonales de la Confédération suisse », a dit le rédacteur de la feuille hebdomadaire de Soleure, « fourmillent de mensonges, d’erreurs et de demi-vérités, de sorte que pour composer une histoire authentique de la Suisse, il faut avant tout examiner scrupuleusement les sources dont elle doit découler. On a trop abusé de la bonne foi et de la crédulité pour que ceux qui ont été dupes ne demandent pas de tout voir appuyé sur des preuves irrécusables » 7 . — « L’ouvrage que j’offre au /XX/ public, » dit à son tour le célèbre auteur de l’histoire du peuple d’Appenzell, « confirmera le témoignage de ceux qui déclarent que l’on ne peut espérer de posséder une histoire véritable de la Suisse, que lorsque les autres cantons auront fait paraître de semblables recueils de documents. » 8 Enfin, M. Kopp affirme aussi que « notre histoire doit être soumise à un nouvel examen. » 9

Malgré ces déclarations positives et les doutes qui s’étaient élevés dans mon esprit sur l’authenticité de notre histoire, j’hésitais encore. Je craignais de passer d’un extrême à l’autre, de porter une main sacrilège au monument que Muller a élevé à la gloire de nos ancêtres. Je voulais échapper au blâme de m’être attaqué au nom que l'historien de Schaffhouse a illustré, et à la réputation de son élégant et habile traducteur, qui n’aurait pas entrepris de faire passer l’ouvrage de J. de Muller dans une autre langue, s’il n’eût été convaincu de son utilité. Sans me laisser séduire par les attraits de la nouveauté, je me mis à comparer, à discuter. La précieuse collection de documents publiée par M. Kopp et les observations qui l’accompagnent, ainsi qu’un grand nombre d’autres chartes, et les chroniques m’occupèrent longtemps. De cet examen consciencieux, entrepris dans l’unique désir de connaître la vérité et d’être utile, me parut résulter: 1º que nous n’avons pas une histoire de la confédération suisse fondée sur un principe vrai, que par conséquent la partie la plus importante de cette histoire est /XXI/ à refaire; 2° que M. Kopp est exagéré dans ses principes, au point que s’il s’agissait d’opter entre ses préjugés et ceux de Muller, je donnerais sans hésiter la préférence aux derniers.

Monsieur, il me paraît convenable de dire d’une manière plus explicite ce que je pense des ouvrages de Tschudi, de Muller et de M. Kopp, et d’indiquer la marche que j’ai suivie dans celui que je publie aujourd’hui.

Tschudi a rendu à la science historique des services incontestables, qui lui ont valu le beau nom de père de l'histoire helvétique. Non content de recueillir un grand nombre de faits traditionnels, de consulter les chroniques dont l’existence lui était connue, cet homme infatigable, dont l’esprit était enrichi de connaissances variées, vastes pour son siècle, s’appliqua surtout à former une collection de documents. Cet homme, bien supérieur à ses devanciers, comprenait l’importance d’un travail historique fondé sur des témoignages irréfragables. C’est ce recueil de documents, d’autant plus précieux que les originaux de plusieurs sont perdus ou égarés, qui a surtout inspiré aux siècles suivants un profond respect, une grande vénération pour la mémoire de Tschudi.

Toutefois, si cet annaliste a rendu de grands services en rassemblant des diplômes, des chartes, il en a rendu de moins éclatants comme interprète de ces monuments et comme historien. Manquant d’esprit de critique, imbu de préjugés, il a été rarement heureux dans l’interprétation des chartes nombreuses qu’il a publiées. Adoptant sans examen comme vrai, comme fait réel, ce qui était une illusion, un prestige, méconnaissant ou plutôt /XXII/ ignorant les rapports qui avaient existé entre l’Helvétie et l’Empire, les liens étroits qui autrefois unissaient l’une à l’autre, prenant pour base de son histoire la tradition, avec ses vérités et ses erreurs , dominé par une haine irréconciliable pour l’Autriche, toujours prêt à précéder d’une introduction erronée ou à accompagner d’observations non fondées les documents qu’il publie, sans comprendre le véritable sens et saisir l’esprit de ces monuments, qu’il ne reproduit pas même toujours d’une manière exacte ou complète, il ne nous a donné que des matériaux pour l’histoire, non une histoire véritable. Et si son opinion a trouvé tant de partisans, c’est qu’ils n’ont pas même supposé que Tschudi ait pu se tromper; c’est encore que , n’ayant pas examiné, étudié, comparé les documents, discuté la matière, pesé les raisons de Tschudi, ils n’ont pu écarter les prestiges pour juger sainement les objets qu’ils ne voyaient qu’avec des yeux fascinés. C’est enfin que, par une insouciance qu’il est plus facile d’expliquer que d’excuser, ils ont admis sans réflexion ce qu’on a toujours raconté, même les choses les plus contradictoires.

Ce que Thucydide a dit en quelque endroit de son ouvrage trouve ici son application. Ce grave historien, après avoir exposé l’ancienne condition des états de la Grèce, dont ses contemporains n’avaient que des idées confuses , fait cette remarque: « Les hommes s’enquièrent si peu de ce qui s’est passé dans leur propre pays, qu’ils acceptent sans examen les uns des autres les bruits qui se sont répandus. » Après en avoir cité des exemples frappants, il ajoute: « La recherche de la vérité est pour /XXIII/ la plupart chose si pénible, qu'ils préfèrent admettre comme faits réels ce qu'ils entendent raconter. » 10

Les pâtres des Alpes, ignorant jusqu'à leur origine, prétendaient avoir été toujours indépendants, et ils prouvèrent par leur conduite qu’à force de le répéter ils avaient fini par le croire sérieusement. Lequel d’entre eux eût voulu les désabuser pendant les longues guerres avec l'Autriche, qui faisait tous ses efforts pour reconquérir ce qu'elle avait perdu? Les descendants des héros du Morgarten, plus disposés à brandir la hallebarde qu'à manier la plume, restèrent fidèles à la tradition de leurs pères. Il est facile de prouver par un document du 15 mai 1443 (Tschudi II, 365) qu'à cette époque ceux de Schwyz ne connaissaient plus exactement leur propre histoire, ni celle de leurs confédérés 11 . Est-il surprenant que Tschudi se soit trompé? Le préjugé a continué d'exercer un empire si absolu, que malgré un grand nombre de documents et les témoignages de deux chroniqueurs très anciens, Jean de Winterthur et Conrad Justinger, qui auraient dû dessiller les yeux de nos historiens modernes, ou du moins leur suggérer l'idée d’un examen sérieux de la question, l'opinion d'une liberté vierge dans les Waldstetten a prévalu. Elle était formulée en article de foi. Personne n’osait attaquer cette croyance. Il semblait qu'elle était le palladium, la sauve-garde des libertés /XXIV/ helvétiques, qu’à elle étaient attachées les destinées de la confédération suisse.

Comme Tschudi, Jean de Muller a eu pleine confiance dans la tradition. Il a commis, en général, les mêmes erreurs que son devancier. On peut dire qu’il a considéré l’ouvrage de Tschudi comme un recueil de matériaux dont on pouvait tirer parti, et que, nouveau Prométhée, il a communiqué la vie à cette masse inerte en dérobant une parcelle du feu céleste. Il nous rend le fond de l’ouvrage de Tschudi, revêtu de tout l’éclat d’un brillant style. Muller avait du génie et, ce qui en est inséparable , du goût avec une imagination vive et féconde. Comme Hooft, le plus profond, le plus grave historien des Provinces - Unies, il a choisi pour modèle le plus grand, le plus vertueux des historiens romains. Comme Hooft, il a souvent la touche hardie, mâle, vigoureuse de Tacite, dont il est encore l’émule par la noblesse des sentiments, la force et l’élévation des pensées. Comme Tacite et Hooft, il inspire le dégoût du vice, l’amour de la vertu, la haine de la tyrannie: comme eux, il est parfois obscur. Grand peintre, grand poète, Muller possédait l’admirable talent de grouper les faits, de réunir en un corps harmonieux tant d’histoires particulières et en quelque sorte hétérogènes. Lui seul eut l’art de rendre nationale l’histoire de tant de petits peuples indépendants, souvent ennemis, et d’y intéresser non-seulement tout ce qui porte le nom de confédéré suisse, mais encore les nations étrangères.

Muller, s’élevant sur les ailes du génie, n’aspirait point à descendre dans la région de la raison froide. Il était peintre et poète avant tout, la critique compassée n’était /XXV/ pas de son domaine. Aussi son histoire de la confédération suisse offre-t-elle ample matière à la discussion. Ce jugement paraîtra sévère, peut-être injuste même à ceux qui considèrent Muller comme un historien toujours vrai, et qui pourront opposer aux citations qui accompagnent mon ouvrage l’armée de notes qui escorte le texte de Muller. La valeur de ces témoignages ne consiste pas dans le nombre, mais dans le sens qu’ils présentent. La grande faute de Muller, comme de Tschudi, a été d’ajouter trop de foi à une tradition obscure. Le préjuge les a souvent empêchés l'un et l’autre de reconnaître la vérité et de saisir le sens propre des documents. Ils ont allégué pour preuve de leur assertion ce qu’il fallait prouver. Il ne suffisait pas de dire que les Suisses prétendaient être libres de temps immémorial, il fallait examiner s’ils disaient vrai, surtout parce qu’on ne peut concilier les documents avec cette opinion. Or, c’est ce que Muller et Tschudi n’ont pas fait.

Muller a adopté sans hésiter l’opinion reçue: il a considéré , dès son début, la charte de 1240 comme confirmant , sanctionnant un ancien ordre de choses, tandis qu’elle était une nouveauté. Il est vrai qu’à certains égards l’erreur commise par Muller et Tschudi est d’autant plus excusable, qu’en effet il y a des documents qui semblent justifier l’opinion qui revendique en faveur des Waldstetten une liberté très-ancienne, tandis que d’autres la réfutent. J’ai, le premier je crois, tâché d’expliquer cette contradiction manifeste, et d’en donner la raison.

De même que Tschudi, Muller a admis comme existant de temps immémorial un ordre de choses qui était à venir.

Il a confondu l’existence de la confédération avec sa /XXVI/ naissance. Outre cette erreur, qui défigure notre histoire, un autre tort de Muller et de nos historiens des siècles passés a été d’expliquer les documents par les chroniques, tandis qu’il fallait éclaircir, expliquer, commenter les chroniques et rectifier les erreurs de la tradition par les documents.

Selon l’opinion d’un de nos concitoyens, homme d’un grand mérite, l’histoire de la confédération suisse est non dans le texte de Muller, mais dans ses notes. Doué d’un brillant génie, nourri de la lecture des anciens, Muller résolut d’arracher à l’oubli et de faire revivre dans tous les cœurs l’histoire des beaux temps de la confédération , qui paraissait réléguée et comme ensevelie dans les gros volumes du chroniqueur glaronais. Après avoir rassemblé les matériaux épars, il en composa un tout harmonieux , et forma en véritable artiste un admirable tableau qu’il offrit à ses compatriotes. Muller n’a pas voulu faire une histoire critique: l’évidence historique n’était pas ce qui l’intéressait essentiellement. Il a voulu donner aux Suisses un enseignement moral et politique; il a fait des tableaux, et tout ce qui ne pouvait convenablement entrer dans le cadre a dû trouver place dans les notes. Ces notes, extraites de chroniques et de nombreux documents, et qui sont les résultats d’une immense lecture, sont postérieures à la composition de l’ouvrage. Elles n’exercèrent , à ce qu’il paraît, aucune influence sur l’opinion que Muller s’était formée de notre histoire. Ce qui semble le prouver, c’est le nombre considérable de notes ajoutées à celles de la première édition, sans que le texte ait subi le moindre changement notable quant au fond et à l’esprit de l’ouvrage. /XXVII/ Si sous un rapport l’histoire de la confédération suisse par Jean de Muller est un travail imparfait, à d’autres égards l’estime dont elle jouit lui est acquise à des titres qui lui assurent l’immortalité. Non-seulement vous avez des droits à la reconnaissance du public français, mais encore vous avez bien mérité de la patrie en faisant passer dans la langue d’un grand nombre de nos compatriotes ce chef-d’œuvre de composition et de style, les pensées élevées et les sentiments généreux de son auteur.

A cet aveu franc et sincère, qui prouve que je suis plus disposé à payer à la mémoire de notre J. de Muller le tribut d’éloges qu’elle réclame, qu’à rapetisser ce à quoi je ne puis atteindre, il est superflu d’ajouter que je n’ai eu d’autre intention que celle de rectifier les erreurs de mon précédent travail, dont pas une page n’a été conservée en entier. Je dois une partie de celui que je publie à M. J. -E. Kopp, qui a rendu et qui rend encore à la science historique d’éminents services. Le plus souvent d’accord dans le rétablissement des faits avec le professeur de Lucerne, je n’ai pu l’être toujours dans leur appréciation. Certes ce n’était pas la partie la moins difficile de la tâche que j’avais entreprise. La conduite des pâtres des Alpes a été jugée diversement depuis Jean de Winterthur, ardent défenseur de la cause des ducs d’Autriche, dont il était le sujet. Si Muller, comme Tschudi, voit une usurpation dans les actes de l’Autriche et une restauration dans les résultats de la bataille de Morgarten, M. H. Leo, m’a-t-on dit, qualifie du nom de Bauernstolz, ou d’orgueil rustique, le mouvement insurrectionnel des Waldstetten. Je laisse à juger ce que serait une histoire de nos premiers confédérés sortie de /XXVIII/ la plume envenimée qui a flétri les lauriers du plus noble personnage des temps modernes, de Guillaume d’Orange, défenseur des libertés civiles et religieuses des Pays-Bas, qu’il fit triompher du despotisme espagnol. Le professeur de Halle, mieux instruit par la publication des Archives de la maison d’Orange-Nassau, a reconnu son erreur. Il rectifiera sans doute le jugement qu’il a porté des hommes des Waldstetten quand il aura mieux étudié leur histoire. M. Kopp ne tient pas compte du désir de l’émancipation qui, né d’une multitude de circonstances inévitables, s’empara des esprits dans plusieurs contrées de l’Europe. Il ne reconnaît pas les véritables causes qui amenèrent le changement politique qui s’est opéré en Helvétie au quatorzième siècle. On le voit à regret se parquer dans le cercle étroit d’une légitimité qui n’est point incontestable , et déclarer que les actes des habitants des Waldstetten ne furent qu’une violation des droits de l’Autriche, tandis que, si l’on voulait remonter à la source de ces droits, on verrait qu’ils furent eux-mêmes une usurpation.

M. Kopp combat l’erreur pour faire triompher la vérité et le droit (préf. p. xx). J’ai cherché avec lui, et à la clarté de son flambeau, la vérité, l’exactitude des faits, mais j’ai dû me séparer de lui dès qu’il s’est agi de droit. Ce mot est d’une grande élasticité, surtout quand il est question des temps féodaux: il admet bien des interprétations. M. Kopp aurait dû en déterminer le sens. Si l’on considère ce droit comme une nécessité des choses, comme la suite inévitable de certains événements, il faut, pour être conséquent, en reconnaître l’abolition comme le résultat d’autres causes inévitables. Il fallait montrer par quelle loi immuable les princes d’Autriche pouvaient /XXIX/ exercer ce droit sur un peuple qui voulait être libre. Ne serait-ce pas le cas de dire summum jus, summa injuria, le souverain droit est une souveraine injustice? Ce droit exercé sur le peuple, le peuple avait-il concouru à l’établir? l’avait-il sanctionné, garanti? avait-il pris de lui-même , sans contrainte, l’engagement de l’observer, de le respecter? Non, puisqu’il n’avait pas même été consulté. Ce peuple, qui aspirait à la liberté, qui voulait s’affranchir, avait assez manifesté ses intentions par des actes énergiques; il suffit d’indiquer ici le refus de jurer la paix générale, refus qui équivalait à une déclaration de guerre. Ce mouvement insurrectionnel n’était pas l’œuvre d’une faction. Il avait ses causes dans l’esprit du siècle, dans des circonstances qui poussaient à l’émancipation, à une condition meilleure les peuples soumis au régime de la féodalité. Il fut spontané, la libre manifestation des sentiments et des besoins du grand nombre. La bataille de Morgarten trancha la question d’indépendance ou de servitude prolongée. Le fait était accompli, il changeait le droit. Ce n’était point la rupture d’un contrat: c’était la conséquence de faits indépendants de la pure volonté humaine.

Il ne faut pas toujours accuser les masses des révolutions qui agitent le monde: souvent il faut en imputer les causes à ceux qui exercent sur eux leur empire. Il s’est opéré quelques révolutions violentes qui n'auraient pas eu lieu si le souverain avait mieux connu son siècle, compris les causes morales des mouvements qui l’agitaient , et s’il avait su céder à propos. Je n’en citerai que deux exemples qui concernent la maison d’Autriche: Albert et Philippe II perdirent, par leur opiniâtreté, l’un /XXX/ l’Helvétie, l’autre les Pays-Bas septentrionaux, qui se constituèrent en républiques que l’Europe dut reconnaître.

Les pâtres des Alpes et, après eux, leurs voisins ont détruit la domination de l’Autriche en Helvétie; c’est un fait que l’on ne peut nier. Ils ont secoué le joug des ducs de cette maison , comme les habitants des Pays-Bas ont secoué celui de Philippe II, comme les provinces d’Amérique ont secoué celui de la Grande-Bretagne, de l’Espagne, du Portugal. Ils ont prouvé « qu’il est impossible de rendre esclave un peuple qui a la ferme volonté d’être libre. »

Je vois une véritable révolution où Muller n’a vu qu’une restauration et M. Kopp une usurpation.

Je ne parvins à ce résultat que par une étude sérieuse des documents et un examen attentif des faits. Je ne voulais pas détruire, mais restaurer. Afin de procéder avec quelque espoir de succès dans mes recherches, je pris la position que m’indiquait ma conscience, entre la tradition peu éclairée qui admet tout sans examen, et le scepticisme qui, pour fonder un système étranger à notre foi, renverse sans pitié ce qui a été établi. C’est surtout depuis Niebuhr, dont je suis loin de méconnaître le mérite et les services réels rendus à la science, que s’est formée une école, qui, surpassant en tout son modèle, s’est signalée par des ravages et des reconstructions sur le domaine de l’histoire. Maint partisan de ce système, après avoir joui du plaisir de dire quelque chose de nouveau, s’est vu forcé de se rétracter. Cela se verra encore souvent.

Mais il n’en est pas moins vrai que l’histoire de la Suisse doit subir une révision. La partie dont je me suis occupé, quelque petit que paraisse le cercle qu’elle embrasse, /XXXI/ présentait beaucoup de difficultés. Il fallait une sérieuse étude des documents et des chroniques, des recherches scrupuleuses, souvent minutieuses; il fallait surtout de la persévérance. Il est telle partie du petit volume que je publie aujourd’hui, que j’ai reprise et refaite plusieurs fois. J’ai tâché d’éviter les écueils auxquels expose un pareil travail d’exploration. Sans prendre exactement pour régie le précepte d’Ovide, medio tutissimus ibis — inter utrumque tene, c’est-à-dire, sans suivre servilement le système du juste-milieu, qui, comme on le voit, n’est pas nouveau, j’ai tâché non-seulement d’éviter les extrêmes, mais encore, et surtout, de me pénétrer de l’esprit de notre histoire. J’ai marché en tâtonnant et avec prudence dans le labyrinthe du monde féodal, et saisissant avec empressement le fil conducteur que me montrait le flambeau de la critique, éclairée elle-même par la lumière qui jaillissait des documents, j’ai trouvé, ou je crois du moins avoir trouvé l’issue du dédale dans lequel je m’étais aventuré.

Sous le modeste titre d’Essai, qui me parait si bien convenir à un ouvrage dont le sujet offrait des difficultés telles qu’un faux pas, une simple méprise, pouvait m’entraîner à de nombreuses erreurs, j’ai tâché de montrer le caractère de notre ancienne histoire, de poser solidement la base sur laquelle il faudra, selon moi, construire l'édifice historique de la confédération suisse. Mon ouvrage, tout de discussion sur des points obscurs, prouve que je n’ai pas eu l’intention d’écrire une histoire suivie, de narrer tous les événements. Souvent il me suffisait d’en indiquer la nature, la marche, ou les causes et les effets. Aussi n’ai-je point passé en revue tous les détails, /XXXII/ tous les faits vrais ou supposés qui sont consignés dans nos annales, ni cherché à réfuter des histoires spéciales ou cantonales, bien que j’aie lu celles qui ont rapport aux pays dont je me suis occupé. Il me fallait examiner la partie la plus importante de notre histoire, qui en est le centre vers lequel les autres convergent. Si j’avais voulu m’arrêter à chaque détail, j’aurais composé deux fastidieux volumes qui eussent trouvé leur débit dans la boutique de l’épicier. J’ai voulu découvrir l’origine et suivre le développement des libertés des Waldstetten, jusqu’à l’époque où les peuples de ces intéressantes vallées confirmèrent leur indépendance par un acte de souveraineté. Je pouvais m’arrêter là, d’où il est facile de trouver la raison des événements postérieurs qui tendirent à rendre libres tous les peuples de l’Helvétie, qui entrèrent successivement dans la confédération. Je ne me suis pas placé sur le terrain des hypothèses: j’ai voulu rester sur le terrain d’une raison froide et sévère, sur le terrain de l’histoire et des faits. A part quelques conjectures, dont plusieurs m’ont paru la déduction de faits bien établis, tout ce que j’ai dit repose sur des preuves authentiques, et les sources sont citées avec fidélité. Mais si je me suis appliqué à découvrir la vérité, je ne prétends pas avoir toujours réussi. Le titre d’Essai prouve que, dans l’idée de l’auteur, ce n’est point un livre qui lui donne la propriété inaliénable du sujet en ôtant à d’autres l’espérance de réussir après lui. Je ne tire point vanité de ce travail. Je n’ai pas plus cherché une vaine gloire que je n’ai cherché des avantages matériels. Mon ouvrage est une œuvre patriotique; les veilles qu’il m’a coûtées ont été consacrées à la patrie. J’ai donc lieu de croire qu’on le /XXXIII/ jugera avec impartialité, qu’en rendant, selon la justice, à M. Kopp la part qui lui en revient, on reconnaîtra le service que j’ai rendu aux Suisses qui parlent la langue française, en leur donnant les résultats d’un grand nombre de documents écrits en langue allemande. Ils trouveront dans un ordre régulier, logique, les observations empruntées de l’ouvrage de M. Kopp, dans lequel elles sont éparses, sans liaison, servant de commentaires aux documents qu’il a publiés, comme il convenait, dans leur ordre chronologique.

Il me semble que j’ai un titre non-seulement à l’indulgence de ceux de mes compatriotes qui s’occupent de travaux semblables, mais encore à leurs conseils, à leurs lumières, à leur secours. Je dirai avec Leibnitz: « Je souhaite que ces personnes voient mon ouvrage, qu’elles l’examinent, car je suis des plus dociles, et rien n’est plus propre à avancer la science que les considérations et les remarques de personnes de mérite, lorsqu’elles sont faites avec attention et avec sincérité. »

Veuillez, Monsieur, accueillir cet Essai avec bonté, et continuer votre bienveillance à l’auteur, qui vous a voué des sentiments que rien ne saurait altérer.

Lausanne, octobre 1839.

J. J. Hisely.


Notes:

1 « A tous les cœurs bien nés que la patrie est chère!»
Ce beau vers de Voltaire, dont celui de Schiller rend, mais avec plus d’énergie, la noble pensée, a été tant répété qu’on n’ose, pour ainsi dire, plus le citer.[retour]

2 Dissertatio historica inauguralis de Gulielmo Tellio, libertatis helvetiæ vindice. Groningæ, 1824. VIII et 69 pages. [retour]

3 Guillaume Tell et la révolution de 1307, etc. Delft, 1826. [retour]

4 Wilhelm Tell, ein Schauspiel von Schiller, Aufz. V , Auft. I. [retour]

5 Disquisitio critica de fontibus et auctoritate Cornelii Nepotis. Delphis Batavorum. 1827. [retour]

6 Disputatio de Historia Cappadociæ, cui præmittuntur descriptio Cappadociæ et disquisitio de Cappadocum origine, lingua, religione. Cum tabula geographica. (4 et 253 p. in 4°.) ex Vol. VIto. Comment. lat. Instituti Regii Belgici; non de Belgique, comme l’a dit la Bibl. univ. de Genève, avril 1838. Belgium fœderatum désignait les Provinces-Unies ou les Pays-Bas septentrionaux. [retour]

7 Luthy, Solothurner Wochenblatt 1823. S. 5. [retour]

8 Zellweger, Geschichte des appenzellischen Volkes, 1831. Bd. I. Vorr. S. III. [retour]

9 J.-E. Kopp, Urkunden zur Geschichte der eidgenössischen Bünde. 1835. Vorwort. S. IV, où se trouvent les deux citations précédentes. [retour]

10 ὁί γἁρ ἄνϑρωποι τἁς ἀκοἁς τῶν προγεγενημἐνων, καί ἤν ἐπιχώρια σφίσιν ᾖι, ὁμοίως ἀβασανίστως παρ’ ἀλλήλων δέχονται. […] ούτὥς ἀταλαίπωρος τοῖς πολλοῖς ἡ ξήτησις τῆς αληϑείας, καί ἐπὶ τἀ ἓτοίμα μᾶλλον τρέπονται Thucyd. I, 20. [retour]

11 M. Kopp a déjà fait cette remarque, Docum. p. 127. [retour]