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INTRODUCTION.
Dans les Alpes occidentales de la Suisse, s'ouvre du nord au sud, une grande vallée, longue d'environ treize lieues: elle descend des glaciers du Sanetz, frontière du Vallais, et finit au pied du Moléson, qui termine cette dernière chaîne: des forêts et des montagnes à pâturages l'encadrent; l'impétueuse Sarine (Sanen, en allemand) la traverse d'un bout à l'autre, et se grossit de divers torrens qui affluent des vallons latéraux ... C'est la vallée de Gruyères, domaine primitif d'une dynastie de ce nom, qui, pendant sept siècles, a dominé sur cette haute contrée, défrichée, peuplée et civilisée, sous le régime plus paternel que féodal de ces Seigneurs, dont nous esquisserons la série historique d'après le petit nombre de Chartres et autres documens, conservés jusqu'à nos jours.
Aucune trace des Romains n'apparait dans la Gruyères /232/proprement, dite, probablement qu'ils ne l'ont pas connue, et qu'elle était trop éloignée de la route que leurs légions suivaient de Milan à Mayence, à travers l'Helvétie. Quelques monnaies du Bas-Empire trouvées, dit-on, à Bulle et sur le sommet du Patrachon, dans le val de Charmey, ne sont pas des preuves suffisantes de leur prise de possession. Il est vraisemblable que dans des temps antérieurs, quelques chasseurs et quelques pâtres Celtes y ont pénétré et s'y sont établis; plusieurs montagnes et torrens appuient cette hypothèse, par l'étymologie de leurs noms 1. La contrée était très propre au culte sévère des Druides; les profondes cavernes d'Afflentz et de Corjeon semblaient s'ouvrir pour servir de théâtre aux sinistres mystères de leurs adeptes, et la tradition prétend que dans les siècles les plus reculés, elles ont été fréquentées par des magiciens et des enchanteurs. Dans le sauvage vallon de Verchamp, entre Château-d'Oex et Charmey, près du chalet de Barmaz (caverne), est une enceinte assez régulière, composée de plusieurs massifs de rochers, séparés les uns des autres et dressés de hauteur, dont le plus élevé a au moins trente pieds: c'est, à ce qu'il parait, un ouvrage de main d'homme, et peut-être un de ces monumens druidiques, que les Celtes appelaient Mènihr. Aux belles sources de la Ionne, de la Chaudanne, du Ramaclé et en général aux grandes fontaines de la contrée, se rattachent des superstitions d'origine celtique, que le temps n'a pu encore effacer 2.
/233/Si l'on consulte nos fastes ecclésiastiques, appuyés sur des légendes, qui dans les temps d'ignorance suppléaient très imparfaitement à l'histoire, ils nous disent que Donat, fils de Vandelmare, patrice de la Transjurane, élevé par Colomban, au château d'Orbe, avait été Archevêque de Besançon; mais qu'avant d'être parvenu à cette haute dignité, il avait administré l'évêché de Lausanne, et qu'alors, c'est-à-dire vers le commencement du septième siècle, il s'était occupé de convertir à la foi chrétienne le petit nombre des habitans de la vallée de la Sarine, située dans son diocèse. En effet, l'église de Château-d'Oex, la plus ancienne de la haute-Gruyères, portait primitivement le nom de St.-Donat, qui passe pour son fondateur; elle conservait sa statue grossièrement sculptée en bois, ainsi que celle de son précepteur Colomban, qui l'avait secondé dans cette œuvre apostolique. Une partie du rocher sur lequel la chapelle primitive fut construite, garde encore le nom de Sex-Colon (Saxum Colombani).
Mais ne serait-ce point anticiper peut-être, que de fixer au septième siècle l'introduction du christianisme dans cette partie des Alpes, qui ne portait pas encore le nom de Gruyères? Ces montagnes, séparées du reste du monde par une barricade de rochers escarpés: ces longs défilés, où serpentait à peine quelque sentier étroit et périlleux, connu des seuls naturels du pays; ces profondes vallées à moitié couvertes de marais sans écoulement et de forêts ténébreuses, qui servaient de retraite aux loups, aux lynx et aux ours... toutes ces causes rendaient aussi rares que difficiles les communications avec les habitans des contrées inférieures, dont les doctrines ne durent pénétrer qu'assez tard chez cette peuplade à demi sauvage. S'il y arrivait quelques étrangers, c'étaient des malheureux qui imploraient un asile contre les misères de la guerre ou de l'oppression. On ne /234/ saurait nier, que la désolation des plaines de l'Helvétie occidentale, dans les Xe et XIe siècles par les Madschares, les Huns, les Sarrasins, et autres hordes de brigands venus du nord et de l'orient, n'ait fait émigrer dans les hautes Alpes plusieurs familles, qui de leurs demeures pillées et brûlées dans le plat-pays, vinrent chercher à l'abri des rochers un refuge où les dévastateurs ne purent les poursuivre, parce que ces retraites étaient trop éloignées de la route ordinaire que ces pillards suivaient le long du Rhin, de l'Aar et des lacs de Constance, de Bienne et de Neuchâtel. Les fugitifs de la plaine s'établirent dans ces vallées alpestres, y vécurent et s'y multiplièrent sous un régime qui nous est inconnu; mais tout porte à présumer que dès l'an 800 ce pays n'était plus désert, et que des chefs dont le nom ne nous est pas parvenu, soit qu'ils fussent les ancêtres de la maison de Gruyères, soit qu'ils appartinssent à d'autres races, protégèrent et gouvernèrent cette famille d'Alpicoles. C'est à la crainte de ces invasions destructives, qu'on peut attribuer un mur de défense dans le genre des Landwehren des petits Cantons, dont les restes sont à peine visibles en-dessous de Château-d'Oex: élevé sur la gauche de la Sarine, il s'étendait depuis le rocher, où sont les ruines d'un petit fort appelé le Château-Cottier, jusqu'à la montagne vis-à-vis, et fermait la vallée: quand et pourquoi cette fortification a été faite, c'est ce que la tradition ne révèle pas: les inondations d'un torrent voisin en ont presque effacé les traces.
On pourrait aussi inférer des deux langues qui partagent la Gruyères, que la population y est entrée par les deux extrémités de la grande vallée: la partie la plus haute (le Sanenland), qui s'étend des sources de la Sarine au château du Vanel, parle allemand. La partie inférieure du Vanel à Bulle parle français, ou plutôt un patois dérivé du Roman. /235/ Les premiers colons de la partie supérieure durent naturellement y arriver des bords du lac de Thoune, dès longtemps défrichés et peuplés, en remontant la Simme par les vallées du Sibenthal; ceux de la partie inférieure vinrent de la Nuithonie qui était alors une province de la Bourgogne transjurane 3.
Si on veut écouter la tradition, le haut et le bas de la vallée ont été peuplés avant le milieu. Tel vieux pâtre, assis au coin de l'âtre de son chalet, vous aurait dit, il y a 50 ans: « Quand des Paladins, venus du pays des neiges eurent fixé leur manoir sur une belle colline du bas de la vallée, qu'ils nommèrent Gruyères et qu'ils garnirent de murailles et de tours, ils étendirent leur domaine, non par le fer et le feu des guerriers, mais par les défrichemens et les travaux des agriculteurs: ils furent long-temps sans franchir un énorme amas de rochers culbuttés et entassés, d'où sortait avec fracas la Sarine et où ils croyaient qu'elle prenait sa source: par de là, assurait-on, était un repaire d'ours, de loups et d'autres animaux malfaisans; de monstrueux serpens en défendaient l'approche, et un effroyable spectre enlevait le téméraire qui aurait tenté d'y pénétrer; aussi la mauvaise réputation de ce lieu maudit, en écartait les curieux. Un jeune chevalier, passionné pour la chasse des chamois et pour la pêche des truites, avait souvent remonté la rivière jusqu'à cette barrière naturelle que ne traversait aucun sentier. Un matin, il sort du château de Gruyères avec ses piqueurs, et une troupe de pionniers, armés de leviers, de haches, de pioches et d'échelles; il entre dans cette /236/ espèce de cahos; il se fraye un passage, parmi des massifs de rocs mal assis et d'arbres pourris de vétusté; il tourne de profondes fondrières; il franchit des ravins précipiteux, et après un travail de deux jours, il parvient au-delà de cet étrange boulevard de près d'une lieue d'étendue: quel est son étonnement d'aborder une vallée couverte de prairies verdoyantes, de bosquets de sapins et de timiers, de petits lacs tapissés d'herbes flottantes, où il n'a à combattre ni ours, ni serpens, ni spectres: c'était un désert, mais un beau désert, sans aucune trace d'habitans ou d'habitations. Enchanté de sa découverte, il s'écrie: « Ce canton est à moi, personne ne me le contestera; j'en prends possession, et je le peuplerai. » Après avoir exploré ce pays perdu, il y fit dresser une tente pour lui et construire une grande baraque pour les gens de sa suite; puis il choisit, à peu près au centre du bassin, un monticule rocailleux sur lequel il éleva une haute et forte tour en pierre: au pied du rocher une modeste chapelle en bois reçut les oraisons des fidèles. Bientôt le chevalier appelle dans sa pacifique conquête une petite colonie de bergers auxquels il distribue, sous certaines redevances peu onéreuses, des prairies, des pâturages, du bétail: les nouveaux colons se hâtent d'abattre des sapins pour bâtir des cabanes en poutres superposées, de saigner les flaques d'eau pour les verser dans la Sarine, et d'ouvrir à travers la forêt, des routes par lesquelles leurs vaches pussent aller brouter les herbes des hautes montagnes. Ces bergers poussèrent leurs troupeaux si loin, qu'ils rencontrèrent au bord du torrent du Flendru, d'autres bergers qui leur étaient inconnus, qui semblaient être d'une autre race et qui parlaient une autre langue. Quand on put se faire entendre, on convint amicalement pour prévenir toute dispute, qu'à l'avenir ce torrent servirait de borne entre les pâturages des uns et des autres. Peu après, la guerre /237/ ayant ravagé les bords des grands lacs de la plaine, le chevalier recueillit plusieurs familles fugitives, qu'il réunit aux premiers colons: les uns se dispersèrent sur les divers coteaux du voisinage; les autres s'établirent au pied de la tour. Tel est, comme nos pères nous l'ont transmis, l'origine du bourg de Oit, maintenant Château-d'Oex, dont les habitans furent de bonne heure libérés du focage, ou tribut pour le domicile, parce qu'au premier signal d'alarme, ils devaient prendre les armes, se retirer dans l'enceinte de la tour avec leurs femmes, leurs enfans et leur bétail, et se réunir à la petite garnison pour défendre la place. Le bon chevalier prenait tant de plaisir à ce lieu qu'il venait souvent l'habiter, et vivait familièrement avec les bergers qu'il appelait ses enfans. Dans sa vieillesse, il donna la tour d'Oex en apanage à son fils cadet et à ses descendans, leur recommandant d'être les pères et non les maîtres de cette peuplade pastorale. »
Le petit nombre de chroniqueurs qui font mention des anciens comtes de Gruyères laissent un voile épais sur leur origine. Les uns ont dit que trois centurions ou tribuns échappés du massacre de la légion Thébaine décimée en 302 aux environs d'Agaune (St-Maurice en Vallais), s'établirent dans l'Uchtland ou Nuithonie, et furent la tige des maisons de Gruyères, de Neuchâtel et d'Estavayer. Sans remonter aussi haut, la chronique du pays de Vaud raconte que sept bandes de Vandales s'étant emparées de l'Helvétie occidentale, se partagèrent leur conquête, et que la cinquième, commandée par Gruyèrus qui portait une grue sur son drapeau, fonda sur une colline à la tête de la vallée un manoir fortifié qu'il appela Gruyères de son nom, et établit ses soldats dans cette montueuse contrée; mais cette chronique dès longtemps reconnue pour une pièce fausse, fabriquée à Venise et ensuite augmentée au château de Prangins, n'a aucune valeur /238/ historique. Le système le plus raisonnable est de s'arrêter à Turimbert, seigneur Bourguignon, lequel en 900 selon le cartulaire de Lausanne, fit quelques échanges de territoire avec Boson évêque de Lausanne, et qui ayant acquis dans l'Uchtland des terres désertes en prêta hommage à l'Empire, y conduisit une colonie de ses vassaux et de ses sujets tirés des deux flancs du Jura, et y fit construire le château de Gruyères, situé à 425 toises au-dessus du niveau de la mer. — Sa femme s'appelait Avana 3bis.
C'est à cette époque obscure de Turimbert au premier comte connu, qu'il faut rapporter quelques traditions dont le fond paraît historique; telle que celle-ci: Au temps des croisades, deux chevaliers, Hugues et Turnius, armèrent parmi les pâtres leurs vassaux, cent beaux Gruyériens pour les mener à la conquête du St-Sépulcre; les jeunes bergères voulurent fermer les portes du château pour empêcher leur départ; il fallut les rouvrir de force, et elles se mirent à pleurer quand elles entendirent l'écuyer qui portait la bannière crier d'une voix forte: « En avant la Grue! S'agit d'aller! Reviendra qui pourra ». En l'absence de ses défenseurs, Gruyères fut bloqué par un parti ennemi; alors les femmes et les filles de la ville, profitant d'une nuit obscure pour faire une sortie, chassèrent devant elles une centaine de chèvres qui portaient à leurs cornes de petits cierges allumés. A cette vue, les assiégeans s'imaginèrent qu'il y avait quelque sorcellerie dans cette apparition lumineuse, et prirent le prudent parti de décamper; dès lors les chèvres gruyériennes partagent avec les femmes l'honneur d'avoir fait lever le siège de la place.
D'aussi loin qu'il est connu le comté de Gruyères se composait de quatre petites provinces situées sur les bords de /239/ la Sarine dans cet ordre topographique, Gessenay (autrement dit Sanen), Château-d'Oex, Gruyères et Montsalvan. Dans la suite les comtes acquirent par conquête, par héritage ou par achat diverses seigneuries, soit attenantes à leurs domaines primitifs, soit enclavées dans les possessions de leurs voisins: la population de la Gruyère proprement dite n'a jamais passé 20, 000 âmes, même dans le temps de sa plus haute prospérité sous les comtes.
Au milieu à peu près de la grande vallée, au sein d'une nature bouleversée et de rochers détachés, est un étroit et dangereux défilé d'une lieue de long; c'est le pas de la Tine. Si l'on s'en rapportait à une tradition bien d'accord avec les localités, la Sarine à une époque perdue dans la nuit du passé aurait formé un lac, là où sont maintenant les hameaux de Cuves; puis elle se serait fait jour à travers les massifs qui l'encaissaient, et par cette débâcle elle aurait coulé librement vers la plaine. Si une pareille catastrophe est arrivée, son souvenir est plus du ressort de la physique que de celui de l'histoire, et les noms actuels de Tine et de Cuves, dont on prétend étayer cette conjecture, sont d'une origine et d'une langue trop modernes, pour fortifier une hypothèse, que nous ne devions cependant point passer sous silence.
Ce pas de la Tine, sépare donc par des bornes naturelles la Gruyère supérieure de l'inférieure, ou les deux districts de Gessenay et de Château-d'Oex, de ceux de Gruyères et de Montsalvan: ces derniers jouissent d'une température plus douce et offrent un sol plus propre aux céréales et aux labeurs agricoles, que les premiers, presque bornés aux produits des troupeaux et de la vie pastorale. Chacun de ces quatre districts avait son régime municipal, ses droits et statuts communaux et sa bannière propre, confiée à un banneret au choix du peuple. Chacun avait aussi son tribunal /240/ civil et criminel, composé de prud'hommes et présidé par un châtelain à la nomination du comte, dont il était le représentant et l'agent. Il parait que les habitans de la partie supérieure, plus enfoncés dans les Alpes, plus éloignés de la résidence seigneuriale, plus disséminés dans les hauts pâturages, où durant la belle saison ils erraient de chalets en chalets avec leur bétail, et dans les hameaux épars, où ils n'habitaient en hiver que des cabanes de bois, avaient des mœurs plus agrestes, menaient une vie plus dure et déployaient une plus grande énergie pour obtenir et conserver des franchises et des privilèges: on remarque de bonne heure chez ces montagnards une tendance prononcée et progressive vers ces principes républicains, qui plus tard donnèrent naissance aux démocraties des Gantons alpestres.
Il est temps de quitter le champ vague des conjectures érudites et des traditions indigènes, pour aborder l'histoire de la maison de Gruyères et la commencer au premier dynaste de ce nom, connu par des documens dont l'authenticité mérite notre confiance./241/
I.
GUILLAUME Ier.
« Hic amat dici pater atque princeps. »
Un siècle avant que les villes de Fribourg et de Berne eussent été fondées dans la Nuithonie par les ducs de Zæhringue, vivait un comte de Gruyères, ou d'Ogo, premier du nom de Guillaume (Wilhelmus). Pieux à la manière de son temps, il crut nécessaire à sa famille et à ses sujets d'établir dans ses terres un couvent qui leur offrirait des secours temporels et spirituels, qui éclaircirait de quelques lueurs l'obscurité de l'ignorance générale et serait comme un point central où ses vassaux pourraient se réunir sous les auspices d'une religion d'amour et de paix. Il ne pouvait ignorer que les cloîtres avaient le double avantage de favoriser la civilisation et l'agriculture et que si un prince voulait défricher et civiliser quelque coin de ses états, tant sauvage fut-il, il n'avait qu'à y appeler une colonie d'enfans de Saint-Benoit, qui par leur institution joignaient le travail des mains à l'étude et l'enseignement à la prière. Il choisit, pour y fixer leur résidence, la contrée presque déserte qu'occupe maintenant le populeux village de Rougemont et /242/ ses nombreux hameaux, et il fit venir de Cluny quelques religieux sous la direction de Jean, qui fut leur premier prieur. Il leur concéda assez de terres pour fournir à leur entretien et aux dépenses qu'exigeait la construction d'une église et d'un monastère, et il prit toutes les précautions d'usage pour consolider cet établissement religieux au centre des Alpes de son comitat. La charte de fondation nous est parvenue en mauvais latin du siècle et peut-être avec quelques lacunes. Pour l'intelligence de cette notice, il a paru nécessaire d'en donner la traduction, faite non sur l'acte original mais sur une copie fidèle tirée du cartulaire du savant professeur Ruchat. 4
« Notoire soit à tous, tant absens que présens, qu'au tems que le seigneur pape Hildebrand gouvernait la sainte église romaine, sous le règne du roi Henri, et tandis que l'évêque Burckard tenait le siège de Lausanne, le comte Guillaume, sa femme Agathe et leurs fils, de même que Uldrich, fils de l'oncle du susdit comte, sa femme Berthe et leurs fils auraient librement et sans restriction donné avec tous droits le désert situé entre les deux ruisseaux nommés Fleindruz à Dieu et à St.-Pierre de l'église de Cluny, et avec cette terre un homme appelé Walter de Castello, auquel lieu fut ensuite bâtie en l'honneur de Dieu une église où les habitans du pays célèbrent la mémoire du bienheureux Nicolas confesseur de Christ. Ensuite, le même comte divinement inspiré donna au dit lieu tout ce qu'il avait de dîmes ou qu'il espérait en avoir dès-lors au-delà du dit ruisseau, qui touche la limite des Allemands. Puis le prédit /243/ Ulrich donna à la même église tout ce qu'il possédait en dîmes dans cette vallée. Après cela, son fils Hugues partant pour Jérusalem lui donna la moitié de l'église qui s'appelle Oit. Dès lors, quelques personnes de divers endroits, apprenant le renom de bonne conduite des habitans de ce lieu et désirant participer à leurs prières et à leurs travaux, ont donné à Dieu et à St.-Nicolas toutes les dîmes qui leur appartenaient dans la dite vallée. Voici donc les noms des bienfaiteurs de cette église: Turnius et Hubert, neveux du dit comte, ont donné leur portion de dîme; un autre Turnius et Widon, aussi ses neveux, ont donné la dîme de Pérausaz. Le sus-nommé comte a encore donné à l'église de St.-Nicolas de Rougemont sa dîme dans la vallée de Oit, sous l'approbation de tous ses fils et de Girard, évêque de Lausanne, par cession faite en plein chapitre sur les mains du comte Guillaume. Ensuite, Uldrich, fils du dit comte, chanoine de l'église de Lausanne, voulant aller à Jérusalem, a donné à l'église de St.-Nicolas de Rougemont la moitié de l'église d'Oyes et la moitié du patronat de dite église, avec le consentement et l'approbation de Girard, évêque de Lausanne. Enfin, le comte Guillaume déjà souvent nommé a donné, avec l'approbation de sa femme Agathe et de ses fils, la terre que Martin-del-Flie tenait de lui, et son fils Raymond la terre de la Ransonneri (Rossinières) que tenait Rodolph. Aux fins de maintenir les donations déjà faites et celles qui sont à faire, Girard, évêque de Lausanne, et Boson de bonne mémoire, évêque d'Aoste, le sont confirmées pour être possédées en paix, déclarant déchus de la Sainte-Eglise et du Royaume des cieux tous ceux qui soustrairaient quelque chose aux susdites donations, même pour la valeur de quatre sols, ou qui inquièteraient les serviteurs de Dieu en ce lieu là, à moins qu'ils ne viennent à se repentir et à donner satisfaction. — Cette charte a été rédigée l'an MCXV /244/ de l'incarnation du Seigneur, le dimanche de l'octave de Pentecôte, témoins: mon seigneur Girard, évêque de Lausanne, Adalrich, Emenrad, Amaldric, le comte Guillaume, et confirmée par le sceau de mon seigneur Girard, évêque de Lausanne, sur la demande de Christian, prieur de l'église de Rougemont.
La date de 1115 que porte cette charte n'est cependant point celle de la fondation de Rougemont, mais la date d'un second acte rappelant et confirmant une charte antérieure, perdue ou endommagée. C'est sous le pontificat de Hildebrand, soit Grégoire VII, c'est-à-dire entre les années 1075 et 1085, que le comte Guillaume vint à Lausanne et fit, tant en son nom qu'au nom de sa femme, de ses fils, de ses neveux et de ses cousins, la dotation stipulée d'un territoire désert entre les deux Fleindruz, du patronat de l'église d'Oyes (Château-d'Oex), des dîmes de cette vallée, de celles de Pérausaz, de Mockausaz, de la Grosse-Pierre, etc. , des terres de Ransonneri (Rossinières) et de Martin-del-Flie. La maison de Gruyères était donc à la fin du XIe siècle déjà riche et nombreuse, puisqu'au nombre des bienfaiteurs de Rougemont paraissent neuf membres de cette puissante famille: Guillaume, comte régnant, ses deux fils Raymond et Ulrich, son cousin Ulrich, fils d'un oncle, Hugues fils d'Ulrich, ses neveux ou petits-neveux Turnius et Hubert, Turnius et Widon, Agathe, femme de Guillaume, et Berthe, femme d'Ulrich, dont les noms de familles ne sont pas connus.
Si l'on veut s'en tenir au moine de Rougemont Henri de Wirczburg de Vach, qui, dans ce prieuré même, a réimprimé en 1481 la chronique de Roleving (Fasciculus Temporum), cette fondation aurait eu lieu quelques années plus tard. Voici la phrase qu'il a ajoutée à cette seconde édition: « 1104; le monastère de Rougemont fondé par les habitans /245/ du lieu et doté par Vuillelme, comte de Gruyères. 5. Quoi qu'il en soit, cette maison religieuse commença ou avança la civilisation de la contrée, et son église fut la seconde de la Haute-Gruyère. Les Bénédictins défrichèrent les terres incultes de ce désert; ils desséchèrent les marais des bords de la Sarine; ils reculèrent les épaisses forêts de sapins qui couvraient les flancs de la vallée, et peu à peu se forma autour de l'église de St.-Nicolas, au fleindru supérieur, le grand village de Rougemont, dont le quartier le plus voisin de Gessenay s'appelle encore de nos jours les Allamands, parce que ses premiers colons étaient d'origine allemande et parlaient cette langue.
Sur la fin de la vie du comte Guillaume, son second fils Ulrich, chanoine de Lausanne, et Hugues, son cousin, se croisèrent et partirent pour la Terre-Sainte avec plusieurs chevaliers et ecclésiastiques de l'Helvétie romande. Un petit nombre de ces paladins revint dans ses domaines: la guerre, la maladie, la misère moissonnèrent les autres. On prétend que c'est à cette croisade qu'il faut attribuer d'anciennes liaisons entre Neuchâtel et Gruyères, dont les chevaliers et les soldats servirent ensemble en Terre-Sainte sous un même chef.
L'histoire ne nous apprend rien de plus sur le comte Guillaume I, qui mourut en 1115, au retour de son voyage de Lausanne, où il s'était rendu auprès de l'évêque Girard avec Christian, prieur de Rougemont, pour faire dresser l'acte ci-devant rapporté. /246/
II.
Raimond.
Raimond, fils aîne de Guillaume, lui succéda; son frère Ulrich étant revenu de son pèlerinage en Terre-Sainte, ils gouvernèrent en commun l'héritage paternel, et leurs noms se trouvent réunis dans quelques chartes qu'ils signèrent conjointement. Au temps des premiers comtes connus, existaient déjà dans leur petit état, sans qu'on sache quand ils ont été construits, plusieurs manoirs fortifiés, tels que: les tours de Vanel, d'Oex, de Trèmes, de Montsalvant, de Bellegarde, appartenant ou à la branche souveraine, ou à des branches cadettes, dont ils étaient l'apanage. On ignore également à quelle époque les Ormonts devinrent partie du domaine des comtes de Gruyères, s'ils y entrèrent par conquête, par achat ou par colonisation, si ce furent eux qui firent bâtir le château d'Aigremont, dominateur des deux vallées d'Ormont-dessus et d'Ormont-dessous 6. Par la /247/ suite, ils possédèrent les baronies d'Oron, de Rolle, de Coppet, d'Aubonne, de Corbières et diverses autres seigneuries, pour lesquelles ils étaient vassaux de la maison de Savoie.
Gui de Marlanie, évêque de Lausanne, ayant fondé un couvent de Cîteaux à Hautcrêt (Altacrista), sur les bords de la Broye, dans la vallée d'Oron, les deux frères de Gruyères lui firent de riches donations en 1136 et partagèrent avec le prélat l'honneur de cette fondation, à laquelle contribuèrent bientôt: Humbert de Savoie, Amé de Blonay, Jean de Vevey, Garnier de Paleisieux, Bonfils de Chexbres et quelques autres nobles du voisinage 7. Ils dotèrent aussi la même année de quelques revenus l'abbaye naissante des Prémontrés d'Humilimont, près de Marsens 8. L'année suivante, Guillaume, comte de Glane, ayant bâti et doté l'abbaye d'Hauterive, les comtes de Gruyères, toujours disposés à soutenir l'Eglise, ajoutèrent à sa dotation primitive des terres, des censes et des dîmes. Les deux maisons de Glane et de Gruyères, dont les domaines étaient contigus, avaient dès-longtemps contracté des alliances, et l'on présume, quoique sans preuves diplomatiques, qu'Agathe, mère des comtes Raimond et Ulrich, était issue de la première. La dynastie de Glane, qui prétendait descendre des comtes de Vienne, était très-ancienne en Nuithonie: elle eut pour berceau un château bâti vers la fin du VIIIme siècle, dont on découvre quelques ruines près du confluent de la Sarine et de la Glane; elle joua un rôle brillant dans la chevalerie du moyen-âge et resta toujours attachée aux comtes de Bourgogne, dont une partie de ses /248/ fiefs relevait. Guillaume de Vienne, dit l'enfant, étant venu à Payerne en 1126, Pierre de Glane, son frère Philippe et quelques autres seigneurs de la Nuithonie se rendirent auprès de lui, et tous ils furent traîtreusement massacrés, sans pouvoir se défendre, dans l'église de l'Abbaye par des assassins secrets: on les inhuma avec grande lamentation et deuil étrange dans le prieuré de l'île de St-Pierre, au lac de Bienne. Après la mort tragique de son père et de son oncle, Guillaume, le dernier de sa branche, tomba dans une profonde mélancolie et chercha des consolations dans la dévotion de son siècle. L'Abbaye d'Hauterive le révère comme ayant été son fondateur en 1137. Tel était son zèle, qu'il fit servir les matériaux de son antique manoir de Glane aux constructions du nouveau cloître, et que lui-même y prit l'habit monastique. Sa pierre sépulchrale porte: « le trois des ides de février de l'an 1141 décéda Guillaume de Glane, fondateur de cette maison. » Quelques mois auparavant était mort Raimond, dont la femme est inconnue. Guillaume qui lui succéda était-il son fils, son neveu ou son cousin? C'est une question qu'aucun document historique n'éclaircit encore. /249/
III.
GUILLAUME II.
Il commença à régir le comté sur la fin de 1140 et le gouverna en paix environ vingt ans; on n'en sait rien de plus, sinon que trois chevaliers de la maison de Gruyères, Rabold, Tornius et Jorand, probablement proches parens du Comte, paraissent avec lui dans quelques chartes; lui-même en signa, comme ses prédécesseurs, sous le titre de Comte d'Ogo (Comes in Ogo). Cet Ogo faisait partie de l'ancien comté de Tine, en Nuithonie, comme nous l'indique un acte par lequel l'empereur Henri IV inféode en 1082 au Comte Cuno le château d'Arconciel, au comté de Tine; ce dernier nom, tombé en désuétude, ne s'est conservé que dans le défilé qui sépare la Basse-Gruyère de la Haute. Ogo devint successivement: Oit, Oix, Oies, Oex, où les Comtes possédaient de toute ancienneté un château fort qu'ils ont quelquefois habité. Guillaume second mourut vers l'an 1161; s'il fut marié, le nom de sa femme ne parait nulle part./250/
IV
RODOLPH I.
En 1161, le Comte précédent eut pour successeur Rodolph premier du nom: quelques généalogistes le font fils de Raimond; d'autres le donnent pour son petit-fils. Pierre de Glane, assassiné à Payerne, avait laissé trois enfans: Guillaume, fondateur d'Hauterive, Agnès, femme de Rodolph Ier, et Julianne, qui épousa Pierre de Gruyères, d'une branche cadette, dont la seigneurie de Montsalvant était l'apanage. Ces deux sœurs avaient porté en dot quelques domaines à leurs maris, et conservaient des droits sur une partie du bel héritage de leur oncle Guillaume, mais elles ne surent ou ne purent les faire valoir, et finirent par faire en 1162 à l'abbaye d'Hauterive un abandon absolu de toute prétention sur les biens de son fondateur. Ce compromis n'empêcha pas que dans la suite la maison de Gruyères n'eût avec ce couvent de fréquentes altercations rélatives aux pertes que cette cession lui faisait éprouver; mais, telle était sa dévotion à ce monastère, qu'elle l'enrichissait encore par de nouvelles donations, ainsi: Pierre, fils de Guillaume de Montsalvant, lui donna un fonds de terre à Cottens et /251/ quelques vignes entre Vevey et Chexbres, et, conformément aux usages féodaux, il posa, en présence de témoins, un caillou sur l'autel, en signe de renonciation à tout droit sur les immeubles concédés. Déjà le comte Rodolph avait, du vivant de son père, en 1160, donné aux Bénédictins d'Hautcrêt son franc-aleu de Châtillens, et Agnès, par un acte où elle se signe femme du comte d'Ogo, donna, dix ans après, entre les mains d'Ulrich, abbé d'Hauterive, dix journaux de terre pour le repos des âmes de sa famille. Parmi les témoins de cette dernière charte, on remarque plusieurs chevaliers, vassaux de la maison de Gruyères, du nom de Montagny, de Pringié, d'Escuvillens, des Grangettes, d'Echarlens, avec Hugues d'Orsonnens, maître-d'hôtel de la Comtesse. On place communément la mort de Rodolph Ier sur l'an 1174; il avait eu d'Agnès de Glane trois fils: Guillaume, mort avant son père dans une expédition en Terre-Sainte, Pierre, son successeur, Rod ou Rodolph, et une fille nommée Agathe. /252/
V.
PIERRE Ier.
Une grande obscurité couvre la vie de Pierre Ier, qui, si l'on admet certaines généalogies, aurait été Comte régnant de 1175 à 1236. Comme le nom de son frère Rodolph paraît avec le sien dans plusieurs chartes, entr'autres dans une transaction importante faite avec le chapitre de Lausanne en 1200, où l'un et l'autre s'intitule Comte de Gruyères, il est vraisemblable qu'il l'associa au gouvernement de ses états. On suppose qu'étant d'une santé faible ou d'un entendement borné, peut-être l'un et l'autre, il se déchargea du soin des affaires sur Rodolph, qui fut d'abord destiné à l'église, comme il paraît par un acte où il prend le titre de clerc, et qui sans doute avait fait quelques études. Quoi qu'il en soit, c'est à Rodolph que se rattacheront les événemens qui suivent; peu importe à l'histoire lequel des deux frères avait la primauté, puisqu'ils traitent et signent conjointement. Pierre avait épousé Clémence, de l'illustre maison d'Estavayer, dont il ne laissa point d'enfant mâle, puisque son frère, ou son neveu, lui succéda sans opposition. Son cousin Pierre de Gruyères, Sire de Montsalvant, avait /253/ pour femme Pétronille d'Estavayer, sœur ou cousine de Clémence, dont il eut: Nantelme, mort avant son père, Guillaume, bienfaiteur d'Hauterive, décédé sans postérité en 1227, et Jaquette, femme de Richard, Seigneur de Corbières, auquel, comme héritière de son frère Guillaume, elle porta le château de Montsalvant et ses belles dépendances. Un acte mentionne un Sifred comme Seigneur du Vanel en 1206; on ignore s'il était de la maison de Gruyères, mais, s'il lui appartenait, il ne pouvait être que d'une branche cadette.
VI.
RODOLPH II, (dit l'Aîné.)
Il fut marié; le prénom de sa femme était Gertrude: on ne connait pas sa famille.
De temps immémorial, la maison de Gruyères possédait Bulle, qui touchait à son domaine primitif. C'était une des plus anciennes églises de la contrée inférieure, puisqu'un document d'Hartmann 9, évêque de Lausanne, nous apprend: /254/ que l'an 13 du roi Lothaire, c'est-à-dire en 838, ce Prélat tint un synode à Curtilles pour terminer un long procès entre Teutland, curé de Bulle, et Leutram, curé de Vuippens. Dès lors, Bulle s'agrandit et eut une maison forte sur la même place où Boniface, promu à l'évêché de Lausanne en 1231, fit quelques années après construire un vaste château. Il est hors de doute que dès-longtemps les prélats Lausannois embitionnaient la possession de Bulle, de Riaz in Ogo et autres lieux de son territoire. Ils profitèrent de la bonne volonté, ou du besoin d'argent, des comtes Pierre et Rodolph pour joindre Bulle à la manse épiscopale: ce fut en 1210 que l'évêque Roger y parvint. Son successeur, Berthold de Neuchâtel, affectionnait singulièrement cette nouvelle acquisition, et, pour lui procurer un accroissement de population et de commerce, il donna en deux fois 55 marcs d'argent au comte Rodolph pour transporter à Bulle les foires et marchés de Gruyères et pour supprimer ceux qui, depuis plus de deux siècles, se tenaient dans sa capitale. Tout le comté fut indigné de ce honteux marché, surtout les bourgeois du chef-lieu, dans lequel se faisait presque tout le commerce des vallées et des montagnes du voisinage, qui passa dès-lors et se fixa à Bulle. La ville de Gruyères couronnait de ses murs crénelés et de son château gothique une colline isolée, d'où elle dominait la plaine inférieure et commandait l'entrée de la populeuse vallée que la Sarine arrose. Tout concourait à la rendre l'entrepôt des marchandises de cette portion des Alpes et le centre des rélations commerciales de diverses petites peuplades riches en chevaux, en bétail, en fromages, en cuirs, en laines, en toiles de chanvre, en cire, en sauvagine. Bien que, dans la suite, on y rétablit des foires et des marchés, le coup était porté: le commerce resta à Bulle et ne revint pas à Gruyères, qui dès lors déclina, au /255/ lieu de prospérer, tandis que Bulle faisait de rapides progrès.
Si les comtes Pierre et Rodolph s'entendaient avec les évêques de Lausanne pour démembrer leur héritage, ils étaient brouillés avec le chapitre de cette cathédrale à l'occasion d'Albeuve. Cette grande commune, située au centre de la Basse-Gruyère, appartenait dès-longtemps au chapitre, qui la tenait de la libéralité d'Hugues de Bourgogne, évêque de Lausanne de l'an 1019 à 1038; cette enclave était une pomme de discorde et donnait lieu à de fréquens conflits de juridiction, et à des querelles quelquefois sanglantes, entre les ressortissans respectifs. Les réclamations de Pierre et de Rodolph, quoique raisonnables au fond, durent céder à un possessoire de deux siècles, et il fallut en venir à un compromis moins onéreux pour les chanoines que pour les comtes. Après s'être accordé sur les points en litige, le chapitre consentit à réparer les pertes que ses hommes causeraient dans la suite aux gens de Gruyères, sur l'estimation amiable de voisins neutres, se réservant le droit de poursuivre à rigueur les Gruyériens, qui, à l'avenir, feraient quelque dommage aux chanoines ou à leurs sujets, jusqu'à entière satisfaction. Les comtes promirent par serment: que si l'un des deux contrevenait au dit traité, il se constituerait, lui et un de ses chevaliers, en ôtage à Moudon ou à Vevey, mais que, s'il y avait empêchement majeur, ce serait à Corbières ou à Pont, et que là il demeurerait à ses frais, jusqu'au plein redressement des griefs. Il était de plus réservé: que, tant que les deux frères gouverneraient indivisément le comté, l'un des deux avec son chevalier remplirait, cas échéant, la condition de l'ôtage, mais que, s'ils venaient à partager les biens de la maison, chacun d'eux y serait soumis. Sept chevaliers, vassaux des comtes, jurèrent de maintenir le traité, sous peine chacun de 100 sols d'amende. /256/
Quelques années avant sa mort, Rodolph abdiqua le gouvernement en faveur de son fils du même nom. Le mécontentement de son peuple, le dérangement de ses finances, l'amour du repos, peut-être des motifs religieux, amenèrent cette abdication. Il mourut en 1236, à peu près à la même époque que Pierre son frère aîné, qui, selon la tradition, était devenu imbécille, ou était tombé dans l'enfance. Il laissa de sa femme Gertrude: Pierre, qui fut abbé d'Hauterive, Rodolph, qui lui succéda, et Béatrix, femme d'Aimon de Blonay.
Comme les deux frères Jean et Simon, barons de Montagny, avaient dès-longtemps un procès avec l'abbaye de Payerne, dont ils étaient avoués, il fut enfin terminé en 1226 par l'entremise de trois arbitres: Guillaume d'Ecublens, évêque de Lausanne, Aimon, baron de Faucigny, et Rodolph, comte de Gruyères. Le père et le fils portant le même prénom, il n'est pas plus facile qu'il n'est nécessaire de décider lequel des deux contribua à cette conciliation qui fit cesser les hostilités. /257/
VII.
RODOLPH III, (dit le Jeune.)
Rodolph le jeune trouva l'héritage paternel en très-mauvais état: les finances étaient diminuées, ainsi que le territoire. Il ne put supporter de voir Bulle entre les mains de l'évêque de Lausanne et Albeuve entre celles du chapitre et voulut reprendre par la force des possessions dont il prétendait que l'injustice ou l'intrigue avait dépouillé sa maison. A la tête de ses hommes d'armes et de ses vassaux, il alla donc au printemps de 1227 porter le fer et le feu dans les seigneuries épiscopales de son voisinage: il pilla Albeuve, brûla une partie de Riaz et ravagea les environs de Bulle. Guillaume d'Ecublens, qui était alors évêque de Lausanne, employa contre ce fougeux ennemi les armes spirituelles, moins coûteuses, mais plus puissantes à cette époque que les armes temporelles: du haut de sa cathédrale, il excommunia le comte et tous ses vassaux, tant nobles que roturiers. N'ayant rien à opposer à l'artillerie de l'Eglise, Rodolph réduit à demander la paix à l'Evêque lui céda en dédommagement de ses brusques hostilités: les seigneuries de Thierrens, de St.-Cierges et d'Ogens, dans le Pays-de-Vaud, /258/ qu'il tenait du chef de sa femme Colombe, fille de Jordan de Belmont, et en fit plein abandon dans un acte du 18 septembre 1227 signé par son père, qui était encore vivant, par sa femme Colombe, par ses deux fils et ses deux filles et par son cousin le chevalier Jorand de Gruyères.
Suivant les usages plus dévots qu'économiques de ses devanciers, Rodolphe fit plusieurs donations à Hauterive pour le salut de son âme et de celles de ses ancêtres: en 1232, il lui concéda le droit de couper des bois, tant de charpente que d'affouage, dans toutes ses forêts seigneuriales, entre le château de Pont et le pas de la Tine; en 1237, il lui fit présent d'un domaine aux Faverges, où les religieux établirent un vignoble qui leur appartient encore de nos jours. Il y ajouta, l'année suivante, l'octroi du libre passage et du pâturage gratuit à travers son comté pour les chevaux et bêtes de somme du couvent dans leurs voyages. Il ne paraît pas que cette riche abbaye ait payé autrement que par des messes et des prières toutes ces ruineuses largesses de Rodolph.
Gruyères dépendait encore au spirituel de la paroisse de Bulle, et n'avait pour le culte que deux chapelles: celle de St.-Jean-Baptiste au château, et celle des saints apôtres sur la place; Rodolphe fit ériger la petite ville en paroisse, y fonda en 1254 une église sous le nom de St.-Théodule, et dota cette nouvelle cure de 70 arpens de bonne terre. Cette utile fondation lui rattacha la bourgeoisie de Gruyères, qui ne se consolait pas aisément de la vente de ses foires et de ses marchés par le comte son père.
Le seigneur d'Albo-castro ( Wissenbourg, dans le Sibenthal), vassal de Gruyères, avait intenté un procès à Hauterive, dont il répétait un mouton, un chien et un faucon d'hommage pour les montagnes que l'abbaye possédait dans /259/ son fief. La cause fut portée devant le suzerain, qui débouta le vassal de ses prétentions et le força de s'en désister par un acte de 1258.
Guillaume, fils cadet du comte, s'était tourné du côté de l'Eglise. Devenu très-jeune chanoine de la cathédrale de Lausanne, il ne tarda pas à être le trésorier et le chancelier du chapitre, dont il avait toute la confiance: celui-ci le chargea en 1234 de fortifier St.-Prex, qui lui appartenait. C'était un village tout ouvert, exposé aux pirateries des Savoyards, qui traversaient le lac Léman pendant la nuit, pillaient les maisons et enlevaient le bétail. Pour le mettre à l'abri de ces corsaires, il entoura St.-Prex d'un rempart palissadé du côté de terre; il le couvrit du côté de l'eau d'une forte estacade de pieux et y éleva une tour de refuge. 10 Dans les sanglans démêlés qui eurent lieu à Lausanne en 1240 entre les deux prétendans à l'évêché Philippe de Savoye et Jean de Cossonay, Guillaume soutint avec vigueur le parti du dernier, et contribua à faire prévaloir son élection.
Dans les dernières années de sa vie, Rodolph fit part du gouvernement de ses états à son fils aîné, qui prit le titre de comte en 1267. Il laissa cinq enfans: Pierre son successeur, Guillaume chanoine de Lausanne et prieur de Broc, Agnès femme de Rodolph de Gressier, Béatrix et Julianne. /260/
VIII.
PIERRE II.
Longtemps avant le décès de son père, arrivé en 1267 ou 1268, il était chevalier et gouvernait et partageait l'autorité avec son frère Guillaume le chanoine, lequel, à en juger par plusieurs chartes qu'ils ont signées indivisément, habitait tantôt Lausanne tantôt Gruyères.
Quoique Pierre eût consenti au traité que son père avait conclu avec le chapitre rélativement à Bulle, Albeuve et Riaz, il se croyait tellement lésé qu'il profita du premier prétexte pour rompre la paix et répéter à main armée la dot de sa mère Colombe de Belmont; mais il ne fut pas plus heureux que son père, dont la conduite aurait dû lui servir de leçon et non de modèle. Dès les premières hostilités en 1259, l'évêque Jean de Cossonay prononça un interdit contre lui et ses sujets, et le comte ne sut échapper à cette redoutable excommunication que par une prompte soumission et un nouveau traité, dans lequel il renonçait à toute prétention sur Bulle, Albeuve et Riaz, ainsi que sur les seigneuries Vaudoises qui formaient la dot de sa mère.
A cette époque, le comte Pierre de Savoye, surnommé le /261/ petit Charlemagne, commençait à s'établir dans le Pays-de-Vaud, qui relevait de l'Empire Germanique: il y avait déjà pris pied par l'acquisition de quelques seigneuries, et il travaillait à se l'approprier par diverses négociations, que dirigeait la plus artificieuse politique, en attendant l'occasion d'employer la force des armes pour achever et assurer cette importante conquête. Les villes municipales de Moudon, de Romont, de Morat, d'Yverdon, ne le voulaient ni pour maître ni pour voisin, non plus que les grands Barons, dont le pouvoir s'accroissait journellement par la faiblesse de l'Empire. Pour s'opposer aux progrès de la maison de Savoye, Hartmann le jeune, Comte de Kybourg, Gouverneur-Impérial, 11 leva des troupes et appela sous sa bannière les Comtes de Neuchâtel, de Gruyères, de Nidau, d'Arberg, les Sires d'Estavayer, de Montagny, d'Aubonne, de Cossonay, et en général tous les Seigneurs de l'Helvétie occidentale, et vint en 1260 mettre le siège devant Chillon sur le lac Léman; cette forteresse, dont Pierre avait depuis peu augmenté les défenses, et qui lui servait d'avant-poste, était pourvue d'une garnison fidèle, commandée par le Châtelain Hugues de Grandmont. Le Comte de Savoie était à Turin lorsqu'il apprit la levée de boucliers de la noblesse confédérée: de suite il passa les monts en toute diligence avec une partie de ses hommes d'armes, il intercepta toutes les communications pour dérober sa marche et son arrivée à Villeneuve, il fit cacher ses troupes dans cette petite ville et dans les villages voisins, et se rendit de sa personne par le lac dans le château de Chillon. Du haut de la grande tour, il observa à loisir l'armée ennemie: il vit qu'elle était sans ordre ni discipline et que la jeune noblesse, dispersée /262/ dans les hameaux et les métairies d'alentour, ne songeait qu'à se divertir et à danser avec les filles du pays et nullement à se tenir sur ses gardes. De retour vers les siens, il fit son plan d'attaque, et dès l'aube du lendemain, renforcé par la garnison de Chillon, il arriva sans bruit sur les coalisés, les surprit dans leurs quartiers avant qu'ils pussent s'armer et se réunir, et les battit complètement. 12 La principale perte tomba sur les simples soldats, dont les corps furent inhumés autour de l'église de Montreux; un ossuaire voisin a été longtemps regardé comme un monument sépulcral de ce combat qu'une tradition historique garde encore parmi ses souvenirs. Soit que dans la mêlée Pierre de Savoye ait ordonné d'épargner les chefs, soit qu'ils aient mieux aimé se rendre que se faire tuer, ils demeurèrent presque tous prisonniers et furent enfermés en divers châteaux.
« Les Savoisiens, dit un de leurs chroniqueurs, se voyant avoir la victoire, pillèrent les riches pavillons, beaux meubles, armes et chevaux de ces princes prisonniers, desquels meubles il y avait à foison, car ils étaient venus avec grande braverie. »
Profitant de ce brillant succès, le vainqueur pénétra sans opposition dans le Pays-de-Vaud, et n'éprouva quelque résistance que de Moudon, de Romont, de Morat et d'Yverdon, qui finirent par se soumettre. Ce fut dans cette dernière ville que, après un an de captivité, Pierre de Savoye fit conduire tous ses prisonniers pour traiter de leur rançon: la plupart furent élargis, après lui avoir prêté foi et hommage; quelques-uns durent joindre à cet acte de vasselage une amende pécuniaire: de ce nombre fut Pierre /263/ de Gruyères, mais, outre l'hommage, la rançon exigée fut si forte qu'il lui était impossible de la payer. Alors, ses fidèles sujets vinrent à son secours, surtout ceux des grandes communes du Gessenay et de Château-d'Oex, qui fournirent la meilleure partie de la somme. De retour dans son pays, le Comte ne resta point en arrière: il confirma tous les anciens privilèges du Sanenland, et il en ajouta de nouveaux, comme: franchises de lods et de dîmes; mais, ce qui valait encore mieux, il leur concéda la libre élection par le peuple des magistrats et des tribunaux: c'est ainsi que le Comte proportionna sa reconnaissance aux sacrifices de ces loyaux montagnards. Dès ce moment, commença une nouvelle ère pour les vallées de Gessenay et de Château-d'Oex, qui tendirent peu à peu à l'indépendance et en firent souvent des actes. 13
Peu d'années après, Pierre de Savoye étant allé à Londres voir la reine sa nièce, le parti Impérial tenta un dernier effort et reprit les armes dans le Pays-de-Vaud, mais il ne put se soutenir: le Comte ayant ramené un corps de 3000 auxiliaires Anglais, que lui fournit son neveu Henri III, reprit les places qu'on lui avait enlevées en son absence, dont les plus importantes étaient les châteaux de Rue et des Clées, qui furent emportés d'assaut. Il ne paraît pas que Pierre de Gruyères ait prit part, du moins ostensiblement, à cette dernière insurrection, dans laquelle périt une partie de la noblesse vaudoise. 14 /264/
C'est une question encore indécise de savoir ce qu'il faut entendre par la prestation d'hommage du Comte de Gruyères à son vainqueur. La plupart de ceux qui en ont parlé penchent à croire que ce fut, non pour son comté, mais seulement pour les seigneuries qu'il possédait dans le Pays-de-Vaud, conquis par le petit Charlemagne; car, si cet hommage eût regardé son état héréditaire, il aurait fallu reprendre le fief à chaque changement de suzerain et l'histoire ne nous offre aucune preuve suffisante de la succession d'un pareil hommage. Seulement il s'établit, depuis le combat de Chillon, des rélations plus étroites entre les maisons de Savoie et de Gruyères: la première accorda à la seconde la protection du plus fort au plus faible. Des Comtes et des Chevaliers de Gruyères figurèrent souvent à la cour de Savoie, en portèrent les ordres, y exercèrent des charges éminentes, recoururent à son appui dans des occurrences difficiles et la servirent en diverses occasions de leurs personnes et de leurs soldats. Néanmoins les Comtes de Gruyères prirent quelquefois les armes contre elle, comme nous le verrons dans la guerre de Bourgogne, ce qu'un vassal ne pouvait faire contre son Seigneur suzerain sans se rendre coupable de félonie et s'exposer à perdre ses fiefs. En 1270, le Comte Pierre, son fils du même nom et son frère Guillaume, chanoine de Lausanne, donnèrent à l'abbaye d'Hautcrêt, déjà très-riche, tout ce qu'ils possédaient en vignes et en rentes à Lallex et à Grandvaux.
Pierre de Gruyères était à Lausanne le 9 octobre 1275, avec les autres Seigneurs du Diocèse, pour la dédicace de la cathédrale enfin achevée, et fut témoin de la fameuse entrevue du Pape Grégoire X et de l'Empereur Rodolph de Habsbourg, où les ressorts de la politique se cachèrent sous les pompes du sacerdoce. 15 /265/
Les derniers actes que Pierre II signa sont de 1277. La date précise de sa mort ne nous est pas connue, mais elle arriva vers l'an 1303. Il laissa de sa femme Ambroisie, dont on ignore la famille: Perrot, Pierre son successeur, Jeanne, et Colombe, outre Rodolph mort avant son père.
IX.
PIERRE III.
Il n'est cependant pas facile de déterminer si Pierre III était fils ou petit-fils du précédent, vu l'obscurité chronologique de cette époque, dans laquelle des seigneurs homonymes sont souvent pris l'un pour l'autre, et ne sont désignés dans la plupart des actes que par les titres vagues de Prince, Comte, Baron de tel ou tel lieu. — Pierre II avait eu un fils du même prénom, auquel, dans sa vieillesse, il confia son autorité en tout ou en partie; ce fils, décédé peu avant son père, avait épousé Guillemette de Grandson, dont il eut deux fils et deux filles: Rodolph, mort jeune, le chevalier Pierre qui succéda au Comte, Agnès, dame d'Illens /266/ et d'Arconciel, femme du chevalier Nicolas d'Englisberg. Cette Agnès épousa un sire d'Illens et d'Arconciel; veuve en 1301, elle fut comprise avec son fils Jean dans une trêve que son frère Pierre fit avec l'avoyer et commune de Fribourg et qui fut renouvelée l'année suivante; et Antoinette, femme du chevalier de Montbel, seigneur d'Entremont. Rodolph, qui était l'aîné, laissa deux fils: Perrot et Jean, de sa femme Comtessette, qui tirait probablement ce nom du Castel de Contesson, près de Payerne, brûlé en 1275 par les troupes de l'Evêque de Lausanne Guillaume de Champvent; mais, comme son père lui survécut, ses enfans n'héritèrent point du comté de Gruyères, qui passa à leur oncle Pierre III, sans doute en vertu d'un pacte de famille ou d'un usage qui réglait l'ordre de succession dans cette dynastie. Voilà ce que nous avons trouvé de plus probable sur ce point de l'Histoire Gruyérienne dans nos chroniques imprimées et manuscrites, qui ne manquent ni de contradictions ni d'anachronismes, et dont la pénible confrontation n'offre pas toujours des résultats satisfaisans.
Pierre III prit part à plusieurs petites expéditions dans les vallées des Alpes, qui lui coûtèrent plus qu'elles ne lui valurent. Lié par la parenté et par le voisinage avec les turbulens seigneurs de Weissenbourg, qui étaient ses vassaux pour une partie de leurs fiefs, il défendit, avec plus de bonne volonté que de succès, leur cause contre les Bernois, qui guerroyaient sans cesse pour se rendre maîtres du Sibenthal. Ces infatigables républicains forcèrent en 1286 le mur de défense qui fermait la vallée: ils rencontrèrent et mirent en fuite les troupes combinées des seigneurs du Sibenthal, du Comte de Gruyères et de la ville de Fribourg, enlevèrent le fort château de Jagberg et brûlèrent le bourg de Wimmis, bientôt rebâti dans une contrée dont toutes les constructions sont en bois. /267/
Pierre III accourut avec ses hommes d'armes dans le camp de l'empereur Rodolph d'Habsbourg, qui faisait le siège de Berne en 1283, et qu'il fut forcé de lever, ainsi que son fils Albert, qui le recommença quelques mois après. Il fit encore en 1297 une ligue avec Rodolph V, Comte de Neuchâtel, Guillaume de Champvent, évêque de Lausanne et la ville de Fribourg, contre ces mêmes Bernois dont il avait déjà éprouvé la valeur. Mais cette ligue ne fut pas heureuse: ses troupes furent défaites au combat du Donnerbuhl et ne purent empêcher les vainqueurs de prendre et de garder les châteaux de Belp et de Gerenstein.
Quelques Comtes et la plupart des villes d'Alsace et de l'Uchtland se coalisèrent en 1303, pour maintenir la sûreté des grands chemins infestés par des brigands. Le Baron de Weissenbourg, qui avait accédé à ce traité, fut le premier à rompre la paix publique en détroussant des marchands et des voyageurs. Aussitôt quelques troupes de la ligue, notamment des Bernois et des Fribourgeois, entrèrent dans le Sibenthal et investirent le château de Wimmis. Weissenbourg demanda des secours à ses parens le Comte de Gruyères et le Baron de Rarogne, en Vallais; mais, s'il se tira de ce mauvais pas, il en fut redevable à la ruse et non aux armes: il adressa une lettre insidieuse au chef du contingent de Fribourg et la fit adroitement tomber entre les mains de l'avoyer de Berne. Cette manœuvre sema la désunion entre les coalisés, qui se séparèrent, et le château de Wimmis leur échappa. Suivant les erremens de ses prédécesseurs, Pierre III fit des donations à quelques couvens, entr'autres à l'abbaye d'Hauterive, qu'il libéra de tout service militaire pour les fiefs qu'elle possédait dans les terres de sa domination, ayant sans doute éprouvé que les soldats des moines ne valaient pas ceux des chevaliers. Il accorda ou vendit plusieurs droits, franchises et privilèges aux communes de la Haute /268/ et de la Basse-Gruyères, et, fidèle à une sage coutume de cette dynastie, il associa son successeur au gouvernement du comté, pour qu'il apprît à en connaître les intérêts, les ressources et les rapports avec ses voisins, et pour qu'il n'arrivât pas tout neuf au pouvoir et aux affaires. Pierre III mourut entre les années 1308 et 1310. Il avait épousé Catherine de Weissenbourg, dont il eut trois fils: François, Jean et Rodolph, morts avant leur père, Lucette, femme du Comte Pierre d'Aarberg, et Isabelle, mariée en première noce à Ebal de Belmont, et en seconde à Girard de Grandmont, co-seigneur de Corbières.
Pendant sa vie, deux Chartreuses furent fondées dans cette partie des Alpes: la Val-Sainte et la Part-Dieu. Au fond du Val-de-Charmey était une lande sauvage, moitié en marécages, moitié en rochers, encadrée de noires forêts, où la hache du bûcheron et le soc du laboureur n'avaient jamais pénétré; elle était traversée par les eaux impétueuses du Javroz et dominée par les escarpemens d'un mont précipiteux: ce fut dans cette solitude que deux chevaliers de l'antique maison de Corbières, alliée à celle de Gruyères, Girard, père et fils, Seigneurs de Charmey, fondèrent vers l'an 1280 la chartreuse de la Val-Sainte et la dotèrent d'une vaste étendue de terres incultes. A cette époque, Girard le fils n'avait point d'enfant; mais, quelques années après, sa femme étant morte, il en prit une seconde, nommée Alexie, dont il eut une fille. Alors, il craignit, quand le moment serait venu, de ne pouvoir la doter convenablement, parce qu'en enrichissant l'église il s'était appauvri: il redemanda aux chartreux une partie des terres qu'il leur avait données, et les Chartreux les rendirent gracieusement. On aurait peine à croire à cette générosité, dans un siècle où les couvens ne se dépouillaient pas volontiers, si nous n'en fournissions une preuve matérielle; elle s'est conservée /269/ dans un acte que nous traduisons littéralement du latin 16:
« Girard, Seigneur de Charmey, salue ses très-chers frères le prieur et les religieux de la Val-Sainte. Qu'il vous plaise, mes pères bien-aimés! d'avoir compassion de moi et de la fille que j'ai obtenue de Dieu par vos prières, et de lui accorder, sous la condition de la loi salique observée en ce pays, quelque portion des biens que mon père et moi vous avons ci-devant donnés par donation irrévocable entre-vifs et cela pour cause de manque d'enfans, et Dieu vous le rendra dans l'éternité. En conséquence, nous frère Guillaume, humble prieur, et les autres moines de la Val-Sainte, de l'ordre des Chartreux, ayant vu la requête ci-devant écrite, et par la permission du révérend seigneur Guillaume, évêque de Lausanne, nous accordons à Girard, Seigneur de Charmey, fils de notre bienheureux fondateur de bonne mémoire, et à Jeannette sa très-chère fille unique, le tiers de tous les biens que lui Girard et son père nous avaient dévotement donnés ci-devant, près du village de Charmey, tant en forêts qu'en terres, toutefois sous la condition de la loi salique usitée en ce pays, à savoir: que, si elle ou ses héritiers viennent à décéder de ce monde sans enfans mâles et légitimes, alors ce tiers nous reviendra de plein droit et sans aucune diminution. — Fait à la Val-Sainte, le 10e jour du mois de décembre de l'an MCCLXXXXVI; en témoignage et corroboration duquel acte avons apposé notre scel, avec celui du révérend Guillaume, évêque de Lausanne. »
Girard fut si satisfait de ce généreux procédé qu'il donna dans la suite à la Val-Sainte son château de Charmey, la collation de l'église de cette grande paroisse, et divers autres droits. Sa fille Jeannette épousa le Baron d'Aubonne et, /270/ n'ayant point d'enfant, elle rendit dans sa vieillesse, en 1360, à cette chartreuse, le tiers qu'elle en avait reçu, de l'avis et consentement de quatre chevaliers de la maison de Corbières et de Hugues, Seigneur de Grandson 17.
Au pied du Moléson (Moles summa), dernier sommet de nos Alpes occidentales, élevé de 6181 pieds au-dessus de la mer, est une autre Chartreuse; la vue depuis la pente où elle est située est aussi étendue et aussi riante que celle de la Val-Sainte est bornée et sévère: c'est la Part-Dieu, qui date du mois d'octobre 1307. L'acte de fondation, approuvé et signé par Girard de Wippens, évêque de Lausanne, commence ainsi: « Nous, Willelmette de Grandson, ci-devant femme de Pierre, Comte de Gruyères, d'illustre mémoire, du consentement exprès de Pierre notre fils, de Cathérine d'Albocastro sa femme, de Perrot et de Jean, tous deux fils de défunt Rodolph, fils de moi Willelmette et de feu mon dit mari Pierre, n'ayant que Dieu devant les yeux, avons jugé à propos, sous l'autorisation de mon susdit Comte Pierre, de fonder et construire une maison de l'Ordre des Chartreux dans notre Baronie de Gruyères, sous notre forêt sise au pied de la montagne appelée Moléson, à l'honneur de Dieu, de la glorieuse Vierge Marie, de Saint-Jean-Baptiste, des bienheureux apôtres Pierre et Paul et de tous les Saints, pour le salut et le remède de nos âmes, et de celles de nos parens, voulant qu'elle soit nommée la Part-Dieu » 18 La fondatrice la dota en pâturages, champs, forêts, lui accorda les privilèges, exemptions, franchises et sauve-garde, selon la forme usitée en pareille fondation, et lui donna pour premier prieur le frère Borcard de /271/ Lausanne. Il est probable que, de son consentement, la Part-Dieu prit pour armoiries et porta dans son sceau une grue d'argent surmontée d'une croix en champ de Gueules. Le souvenir de la piété, des aumônes, de la simplicité de mœurs de la bonne Guillemette n'est point effacé par le laps du temps écoulé, et l'on conserve soigneusement dans l'abbaye son buste en argent, qui la représente avec ses cheveux en tresses roulées autour de la tête, comme se coiffent encore de nos jours les Gruyériennes, dont elle avait adopté le costume.
La maison de Gruyères avait plusieurs branches cadettes, et les chevaliers de ce nom étaient assez nombreux à la fin du treizième siècle. Le cartulaire de Lausanne contient un acte de 1294 par lequel Jordanne, rélicte (veuve) d'un Pierre de Gruyères, Guillaume, Jean et Simon, ses fils, bourgeois de Vevey, Béatrix, femme de Guillaume et Ambroisie, femme de Jean, vendent à Guillaume de Champvent, évêque de Lausanne, les dîmes d'un territoire situé entre le Pas de la Tine et le pont d'Allière, sur l'Hongrin. Un Thuring de Gruyères, chevalier, fut du nombre des dix répondans (pleyges) que Louis de Savoie, Baron de Vaud, donna en 1298 à Guillaume, évêque de Lausanne, pour la somme de 1300 livres, à laquelle une sentence d'arbitres l'avait condamné en réparation d'hostilités par lui commises sur les terres épiscopales, en pleine paix. /272/
X.
PIERRE IV. (Seigneur de Vanel.)
C'était, de temps immémorial, un usage dans la maison de Gruyères qu'à chaque mutation de Comte le Seigneur et les sujets se prêtassent un serment réciproque devant l'autel: le premier jurait de conserver de bonne foi et sans altération les droits, franchises et privilèges des seconds; ensuite les députés des sujets juraient, en leur nom, d'être fidèles au nouveau Comte et loyaux dans tous les rapports établis entre les parties contractantes. On n'avait pas alors le mot technique de constitution, mais la chose existait, et cet engagement solennel en est une preuve de fait; ce fut en 1304 que Pierre IV prêta et reçut ce serment mutuel, quelques années avant la mort de son père.
Ce Comte eut deux femmes: Cathérine d'Albocastro (Weissenbourg) et ensuite Perrette de Prangins. Il fut tuteur des quatre fils mineurs de Nicolas d'Englisberg, son beau-frère, et dut défendre l'héritage de ses neveux contre les prétentions de Berne et de Fribourg, qui en répétaient une partie; la querelle dégénéra en guerre: un combat se livra en 1304 sous les murs du château d'Illens, où plusieurs Gruyériens furent tués. Ce château et celui d'Arconciel /273/ furent assiégés et pris par les ennemis, et cette perte amena un accommodement qui fut comme de coutume à l'avantage du plus fort. Il fut obligé en 1310 de reconnaître et tenir en fief la tour de Trêmes des évêques de Lausanne, et il prêta hommage pour cette possession à Girard de Wippens. Il alla la même année à Zurich, où il signa le 20 avril le contrat de mariage de Léopold, fils d'Albert d'Autriche, avec Cathérine, fille d'Amé V de Savoie. Il paraît que Pierre IV avait des liaisons étroites avec la maison Impériale, dont il avait probablement connu les princes au camp devant Berne en 1288, car il ne signa pas pour la Savoie, mais pour l'Autriche, et d'abord après l'Archiduc 19.