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Mémoires et documents de la Société d’histoire de la Suisse romande

Edition numérique

 

Frédéric de GINGINS-LA-SARRAZ

Annales de l'abbaye du Lac-de-Joux depuis sa fondation jusqu'à sa suppression en 1536

 

 

 

Dans MDR, 1842, tome 1 seconde partie, p. 6-140

© 2018 Société d’histoire de la Suisse romande

FONDATION
DE L'ABBAYE DU LAC-DE-JOUX.

On conservait jadis à l'Abbaye du Lac-de-Joux un document d'une haute antiquité, portant la date de l'an 1140 de l'incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ. Il avait été rédigé pour suppléer à la mémoire infidèle des hommes et transmettre à la postérité la plus reculée le souvenir de la fondation de cette abbaye à laquelle La Vallée fut redevable de ses premiers habitans.

L'original de ce précieux document a disparu, mais il en reste plusieurs copies authentiques, dont l'une remonte au XVIe siècle, (Voir Mém. sur le Rectorat, p. 172). Elle porte: « qu'Ebald sire de La Sarraz, fils de Falcon seigneur de Grandson, avait donné à Gôsbert premier édificateur de la cellule nommée d'abord Leona puis Domus Dei (Maison-Dieu) la pêche du lac et de la piscine ou réservoir pratiqué à l'un de ses bouts, ainsi que l'usage (usamentum) des prés et des bois d'alentour. » Elle ajoute: « qu'Ebald se rendit à Lausanne accompagné de ses nobles féotiers (milites), où il confirma solennellement ces donations, sur les mains de /6/ l'évêque et du chapitre de cette ville. Marin de Cuarnens et ses frères, Milon, Etienne le forestier (Gayus) et Anselme curé de Marsens donnèrent également ce qu'ils pouvaient donner dans la forêt. »

Les termes mêmes de ce document témoignent assez que les donations dont il parle remontent plus haut que la date de la charte, et celle-ci n'explique point suffisamment quelle fut l'occasion de la fondation qu'on y trouve sommairement rappelée; l'on est réduit à chercher cette explication dans les annales monastiques de l'ordre des Prémontrés. Celles-ci nous apprennent que, vers l'an 1120, un ardent et pieux missionnaire nommé Saint Norbert prêchant en tous lieux la réforme des ordres religieux tombés dans le relâchement, avait fondé dans le diocèse de Laon en Champagne une nouvelle congrégation sous la dénomination de Prémontrés. En l'année 1126 il entreprit de se rendre à Rome pour obtenir du pape Honorius II la confirmation de la règle austère qu'il venait d'établir. Le pieux réformateur, quoique né (à Santen près de Cologne) de parens nobles et riches, voyageait à pieds nus, vêtu d'une ample robe de peau de mouton, marchant dans la neige jusqu'aux genoux et convertissant les grands aussi bien que les petits par ses prédications et l'exemple de sa profonde humilité. C'est ainsi qu'après avoir traversé la Haute Bourgogne il parvint dans les sombres et désertes vallées du Jura 1.

Ebald sire de La Sarraz et de Grandson, qui vivait alors, était le seigneur le plus puissant et le plus respecté de la patrie de Vaud. Touché du zèle de l'ardent missionnaire, il voulut sur la fin de ses jours s'associer au mérite de cette œuvre de réforme et contribuer à la propagation des doctrines épurées qu'elle prêchait, en fondant sous la règle sévère de ce nouvel ordre une communauté religieuse dans la Vallée du Lac-de-Joux qui, depuis les temps les plus reculés, faisait partie du patrimoine de ses ancêtres. /7/

Saint Norbert ou, par son ordre, le vénérable Gôsbert, l'un de ses premiers disciples dans le Jura, jeta sur le bord oriental du Lac-de-Joux, à l'endroit où la Lionnaz y décharge ses eaux, les premiers fondemens du nouveau monastère, qui porta d'abord le nom du torrent voisin (Leona). Lorsque les cénobites associés à l'œuvre de Gôsbert eurent construit l'église dédiée à Ste Marie-Madelaine patronne du Lac, l'édifice s'appela Maison-Dieu (Domus Dei), nom qui se changea depuis en celui d'Abbaye de Cuarnens, puis du Lac-de-Joux. Bientôt le nombre toujours croissant de leurs prosélytes obligea les religieux à étendre les constructions de la Maison-Dieu, et à bâtir tout autour des habitations rustiques pour abriter les bûcherons et les artisans de la plaine qu'ils avaient appelés dans ces solitudes pour les aider dans leurs rudes travaux de défrichement et dans la culture des terres propres à leur procurer une chétive et grossière nourriture. Telle est l'origine de l'abbaye et du village du même nom qui l'entourait.

Saint Norbert ayant été appelé à occuper le siège archiépiscopal de Magdebourg, le couvent du Lac-de-Joux passa sous l'autorité ecclésiastique de Vauthier, abbé de Saint-Martin de Laon et vice-général de l'ordre des Prémontrés, auquel Girard de Faucigny, évêque de Lausanne, soumit ce monastère par une charte datée de l'an 1127. Ce fut lui qui constitua définitivement le nouveau monastère sous la règle de Saint-Augustin et la réforme des Prémontrés et qui l'éleva au rang d'abbaye avec un chapitre de douze chanoines réguliers. — Le vénérable Gôsbert étant décédé vers ce temps-là, Pierre de Pont lui succéda dans le gouvernement de l'abbaye avec le titre d'abbé régulier. — Ainsi, la fondation de ce monastère remonte réellement à l'an 1126, et la charte de l'année 1140 qui en consacre la mémoire est postérieure à cette fondation de plusieurs années.

L'institution canonique de l'abbaye du Lac-de-Joux donna lieu, dans la Suisse romande, à la fondation de plusieurs monastères du même ordre: les seigneurs de Marsens, près de Bulle, fondèrent, vers le même temps, l'abbaye d'Humilimont (Marsens) au pied du mont Gibloux, fondation qui fut /8/ confirmée, en 1136, par Guy, évêque de Lausanne. A la même époque, Siginand, prévôt du chapitre de Moutiers, dans l'évêché de Bâle, pour accomplir un vœu fait en présence d'un grand danger, fonda à Bellelay, dans les franches-montagnes, un monastère peuplé de religieux prémontrés tirés de l'abbaye du Lac-de-Joux, fondation qui fut confirmée, en 1141, par une bulle du pape Innocent II. (Voyez Morel, statistique de l'évêché de Bâle, pages 46 et 165.)

L'origine de l'abbaye de Fontaine-André, dans le comté de Neuchâtel, remonte à la même époque; elle fut fondée par dom Richard, abbé du Lac-de-Joux, successeur de Théodoric. On voit, par une charte du 24 février 1143 que dom Richard, abbé du Lac-de-Joux, avec le consentement de Guy, évêque de Lausanne, et sous l'autorité de dom Machelmus, abbé de Corneux, donna à ce nouveau monastère le lieu appelé Fontaine-André (Fons Andrea), situé au revers du Chaumont, près de Voëns, avec les terres, les pâturages, les droits de pêche (piscaria) et tous les produits usuels (usualia) de cette possession, à condition d'y établir un monastère sous la règle de Saint-Augustin et selon l'observance des Prémontrés, soit de l'abbaye de Corneux (ad tenorem corneolensis cœnobii). Il fut réservé que ce nouveau couvent paierait, chaque année, au jour de Sainte Marie-Madelaine, une livre de cire à l'église du Lac-de-Joux comme marque de son obédience envers cette église, mère de celle de Fontaine-André. L'abbé de Corneux fut institué visiteur perpétuel de cette dernière abbaye, mais sans autre droit que celui d'être mentionné dans les prières des religieux. En confirmant cette fondation, l'évêque de Lausanne affranchit l'abbaye de Fontaine-André de tout tribut, réservant, pour lui et les évêques ses successeurs, la confirmation canonique des abbés, leur obédience filiale et l'obligation d'assister aux assemblées synodales du diocèse. Cette charte de fondation est datée du 6e jour avant les Calendes de mars de l'an 1143, Indiction VIe (Archives de Fontaine-André, layette XIIe, cotée A nº1. — Voyez le manuscrit de Choupard, à la Bibliothèque publique de Neuchâtel, Tome Ier). — Il n'est pas douteux que les /9/ premiers religieux de l'abbaye de Fontaine-André furent tirés de celle du Lac-de-Joux. Leur premier abbé se nommait Wido ou Guy, et il y a tout lieu de croire que ce personnage est le même que Wido ou Guy de Marlanie, évêque de Lausanne, qui, dans la même année (1143), résigna l'évêché entre les mains du pape. (Voyez Choupard, loco supra.)

Dans le temps de sa première ferveur, la discipline des Prémontrés était des plus rigoureuses: elle interdisait aux religieux l'usage de la viande, à moins qu'ils ne fussent en voyage ou malades, le jeûne et l'abstinence leur étaient prescrits trois fois la semaine et durant trois mois de l'année. Le pain d'orge, le gruau d'avoine, le laitage de chèvre et le poisson du lac formaient toute leur nourriture, jusqu'à ce que les papes leur eussent accordé la permission de manger de la viande dans les jours gras.

Les Prémontrés étaient vêtus d'une longue robe blanche, de laine grossière avec un sayon plus court, de même étoffe; leur chaperon était d'un gros feutre blanc. En hiver, ils se garantissaient contre les rigueurs du froid en s'enveloppant d'un ample manteau muni d'un capuchon, doublé de peau de mouton ou d'agneau; c'est ce costume qui leur faisait donner par le peuple le nom de Moines blancs.

Ce ne furent pas des hommes seuls qui embrassèrent la règle austère de Saint-Norbert, il y eut un grand nombre de veuves et de filles qui suivirent, au Pays de Vaud, l'exemple de leurs frères ou de leurs maris. D'abord, les religieux et les religieuses habitèrent les mêmes lieux, dans des cloîtres séparés; mais, dès l'an 1137, ce voisinage fut défendu par le chapitre général de l'ordre, et les religieuses augustines furent transférées dans les monastères construits exprès pour elles, dans des localités moins âpres, comme on le verra ci-après. /10/

Pierre de Pont

PREMIER ABBÉ.

Le successeur immédiat du vénérable Gôsbert dans le gouvernement des religieux du Lac-de-Joux paraît avoir été Pierre de Pont, appartenant à l'ancienne famille de ce nom, qui florissait à Pontarlier au XIe siècle, plusieurs membres de cette noble famille paraissant, à cette époque, parmi les bienfaiteurs du prieuré de Mont-Benoit (Droz, histoire de Pontarlier, Preuves, page 267, nº 14). Pierre de Pont paraît avec le titre d'abbé du Lac (Petrus de Ponte abbas de Lacu) dans une charte datée de Lausanne, du mois de mai 1135, par laquelle Wido ou Guy, évêque de Lausanne, confirma à Guigues, prieur de Payerne, toutes les donations faites à son monastère depuis quarante ans. Parmi les témoins de cette confirmation, on remarque Pons, prieur de Romainmotier, et le prieur de Mont-Benoit. Cet acte est le seul, à notre connaissance, qui fasse mention de l'abbé Pierre de Pont, auquel Théodoric avait déjà succédé en l'année 1141.

Théodoric ou Thierry

DEUXIÈME ABBÉ.

Dans l'intervalle de quatorze ou quinze ans, les possessions territoriales de l'abbaye en dehors de La Vallée avaient considérablement augmenté et s'étendaient dans les quartiers du pays les plus opposés. C'est ce qui obligea l'abbé Théodoric ou Thierry à demander à l'évêque de Lausanne la confirmation /11/ générale des donations faites jusque-là à son couvent. Voici quelles étaient ces possessions en 1141, selon qu'elles se trouvent spécifiées dans une charte de l'évêque Guy de Marlanie, qui occupait encore le siège épiscopal de Lausanne (voir la charte Nº XV du Mémoire sur le Rectorat, page 176).

L'abbaye possédait, à la Vallée, la pêche du lac et du réservoir ou la piscine des Brenets, les prés et terres labourables qui entourent le lac, avec l'usage des bois, depuis les sommités du Mont-Tendre et du Risoux, jusqu'au fond de la vallée; à Cuarnens, l'église avec les dîmes des terres et le moulin banal donnés par le fondateur Ebald de La Sarraz, par Uldric de Grandson, Marin de Cuarnens, ses trois frères et ses deux fils Rodolphe et Milon, ainsi que par Willelme et Léotaud de Corbières, tous parens ou vassaux du seigneur Ebald; à La Coudre, le Val Molon (Vallis Molonis), et à Mont-la-ville des terres données par les mêmes W. et L. de Corbières; à Villars-Boson, des terres données par Uldric de Villars; à Ferreires, des terres données par Borcard de Bettens; à Villars Lusseri, à Suscévaz, à Mathod des terres; à Trévelin sous Aubonne, des vignes et des terres qu'une noble dame nommée Fina avait achetées des moines de Lutry pour en faire don à ceux du Lac; à Colombier sur Morges, des vignes et des terres; à St-Saphorin sur Morges, l'église donnée par l'évêque Guy de Marlanie; à Bellevaux (Bellavarda) au Jorat, entre la Tour de Gourze et le mont du Chalet-à-Gobet, un vaste terrain couvert de bois, et des terres à Rueyres (in Rivorio, commune de Chardonne, paroisse de Corsier, près de St. Saphorin) à La Vaux, données par le même prélat; à Chexbres, la moitié des censes des prés donnés par Ardutius de Faucigny, chanoine de Lausanne et évêque de Genève, enfin à Puidoux des dixmes de vin données par Amédée seigneur de Blonay et Corsier sur Vevey (Ibidem, chartes Nos XIV, XV, XVI et XVII, p. 174 à 181).

Le nombre et l'étendue de ces libéralités témoignent assez de l'espèce de popularité dont l'ordre des Prémontrés ou Moines blancs jouit dans le pays dès l'origine de son institution, et de la ferveur qu'elle inspirait précisément à cause de son extrême /12/ sévérité. Néanmoins, la plus grande partie des terres données à l'abbaye du Lac de Joux n'étaient que des déserts stériles et sauvages qu'il fallait défricher pour en tirer quelque profit. Dans ce but, l'abbé Pierre et son successeur, l'abbé Thierry, formèrent des établissemens conventuels ou ruraux sur les différens points du pays où l'ordre avait des possessions, et mirent à leur tête des chanoines de l'abbaye, accompagnés de quelques frères servans, pour diriger le défrichement des bois et l'assainissement des marais, ou pour faire des plantations de vignes, selon que la nature du terrain ou l'exposition du sol le comportait. Ces établissemens portaient le nom de granges (grangiæ) quand leur destination était entièrement agricole et qu'il n'y résidait qu'un seul chanoine appelé Magister chargé de la surveillance de l'exploitation. Telles étaient les Granges de Cuarnens, de St. Saphorin sur Morges, de Trévelin sous Aubonne, de Villars Lussery, de Bellavarda au Jorat et de Rueyres à La Vaux. Quelques-unes de ces granges furent converties en communautés religieuses ou Prieurés conventuels, dont le chef portait le titre de Prieur (Prior); ces prieurés restaient sous la dépendance immédiate de l'abbaye du Lac de Joux.

La grange de Bellavarda au Jorat, appelée plus tard la Clef-aux-Moines dans le territoire actuel de la paroisse de Savigny, existait déjà en 1134 à l'époque de la fondation du monastère de Haut-Crêt à laquelle deux moines de Bellavarda assistèrent comme témoins (voir Zapf, Monum. p. 80); Richard l'un d'eux devint ensuite abbé du Lac de Joux. L'évêque Guy de Marlanie avait donné (vers l'an 1140) à l'abbé Thierry un territoire fort étendu limité par le mont de Gourze, le Chalet-à-Gobet et le ruisseau du Grenet, à condition qu'il y fonderait un monastère de son ordre (Mém. du Rectorat, Nº XV. p. 176) ne renfermant que des hommes. Celui de Rueyres, situé entre Corseaux et St. Saphorin au-dessus des Gonnelles, à La Vaux, était exclusivement composé de religieuses augustines réformées. Un chanoine du Lac, portant le titre de Prieur de Rivorio, gouvernait ces deux maisons. Richard est le premier de ces prieurs dont le /13/ nom soit arrivé jusqu'à nous, il est mentionné dans la charte de donation de l'évêque Guy; Aymon lui succéda dans cette charge; c'est à l'abbé Thierry et à ce prieur qu'Ardutius, évêque de Genève et prévôt du chapitre de Lausanne, donna en 1141 « les censes casuelles des prés à Chexbres destinées, » dit ce prélat, « à pourvoir à l'entretien des sœurs religieuses habitant le monastère de Rivorio dépendant de l'abbaye du Lac de Joux » (Mém. sur le Rectorat Nº XVI. p. 178). Les moines de ces maisons religieuses plantèrent au-dessus de St. Saphorin les vignes qui portent encore le nom de clôs de Rueyres, et celles du clôs-d'Ogo qui passèrent ensuite à l'abbaye d'Humilimont ou de Marsens; elles appartiennent aujourd'hui au Collège de St. Michel de Fribourg (Kuenlin, Dictionn.). Quant aux Augustines de Rueyres, leur couvent subsista jusqu'à l'époque de la suppression générale des ordres monastiques dans le Pays de Vaud; les biens de ce couvent furent ensuite vendus par l'Etat à divers particuliers. Ils consistaient en vignes aux clôs de Rueyres et d'Ogo, soit Eys-générouse, en Montelliers, paroisse de St-Saphorin, à Chardonne, paroisse de Corsier; en prés, bois et pâturages à La-fortunaz et à la Grange-neuve, en Chesaux-Bontier et Eys-Cornalles. (Grosse de Rueyres.)

Richard,

TROISIÈME ABBÉ.

L'abbé Richard est déjà connu comme prieur du couvent de Rueyres; il succéda à l'abbé Thierry et gouvernait l'abbaye du Lac de Joux en 1144. Son abbaye ne pouvant suffire aux nombreux travaux de défrichemens entrepris sur ses différens domaines, l'abbé Richard abergea aux religieux du monastère d'Humilimont un terrain dans le voisinage de Rueyres, pour y planter de la vigne, moyennant un cens ou redevance annuelle /14/ et fixe. Cette amodiation fut confirmée, vers l'an 1144, par Amédée de Hauterive, successeur de Guy de Marlanie, évêque de Lausanne, qui fait mention de cette concession dans sa bulle en faveur de l'abbaye d'Humilimont. (MSC. de Bourquenoud.)

Étienne,

QUATRIÈME ABBÉ

.

Etienne ayant succédé à Richard dans le gouvernement de l'abbaye du Lac de Joux, qu'on appelait pour lors l'abbaye de Cuarnens, il reconnut Ebald, seigneur de La Sarraz et de Grandson, pour vrai fondateur et bienfaiteur de son abbaye, par une déclaration dont les termes sont trop remarquables pour être passés sous silence; la voici suivant l'antique version en langue vulgaire conservée au cartulaire de l'abbaye:

« Pour ce que l'aveugle ambition des choses sollicite sans cesse les cœurs des mortels, ouvertement aspire aux biens d'aultruy, et, méprisant les siens propres, le plus souvent estend violemment ses mains ravissantes à ceux qu'il convoite, voulant prévenir les calumpnies des envieux qui menacent son couvent, et de crainte que, par le laps du temps et le défaut de la mémoire labile, les bienfaiteurs de son monastère ne tombent en oubli, l'abbé Etienne déclare publiquement qu'Ebald de Grandson, sa femme et ses enfans, de leur bégnine faveur, ont donné à Dieu, à l'Eglise de Marie Magdelaine du Lac et aux frères religieux y servant Dieu, toutes les choses qu'ils possédaient par droit héréditaire, dans La Vallée, tout à l'entour du lac, perpétuellement et sans rétention aucune. »

Cette déclaration est datée de l'an 1149 de l'incarnation du Seigneur et munie du scel du chapitre de l'abbaye. (Mém. sur /15/le Rectorat nº XVII p. 179). Les menaces dont parle l'abbé Etienne se rapportent aux prétentions que les religieux de St. Oyens de Joux ou St.-Claude élevaient sur la propriété de la partie occidentale du lac et particuliérement sur le Lieu où dom Poncet avait jadis construit un ermitage (Locus domini Pontii Heremitæ). Ce dom Poncet, dont la mémoire était encore vénérée au XVe siècle par les habitans du Jura, fut vraisemblablement un religieux de St.-Claude qui, de même que le fondateur du prieuré de Mouthe (Mutua) situé sur le revers opposé du mont Rizoux s'était retiré dans les solitudes désertes de La Vallée de Joux, où il avait bâti une cellule et défriché quelques terrains dont l'abbaye de St.-Claude hérita après sa mort, personne ne songeant à lui en contester la propriété.

La renommée de la fondation de l'Abbaye du Lac de Joux et de sa prospérité croissante étant parvenue aux oreilles des religieux bénédictins de St.-Claude excita leur jalousie, ils voulurent faire revivre les droits qu'ils s'attribuaient sur le Lieu de dom Poncet et y envoyèrent quelques religieux qui reprirent possession de la cellule abandonnée de l'ermite mort depuis longtemps, comme le prouve la charte de l'évêque Guy de Marlanie qui attribue formellement à l'abbaye tout le pourtour du lac (undique lacui) sans aucune réserve.

Les Bénédictins du Lieu-Poncet et les Prémontrés de l'abbaye se disputèrent aussitôt la pêche du lac dont ils tiraient leur principale subsistance, et ces discussions de fâcheux exemple duraient depuis plusieurs années lorsque, par l'ordre exprès du pape, Pierre, archevêque de Tarentaise, et Amédée, évêque de Lausanne, furent chargés d'intervenir et d'établir un mode de vivre entre les deux couvens.

Par un arrêt rendu à Lausanne en l'an 1155 (ou 1156), les deux illustres prélats prononcèrent:

1º. Que le nombre des religieux habitant le Lieu de dom Poncet ne pourra excéder celui de dix, savoir quatre profès (cornuti) et six frères lais (laïci) lesquels dépendront de l'autorité spirituelle de l'évêque de Lausanne.

2º. Qu'ils n'admettront dans leur couvent aucun religieux /16/ appartenant à d'autres monastères, et que les récipiendaires seront reçus par l'évêque.

3º. Qu'ils ne pourront point tenir d'animaux pâturans (penitus animal nullum).

4º. Qu'ils ne pourront pêcher au lac qu'un jour et une nuit par semaine, au filet (sagena), avec la ligne tous les jours.

5º. Enfin que, dans le cas où la maison de dom Poncet serait abandonnée par les religieux qui l'habitent, la propriété du Lieu retournerait de plein droit à l'abbaye du Lac de Joux. Cet arrêt établit deux choses importantes, savoir: premièrement, que les moines de St.-Claude, quoique tolérés au Lieu-Poncet, n'étaient pas considérés comme propriétaires de la rive occidentale du lac, et secondement que toute La Vallée était du ressort de l'évêque de Lausanne (Mém. du Rectorat Nº. XVIII p. 181). Il paraît que l'abbaie de St.-Oyens protesta contre cet arrêt, car, dès l'année suivante, elle obtint du pape sa révision. Etienne, archevêque de Vienne en Dauphiné et légat apostolique, assisté du même archevêque Pierre de Tarentaise, fit en 1157 une nouvelle transaction portant: 1º. Que l'abbé de St.-Oyens cède à perpétuité à l'abbaye du Lac de Joux toutes les prétentions qu'il formait, non seulement sur la rive occidentale mais encore sur la rive opposée où se trouvait l'abbaye, pour aussi longtemps que l'ordre des Prémontrés subsistera, réservant tous ses droits dans le cas où les religieux de cet ordre abandonneraient l'abbaye.

2º. Que, pour la possession de la piscine ou du réservoir du Brenet et des prés, les religieux de l'abbaye du lac paieront à celle de St.-Claude une cense annuelle de 160 truites.

3º. Que l'abbaye du Lac restera en paisible possession du Lieu habité jadis par le bienheureux Ponce ermite moyennant une cense de trois sols lausannois et une livre de cire payables à l'abbé de St.-Claude à chaque anniversaire de la dédicace de son église.

4º. Que les habitans des rives du lac pourraient continuer à défricher le sol sur trois de ses côtés, sans toutefois pouvoir y construire de nouveaux bâtimens. /17/

5º. Quant au quatrième côté devers Mouthe c'est-à-dire du côté du Risoux, on ne pourra étendre les défrichemens au-delà d'un jet d'arbalète, lancé en suivant le sentier qui suit la rive occidentale du lac et jusqu'aux bornes qui seront fixées par les abbés de St. Vincent et de Corneux en Bourgogne.

6º. Enfin, dans l'intérêt réciproque des deux monastères, la transaction défendait expressément de faire aucun établissement dans les hautes-joux, situées entre le Lieu de dom Poncet et le prieuré de Mouthe.

Cette sentence, corroborée d'une excommunication contre les renitens, fut rédigée en 1157 en présence des abbés de Bonmont et de Corneux, chanoines de Genève et d'autres personnes notables, parmi lesquelles on remarque Savaric de Trêvelin près Aubonne (Mém. du Rectorat, Nº XIX p. 183). A la vérité cette transaction laissait les religieux de l'abbaye en paisible possession de La Vallée tout entière, mais elle attribuait abusivement, comme on le verra bientôt, à l'abbaye de St.-Claude un droit préexistant de propriété sur le territoire de cette Vallée, droit qui était diamétralement opposé à celui qui appartenait héréditairement aux fondateurs de l'abbaye du Lac; mais, d'un autre côté, les religieux de St.-Claude satisfaits de s'être assuré une bonne part dans la pêche du Lac abandonnèrent bientôt le Lieu de dom Poncet, où ils ne revinrent jamais.

La défense de faire des établissemens ou abergemens entre le Lieu de dom Poncet, cédé aux chanoines de l'abbaye, et Mouthe, qui appartenait à l'abbaye de St.-Claude, était destinée à empêcher que les collisions élevées à l'occasion de la possession du lac ne se renouvelassent plus tard au sujet de la possession du mont Risoux; c'est pourquoi les défrichemens furent limités de ce côté à une zône étroite, parallèle au lac. C'est à ces réserves que la magnifique forêt du Risoux est redevable d'avoir passé presqu'entière dans le domaine de l'Etat, sans subir les morcellemens infinis qui ont atteint les montagnes de la Vallée situées du côté de Vaud. /18/

Gauthier ou Walther,

CINQUIÈME ABBÉ.

Gautier (Gualterus et Walterus en latin) gouvernait déjà l'abbaye du Lac de Joux au commencement de l'an 1168. Au mois d'avril de cette année, il accompagna Landri, évêque de Lausanne, à St.-Maurice en Vallais où il assista comme témoin à la donation que l'évêque fit à cette célèbre abbaye, de l'église de Saint-Aubin en Vully (Archives de St.-Maurice). A son retour à La Vaux, le 1er de mai de la même année, Gautier de Blonay, seigneur de Corsier sur Vevey, assisté de sa femme Burchane, de ses deux fils Pierre et Guillaume et de son frère Willelme, lui fit une donation conditionnelle de 4 muids de froment, 5 muids d'avoine et un muid de vin de rente annuelle, à prendre à Chexbres, où les seigneurs de Blonay tenaient alors des fiefs de l'église de Lausanne. Cette donation à titre d'aumône devait servir à l'entretien des sœurs Augustines de Rueyres, auxquelles Amédée, seigr de Blonay, père de Gautier, avait jadis donné des dîmes à Puidoux.

Le nom de l'abbé Gautier occupe une place importante dans les annales de La Vallée, pour avoir obtenu du pape Alexandre III la première bulle pontificale confirmant les possessions de l'abbaye du Lac de Joux. Cette bulle, donnée au palais de Rialto à Venise est datée du 29 Septembre 1177 (Mém. du Rectorat Nº. XX p. 185). Elle accordait à l'Abbaye des privilèges qui n'appartenaient pas alors à tous les monastères, savoir l'exemption de toute juridiction spirituelle autre que celle du pape et de l'évêque diocésain; le droit d'asile dans l'enceinte du cloitre (claustrum), des prieurés ruraux et des maisons (granjiarum) dépendantes de l'abbaye; celui d'accorder la sépulture à tous ceux que leur dévotion porterait à la choisir dans leurs /19/ cimetières, pourvu qu'ils ne fussent pas morts dans l'impénitence finale. En cas d'interdit général le chapitre eut la faculté de célébrer la messe à portes closes, sans sonner les cloches et en récitant les prières à voix sourde, excluant toutefois ceux qui se trouveront sous le poids d'une excommunication. Elle exemptait de la dîme papale les novales, c'est-à-dire les terrains nouvellement défrichés de la propre main ou aux frais des religieux, et prononçait la peine comminatoire de l'excommunication contre toute personne ecclésiastique ou laïque qui enfreindrait les privilèges du couvent, ou troublerait les religieux soit dans leurs personnes soit dans leurs biens.

L'état des possessions de l'abbaye spécifiées dans cette bulle démontre que, dans le laps de 37 ans, écoulé depuis la charte de l'évêque Guy de Marlanie Anno 1141, les oblations des fidèles, loin de se ralentir, avaient au contraire doublé son avoir; car, outre les domaines mentionnés dans cette charte, l'abbaye avait reçu l'église d'Orny de Bartholomé, seigneur de La Sarraz fils d'Ebald le fondateur, et Hugues, seigneur de Grandson, son petit-fils, neveu de Bartholomé lui avait donné deux moulins à Sainte-Croix avec la Combe de Lantife ou des Nairvaux, et des terres à Essert sous Montagny. Albert de Bettens avait ajouté de nouvelles oblations à Brettigni à celles de son ancêtre Borcard à Bettens, et les seigneurs de Montricher et de Vufflens le Châtel avaient généreusement accordé aux Religieux l'usage de tous les pâturages de leurs domaines; ceux-ci y avaient même ajouté le don d'un terrain à Vufflens le Châtel pour y construire une grange. Louis, seigneur de Mont et ses fils avaient donné aux chanoines de bonnes terres à Châtaignerai et à Luins. Ils avaient en outre acquis des propriétés à Bougy, à Allaman, à Lonay, à Echichens, à Bremblens, à St. Germain, et des censes à Vullierens.

Les domaines de l'abbaye comprenaient des pâturages, des prés, des terres labourées, des vignes et même des châtaigniers, ce qui la mettait à même de pourvoir abondamment à la subsistance des religieux et religieuses de l'Ordre et à celle des nombreux colons qu'ils employaient aux défrichemens et à la /20/ culture de leurs terres, soit à La Vallée même, soit dans leurs établissemens ruraux ou granges, qui se multiplièrent en proportion, sur tous les points, au grand profit du progrès agricole et industriel du pays.

On remarque qu'en donnant des terres cultivées au couvent les donateurs lui cédaient en même temps les familles des colons qui les exploitaient à titre de métayers; ceux-ci se trouvaient inséparablement attachés à ces domaines par l'impérieuse nécessité de travailler pour vivre, qui, de nos jours et nonobstant la liberté qui appartient à tous les citoyens, force le journalier à cultiver la terre d'autrui quel qu'en soit le propriétaire. Cette nécessité, qui dégénéra en obligation par suite de conventions faites entre le seigneur propriétaire primitif du fonds et ceux qui s'engageaient à le cultiver moyennant un salaire représenté par une portion déterminée des fruits annuels de la terre, fut l'origine de la servitude héréditaire appelée main morte ou taillabilité, à laquelle tous les colons établis sur les domaines du couvent se trouvaient également soumis, soit à La Vallée soit ailleurs.

Nicolas I.

SIXIÈME ABBÉ.

Les anciennes difficultés entre les chanoines du Lac de Joux et les moines de St.-Oyens au sujet du Lieu de dom Poncet terminées par la transaction de l'archevêque de Vienne, de l'an 1157, se ranimèrent inopinément par suite d'une bulle impériale accordée à Vullielme Abbé de St.-Claude en date du 16 novembre 1184. Par cette bulle l'empereur, ignorant sans doute les droits antérieurs des seigneurs de La Sarraz, avait concédé à cet abbé les hautes-Joux de Condat ou de St.-Claude, limitées du côté d'orient par le Noir-mont Niger-mons et le /21/ cours de l'Orbe depuis le Brassus Braciolus jusqu'au chemin de la Ferrière Ferraria Via, c'est-à-dire jusqu'au torrent de la Jogne, qui se jette dans l'Orbe entre Ballaigues et Vallorbe. (Dunod hist. de St.-Claude, preuves p. LXIX).

S'appuyant sur cette nouvelle concession impériale les religieux de St.-Claude tentèrent de faire revivre leurs anciennes prétentions sur la rive occidentale du Lac de Joux et sur le Lieu Poncet; mais Ebald III, seigneur de la Sarraz, fils de Bartholomé, s'opposa énergiquement à un tel empiétement sur le domaine de ses ancêtres. Il réclama auprès de l'empereur par l'intermédiaire de Roger, évêque de Lausanne et légat apostolique de Rome, dont la circonscription diocésaine se trouvait également compromise par les prétentions du monastère de St-Claude. Ce prélat obtint de l'empereur le redressement de ses griefs, par deux diplômes de Fréderic Ier, datés l'un et l'autre de Mulhausen en Thuringe, du 26 août 1186. Le premier de ces diplômes confirmait à la vérité la transaction faite jadis (Aº. 1157) par les archevêques de Vienne et de Tarentaise; mais, par le second, l'empereur déclara formellement, « qu'il n'entend nullement que par cette transaction il soit en rien dérogé aux droits antiques que son amé et féal Ebald de La Sarraz, seigneur de Grandson, tient de ses ancêtres fondateurs de l'abbaye du Lac, confirmant au dit Ebald et à ses successeurs, tenant le château et la baronnie de La Sarraz toute seigneurie et haute juridiction sur la Vallée et les Neires-Joux, depuis Pierra-Fuly jusqu'à une lieue vulgaire du lac Quinssonez soit des Rousses, et depuis le mont Risoux, qui est situé du côté de Mouthe, jusqu'au mont Tendroz, du côté de Vaud.

Ajoutant que le dit Ebald et ses successeurs ont pleine faculté de construire dans le territoire ainsi limité, maisons, villages, bourgs et châteaux, sans autre réserve que celle de la Suzeraineté immédiate de l'empire. » (Mém. sur le Rectorat Nos XXI et XXII p. 189 et 180.)

Ce document est important, non-seulement pour la garantie des droits des habitans de La Vallée, mais eu outre pour la /22/ patrie de Vaud en général, puisqu'il a plusieurs fois servi de titre unique pour reconnaître les limites du Canton vers la Franche-Comté. L'original, portant la signature et le sceau de l'empereur, que l'on conservait précieusement aux archives du château de La Sarraz, a péri en 1802, ainsi que beaucoup d'autres non moins essentiels, par le vandalisme aveugle et brutal des brûle-papiers. Il anéantissait les prétentions de l'abbaye de St.-Claude sur la rive occidentale du Lac de Joux, tout en maintenant néanmoins la redevance annuelle des 160 truites en faveur de cette abbaye, redevance qui fut considérée dès-lors non comme une marque de dépendance, mais comme une simple indemnité de l'abandon du Lieu-Poncet au monastère du Lac de Joux.

Nicolas abbé du Lac de Joux vivait encore en 1193: le 1er avril de cette année, Roger, évêque de Lausanne, lui donna, ainsi qu'à Othon, abbé des Prémontrés de Humilimont, l'usage d'un bois situé au dessus de Puidoux pour l'affouage du prieuré de Rueyres dépendant de l'abbaye du Lac et de la maison que les religieux de Humilimont avaient à Riez près de la Tour de Marsens à Lavaux. (Voir les documens sous cette date parmi les pièces justificatives, Nº XXV.)

Gaymar,

SEPTIÈME ABBÉ.

Gaymar, abbé du Lac de Joux, successeur de Nicolas, est nommé dans une charte par laquelle Berthold de Neuchâtel, évêque de Lausanne, confirme à son abbaye soit au prieuré de Rueyres toutes ses possessions dans le territoire de Puidoux, parmi lesquelles on remarque le Prâ-d'Archier, le Prâ-de-Sassel, les champs de Prassi et de Chésal-Bontier, le bois de Tolonval etc. Cette confirmation en faveur de l'abbé Gaymar /23/ est datée de l'an 1215, en présence de Falcon de Vullierens, de Willerme et d'Humbert, chanoines de son abbaye, de Jean, seigneur de Cossonay et de Louis, sénéchal de l'Evêque (Document Nº II.)

Par un acte daté de Sévery, de l'an 1217, l'abbé Gaymar transigea à l'amiable avec Humbert de Vufflens, au sujet de certaines terres situées à Cuarnens et à Villar-Boson, que son père et les seigneurs de Montricher avaient données en aumône à l'abbaye du Lac de Joux, mais il ne survécut guère à cet accommodement, et Humbert son successeur l'avait déjà remplacé en 1219. (Document Nº III.)

Humbert,

HUITIÈME ABBÉ.

Il paraît que les gens de l'abbaye avaient introduit des brochets (lucii) dans le lac; ceux-ci s'y étaient tellement multipliés, aux dépens des autres espèces de poissons qu'ils dévoraient, qu'il était devenu presque impossible de se procurer les 160 truites dues annuellement aux moines de St.-Claude par les chanoines de l'Abbaye. D'un autre côté, les moines de St.-Claude exigeaient absolument ces 160 truites, refusant d'accepter des brochets. — Après bien des débats, Bernard, évêque de Bellay, pour lors abbé de St.-Claude, et Humbert, abbé du Lac de Cuarnens, convinrent de soumettre leur différent au jugement du prieur de la Chartreuse d'Alion en Bugey et d'Iblon, seigneur des Monts de la Côte. Ces arbitres décidèrent qu'au lieu de 160 truites les chanoines du Lac paieraient à l'avenir une rente annuelle de quarante cinq sols genevois outre la cense de cinq sols due pour le Lieu de dom Poncet, le tout payable au couvent de St.-Claude à la fête de St. Denis de chaque année. Cet accommodement fut accepté par les deux /24/ parties, mais, comme toute cense supposait un droit de réemption sur les fonds quelle affectait, l'abbé de St-Claude déclara par un acte séparé, expédié en faveur des chanoines du Lac de Joux et d'Ebald IV fils d'Ebald III seigneurs de La Sarraz « que ni lui ni son couvent n'ont aucun droit de propriété ou de juridiction quelconque sur la Vallée de Joux au-delà d'une lieue vulgaire du Lac Quinssonnez ou des Rousses. » Ces deux chartes sont datées l'une et l'autre du jour de l'Epiphanie soit du 6 janvier de l'an 1219, et munies des sceaux des deux monastères (Voir Mém. sur le Rectorat Nº XXIII et XXIV p. 193 et 195.)

Ainsi se termina, au bout de 50 années, cette longue querelle au sujet de la possession du Lieu-Poncet et de la pêche du Lac, dans laquelle Ebald sire de La Sarraz avait énergiquement défendu ses droits et ceux du monastère fondé par son bisaïeul, contre les riches et puissans moines de St.-Claude qui se glorifiaient de ne dépendre que de l'empereur. Cependant on n'a point pu découvrir quand et par quelle raison ces redevances de 45 et de 5 sols cessèrent d'être acquittées, le fait est que dès lors aucun document n'en fait mention. Mais les domaines que l'abbaye du Lac de Joux tenait de la piété des fidèles dans les différens quartiers du pays donnaient lieu à d'autres contestations non moins fréquentes entre les chanoines et les héritiers des donateurs dont les libéralités souvent indiscrètes amoindrissaient considérablement le patrimoine de ces derniers; heureusement que ces différens se terminaient presque toujours à l'amiable et sans frais, par l'intervention d'amis communs pris pour arbitres par les partis.

Les usages et les mœurs de ces temps reculés se peignent vivement dans ces procédures où l'intérêt personnel, défaut inhérent à l'humanité, ne le cède qu'à la simplicité et à la bonne foi apanage de ces anciens temps. Par exemple Renaud de Baulmes revendiquait comme ressortissans de son fief les fils d'un certain Vuibert, clerc de l'église de Cuarnens, tandis que l'abbé Humbert soutenait que le père ayant appartenu à son église, les fils lui appartenaient aussi. Ils prirent pour /25/ arbitre Ebald sire de La Sarraz-Grandson, qui ménagea entr'eux l'accommodement suivant: Renaud de Baulmes et ses deux fils Renaud et Girard abandonnèrent, à titre d'aumône, leur prétention sur le service des hommes en question, et l'abbé du Lac de Cuarnens donna à Renaud 35 sols en argent et 3 aunes de panne blanche. Quant aux fils de Vuibert le clerc, ils se déclarèrent eux-mêmes sujets de l'abbaye. Cet accord fait à Cuarnens en l'année 1225 fut scellé du sceau d'Ebald en présence de Girard de Bavois, prieur, de Falcon de Vullierens et de Vuillelme chanoines du Lac de Joux (Document Nº V).

L'année suivante (1226) il s'éleva une autre contestation entre l'abbaye et les héritiers de Fréderic, seigneur de Chaffoy en Bourgogne au sujet de quelques terres que celui-ci avait léguées aux chanoines du Lac, à Chavornay. Henri, seigr. de Joux fut choisi comme arbitre du différend, et prononça que l'Abbaye garderait les terres en payant aux héritiers du Seigneur de Chaffoy 90 sols estevenants. (Droz, hist. de Pontarlier, p. 279)

Pétronille veuve de Jordan de Grandson, sire de Belmont, venait, selon l'ancien usage, d'accompagner le convoi de son mari, enseveli au cloître de l'abbaye du Lac de Joux, dans la chapelle dite de Grandson. Après la cérémonie des funérailles, elle confirma 2 les donations que son époux avait faites à cette abbaye, à son lit de mort, de l'église d'Ependes et de terres à Esserts.

Vers la fin du siècle précédent, Richard de Montfaucon, Comte de Montbéliard, et Gaucher, son frère, seigneur d'Orbe et d'Echallens, ce dernier partant pour la Terre-Sainte (1201), avaient donné à l'abbaye du Lac de Joux, pour l'affouage de sa grange d'Oulens et à titre d'aumône, l'usage de leurs bois d'Orjulaz, près de Bioley, et les pâturages de leurs terres. Aimon, sire de Montfaucon, fils du comte Richard, ayant conçu quelques doutes sur cette concession verbalement faite, chargea son féal Girard, seigneur de Gumoëns, de vérifier la /26/ chose. Girard ayant interrogé trois vieillards dignes de foi, ceux-ci déclarèrent unanimement qu'ils avaient été témoins de cette donation faite à Oulens, et leur dire fut attesté, sous le sceau du prieur de Romainmotier, en l'année 1230.

Au mois d'octobre de cette même année, 1230, l'évêque de Genève Aimon, fils puîné d'Ebald IV, seigneur de La Sarraz et de Grandson, assisté de dom Gaucher, abbé de Citeaux, termina à l'amiable un différend qui s'était élevé naguère entre l'abbaye du Lac de Joux et celle du mont Sainte-Marie, située de l'autre coté du Jura, sur les confins des cantons de Mouthe et de Pontarlier. L'abbaye du Lac revendiquait la propriété du sol sur lequel celle du mont Sainte-Marie avait été fondée (locus in quo abbatia montis Sanctæ Mariæ fundata est).

L'origine de cette prétention remontait déjà au siècle précédent.

A cette époque, où les divers ordres religieux, mus par un zèle excessif, rivalisaient entr'eux pour faire prédominer la règle qu'ils professaient, ce zèle était poussé au point de chercher à faire des prosélytes même dans le sein des communautés d'un autre ordre: les actes qui concernent le différend dont on vient de parler offrent un exemple curieux de ce prosélytisme indiscret. Des frères convers dont les convictions n'étaient pas entièrement fixées en faveur de telle ou telle règle de discipline, et même des religieux profès abandonnaient leur couvent et s'associaient pour fonder de nouveaux établissemens dans les lieux les plus âpres et les plus reculés. Il paraît que le monastère du mont Sainte-Marie dut sa première fondation à une association de ce genre, composée de religieux appartenant à divers couvens du mont Jura. Dans l'origine, ces Religieux-marrons s'étaient établis sur le mont du Four (in monte de Furno) dans une effroyable solitude 3 (in loco valde horrido ac remoto a gentibus situm.) /27/ La petite communauté vécut pendant quelques années dans cette solitude sous la discipline ascétique, mais sans suivre telle ou telle règle monastique particulière. Néanmoins, comme ils avaient besoin d'un prêtre (capellanus) pourvu de l'ordination canonique pour la célébration de la messe et la confession, les religieux du mont de Four avaient appelé à eux un chanoine de l'ordre de Saint-Augustin nommé Girard, qui lui-même avait quitté l'abbaye de Mont-Benoit pour entrer à l'abbaye du Lac de Joux. A la mort de ce directeur spirituel, celui-ci fut remplacé par un religieux prémontré de l'abbaye du Lac qui résida, pendant quelques années, comme chapelain au mont du Four. Ce chapelain, nommé Pierre, fit de vains efforts (in vanum laboravit) pour persuader à ses religieux d'embrasser définitivement la discipline des prémontrés; mais, voyant que ceux-ci inclinaient décidément vers la règle de Saint-Bernard de Clairvaux, il prit le parti de les abandonner et rentra dans son abbaye. Après son départ, les frères convers du mont du Four, dont la cellule portait déjà le nom de mont Sainte-Marie, prirent pour directeur un Religieux nommé Etienne, qui appartenait à l'abbaye de Billon, fille de celle de Clairvaux 4. Ce fut sous la direction de dom Etienne que la modeste cellule du mont Sainte-Marie, s'éleva au rang d'abbaye sous la règle de Saint-Bernard de Clairvaux. Par une charte de l'an 1199, Gaucher IV, sire de Salins, dota ce nouveau monastère d'une grande étendue de terres incultes et de forêts (Guillaume, Histoire de Salins, I, Preuves, p. 92 et 93) et, dès l'année suivante (Aº. 1200), Amédée, archevêque de Besançon, confirma ces donations et l'élévation au rang d'abbaye de cette cellule (Droz, hist. de Pontarlier, Preuves, p. 274.) /28/ Bientôt après les Religieux du mont Sainte-Marie abondonnèrent l'âpre localité qu'ils avaient occupée jusqu'alors sur le mont du Four (in monte de furno), et transportèrent leur établissement dans le fond de la Vallée, entre le lac de Saint-Point et celui de l'Abergement; ce nouvel établissement, qui porta dès lors exclusivement le nom de mont Sainte-Marie (mons Sanctæ-Mariæ), devint le chef-lieu de l'une des abbayes les plus riches du mont Jura, qui subsista jusqu'à la révolution française (1792).

Cependant, le terrain sur lequel les religieux du mont Sainte-Marie bâtirent leur nouveau couvent appartenait à l'abbaye des prémontrés du Lac de Joux. Les chartes du temps ne permettent pas de mettre en doute ce fait, mais nous n'avons pu découvrir quelle était l'origine de cette propriété. Quoi qu'il en soit, Humbert, abbé du Lac de Joux, revendiqua la supériorité sur le nouveau couvent du mont Sainte-Marie, et cette prétention, vivement repoussée par l'abbé et les religieux de ce couvent, donna lieu à un procès qui dura plusieurs années. Une enquête faite par les abbés d'Aulps, en Savoie, de Balerne et de Billon, en Franche-Comté, datée du mois de juillet 1228, rappelle succinctement les faits qui précèdent: On y remarque que l'abbé du Lac de Joux prétendait non-seulement à la propriété des terres possédées par les religieux du mont Sainte-Marie mais en outre au gouvernement ecclésiastique de cette Abbaye, qu'il considérait comme un membre de celle du Lac de Joux (Document Nº VII.)

Cette enquête n'ayant produit aucun résultat définitif, la question fut portée au St-Siége, qui ordonna à l'abbé de Saint-Maurice et au prieur d'Ollon, en Chablais, de prononcer sur ce différent. Aimon de Grandson, qui gouvernait alors le diocèse de Genève, intervint entre les deux parties et ménagea entr'elles un accommodement 5. Par cette transaction, datée du /29/ mois d'octobre de l'an 1230, Humbert, abbé des Prémontrés du Lac de Joux, se désista, au nom de son couvent, de toutes les prétentions qu'il avait formées sur le couvent du mont Sainte-Marie et sur ses possessions, moyennant une indemnité de trente-cinq livres estevenantes qui lui furent payées par l'abbaye du mont Sainte-Marie. Dès-lors, les religieux des deux abbayes vécurent entr'eux en bonne intelligence et se prêtèrent l'assistance qu'ils s'étaient mutuellement promise par cette transaction (Voyez Document Nº IX).

Ebald IV. ou Iblet, seigneur de La Sarraz et de Grandson, dont l'intervention avait puissamment contribué à affranchir les religieux du Lac de Joux des vexations des moines de Saint-Claude, étant lui-même parvenu à un âge très avancé, partagea les vastes domaines de sa maison entre ses trois fils; Girard, l'aîné, avait reçu en partage la seigneurie de La Sarraz avec toutes ses appartenances; le puîné, Pierre, fut seigneur de Grandson, et Henri, le cadet, seigneur de Champvent. De ces trois frères sont issues les trois puissantes maisons de La Sarraz, de Grandson et de Champvent dont l'histoire se lie inséparablement à celle de la patrie de Vaud. Girard, seigneur de La Sarraz mourut dans la force de son âge, vers l'an 1234, laissant d'Antoinette d'Oron, sa femme, deux fils en bas âge, savoir Aimon et Vuillelme. Leur grand-père Ebald, qui vivait encore, reprit le gouvernement de la baronnie de La Sarraz: c'est pourquoi Humbert abbé du Lac de Joux lui prêta selon l'usage une nouvelle reconnaissance, comme protecteur et gardien héréditaire de l'abbaye, et comme défenseur de ses privilèges et de ses biens, ce qui s'exprimait par un seul et même titre, celui d'avoué ou d'avoyer (advocatus et advoërius en latin).

Par cette charte, datée du 20 avril 1235, l'abbé Humbert reconnaît à Ebald ainsi qu'à ses ancêtres et successeurs « toute seigneurie et toute juridiction, avec ban, clâme et saisies sur les hommes et les biens de l'abbaye, soit en deçà soit au delà du Lac de Joux ainsi que dans le territoire de Cuernens: il s'engage sous peine de 100 marcs d'argent à n'aliéner /30/ aucun fonds de son abbaye sans le consentement de l'avoué et s'oblige de plus à lui rembourser, soit à ses héritiers, 360 livres lausannoises, qu'Ebald avait avancées au couvent pour les frais du procès soutenu contre les moines de Saint-Claude au sujet du Lieu de l'hermite Ponce et de la pêche du lac » (Document Nº XII).

L'engagement pris par les religieux de ne point aliéner leurs fonds sans le consentement de l'avoué ou seigneur nous explique l'origine du droit de mutation ou laud auquel les terres de l'abbaye étaient assujetties, le seigneur pouvant par le fait mettre un prix à son consentement.

Dans la même année (1235) Ebald IV fit son testament par lequel il choisit sa sépulture à l'abbaye du Lac de Joux, où il veut être enseveli avec sa femme Béatrix « au devant de la porte du monastère donnant dans le cloître, au-dessus de laquelle les religieux devront entretenir perpétuellement chaque nuit une lampe allumée. » A cet effet il livre à l'abbaye 16 livres, un demi-muid de cense de froment à Longeville et un autre demi-muid à Bonvillars. Il donne en outre à l'abbaye, pour célébrer son anniversaire, la maison avec dépendances qu'il fait construire au village d'Orny, et deux muids de froment de cense perpétuelle, sur les tenanciers de ce village. Ces donations furent approuvées par les deux fils du donateur, savoir Pierre seigneur de Grandson, Henri seigneur de Champvent et par Antoinette sa bru veuve de son fils Girard seigneur de La Sarraz (Archives de Lausanne. Registres de Romainmôtier. Nº 523)

Nantelme Vavasseur, de Cossonay, seigneur de Vullierens, parvenu à sa dernière heure, avait légué au couvent du Lac de Joux un muid de froment de cense à prendre sur un ténement qui lui appartenait à Bremblens; son fils Pierre, seigneur de Sévery, surnommé Ferment, dont le frère Falcon était chanoine de l'abbaye, avait encore ajouté à ce legs une rente annuelle d'un muid de froment à prendre sur les émines de son moulin de Sévery. Renaud, Jean et Humbert de Sévery, frères, fils de Pierre et petits-fils de Nantelme, avaient /31/ confirmé ces oblations en 1228, sur les mains de Guillaume d'Ecublens évêque de Lausanne. Le même Falcon frère de Pierre dit Ferment et leur sœur Pétronille avaient donné plus tard à l'abbaye le moulin de Fores avec une portion des terres du manoir de Ferment dépendance de la seigneurie de Vullierens, ainsi que des dîmes à Gollion et à Romanel (sur Morges). Mais Hugues seigneur de Cossonay contesta à Humbert abbé du Lac de Joux la régularité de ces donations qui, pour être valables, devaient avoir son approbation comme suzerain des fiefs de Vullierens, de Sévery et des autres villages où les biens donnés à l'abbaye se trouvaient situés. Néanmoins, à la recommandation de Reynaud prieur de Romainmôtier, Hugues sire de Cossonay et Pierre son fils confirmèrent en 1239, les libéralités faites aux chanoines du Lac de Joux par cette triple génération des seigneurs de Vullierens et de Sévery. (Documens Nos VII et VIII.)

Au mois de décembre de la même année (1239), Péregrine, veuve de Henri de Gumoëns, chevalier, et Pierre, leur fils, confirmèrent l'aumône faite par ce chevalier à l'abbaye, d'une rente annuelle de 5 sols assignée sur les censes qu'il possédait à Colombier et à St.-Saphorin. (Document Nº XIII.)

Les établissemens ruraux (ou granges) fondés sur tous les points du pays par les chanoines du Lac de Joux s'arrondissaient ainsi chaque jour, l'exemple de la munificence des pères stimulant la libéralité des neveux. — Sous le gouvernement assez long de l'abbé Humbert, les domaines du couvent avaient toujours été en augmentant, soit par suite de nouvelles oblations, soit par la fermeté persévérante avec laquelle il avait maintenu les droits acquis à son couvent. /32/

Willerme,

NEUVIÈME ABBÉ.

Aimon Ier fils aîné de Girard, seigneur de La Sarraz avait depuis quelques années succédé à son grand père Ebald IV, lorsque l'abbé et les chanoines du Lac de Joux assemblés en plein chapitre lui prêtèrent l'hommage accoutumé, comme fondateur-avoué et gardien de leur abbaye. A l'occasion de cet hommage, daté du mois d'avril de l'an 1244, le droit appartenant aux seigneurs de La Sarraz d'élever des bâtimens dans toute la Vallée fut réglé de manière à excepter de ce droit l'enceinte du couvent et un rayon tout à l'entour, calculé à la double portée d'une arbalète de deux pieds de long, tirée par un homme de taille ordinaire, depuis la base du mur du grand autel. En revanche, Aymon accorda aux religieux divers avantages, et leur céda « la collation des parroches (des églises paroissiales) et des chapelles » des villages de son ressort où il avait des biens. Le chapitre reconnut en outre tous les engagemens pris à l'égard de leur avoué, par leurs prédécesseurs, et notamment par Humbert le dernier abbé, ajoutant qu'au cas où les religieux manqueraient à ces engagemens le seigneur de La Sarraz serait en droit de retenir tous leurs biens en séquestre. Ce document nous apprend que Vuillerme avait déjà succédé à l'abbé Humbert. (Document Nº XV.)

Jean de Châlon, dit l'antique, comte de Bourgogne, était l'heureux possesseur des riches salines de Sâlins. Ce prince, dirigé par une politique bienfaisante, se servit habilement du besoin de cette denrée indispensable pour se créer, au-delà du Jura, où il n'existait pas de saline, une influence plus ou moins durable. Il accorda gratuitement aux principaux monastères une quantité de sel proportionnée à leurs besoins à /33/ prendre annuellement dans ses salines de Sâlins, en affranchissant cette exportation de tout péage. L'abbaye du Lac de Joux ne fut point oubliée dans cette répartition; par une charte du mois de juillet de l'an 1244, Jean, comte de Bourgogne et sire de Sâlins, donna à perpétuité à l'abbaye du Lac de Joux cent souldées de sel (environ 350 livres), à prendre annuellement dans ses salines de Sâlins, avec la franchise du péage, à condition de célébrer, chaque année, l'anniversaire de sa mort. (Document Nº XVI.) Quelques années après, il augmenta cette dotation, par une charte du mois de février de l'an 1247, en ajoutant aux cents souldées précédentes vingt charges (onera), soit environ 170 livres de sel, ce qui portait à plus de cinq cents livres l'approvisionnement annuel du couvent. A ce don, Jean de Châlon ajouta celui d'un emplacement dans la ville de Sâlins, pour y construire un magasin afin de mettre à couvert cette provision de sel (Document Nº XVII.)

C'est sous l'abbé Willelme que Jean de Cossonay, évêque de Lausanne, décida que le cloître des religieuses de Rueyres, n'étant pas séparé de biens de l'abbaye du Lac, ne pouvait pas être qualifié de prieuré, et que le chanoine qui le gouvernait porterait dorénavant le nom de magister au lieu de celui de prieur (Document Nº XVIII.) — Amaldric portait encore le titre de prieur de Rueyres en 1243; mais, dès l'année suivante (1244), Jean de Bretigny, chanoine du Lac de Joux, ne portait que le titre de magister de Rivorio (Charte d'Hauterive, du mois de février 1249, soit 1250, nouveau style.)

On se rappelle que l'usage des vastes pâturages de Montricher avait été jadis accordé à l'abbaye du Lac de Joux. Reymond de Montricher, donzel, avait molesté les gens du couvent à l'occasion de ces pâturages. Après sa mort, sa veuve Alix de Mont, Jaques et Reymond ses fils, et Ainde sa mère s'empressèrent de réparer les dommages occasionnés à l'abbaye par le défunt, en donnant à celle-ci le domaine de Mureta, entre la grange de Bussy et Yens, avec les censes, les terres et les prés. Cet acte de réparation fut fait en présence de Guillaume d'Ecublens, dit le grand (magnus), chevalier, d'Aymon et de /34/ Wuillerme de Vufflens-le-Châtel dits grôs, chevaliers, l'an 1249. (Document Nº XIX.)

Les sires de Champvent et de Belmont n'oubliaient point qu'ils descendaient des fondateurs de l'abbaye du Lac de Joux. Henri seigneur de Champvent, Helvis sa femme, Willelme, Pierre, Gaucher, Othon et Girard ses fils lui donnèrent, le 24 février 1260, huit muids de bled mi-froment et avoine de censes, assignées sur le produit des dîmes d'Orges, de Longeville et Vugelles (Vouzala) Les témoins de cette oblation furent: Guillaume de Oulens, Girard d'Eclépens et Pierre de Peney, chevaliers, Guillaume de Montagny et Tholomé de Pont, donzels, Girard et Etienne Métraux, et Pierre Gros, bourgeois de Champvent; frère Willelme titré de prieur du Lac de Joux et frère Jean le sous-prieur, avec Jean curé de Champvent, complètent la liste de témoins de divers états qui assistèrent à cet acte. La qualification de bourgeois de Champvent semblerait indiquer que ce lieu était alors un bourg muré ayant ses franchises, vu qu'on ne donnait guère alors la qualité de bourgeois (burgenses) aux citoyens de simples communes rurales. (Document Nº XX.)

L'année suivante (1261), Berthaud co-seigneur de Belmont, Froyne sa femme, Willelme son fils et Comtessa sa fille, donnèrent en aumône pure et perpétuelle à l'abbaye la quatrième partie de la dîme d'Essert-sur-Belmont. (Document Nº XXI.) Ces oblations aux églises et aux monastères, que l'opinion religieuse du siècle prélevait comme un impôt sur le patrimoine de chaque génération nouvelle, tournaient au profit de la chose publique, en ce que les moines étaient en général meilleurs ménagers, et s'occupaient davantage de l'amélioration des terres que les propriétaires laïques appelés par état aux fonctions publiques et à la guerre. Aussi, les granges des chanoines isolées au coin d'un bois ou d'une terre en friche devenaient bientôt le centre d'un nouveau village, comme, par exemple, la grange de Bussy mentionnée plus haut, celle de Val ou Vaux-mollon ou de la Coudre et d'autres. /35/

Jean de Brétigny,

DIXIÈME ABBÉ.

Jean de Brétigny était déjà chanoine de l'abbaye du Lac de Joux et magister de Rueyres en 1250. Au mois de février de cette année, il assista comme témoin à la donation qu'André de Dom-Pierre, chevalier, fit à l'abbaye d'Hauterive, de la dîme de vin de La Déraise prés des Faverges à La Vaux. (Haller, Coll. Dipl. XL. fº. 7) Au mois de juillet suivant il prononça en qualité d'arbitre entre le prieuré de Payerne et ses gens de Puydoux (Posioux) au sujet de l'usage dans les raspes du Désalay, (L. c.). Jean n'était encore que sous-Prieur de son couvent en 1261 et ne succéda à l'abbé Willelme que quelques années après.

Dans ce temps-là Aymon, sire de La Sarraz-Grandson, décéda (vers l'an 1269) sans laisser d'héritiers mâles, n'ayant eu que trois filles, dont un ancien document, en son vieux et naïf langage, rappelle les alliances et les partages en ces termes: « Ouz maz (manoir) de Laz Sarée y eut trois filles desquelles l'une (Henriette) demoray (demeura) ouz maz (manoir) de La Sarraz; l'autre, Jaquette fut mariée ouz seigneur de Monnet vicomte de Salins, et l'autre (Jordane) ouz cuenz (comte) de Neuchâtel. Et fut débat entr'elles de l'avoyerie de la dite abbaye, tellement que la dame dou Cuenz de Neuchâtel et Rolin son fils vendoient leur droit en la dite avoyerie et tuycion (protection), assavoir la tierce partie à la dame Henriette dame de Laz-Sarée (femme de Humbert de Mont-ferrand, chevalier) et à Jean son fils, pour le prix et somme de soixante sols de cense, qui furent taxées et estimées à cinq muids de froment recevable à la mesure de Laz-Sarée 6. Et /36/ à la dame de Monnet fut accordé pour son droit cinquante livres qu'elle recehût de dame de Laz Sarrée, comment contiennent douz (deux) lettres, l'une datée de l'an 1277, l'autre de l'an 1288. » (Verbal de 1467 aux arch. de La-Sarraz.)

L'avouerie de l'abbaye du Lac de Joux et la seigneurie de la Vallée restèrent ainsi inséparablement attachées à la baronnie de La Sarraz comme par le passé. Mais, dans l'intervalle, il s'éleva entre l'abbaye et l'hoirie du seigneur de La Sarraz, à l'occasion des abergataires du couvent rière La Coudre et Cuarnens, d'assez graves difficultés qui furent accommodées par Guillaume de Champvent évêque de Lausanne et Jean d'Allemand juge de Genevois et de Vaud pour le comte Philippe de Savoie. Entr'autres griefs, l'abbé Jean de Brétigny se plaignit de ce que Humbert de Mont-ferrand seigneur de La-Sarraz, mari de dame Henriette de La Sarraz-Grandson, donnait aide et protection aux ressortissants de l'abbaye qui abandonnaient les domaines du couvent pour se retirer à La Sarraz « et pour y jurer la bourgeoisie de ce bourg, déjà doté de notables franchises. » Les arbitres rendirent une sentence datée du château d'Ouchy, du 12 décembre 1273, qui réglait les droits respectifs des seigneurs de La Sarraz et de l'abbaye du Lac, non-seulement rière Cuarnens et la Coudre mais aussi dans le territoire de La Vallée. Voici les points qui intéressent les habitans de cette vallée: 1º. L'abbé et couvent reconnaissent de nouveau que « l'avouerie, avec haute juridiction et dernier supplice sur la partie orientale du Lac » (ab aqua quæ locus vocatur citra) appartient exclusivement à la dame Henriette à laquelle le château de La Sarraz est échu en partage. » 2º Que les biens des délinquants condamnés à la mutilation d'un membre ou à la peine capitale, seront dévolus au Seigneur justicier à l'exception des biens immeubles que le condamné tenait du couvent, et qui retourneront à celui-ci. 3º. Que le ban ou amende de 60 sols appartenant à l'avoué sur tous les délinquans ressortissans du couvent sera dévolu à l'abbé, quand elle concerne des familiers ou serviteurs du monastère, et l'on entend par familiers ceux qui vivent de la table du couvent. 4º. Enfin que le /37/ seigneur de La Sarraz ne pourra admettre à la bourgeoisie de La Sarraz aucun homme taillable ni familier du couvent. (Document, Nº XXIII.)

Au sujet des hommes taillables de l'abbaye dont il est parlé dans cet acte, nous remarquerons qu'elle acquit à prix d'argent quelques ténementiers de cette condition. Ainsi au mois de février 1290, Perronet de Moiry et ses deux fils cédèrent à l'abbaye, pour le prix de 20 Livres lausannoises, deux hommes liges ou taillables avec leur ténement rière Mont-la-Ville et des dîmes à La Praz. La prononciation de l'an 1273 ne fait aucune mention d'habitants fixes dans le territoire de La Vallée; les abergeants dont elle parle comme tenant leur abergement de l'Abbaye sont ceux auxquels elle avait concédé des terres en usufruit perpétuel dans les territoires de La Coudre et la paroisse de Cuarnens, d'où l'on peut conclure que La Vallée n'avait alors d'autres habitans que les familiers du couvent, artisans, pêcheurs, valets de pré, bûcherons et gardiens de troupeaux attachés au service des religieux qui leur fournissaient les vivres, les vêtemens et les instrumens nécessaires à leur subsistance et à leurs travaux.

Raoul I,

ONZIÈME ABBÉ.

On ne connaît cet abbé que par une transaction datée du mois de mars 1287, qu'il ménagea entre Jaques seigneur de Montricher, chevalier, et Jaquet fils de feu Aymé de Saint-Germain son cousin, au sujet de leurs droits respectifs sur la terre de Montricher.

Aymon sire de La Sarraz-Grandson et Wuillelme son frère Trésorier du chapitre de Lausanne avaient, en mourant, légué pour la célébration de leur anniversaire, à l'église de Marie-Madelaine du Lac, 16 coupes de froment, 4 coupes d'avoine et 10 /38/ sols d'argent de rente perpétuelle. Henriette dame de La Sarraz, devenue veuve de Humbert de Mont-ferrand seigneur de La Sarraz, Jean leur fils, ainsi que Marguerite de Joux femme de ce dernier acquittèrent ces legs pieux en renonçant à perpétuité à la redevance ou giête de 15 sols dus au château de La Sarraz sur les redevances de l'église de Cuarnens, transférant en outre au couvent une cense de 6 coupes de froment que Jacob de Cuarnens donzel devait sur son ténement; cet arrangement se fit sous le sceau de la cour de Lausanne au mois d'avril de l'an 1289. (Arch. cant. Romainmot. Nº 21.)

Jean II,

DOUZIÈME ABBÉ.

Jean, deuxième du nom, s'intitulait modestement, par la patience de Dieu, Abbé du Lac de Joux. Au mois de décembre de l'année 1294 il vendit à Aymon de Jolens, chevalier, certaines possessions de son couvent au-dessus de Morges. Jean seigneur de La Sarraz avoué de l'abbaye consentit à cette vente et de plus s'en porta garant contre toute éviction pour le terme de quarante années. (Document Nº XXVI.) L'Abbé Jean ne survécut guère à cet acte, il eut pour successeur Pierre ou peut-être Nicolas, qui suit.

Nicolas II,

TREIZIÈME ABBÉ.

Cet abbé n'est connu que par une charte de l'an 1301, si toutefois il n'y a pas erreur, soit dans la date, soit dans le nom que l'auteur du Précis historique lui donne. (Voir le Conservateur Suisse. T, 6, p. 86.) /39/

Pierre I,

QUATORZIÈME ABBÉ.

Le 5 décembre 1304, Pierre abbé du Lac de Joux abergea à Perrinet Bron quelques terres au Lieu de Dom-Poncet resté désert depuis la retraite des religieux Bénédictins de St.-Claude. Cet abergement fut fait sous la réserve des prestations personnelles et foncières ordinaires. Les prestations personnelles en faveur du château de La Sarraz étaient les mêmes que la prononciation de l'an 1273 avait fixées pour les abergeants de La Coudre et de Cuarnens, savoir: 1º une journée de charroi, deux fois l'an, pour voiturer les denrées du seigneur de La Sarraz et pour l'entretien de ses bâtimens; 2º trois corvées ou journées de charrue par an pour labourer ses terres; 3º une journée de faucheur par feu, pour le coupage de ses foins et moissons, les bergers ou fruitiers (bubulci) exceptés; 4º un chapon soit une poule par feu; 5º enfin chaque ménage devait au collecteur des redevances du seigneur la collation, c'est-à-dire des vivres pour la valeur de trois deniers, qui équivalaient à la moitié d'un quarteron de froment coûtant alors 6 deniers. L'abergeant payait en outre à l'abbaye les redevances foncières soit le focage, les censes et dîmes des avoines et des légumes. Cet abergement est le plus ancien dont le cartulaire de l'abbaye fasse mention.

Avec lui commence une ère nouvelle pour la Vallée du Lac de Joux: jusqu'alors elle n'avait guère été habitée que par les religieux et leurs serviteurs ou commensaux. A l'exception des prairies établies autour de l'abbaye, et de quelques champs d'avoine cultivés par les valets du couvent, les travaux de défrichement s'étaient arrêtés sur les pentes méridionales du Jura, dans les finages de La Coudre, de Mont-la-ville et de Cuarnens. /40/

Quoique abergataires universels de tous les fonds défrichés dans le territoire de La Vallée, les religieux ne pouvaient cependant sous-aberger ces terrains qu'avec le consentement ou lauds du Seigneur de La Sarraz, et ils n'avaient aucune juridiction sur leurs abergeans. (Voir la reconnaissance de l'Abbé Humbert de l'an 1235). Un tel ordre de choses n'était guères propre à favoriser l'accroissement de la population et le progrès des défrichemens à La Vallée. On ne pouvait espérer d'y attirer de nouveaux colons qu'en leur offrant l'appât de certains privilèges qui compensassent les privations sans nombre et les rudes travaux auxquels ils se condamnaient volontairement en venant se fixer dans cette âpre et sauvage contrée. C'est ce qui détermina Aymon, sire de La Sarraz, fils de Jean de Mont-ferrand, enseveli dans le cloître de l'église abbatiale, à faire de nouvelles concessions aux religieux du Lac de Joux.

Par une charte du mois d'avril de l'an 1307, Aymon, assisté de sa mère Marguerite de Joux et d'Etienne de Vienne, seigneur de Roulans en Bourgogne, que celle-ci avait épousé en secondes noces, « accorda à l'abbé et aux chanoines du Lac de Joux le droit de recevoir librement des habitans de toute condition et de tout pays, dans la partie orientale du lac depuis Petra-felix jusqu'à l'abbaye, et du côté de bise jusqu'à l'Orbe et au lac Brenet, » avec faculté d'aberger les fonds, d'extirper des bois, de clore les prés et de bâtir des maisons au long et au large, lui donnant en outre sur les nouveaux abergeants haute, moyenne et basse juridiction, avec bans, clâmes, grosses et petites amendes, échutes ou main-morte et toute seigneurie, à l'exception toutefois de l'exécution des criminels condamnés à être punis de mort ou à la mutilation de membres. L'acte porte « que quand le métral ou juge abbatial aura condamné un malfaiteur il sera conduit à la porte du château de La Sarraz pour y recevoir son châtiment, et que ses biens seront confisqués au profit du couvent » mais l'abbé avait le droit de faire grâce au coupable. — En retour de ces concessions « l'abbé du Lac ou ses abergeans devaient payer annuellement à Noël au seigneur de /41/ La Sarraz pour chaque habitant faisant feu, un ras (ou quarteron) d'avoine et une géline ou poule, ceux qui ne pourront fournir la poule payant en lieu et place six deniers lausannois » . (Document Nº XXVII.) Telle est l'origine du ras de focage et de la cense de six deniers due au château de La Sarraz, redevance modique si l'on considère qu'elle était le prix de l'abandon perpétuel de la meilleure partie du domaine utile de La Vallée. Quoi qu'il en soit, ces concessions étaient importantes en ce qu'elles établissaient une différence notable dans la condition des habitans qui se fixèrent dans le territoire de La Vallée. Ceux qui habitèrent du côté de l'abbaye depuis Petra-félix jusqu'au Brassus inclusivement étaient justiciables du couvent, exempts de toute prestation personnelle ou corvée, et n'acquittaient qu'une redevance foncière, fixe et très modérée; c'est pourquoi les habitans de la combe de l'abbaye furent dès-lors réputés francs abergeants et se maintinrent dans cette condition.

Il n'en fut pas ainsi des habitans du Lieu ou de ceux qui s'établirent au-delà du grand et du petit lac. La concession de l'an 1307 ne les concernait pas, ils restèrent justiciables du baron de La Sarraz, et, outre les redevances foncières dues au couvent, ils étaient tenus aux mêmes prestations personnelles que les abergeans non affranchis de la baronnie, et notamment aux tailles et corvées qui avaient été réglées par la prononciation de l'an 1273. En un mot, ils restèrent main-mortables taillables, c'est-à-dire imposables selon les us et coutumes du pays de Vaud, jusqu'à leur affranchissement au XVe siècle.

Wuillelme II,

DIT BONIZ, QUINZIÈME ABBÉ.

On a vu plus haut que les seigneurs de La Sarraz avaient cédé à l'abbaye du Lac de Joux la collation, c'est-à-dire la faculté de repourvoir de desservants les cures et chapelles de la /42/ baronnie; c'était autant de prébendes plus ou moins lucratives assurées aux chanoines de l'abbaye. Toutefois, le seigneur s'était réservé l'échute des biens meubles de ces prébendiers. Etienne, chanoine du Lac et curé de St. Didier (aujourd'hui St. Loup près de La Sarraz) mère église de celle de Ferreires, étant décédé en 1314, Willelme II, dit Boniz Abbé du Lac de Joux, paya 20 livres à Aymon de Mont-ferrand seigneur de La Sarraz en équivalent de la dépouille de ce curé échue au baron en vertu de son droit de patronage que celui-ci revendiquait comme l'une de ses prérogatives les plus honorables. (Grosse de La Sarraz.)

Raymond,

SEIZIÈME ABBÉ.

A l'Abbé Wuillelme Boniz, succéda Raymond qui, en l'année 1319, abergea des terres de son abbaye dans le territoire de St. Saphorin. Cet acte est scellé du sceau de l'abbé et de celui du couvent; l'un et l'autre sont de forme ovale. Le premier représente l'abbé vu de face et en pied, tenant de la main droite la crosse abbatiale et de la main gauche un missel (livre qui contient l'office divin) appuyé sur son cœur; il est revêtu d'une soutane à plis serrés qui descend jusqu'à ses pieds, par dessus laquelle il porte un ample surplis (ou aumusse) plus court, à manches flottantes qui pendent jusqu'aux genoux. La tête nue est entourée d'un camail à capuchon rabattu sur les épaules. A sa gauche, un geai grimpe le long de son vêtement, tenant dans son bec une branche de verdure. Autour, on lit: « S. Abbatis Lacus Jurensis. » Sceau de l'Abbé du Lac de Joux. (Voyez la planche.)

Sceau de l'Abbé du Lac de Joux

Le sceau du couvent représente un religieux en pied, vu de profil, vêtu de la même manière, excepté que la tête est couverte de son capuchon dont la pointe retombe par derrière /43/ jusqu'à la ceinture. Les deux mains du moine élevées à la hauteur du pectoral soutiennent une ampoule (fiole d'huile consacrée). Autour du sceau on lit en caractères gothiques: « Convent: de Lacu Jurensi, ord: Premonstratensis. » (Voyez la planche.)

Sceau de l'Abbaye du Lac de Joux

 

Jean de Lutry,

DIX-SEPTIÈME ABBÉ.

Les concessions faites en 1307 à l'abbaye du Lac de Joux avaient eu des suites funestes pour ce monastère. Affranchis du contrôle salutaire exercé jusqu'alors sur l'administration de leurs biens temporels par les seigneurs de La Sarraz, les religieux se relâchèrent de la discipline, et leurs supérieurs s'abandonnèrent à la vanité et au luxe qu'elle entraîne. Jean de Lutry, pour lors abbé du Lac était entièrement dominé par son parent le chanoine Berthold de Lutry: après avoir dissipé les revenus du couvent, ils avaient eu recours aux emprunts usuraires, de sorte qu'en moins de dix ans l'abbaye avait aliéné ou engagé plus de « sept vingts muids de blé et au-delà de 600 Livres d'argent de censes et de rentes annuelles » .

Comme avoué héréditaire et gardien de l'abbaye, Aymon de Monferrand, seigneur de La Sarraz, se vit obligé de mettre un terme à ces dilapidations qui menaçaient le monastère d'une ruine totale. Par une lettre datée de l'an 1322, il exposa au chef de l'ordre des Prémontrés « le désordre et la décadence de l'abbaye du Lac de Joux, le priant d'envoyer des visiteurs pour corriger les abus et punir les religieux déréglés. »

Dès la St. Jean de l'année suivante 1323, les visiteurs des Prémontrés se rendirent à la Vallée, où ils trouvèrent l'abbé Jean de Lutry et le chanoine Berthold qui, le premier par une faiblesse coupable, et le second par son avidité et ses /44/ déréglements leur furent signalés par l'opinion publique comme les principaux fauteurs de la décadence de l'abbaye.

Après examen fait de l'état de cette communauté, les visiteurs jugèrent le mal très grave, « c'est-pourquoi fust référé au dit monsû li abbé de Prémontré, que li abbé dou Lay de Joux et tou li religieux ne se pouvoïent tenir ne soutenir ains leur falloit laisser leur lôz » . En attendant, Berthold de Lutry fut transféré au couvent de St. Martin de Laön en Champagne pour y être jugé et puni selon ses démérites et l'administration temporelle de l'abbaye confiée provisoirement à Aymon, sire de La Sarraz, son avoué. (Inventaire des Archives de La Sarraz, fol. 128 et 129.)

Mais ces palliatifs furent impuissants pour prévenir la ruine du monastère; l'abbé Jean l'abandonna, emportant avec lui tous les ornemens des autels et les vêtemens sacerdotaux, croix d'or et d'argent, calices et encensoirs de vermeil, chasubles, tuniques, et jusqu'aux ustensiles de la maison, tout fut mis en gage, « au point qu'il ne restait plus à l'abbaye de quoi entretenir convenablement un seul chanoine et un frère convers pour dire la messe. Les religieux dispersés se virent réduits pour vivre, à la dure extrémité de mendier par le pays » . Aimon se crut alors fondé à prendre des mesures plus énergiques; il fit poursuivre l'abbé Jean, qui s'était réfugié chez son parent Vuillelme de Lutry, engagiste du prieuré de Rueyres à Lavaux, et l'obligea à lui remettre la gestion de tous les biens, meubles et immeubles de son Couvent, engagés ou non. Cette remise fut faite pour le terme de quinze ans et sous la forme d'un bail d'amodiation par lequel le sire de La Sarraz se chargeait de pourvoir au culte divin dans l'église de Marie-Magdelaine-du Lac, d'entretenir convenablement à l'abbaye trois chanoines au moins, avec l'abbé et quelques frères convers pour le service des autels, et de fournir à l'abbé un cheval roussin pour lui servir de monture, avec un varlet pour le soigner. L'objet de cette cession temporaire de biens datée du Samedi avant la St. Michel (29 septembre) 1324, était de donner à l'avoué pleins pouvoirs pour retirer des mains des /45/ créanciers les biens engagés du couvent, en liquidant les dettes. Cette tâche onéreuse et ingrate qu'Aymon de La Sarraz n'entreprenait que dans l'espérance d'empêcher la perte totale de l'abbaye, avait néanmoins besoin de l'approbation des chefs de l'Ordre dont elle dépendait. C'est pourquoi l'abbé du Lac de Joux adressa en même temps une supplique à l'abbé général des Prémontrés, où, après avoir exposé l'état de dénuement où sa communauté était tombée, il lui demandait de ratifier les conventions faites avec le seigneur de La Sarraz, pour sauver les débris de la fortune de son couvent. (Document Nº XXVIII.)

Sur le rapport de l'abbé provincial de St. Martin de Laön auquel cette supplique fut envoyée, Adam, qui pour lors était abbé général des Prémontrés, confirma provisoirement ces conventions par une lettre du mois d'octobre de la même année 1324 (Invent. des Archs. de La Sarraz. folº. 130); mais en même temps il commit les abbés de Corneux en Bourgogne, de Fontaine-André près de Neuchâtel, et d'Humilimont près de Bulle, pour visiter de nouveau l'abbaye et vérifier l'urgence de cette mesure exceptionnelle. (Document Nº XXVIII.)

L'abbé d'Humilimont se trouvant malade, Guy abbé de Corneux et Pierre abbé de Fontaine-André se transportèrent à l'abbaye, le jour de la St. André 30e novembre 1324. « Là, (dit un ancien manuscrit) ils ne trouvèrent que deux pauvres religieux, âgés et valétudinaires, se nourrissant d'un gros pain d'avoine et d'eau, mais servant Dieu avec ferveur dans leur cloître abandonné. Les visiteurs eux-mêmes auraient manqué du nécessaire si le seigneur de La Sarraz ne se fût empressé de faire porter des vivres au couvent. » Le lendemain ils assemblèrent le chapitre, composé de l'abbé et des religieux qu'on avait fait chercher par des messagers envoyés de tous côtés, et ils procédèrent à une enquête scrupuleuse sur les causes du relâchement disciplinaire et du dénuement dans lequel se trouvait la communauté. Interrogés sur ce qu'étaient devenus les ornemens d'église, les censes et les rentes de l'abbaye, les chanoines répondirent « qu'à la vérité leur /46/ monastère avait été doté jadis de biens temporels et de revenus considérables, mais que, par suite du mauvais gouvernement de quelques abbés, tous les domaines et tous les revenus du couvent avaient été successivement ou vendus ou aliénés, les uns pour quelques années seulement, les autres en viager. » (Document Nº XXVIII p. 200.)

Les visiteurs dressèrent un état spécifié de tous ces biens, avec la désignation des créanciers qui en étaient détenteurs et des sommes pour lesquelles ils se trouvaient engagés: cet inventaire fut annexé au procès-verbal de la visite. Interrogés ensuite sous serment sur les moyens qu'ils jugeaient convenables pour parvenir au rétablissement des affaires de la communauté, l'abbé et les chanoines répondirent tous: « qu'ils ne connaissaient d'autre remède que celui de s'en remettre absolument aux soins et au zèle désintéressés du sire Aymon de La Sarraz leur avoué; que ce seigneur, dont les nobles ancêtres, hommes de grand renom, de haute probité, et craignant Dieu, étaient ensevelis dans le cloître de leur abbaye, où lui-même venait tout récemment de déposer les restes de son aïeule et de sa femme, était plus porté qu'aucun autre à faire tous les sacrifices nécessaires pour la restauration du monastère et pour la libération de leurs biens; qu'en conséquence ils suppliaient les visiteurs de procurer la ratification des conventions faites avec leur avoué » . Non contents d'avoir interpellé les chanoines en corps et individuellement sous le sceau du serment, ils interrogèrent aussi des hommes probes du voisinage, qui se prononcèrent unanimement dans le même sens.

Le procès-verbal de cette enquête solennelle est daté du mardi après la St. André (4 décembre) 1324. (Document Nº XXVIII.) Le surlendemain 6 décembre les visiteurs rendirent une ordonnance qui prescrivait aux chanoines et religieux convers la résidence soit dans le couvent, soit dans les paroisses dont ils desservaient les cures. Le 7 décembre, ils adressèrent en outre au chef de l'ordre des Prémontrés une requête pour qu'il eût à pourvoir par un règlement définitif à la réforme de l'abbaye. /47/ Dès l'année suivante, Aymon sire de La Sarraz fut chargé par un bref d'Adam abbé général des Prémontrés de ramener à l'ordre tous les religieux qui s'écartaient de la discipline « et particulièrement certains chanoines qui étaient de petit gouvernement et dissolus, que il les admonêtat caritativement, et, si ils ne voloïent désister de leur erreur, que il les print et envoyat à Prémontré (en Champagne) ouz en aultre leux, pour recepvoir selon leur démérite. » (Invent. des Archs. de La Sarraz, fol. 130.) En même temps, Jean abbé provincial de St. Martin de Laön ratifia les conventions faites pour 15 ans, entre Jean de Lutry abbé du Lac de Joux et son avoué. (Document Nº XXIX.): Par là, Aymon de La Sarraz se vit en mesure de travailler efficacement, soit à la restauration disciplinaire de l'abbaye, soit au dégrèvement de ses domaines et revenus. Cette dernière partie de sa tâche s'accomplit plus facilement que l'autre, non toutefois « sans grands fraix et missions, » comme disent les manuscrits du temps. Dans peu d'années, il retira des mains des engagistes la plus grande partie des domaines et des objets précieux aliénés par les moines blancs, comme le prouvent les annotations qui accompagnent l'inventaire de l'abbaye. Quant à la réforme des religieux et au rétablissement de la discipline, elle lui donna bien plus de peine, le mal ayant poussé de profondes racines dans le monastère.

L'abbé Jean de Lutry cherchait par tous les moyens imaginables à se soustraire à la salutaire tutelle du seigneur de La Sarraz, et à lui susciter des embarras. A cet effet il tenta de réveiller les anciennes prétentions des abbés de St. Claude sur la Vallée. Le 11 Juillet 1327, il alla jusqu'à déclarer par un acte formel, quoique mensonger, que la place occupée par son couvent, ainsi que toutes les montagnes qui en dépendent étaient de la juridiction et du ressort de l'abbaye de St. Claude (Ruchat msc). Ces manœuvres réclamaient de nouvelles précautions. Informé de ce qui se passait, le provincial de l'ordre délégua l'abbé de Dilo (Deilocus) couvent de Prémontrés dans le diocèse de Sens, pour procéder, de concert avec l'avoué, à /48/ une nouvelle enquête sur l'état de l'abbaye du Lac de Joux, où les commissaires visiteurs se rencontrèrent effectivement le mercredi après la St. Denys de l'an 1328 (Invent. des Archs. de La Sarraz fº. 131). Cette visite ayant démontré que la présence de l'abbé et de certains religieux était le principal obstacle au rétablissement de l'ordre, il fut arrêté qu'on demanderait leur expulsion du couvent. A cet effet, le provincial adressa, en l'année 1330, à Jean de Rossillon, évêque de Lausanne, une invitation pressante, pour qu'il eût « à seconder de tout son pouvoir spirituel et temporel les efforts d'Aymon, seigneur de la Sarraz, dans la louable entreprise de la réforme de l'abbaye du Lac de Joux, en faisant saisir et en livrant aux visiteurs Jean de Lutry, abbé de ce monastère et les chanoines Nicolas de Morges, et Jacob des Clées, dans le cas où ceux-ci tenteraient de se soustraire au châtiment qu'ils avaient mérité en se réfugiant sous sa juridiction. » (Invent. des Archs. de La Sarraz f. 132.)

Ces moines incorrigibles furent effectivement transférés à Prémontré, et leur expulsion rétablit pour quelques années l'ordre dans le monastère. Le chanoine Jaques Bonet, homme pieux et zélé pour la réforme, remplaça, en 1330, Jean de Lutry, comme abbé du Lac de Joux.

Jaques Bonet.

DIX-HUITIÈME ABBÉ.

Cependant les désordres qui troublaient l'abbaye n'avaient pas empêché la colonisation de La Vallée de faire des progrès sensibles. Dans le court espace de 25 ans, écoulé depuis l'abergement fait, en 1304, à Perrinet Bron, le nombre des abergeants avait augmenté au point que le montant des censes et focages payables au couvent s'élevait de 12 à 13 Livres /49/ lausannoises par année, somme qui équivalait alors à 50 ou 60 sacs de 8 quarterons d'avoine. La plus grande partie de ces nouveaux colons s'étaient établis sur le côté occidental du lac; l'inventaire des biens de l'abbaye dressé en 1324, lequel est l'acte le plus ancien qui fasse mention du Lieu jadis désert de Dom-Poncet, comme d'un village (villa de Loco), désigne tous ces colons comme habitans de ce village.

C'est un fait assez remarquable que la colonisation fut plus rapide dans la portion de La Vallée assujettie aux corvées et à la juridiction martiale des barons que celle qui en était affranchie et qui vivait sous la crosse des abbés.

Il est vrai, comme le remarque un ancien manuscrit, « que le sire Amé de La Sarrée, prudent et deurant (persévérant), per grande diligence de pleideries, mais non sans grands fraix et missions, remit et refonda pour la secunde foy la dicte abbaye en si bon état que depuis, tant per le bon guovernement des abbés qui depuis ont été, que par l'ayde du dict seigneur elle a esté et est en bon point (Aº. 1468), laquelle Dieu maintienne; Amen » . Effectivement, Aymon sire de La Sarraz répara le couvent délabré et rebâtit en pierre l'église de Marie-Madelaine, qui auparavant était en bois, et la flanqua d'une forte et haute tour qui subsiste encore et où ses armoiries se voient sculptées en relief sur la pierre de l'angle qui lie la tour au portail de l'église. C'est à la construction de cette tour que l'abbé Jacob Bonet fait allusion dans une charte datée du jeudi avant la St. Philippe de l'an 1331, par laquelle il reconnaît à ce seigneur le droit de bâtir une forteresse dans le territoire abbatial de La Vallée « pour défendre les biens du couvent contre les usurpateurs » . (Document Nº XXX.)

Pour hâter la liquidation des dettes de l'abbaye, le seigneur de La Sarraz avait aussi contracté plusieurs engagemens sous sa responsabilité personnelle. Dans le nombre, se trouvaient 1º deux sommes de 25 Livres lausannoises chacune, payées pour l'abbaye du Lac au prieur du couvent de La Lance près de Concise, pour lesquelles l'abbé lui assigna des rentes que son couvent possédait aux salines de Salins en Bourgogne, et /50/ 2º une somme de 22 Livres avancée pour l'acquittement de la dîme imposée dans tout le diocèse de Lausanne par le pape Jean XXII, pour la croisade contre les infidèles. Ces sommes furent reconnues (anno 1333) par l'abbé Jaques Bonet en faveur d'Aymon seigneur de La Sarraz, et la dernière assignée sur les revenus de l'église de Cuarnens (Archives de La Sarraz, Inventaire, folio 133). Cet abbé étant rentré, la même année, dans l'administration temporelle des biens de son couvent que le sire Aymon lui avait rendue, même avant l'expiration du bail conclu, en 1324, pour 15 ans, il voulut réparer les pertes de son abbaye, en tirant un meilleur parti des fonds avoisinants: A cet effet, « frère Jacques Bonet adoncque abbé de la dite abbaye et le couvent donnèrent (en 1333) à ung nommé Gonrard dit Belvas, de Fribourg, à cense perpétuelle, leur champ-du-Port d'ensemble le leu appelé saigne-Wagniard, (ab abbatia usque ad lacum Brugnet), ainsi que ils se extendent en long et en large de la part du lac de l'abbaye et du lac Brugnet, » c'est-à-dire entre le grand et le petit lac, « avecque tous leurs droits que se peuvent convertir à proufit » .

Le champ-du-Port, cultivé jusqu'alors par les valets du couvent, tirait son nom de sa situation près du Port, à l'extrémité du grand lac; il occupait l'emplacement actuel du village du Pont, dont ce Conrad dit Belvas fut le premier abergeant. - Mais celui-ci vendit bientôt son abergement à Aymon sire de La Sarraz et se retira au couvent. — L'abbé Jaques approuva cette vente en réservant toutefois la cense, que les seigneurs de La Sarraz acquittèrent dès-lors au monastère suivant la teneur de l'abergement, sur lequel on aura l'occasion de revenir plus tard.

L'abbé Jaques Bonet survécut peu à cet abergement; il eut pour successeur le chanoine Humbert dit Belvas de Fribourg, parent de Gonrard, le nouvel abergeant du Port. /51/

Humbert dit Belvas de Fribourg,

DIX-NEUVIÈME ABBÉ.

Les actes de rigueur auxquels on avait dû recourir naguère pour réprimer le déréglement de certains moines de l'abbaye y laissèrent des fermens de haine et de discorde qui éclatèrent tout à coup par un attentat inouï dans les mœurs monastiques. — Humbert Belvas de Fribourg venait, comme on l'a dit, d'être promu à la dignité d'abbé du Lac de Joux. C'était, disent les Annales de l'abbaye, un homme juste et craignant Dieu, mais sévère pour le maintien de la règle.

Le prieur du monastère, nommé Jean Cuastron, avait été son concurrent dans l'élection; furieux d'avoir échoué, il conçut le dessein de se défaire, par un crime, d'un rival et d'un supérieur incommode. Il entraîna dans son détestable projet un jeune clerc nommé Perrod du Lieu, auquel il remit certaines substances vénéneuses que le malheureux administra clandestinement à l'abbé Humbert et à Conrad dit Belvas, son parent et son commensal. Ce dernier succomba immédiatement sous l'effet du poison, mais l'abbé Humbert n'en mourut pas d'abord.

Aymon de la Sarraz ballif de Vaud se trouvait alors absent pour le service du Souverain, mais Jean de Rossillion évêque de Lausanne « ne voulant pas, » dit-il, « en passant sous silence un tel crime, se rendre en quelque sorte le complice de ce qu'il qualifiait une action judaïque, » ordonna immédiatement une enquête contre Perrod du Lieu, qui fut arrêté à L'Isle. Celui-ci ayant fait l'aveu de son méfait et déclaré en même temps que le chanoine Cuastron en était l'instigateur et lui avait fourni le poison dont il s'était servi, l'évêque fit saisir le chanoine à l'abbaye par Vuillelme de Pampigny et Jean de Daillens, ses officiers, qui conduisirent le prévenu dans les prisons de l'Evêché. /52/

Mais Aymon sire de La Sarraz ayant réclamé contre cette arrestation comme dérogeant aux droits de juridiction qui lui appartenaient dans le ressort de l'abbaye, l'évêque ordonna à son ballif de Lausanne de remettre le prieur Jean Cuastron aux officiers du seigneur de La Sarraz; celui-ci le livra aux inquisiteurs des Prémontrés pour lui infliger le châtiment qu'il avait mérité selon les règles et statuts de cet ordre. Ces particularités se trouvent toutes consignées dans une charte de non préjudice délivrée par l'évêque au seigneur 3e Mars de l'an 1336 (1335 vieux style). (Document Nº XXXI.)

L'abbé Humbert, qui vivait encore, approuva cette extradition, et le sire Amé de Cossonay, qui avait prêté main forte aux officiers de l'évêque pour la capture des prévenus, fit une déclaration pareille à celle du prélat.

Ces faits prouvent que les conflits de juridiction, si fréquents sous le régime féodal, compliquaient à la vérité les formes de la procédure pénale, mais n'empêchaient pas la répression sévère du crime. Au reste, nous ne savons pas quelles furent les peines infligées aux coupables, par l'abbé, chef de l'ordre des Prémontrés.

Louis de Senarclens,

VINGTIÈME ABBÉ.

Les suites de l'empoisonnement dont l'abbé Humbert avait été victime l'ayant prématurément conduit au tombeau, le chapitre élut à sa place le chanoine Louis de Senarclens, fils puîné de Jean de Senarclens chevalier, seigneur de Vinzel. Les religieux du Lac de Joux avaient le privilège d'élire leur abbé, sauf la confirmation canonique du général de l'ordre des Prémontrés et du Saint Siège. Néanmoins, cette élection n'était valable qu'autant qu'elle avait lieu avec le concours du seigneur /53/ de La Sarraz, avoué et patron héréditaire du monastère, qui conférait au nouvel abbé l'investiture du domaine temporel de son abbaye, sous réserve de l'hommage.

On a vu plus haut qu'Aymon sire de La Sarraz avait acquis l'abergement du Champ-du-Port et des marais de Saigne-Vuagnard. Cet abergement comprenait tout le terrain qui s'étend au levant du petit lac depuis le village du Pont jusqu'à la petite dent de Vaulion appelée la dent de Chiez-Chevaux; le ruisseau de Saigne-Vuagnard, qui aujourd'hui fait mouvoir la scierie du Pont, limitait ce terrain du coté du mont-du-Lac. Autrefois, ce ruisseau, avant de se jeter dans le grand lac, alimentait le moulin de St. Sulpice au-dessus du Pont. Une bonne partie de ce terrain était un marécage qui peu à peu fut converti en prairies fertiles au moyen de nombreux canaux d'écoulement qui grossirent le volume des eaux du lac Brenet, alors beaucoup plus étroit qu'il ne l'est maintenant: l'assainissement progressif des marais qui entouraient les deux lacs a peut-être plus contribué à l'élargissement de leur surface, que la suppression de quelques entonnoirs ou embochoirs, comme on appelle à La Vallée les fissures par lesquelles les eaux de l'Orbe se perdent dans les rochers.

Quoi qu'il en soit, le sire Aymon étant décédé en 1336, l'abbé Louis de Senarclens, considérant ce terrain comme vacant, l'accensa de rechef par acte du 13 mars 1340 (V. style) à un nouvel abergeant dont le nom n'est pas connu. François de La Sarraz fils d'Aymon protesta contre cet abergement en offrant de payer la cense due au couvent, et l'abbé Louis ratifia cet accommodement. Néanmoins le nouveau colon ne paraît pas avoir été expulsé pour cela; il tint son abergement du baron au lieu de le tenir du couvent. Son habitation fut la première qui s'éleva là où s'est formé depuis le village du Pont, et comme on l'a déjà remarqué ce lieu s'appelait alors le Port (ad Portum). Pour communiquer par terre entre le village du Lieu et l'Abbaye, on était obligé de faire le tour du lac Brenet par le chemin dit de La Torna ou de Vériau passant par les Charbonnières d'un côté et Saigne Vuagnard de l'autre. /54/

C'est sous le régime abbatial de Louis de Senarclens que François sire de La Sarraz, chevalier, fils d'Aymon décédé en 1336 vendit à Louis de Savoie, seigneur de Vaud, la Vallée du Lac de Joux, pour le prix de mille livres bonne monnaie de Lausanne 7. Cette aliénation, datée du 24 avril 1344, est importante à plus d'un égard: en premier lieu, en ce qu'elle forme le titre original de la propriété de l'Etat sur les vastes et belles forêts de La Vallée; et, en second lieu, à cause des nombreuses réserves qu'elle contient en faveur des habitants de cette contrée et d'un très grand nombre de communes et particuliers qui ont été ou qui sont encore au bénéfice de ces réserves. (Document Nº XXXII.)

Ce n'est pas ici le lieu de développer toutes les conséquences économiques, publiques ou privées de la vente de La Vallée; on se bornera à remarquer que les feudistes du siècle suivant, qui se trouvaient bien plus à même d'en apprécier les causes déterminantes, que nous ne le sommes aujourd'hui, attribuent cette aliénation à des motifs politiques bien différents de ceux qui sont exprimés dans le verbal de l'acte. Selon eux, il ne se serait agi de rien moins que de médiatiser la seigneurie de La Vallée du Lac de Joux, c'est-à-dire de la faire passer sous la suzeraineté de la Maison de Savoie dont elle ne dépendait point auparavant. En effet, cette vallée était un fief immédiat de l'Empire, inféodé dans les temps les plus reculés aux seigneurs de La Sarraz, comme l'atteste le diplôme de l'empereur Fréderic I, de l'an 1186. (Voir ci-devant Mémoire du Rectorat, pièce Nº XXII p. 190). Elle formait ainsi entre les mains de ces seigneurs une petite souveraineté indépendante de la grande baronnie de Vaud, apanage d'une branche puînée des comtes de Savoie. La situation limitrophe de cette vallée placée entre le Pays de Vaud et le comté de Bourgogne lui donnait même alors une importance politique très-haute pour les souverains du Pays Romand, quoique nulle et même dangereuse pour les barons de La Sarraz. /55/

La vente de la Vallée du Lac de Joux ne fut en réalité que l'abandon volontaire d'une supériorité féodale que François sire de La Sarraz ne jugeait ni sage ni prudent de disputer à la maison souveraine de Savoie, qui d'ailleurs pouvait revendiquer cette suprématie à raison du vicariat impérial dont elle était investie dans la Transjurane.

Effectivement, en vendant la Vallée du Lac de Joux au prince Louis de Savoie, François de La Sarraz retint à perpétuité tout ce qui pouvait avoir une valeur réelle pour lui, savoir:

1º. « L'usage (Usus) ès joux, forêts et pâquiers » non seulement pour lui, ses héritiers et successeurs, mais en outre pour tous les ressortissants de sa baronnie de La Sarraz, comprenant alors neuf villages sans compter la Vallée.

2º. Le Droit de pêche ou de faire pêcher au lac de Joux pour l'usage de sa maison.

3º. La Vidamie ou Vidomnat (Vice-domnatus), c'est-à-dire l'office de lieutenant du prince dans toute la Vallée, avec les émolumens et droits attachés à cet office.

4º. Tous ses droits sur l'abbé et le couvent du Lac de Joux et sur les biens de ce monastère, tant à la Vallée en deçà du lac, que dehors, dans sa baronnie.

Quant à la Propriété utile des hautes-forêts et des landes incultes de la Vallée, qui passa aux princes de Savoie, elle n'avait aucune valeur marchande ou vénale dans ces temps reculés où l'homme manquait à la terre, plutôt que la terre ne manquait à l'homme; celle-ci n'avait de prix qu'autant qu'elle trouvait des bras pour la défricher. François de La Sarraz n'aliéna donc, comme on l'a dit plus haut, qu'une supériorité féodale dont le prix fixé à mille livres lausannoises, équivalant environ à 30 mille francs de notre monnaie actuelle, fut appliqué au paiement de ses dettes.

La vente de La Vallée n'altéra pas essentiellement l'état de ses habitants; toutefois elle fit ressortir d'une manière plus frappante la différence de condition que la concession de l'an 1307 avait établie entre les colons fixés sur le bord oriental du lac relativement à ceux qui habitaient la rive opposée. /56/

Dans la Combe de L'Abbaye, c'est-à-dire en deçà de l'Orbe et des lacs (in valle abbatiæ citra lacus a parte orientis), les choses demeurèrent absolument sur l'ancien pied. Les reconnaissances subséquentes des abbés en faveur des barons de La Sarraz prouvent que ceux-ci restèrent comme auparavant avoués et patrons de l'abbaye, avec cette seule différence qu'ils en prêtèrent hommage au prince devenu seigneur dominant de La Vallée (Voir les Quernets). Les habitants de ce côté du lac, depuis Petra-félix Jusqu'au Brassus inclusivement, continuèrent à acquitter au château de La Sarraz, le focage soit le raz d'avoine et les 6 deniers par feu réservés par l'acte d'affranchissement de l'an 1307. La juridiction appartenait à l'abbé et à son couvent qui l'exerçait par le ministère d'un officier appelé métral (mistralis). Quant à l'exécution des malfaiteurs, le baron l'exerçait encore, non plus à la vérité comme seigneur haut-justicier, mais comme Vidame ou représentant du prince.

Dans la Combe du Lieu, c'est-à-dire dans la partie occidentale de La Vallée, au-delà de l'Orbe et des lacs (in valle de Loco, ultra lacus, a parte occidentis), Louis de Savoie avait acquis le domaine direct avec toute seigneurie et toute juridiction. Ce Prince ayant annexé cette nouvelle acquisition à sa châtellenie des Clées, la plus voisine de La Vallée, les habitants du Lieu acquittèrent au château des Clées tous les services qu'ils devaient auparavant au château de La Sarraz. Quant à la juridiction, son exercice appartenait au seigneur de La Sarraz, Vidame ou lieutenant du prince, comme l'atteste un mandat adressé à cet effet par le suzerain à son châtelain des Clées, en date du 21 mars 1353 (Archives de La Sarraz). Plus tard les barons de La Sarraz ayant cumulé l'office de châtelain des Clées avec celui de Vidame de La Vallée, la distinction entre ces deux attributions s'effaça: cependant on retrouve cette distinction dans les quernets prêtés par Jean François de Gingins baron de La Sarraz, le 24 août 1562.

L'abbé du Lac de Joux n'était point intervenu dans la vente de La Vallée, qui ne le regardait qu'indirectement. Louis de Savoie avait accordé à son couvent des lettres spéciales de /57/ sauvegarde et de protection, l'une immédiatement après la vente en 1344, l'autre datée du 20 septembre 1348 qui concernait toute La Vallée (Arch. Cant. Inv. Analyt. Littera K). Bientôt après ce prince mourut au commencement de l'an 1350, laissant une veuve Isabelle de Châlons et une fille unique Cathérine de Savoie, mariée au comte Guillaume de Namur. Ces deux princesses héritières de la Baronnie de Vaud, affermèrent à Louis de Senarclens, abbé du Lac de Joux, le domaine utile et direct dans la Combe du Lieu, soit la partie occidentale de La Vallée, en se réservant la seigneurie et toute juridiction (seignoria et jurisdictio) sur les habitants.

Par suite de cette inféodation qui se trouve rappelée dans les reconnaissances subséquentes des abbés (Document Nº XXXVI), les habitants du village et de la Combe du Lieu devinrent les Hommes du couvent, et c'est envers celui-ci qu'ils s'acquittèrent des charrois pour transports des denrées de leur nouveau seigneur, des corvées de charrue et de faulx, ainsi que des tailles et autres redevances foncières. Quant aux droits dits Régaliens dépendants de la juridiction, ils restèrent annexés à la châtellenie des Clées comme on le verra bientôt. Ainsi les abergeants du village et de la Combe du Lieu prêtèrent une double reconnaissance, l'une au prince ou à son représentant pour la seigneurie et la juridiction, l'autre à l'abbé pour les tailles et la corvée. Toutes les concessions de fonds émanèrent de l'abbé et de son chapitre, sous réserve de l'échute ou main-morte, c'est-à-dire du retour au domaine du seigneur de tous les fonds dont le tenancier décédait sans héritiers directs et légitimes ayant vécu en communauté avec le défunt.

Cathérine de Savoie, comtesse de Namur, vendit en 1359, la baronnie de Vaud et par conséquent la Vallée du Lac de Joux à Amédée VI surnommé le Vert, comte de Savoie. Ce prince accorda effectivement aux habitants des Clées la confirmation de leurs franchises par lettres-patentes datées de Morges, du 14 juillet 1359; mais ces lettres, non plus que celles de 1371 portant exemption des péages et gabelles, ne concernaient ni l'abbaye ni les habitants de La Vallée. /58/

C'est par degrés successifs qu'après avoir passé du domaine de la couronne dans celui des sires de La Sarraz, et de ceux-ci aux princes de Savoie, la Vallée du Lac de Joux tout entière tomba sous le régime ecclésiastique de l'abbaye qui la tenait en fief du prince, auquel les abbés prêtaient hommage-lige mais noble pour le domaine utile de toute La Vallée et pour la moyenne juridiction de sa partie orientale. Cet ordre de chose se maintint à peu près dans le même état jusqu'à la Réforme et à la suppression du couvent (aº 1536.).

L'abbaye possédait depuis longtemps des biens rière Mont-la-Ville, entr'autres deux hommes ou ténementiers taillables. L'abbé Louis acheta en 1358, de Perrin de l'Ile, donzel, pour soixante florins, les redevances féodales que celui-ci tenait en fief sous réserve de rachat de Louis de Savoie et de ses héritiers. Ces redevances consistaient pour chaque habitant faisant feu en une coupe de froment, une coupe d'avoine et un chapon ou 6 deniers, outre la messellerie, les corvées et les charrois ordinaires, et 12 sols par an payables par la totalité des ténementiers, à titre de cotisation ou de taille abonnée. Dans cette vente étaient comprises certaines censes à Daillens et à Pully, des dixmes à Chabbie soit l'Ile, et le péage de Ballaigues 8. Par suite de l'acquisition de ce fief, les abbés du Lac prêtèrent hommage au prince pour Mont-la-Ville en même temps que pour La Vallée. (Arch. cant. Layette Nº. 195. Romainmôtier.)

Jadis un grand nombre de communautés religieuses de la Patrie de Vaud jouissaient du revenu d'une certaine quantité de sel aux salines de Salins en Bourgogne, qui provenait des pieuses libéralités des comtes de Châlons propriétaires de ces salines. Les distributions se faisaient tantôt en sel cristallisé soit grain, tantôt en eau mère chargée de sel que les portionnaires faisaient cuire à Salins. L'abbaye du Lac de Joux avait /59/ eu sa part dans ces libéralités, mais, pressée de dettes qu'elle ne pouvait acquitter autrement, elle s'était vue réduite à engager ses rentes aux salines de Salins à Aymon sire de La Sarraz. François son fils, voyant que le manque de sel nuisait considérablement au bien-être de l'abbaye et de ses nombreux colons, lui avait rendu gratuitement vingt charges soit 30 quintaux de sel en grain et cent souldées ou seilles d'eau mère ou muyre, avec une chaudière à Salins pour la cuite. En retour, il n'avait demandé aux religieux que des prières et des messes pour le salut de ses ancêtres ensevelis dans le cloître.

Mais, depuis la vente de La Vallée, les religieux de l'abbaye n'avaient plus la même ferveur pour la mémoire des bienfaiteurs de leur couvent, ils négligeaient la célébration des messes quotidiennes instituées par les sires de La Sarraz. Blessé de ce procédé ingrat le sire François fit séquestrer les rentes des salines qu'il n'avait rétrocédées à l'abbaye que conditionnellement, ce qui le brouilla avec l'abbé Louis qui protestait contre ce séquestre. Après maint débat, ils convinrent de soumettre leur différend à l'arbitrage de Louis de Savoie seigneur de Vaud qui vivait encore. Ce prince rendit son arrêt le lundi 30 mars 1349: par cet arrêt, la dette du couvent envers le seigneur de La Sarraz fut réglée à cinquante livres de rente annuelle, rachetables au capital de mille florins d'or de Florence, (de 22 sols lausannois) soit au denier vingt environ; et la rente de 20 charges et cent souldées de sel à Salins fut assurée au couvent, à condition de célébrer à perpétuité les messes dont le nombre est fixé dans la charte (Document Nº XXXIII). Cet arrangement paraît avoir rétabli la bonne harmonie momentanément troublée entre l'abbaye et François sire de La Sarraz; et, celui-ci ayant fondé la chapelle de St. Antoine à La Sarraz par acte du 16 juillet 1360, Aymon de Cossonay évêque de Lausanne et Louis de Senarclens abbé du Lac de Joux en firent la consécration. (Arch. de La Sarraz.)

En ce temps là, il était d'usage de porter ses bienfaits sur les institutions religieuses fondées par ses propres ancêtres, ou, à ce défaut, sur les monastères où l'on avait des parents. La /60/ noble famille de Senarclens eut garde de déroger à cette pieuse coutume: Aymonette sœur de Louis abbé du Lac de Joux, fille de feu Jean de Senarclens, chevalier, seigneur de Vinzel et femme de Girard de Métral (Mistralis) d'Aubonne, faisant son testament au château de Vinzel sur Rolle, en date du 5 septembre 1360, légua à son couvent, pour la célébration de l'anniversaire de sa sépulture, trente sols de cense annuelle, assignés sur trente coupes moitié froment et moitié avoine que lui devait Jaquet de Senarclens, donzel de Granci. Elle ordonna que cette rente rédimable au capital de 30 livres lausannoises serait appliquée à l'acquisition de trente solidées (solidatæ) de terre, c'est-à-dire rapportant 30 sols de rente annuelle. Pierre de Senarclens seigneur de Vinzel, frère d'Aymonette, donna pour le même objet au couvent un muid de vin de cense, à prendre annuellement à Vinzel. (Arch. cant. Ball. de Morges Nº 197.) Enfin Jaquet de Senarclens, donzel, lui avait déjà donné en 1351 un muid de froment de rente à prendre sur tous ses biens rière Granci. (Arch. cant. Layette Nº 194. Romainmot.) C'est ainsi que les pieuses libéralités des fidèles augmentaient sans cesse la fortune de l'abbaye, qui rejaillissait naturellement sur le bien-être de ses nombreux ressortissants.

Les limites de La Vallée du Lac de Joux n'étaient déterminées que par les sommets des montagnes qui forment son enceinte naturelle. Ces limites n'étaient pas même indiquées alors par des arbres croisés auxquels on n'eût recours que beaucoup plus tard. Au nord, le mont d'Orseyres ou de la Torna séparait le territoire de Vallorbes de celui de La Vallée, et la petite dent de Chiè chevaux formait la limite d'aspect entre cette vallée et Vaulion qui, ainsi que Vallorbes dépendait alors de la terre de Romainmotier. L'incertitude de ces limites occasionnait de fréquentes rixes entre les habitants de ces différentes vallées, et ces rixes amenaient quelquefois de sanglantes représailles. C'est ainsi que, dans la nuit du 10 août 1364, une troupe de gens de la terre de Romainmotier vint en armes assaillir le monastère du Lac de Joux, en brisa les portes, maltraita les religieux de propos et de faits, blessa grièvement /61/ quelques-uns d'entr'eux, et se retira en enlevant plusieurs pièces de bétail et d'autres effets. L'abbé Louis porta plainte contre les fauteurs de cet attentat sacrilège au tribunal du bailliage de Vaud siégeant à Moudon; il demandait la punition exemplaire des coupables et mille florins de dommages-intérêts.

Jean de Blonay, chevalier, bailli de Vaud avait adjugé à l'abbé toutes ses conclusions; néanmoins Guillaume de Grandson, sire de Ste.-Croix, s'entremit pour adoucir la rigueur de cette sentence; il obtint de l'abbé Louis que les dommages-intérêts seraient réduits à quatre-vingts florins payés par les hommes de la terre de Romainmotier, auxquels il donna quittance et des lettres d'absolution datées du 26 mai 1365 sous le nom de Jean de Blonay, chevalier, bailli de Vaud. En même temps, sur l'humble requête qui lui fut présentée par les inculpés, le comte Amédée de Savoie commua la peine qu'ils avaient encourue en une amende de deux cents florins d'or bon poids qu'ils payèrent au fisc, et leur donna des lettres de rémission datées de La Tour près Vevey, le 30 juin 1365 (Document Nº XXXV).

La majeure partie des terres que l'abbaye possédait en dehors de La Vallée étaient louées à rente perpétuelle (ad censum), moyennant un cens qui s'élevait ordinairement à une coupe, soit deux bichets (ou quarterons) de froment par pose, outre une redevance en argent de 6 à 12 deniers pour chaque maison ou chésal. Quelquefois ces baux emphytéotiques se stipulaient à terme ou en viager, d'autres fois, mais plus rarement, ils n'avaient d'autre durée que le bon plaisir du bailleur. C'est ainsi que, le 20 janv. et le 19 sept. 1367, l'abbé du Lac de Joux ayant donné à cens (accensavit) à Jeannot Visoz de Lonay des possessions au village de ce nom, il fut stipulé par le dernier de ces actes que la concession serait annulée de plein droit dans le cas où il conviendrait au couvent de reprendre les fonds pour les faire cultiver à sa main (colere nostris manibus) et sans aucune indemnité pour les réparations que le censitaire aurait faites aux toitures des bâtimens (los couvertura et loz freytes). (Arch. tant. Romainmôtier supp. I. Tit. Nºs 36 et 43).

La même année (1367) Girard de Moiry, dit de Cuarnens, /62/ chevalier, fit son testament en faveur de son fils Jaques, auquel il substitue ses deux filles Françoise et Jeannette, et à celle-ci Girard dit Gruaz de Bières son neveu; il lègue à l'abbaye du Lac de Joux un muid (24 quarterons) de froment sur la dîme de Cuarnens, avec les dîmes qu'il perçoit sur les terres de l'abbaye rière Cuarnens. (Arch. cant. Romainmot. I. Tit. Nº 170.) François sire de La Sarraz était décédé en 1363 et avait été enseveli, non à l'abbaye du Lac de Joux, mais dans la tombe construite pour servir de sépulture à sa famille, sous la chapelle de Saint Antoine qu'il avait fondée à La Sarraz (Voir la notice publiée sur le monument sépulcral de la chapelle de La Sarraz. Lausanne 1836). Aymon son fils aîné lui avait succédé dans la baronnie, et comme avoué du monastère, par acte du 8 mai 1369, l'abbé Louis amodia à perpétuité à ce seigneur toutes les petites dîmes que son couvent possédait dans le territoire d'Orny, pour huit muids de blé, moitié froment et moitié avoine, l'un à comble, l'autre à ras (ad cumulum et ad rasum) mesure de La Sarraz. Il fut convenu que, si la grange où l'on serrait les dîmes venait à être détruite par le feu ou la guerre, la cense des huit muids ne pourrait pas être exigée. (Arch. cantonales, Romainmot. I. Tit. Nº 173.) Aymon de La Sarraz mourut la même année, sans postérité, et son frère François II du nom lui succéda dans la baronnie de La Sarraz.

Quant à Louis de Senarclens abbé du Lac de Joux, il décéda l'année suivante, après avoir gouverné son couvent pendant plus de trente ans. Sous le régime ferme, quoique modéré, de cet abbé le monastère était rentré définitivement dans les habitudes de piété et de discipline religieuse dont le relâchement momentané avait conduit sa congrégation au penchant de sa ruine et scandalisé l'opinion des fidèles: par une administration bien entendue, il avait rétabli la fortune du couvent, et par l'habileté avec laquelle il usa de son crédit auprès des princes de Savoie, il avait élevé les abbés du Lac au rang de seigneurs et de vassaux immédiats du souverain, soit à La Vallée soit à Mont-la-Ville. /63/

Pierre de Romainmotier,

VINGT ET UNIÈME ABBÉ.

Pierre Major de Romainmotier était issu d'une noble famille qui possédait héréditairement la majorie ou mairie de Romainmotier dont elle portait le nom. Cet abbé avait déjà succédé à Louis de Senarclens le 20 Juillet de l'an 1370. A cette date, Jean dit Abissare lui prêta reconnaissance pour les fonds qu'il lui avait abergés dans le territoire du Lieu, sous la servitude de la taille et de la main-morte. (Arch. Cant: Grosse des titres de l'abbaye du Lac de Joux.)

L'année suivante (1371) il fit un échange avec Richard de Duyn, seigneur de Vufflens-le-Châtel, des chesaulx que son couvent possédait à Vufflens, contre la grange de Chardonnay sur Bussy que ce seigneur lui céda et qui devint une dépendance de l'abbaye. (Arch. Cant. Aubonne II. Nº. 251.) On trouve plusieurs reconnaissances faites en faveur de cet abbé dans les années 1371 à 1375 pour des fonds appartenants à son abbaye hors de la Vallée (Arch. cant. Rommot. T. Ir Nº 178, suppt I. Nos 39 et 40).

Au mois de février de l'an 1376 (ou 1375 V. Style) Pierre de Romainmotier acheta de Pierrette, fille de Girard Vuarnier de Cuarnens, pour 100 sols lausannois de terres qu'il donna à son couvent pour la célébration de son anniversaire après sa mort. Il était alors de règle commune que ceux qui instituaient des messes dans une église lui fissent un don proportionné au nombre et à la pompe de ces messes, ce qui s'appelait faire pidance (ou pitance), parce que ces anniversaires étaient accompagnés d'une distribution extraordinaire de comestibles, soit aux religieux soit aux pauvres du couvent. Il fit bientôt une acquisition plus importante pour son /64/ couvent, qui possédait déjà à Cuarnens l'église, le four et le moulin banal, et baucoup de censes: il acheta, le 11 Mai 1378, de Jaques de Cuarnens, donzel, fils de feu Girard de Moiry, dit de Cuarnens, chevalier, feudataire du château de La Sarraz, toutes les redevances qu'il percevait à Cuarnens, et sa part du bois appelé Ruery, pour le prix de 110 Livres Lausannoises, en se réservant l'hommage que lui doit Aymon Freylon, donzel de Cuarnens, sa dîme D'Jplens, son pré des Communailles et son champ dit Champ-Bergiez. Jaquette fille de feu Nicolas de Gumoëns-le-Châtel, femme du vendeur approuva la vente. (Arch. Cant. Romainmot. II Nº 182.)

Cet abbé eut quelques difficultés avec Jean et Pierre de Senarclens frères, seigneurs de Vinzel, au sujet des legs fait jadis à son couvent par Jean de Senarclens chevalier, leur grand-père, Perronnet de Senarclens leur père, Aymonette leur tante, ainsi que par Jaques de Senarclens de Granci. Elles se terminèrent par un accommodement conclu le 14 mai 1382 par lequel tous ces légats furent convertis en une rente annuelle d'un muid (de 16 setiers) de vin pris à Vinzel, rachetable au capital de soixante livres, et un muid (24 quarterons) de froment rachetable pour 20 livres lausannoises, « à forme des bons us et coutumes de la Patrie de Vaud » où le taux du rachat des redevances variait alors du denier 25 au denier vingt (Arch. Cant. Morges. Nº 197).

Aymonet Mercier, commissaire des extentes ou fiefs du sérénissime comte Amédée de Savoie, s'étant présenté pour rénover celles de la châtellenie des Clées, la vallée de Joux y fut comprise. Le 13 décembre 1382, tous les habitans faisant feu à la Combe et au village du Lieu reconnaissent solennellement, entre les mains de ce commissaire, en faveur de Pierre de Romainmotier abbé du Lac de Joux et de son couvent, qu'ils sont hommes tailliables (homines tailliabiles) de l'abbaye pour leurs biens, et qu'en vertu de certain pacte subsistant entre le prince et l'abbé ils sont tenus d'acquitter à l'abbaye tous les services personnels et tributs (usagia et tributa) dérivants de la tailliabilité; mais, en même tems ils déclarent qu'ils sont /65/ justiciables du comte de Savoie et de nul autre, et que l'illustrissime prince a sur eux toute seigneurie et toute espèce de juridiction.

De son coté, l'abbé prêta hommage-lige au prince entre les mains de son commissaire, pour les abergataires de la Combe du Lieu et pour les redevances que ceux-ci lui payaient ainsi que pour le fief de Mont-la-ville, déclarant tenir toutes ces choses du comte de Savoie à cause de son château des Clées (Document Nº XXXVI.)

Le nombre des abergataires de la Combe et du village du Lieu, tous nommés dans cette reconnaissance, s'élève à trente-sept chefs de familles, tandis qu'au commencement du même siècle on n'en comptait que 2 ou 3. Ce nombre suppose une population d'au moins 300 personnes, en tenant compte d'une circonstance trop négligée dans les appréciations de ce genre, savoir, que les individus qui se séparaient de la communauté du foyer paternel perdaient le droit de succéder à l'abergement dont ils ne jouissaient que sous la clause expresse de l'indivision. Les fils se remariaient et leurs enfans grandissaient sans quitter le toit paternel, les filles, au moins celles qui n'avaient pas de frères, attiraient leurs maris dans la communauté domestique de leur propre famille, de sorte qu'alors une famille d'abergataires se composait de 12, 15, et même 20 personnes comprenant plusieurs générations. C'est à cette agglomération de bras travaillant en commun sur un terrain donné que les bois et les landes naguères stériles de nos contrées montagneuses doivent leur défrichement. La division des fonds et le fractionnement des familles, très propres à multiplier les produits de la terre dans un pays cultivé et parvenu à un certain degré de civilisation, auraient été directement contraire à toute entreprise de colonisation dans des lieux écartés ou incultes. Le principe de l'indivision adopté dans les abergemens de fonds, loin d'être oppressif, était donc alors éminemment approprié aux circonstances.

Dans la nomenclature des chefs de famille de la Combe du Lieu qui firent la reconnaissance de l'an 1382, on trouve déjà des /66/ Aubert, des Goy, des Piguet et des Meylan qui sont encore très répandus à La Vallée. Les Dusolliat ont donné leur nom au hameau du Solliat. Remarquons en passant que les fils adoptaient souvent d'autres surnoms que ceux que portaient leurs pères, et les transmettaient à leurs enfans, de sorte que certaines familles, qui aujourd'hui portent des noms différens, remontent néanmoins à une souche commune, et descendent réellement des abergataires primitifs de La Vallée, par exemple les Lugrin descendent des Goy, les Gudrimaut sont issus des Bron, etc.

Un ou deux ans après la reconnaissance du 13 décembre 1382, l'abbé Pierre décéda, et son parent Henry Major de Romainmotier lui succéda immédiatement.

Henry de Romainmotier,

VINGT-DEUXIÈME ABBÉ.

Henri Major de Romainmotier reçut l'investiture du domaine temporel de son monastère de Nicolas, sire de La Sarraz fils de François, IIe du nom, décédé en l'année 1373. Par une reconnaissance prêtée en faveur de cet abbé le 17 janvier 1385, (1384 v. style) on voit qu'à cette date celui-ci était en pleine possession du gouvernement de l'abbaye.

La congrégation des prémontrés du Lac de Joux se composait régulièrement de douze chanoines capitulaires. Voici ceux qui assistèrent à un chapitre tenu le 1er Juin 1388 par Henry de Romainmotier, savoir: Jean de La Tour, prieur, Girard … sous-prieur; Jean dit des Clées, Louis, Rodolphe et Girard Chamblon, de Pampigny; Jaques Raminel, Girard Torrenchi (ou Torrent) et Guillaume du Flon, auxquels il faut ajouter Jean de Romainmotier et Jean de Crôsa, de Lonay, qui se trouvaient absents. Quant aux simples religieux, profès et /67/ novices, leur nombre était indéterminé. Ces chanoines et ces religieux ne résidaient pas tous à l'abbaye: les uns gouvernaiet la maison des religieuses augustines de Rueyres à La Vaux et les prieurés ruraux de St. Saphorin sur Morges et de Lonay, avec le titre non de prieur, mais de Magister. Les revenus de ces maisons religieuses se confondaient dans la masse indivise des biens de l'abbaye. Les cures de Cuarnens, d'Orny, de St. Didier ou St. Loup et d'Ependes étaient desservies par des chanoines de l'abbaye. D'autres religieux remplissaient les fonctions d'économes dans les grandes fermes rurales, ou granges, de Chardonnay, de Jolens, de Bettens, de Daillens et de Villars-Lussery.

La bonne administration du couvent consistait principalement à ne pas laisser péricliter la culture des propriétés qu'il avait dans différens quartiers du Pays de Vaud. Aussitôt qu'un domaine devenait vacant, on le concédait à un nouveau tenancier, c'est ce qu'on appelait indifféremment aberger (abbergare), accenser (accensare), ou affermer (ad firmum dare) un fonds. L'abbé Henry de Romainmotier fit plusieurs concessions de ce genre dans les années 1385, 1388, 1400, 1401, 1405, 1408 et 1413. (Arch. cant. Romainmot. suppt I. Nos 50, 55, 57, 59, 62 et 66.) Ces abergemens étaient de deux sortes, les uns réputés francs et les autres serviles. Dans la première espèce, le concessionnaire ne payait que la rente du fonds soit le cens et une redevance fixe pour les maisons on chesaux, c'est-à-dire pour les places propres à bâtir situées dans l'enceinte des villes ou villages. Il ne contractait d'autre obligation personnelle que celle de donner aide et secours au couvent et de prêter hommage de fidélité et d'obéissance à l'abbé « comme un preud'homme-lige, mais franc, le doit à son seigneur. » Le nouveau concessionnaire payait au couvent une finance d'entrée appelée entrage (ou introge en patois), proportionnée à l'importance ou à la durée de la concession, qui était tantôt perpétuelle, tantôt simplement temporaire ou même à bien plaire, selon les stipulations du bail emphytéotique. Les fonds concédés de la sorte se transmettaient héréditairement en ligne directe et par indivis, /68/ pourvu que le tenancier fût capable de les cultiver et de remplir les conditions du bail. Dans le cas contraire, ou à défaut d'héritier capable, le domaine revenait de plein droit au couvent, ce qui constituait l'Échute (excheta) ou Main Morte. C'est ainsi que Jean Mayet, qui tenait en abergement un mas rière Cuarnens, n'ayant laissé qu'une fille incapable par elle-même d'exploiter les terres de son père, l'abergement aurait fait retour au couvent, si la fille de Jean Mayet n'avait épousé Mermet Cordier cultivateur, originaire de Gollion, auquel l'abbé Henri concéda l'abergement de son beau-père, par acte du 17 janvier 1384 (v. style), aux mêmes conditions auxquelles celui-ci l'avait tenu (Arch. Cant. Romainmotier supp. I. Nº. 49.). Rolet Jaquan, de La Coudre, homme lige, soit franc abergataire, du couvent du Lac de Joux, étant décédé ainsi que ses frères, sans autre postérité qu'une fille Agnelette, mariée à Nicolas Astey domicilié à Villars-Boson, les fonds que les frères Jaquan tenaient rière La Coudre et Mont-la-ville échurent à l'abbaye en vertu d'un arrêt de commise rendu « juridiquement suivant les us et coutumes de la patrie de Vaud » , faute de desservant c'est-à-dire de cultivateur, et les religieux avaient été obligés de le faire exploiter par leurs propres valets. Cependant Agnelette et son mari Nicolas Astey s'étant présentés pour occuper les fonds délaissés par les Jaquan, soit à La Coudre, soit à Mont-la-ville, l'abbé Henri abergea de nouveau ces fonds à Agnelette par acte du 27 novembre 1408, sans exiger l'entrage et sous la simple redevance des censes de blé, d'huile et d'argent affectées sur ces fonds, outre le chapon du focage et sous obligation de l'hommage lige, et de moudre au moulin banal de Cuarnens appartenant à l'abbaye. Agnelette étant décédée elle-même, sans enfants, quelques années plus tard, son mari Nicolas Astey, usufruitier-viager des biens et ténemens de sa femme, prêta le 30 novembre 1413, entre les mains de Henri Major de Romainmotier abbé du Lac de Joux et de son chapitre, une nouvelle reconnaissance pour l'abergement des Jaquan, par lequel il s'engageait à le desservir pendant toute la durée de sa vie, aux mêmes conditions imposées à sa femme et à son /69/ beau-père, en déclarant qu'après sa mort cet abergement retournerait de plein droit au couvent. (Arch. Cant. Romainmot. supp. I. Nºs 62 et 66.) (Document Nº XLIII.)

La majeure partie des fonds de terre et maisons que l'abbaye possédait en dehors du territoire de La Vallée étaient abergés sur le même pied, c'est-à-dire sous réserve du cens foncier et de l'hommage lige emportant l'échute et la commise, mais sans tailles ni corvées. Néanmoins ces francs abergataires s'engageaient parfois à voiturer leurs redevances en blé ou en vin jusqu'à l'abbaye ou au moins jusqu'à l'entrepôt des religieux à Cuarnens.

La condition des abergataires de La Vallée, établis dans la Combe et le village du Lieu, qui outre les censes foncières devaient les tailles, les corvées et les charrois, paraît au premier coup-d'œil beaucoup plus oppressive que celles des gens du plat pays; mais cette aggravation de charges n'était qu'apparente, elle venait de ce que l'abbaye prélevait en même temps les redevances purement foncières et les charges ou impositions fiscales dues naguère au prince, et dans le fait leur condition n'était pas pire que celle des abergeants de Mont-la-ville, où le couvent était en même temps propriétaire des fonds et seigneur du fief.

Les services personnels et les tributs que les habitants du Lieu acquittaient entre les mains des abbés se réglaient encore sur le pied de la sentence rendue en l'an 1273 par l'évêque de Lausanne et Philippe comte de Savoie, sentence dont l'abbé Henri de Romainmotier se fit expédier en 1411 une copie authentique par l'official de la cour de Lausanne. (Voir documt Nº XXIII.)

Néanmoins leurs héritiers pouvaient s'affranchir de la taillabilité et de la main morte en renonçant à l'abergement sur lequel reposaient ces servitudes, et l'on trouve plusieurs exemples de cet abandon. C'est ainsi qu'un nommé Martin, cordonnier (sutor) du Lieu, homme taillable de l'abbaye étant mort et « ses enfants (ejus liberi) ayant refusé de tenir l'abergement du défunt sous la servitude de la taille, cet abergement fit échute /70/ ou retour au couvent, qui le déclara vacant » , après quoi Jean Pictet, Jean Simon, Girard Ruphi ou Ros et Pierre Roufert du Lieu, hommes du couvent, se rendirent solidairement pour eux et leurs héritiers, abergataires de tous les fonds délaissés par le dit cordonnier Martin, et en prêtèrent reconnaissance le 5 juillet 1394 à l'abbé Henri de Romainmotier sous la servitude de la taille (sub jugo et servitute talliæ) et sous la cense annuelle de 5 sols et une journée de fauchage outre cinquante florins d'entrage 1. Les nouveaux abergeants déclarent formellement dans l'acte qu'ils contractent cette nouvelle charge de leur plein gré et bien informés de leur droit. Ces conventions réciproques étaient donc libres et la contrainte n'y avait aucune part. (Documt Nº XXXVIII.)

Amédée VIII avait succédé à son père le comte Amédée VII, dit le Rouge, mort en 1391. Le nouveau prince leva une aide ou contribution générale sur tous les vassaux du Pays de Vaud. Celle de la ville des Clées était fixée à la somme nécessaire pour l'armement de sept lances ou hommes d'armes, à cheval. Les bourgeois de cette ville prétendaient que les habitants du Lieu à La Vallée devaient supporter leur quote-part de cette imposition. Déjà ils avaient obtenu du prince un ordre ou passement daté de Genève du 25 mai 1393 pour contraindre les gens du Lieu par voie de gagement. Mais ceux-ci, forts de leur bon droit et soutenus par l'abbaye, ne se découragèrent point, ils députèrent au prince Mermet, meunier, l'un d'entr'eux, qui, muni des pleins pouvoirs nécessaires expédiés le 1 juillet devant un notaire de Morges, se rendit à Chambéry accompagné de Jean de Romainmotier chanoine de l'abbaye, envoyé de son couvent. Les députés exposèrent au tribunal fiscal du comte de Savoie les raisons de leur refus, et, après un débat soutenu contradictoirement avec Jean Raymond représentant de la communauté des Clées, le tribunal leur donna gain de cause et le comte expédia aux gens du Lieu des lettres patentes datées de Chambéry du 7 /71/ juillet 1393 qui révoquaient le passement obtenu contre eux le 25 mai et qui les dispensait des contributions imposées à la Châtellenie des Clées. (Document Nº XXXVII.)

Ce procès venait à peine d'être gagné par les gens du Lieu qu'une nouvelle difficulté du même genre s'éleva entr'eux et la bourgeoisie des Clées. Il s'agissait cette fois, non d'un impôt général, mais de contribuer aux fortifications de la ville des Clées et d'y faire la garde appelée guête (gayta) de même que tous les villages de la châtellenie. La ville des Clées alléguait que les gens du Lieu, jouissant du droit de refuge dans leurs murs en temps de guerre, ils devaient contribuer à l'entretien de ces murs.

Les gens du Lieu répondaient « qu'ils étaient chargés de la garde des passages conduisant de La Vallée en Bourgogne » , et conséquemment dispensés de celle de la ville des Clées. Après maints passemens obtenus par les uns contre les autres, les deux communautés, de guerre lasse, convinrent de prendre pour arbitre Nicod de St.-Martin, chevalier, châtelain des Clées, en se promettant réciproquement, par serment prêté sur les saints Evangiles, d'accepter sa décision. Le châtelain rendit sa sentence le 30 juin 1396 et prononça que les habitants du Lieu seront libérés de toute contribution générale, de toute aide, gîte, garde ou guête et de toute corvée imposée aux nobles, bourgeois et manants des Clées, soit à raison des fortifications et de la défense de leur bourg, soit pour toute autre cause, moyennant la somme de quarante-cinq florins d'or, de 14 sols lausannois acquittés une fois pour toutes, et une redevance annuelle de quarante sols payables à la communauté des Clées. Henri de Romainmotier abbé du Lac de Joux et huit des principaux habitants du Lieu, d'une part, et les sindics et bourgeois de la ville des Clées, d'autre part, ratifièrent séance tenante cet accommodement qui fut expédié en trois doubles sous le sceau de l'officialité de Lausanne. La prononciation réservait à ceux des habitants du Lieu qui n'étaient pas présens la faculté d'y accéder ou de rester au bénéfice de leur droit. (Document Nº XXXIX.) /72/

Au premier abord, cette sentence. parait en contradiction avec le jugement rendu, trois ans auparavant, en faveur des habitants du Lieu par le prince lui-même, mais le châtelain des Clées considéra vraisemblablement l'obligation où étaient les habitants de La Vallée de contribuer à l'entretien du château des Clées comme impliquant celle de supporter une partie des charges nécessitées pour l'entretien des fortifications du bourg, inséparables de celles du château qu'elles protégeaient. Il eut égard en outre au droit d'asile ou de retraite dans l'enceinte des murs des Clées, dont les gens de La Vallée jouissaient comme les autres villages justiciables de la châtellenie: quoi qu'il en soit, cette prononciation fit règle pour la suite. Dès lors et moyennant la redevance annuelle de 40 sols, les habitants de La Vallée furent libérés de toute charge, soit pour l'entretien des murs soit pour la garde de la ville des Clées. Ils continuèrent aussi à avoir la garde spéciale de leurs frontières et du chemin conduisant alors par La Vallée à Mouthe en Bourgogne.

Ce document est le plus ancien qui fasse mention des habitants du Lieu comme constitués en corporation (communitas de Loco) régulièrement administrée par deux recteurs ou Syndics (rectores et syndici); les six notables qui les accompagnent sont appelés Preud'hommes (probi homines de Loco). Cette nouvelle commune traite de pair avec celle des Clées, et l'on n'aperçoit aucune différence dans les titres que la cour de Lausanne donne aux représentants des deux communautés. Celle du Lieu a dû se constituer dans les années 1394 ou 1395, car les lettres-patentes du comte Amédée VIII du 7e juillet 1393 ne donnent point au corps des habitants du Lieu le titre de commune (communitas)comme elles le font toujours en parlant des habitants de la ville des Clées. Des intérêts communs et des engagemens pris solidairement pour l'exploitation de certains fonds ruraux paraissent avoir été la cause déterminante de cette association naissante. Elle se composa d'abord d'un petit nombre de chefs de familles, comme le prouve la réserve faite dans la prononciation de Nicod de St-Martin en faveur des habitants /73/ du Lieu qui n'en faisaient pas encore partie. Jean Simon et Pierre Hostoz furent les premiers Syndics ou gouverneurs de la nouvelle commune. Le corps communal fut d'abord composé des deux syndics et de six preud'hommes, savoir: Jean De Fontaines (de fonte), Jean Pittet, Martin Estaquéaz, Raymond Meunier, Jean Aubert et Pierre Meistre, qui semblent avoir été les fondateurs de l'association: mais peu à peu tous les abergataires de La Vallée, tant de l'un que de l'autre côté du lac et de l'Orbe, entrèrent dans la corporation qui eut son siège au Lieu où vécut jadis dom Poncet l'hermite.

Cependant la majeure partie des communiers étaient de condition taillable, ce qui prouve que la taillabilité n'était pas un obstacle à ce genre d'association pourvu qu'elle ne portât aucun préjudice aux obligations contractées envers le seigneur, et, puisqu'on ne trouve aucune trace d'une permission octroyée par les abbés, on doit admettre que cette association fut libre et spontanée.

On a vu plus haut que Louis de Savoie, baron de Vaud, IIe du nom, avait inféodé sous réserve de rachat, à Perrin de l'Ile, les services fonciers de Mont-la-Ville avec le péage de Ballaigue, et que Perrin de l'Ile avait vendu ce fief avec toutes ses appartenances à l'abbé Louis de Senarclens. Le comte Amédée VIII renonça en 1402, en faveur de l'abbé Henri de Romainmotier, à cette faculté de rachat, moyennant cent florins d'or de 14 sols, sans autre réserve que l'hommage et la féodalité noble (Arch. cant. Romainmot. Layette Nº 195.). Cet abbé en prêta un nouveau quernet au comte Amédée, sur les mains du commissaire Jean Balay, le 18 juillet 1403 (Document Nº XL.)

Henri de Romainmotier, abbé du Lac de Joux, à la tête de son chapitre convoqué au son des cloches, à l'abbaye, la main droite appuyée sur le pectoral, selon l'usage, pour marque de son serment, confessa le 2 août 1405, à la requête du commissaire Jean Balay, pour lui et son couvent, que l'illustre prince Amédée, son seigneur, a et doit avoir, à cause de son comté de Savoie, sur tous les hommes taillables du monastère domiciliés dans le village du Lieu et sur les étrangers qui y commettront /74/ quelque délit, bans, clâme, punition corporelle et omnimode jurisdiction, quelle que soit leur condition. En même temps, par ordre de l'abbé, Jean Viande et Jean Gudrimaut ratifièrent cet aveu de jurisdiction au nom de tous les hommes taillables du Lieu (Document Nº XLI). Cet acte et ceux qu'on a mentionnés plus haut établissent clairement la double dépendance où les habitans de la partie occidentale de La Vallée et du village du Lieu se trouvaient par rapport à l'abbaye et au comte de Savoie. A la suite de cette reconnaissance le comte Amédée adressa au baillif de Vaud, aux châtelains des Clées et de Morges et à tous ses officiers, un mandement daté du 24 juin 1407, pour qu'ils eussent à protéger spécialement l'abbé du Lac de Joux et ses religieux et nommément le curé d'Orny, et à les garantir eux et leurs biens de toute violence et oppression, sous peine de 50 marcs (300 livres) d'argent d'amende pour les contrevenans nobles, et de 100 livres fortes pour les non nobles. (Arch. cant. Inventaire litt. M. Romainmotier.) Ces lettres de protection devaient être publiées par les officiers du comte chaque fois qu'ils en seraient requis par l'abbaye. On remarque que l'amende portée pour les hautes classes de la société était triple de celle fixée pour les classes inférieures, inégalité devant la loi qui, loin d'établir un privilège en faveur des nobles, considérait ceux-ci comme plus coupables en pareil cas, en raison de l'éducation plus distinguée qu'ils avaient reçue et du pouvoir légal dont ils étaient pour la plupart investis.

L'abbé Henri de Romainmotier gouverna son abbaye jusqu'après l'an 1413, c'est-à-dire pendant 28 ou 30 ans. Son successeur fut le chanoine Jean de Romainmotier, dit de Jougne, parce que sa branche possédait quelques fiefs dans le bourg limitrophe entre la Franche-Comté et le Pays de Vaud.

Jean était le troisième abbé de la famille des Major de Romainmotier qui se succédaient à l'abbaye du Lac de Joux, et, de même que ses prédécesseurs, il reçut l'investiture de Nicod seigneur de La Sarraz. /75/

Jean de Romainmotier dit de Jougne,

VINGT-TROISIÈME ABBÉ.

Jean de Romainmotier, dit de Jougne, était abbé du Lac de Joux eu 1419: Jean Torrenchi bourgeois de Morges lui prêta reconnaissance pour la dixme de Chigny sous la cense de trois bichets de froment et deux setiers de vin (Arch. cant. Romainmot, tome II. Nº 331). L'année suivante, 1420, Antoine, co-seigneur d'Aubonne, affranchit toutes les vignes de l'abbaye du Lac de Joux du péage (ruage) du vin, au pont de la rivière de l'Aubonne (Ibid. Nº 334). Le 27 juillet 1423, Jean de Romainmotier abbé du Lac de Joux transigea avec Guillaume de Challant, évêque de Lausanne, au sujet d'une dîme due sur certaines vignes de Rueyres à Lavaux, en présence de Girard Torrenchi, prieur, Guillaume Mangon, sous-prieur, Louis de Villarzel, curé de Cuarnens, Vuillelme de Bettens, curé de Saint-Saphorin, We de Rippa, Jean Chavornay, Jean Morandin, Jaques Camponet, François Mattey, et Jacob de Villar, religieux conventuels de l'abbaye (Romainmotier II, Nº 299.) Cet abbé inféoda la Métralie de La Vallée à Pierre de Romainmotier, dit de Jougne, son parent; il ne gouverna son abbaye que peu d'années: Guillaume de Bettens, curé de St-Saphorin sur Morges, lui avait déjà succédé au mois de février de l'an 1425. (Ibid. Nº 282.)

Guillaume de Bettens

VINGT-QUATRIÈME ABBÉ.

Guillaume de Bettens, issu d'une famille noble et très ancienne du pays, gouvernait l'abbaye du Lac de Joux le 27 /76/ septembre 1427, date à laquelle il est nommé dans le testament d'Aymon de La Sarraz Seigneur de Mont, frère puîné de Nicod seigneur de La Sarraz à l'occasion d'un légat fait à son couvent par ce seigneur (Arch. de La Sarraz). La même année, cet abbé acquit en faveur de son monastère, de Guillaume de Senarclens et d'Etienne son fils certaines dîmes que ceux-ci possédaient rière Cuarnens, pour le prix capital de 110 livres lausannoises (Arch. cant. Romainmot. II. Nº 336).

En 1428 il donna à cultiver à fruit commun une vigne à Echichens, sous l'entrâge d'un châtron, c'est-à-dire d'un porc châtré. Il fut stipulé dans l'acte, que la vigne serait bien cultivée « selon la méthode des bons cultivateurs de la patrie de Vaud, proprement tenue et replantée avec de bons plants. » Les deux tiers du vin devaient appartenir au vigneron et l'autre tiers à l'abbaye, le partissage fait à la vendange; le vigneron était tenu de nourrir le partisseur; la garde de la vigne était payée en commun. Louis de Pétigny châtelain de Morges scella l'acte (Ibid. supp. I. Nº 81). A cette époque et l'année suivante 1429, le chapitre comptait neuf chanoines outre l'abbé, parmi lesquels on remarque Vuillerme Mango, prieur, Jean d'Orbe curé de Saubraz, Uldric (Ulrich) d'Everdes etc. (Ibid. Nº 82).

Au mois de février de l'an 1432 (1431 vieux style), l'abbé Guillaume de Bettens recensa à François de La Grangy des terres à Cuarnens qui touchaient à celles du prieuré de Cossonay et de la confrérie du St-Esprit, de Cuarnens. Il fut stipulé qu'outre le cens de 3 coupes et demie de froment et de 5 deniers le censitaire paierait sa quote part de trois sols 6 deniers que les gens de Cuarnens devaient en commun à l'avénement de chaque nouvel abbé (Ibid. Nº 56).

L'abbaye du Lac de Joux avait peu à peu absorbé la majeure partie des terres et des redevances du grand village de Cuarnens qui, placé sur le grand chemin de l'Étraz (via strata) était alors bien plus peuplé qu'aujourd'hui. Elle y possédait l'église paroissiale et sa cure, les fours et moulins banaux auxquels tous les ressortissans de Cuarnens, de la Coudre et même de La Vallée étaient tenus de cuire leur pain et de /77/ moudre leur grain, et les grandes et petites dîmes acquises, soit des Donzels de Cuarnens, soit des seigeurs de Senarclens. Les frères prêcheurs du couvent de la Magdelaine à Lausanne revendiquaient une partie des grandes dîmes. En 1439 il y eut entr'eux un accommodement par lequel les dominicains de la Madelaine cédèrent leur part à l'abbaye du Lac de Joux moyennant une cense annuelle de six muids et neuf coupes (162 quarterons) de froment 1 (Arch. cant. Romainmot. T. II. Nº 344).

Amédée VIII comte puis duc de Savoie ayant été élu pape au concile de Bâle en 1439, il abdiqua le gouvernement de ses états en faveur de son fils le duc Louis. — Guillaume de Bettens abbé du Lac de Joux prêta reconnaissance à ce prince le 16 janvier 1449 (vieux style) sur les mains de Guibert commissaire des extentes du Pays de Vaud. Cette prestation d'hommage eut lieu à l'abbaye en plein chapitre auquel assistaient Etienne Fabri sous-prieur, Girard Tornare, Amédée Clerc, Pierre Costabloz, Jean Secretan, d'Orny, Félix Gruaz et Hugonin Chentren (Chantrens), tous religieux conventuels de l'abbaye. Comme leurs prédécesseurs, l'abbé et les chanoines reconnurent tenir en fief du prince la seigneurie et la juridiction sur tous les hommes taillables du couvent domiciliés dans le village du Lieu et dans les territoires du dit village et de l'abbaye, n'en exceptant que les lieux saints du monastère, en réservant toutefois les droits de Vidamie appartenant au sire de La Sarraz et la Mestralie inféodée à Pierre de Jougne (Document Nº XLIV.).

Il est à remarquer que, soit par inadvertance, soit à dessein, le commissaire Guibert comprit à tort la Combe de l'abbaye dans la reconnaissance qui ne devait concerner que la Combe du Lieu; Cet empiétement de juridiction devint par la suite l'occasion de vifs débats entre les barons de La Sarraz et l'abbaye.

Comme, dans l'origine, il n'y avait point de moulin à La Vallée, tous les habitants, et les religieux eux-mêmes, étaient obligés d'aller moudre leur blé au moulin de Cuarnens, ce qui /78/ constituait une obligation des plus pénibles pour eux. En conséquence, l'abbaie avait fait construire un moulin dans la Combe du Lieu et transporté à ce nouveau moulin le droit de banalité et de mouture qui lui appartenait au moulin de Cuarnens. Les abergataires de La Vallée s'étant constitués en communauté, l'abbé Guillaume de Bettens leur abergea le moulin du Lieu sous la cense annuelle de 45 sols lausannois, en réservant à l'abbaye le droit d'y moudre son blé sans payer l'émine. Mais ce nouveau moulin, situé près du village du Lieu, manquait d'eau et tomba bientôt en ruines; les habitants se virent réduits à retourner moudre au moulin de Cuarnens (Document Nº XLV.).

De nombreux délits de pêche se commettaient dans les trois lacs de La Vallée, des malfaiteurs (malefactores) venaient nuitamment prendre le poisson avec des nasses et des filets, pour le vendre au dehors, au grand préjudice des religieux qui, pendant trois jours de la semaine et durant les 40 jours du carême, vivaient principalement des produits de la pêche. L'abbé Guillaume voulut mettre un terme à ces abus clandestins; il obtint à cet effet un monitoire sévère du doyen d'Outre-Venoge dans le ressort duquel se trouvait l'abbaye; ce monitoire fut publié en chaire dans l'église paroissiale du Lieu, mais il ne paraît pas avoir eu l'efficacité qu'on en espérait. Le plus petit des trois lacs de La Vallée de Joux, que l'on nomme aujourd'hui Lac-Ter, s'appelait alors le Laytel diminutif de layt qui signifie lac en patois. On remarque qu'alors il y avait déjà une église paroissiale au Lieu, mais on ignore l'époque de sa construction: ainsi, dès la première moitié du XVe siècle, le village du Lieu était le centre d'une paroisse comprenant toute la partie occidentale de La Vallée formant une corporation communale ayant son église et son moulin.

Le 11 août 1454, l'abbé Guillaume de Bettens reconnut solennellement comme ses devanciers, pour avoué et gardien de son abbaye, Guillaume sire de La Sarraz, qui venait de succéder dans la baronnie à son père Nicod, Ier du nom, chevalier, décédé depuis peu de mois (Arch. de La Sarraz). Le dernier acte qui fasse mention de cet abbé est une vente que Claude /79/ Posioux, chanoine de l'abbaye et curé de Cuarnens, lui fit de sa part à 12 seitorées de pré à Cuarnens, dont le couvent possédait déjà l'autre moitié; cette vente est datée du 8 avril 1457 (Arch. cant. Romainmotier T. III. Nº 363).

Après avoir gouverné l'abbaye du Lac de Joux pendant plus de trente ans, cet abbé, parvenu à un âge avancé (senio fractus), résigna sa dignité en faveur de Nicolas de Gruffy, chanoine du Lac de Joux. Les mémoires du temps rendent à l'abbé Guillaume de Bettens le témoignage d'avoir été « bon et laudable champion de l'église, ayant mis l'abbaye en tel point de prospérité que à chacung c'est chose notoire et manifeste. »

Nicolas de Gruffi,

VINGT-CINQUIÈME ABBÉ.

Nicolas de Gruffi, de St. Saphorin, ayant été promu à la dignité d'abbé du Lac de Joux, par résignation de son prédécesseur, sans avoir passé par le scrutin du chapitre, Guillaume, sire de La Sarraz, comme gardien des privilèges du couvent, exigea, avant de lui donner l'investiture temporelle, qu'il se soumit à la formalité de l'élection canonique. Le nouvel abbé, homme arrogant et processif, ne lui pardonna jamais son opposition, et, comme on le verra bientôt, il saisit toutes sortes de prétextes pour échapper à la dépendance du baron et pour empiéter sur sa juridiction.

En attendant, le nouvel abbé, se prévalant du monitoire obtenu par son prédécesseur au sujet de la pêche des trois lacs, prétendait en exclure absolument tous les habitans du village du Lieu. Eu outre, il voulut leur interdire le passage d'un nouveau chemin qu'ils avaient pratiqué au travers des prés de l'abbaye, pour éviter l'escarpement dangereux de la descente du mont du lac. En troisième lieu, il réclamait le paiement de /80/ la rente de 45 sols et des arrérages dus pour l'abergement du moulin du Lieu. Enfin, il exigeait d'eux le transport des vins du couvent, depuis Rueyres, à Lavaux, et Lonay sur Morges, jusqu'à l'abbaye. A toutes ces demandes, la communauté du Lieu répondait que, de temps immémorial, ses habitans avaient eu la faculté de pêcher dans les lacs, et que le monitoire ne concernait que l'abus de cette faculté; qu'à l'égard du moulin ils avaient été forcés de l'abandonner faute d'eau, et que, dès lors, il était tombé en ruine, et, sur les deux autres points, ils opposaient la prescription trenténaire et l'absence de titre obligatoire.

Après maints débats, Etienne Aubert et Vaucher Piguet, recteurs ou Syndics de la communauté du Lieu, d'une part, et de l'autre, Jean Pollens sous-prieur de l'abbaye, s'assemblèrent le vendredi 16 juin 1458 dans l'église de Cuarnens, et choisirent d'un commun accord plusieurs arbitres pour juger leur différend, en se promettant réciproquement sous serment, et sous peine de cent livres d'amende, d'accepter leur sentence et de la faire ratifier par leurs commettans.

Les arbitres s'assemblèrent à Cuarnens le 9 juillet suivant; après avoir proclamé « bonne paix et sincère dilection » entre les parties, ils prononcèrent: sur le premier point, que les habitans du village du Lieu seront maintenus dans le droit de pêcher à la ligne, dans les trois lacs, mais qu'ils ne pourront se servir de nasses et de filets qu'avec une permission spéciale de l'abbé, qui devra l'accorder individuellement pour noces, baptêmes et prévèrés, c'est-à-dire pour fêter les relevailles des femmes en couche. Sur le second point, concernant le nouveau chemin du mont-du-Lac, l'usage en fut maintenu, sauf le tracé de la route qui fut réduit à une largeur raisonnable par des prud'hommes neutres, et avec défense, pour les hommes et le bétail, de s'en écarter soit à droite soit à gauche. Au sujet du charroi de vin, il fut réglé que chaque habitant du Lieu faisant feu et tenant des chevaux ferait un charroi par année, pour le transport des vins du couvent depuis Lonay, Echichens et autres lieux du pays jusqu'à l'abbaye, mais l'abbé était tenu de /81/ nourrir les charretiers et, au retour, de leur remplir de vin un baril de la contenance de trois pots.

Enfin, quant à la cense de 45 sols, réclamée pour l'abergement du moulin du Lieu, elle fut réduite à 20 sols; la commune du Lieu conserva la faculté de reconstruire son moulin ailleurs, mais, dans ce cas, il fut réservé, en faveur du couvent, que les religieux auraient le droit d'y faire moudre leur grain sans payer les émines. Il paraît que la commune du Lieu profita de cette faculté pour établir un nouveau moulin sur le ruisseau de La-Sagne, aux Charbonnières, le plus ancien dont on ait connaissance à la Vallée.

Cette prononciation, toute à l'avantage des gens du Lieu, fut acceptée par l'abbé Nicolas de Gruffy à la tête de son chapitre, composé alors de quatorze capitulans, dont les noms suivent: Etienne Fabre, prieur, Jean Fabre, curé de l'Isle, Jacob de Villar, curé d'Ependes, Jean Secretan, curé d'Orny, Jean Brugnat, curé de St. Didier (soit St. Loup), Jean Allaman, sacristain de l'abbaye, François Mottet, Jean de Solerio (du Solier), Simond Humbert, Perrin de Gento, Nicod de Ferney, Jaques Hugonet, Pierre Balmaz et Jaques de Montet, auxquels il faut ajouter le sous-prieur Jean Pollens et Claude Posioux, curé de Cuarnens, chanoine de l'abbaye, absens. Elle fut également ratifiée, au nom de la communauté du Lieu, par les deux syndics susnommés, assistés des trois conseillers communaux Reymond Lugrin, Reymond Viandoz et Jean Maréchaulx, sous le sceau de l'official de la cour de Lausanne, en date du 22 juillet de la même année, 1458. (Document Nº XLV.)

A peine ce procès était-il terminé, qu'il s'en éleva un autre entre l'abbé Nicolas de Gruffy et Guillaume sire de La Sarraz, procès qui, sauf quelques interruptions, dura près de neuf ans, tant l'irritation était vive et profonde de part et d'autre. Plusieurs transactions avaient été proposées pour mettre fin à ces altercations, également préjudiciables aux intérêts des deux parties et au repos de leurs nombreux ressortissans. Une première sentence arbitrale, rendue le 16 octobre 1458, par dom /82/ Martin de Frane, doyen de la cathédrale de Lausanne, protonotaire apostolique, et Mermet Christin, procureur-général de la baronnie de Vaud, ne fut point observée. — Une seconde, prononcée le 4 octobre 1461, par Jean d'Arnex, prieur de Cossonay, et Mermet Vigoureux, notaire et bourgeois de cette ville, eut le même sort, quoique cette volumineuse sentence eût été ratifiée en plein chapitre, le 26 novembre de la même année, par l'abbé Nicolas de Gruffy qu'elle condamnait sur tous les points essentiels.

L'abbé, voyant que le jugement des hommes les plus impartiaux du pays lui était décidément contraire, recourut aux moyens détournés. — Amédée IX ayant succédé à son père, le due Louis de Savoie, Nicolas de Gruffy se mit sous la protection spéciale de ce prince, dont il obtint, moyennant une redevance annuelle d'une livre de cire, payable au châtelain des Clées (et de soixante sols au châtelain de Morges), des lettres de sauvegarde datées du 27 juin 1466 (Documt Nº XLVIII.). Ces lettre que les princes de Savoie accordaient à tous ceux qui sollicitaient leur protection étaient générales, et ne pouvaient préjudicier aux droits d'autrui. Néanmoins, l'abbé prétendit s'en prévaloir pour se soustraire à la dépendance de Guillaume sire de La Sarraz, en lui notifiant officiellement le 18 juillet (Document Nº XLIX) les lettres de sauvegarde du duc, en les faisant publier à La Sarraz, à Cuarnens et autres lieux du ressort de la baronnie, et en remplaçant sur les édifices de l'abbaye les armoiries du baron par celles du prince. Ces provocations qui, selon les idées du temps, constituaient autant d'actes de félonie de la part de l'abbé envers l'avoué de son couvent, augmentèrent l'animosité qui régnait entr'eux, et amenèrent même des voies de fait entre leurs subordonnés.

Enfin, Jaques de Savoie, comte de Romont, frère du duc Amédée IX, ayant été apanagé de la baronnie de Vaud dont il prit possession en 1467, ce prince évoqua ce fâcheux procès à son tribunal, et nomma une commission mixte, composée de ses principaux conseillers ecclésiastiques et laïques, pour examiner les droits respectifs de l'abbé et du sire de La Sarraz. Voici /83/ quelques-uns des onze griefs allégués par le dernier contre le premier, tels qu'on les trouve énoncés dans un mémorandum, écrit dans le langage vulgaire du temps, qui fut remis à la haute commission nommée par le comte de Romont. « Et premièrement dict le seigneur de La Sarée qu'il est moult esbahy, et non sans cause, de l'errogance et malvais vôloir de l'abbé moderne, de ce que, ous mespris dou sérement prêté à la mâsion de La Sarée, il tire incontinent à la destrucion d'icelle et se est allé mectre en la salve-garde d'aultruy, ce que ne povait honestement faire, comme per plusiours lettres il appert. » — « Item (de ce que il refuse) de l'y faire recognoissance comme ly abbés et convent la fierent à ses antécessours, en lesquelles recognoissances les dicts abbés recogneurent que ils ne povent résigner, vendre, engagier ne admodier la dicte abbaye sans le lôs de mon dict seigneur de La Sarée. — Item (de ce que) ly abbés modernes a mis ban es Joux quoiqu'il eûst été pronuncié que ly homs du dict seigneur de La Sarée puissent et deussent aller et povoir aller per totes les Joux et pâquiers pour lours nécessités, sans contradiction aulcune, comme ils ont accoutumés. »

« Item, le dict seigneur se marveille fort de la grande et anormale oultre-cuidance et rébellion de l'abbé qui, depuis peu de temps en çay, a-fait gâgiement en sa seignorie, ouz certains moines et familliers de l'abbaye sont venus et ont battû ferme et navrez ung nommé Jaquet Girgas de Cuarnens, homme incopable (non coupable), qu'est chôse contre toute forme de justice et ly ordenances de saincte esglise. »

« Item … que ly abbés et convent ont receheu de grandes sommes d'argent de ses antécessors, et mesmement de ly, pour célébrer et faire célébrer les messes fundées per iceulx en l'esglise de Saincte Marie Magdelaine dou Layt, desquelles sommes ly abbé moderne recehoit trez bien les rentes, mais ne chante, ne fait chanter les messes, dont il est fort mal content, et non sans cause. » (Mém. aux Arch. de La Sarraz.)

Les commissaires ayant fait leur rapport au prince, Jaques /84/ de Savoie, comte de Romont et Seigneur de Vaud, rendit le 8 juillet 1467 une sentence définitive qui mit fin à ce fâcheux procès. L'abbé fut condamné sur tous les points qui concernaient l'avouerie de son couvent et la juridiction qui en dérivait; il dut s'abstenir de toute permutation ou résignation de sa dignité contraire aux privilèges du chapitre, et fut obligé de rentrer sous la sauvegarde du baron, sauf la protection du prince. Les droits réservés dans la vente de La Vallée faite en 1344 à Louis de Savoie, concernant la pêche des lacs et l'usage dans les pâturages et les bois, furent pleinement confirmés, avec la seule restriction que le sire de La Sarraz et les ressortissans de sa baronnie ne pourront s'en prévaloir que pour leur propre usage. Il leur est en outre interdit de bâtir dans le territoire de La Vallée, ce qui indique, comme on l'a déjà remarqué, (voir ci-devant le recueil de J. D. Nicole § 16, page 307.) que le droit de bochérage proprement dit n'était point contesté.

Quant aux points litigieux concernant les prétentions du baron sur certains domaines, et les dommages-intérêts qu'il réclamait et qui ne s'élevaient pas à moins de 100 marcs d'argent, ils furent réservés au jugement ultérieur du prince ou des tribunaux compétens. (Documt Nº LI.)

L'abbé Nicolas de Gruffy mourut pendant les guerres qui éclatèrent bientôt entre les Suisses et le duc Charles de Bourgogne, dans lesquelles le comté de Romont et le pays de Vaud se virent enveloppés à cause des sympathies qui unissaient ce prince et le peuple Vaudois à la cause des Bourguignons.

Il ne paraît pas que les Allemands aient pénétré jusqu'à l'abbaye du Lac de Joux, mais les domaines du couvent situés dans les différens quartiers du plat pays éprouvèrent toutes les calamités que ces cruels ennemis firent subir à la patrie de Vaud. Il est vraisemblable que La Vallée eut beaucoup à souffrir du passage incessant de la soldatesque italienne qui, pendant plusieurs années (1475 à 1477), se fraya une route au travers des gorges du Jura, pour se rendre à l'armée du duc de Bourgogne, et qu'elle ne put échapper à la famine et aux maladies /85/ pestilentielles qui désolèrent la population vaudoise, à la suite de cette guerre impie et peu nationale. Il est au moins certain que la communauté du Lieu, qui, en 1396, comprenait plus de trente chefs de familles faisant feu, n'en compta plus que treize en 1483, après la fin de la guerre de Bourgogne.

Jean Pollens,

VINGT-SIXIÈME ABBÉ.

Jean Polleni ou Pollens, de Lausanne, était sous-prieur de l'abbaye depuis l'an 1458, et par conséquent déjà fort âgé, lorsque, vers l'an 1480, il succéda à Nicolas de Gruffy comme abbé du Lac de Joux. Il fut promu à cette dignité par l'élection canonique du chapitre, et avec le concours de l'avoué Nicod, IIe du nom, sire de La Sarraz, fils de Guillaume, qui venait de mourir (Voir le Proœmium). Le nouvel abbé prêta reconnaissance au baron, le 16 mars 1483, dans la même forme que Guillaume de Bettens, l'un de ses prédécesseurs (Document Nº LVI). Cette élection fut traversée par l'usurpation d'un certain Nicolas Garriliati chanoine de Lausanne, prieur de Ruggisberg (canton de Berne) et protonotaire apostolique du Saint Siége, auquel le pape Sixte IV, qui prétendait disposer à son gré des bénéfices ecclésiastiques, avait donné l'abbaye du Lac de Joux en commende; mais il fut vivement repoussé par les religieux de l'abbaye, aidés du sire de La Sarraz, qui défendit énergiquement les privilèges et les biens de l'abbaye, contre les attaques réitérées de l'intrus. Jeanne de La Sarraz, sœur de Nicod II, avait épousé le chevalier Adrien de Bubenberg, qui venait de mourir. Garriliati voulut rendre sa veuve responsable des obstacles que son frère avait opposés à l'usurpation de l'abbaye du Lac de Joux. Ce moine forcené ne craignit pas, pour assouvir sa vengeance, de recourir au scandale, en troublant la cendre des /86/ morts: abusant de l'autorité apostolique dont il était revêtu, il chargea la mémoire de Bubenberg de crimes imaginaires, et demanda que les ossemens de l'héroïque défenseur de Morat fussent exhumés de leur tombeau et jetés à la voirie. Le sénat de Berne fut obligé d'envoyer une ambassade à Rome pour obtenir du pape la révocation de l'excommunication lancée par son légat. (Voir les pièces dans le 7e vol. des Scrutateurs de l'Histoire suisse, p. 209.)

Dans l'intervalle, l'abbé Jean Pollens avait eu à s'occuper d'un procès d'hérésie intenté à Etienne Aubert, du Lieu, et à un certain Nicolas Richard, son complice. On ne connaît pas bien les circonstances de ce procès, mais il donna lieu à un conflit de juridiction entre l'abbé et le châtelain des Clées. Sur un ordre émané de Jean Blanchet, religieux de l'ordre des frères prêcheurs de la Madelaine, vice-inquisiteur pour la foi, et daté de Lausanne, du 24 mai 1480, le vice-châtelain des Clées, Jean Pellis, avait fait saisir, près de l'abbaye, en un lieu nommé Groënroux, et jeter dans les prisons du château des Clées, le susnommé Etienne Aubert accusé du crime d'hérésie; mais, comme cette capture avait eu lieu du côté de l'abbaye, l'abbé réclama contre cette infraction à la juridiction qui lui appartenait, sur la rive orientale du lac.

La question ayant été portée devant la cour du baillif de Vaud séante à Moudon, celle-ci ordonna l'extradition du prévenu qui fut délivré le 9 juin de la même année à Jean de Lanfrey, mestral ou justicier de l'abbé, et transféré dans les prisons de l'abbaye, où ce malheureux mourut pendant l'instruction de son procès, continué par frère Vuinet Barbier (Barbey), inquisiteur pour la foi dans le diocèse de Lausanne. On trouve des lettres d'absolution et de rémission données en faveur d'Aubert, qui prouvent que, si son innocence ne fut pas reconnue avant sa mort, au moins le crime dont il était accusé ne put pas être prouvé. (Documt Nº LIII.)

Le 28 janvier 1481 (1480 vieux style), Jean Pollens, abbé du Lac de Joux, abergea à Vuinet Rochat, originaire du hameau de Ville-Dieu, paroisse de Roche-Jean (arrondissement de /87/ Pontarlier), en Bourgogne, et à ses trois fils, Jean, Claude et Guillaume, tout le cours du ruisseau de la Lionnaz, depuis sa source jusqu'auprès de l'abbaye, sous la cense annuelle de soixante sols pour y construire des forges, martinets et battoirs. L'acte porte que cet abergement fut stipulé « selon les bons us et coutumes de la patrie de Vaud, » c'est-à-dire aux mêmes conditions qui avaient servi de base aux autres abergemens faits à la Vallée, avec la seule différence qu'il comprenait aussi une concession industrielle pour l'établissement de hauts-fourneaux. L'acte réservait en faveur du concessionnaire la faculté d'abandonner son industrie, si elle ne tournait pas à son profit, avec libération de la cense qui y était affectée.

L'abbé concéda de plus aux Rochat, père et fils, huit poses de terres cultivables, et le droit de bâtir une maison dans le voisinage de l'abbaye, avec le droit de coupage du bois dans toutes les forêts de l'abbaye, pour ses besoins personnels et pour faire le charbon nécessaire à son industrie, ainsi que le pâturage commun et la pêche à la ligne, comme au gens du Lieu. En échange de ces concessions rurales, qui constituaient l'abergement proprement dit, les abergeans prêtèrent le serment d'obéissance à l'abbé et à son couvent, lequel, selon les usages du temps, impliquait, en faveur de l'abbaye, reconnaissance de la juridiction et de l'échute ou main-morte, à défaut d'héritier direct ou capable. Les abergeans s'engagèrent à payer le terrage (ou coupe de moisson) de leurs fonds, à raison d'une coupe (deux quarterons) de blé ou d'avoine, selon que le terrain se trouverait invêtu de l'une ou l'autre espèce de grain, et en outre le ras d'avoine et le focage de six deniers dû au seigneur de La Sarraz, en lieu et place de la taille qu'acquittaient les gens de La Combe du Lieu. (Documt Nº LII.)

Ce document fait voir qu'outre le moulin de La-Sagne, abergé à la commune du Lieu, les abbés en avaient fait construire un second, accompagné d'une scierie ou raisse sur l'eau de la Lionnaz, près de l'abbaye; les Rochat obtinrent le droit d'y moudre leur grain sans payer l'émine au couvent, à condition qu'ils remettraient cette usine en bon état. A la vérité, ces deux /88/ moulins étaient des annexes de celui de Cuarnens, dont ils dépendaient pour la banalité, mais les habitans de La Vallée n'étaient astreints à aller moudre leur grain à Cuarnens que quand, par le défaut d'eau, ou par suite de la négligence qu'ils mettaient à les entretenir, leurs propres moulins venaient à s'arrêter, ce qui arriva souvent comme l'attestent les titres qui concernent ces moulins. (Voir le recueil de J. D. Nicole § 18 et 27.)

La paix avec les Suisses n'avait pu se faire sans entraîner, de la part de la souveraine maison de Savoie, d'énormes sacrifices en argent auxquels tous ses sujets furent appelés à contribuer. A cet effet, un impôt général ou jièle 1 de 14 sols par feu, avait été mis sur la patrie de Vaud. Les habitans du village du Lieu furent portés sur les rôles d'imposition de l'abbaye, mais Jaques Piguet et Claude Meylan, gouverneurs et Syndics du Lieu, s'y étaient opposés au nom de leur communauté, se disant sujets immédiats du duc et non de l'abbé, en ce qui concernait les tailles ou impôts publics. La question fut portée devant le conseil de Moudon, présidé par Claude de Menthon, Seigneur de Rochefort, baillif de Vaud, qui jugea en faveur des gens du Lieu et contre l'abbé, représenté par Perrin de Gento, chanoine de l'abbaye et curé d'Ependes. En conséquence, les habitans de la Combe du Lieu furent retirés du rôle des cotisations de l'abbaye, et portés sur celui des vassaux directs du prince, (Voir Documt Nº LIV et le Recueil de J. D. Nicole § 19.)

Le succès obtenu dans cette occasion par les gens du Lieu contre leur abbé fut un piège dangereux et, quand plus tard ils voulurent s'en prévaloir, leur présomption leur attira une fâcheuse défaite. En attendant, il résulte de cette sentence rendue le 3 janvier 1483 que les habitans du Lieu payèrent la cotisation à raison de treize chefs de famille, et que l'abbé ne fut taxé que pour deux: on ne comptait donc alors dans toute la Vallée que quinze feux en tout, de sorte que la guerre et la /89/ famine qui en fût la suite avaient réduit sa population à la moitié de ce qu'elle était moins d'un siècle auparavant (en 1396.)

Cependant les prétentions de Garriliati sur l'abbaye du Lac de Joux duraient toujours et, de temps à autre, il parvenait à saisir quelque portion de ses revenus. L'abbé Jean Pollens, déjà vieux et infirme, était hors d'état de défendre par lui-même les biens éloignés de son couvent. Le 13 février 1483, il avait tenu un chapitre où assistèrent: Etienne Fabre, prieur, Jean de Solerio (ou du Solier), sous-prieur, Pierre de Balma, cellérier, Jaques Hugonet, Pierre de Glane, Claude Goffon et Guillaume de Croy, ou Croix (Crux), chanoines. Perrin de Gento, curé d'Ependes, y fut nommé procureur-général du couvent, avec pouvoir de substitution et de comparaître pour l'abbaye, devant tous tribunaux, pour y défendre ses droits, de percevoir tous ses revenus et d'en donner quittance légale, (Documt Nº LV.)

Cette mesure de conservation prise, Nicod, sire de La Sarraz, de concert avec l'abbé, adressa une requête au duc Charles de Savoie, pour qu'il mit fin aux poursuites du commendataire. Ce prince évoqua effectivement l'affaire à son conseil et rendit un arrêt, daté du château de Rivarole en Piémont, par lequel Nicolas Garriliati fut débouté de toute prétention à l'abbaye du Lac de Joux, moyennant une pension viagère à prendre sur les revenus de cette abbaye (Voir le Proœmium). Cette sentence eut son plein effet, et la pension de Garriliati fut assignée sur les prieurés de Rueyres à Lavaux et de Lonay, dont il eut la jouissance sa vie durant. Mais, d'un autre côté, Jean de Tornafoll, curé de Goumoëns, docteur très savant dans le droit canon, et protégé du pape, en avait obtenu des lettres de provision sur les revenus de la cure de Cuarnens, l'une des plus riches prébendes de l'abbaye.

Le vénérable abbé Jean Pollens, ne pouvant se résoudre à subir les démembremens dont son monastère était menacé, prit le parti de résigner en faveur de Jean de Tornafoll, qui s'engagea à maintenir les privilèges de l'abbaye, et qui était en /90/ position de la défendre contre tous ceux qui convoitaient ses dépouilles. Cette abdication eut lieu, le 17 mars 1484, en plein chapitre, avec le consentement de tous les religieux et de Nicod, sire de La Sarraz, qui y assista comme avoué. L'abbé Pollens se réserva une modique pension alimentaire de huit muids de froment par an, et le droit d'officier pontificalement à l'autel de Sainte Marie Madelaine du Lac, avec le costume et les honneurs de sa dignité.

Quant à Jean de Tornafoll, il prit l'engagement de faire profession monastique selon la règle des Prémontrés, et d'en prendre l'habit, de se procurer les bulles de confirmation de l'abbé général de l'ordre, et d'obtenir du pape des lettres d'absolution pour l'abbé démissionnaire, pour le couvent et pour les seigneurs de La Sarraz. Il s'obligea en outre à faire résidence à l'abbaye, et à y apporter en entrant une coupe du poids d'un marc, un plat, deux patènes et deux écuelles d'argent. L'acte d'abdication fut dressé par Aymonet Pollens, juré de la cour de Lausanne, en présence de Jaques Hugonet, prieur, de Jean du Solier, sous-prieur, de Pierre de Balma, cellérier, de Pierre Gandillon, curé d'Orny, de Guillaume, curé de St. Loup; de Nicod (du) Coster, curé de St. Saphorin, de Michel Chevalier, Jean de Piro, Jean Montricher et Alexandre Chantrens, religieux de l'abbaye; de Nicod, sire de La Sarraz, du chevalier Louis de Frane, prieur de la commanderie de La Chaux; des nobles Jean de Cossonay, seigneur de Berchier; Jean de Villars, Jacob Mayor, Bertrand du Solier et autres témoins de cette solennité. (Document Nº LVII.)

Jean de Tornafoll.

VINGT-SEPTIÈME ABBÉ.

L'élection canonique de Jean de Tornafoll, conciliant les prétentions du Saint Siége avec les privilèges du chapitre, /91/ prévint les difficultés qui avaient troublé le règne de son prédécesseur, et l'abbaye du Lac de Joux échappa pour le moment au sort qui atteignait déjà la plupart des monastères du pays, qui peu à peu tombaient en commende, c'est-à-dire que, au lieu d'avoir pour chef des religieux librement élus par la congrégation, ils furent donnés par la faveur des papes, ou la protection des princes à des bénéficiers qui n'appartenaient pas toujours à l'ordre dont le couvent dépendait. Par son crédit à la cour de Rome, le nouvel abbé obtint du pape Sixte IV, non-seulement des bulles qui confirmaient son élection, mais aussi la révocation des provisions accordées à Nicolas Garriliati, qui renonça à l'abbaye du Lac de Joux moyennant la jouissance des prieurés de Rueyres et de Lonay, qui lui furent laissés pendant la durée de sa vie.

Dans un chapitre tenu à l'abbaye le 7 juin 1484, Jean de Tornafoll ayant donné lecture des bulles papales, fut solennellement installé dans la chaire abbatiale, en présence de Nicod II, sire de La Sarraz, auquel il prêta serment, et dont il reçut l'investiture temporelle des biens du monastère. (Document Nº. LVIII.)

La tranquillité se trouvant ainsi rétablie dans le couvent, l'abbé s'attacha particulièrement à réparer les pertes que l'abbaye venait d'éprouver par suite des calamités qui, depuis plus de dix ans, avaient désolé tout le pays. L'incendie avait détruit plusieurs fermes du couvent, beaucoup de terres se trouvaient abandonnées, la mortalité ayant enlevé près de la moitié de la population, et la prestation des redevances personnelles et foncières avait été plus ou moins suspendue. Loin de pouvoir se relâcher à l'égard de ceux qui avaient échappé au double fléau de la guerre et de la peste, l'abbé se vit obligé d'exiger avec plus de rigueur les services qui étaient dus à son abbaye, pour les appliquer à la culture des champs restés en friche depuis plusieurs années. On ne connaissait point alors la ressource des journaliers; ce besoin de l'agriculture moderne, était rempli par la classe des hommes assujettis à la taille et aux corvées, auxquels la jouissance de certains fonds tenait lieu de salaire. /92/

Jean de Tornafoll, appuyé sur plus de cinquante reconnaissances générales ou individuelles qu'il produisait contr'eux, voulut obliger les abergataires de La Vallée à s'acquitter des tailles et corvées qu'ils devaient à son couvent. La communauté du Lieu, se prévalant soit du laps de temps écoulé sans que les abbés eussent usé de leurs droits, soit des diverses sentences rendues en faveur de ses ressortissans à l'occasion des subsides, et notamment de celle du 3 janvier 1483, refusa ces prestations, soutenant « qu'ils étaient sujets immédiats de l'illustrissime duc de Savoie, et conséquemment libres et francs de toute servitude envers l'abbé et son couvent. » Ce fâcheux procès éclata vers la fin de l'an 1485, la procuration notariale donnée par la communauté du Lieu à quatre avocats praticiens (praticantes), pour débattre leur cause devant les tribunaux, étant datée du 22 janvier 1486. Il se prolongea pendant trois années consécutives et occasionna de part et d'autre des frais considérables.

La résistance des gens du Lieu fut encouragée par l'intervention du procureur fiscal du prince, qui, croyant les droits du fisc compromis, protesta contre la prétention de l'abbé et fit cause commune avec les habitans du Lieu. Mais, il est évident que ce fonctionnaire public confondait mal à propos les droits utiles et le domaine direct cédé naguères à l'abbaye par Cathérine de Savoie, dame de Vaud, avec la juridiction et les droits fiscaux réservés au prince, réserves que Jean de Tornafoll offrait de reconnaître comme l'avaient fait ses prédécesseurs.

Après que les parties eurent produit contradictoirement plus de trente pièces libellées, outre un nombre infini de titres à l'appui, ce volumineux procès se trouvant en état d'être jugé en dernier ressort, le duc Charles de Savoie, présidant la haute cour souveraine de Chambéry, rendit le 10 mai 1488 sa sentence définitive. Cette sentence désapprouvait l'opposition du procureur fiscal, elle maintenait l'abbé du Lac de Joux dans son droit d'exiger des habitans du Lieu tous les services attachés à la condition de la taillabilité (jura tailliabilitatis), et lui adjugeait toutes les conclusions de sa demande, datée du 7 Septembre 1486. Enfin, elle condamnait ceux de la communauté /93/ du Lieu a se reconnaître hommes taillables de l'abbaye, et à payer tous les frais et dépens du procès. (Document Nº LXI.)

Jusqu'à ce moment, les gens du Lieu avaient pu de bonne foi se croire indépendans de l'abbaye et sujets immédiats du prince, mais après cette sentence souveraine et irrévocable leur résistance prenait évidemment le caractère d'une révolte contre la justice légale des tribunaux. Néanmoins, lorsque le jugement fut connu à La Vallée, il y produisit une grande fermentation. Les plus hardis formèrent le complot de s'opposer par la violence à son exécution. Jean de Tornafoll se rendant de l'abbaye au village de Cuarnens, accompagné seulementde quelques-uns de ses familiers, fut surpris dans les bois de Petra-félix par une troupe de gens armés qui l'entourèrent, lui mirent l'épée sur la gorge, l'arrachèrent de son cheval et le traînèrent lié comme un malfaiteur jusqu'au village du Lieu, en le menaçant de mort s'il ne leur livrait la sentence ducale et ne les affranchissait de la taillabilité. L'abbé, cédant à la force, consentit à tout ce que ces hommes égarés et furieux lui demandaient.

Rendu à la liberté, Jean de Tornafoll protesta contre cette violence sacrilège qui exposait les coupables à l'excommunication et aux punitions les plus graves. Néanmoins, pour épargner à la communauté du Lieu une procédure criminelle qui aurait achevé la ruine de ses habitans, l'abbé consentit à remettre sa cause au jugement impartial d'arbitres communs, choisis par les deux parties. L'abbé nomma Jean de Matafallon, prieur de Mouthe, Geoffray d'Arens, chantre, et Rodolphe de la Molière, doyen de la cathédrale de Lausanne, et Louis de Frane, précepteur de la commanderie de La Chaux. La communauté du Lieu, représentée alors par ses deux Syndics Etienne Lugrin et Jean Piguet, choisit de son côté nobles Pierre de Bionnens, docteur ès lois, Jean de Romainmotier, châtelain de La Sarraz, Guillaume de Gallera, châtelain de Lignerolles et Jean Légier d'Yverdon.

D'un commun accord, Nicod, sire de La Sarraz, chevalier, fut nommé médiateur et sur-arbitre, avec pouvoir de trancher /94/ les questions sur lesquelles les amiables compositeurs se trouveraient partagés d'opinion. Les deux parties, assemblées le 19 juin 1488 au château de La Sarraz, en présence de noble et puissant seigneur Claude de Menthon, co-seigneur d'Aubonne et Bailli de Vaud, Guillaume de Bruel, curé d'Eclépens, Louis de Bettens, Pierre de Tornafoll et autres témoins requis, jurèrent, sous peine de cinquante livres de dommages-intérêts, de se soumettre à la sentence de ces neuf arbitres.

Le lendemain 20 juin 1488, ceux-ci rendirent leur jugement définitif, portant: 1º Que les habitans de toute la communauté du Lieu se reconnaîtront, pour eux et leurs successeurs, hommes taillables et main-mortables (homines tailliabiles et manus-mortuæ) de l'abbaye du Lac de Joux, et confesseront tenir du couvent tous les biens-fonds qu'ils possèdent dans le territoire de la Combe du Lieu, sous la servitude de la main-morte et de la taille modérée. 2º Que néanmoins, par le consentement exprès de l'abbé et de son couvent, cette taille est modérée à la somme de trente huit livres, bonne monnaie cursible dans le pays de Vaud, à payer annuellement et perpétuellement au couvent par la communauté du Lieu, qui en fera elle-même la répartition sur ses ressortissans. 3º Que ceux-ci acquitteront comme du passé les censes de leurs fonds à cause du domaine direct (dominium directum). 4º Quant à la question des corvées à raison d'une journée de faulx à la fenaison, et d'une journée de rastre ou rateau à la moisson, outre un chapon par feu demandé par l'abbé, les arbitres se réservent de prononcer après plus ample informé. 5º Relativement à la main-morte, soit à l'échute ou retour au couvent des héritages, les arbitres déclarent que les enfans de l'un et l'autre sexe nés en légitime mariage, et les parens restés en indivision avec le décédé, hériteront légalement de tous ses biens, à l'exclusion de l'abbaye, sauf les titres qui établiraient le contraire. 6º Que les gens du Lieu seront tenus d'acquitter à l'abbaye les tailles et censes arriérées pendant les deux années qui venaient de s'écouler. 7º Que les frais et dépens du procès auxquels les gens du Lieu ont été condamnés par la sentence ducale, et que /95/ l'abbé évaluait à 255 florins, seront réduits et modérés à 100 florins. 8º Que les syndics de la communauté du Lieu nouvellement élus seront tenus, comme par le passé, de prêter serment de fidélité à l'abbé. 9º Enfin, considérant que le sacrilège commis sur la personne inviolable de l'abbé Jean de Tornafoll, quoique désavoué par la communauté du Lieu, réclamait une réparation exemplaire, voulant néanmoins épargner aux auteurs de cet attentat la punition bien plus sévère qui les attendait devant la justice publique, les arbitres condamnèrent les coupables à faire amende honorable, c'est-à-dire, selon la coutume du temps, à se rendre en procession à l'abbaye, tête nue, en chemise, et un cierge allumé au poing, et, prosternés devant l'autel de Marie-Madelaine, patronne du lac, à lui demander grâce et merci 1. Ils ordonnèrent, en outre, qu'en mémoire de ce sacrilège et de sa punition les deux syndics de la commune du Lieu assisteraient chaque année, le jour de la fête de Marie-Madelaine, à la grand'messe de l'abbaye, et lui offriraient, un cierge d'une livre pesant de cire. (Document Nº LXII.)

Cette prononciation, rédigée en latin par les notaires Aymonet Pollens et Guillaume Berard, jurés de la cour de Lausanne, et sous le sceau de Claude de Menthon, bailli de Vaud, fut promulguée en langue vulgaire à l'abbaye et ratifiée sous serment réciproque le 22 juillet suivant (1488), jour de la fête de la patronne du Lac, tant par l'abbé et son couvent eu plein chapitre, que par les syndics et conseillers de la commune du Lieu, dûment autorisés par tous leurs commettans, et cette ratification fut solennisée par la présence de la majeure partie des habitans de La Vallée et d'un grand nombre de notables étrangers qui s'y étaient rendus pour assister à l'exécution de l'amende honorable. (Document Nº LXIII.)

En définitive, la prononciation du 20 juin fut plus favorable à la communauté du Lieu qu'elle ne devait s'y attendre à la /96/ suite des excès déplorables qui l'avaient motivée. A dater de ce moment, les abergeans de la Combe du Lieu furent affranchis de la taille casuelle, au moyen d'une redevance ou taille abonnée, qui fut fixée à la somme de 38 livres payables chaque année au couvent. Cet affranchissement est donc bien plus ancien que J. D. Nicole ne l'a supposé (§ 28), et l'acte de l'an 1549 par lequel LL. EE. de Berne reconnurent que cette taille ne pouvait être augmentée ne fut que la confirmation de la prononciation du 20 juin 1488. Au reste, cette prononciation atteste que les abergataires du Lieu n'avaient jamais été taillables à miséricorde, dans le sens attaché communément à cette expression, c'est-à-dire à la volonté arbitraire du seigneur. Les cas où la taille et les corvées pouvaient être exigées avaient été prévus et fixés d'avance, soit en général par la sentence arbitrale de l'an 1273, qui réglait les conditions auxquelles l'abbaye pourrait aberger des terres aux colons de La Vallée (voir la charte Nº XXIII dans les pièces justificatives,) soit en parliculier par les réserves contenues dans les contrats d'abergement.

Dans le grand procès que Jean de Tornafoll venait de soutenir contre la communauté du Lieu, cet abbé avait produit en cour souveraine plus de soixante reconnaissances générales ou particulières, datées des XIVe et XVe siècles, par lesquelles les abergeans de la Combe du Lieu eux-mêmes avouaient individuellement ou collectivement la taillabilité de leur fonds (Document Nº LXII). Aussi ces débats, non plus que les précédens, ne roulaient point sur la nature et la quotité des prestations réclamées par l'abbaye, mais uniquement sur la question de savoir si c'était le duc de Savoie ou l'abbé qui avait le droit de les exiger.

Les efforts réitérés des ressortissans de la commune du Lieu pour échapper à la dépendance de l'abbaye et pour se faire reconnaître hommes taillables du prince s'expliquent suffisamment, soit par les complications des différentes juridictions qui subsistaient à La Vallée et qui prêtaient le flanc aux subtilités de la chicane, soit par l'avantage que ces montagnards, dans leur sagacité naturelle, entrevoyaient à dépendre plutôt d'un prince /97/ généreux, qui ne revendiquait que très rarement des services improductifs pour le fisc, que des abbés qui étaient à portée d'en tirer un parti continuel. On n'est donc nullement fondé à attribuer l'origine de ces prestations ou les querelles dont elles furent l'occasion à un abus de pouvoir vexatoire des abbés du Lac de Joux. Au surplus, voici les redevances personnelles ou foncières et les charges seigneuriales ou fiscales que les habitans de la Combe et du village du Lieu acquittaient à la fin du XVe siècle:

A. Au COUVENT.

a) à cause du domaine-utile ou de l'emphytéose.

1º Les censes, telles qu'elles se trouvaient réservées dans les contrats d'abergement, et calculées ordinairement à raison d'une coupe, soit deux quarterons de grain, outre la dîme des légumes et un chapon par ménage indivis, ou feu.

2º Pour l'habitation ou le focage, une coupe ou deux quarterons d'avoine et un quarteron d'orge, par feu.

3º En raison de la jouissance des pâturages de l'abbaye, la dîme des nascens, soit de onze agneaux l'un, pour chaque veau 2 deniers, pour un poulain 4 deniers, pour chaque porc 1 denier, et pour les chevreaux une maille.

b) à cause de la taillabilité, et comme cessionnaire des princes de Savoie.

4º La taille modérée (ou abonnée), à raison de 38 livres par année, pour toute la communauté.

5º Les corvées, à raison de deux journées par an et par feu, l'une à la fenaison et l'autre à la moisson, outre un charroi de vin de Lonay.

6º La redevance de 20 sols pour l'abergement du moulin de La Sagne.

B Au duc de Savoie.

a) comme acquéreur des sires de La Sarraz.

7º La contribution de 40 sols due au château des Clées, pour la garde et les fortifications.

b) comme prince souverain du pays. /98/

8º Les giètes, aides ou subsides généraux imposés à tous les vassaux dans des cas réservés.

En échange de ces charges personnelles ou réelles, les colons qui étaient venus naguère s'établir à La Vallée sans autre capital que celui de leur travail ou de leur industrie avaient acquis la jouissance perpétuelle de leurs fonds, les droits d'usage dans les forêts pour tous leurs besoins, et le parcours des plus vastes pâturages dans toute l'étendue de la vallée du Lac de Joux. L'obligation de garder les défilés du mont Risoux du côté de la Bourgogne procura aux habitans du village du Lieu le droit de port d'armes, honneur qui n'appartenait alors qu'aux hommes réputés francs et libres de toute servitude personnelle.

La communauté du Lieu comptait alors huitante neuf hommes adultes, dont 50 au moins étaient déjà pères de famille; ils se trouvaient répartis en treize ménages ou feux. On en trouvera l'état nominatif à la fin du présent mémoire. (Document Nº LX page 321.)

Dans ce nombre n'étaient point compris les Rochat père et fils, établis depuis huit ans dans le clos de l'abbaye, et qui ne figuraient pas encore sur la liste des communiers du Lieu. Vuynet Rochat, le chef de cette nombreuse famille d'industriels, devenu fort vieux, avait obtenu de l'abbé Jean de Tornafoll, par acte du 26 février 1485, moyennant la finance de 124 sols, la permission d'être enseveli après sa mort dans l'église de Marie Madelaine du Lac, entre le grand pilier et la place du bénitier, et la faculté de faire poser sur sa tombe une pierre. « avec inscription et image » . Le privilège d'être enseveli dans les églises et d'y élever des épitaphes et autres monumens funèbres n'était donc pas exclusivement réservé aux nobles, il était, comme on voit, accessible à toute personne assez riche pour payer cette distinction plus ou moins coûteuse. (Document Nº LII bis.)

Quant à la congrégation des religieux de l'abbaye du Lac de Joux, elle se composait, en 1488, de l'abbé et de douze chanoines capitulans, savoir: quatre prêtres (presbyteri) et deux claustraux (novici claustrales), officiant à l'abbaye, et six chanoines /99/ prébendiers, desservant les cures de Cuarnens, de l'Ile, de St-Didier, ou St.-Loup, d'Orny, de St-Saphorin sur Morges et d'Ependes, outre les novices et aspirans, et non compris les domestiques (familiares) et valets du couvent.

L'abbaye des prémontrés d'Humilimont ou de Marsens était sous la surveillance spéciale des abbés du Lac de Joux. Jean de Tornafoll ayant visité ce monastère le trouva dans un grand délabrement et le nombre des religieux réduit à quatre, outre l'abbé qui se nommait alors Girard Tabusset. Il ordonna des réparations considérables aux bâtimens, comme on le voit par un acte daté du 6 février 1489. (Archives cantonales, registres du bailliage de Romainmotier, Tome III, Nº CCCLXXXVI.)

Nicod II, sire de La Sarraz, chevalier, était décédé vers l'an 1490, et Bartholomé II, son fils, lui avait succédé. Il vendit à l'abbé Jean de Tornafoll, par acte du 8 mai 1497, sa moitié du terrage des finages du Bos et de Champdollen, rière Mont-la-Ville et Moiry, pour le prix de 50 livres, le couvent possédant déjà l'autre moitié. Ce terrage, qui comprenait la petite dîme ou dîme des laïques, se prélevait à raison d'une gerbe sur huit. (Archives cantonales, registres du bailliage de Romainmotier, Tome III, Nº CCCXCII.)

On a déjà remarqué que Jean de Tornafoll était un docteur très versé dans le droit canon; il fut choisi pour arbitre en 1498, dans un différend qui s'était élevé entre Aymon de Montfalcon évêque de Lausanne et le chapitre de cette cathédrale, au sujet de leur juridiction respective dans les cas d'hérésie (Ruchat, Abrégé de l'histoire ecclésiastique du Pays-de-Vaud, 2e édit. p. 79).

Devenu fort âgé le docte abbé voulut préparer d'avance à ses restes mortels un asile respecté, et laisser en même temps au couvent un monument de sa munificence. A cet effet, par un acte du 14 mars 1500, il ordonna que le chœur du chapitre où il choisit sa sépulture fût remis à neuf, les parois lambrissées et les murs blanchis, et y fit élever un autel convenablement décoré et dédié à St. Sébastien martyr. Il donna d'abord 500 florins pour une messe hebdomadaire à célébrer de son vivant /100/ et après sa mort, à cet autel, et 100 florins pour une autre messe du soir chantée à haute voix chaque dimanche après vêpres. Il donna en outre une somme de 20 livres pour les cierges, les pidances et autres dépenses nécessaires pour le services de ces messes. Cette fondation fut faite en présence de Pierre Vannod (d'Orny) prieur, de Louis Tavernery sous-prieur, de Michel Reymond, de Pierre de Gruffy curé d'Ependes, de Jaques Astez et George Collet, prêtres, et de Jean Puthod et Benoit Pinard, novices, de Jaques de Tornafoll curé d'Oulens et autres témoins.

De tous les chanoines de l'abbaye vivant alors il n'y avait que Pierre Vannod devenu prieur qui fût contemporain du grand procès de 1488. Douze années avaient suffi pour renouveler à peu près tout le personnel des religieux du Lac de Joux. On remarquera à cette occasion que les couvens étaient de petites républiques démocratiques où les inégalités sociales venaient se toucher et se confondre sous le froc. Les moines sortis de la classe des laboureurs recevaient dans les monastères un degré d'instruction qui se répandait graduellement, mais lentement, au foyer domestique de leur famille qu'ils visitaient assez fréquemment, et suppléait un peu à l'absence de l'enseignement populaire dont à cette époque on ne trouve encore aucune trace à La Vallée.

Ce ne fut néanmoins que neuf ans plus tard que Jean de Tornafoll, courbé sous le poids des infirmités et des ans, résigna son abbaye entre les mains du pape Jules II, auquel il désigna l'un de ses plus jeunes chanoines, nommé Aymonnet Jaquet, comme le plus digne de lui succéder dans le gouvernement du monastère du Lac de Joux. Le pape ayant approuvé ce choix par une bulle datée de St. Pierre de Rome du 30 juillet 1509, (Document Nº LXV.) Jean de Tornafoll lui remit l'administration du couvent et se retira au prieuré de Rueyres, qu'il s'était réservé pour son entretien. /101/

Aymonet Jaquet

VINGT-HUITIÈME ABBÉ.

La cour de Rome avait, de tout temps, eu l'obligation et le droit de nommer par provision aux charges ecclésiastiques qui restaient vacantes par suite de la négligence ou des dissentimens de ceux auxquels les statuts de l'ordre conféraient le privilège d'y pourvoir. Mais, depuis la dernière moitié du siècle précédent, elle s'était attribué peu à peu l'initiative qui appartenait auparavant aux corporations religieuses, et les papes disposaient à leur gré des bénéfices lucratifs de l'église. Dès-lors la ratification canonique du chapitre ne fut plus qu'une vaine formalité, un acte d'obéissance passive des chanoines aux usurpations du saint siége.

Cependant la bulle du pape Jules II, de l'an 1509, subordonnait expressément la nomination de l'abbé Aymonet Jaquet à l'éventualité d'une élection canonique qui dans l'intervalle aurait pu être faite par le chapitre: dans tous les cas, le nouvel abbé devait se procurer la confirmation de l'abbé-général des Prémontrés et de l'évêque de Lausanne auquel la bulle était adressée. Comme la nomination d'Aymonnet Jaquet à l'abbaye du Lac de Joux n'éprouva aucune opposition de la part des chanoines, on doit la considérer comme régulière et canonique, d'autant plus qu'il reçut du baron de La Sarraz l'investiture temporelle des biens de ce monastère(Proœmium).

Les revenus de l'abbaye du Lac de Joux sont évalués dans cette bulle à environ deux-cens ducats d'or (de 40 sols tournois) par année, ce qui représente au moins trois-cents louis de notre monnaie. C'était plus qu'il n'en fallait pour éveiller la cupidité des courtisans qui, sous le nom de Commendataires, cumulaient les revenus de plusieurs bénéfices ecclésiastiques. L'abbé /102/ Aymonnet Jaquet n'en jouit guère: il mourut très peu de temps après son installation, et Jean de Tornafoll qui vivait encore reprit le gouvernement du monastère, mais pour le résigner de nouveau en faveur de Jaques Varney, autre religieux du couvent (Proœmium).

Jaques Varney,

VINGT-NEUVIÈME ABBÉ.

Jaques Varnier ou Varney 1 (Varnierius) n'était encore que simple novice quand il fut nommé abbé du Lac de Joux; il sollicita du pape une dispense d'âge pour recevoir le sacrement de la prêtrise. En l'année 1513 il se rendit à Paris pour y compléter ses études en théologie, et au moment de son départ il établit pour son vicaire-général à l'abbaye égrége Claude Rôs bachelier en théologie et recteur des églises de Sainte Euphémie et de Rosières en Bourgogne (Msc. Sterki). On ignore si Jaques Varnier, abbé du Lac de Joux, mourut à Paris ou s'il résigna son abbaye en faveur de son successeur; les titres de ce monastère ne font plus aucune mention de lui.

C'est sous le gouvernement de cet abbé qu'eut lieu la transaction entre l'abbaye et la commune de Vaulion, dont il est parlé dans le mémoire de J. D. Nicole § 21, au sujet des bois que les habitans de cette commune exploitaient au Chenit et qu'ils faisaient flotter sur le lac jusqu'à La Vallée. Cette transaction datée du 23 nov. 1513, ensuite de laquelle l'abbaye perçut un droit minime sur l'exportation des bois de La Vallée, est le premier indice d'une valeur marchande attachée à ces bois.

Les habitans de La Vallée et de la châtellenie de Morges /103/ avaient obtenu naguère de Marguerite d'Autriche, comtesse de Bourgogne et veuve du duc Philibert de Savoie, la permission d'ouvrir une voie charretière depuis le village du Lieu jusqu'à Mouthe en Bourgogne pour le transport des sels qu'ils tiraient de Salins: mais les fermiers de la princesse d'Orange qui tenaient à ferme ses péages de la Ferrière, s'étant aperçus du tort que cette concession faisait au produit de ces péages, avaient fait « rebancher et encombrer » cette nouvelle route de manière à la rendre impraticable. Les États du Pays de Vaud assemblés à Romont le 11 nov. 1517 adressèrent une demande au duc Charles de Savoie, pour qu'il obtînt de l'archiduchesse Marguerite, sa belle-sœur, le rétablissement de cette route (Grenus, Docum. du Pays de Vaud p. 148-149), mais il paraît que cette demande fut sans résultat, car dès lors il n'est plus question de ce chemin que comme d'une voie clandestine ouverte à la contrebande ou à la spoliation des bois du Rizoux.

Jean Claude d'Estavayer,

TRENTIÈME ABBÉ.

Un écrivain contemporain, d'ailleurs très digne de foi, le banneret Pierre de Pierrefleur d'Orbe, raconte que Jean Claude d'Estavayer, abbé de Haute-Combe en Savoie, avait un neveu nommé Claude d'Estavayer élevé et nourri dans sa maison: « Il pleust à Notre Seigneur que le dict abbé tomba en grande maladie, ensorte que l'on n'y espérait pas la vie longue; le neveu, enfant subtil, prinst l'advis de parler au confesseur du dict abbé, ensemble à son médecin, et vont conclure entr'eux de donner à entendre que lui (l'abbé) estoit en dangier de mort, et qu'il eût advis de ordonner tant de ce bénéfice que de ses biens, ce qu'il fist (en faisant) donation de son abbaye (de Haute-Combe) au dit Claude d'Estavayer, pauvre vire asté /104/ (élevé) au dit couvent, qui incontinent se saisist du dit bénéfice et se fit abbé. Le vieil abbé ne mourust pas, mais torna en convalescence et fust à son gros regret (de la perte) de son bénéfice. Toutefois il devint depuis abbé du Lac de Joux, et mourust au dit lieu. » (Pierrefleur, folio 17. msc. à la bibliothèque cantonale à Lausanne.)

Ce récit, quoique vrai pour le fond, renferme néanmoins plusieurs inexactitudes. Claude d'Estavayer ne fut point redevable de sa haute fortune à l'indigne captation qu'on lui prête, car il était depuis plusieurs années évêque de Belley, lorsque son oncle se démit en sa faveur de son abbaye de Haute-Combe; pour le dédommager de ce sacrifice prématuré, l'évêque de Belley usa de son crédit pour faire obtenir à son parent des provisions papales de commendataire de l'abbaye du Lac de Joux qui se trouva vacante en 1517. (Sterky, msc.)

Jean Claude d'Estavayer, ci-devant abbé de Haute-Combe, puis commendataire du Lac de Joux, décéda à l'abbaye dans le commencement de l'année 1519, sans laisser à La Vallée aucune trace de sa courte administration.

Claude d'Estavayer évêque de Belley,

TRENTE-UNIÈME ABBÉ.

Claude d'Estavayer, issu d'une branche de la noble famille de ce nom établie à Romont, dans le Canton de Fribourg, parvint par son propre mérite aussi bien que par sa haute naissance aux premières dignités de l'église et de la cour. Il fut tout à la fois évêque de Belley, prévôt du chapitre de Lausanne, abbé de Haute-Combe et du Lac de Joux et prieur de Romainmotier. Il assista en qualité d'évêque de Belley aux conciles de Rome tenus au palais de Latran en 1512 et 1513 (Guichenon, hist. de Bresse, II, p. 34). Il fut l'un des témoins de la /105/ dernière confirmation des franchises octroyées à la patrie de Vaud par le duc Charles de Savoie, à Romont le 12 nov. 1513 (Grenus, Documens, p. 150), et dès l'année suivante ce prince le nomma premier chancelier (et non pas chevalier) de l'ordre de l'Annonciade dont il renouvela les statuts à Chambéry le 11 sept. 1518. (Guichenon, loco citato, I, p. 100.)

Ce prélat avait obtenu du pape la survivance de l'abbaye du Lac de Joux dont il prit pacifiquement possession vers le milieu de l'année 1519, après la mort récente de Jean Claude, son oncle. Cette abbaye subissait à son tour la destinée commune des autres monastères du pays dont les revenuss distribués à titre de bénéfices ou de pensions par la faveur des papes et des princes étaient ainsi détournés de leur destination primitive. Un tel abus devait conduire au relâchement excessif des mœurs religieuses qui provoqua la réformation évangélique dont le ferment venait d'éclater dans la Suisse allemande.

Les commendataires ou usufruitiers des bénéfices ecclésiastiques étaient dispensés de l'observation personnelle des pratiques monastiques, comme par exemple de la résidence au couvent, de porter le costume de l'ordre, etc. Néanmoins l'évêque de Belley ne crut pas pouvoir se dispenser de se conformer à l'exemple des abbés ses prédécesseurs, en prêtant reconnaissance au baron de La Sarraz comme avoué et gardien de l'abbaye du Lac de Joux (Document Nº LXVI).

Bartholomé II, sire de La Sarraz, était décédé en 1505, sans laisser de postérité légitime, et sa succession avait donné lieu à de grands démêlés entre Huguette de St. Trivier sa veuve, Michel Mangeroz seigneur de Myon en Bourgogne, fils d'Antoinette de La Sarraz sœur de Bartholomé et les seigneurs du Châtelard, Jaques et François de Gingins, qui revendiquaient cet héritage, soit du chef de leur aïeule Marguerite de La Sarraz, soit en vertu du premier et du dernier testament faits en leur faveur par le baron défunt. Ces démêlés s'étaient terminés en 1512 au moyen d'une transaction ménagée entre les prétendants par les cantons suisses, ensuite de laquelle la baronnie de La Sarraz avec toutes ses appartenances avait passé, d'abord, /106/ viagèrement, à la douairière Huguette de St. Trivier, puis à Michel Mangeroz neveu du dernier baron, sous réserve d'une indemnité et de la réversibilité en faveur des deux frères Jaques et François de Gingins et de leurs descendans, auxquels cette baronnie parvint en effet trente ans plus tard. (Voir Stettler, Chronique Suisse. T. 1er p. 480).

Ce fut à l'abbaye du Lac de Joux, le 10 de nov. 1519, et en plein chapitre, que l'évêque de Belley ayant pacifiquement pris possession de cette abbaye « prêta hommage, de la même manière que l'avait fait jadis l'abbé Jean de Tornafoll, à Michel moderne baron de La Sarraz qui, pour lors, se trouvait absent du pays, » et qui fut représenté à cette cérémonie par noble Christophle de Diesbach seigneur de Worb, son beau-père, par François de Lutry chanoine de Lausanne et par Guillaume du Mur châtelain de La Sarraz, porteurs d'une procuration du jeune baron datée de Lyon du 20 de juin 1519. Dans cet acte le révérend père Claude d'Estavayer s'intitule « par la grâce de Dieu et du siége apostolique, évêque de Belley et commendataire perpétuel des insignes monastères de Sainte-Marie de Haute-Combe et de Sainte-Marie-Madelaine-du-Lac-de-Joux » (Document Nº LXVI, du 10 novembre).

Cependant les revenus de ces bénéfices suffisaient à peine aux dépenses de ce prélat spirituel, magnifique, et très habile courtisan. Michel, bâtard de Savoie, prieur commendataire de Romainmotier étant mort bientôt après, l'évêque de Belley obtint du pape Léon X l'union de ce prieuré et de la seigneurie qui en dépendait à la mense abbatiale du Lac de Joux, comme le dit expressément l'acte de prise de possession de cette seigneurie, qui eut lieu à Romainmotier le 24 novembre 1521 au nom de l'évêque Claude d'Estavayer, commendataire du Lac de Joux, par François de Lutry chanoine de Lausanne, son vicaire (Archives cantonales, Registres du bailliage de Romainmotier). Dès ce moment, la seigneurie de Romainmotier se trouva annexée à l'abbaye du Lac de Joux dont l'abbé fut en même temps prieur de Romainmotier.

On ne répétera pas ici ce qui a été dit ailleurs (Recueil de /107/ J. D. Nicole § 22, 24, 25 et 26) des actes faits par l'évêque de Belley en qualité d'abbé commendataire du Lac de Joux. L'abergement du mâs de Praz-Rodet en faveur des communes de Bursins et de Burtigny fut dressé au château de Bursins le 31 octobre 1527, en présence de noble François de Senarclens gouverneur de la communauté de Bursins, de Jean Day gouverneur de celle de Burtigny, de noble Bernard de Colombier Seigneur de Vullierens, et de noble Jean Mestral, seigneur d'Arruffens (Document Nº LXVIII). La difficulté ventillante entre Jean comte de Gruyère, baron d'Aubonne, et l'abbé du Lac de Joux, provenait de ce que, dans un acte de l'an 1279, par lequel l'abbé de St. Claude avait associé Humbert de Thoire, pour lors Seigneur d'Aubonne, à la seigneurie de la montagne de St. Cergues, l'espace qui s'étend « le long de l'Orbe depuis le lac des Rousses jusqu'au Brassus et au Lac de Joux » (sicut Orba exit a lacu Quinçonnois et currit versus lacum de Cuarnens usque ad aquam Bracioli), fut compris dans les limites de cette association, par une suite des anciennes prétentions des moines de St. Claude sur La Vallée (Ruchat, msc.). C'est sur ce titre conservé dès-lors dans les Indominures du château d'Aubonne que le comte Jean de Gruyères fondait ses prétentions sur la portion du mâs de Praz-Rodet situé au-delà du Brassus, à l'orient de l'Orbe, territoire dont la possession donna lieu depuis à plusieurs procès, mais qui alors n'était qu'un bas-fond réputé inhabitable (locus inhabitabilis), comme le dit l'acte.

La dernière reconnaissance prêtée par les habitants de la communauté du Lieu au duc de Savoie en date du 27 octobre 1525 rappelle sommairement 1º l'amodiation perpétuelle faite sous clause de réachat par les ancêtres de ce prince aux abbés du Lac de Joux, de toutes les redevances, tributs (tailles) et censes que ces habitants acquittaient auparavant au château des Clées; 2º l'exemption des fortifications, gardes et communs de la ville des Clées, moyennant une contribution annuelle de 40 sols lausannois; 3º enfin, un abergement récent fait à Jaques Piguet, d'une portion des terrains communaux dits en Séchey contenant deux fauchées de pré sous la cense annuelle de treize /108/ sols bons lausannois. Cette reconnaissance, où il est parlé pour la première fois du pont sur l'Orbe, mentionne nominativement vingt-cinq chefs de famille agissant tant en leur nom qu'au nom des autres habitans du Lieu soit de l'endroit de l'hermite Ponce à La Vallée du Lac de Joux. Ce hameau du Séchey était déjà habité par un nommé Jaques Clite qui y avait fait des champs et des prés. (Document Nº LXVII.)

En qualité de commendataire de l'abbaye du Lac de Joux, soit du prieuré de Romainmotier annexé à sa mense abbatiale, Claude d'Estavayer abergea par acte du 12 octobre 1528, à Pierre Develly autrement dit (alias) Vallotton, les premières forges établies à Vallorbe, au lieu dit du vivier, sous la réserve de l'échute ou main-morte (sub manu mortua) (Archives cantonales, Registres du bailliage de Romainmotier, T. III. Nº 461). Cet abergement avait été fait sans distinguer les limites forestières des deux juridictions de Romainmotier et du Lac de Joux, ce qui donna lieu à diverses contestations entre les communautés du Lieu et de Vallorbe. Les habitans de cette dernière commune s'avancèrent peu à peu jusqu'aux Charbonnières « où ils avaient fait charbonner les joux et bois qui se trouvaient là en grande quantité, et, non contens d'avoir les bois, ils voulaient encore s'approprier les fonds. » Les bornes respectives ne furent définitivement fixées entre ces deux communes que par une sentence baillivale du 21 octobre 1569, qui indique pour limite de La Vallée, du côté de Vallorbe, le haut du Mont d'Orseyres et la petite dent dite de Chiechevaux, du côté de Vaulion (Document Nº LXXXIII).

Après avoir assisté en qualité de commissaire du duc Charles III aux conférences tenues à Thonon au mois de novembre 1534 avec les députés des cantons suisses (Guichenon, Histoire de Savoie, p. 637) Claude d'Estavayer, évêque de Belley, mourut à Romainmotier (Pierrefleur) le 28 décembre de la même année, au plus fort des troubles et de la fermentation extraordinaire que la Réforme excitait dans la patrie de Vaud. (Pierrefleur, fol. 17.) /109/

Claude Pollens dit Bessonis

TRENTE-DEUXIÈME ET DERNIER ABBÉ DU LAC DE JOUX.

L'union momentanée du prieuré de Romainmotier avec l'abbaye du Lac de Joux cessa de fait par le décès de l'évêque de Belley, Claude d'Estavayer. Les chanoines de l'abbaye, délivrés du joug ultramontain par suite de la révolution politico-religieuse qui agitait le monde, reprirent le droit de nommer leur abbé, et élurent à cette dignité l'un d'entr'eux, Claude Pollens surnommé Bessonis, de Romainmotier. 1 Ce nouvel abbé eut la sagesse de ne former aucune prétention sur les revenus du prieuré de Romainmotier, quoique la bulle papale de l'an 1521 eût annexé ce riche prieuré à sa mense abbatiale. De leur côté, les moines de Romainmotier avaient librement élu pour prieur de leur couvent le vicaire Théodule de Ridda, d'origine valaisanne, qui mourut le 3 janvier 1537, au moment où un décret (du 24 décembre 1536) abolissait toutes les cérémonies du culte catholique (Pierrefleur, folio 17).

La Vallée infréquentée du Lac de Joux paraît avoir été préservée des tiraillemens et des discordes religieuses qui, dans plusieurs localités du pays, précédèrent la réforme évangélique. Celle-ci se répandit dans les cités et les bourgs populeux de la plaine avant de pénétrer dans les hameaux et les chalets de la montagne. La conquête et la reddition générale du Pays de Vaud à la domination bernoise étaient entièrement achevées lorsque la nouvelle doctrine fut portée à la Vallée du Lac de Joux, où elle fut adoptée, soit à l'abbaye soit par les habitans, sans éprouver aucune opposition sérieuse. /110/

Le lundi 21 février 1536. les flammes qui couronnaient les hautes tours du château de La Sarraz avaient annoncé aux populations que tout ce quartier de pays s'était rendu au vainqueur: le même jour il avait occupé la ville des Clées et reçu le serment du châtelain Jean de Valeyres, ce qui entraînait de fait la soumission de la Vallée (Pierrefleur, fol. 20). Cependant ce ne fut que le 22 mars suivant que les seigneurs-commis du nouveau souverain se présentèrent à l'abbaye pour en prendre possession. « Claude Pollens abbé du Lac de Joux jura, la main levée, de reconnaître désormais Messieurs de Berne pour ses suzerains seigneurs » (Le Chroniqueur, p. 254): après quoi ces mêmes commissaires lui assurèrent la jouissance viagère des revenus de son abbaye (Document Nº LXX).

Cependant l'abbé Claude Pollens, ayant embrassé la Réforme et s'étant marié, fit bientôt de nouveaux arrangemens avec LL. EE. de Berne: quelques-uns des religieux de son abbaye suivirent son exemple, entr'autres N. Jaquet curé de St. Saphorin sur Morges. Ceux qui persistèrent dans leur vœu monastique se retirèrent chez les prémontrés d'Humilimont, qui ne furent supprimés qu'en 1579, ou dans les couvens de la Savoie, et au monastère de Corneux en Franche-Comté.

Ainsi finit, après avoir subsisté pendant 410 ans (de 1126 à 1536) la domination de l'abbaye sur la Vallée du Lac de Joux. Elle avait porté dans cette vallée stérile et déserte les premiers élémens de l'industrie pastorale et agricole; elle y avait attiré, par des concessions avantageuses, de nombreux colons et favorisé tous les établissemens que comportaient la localité et l'état des mœurs d'une population dont les progrès étaient sans cesse entravés par la rudesse des travaux auxquels elle était forcée de se livrer pour subsister, et par les obstacles que lui opposaient l'âpreté du sol et la difficulté des communications. Néanmoins, elle laissait cette contrée dans un état comparatif de culture et de développement qui n'était pas plus retardé que celui des autres vallées habitées du Jura. /111/

 

LA VALLÉE sous LE RÉGIME BERNOIS.

1536 à 1798.

 

Démembrement

DES BIENS DE L'ABBAYE.

Le nouveau souverain ayant député en 1542 l'avoyer J. F. Nægueli et le trésorier M. Ougspourguer pour régler les affaires ecclésiastiques du Pays de Vaud, Claude Pollens ci-devant abbé du Lac de Joux, qui s'était marié comme on l'a dit plus haut, s'adressa à ces hauts-commissaires pour obtenir de l'Etat l'échange de sa jouissance viagère contre une propriété héréditaire qui lui permît d'assurer à sa famille une existence honnête. En conséquence, par un traité fait à Yverdon le 7e novembre 1542, LL. EE. cédèrent à Claude Pollens en fief et emphytéose perpétuelle, soit en toute propriété, sous la cense annuelle de 6 sols, tout le domaine de la grange de Cuarnens avec les terres qui en dépendaient rière l'Ile et Chavannes sur le Veyron, comme l'abbaye du Lac de Joux le possédait, moyennant quoi il renonça à la jouissance de tous les revenus de cette abbaye, sur lesquels il ne se réserva qu'une pension annuelle et viagère de cent florins et quatre chars de vin pur. (Document Nº LXXI.)

De son mariage avec Michière fille naturelle de Michel (bâtard) de Savoie, jadis prieur commendataire de Romainmotier, Claude Pollens eut une fille nommée Ève, qui épousa noble /112/ François Mestraux seigneur de Cottens, et porta dans cette famille le domaine ou fief rural de la grange de Cuarnens. (Manuscrit du commissaire Sterky.)

Ce n'est réellement qu'à dater de la renonciation du ci-devant abbé que commença le démembrement des domaines et des biens que l'abbaye du Lac de Joux avait amassés pendant quatre siècles, grâces à la pieuse libéralité des fidèles de tout rang et de tout état. Une grande partie de ces biens furent abergés ou vendus par l'Etat à divers particuliers; d'autres, sous la dénomination de censes pensionnaires, servirent à entretenir les ministres de la Parole, de Dieu: ce qui ne fut pas aliéné ou affecté à un service spécial tomba dans le domaine de l'État. Voici à cet égard les particularités que l'on a pu recueillir.

Les biens des cures de Cuarnens, d'Orny et de Saint-Didier, dépendantes de l'abbaye du Lac de Joux, furent remises à la baronne de La Sarraz, à la charge de pourvoir au logement et à l'entretien des ministres du Saint Évangile. Les communes paroissiennes d'Orny 1 et de Saint-Didier partagèrent entr'elles les vases d'argenterie, vêtemens sacerdotaux et ornemens des autels, et restèrent chargées de l'entretien et des réparations de leurs églises (Archives de la commune de La Sarraz). La cure de Saint-Didier fut supprimée et convertie en un domaine rural bien connu aujourd'hui sous le nom de Bains de St. Loup, et le village de Ferreyres paroissien de St.-Didier fut réuni à la grande paroisse de La Sarraz, avec Orny, Pompaples et Éclépens.

Michel Mangeroz, baron de La Sarraz, « homme de haute stature et inébranlable dans ses convictions politiques et religieuses » avait refusé de se soumettre aux Bernois et d'embrasser la Réforme: il s'était retiré à Saint Claude où il mourut dans l'exil, le 4 juin 1541, sans laisser de postérité (Pierrefleur, folº 26 et 27). Clauda de Gilliers, dame de La Sarraz, sa veuve et son héritière ayant épousé dès l'année suivante François de Gingins, baron de Divonne et du Châtelard, celui-ci rentra ainsi sans difficulté en possession de la baronnie de /113/ La Sarraz dont la réversibilité lui était assurée par le traité de l'an 1512.

LL. EE. de Berne vendirent les domaines de la cure de l'Ile, ancienne prébende de l'abbaye du Lac de Joux à un noble de Pontherouse, de Morges, et les dîmes à noble Pierre de Dortans, seigneur de l'Ile. Ceux de la cure de Saint Saphorin sur Morges furent abergés pour 400 florins d'entrage (le patronat de l'église réservé) à NJaquet, ci-devant curé et chanoine de l'abbaye, qui s'était aussi marié et dont la veuve reconnut ces biens au nom de ses enfans en 1568. Les dîmes et censes que l'abbaye possédait dans les territoires de Saint Saphorin et de Colombier passèrent, pour un quart à noble François d'Alinge, baron de Coudrée et seigneur de Vullierens et de Colombier, par échange fait en l'année 1568. (Archives cantonales, registres du bailliage de Morges.) — Les riches vignobles qui composaient le domaine de la grange de Lonay appartenaient encore au commencement du XVIIe siècle au gouvernement de Berne, « à cause de la ci-devant abbaye du Lac de Joux » . Plus tard ce domaine fut vendu, et passa en partie à la noble famille de Goumoëns qui le possède encore aujourd'hui.

La majeure partie des terres et vignes du prieuré de Rueyres, situées dans les communes de Chardonne, Puidoux et Corseaux à Lavaux, se trouvaient abergées au moment de la suppression du couvent, l'abbé de Tornafoll en avait abergé une partie à noble Georges de Crousaz vers l'an 1500, d'autres furent remises à cens aux Leyvraz de Chexbres et aux Forestay de Riez, qui en prêtèrent reconnaissance à LL. EE. en 1549 et 1640 (Grosse de Rueyres). Il existe encore entre Chardonne et Corseaux, en la paroisse de Corsier, un clôs de vigne appelé le clôs de Rueyres.

La cure d'Ependes était une des meilleures prébendes de l'abbaye du Lac de Joux; ses domaines furent vendus à la famille de Treytorrens d'Yverdon, qui les revendit bientôt aux nobles Du Plessis, originaires de Bretagne, en faveur desquels LL. EE. de Berne érigèrent la terre d'Ependes en seigneurie (Archives d'Ependes, communiqué.). /114/

Toutefois, l'Etat de Berne conserva une grande quantité de censes, dîmes, focages et autres redevances foncières qui avaient appartenu à l'abbaye du Lac de Joux dans différentes localités du pays de Vaud, et ses commissaires en firent la rénovation en 1600, 1678 et 1681. Voici quel était leur produit, aº 1681:

Rière Cuarnens.
Froment 207 quart.
Messel 152 quart.
Avoine 59 quart.
Deniers 65 fl.
Poules ou chapons 5
Playons d'œuvre 4 douz.
 
Mont-la-Ville
Froment 159 quart.
Avoine 42 quart.
Deniers 95 fl.
Huile de noix 1 1/2 pot
 
La Coudre A.
Froment 12 quart.
Avoine 2 quart.
Deniers 3 fl. 2 s.
 
Idem B.
Froment 9 coupes
Deniers 7 fl.
 
Chavannes-sur-le-Veyron,
Lille et Villar-Boson
Froment 12 muids 10 coup. =298 quart.
Avoine 3 muids 2 coup=74 quart.
Deniers 27 fl. 8 s.
Poules 14
 
Eschandens
Froment 10 coupes à 4 quart. la coupe=40 quart.
Deniers 11 s
 
Cossonay, dîme de la Forestalaz
Froment 6 quart.
Cense d'une maison en deniers 4 fl. 2 s. 6 d.
 
Vuillerens
Cense en deniers 3 fl.
 
Senarclens
Dîme, froment 2 muids 6 coupes
Dîme, avoine 2 muids 6 coupes
 
Moyrier
Censes, froment 1 1/3 quart
Deniers 15 fl. 6 s.
Moulin, froment 4 coupes inféodées au seigneur de Moiry (de Gingins)
avec d'autres censes, pour 100 florins annuels
 
Oulens, censes
Froment 2 muids 2 coupes
Avoine2 muids 2 coupes
Deniers 8 fl. 6 s. 3 d.
Chapons 1
 
Idem, autres cense
Froment 10 coupes = 40quart. (Mesure lausannoise)
Deniers 6 fl. 7 s.
 
Goumoëns-la-Ville
Froment 7 3/4 quart.
Deniers 9 fl. 3 s.
 
Esclagnens
Froment 7 1/2 quart.
Avoine 2 3/4 quart.
 
Villars-le-Terroir
Froment 3 muids 6 coupes, qui sont 21 sacs (mes. lausannoise) 1
Avoine 21 sacs
Chapons 3
Deniers 3 s. 6 d.
 
Poliez-le-Grand
Deniers 2 fl. 2 s.
 
Eschallens
Deniers 6 d.
 
Biolay-Orjulaz
Deniers 2 fl. 4 s. 3 d.
 
Bettens
Froment 15 1/2 quart.
 
Sommaire rière les dits lieux
En froment 810 quart.
En avoine 388 quart.
Chapons et poules 18
Argent 91 fl. 6 s.
 
Fait à Berne, le 15 août 1681.
Roland, commissaire.

Ces denrées évaluées au prix actuel, y compris les deniers, représentent une valeur qui n'excède pas deux mille francs de Suisse, soit à peu près le tiers du revenu total de la mense abbatiale, estimée au commencement du XVe siècle à deux cents ducats d'or, comme on l'a vu plus haut. /117/

Quelques aliénations des droitures et des biens du ci-devant monastère du Lac de Joux profitèrent directement aux habitans de La Vallée. On se rappelle que, dès la fondation de l'abbaye, tous les habitans de cette vallée étaient obligés d'aller moudre leur grain et battre leur chanvre au grand moulin banal de Cuarnens, et que pour obvier à cet inconvénient les abbés avaient fait successivement plusieurs concessions pour bâtir des moulins, d'abord sur la Lionnaz, proche de l'abbaye, puis au village du Lieu (aº 1445), puis sur le ruisseau de La Sagne aux Charbonnières (aº 1458), puis à Bon-port sur l'embouchas (aº 1524), puis à St. Sulpice près du grand-pont (aº 1544); mais tous ces moulins, qui chômaient une bonne partie de l'année, faute d'eau, furent souvent abandonnés ou rebâtis ailleurs par de nouveaux abergeans.

A l'époque de la suppression du couvent, LL. EE. vendirent les moulins et battoirs de Cuarnens, avec tous les droits de banalité qui y étaient attachés, à Jean Viande autrement dit Meylan du village du Lieu. Celui-ci revendit pour 40 florins aux frères Gabriel et Michel Bertet dits Brenet, meuniers du moulin de l'abbaye, tous les droits de banalité attachés à ses moulins de Cuarnens. (Document Nº LXXIV.)

Les frères Berney avaient eux-mêmes obtenu de LL. EE. , par acte du 17 août 1544, la faculté de rebâtir le moulin ruiné construit jadis sur la Lionnaz proche des murs de l'abbaye, mais sans aucun privilège de banalité (J. D. Nicole § 27), ce qui avait engagé ces meuniers à acheter ce privilège des Meylan, propriétaires des moulins de Cuarnens, afin de primer le moulin de St. Sulpice bâti près du pont sur le ruisseau de Sagne-Vagnard, par un français nommé Jean Herrier, originaire d'Aubenton au diocèse de Laon, qui en avait obtenu la concession de LL. EE. (Document Nº LXXV.)

Le droit de banalité des moulins et battoirs étant ainsi devenu une propriété particulière entre les mains des meuniers, il devint très facile aux communes de s'affranchir de cette sujétion, au moyen du réachat que celles de La Vallée effectuèrent plus tard. (J. D. Nicole, § 39 et 41.) /118/

Les raisses ou scies et forges construites dans le siècle précédent par les Vuinet Rochat étaient devenues la propriété de Jean Pollens de Vaulion, qualifié de maître de l'hault fournaux du Lac de Joux; le 7 juin 1557 il obtint de LL. EE. la concession du reste du cours de la Lionnaz depuis les murs d'enceinte de l'abbaye jusqu'au lac. On se rappelle que l'eau nécessaire pour faire mouvoir le moulin de l'abbaye avait été réservée dans le premier abergement de l'an 1488. (Document Nº LXXVII.)

Cependant le français Jean Herrier, meunier de St. Sulpice, n'ayant pu soutenir dans ce moulin la concurrence contre les frères Berney, meuniers de l'abbaye, d'un côté, et les frères Rochat, propriétaires de celui du moulin communal de La Sagne et de Bon-Port, de l'autre, avait sollicité et obtenu du gouvernement bernois la concession du cours de l'eau du Brassus depuis sa source jusqu'à son embouchure dans l'Orbe, pour y construire des forges et martinets. L'abergement daté dn 3 janvier 1555 lui donnait le droit de « s'accroître (c'est-à-dire d'extirper) tout à l'entour sur les joux et communs, sans préjudice des droits d'aultruy » . Cet établissement n'était pas le premier qui eût été tenté au Brassus, car l'acte fait mention « d'aisemens et instrumens de rivière ruinés, qu'on y trouvait alors » . (Document Nº LXXV.)

Ces vestiges d'anciens établissemens répandus dès le XVIe siècle sur les points les plus opposés de la Vallée du Lac de Joux attestent les efforts continuels qui ont été faits même sous le régime monastique pour introduire dans cette vallée le seul genre d'industrie que comportât alors la localité, tentatives qui échouèrent plusieurs fois devant les obstacles que leur opposaient l'âpreté du climat et l'instabilité du cours des eaux. Il est même vraisemblable que la persévérance des habitans de La Vallée n'eût point suffi pour vaincre ces obstacles naturels sans le concours des capitaux étrangers qu'y apportèrent des Genevois d'abord, ensuite des Français réfugiés pour cause de religion. /119/

Les nobles Varro et consorts, citoyens de Genève 1, se rendirent successivement acquéreurs des cours d'eau du Brassus et de la Lyonnaz avec les forges, hauts-fourneaux et raisses établis dessus, et tous les droits d'exploitation de mines et de coupage de bois attachés à ces établissemens. Messieurs de Berne ayant accordé en 1576 à ces Genevois certaine juridiction sur leurs ouvriers et sur les fonds qu'ils avaient achetés, ils y bâtirent un manoir féodal qui subsistait encore en 1660. Telle fut l'origine de la petite seigneurie du Brassus qui menaça un moment de s'étendre sur toute la partie orientale de La Vallée, en remplaçant celle de l'abbaye (J. D. Nicole, § 36-40.). Cette seigneurie ayant passé, vers l'an 1660, de noble Louis Varro à noble Abraham Chabrey, auditeur et citoyen de Genève, celui-ci acquit, le 22 août 1662, de François de Gingins, baron de La Sarraz, tous ses droits de vidamie et de métralie sur la Vallée du Lac de Joux, et en outre la redevance d'un ras d'avoine et de six deniers par focage qui lui appartenait dans la partie orientale de cette vallée. Le 12 décembre de la même année, noble Abraham Chabrey, seigneur du Brassus, fit un échange avec MM. de Berne, par lequel il leur remit toutes ses droitures sur le territoire de la commune de l'Abbaye, qu'il venait d'acquérir du baron de La Sarraz, contre les dîmes de grain et de chanvre que l'Etat levait « dans le territoire du Brassus et au-delà vers le midi jusqu'aux limites de La Vallée. » LL. EE. lui concédèrent en outre la moyenne et la basse juridiction dans toute sa seigneurie du Brassus, avec justice, prison, etc. , « le tout pour tant mieux ranger à leur devoir ses gens, serviteurs, ouvriers de ses forges et autres délinquans, » le tout pour 800 florins d'entrage. (Document Nº XCVI.)

Noble Dominique Chabrey, fils du précédent, vendit à l'Etat de Berne sa seigneurie du Brassus, avec toutes ses droitures et appartenances, pour le prix de 9225 florins, monnaie du Pays de Vaud, par acte du 26 mai 1684. On voit par cet acte que cette seigneurie s'étendait « depuis les bornes de la communauté du /120/ Chenit, au nord, jusqu'à celles de la fruiterie de la commune de Bursins, au midi, tout le long de la rive droite de l'Orbe. » Mais la dîmerie dite du Brassus s'étendait encore plus loin jusqu'aux limites méridionales de La Vallée 1. Le produit annuel de ces dîmes, qui, dans cet acte de vente, est évalué à douze muids de graines, ne rapportait que cinq muids vingt ans auparavant, ce qui prouve l'étendue des défrichements opérés dans ce court espace de temps dans cette portion élevée de La Vallée (Document Nº XCVIII).

Au moyen du réachat de la petite seigneurie du Brassus, l'Etat redevint l'unique possesseur de tous les droits utiles appartenant jadis à l'abbaye du Lac de Joux, et les habitans de La Vallée n'eurent d'autre seigneur que le souverain lui-même. Dès le 4 août 1668, les communautés de l'Abbaye et du Chenit avaient obtenu de MM. de Berne, moyennant une cense fixe de 100 livres, payables annuellement au château de Romainmotier, le réachat du râs d'avoine et de la cense de six deniers que chaque ménage faisant feu, habitant à l'orient du Lac et de l'Orbe, payait jadis au château de La Sarraz, de sorte que cette redevance se trouva, par le fait, convertie en une charge communale, pour laquelle la commune fut responsable d'un côté envers l'Etat et imposa de l'autre ses propres ressortissans (Document Nº XCVII).

Quant à l'abbaye elle-même, on voit, par la présence du bailli de Romainmotier, siégeant, le 4 août 1566 « dans le circuit des murailles et franchises de la dite abbaye, » que la couvent, le cloître et les autres bâtimens du monastère appartenaient encore à l'Etat. A cette date, une portion de ces bâtimens était la demeure de « docte Hugues de Malines, ministre de la Parole de Dieu, demeurant au dit lieu de l'abbaye » (Document Nº LXXXI). Ce pasteur eut pour successeur « docte et savant Jaques Gautier, ministre du Saint Evangile à l'Abbaye, » qui paraît comme témoin dans un acte de l'an 1570. /121/

Avant la Réforme, l'église du Lieu, desservie par un chanoine, était l'église paroissiale de toute la Vallée du Lac de Joux; mais, à l'époque de la suppression du couvent, l'antique église de l'abbaye fut élevée au rang d'église paroissiale, et celle du Lieu devint une annexe (J. D. Nicole, § 44). De cette antique abbaye, il ne reste aujourd'hui qu'une tour massive, qui s'élève à la gauche du portail de l'église; à l'angle qui lie cette tour au porche, on remarque une pierre arrondie, sur laquelle sont sculptées en relief les armoiries des fondateurs, les sires de La Sarraz et de Grandson, artistement combinées ensemble (Voir la planche, ci-jointe).

armoiries des fondateurs

Cette forte tour, destinée à protéger l'église et le couvent, fut construite par Aymon II, sire de La Sarraz, restaurateur du monastère, en 1331. Il en est fait mention dans une charte de cette même année (Document Nº XXX).

Condition des habitans.

La révolution politique et religieuse qui fit passer le Pays de Vaud sous la domination bernoise n'amena point un changement immédiat dans l'état des habitans de la Vallée du Lac de Joux. Les améliorations graduelles qu'ils éprouvèrent dans leur condition furent le résultat des progrès de la civilisation qui se répandit peu à peu de la plaine jusque dans les vallées les plus reculées du Jura. Le gouvernement de Berne se substitua purement et simplement aux trois mouvances féodales qui, jusqu'alors, s'étaient partagé la domination de La Vallée, savoir: le domaine direct ou la propriété utile, appartenant à l'abbaye, la juridiction ressortissant de la châtellenie des Clées, et la souveraineté enlevée au duc de Savoie.

Dans la première répartition du pays conquis en bailliages, faite par Messieurs de Berne en 1536, la châtellenie des Clées fut comprise dans le ressort du Bailliage d'Yverdon, et la /122/ Vallée du Lac de Joux, dépendante de la juridiction des Clées, fit conséquemment partie de ce bailliage, ce qui ne laissait pas que d'avoir plus d'un inconvénient pour les habitans de cette vallée, à cause de la distance où ils se trouvaient d'Yverdon, résidence du bailli et de son tribunal. Mais, ceux-ci ayant fait des représentations à ce sujet, ils obtinrent de LL. EE. d'être détachés de la juridiction des Clées et du bailliage d'Yverdon, et annexés à la juridiction et au ressort du bailliage de Romainmotier. — Noble Burkard Næguely, pour lors bailli de Romainmotier, s'étant transporté à La Vallée le dimanche 4 Août 1566, fit assembler les syndics, preud'hommes et tout le peuple de la communauté « dans le circuit des murailles et franchises de l'abbaye, » les releva du serment prêté jadis au bailli d'Yverdon, et leur en fit prêter un nouveau comme ressortissans du Bailliage de Romainmotier, « sans préjudicier toutefois aux titres, franchises et bonnes usances dont ils avaient joui auparavant » . (Document Nº LXXXI).

La commune du Lieu et les habitans de La Vallée ne firent ainsi que changer de seigneur et acquittèrent entre les mains du bailli de Romainmotier ou de ses officiers toutes les censes, dîmes, tailles et prestations réelles et personnelles auxquelles ils étaient tenus sous le régime des abbés et la suzeraineté des princes de Savoie. C'est ce que prouve incontestablement la reconnaissance prêtée par les ressortissants de La Vallée à Leurs Excellences de Berne, ès mains de leur commissaire Abel Mayor, le 7 Octobre 1549, par laquelle les syndics et preud-hommes de la communauté du Lieu, qui réunissait encore tous les habitans de La Vallée, « confessent tenir tous et un chascun leurs biens rière tout le territoire du dit Lieu, … sous la taille à miséricorde, toutefois modérée à trente-huit Livres, … aussi sous la main morte et directe seigneurie, … et reconnaissent devoir tous les usages, services et charges » stipulés dans la reconnaissance prêtée à l'abbé Claude d'Estavayer en 1525. (Document Nº LXXIII.) Ces reconnaissances furent renouvelées en 1569, 1570 et 1600, 1614 et 1669, dans la même teneur, sans autre changement que /123/ ceux qui résultaient de l'appréciation faite en argent des prestations acquittées naguère en nature. (Voir les Documens Nos LXXXII, LXXXIV, LXXXVII, XCVII, et J. D. Nicole § 33, 43, 45, et 62.)

Les habitans de la Combe du Lieu, soit de la partie occidentale de La Vallée, acquittèrent comme du passé: 1º les censes et dîmes de leurs fonds à teneur des abergemens; 2º les tailles, déjà modérées à 38 livres sous l'abbé de Tornafoll; 3º le terrage ou la coupe des moissons, à raison de deux quarterons d'avoine et un quarteron d'orge par ménage semant blé; 4º la dîme des nascens ou prémices des troupeaux; 5º un charroi de vin de Lonay, par feu, dû chaque année au château de Romainmotier, le tout « à cause de la jadis abbaye du Lac de Joux » (J. D. Nicole §62.). Ils payèrent aussi, « à cause du château des Clées, » la redevance annuelle de quarante sols pour l'affranchissement des gaïtes, gardes et fortifications de la ville des Clées, en conformité de la prononciation de l'an 1396. (Document Nº XXXIX.)

Quant aux habitans de la Combe de l'abbaye, soit de la partie orientale du lac et de l'Orbe, comprenant aussi le territoire du Brassus jusqu'aux limites méridionales de La Vallée, ils continuèrent également à payer au receveur du château de La Sarraz, et plus tard à LL. EE. de Berne, le ras ou focage d'un quarteron d'avoine et de 6 deniers réservés dans la concession de l'an 1307. La perception du terrage ou coupe des moissons et de la dîme des nascens, exigée par le receveur du bailli de Romainmotier, donna lieu à quelques difficultés: les ressortissants de la commune de l'Abbaye soutenant qu'au moyen du focage payé au château de La Sarraz ils étaient exempts de toute autre redevance pour l'habitation, objection qui paraissait assez fondée, le receveur de l'Etat n'ayant à leur opposer que des considérations générales qui ne semblaient pas devoir prévaloir contre les titres, néanmoins les gens de l'Abbaye se soumirent volontairement à un arbitrage daté du 20 Juin 1570, qui réduisit ce terrage à un quarteron d'orge et un quarteron d'avoine au lieu de deux, de sorte que les deux communes de /124/ l'Abbaye et du Lieu furent mises à cet égard sur le même pied (Document Nº LXXXIV).

Deux nouveaux impôts furent introduits à La-Vallée, sous le régime bernois, par suite de concessions du droit d'auberge accordé aux communes, et du nombre croissant d'étrangers qui fréquentaient cette vallée, savoir: l'omgeld ou droit de consommation sur les vins, et un pontonage ou droit de barrière pour l'entretien des routes et des ponts. (J. D. Nicole, Recueil, § 53 et 58.)

L'ordre sévère qui régnait dans son économie financière n'empêcha pas le gouvernement éclairé et paternel de Berne de saisir tous les moyens propres à concilier l'intérêt de l'Etat avec celui des contribuables. Quelques-unes des redevances foncières furent gratuitement abolies à La Vallée dès la fin du XVIe siècle, par exemple les coupes de moisson: d'autres servitudes furent rachetées ou appréciées en argent, à des conditions avantageuses pour les imposés. (Voir le Recueil de S. D. Nicole, § XLI.)

Les communautés de l'Abbaye et du Chenit s'étant détachées de celle du Lieu, la première en 1571 et la seconde en 1646, toutes les redevances, converties en cotisations fixes et pécuniaires, payables annuellement à l'Etat par les communautés, furent équitablement réparties entre ces trois communes (J. D. Nicole § 60.). Et, comme le nombre de leurs ressortissans s'accrut rapidement sans que les charges envers l'Etat fussent augmentées, il en résulta par le fait un très grand soulagement pour les habitans de La Vallée. On peut voir en détail, dans la reconnaissance de l'Abbaye de l'an 1669, quelles étaient alors les charges de ces communes envers l'Etat, les deux parties de La Vallée se trouvant alors, sous ce rapport, sur le pied d'une égalité proportionnelle complète. Chaque commune resta exclusivement chargée de percevoir, dans toute l'étendue de son territoire, les redevances foncières ou féodales dues par leurs ressortissans, soit pour service foncier, soit pour service public. (Document Nº XCVII.)

L'affranchissement graduel qui s'opéra dans la condition des /125/ habitans de La Vallée sous le régime bernois sont dus, en premier lieu, au développement des institutions communales, qui hâtèrent les progrès d'une civilisation dont le régime monastique avait jeté les semences dans cette vallée, et secondement à l'abondance toujours croissante du numéraire qui permit à l'Etat de favoriser ces institutions et de substituer le système de l'impôt fiscal à celui des prestations féodales, non moins équitables mais plus assujettissantes pour le propriétaire foncier. /126/


DE L'ABERGEMENT DES PRAZ-RODET EN 1543, ET
DE L'USAGE DES BOIS DU RISOUD

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L'abergement de la partie méridionale et déserte de La Vallée que le haut Gouvernement de Berne concéda à plusieurs communes en 1543, peu d'années après la conquête du Pays de Vaud, a pris dès lors une telle importance soit par la valeur territoriale que ces terrains boisés et incultes ont acquise depuis, soit par le grand nombre de propriétaires qui participent aux fruits de cette concession, soit enfin par les procès longs et dispendieux auxquels elle a donné lieu, qu'il nous a paru indispensable de compléter l'histoire de La Vallée en récapitulant ici les principales circonstances qui concernent cet abergement. On évitera toutefois de répéter ce qui se trouve suffisamment expliqué dans l'estimable Recueil du Juge J. D. Nicole (§ 26, 63, 66 et 92).

Pour bien comprendre la portée de cette concession souveraine, il est indispensable de se représenter clairement les localités qui en sont l'objet. En sortant du Lac Quinsonnet ou des Rousses, l'Orbe coule vers le nord-est, pendant l'espace de trois petites lieues, entre deux rangées de montagnes parallèles qui font partie de la chaîne du Jura. La chaîne du nord-ouest se termine par des pentes plus ou moins abruptes et rocailleuses; celle du sud-est présente des croupes plus arrondies; les unes et les autres sont couvertes de bois. Le fond de La Vallée jusqu'au Lac de Joux présente un pâturage horizontal et en général assez humide. C'est dans ce vallon et sur la rive /127/ gauche de l'Orbe que se trouve le pâturage de Praz-Rodet qui appartient aujourd'hui à la ville de Morges, pour l'avoir acquis en 1563 des sieurs Prévost et consorts, qui eux-mêmes l'avaient acheté en 1557 de la communauté du Lieu (J. D. Nicole, Recueil § 30).

On a vu dans le Recueil du juge Nicole (p. 316), que ce pâturage était un objet contentieux entre l'abbaye du lac de Joux, d'une part, et le seigneur d'Aubonne de l'autre. Néanmoins, Claude d'Estavayer abbé du lac de Joux et le comte Jean de Gruyère baron d'Aubonne, s'étant rencontrés au château de Bursins, tombèrent d'accord pour aberger en commun le territoire de Praz-Rodet aux communes réunies de Bursins et de Burtigny, personne d'autre que les délégués de ces deux communes ne s'étant présenté pour obtenir la concession de ce désert marécageux et réputé inhabitable. Cet abergement fait au château de Bursins est daté du dernier jour du mois d'octobre de l'an 1527 (Document Nº LXVIII).

Les notaires qui stipulèrent l'acte paraissent avoir été plus préoccupés du soin de désigner l'emplacement du pâturage en question, qui alors se trouvait comme perdu dans les épaisses forêts du Jura, qu'à déterminer d'une manière précise les limites dans lesquelles la concession devait se renfermer: elle se borne à spécifier « que le mâs (massum) de Praz-Rodet, composé de pâturages (prati) de buissons (dumorum) et de bois (nemorum) est situé proche (juxta) de la montagne appelée mont-Rizod qui est du côté de Bourgogne et du pâturage des Amburnex qui est du côté de Vaud et s'étend des deux côtés de la rivière d'Orbe, depuis la roche du lac Quinsonnet devers Occident jusqu'au Brassus devers Orient, et même à une demi lieue vulgaire au delà. » La roche du lac Quinsonnet est la même que celle que des actes subséquens appellent Roches-Brésenche et que l'on désigne aujourd'hui sous le nom des Grandes-Roches. On en distingue deux, qui sont à peu près sur la même ligne du deuxième gradin qui domine le vallon de Praz-Rodet du côté du couchant, savoir la Grande roche de vent et la Grande roche de bise. Ici il est évidemment question de /128/ celle qui était la plus voisine du lac Quinsonnet ou des Rousses, laquelle indiquait vraisemblablement la limite méridionale et occidentale de ce premier abergement.

Les gens de Bursins et de Burtigny ayant pris possession des Praz-Rodet, où ils établirent une vacherie, se préparaient à tirer de leur nouvelle propriété le meilleur parti possible en extirpant les taillis et les bois qui encombraient leur pâturage, lorsque la communauté du Lieu se repentit un peu tard d'avoir négligé cette occasion d'étendre son domaine communal en ne se présentant pas pour obtenir une concession faite au plus offrant et par enchère publique. Elle attaqua juridiquement l'abergement de l'an 1527, sous prétexte qu'il avait été fait au préjudice des droits de bochéage et de pâturage appartenant aux habitans du village du Lieu sur toute l'étendue de La Vallée, dans les limites de l'inféodation de l'an 1186 et de la vente de l'an 1344, droits qui effectivement n'avaient point été réservés dans la concession faite aux communes de Bursins et de Burtigny. (Voir J. D. Nicole, l. c. § 25 et 26.)

Tandis que ce procès pendait à Berne par-devant la haute chambre des appellations (Aº 1541), il fut démontré à LL. EE. que ni l'abbé du Lac de Joux ni le seigneur d'Aubonne n'avaient été en droit d'aliéner légalement le territoire des Praz-Rodet, ce territoire « appartenant aux seigneurs de Berne (cest-à-dire au Souverain) comme chose régale; en conséquence, l'abergement stipulé par Claude d'Estavayer en faveur des communes de Bursins et de Burtigny fut déclaré de nulle valeur comme ayant été fait par des non ayant droit. » Effectivement, en ce qui concernait le pâturage de Praz-Rodet proprement dit situé sur la rive occidentale de l'Orbe, conséquemment rière la seigneurie des Clées où le duc de Savoie réunissait le domaine utile à la suzeraineté, l'incompétence de l'abbé du Lac de Joux était évidente. Cette incompétence était plus contestable en ce qui concernait le territoire du Brassus situé sur la rive orientale et par conséquent dans les limites de l'arrière-fief et du domaine direct concédés à l'abbaye en 1307 par les barons de La Sarraz. Dans tous les cas, l'acte de l'an 1527 /129/ réclamait impérieusement une réforme pour avoir omis de réserver les droits positifs des tiers et notamment ceux des habitans de La Vallée qui poursuivaient cette réforme.

L'abergement de l'an 1527 se trouvant ainsi annulé, et le territoire de Praz-Rodet adjugé à l'Etat, les hauts-commissaires bernois chargés de la liquidation des biens ecclésiastiques dans le Pays de Vaud nouvellement conquis se rendirent à La Vallée « pour être mieux informés de la contenance et valeur des dites Joux et Praz-Rodet, » et pour aberger de nouveau le territoire en question. Tel est l'exposé succinct des circonstances qui ont donné lieu à l'abergement du 20 juillet 1543. Loin d'être une concession nouvelle portant sur des immeubles non encore abergés, cet acte ne fut eu réalité qu'une transaction destinée à concilier les droits imprescriptibles du souverain, ceux des usagers, et l'équité qui exigeait que les communes de Bursins et de Burtigny fussent indemnisées par MM. de Berne comme représentans de l'abbé du Lac de Joux garant de la concession de l'an 1527.

Le territoire en litige fut donc partagé par les hauts-commissaires entre la communauté du Lieu, qui en obtint la plus grosse part, et les deux communes de Bursins et de Burtigny, auxquelles on ne laissa que la portion de ce territoire qui se trouve à l'orient de l'Orbe depuis le ruisseau du Brassus en tirant (de bise-à-vent) vers les Rousses. La communauté du Lieu eut dès lors, à titre d'emphytéose perpétuelle, la propriété utile de toutes les « Joux Praz-Rodet, bois, places et pâquiers étant deçà de la rivière de l'Orbe, de la part d'occident et de Bourgogne » et en outre, « les Joux, bois et pâquiers qui sont de delà de la dite rivière de l'Orbe, devers orient, dès un ruisseau appelé le Brassus en tirant contre la bize » (Voir J. D. Nicole § 26 et 30). Dès l'an 1557 la commune du Lieu vendit le pâturage des Praz-Rodets proprement dits à des gentilshommes français, pour une somme vingt fois plus forte que celle qu'elle avait payée à LL. EE. à titre d'entrage (J. D. Nicole § 30).

C'est sur la partie inférieure soit le haut du Lac de Joux que /130/ se forma peu à peu la grande communauté du Chenit, la plus populeuse et la plus riche des trois communes de La Vallée, qui compte aujourd'hui plus de 2500 habitans, et qui, malgré la vente d'une grande portion du territoire abergé, évaluée en 1750 à plus de trois cent mille francs, a conservé au delà de 13 mille poses de pâturages sur lesquels elle nourrit pendant l'été près de 3000 pièces de bétail. Tels sont en partie les avantages incalculables que les habitans de La Vallée ont retirés de l'abergement de l'an 1543.

Malheureusement, les limites de cette importante concession ne furent pas déterminées avec plus de précision dans l'acte de 1543, qu'elles ne l'avaient été dans celui de l'an 1527. Cette négligence apparente tenait essentiellement aux habitudes de ces temps reculés et à la condition de la propriété. L'extirpation illimitée d'une masse de bois surabondante relativement à la population était généralement envisagée comme un bienfait dont personne ne songeait à se plaindre. L'Etat, auquel appartenaient de plein droit, à titre de régale, toutes les hautes-joux et forêts non concédées par acte spécial, était bien plus jaloux de maintenir les prérogatives de sa souveraineté qu'occupé à veiller à la conservation des bois qui, n'ayant alors aucune valeur vénale, ne rapportaient rien au fisc. D'un autre côté, les particuliers n'étaient nullement tentés de commettre des abus dans les forêts de l'Etat, le profit ne répondant point à la peine de les extirper. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que les hauts-commissaires Bernois n'aient pas pris plus de précautions pour circonscrire l'abergement des Praz-Rodet dans des limites certaines.

Mais lorsqu'au bout de deux siècles la population eut pris un accroissement considérable, que le combustible fut devenu plus rare, et que les bois eurent acquis une valeur marchande capable de tenter la cupidité des particuliers, les empiétemens et les abus se multiplièrent et appelèrent sur la conservation des forêts toute la sollicitude des gouvernemens. Telle fut la cause du grand-procès qui s'éleva vers l'an 1754 au sujet de la propriété du Rizoud, entre l'Etat, d'une part, et les communautés /131/ du Chenit et du Lieu, procès qui se termina au bout de huit ans par l'arrêt souverain du 24 mars 1762.

Cet arrêt, qui donnait gain de cause aux communes sur un point, mais qui les condamnait sur l'autre, a laissé dans l'esprit des habitans de La Vallée des préventions qui vraisemblablement ne seraient pas nées, si l'avocat du gouvernement bernois (Mr Freymond, de Lausanne) ne s'était placé d'entrée sur le terrain d'une argumentation vicieuse et hostile aux droits les mieux reconnus des habitans de La Vallée.

Il est essentiel de rappeler que ce procès fut soulevé non par quelque mesure vexatoire du gouvernement, mais ensuite des plaintes vives et réitérées portées par les deux communes du Lieu et de l'Abbaye contre celle du Chenit, à cause des extirpations abusives que les habitans de cette dernière commune venaient de faire dans la forêt du Rizoud, au détriment des droits d'usage appartenant également aux trois communes de La Vallée (Procédure imprimée à Berne en 1761, pièce Nº IV.). Le haut gouvernement de Berne envoya sur les lieux une commission spéciale pour prendre connaissance des délits commis, et il fut reconnu qu'une grande quantité de bois avait été coupée et vendue aux Bourguignons, contrairement à la défense du 22 juin 1744 (Voir J. D. Nicole § 100), dans le but d'établir un pâturage dans la forêt. Les 9, 12 et 13 mai de l'année 1755, Mr le capitaine Thomasset, lieutenant baillival de Romainmotier, se transporta au Rizoud, pour prendre connaissance des défrichemens opérés dans l'intérieur de cette forêt. Il fut reconnu que, sur la montagne de Daniel Capt, on avait défriché 67 poses, et 63 poses sur celle de la commune du Chenit. Procédure imprimée, pièces justificatives Nos VI et VII.)

A la suite de ces visites locales, le gouvernement fit assigner, le 9 juillet 1757, la commune du Chenit, par-devant la cour baillivale de Romainmotier, aux fins de l'obliger:

1º A restituer à LL. EE. tout ce que la dite commune avait usurpé et anticipé au delà des bornes qui séparaient sa montagne (du Pré-derrière) de la forêt du Rizoud. /132/

2º A détruire et abandonner les vacheries et chalets qu'elle avait établis dans cette forêt.

L'avocat du gouvernement fondait sa demande:

1º Sur ce que la forêt du mont Rizoud avait toujours appartenu en toute propriété au domaine du souverain, sans avoir jamais été ni inféodée ni abergée à qui que ce soit.

2º Sur ce que cette forêt n'était comprise ni dans l'inféodation de l'empereur Frédéric I de l'an 1186, ni dans la vente de La Vallée faite en 1344 par François de La Sarraz à Louis de Savoie.

3º Enfin, sur ce qu'en 1719 la forêt du Rizoud fut abornée au nom et aux frais de LL. EE. en présence de tous les propriétaires qui, bien loin de s'opposer à cet abornement, fournirent mêmes les bornes en pierre destinées à la séparer de leurs possessions. (Procédure imprimée, pages 2 et 3)

La seconde de ces deux propositions, qui tendait non seulement à repousser les prétentions que la commune du Chenit semblait former sur la propriété utile du Rizoud, mais en outre à priver tous les compartissans de leurs droits d'usage dans cette forêt, jeta l'alarme dans l'esprit des habitans de La Vallée. La commune du Lieu, qui d'ailleurs était si éloignée d'approuver les dégradations commises dans le Rizoud qu'elle en avait elle-même porté plainte à LL. EE. , se crut obligée de se joindre à celle du Chenit pour défendre les droits que ses titres lui conféraient (Procédure imprimée, page 5.). Quant à la communauté de l'Abbaye, plus confiante dans la justice et l'équité du souverain, elle resta en dehors de ce procès ruineux. C'est ainsi que, par une déplorable confusion, le débat fut porté en même temps 1º sur la propriété utile du fonds et des bois du Rizoud, 2º sur l'usage de ces bois, tandis que la question aurait dû rouler uniquement sur la première de ces deux propositions.

La commune du Chenit justifiait les extirpations qui avaient été faites au Rizoud par la nécessité de pourvoir à l'entretien d'une population qui, dans l'espace de moins de deux siècles, avait presque décuplé 1; par l'âpreté d'un climat où la gelée /133/ faisait souvent manquer de chétives récoltes d'orge et d'avoine, et les obligeait à suppléer à ces ressources précaires par des vacheries et en façonnant des bois travaillés pour l'usage de la plaine. Enfin, les deux communes réunies du Lieu et du Chenit soutenaient contrairement aux propositions de l'acteur:

1º « Que la forêt du Rizoud n'appartenait point à LL. EE. , mais qu'elle est clairement comprise dans l'abergement qu'elles leur ont passé en 1543 de tous les bois de La Vallée. »

2º « Qu'elles n'ont ni dégradé ni anticipé quoi que ce soit sur la dite forêt, et que, s'ils ont changé l'emplacement de leur chalet (des Prés derrière), ils ont eu droit et de bonnes raisons de le faire » (Procédure imprimée, page 8). Ainsi les propositions erronées contenues dans la demande de l'acteur n'aboutirent qu'à provoquer des prétentions exorbitantes de la part des défendeurs, qui ne concluaient à rien moins qu'à la possession de tous les bois de La Vallée. En développant cette étrange prétention, l'avocat des communes(Mr Correvon d'Yverdon) convenait à la vérité « que, jusqu'à l'heureuse époque de la conquête que LL. EE. firent du Pays de Vaud en 1536, les habitans de La Vallée n'avaient qu'un simple usage soit jouissance sur ces joux, sans propriété, mais que cet usage fut converti en pleine propriété par l'abergement que LL. EE. eurent la bonté de leur accorder de toutes ces joux, le 20 juillet 1543 » (Ibid. p. 9 et 10.). Ramenée sur ce terrain, la question se réduisait à savoir si la forêt du Rizoud était comprise ou non dans l'abergement de l'an 1543.

L'avocat du gouvernement s'attacha dans sa réplique à démontrer (ex absurdo) que la forêt du Rizoud n'avait jamais pu faire partie de l'abergement de l'an 1543, par la raison que cette forêt n'était comprise ni dans l'inféodation de l'an 1186, ni dans la vente de l'an 1344 (Ibid., réplique, folº 22 à 45). Cette persistance à confondre des propositions très distinctes, et à donner aux titres les plus authentiques une interprétation /134/ absolument différente de celle qui avait prévalu jusqu'alors dans le régime de La Vallée, apparut aux habitans de cette vallée comme un coup-d'état destiné à leur enlever en même temps que la propriété contestée du Rizoud tous les droits d'usage consacrés par une jouissance non interrompue de plusieurs siècles.

Par une singulière fatalité, l'avocat du gouvernement ne put se procurer à temps la copie de l'abergement primitif des Praz-Rodet fait en 1527 par l'abbé du Lac de Joux et le seigneur d'Aubonne, cette pièce n'ayant été jointe au procès qu'après que le jugement de première instance eut été prononcé (Procédure imprimée, pages 114 et 187.). Conséquemment, il ne fit aucun usage dans ses plaidoiries de ce document décisif dont l'absence dut influer sur l'opinion des juges inférieurs, tandis que sa production en cour d'appel éclaira la jurisprudence des deux tribunaux supérieurs. Effectivement, si l'on se reporte aux circonstances qui déterminèrent l'abergement de l'an 1543 (voir plus haut), il en résulterait évidemment:

1º Que la concession du 20 juillet 1543 était destinée à remplacer celle du 31 octobre 1527 annulée par l'arrêt souverain de l'an 1541.

2º Que l'abergement fait par LL. EE. concernait absolument les mêmes terrains qui avaient fait l'objet de l'abergement de l'abbé Claude d'Estavayer; enfin,

3º Que, si la forêt du Rizoud n'avait pas été comprise dans l'abergement de l'an 1527, elle ne l'était pas non plus dans celui de l'an 1543.

En abergeant aux communes de Bursins et de Burtigny un certain mas de prés, (quoddam massum prati) appelé Praz-Rodet, l'abbé du Lac de Joux lui avait donné pour limite extrême du côté d'occident la Roche du Lac Quinsonnet, c'est-à-dire les Grandes-Roches qui, comme chacun sait, se trouvent placées en dehors de la forêt du Rizoud telle qu'elle a été délimitée en 1719. A la vérité, cet abergement ajoute que le mâs de Praz-Rodet aboutit au mont Rizoud du côté de Bourgogne, et aux pâturages des Amburnex du côté de Vaud, et l'on pourrait de prime abord concevoir quelques doutes si les termes /135/ de l'acte qui mentionnent le Rizoud et les Amburnex doivent être interprétés comme impliquant un sens inclusif ou exclusif. Mais cette question a été péremptoirement résolue à l'égard des Amburnex par une suite d'arrêts et de débornemens authentiques des années 1664, 1679, 1704 et 1715, qui tous constatent que la montagne des Amburnex, quoiqu'enclavée dans les limites générales de La Vallée, n'était comprise ni dans l'abergement de l'an 1543, ni par conséquent dans celui de 1527, la proprité utile de cette montagne appartenant depuis l'an 1301 à diverses communautés de la seigneurie d'Aubonne (Voir J. D. Nicole § 59, 63, 66, 80 et 92). Puisque les pâturages des Amburnex n'étaient pas compris dans les concessions des années 1527 et 1543, la forêt du Rizoud s'en trouvait positivement exclue; les termes de l'abergement s'appliquant aussi bien au mont Rizoud qu'à la montagne des Amburnex.

Il existait d'ailleurs un autre motif pour que le Rizoud fût exclu de l'une et de l'autre de ces concessions. On se rappelle que dans la transaction ménagée l'an 1157 entre l'abbaye du Lac de Joux et le couvent de St.-Claude (Mémoires et documens. T. I, p. 185, Nº XIX), transaction souverainement confirmée par le diplôme impérial de l'an 1186 (Ibid, p. 189, 190, Nos XXI et XXII), il fut défendu à perpétuité de faire aucun abergement dans le Rizoud entre le lieu de dom Poncet et Mouthe au delà d'une lisière fort étroite qui s'étendait tout le long de la rive occidentale de l'Orbe et des lacs. Cette défense ou ce ban subsistait encore en 1543 et ne fut levée par LL. EE. qu'en 1627, à l'occasion de l'abergement fait à Simon d'Hennezel, et pour préserver le Rizoud des empiétemens des Bourguignons qui avaient enfreint cette défense du côté de la Franche-Comté (Procédure imprimée, p. 148 et 152). Au surplus, il n'est fait aucune mention du Rizoud dans l'abergement de l'an 1543.

On ne suivra pas le célèbre procès devant les différens tribunaux où il fut successivement porté, on remarquera seulement que la sagacité des juges réduisit tout le débat à deux questions bien distinctes, savoir: /136/

1º « Si la forêt du Rizoud est effectivement comprise dans l'inféodation de 1186 et dans la vente de 1344, et si les communes y ont un droit d'usage? »

2º « Si la forêt du Rizoud a été comprise dans l'abergement de 1543 passé à la commune du Lieu, et par là-même la propriété utile de ladite forêt transmise à la dite commune? »

Sur le premier point la cour baillivale de Romainmotier, la chambre suprême des appellations et l'avoyer, petit et grand conseil de la ville et république de Berne jugeant comme tribunal souverain, donnèrent uniformément gain de cause aux communautés de La Vallée. Quant au second point, après l'avoir gagné en première instance, les communes furent condamnées avec dépens, soit par la cour d appel soit par la cour souveraine (Documens Nos CII, CIII et CIV).

Il résulte de cet exposé succinct et fidèle que ce n'a été qu'après d'amples informations, une discussion scrupuleuse et approfondie de plus de 37 titres produits de part et d'autre, et à la suite de deux appels contradictoires, que la sentence de 1762 fut rendue par les deux premiers corps de l'Etat siégeant en cour de justice souveraine. Cet arrêt confirmait les droits d'usage des communes et des particuliers qui ne s'étaient trouvés compromis dans le procès que par suite du zèle malentendu de l'avocat du gouvernement, chargé simplement de poursuivre la répression des graves abus commis dans la forêt du Rizoud; enfin, il était d'accord avec la jurisprudence suivie dans cette vallée depuis qu'elle était habitée. L'arrêt du haut état de Berne était donc juste, légal, et entièrement conforme au droit historique ainsi qu'aux intérêts généraux des nombreux usagers intéressés dans l'issue de ce procès, quoiqu'ils n'y prissent aucune part, et dont il appartenait au gouvernement de protéger les droits contre les prétentions trop exclusives des deux communes du Lieu et du Chenit.

Ces droits d'usage (usus) sur les pâturages et les bois de La Vallée sont antérieurs au titre de l'an 1344 qui les constate: ils remontent à l'origine même de la colonisation de cette haute Vallée. Il est facile de comprendre que, lorsqu'il fut question de /137/ venir habiter une contrée élevée et déserte, on accorda à ceux qui étaient appelés à s'y établir le droit de défricher une certaine étendue de terrain, et de profiter à discrétion des pâturages et des bois qui croissaient dans les alentours; c'est ce qu'on appelait dans le style du moyen âge habergier ou coloniser un territoire, et l'acte par lequel le propriétaire du sol accordait au colon le droit de s'établir sur son terrain et d'en exploiter à son profit une portion s'appelait un abergement. Ce mode se pratiquait dans tous les pays que l'on se proposait de peupler. La colonisation de La Vallée du Lac de Joux ne s'opéra point en masse, comme on l'a vu plus haut dans l'histoire de l'abbaye. En 1298, il n'y avait qu'une seule famille de cultivateurs habitant au Lieu; en 1301 on en comptait deux; en 1396, ce nombre ne s'élevait encore qu'à treize familles faisant feu. Chacun de ces colons s'établit à La Vallée en vertu d'un contrat personnel qui ne concernait point son voisin. Le contrat d'abergement donnait, sous certaines réserves, à l'abergataire la propriété utile des fonds spécifiés dans l'acte, et en outre le droit de faire pâturer son bétail dans les pâturages communs, et de prendre dans les forêts voisines tout le bois nécessaire à ses besoins domestiques, agricoles et industriels. Néanmoins, le possesseur primitif du fonds, ou seigneur, restait propriétaire de tous les fonds non abergés, et conséquemment des landes, des pâturages et des bois.

A quelques différences près résultant des diverses possessions du nouveau colon, ces contrats d'abergement étaient en général assez uniformes, comme l'attestent les nombreuses reconnaissances prêtées par les abergataires de génération en génération: tous comprenaient l'usage (usus) des pâturages et des bois dans toute l'enceinte de La Vallée. Quelquefois même la concession étendait le droit de coupage des bois aux besoins spéciaux d'un établissement industriel. C'est ainsi que, par l'abergement fait en 1480 à Vuinet Rochat, du cours de la Lionnaz, pour y établir des forges et hauts-fourneaux, l'abbé Jean Polens lui accorda « la faculté de couper dans toute l'étendue des forêts appartenantes à l'abbaye tout le bois dont il pourrait avoir besoin pour /138/ fabriquer le charbon nécessaire à l'alimentation de ses forges » (Document Nº LII) » . Plus tard, le seigneur concédant n'accorda que l'accrue, c'est-à-dire, selon la signification de ce mot bien connu à La Vallée, la faculté d'extirper tout à l'entour de son domaine une étendue de terrain suffisante pour le pâturage d'été du bétail qu'il pouvait hiverner (Procédure imprimée, page 66). C'est à cette faculté de s'accroître que se bornaient les abergemens faits par LL. EE. à Jean Hérier, du cours du Brassus (anno 1555), et à noble Simon d'Hennezel de Vallorbes, du cours supérieur de l'Orbe (anno 1627) (Voir les documens Nos LXXV et XC). Cette faculté nous explique comment se sont formés certains pâturages qui se trouvent en dehors des limites spécifiées dans les abergemens primitifs. Telle est la véritable origine des droits d'usage appartenant aux habitans de La Vallée.

Le diplôme de l'empereur Frédéric Ier, de l'an 1186, qui confirme l'inféodation de La Vallée faite aux ancêtres d'Ebald de La Sarraz, n'a d'autre effet à cet égard que celui de fixer les limites du territoire dans lequel cet usage peut être exercé par les usagers. La vente de La Vallée par François de La Sarraz à Louis de Savoie, seigneur de Vaud, en 1344, par lequel il réserve les droits d'usage pour lui et ses descendans et pour les habitans de sa baronnie de La Sarraz, constate que ces droits appartenaient déjà antérieurement à tous les ressortissans de sa juridiction, et conséquemment aussi aux habitans de La Vallée. Cet acte ne changea absolument rien à la nature ou aux conditions de cet usage, mais il transporta aux princes de Savoie souverains du pays de Vaud la propriété utile de tous les fonds non abergés dans le territoire de La Vallée du Lac de Joux et en particulier celle du Mont-Rizoud. Cette propriété rentra par là, au bout de deux siècles et demi, dans le domaine de l'Etat qui la possède aujourd'hui, en vertu d'une série de titres historiques et parfaitement légaux.

L'arrêt du 24e mars 1762 servit de base au règlement souverain du 30 mars de la même année, qui, en vertu du titre de l'an 1344, consacre de nouveau les droits d'usage des communes et des particuliers de La Vallée, et qui détermine le mode de /139/ distribution des bois dans la forêt du Rizoud. Cependant ce premier règlement ne fixa point encore le quantum de bois auquel chaque famille avait droit; cette quantité ne fut déterminée que par le règlement fait le 7 mars 1787 pour l'aménagement des forêts du bailliage de Romainmotier, qui fixa à deux plantes de sapin et une plante de hêtre le maximum de bois à distribuer chaque année, par ménage, sur les listes dressées à cet effet par les conseils communaux. L'accroissement rapide de la population de La Vallée et la rareté du combustible, dont le prix s'élevait dans la même proportion, imposait à l'Etat l'obligation impérieuse de cette mesure prévoyante.

Ce système a été suivi dès lors, sans aucun changement notable, par le gouvernement du canton de Vaud, jusqu'à l'an 1819. A cette époque, ayant acquis la certitude que les distributions de bois ne pouvaient continuer sur l'ancien pied sans amener un épuisement progressif de la forêt du Rizoud, dégradée par des chablis fréquens et par les ravages du bostriche, le gouvernement jugea indispensable de réduire à une plante les numéros simples, accordés aux personnes qui ne tenaient pas ménage. Le Conseil d'Etat décida cette réduction le 2 août 1819, laquelle a effectivement eu lieu depuis cette époque. Le nombre des plantes de bois de sapin distribuées sur les listes aux ressortissans des trois communautés de La Vallée s'éleva, de 1798 à 1818 inclusivement, â 30,171 plantes, ce qui fait en moyenne 1436 plantes par an; de 1819 à 1832 inclusivement, à 11,250, soit 803 plantes par an.

La répartition de ces bois suppose que le nombre des ménages faisant feu dans la totalité du district de La Vallée s'élevait en moyenne, de 1798 à 1818, à 723, nombre qui, de 1819 à 1832, monta à 803 ménages, ce qui annonce une augmentation progressive et assez uniforme de la population. Cet accroissement est surtout très-remarquable dans la commune du Chenit, comme on peut en juger par les chiffres suivans: en 1590, on y comptait déjà 32 chefs de famille comprenant 191 individus (Nicole); en 1750, 300 chefs de famille formant 1700 individus (procédure imprimée); en 1785, 334 chefs de famille formant /140/ 1905 individus (Nicole); en 1824, 2030 individus (Levade); en 1836, 2555 individus (Leresche).

Nous n'avons pu, à notre grand regret, nous procurer des détails du même genre sur le mouvement et la population dans les deux autres communes de l'Abbaye et du Lieu.

L'histoire de la colonisation et des progrès industriels de la Vallée du Lac de Joux nous montre de quoi est capable une peuplade douée d'énergie, de patience et de frugalité, lorsqu'elle unit ses forces pour surmonter les obstacles que lui opposent à la fois l'isolement, l'âpreté du climat et un sol rebelle aux travaux agricoles. On ne peut s'empêcher d'admirer ici l'art persévérant avec lequel ce peuple attentif a su mettre à profit les institutions monastiques, le régime féodal, la conquête même, en tournant à son avantage les inconvéniens de sa situation exceptionnelle, sans s'arrêter jamais dans la voie du progrès matériel et intellectuel. Un tel résultat paraîtrait presque merveilleux, s'il n'était le fruit d'une confiance et d'une soumission entière aux desseins impénétrables d'une Providence divine.

F. de Gingins-La-Sarraz.

NOTES

Note 1, p. 6 Ex vita Sancti Norberti archiepiscopi Magdeburgensis, inter acta sanctorum Bollandiana, ad diem sextam Junii, p. 842. [retour]

Note 2, p. 25 Par acte du mois de juillet 1227 (Documt. N°VI.) [retour]

Note 3, p. 26 Ce lieu, qui tirait son nom des fours qu’on y avait construits pour fondre la poix-résine, quoique situé dans le même quartier du mont Jura, ne parait pas identique avec celui qui est désigne sous le nom d'Heremus in monte de furno ou la côte du four, dans la charte de concession faite en faveur du prieuré de Romainmôtier par Gaucher, sire de Salins, en 1126. (Voyez Guillaume, histoire des sires de Salins, I, preuves 36 et 37.) [retour]

Note 4, p. 27 L’abbaye de Billon ou Bullion, ordre de Citeaux, était dans le doyenné de Sexte, diocèse de Besançon (Dunod, histoire de l’Eglise de Besançon, T. II, 396.) [retour]

Note 5, p. 28 Aimon de Grandson , évêque de Genève , était fils d'Ebald IV, sire de La Sarraz et de Grandson, avoué héréditaire de l'Abbaye du Lac de Joux et protecteur né de cette abbaye, fondée par Ebald 1er, son bisaïeul. [retour]

Note 6, p. 35 Le muid de froment de 12 coupes soit 24 quarterons n'aurait valu alors que 12 sols,soit 6 deniers le quarteron. [retour]

Note 7, p. 54 Environ trente mille livres d’aujourd’hui. [retour]

Note 8, p. 58 François sire de La Sarraz avait vendu à Louis de Savoie la seigneurie de Mont-la-Ville et le péage de Ballaigues , en même temps que La Vallée, c'est-à-dire en 1344. (Arch. de La Sarraz. ) [retour]

Note 1, p. 70 Voici la première trace d’une association communale au village du Lieu. [retour]

Note 1, p. 77 Le muid comprenait donc 12 coupes, de deux quarterons chacune, soit 24 quarterons.[retour]

Note 1, p. 88 Ce mot vient de jeter, et s’emploie ici dans le sens où l’on dit jeter un sort. [retour]

Note 1, p. 95 J. D. Nicole , § 10; et après lui le Conservateur suisse, t. VI, p. 87 mettent, par erreur, ce fait sous l'an 1330. [retour]

Note 1, p. 102 Peut-être faut-il lire Warney; il y avait alors une famille de ce nom établie à Orbe. ( Pierrefleur. ) [retour]

Note 1, p. 109 C’est lui que M. le doyen Bridel nomme, par erreur, Abel Bessonis (Conservateur suisse VI, p. 93.) [retour]

Note 1, p. 112 Paroisse d’Orny, comprenant Orny, La Sarraz et Pompaples. [retour]

Note 1, p. 116 La coupe de Lausanne était de 4 quarterons mesure de Lausanne; le sac était donc de 2 coupes soit 8 quarterons. La coupe de Romainmotier, La Sarraz et Cossonay n'était que de 2 quarterons, et le sac de 4 coupes soit 8 quarterons. [retour]

Note 1, p. 119 Michel Varro était syndic de Genève en 1576. (Grenus, fragmens, p. 49.) [retour]

Note 1, p. 120 La dîme et les censes de tous les fonds exploités avaient été réservées en faveur de LL. EE. par l'abergement de 1543. [retour]

Note 1, p. 132 Anno 1590, 32 chefs de famille, 191 habitans. Anno 1754. 500 bâtimens couverts d’ancelles, 300 chefs de famille; 1700 individus, outre 800 personnes qui s'étaient expatriées (Procédure imprimée p. 6). [retour]

 

 


 

 

TABLE DES MATIÈRES

 

 

Fondation de l'abbaye5
Pierre de Pont, premier abbé10
Thierry (Théodoric), 2e abbé10
Richard, 3e abbé13
Etienne, 4e abbé14
Gauthier (Walther), 8e abbé18
Nicolas 1er, 6e abbé20
Gaymar, 7e abbé22
Humbert, 8e abbé23
Willelme (Guillaume), 9e abbé32
Jean de Brétigny, 10e abbé35
Raoul 1er (Rodolphe), 11e abbé37
Jean II, 12e abbé38
Nicolas II, 13e abbé38
Pierre Ier, 14e abbé39
Wuillelme II (dit Boniz), 15e abbé41
Reymond, 16e abbé42
Jean de Lutry, 17e abbé43
Jaques Bonnet, 18e abbé48
Humbert dit Belvas, de Fribourg, 19e abbé51
Louis de Senarclens, 20e abbé52
Pierre de Romainmotier, 21e abbé63
Henri de Romainmotier, 22e abbé66
Jean de Romainmotier, dit de Jougne , 23e abbé75
Guillaume de Bettens, 24e abbé75
Nicolas de Gruffi, 25e abbé79
Jean Pollens, 26e abbé85
Jean de Tornafol, 27e abbé90
Aymonnet Jaquet, 28e abbé101
Jaques Varney, 29e abbé102
Jean-Claude d'Estavayer, 30e abbé103
Claude d’Estavayer, évêque de Belley, 31e abbé104
Claude Pollens, dit Besson, 32e et dernier abbé109
Démembrement des biens de l'abbaye111
Condition des habitants de la Vallée121
Abergement de Praz-Rodet et usage des bois du Risoud126

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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